« Dialogues des morts/Dialogue 7 » : différence entre les versions

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Confucius et Socrate.
 
Confucius.
 
J' apprends que vos européens vont souvent
chez nos orientaux, et qu' ils me nomment le
Socrate de la Chine. Je me tiens honoré de ce
nom.
 
Socrate.
 
Laissons les compliments dans un pays où
ils ne sont plus de saison. Sur quoi fonde-t-on
cette ressemblance entre nous ?
Confucius.
 
Sur ce que nous avons vécu à peu près dans
les mêmes temps, et que nous avons été tous
deux pauvres, modérés, pleins de zèle pour
rendre les hommes vertueux.
 
Socrate.
 
Pour moi, je n' ai point formé, comme vous,
des hommes excellents pour aller dans toutes
les provinces semer la vertu, combattre le
vice, et instruire les hommes.
 
Confucius.
 
Vous avez formé une école de philosophes
qui ont beaucoup éclairé le monde.
 
Ma pensée n' a jamais été de rendre le peuple
philosophe, je n' ai pas osé l' espérer. J' ai
abandonné à toutes ses erreurs le vulgaire
grossier et corrompu : je me suis borné à
l' instruction d' un petit nombre de disciples d' un
esprit cultivé, et qui cherchoient les principes
des bonnes moeurs. Je n' ai jamais voulu rien
écrire, et j' ai trouvé que la parole étoit
meilleure pour enseigner. Un livre est une chose
morte qui ne répond point aux difficultés
imprévues et diverses de chaque lecteur ; un livre
passe dans les mains des hommes incapables
d' en faire un bon usage ; un livre est
susceptible de plusieurs sens contraires à celui
de l' auteur. J' ai mieux aimé choisir certains
hommes, et leur confier une doctrine que
je leur fisse bien comprendre de vive voix.
 
Confucius.
 
Ce plan est beau ; il marque des pensées
bien simples, bien solides, bien exemptes de
vanité. Mais avez-vous évité par là toutes les
diversités d' opinions parmi vos disciples ? Pour
moi, j' ai évité les subtilités de raisonnement,
et je me suis borné à des maximes sensées pour
la pratique des vertus dans la société.
 
Socrate.
 
Pour moi, j' ai cru qu' on ne peut établir les
vraies maximes qu' en remontant aux premiers
principes qui peuvent les prouver, et en réfutant
tous les autres préjugés des hommes.
 
Confucius.
 
Mais enfin, par vos premiers principes,
avez-vous évité les combats d' opinions entre
vos disciples ?
Socrate.
 
Nullement ; Platon et Xénophon, mes principaux
disciples, ont eu des vues toutes différentes.
 
Les académiciens, formés par Platon, se sont
divisés entre eux : cette expérience m' a
désabusé de mes espérances sur les hommes.
 
Un homme ne peut presque rien sur les autres
hommes. Les hommes ne peuvent rien sur
eux-mêmes par l' impuissance où l' orgueil et
les passions les tiennent ; à plus forte raison
les hommes ne peuvent-ils rien les uns sur les
autres : l' exemple et la raison insinuée avec
beaucoup d' art font seulement quelque effet
sur un fort petit nombre d' hommes mieux nés
que les autres. Une réforme générale d' une
république me paroît enfin impossible, tant
je suis désabusé du genre humain.
 
Confucius.
 
Pour moi, j' ai écrit, et j' ai envoyé mes
disciples pour tâcher de réduire aux bonnes
moeurs toutes les provinces de notre empire.
 
Socrate.
 
Vous avez écrit des choses courtes et simples,
si toutefois ce qu' on a publié sous votre
nom est effectivement de vous. Ce ne sont que
des maximes, qu' on a peut-être recueillies de
vos conversations, comme Platon dans ses
dialogues a rapporté les miennes. Des maximes
coupées de cette façon ont une sécheresse qui
n' étoit pas, je m' imagine, dans vos entretiens.
 
D' ailleurs vous étiez d' une maison royale et
en grande autorité dans toute votre nation :
vous pouviez faire bien des choses qui ne m' étoient
pas permises à moi, fils d' un artisan. Pour moi,
je n' avois garde d' écrire, et je n' ai que trop
parlé : je me suis même éloigné de tous les
emplois de ma république pour apaiser l' envie ; et
je n' ai pu y réussir, tant il est
impossible de faire quelque chose de bon des
hommes.
 
Confucius.
 
J' ai été plus heureux parmi les chinois ; je
les ai laissés avec des lois sages, et assez bien
policés.
 
Socrate.
 
De la manière que j' en entends parler sur
les relations de nos européens, il faut en effet
que la Chine ait eu de bonnes lois et une
exacte police. Il y a grande apparence que les
chinois ont été meilleurs qu' ils ne sont. Je ne
veux pas désavouer qu' un peuple, quand il a
une bonne et constante forme de gouvernement, ne
puisse devenir fort supérieur aux autres peuples
moins bien policés. Par exemple, nous autres
grecs, qui avons eu de sages législateurs et
certains citoyens désintéressés qui n' ont songé
qu' au bien de la république, nous avons été bien
plus polis et plus vertueux que les peuples que
nous avons nommés barbares. Les égyptiens, avant
nous, ont eu aussi des sages qui les ont policés,
et c' est d' eux que nous sont venues les bonnes
lois. Parmi les républiques de la Grèce, la nôtre
a excellé dans les arts libéraux, dans les
sciences, dans les armes : mais celle qui a montré
plus long-temps une discipline pure et austère, c' est
celle de Lacédémone. Je conviens donc qu' un
peuple gouverné par de bons législateurs qui
se sont succédé les uns aux autres, et qui ont
soutenu les coutumes vertueuses, peut être
mieux policé que les autres qui n' ont pas eu
la même culture. Un peuple bien conduit sera
plus sensible à l' honneur, plus ferme contre
les périls, moins sensible à la volupté, plus
accoutumé à se passer de peu, plus juste pour
empêcher les usurpations et les fraudes de
citoyen à citoyen. C' est ainsi que les
lacédémoniens ont été disciplinés ; c' est ainsi que
les chinois ont pu l' être dans les siècles
reculés. Mais je persiste à croire que tout un
peuple n' est point capable de remonter aux principes
de la vraie sagesse : il peut garder certaines
règles utiles et louables, mais c' est plutôt par
l' autorité de l' éducation, par le respect des
lois, par le zèle de la patrie, par l' émulation
qui vient des exemples, par la force de la
coutume, souvent même par la crainte du
déshonneur et par l' espérance d' être récompensé.
 
Mais être philosophe, suivre le beau et le bon
en lui-même par la simple persuasion, et par
le vrai et libre amour du beau et du bon, c' est
ce qui ne peut jamais être répandu dans tout
un peuple ; c' est ce qui est réservé à certaines
ames choisies que le ciel a voulu séparer des
autres. Le peuple n' est capable que de certaines
vertus d' habitude et d' opinion, sur l' autorité
de ceux qui ont gagné sa confiance. Encore une fois,
je crois que telle fut la vertu de vos anciens
chinois. De telles gens sont justes dans les
choses où on les a accoutumés à mettre une règle
de justice, et point en d' autres plus importantes
où l' habitude de juger de même leur manque. On
sera juste pour son concitoyen, et inhumain contre
son esclave ; zélé pour sa patrie, et conquérant
injuste contre un peuple voisin, sans songer
que la terre entière n' est qu' une seule patrie
commune, où tous les hommes des divers peuples
devroient vivre comme une seule famille. Ces
vertus, fondées sur la coutume et sur les
préjugés d' un peuple, sont toujours des vertus
estropiées, faute de remonter jusqu' aux premiers
principes qui donnent dans toute son étendue la
véritable idée de la justice et de la vertu. Ces
mêmes peuples qui paroissent si vertueux dans
certains sentiments et dans certaines actions
détachées avoient une religion aussi remplie de
fraude, d' injustice et d' impureté, que leurs lois
étoient justes et austères. Quel mélange ! Quelle
contradiction ! Voilà pourtant ce qu' il y a eu de
meilleur dans ces peuples tant vantés : voilà
l' humanité regardée sous sa plus belle face.
 
Confucius.
 
Peut-être avons-nous été plus heureux que
vous, car la vertu a été grande dans la Chine.
 
Socrate.
 
On le dit ; mais, pour en être assuré par
une voie non suspecte, il faudroit que les
européens connussent de près votre histoire
comme ils connoissent la leur propre. Quand
le commerce sera entièrement libre et fréquent,
quand les critiques européens auront passé dans
la Chine pour examiner en rigueur tous les anciens
manuscrits de votre histoire, quand ils auront
séparé les fables et les choses douteuses d' avec
les certaines, quand ils auront vu le fort et le
foible du détail des moeurs antiques, peut-être
trouvera-t-on que la multitude des hommes a été
toujours foible, vaine, et corrompue, chez vous
comme par-tout ailleurs, et que les hommes ont été
hommes dans tous les pays et dans tous les temps.
 
Confucius.
 
Mais pourquoi n' en croirez-vous pas nos
historiens et vos relateurs ?
Socrate.
 
Vos historiens nous sont inconnus, on n' en
a que des morceaux extraits et rapportés par
des relateurs peu critiques. Il faudroit savoir
à fond votre langue, lire tous vos livres, voir
sur-tout les originaux, et attendre qu' un
grand nombre de savants eût fait cette étude
à fond, afin que, par le grand nombre d' examinateurs,
la chose pût être pleinement éclaircie. Jusque-là,
votre nation me paroît un spectacle beau et grand
de loin, mais très douteux et équivoque.
 
Confucius.
 
Voulez-vous ne rien croire parceque
Fernand Mendez Pinto a beaucoup exagéré ?
Douterez-vous que la Chine ne soit un vaste et
puissant empire, très peuplé et bien policé,
que les arts n' y fleurissent, qu' on n' y cultive
les hautes sciences, que le respect des lois n' y
soit admirable ?
Socrate.
 
Par où voulez-vous que je me convainque de toutes
ces choses ?
Confucius.
 
Par vos propres relateurs.
 
Socrate.
 
Il faut donc que je les croie, ces relateurs ?
Confucius.
 
Pourquoi non ?
Socrate.
 
Et que je les croie dans le mal comme dans le bien ?
Répondez, de grace.
 
Confucius.
 
Je le veux.
 
Socrate.
 
Selon ces relateurs, le peuple de la terre le
plus vain, le plus superstitieux, le plus
intéressé, le plus injuste, le plus menteur, c' est
le chinois.
 
Confucius.
 
Il y a par-tout des hommes vains et menteurs.
 
Socrate.
 
Je l' avoue ; mais à la Chine les principes de
toute la nation, auxquels on n' attache aucun
déshonneur, sont de mentir et de se prévaloir
du mensonge. Que peut-on attendre d' un tel
peuple pour les vérités éloignées et difficiles
à éclaircir ? Ils sont fastueux dans toutes leurs
histoires : comment ne le seroient-ils pas,
puisqu' ils sont même si vains et si exagérants
pour les choses présentes qu' on peut examiner
de ses propres yeux, et où on peut les convaincre
d' avoir voulu imposer aux étrangers ? Les
chinois, sur le portrait que j' en ai ouï faire,
me paroissent assez semblables aux égyptiens.
 
C' est un peuple tranquille et paisible dans un
beau et riche pays, un peuple vain qui méprise
tous les autres peuples de l' univers, un peuple
qui se pique d' une antiquité extraordinaire, et
qui met sa gloire dans le nombre
des siècles de sa durée ; c' est un peuple
superstitieux jusqu' à la superstition la plus
grossière et la plus ridicule malgré sa politesse ;
c' est un peuple qui a mis toute sa sagesse à garder
ses lois sans oser examiner ce qu' elles ont de
bon ; c' est un peuple grave, mystérieux, composé,
et rigide observateur de toutes ses anciennes
coutumes pour l' extérieur, sans y chercher la
justice, la sincérité, et les autres vertus
intérieures ; c' est un peuple qui a fait de grands
mystères de plusieurs choses très superficielles,
et dont la simple explication diminue beaucoup
le prix. Les arts y sont fort médiocres, et les
sciences n' y étoient presque rien de solide quand
nos européens ont commencé à les connoître.
 
Confucius.
 
N' avions-nous pas l' imprimerie, la poudre à canon,
la géométrie, la peinture, l' architecture, l' art
de faire la porcelaine, enfin une manière de
lire et d' écrire bien meilleure que celle de vos
occidentaux ? Pour l' antiquité de nos histoires,
elle est constante par nos observations
astronomiques. Vos occidentaux prétendent que nos
calculs sont fautifs ; mais les observations ne
leur sont pas suspectes, et ils avouent qu' elles
quadrent juste avec les révolutions du ciel.
 
Socrate.
 
Voilà bien des choses que vous mettez ensemble
pour réunir tout ce que la Chine a de plus
estimable ; mais examinons-les de près l' une après
l' autre.
 
Confucius.
 
Volontiers.
 
Socrate.
 
L' imprimerie n' est qu' une commodité pour les
gens de lettres, et elle ne mérite pas une
grande gloire. Un artisan, avec des qualités
peu estimables, peut être l' auteur d' une telle
invention : elle est même imparfaite chez vous,
car vous n' avez que l' usage des planches ; au lieu
que les occidentaux ont avec l' usage des planches
celui des caractères, dont ils font telle
composition qu' il leur plaît en fort peu de temps.
 
De plus, il n' est pas tant question d' avoir un art
pour faciliter les études, que de l' usage qu' on
en fait. Les athéniens de mon temps n' avoient pas
l' imprimerie, et néanmoins on voyoit fleurir chez
eux les beaux arts et les hautes sciences ; au
contraire, les occidentaux, qui ont trouvé
l' imprimerie mieux que les chinois, étoient des
hommes grossiers, ignorants, et barbares.
 
La poudre à canon est une invention pernicieuse
pour détruire le genre humain ; elle
nuit à tous les hommes, et ne sert véritablement
à aucun peuple : les uns imitent bientôt ce que
les autres font contre eux. Chez les occidentaux,
où les armes à feu ont été bien plus perfectionnées
qu' à la Chine, de telles armes ne décident rien de
part ni d' autre : on a proportionné les moyens
de défense aux armes de ceux qui attaquent ; tout
cela revient à une espèce de compensation, après
laquelle chacun n' est pas plus avancé que quand on
n' avoit que des tours et de simples murailles,
avec des piques, des javelots, des épées, des
arcs, des tortues, et des beliers. Si on
convenoit de part et d' autre de renoncer aux armes
à feu, on se débarrasseroit mutuellement d' une
infinité de choses superflues et incommodes : la
valeur, la discipline, la vigilance, et le génie,
auroient plus de part à la décision de toutes les
guerres. Voilà donc une invention qu' il n' est guère
permis d' estimer.
 
Confucius.
 
Mépriserez-vous aussi nos mathématiciens ?
Socrate.
 
Ne m' avez-vous pas donné pour règle de croire les
faits rapportés par nos relateurs ?
Confucius.
 
Il est vrai ; mais ils avouent que nos
mathématiciens sont habiles.
 
Socrate.
 
Ils disent qu' ils ont fait certains progrès, et
qu' ils savent bien faire plusieurs opérations :
mais ils ajoutent qu' ils manquent de méthode,
qu' ils font mal certaines démonstrations, qu' ils
se trompent sur des calculs, qu' il y a plusieurs
choses très importantes dont ils n' ont rien
découvert. Voilà ce que j' entends dire. Ces hommes
si entêtés de la connoissance des astres, et qui y
bornent leur principale étude, se sont trouvés dans
cette étude même très inférieurs aux occidentaux qui
ont voyagé dans la Chine, et qui, selon les
apparences, ne sont pas les plus parfaits
astronomes de l' Occident. Tout cela ne répond
point à cette idée merveilleuse d' un peuple
supérieur à toutes les autres nations. Je ne
dis rien de votre porcelaine ; c' est plutôt le
mérite de votre terre que de votre peuple ; ou
du moins si c' est un mérite pour les hommes,
ce n' est qu' un mérite de vil artisan. Votre
architecture n' a point de belles proportions ;
tout y est bas et écrasé ; tout y est confus et
chargé de petits ornements qui ne sont ni
nobles ni naturels. Votre peinture a quelque
vie et une grace je ne sais quelle ; mais elle
n' a ni correction de dessin, ni ordonnance, ni
noblesse dans les figures, ni vérité dans les
représentations ; on n' y voit ni paysages
naturels, ni histoires, ni pensées raisonnables et
suivies ; on n' est ébloui que par la beauté des
couleurs et du vernis.
 
Confucius.
 
Ce vernis même est une merveille inimitable dans
tout l' Occident.
 
Socrate.
 
Il est vrai : mais vous avez cela de commun
avec les peuples les plus barbares, qui ont
quelquefois le secret de faire en leur pays,
par le secours de la nature, des choses que les
nations les plus industrieuses ne sauroient
exécuter chez elles.
 
Confucius.
 
Venons à l' écriture.
 
Socrate.
 
Je conviens que vous avez dans votre écriture un
grand avantage pour la mettre en commerce chez tous
les peuples voisins qui parlent des langues
différentes de la chinoise. Chaque caractère
signifiant un objet, de même que nos mots entiers,
un étranger peut lire vos écrits sans savoir votre
langue, et il peut vous répondre par les mêmes
caractères, quoique sa langue vous soit entièrement
inconnue. De tels caractères, s' ils étoient
par-tout en usage, seroient comme une langue
commune pour tout le genre humain, et la
commodité en seroit infinie pour le commerce
d' un bout du monde à l' autre. Si toutes les
nations pouvoient convenir entre elles d' enseigner à
tous leurs enfants ces caractères, la diversité
des langues n' arrêteroit plus les voyageurs, il y
auroit un lien universel de société. Mais rien
n' est plus impraticable que cet usage universel
de vos caractères : il y en a un si prodigieux
nombre pour signifier tous les objets qu' on
désigne dans le langage humain, que vos savants
mettent un grand nombre d' années à apprendre à
écrire. Quelle nation s' assujettira à une étude si
pénible ? Il n' y a aucune science épineuse qu' on
n' apprît plus promptement. Que sait-on, en vérité,
quand on ne sait encore que lire et écrire ?
D' ailleurs, peut-on espérer que tant de nations
s' accordent à enseigner cette écriture à leurs
enfants ? Dès que vous renfermerez cet art dans un
seul pays, ce n' est plus rien que de très
incommode : dès-lors vous n' avez plus l' avantage de
vous faire entendre aux nations d' une langue
inconnue, et vous avez l' extrême désavantage
de passer misérablement la meilleure partie
de votre vie à apprendre à écrire ; ce qui vous
jette dans deux inconvénients, l' un d' admirer
vainement un art pénible et infructueux,
l' autre de consumer toute votre jeunesse dans
cette étude sèche qui vous exclut de tout
progrès pour les connoissances les plus solides.
 
Confucius.
 
Mais notre antiquité, de bonne foi, n' en
êtes-vous pas convaincu ?
Socrate.
 
Nullement : les raisons qui persuadent aux
astronomes occidentaux que vos observations
doivent être véritables peuvent avoir frappé
de même vos astronomes, et leur avoir fourni
une vraisemblance pour autoriser vos vaines
fictions sur les antiquités de la Chine. Vos
astronomes auront vu que telles choses ont dû
arriver en tels et en tels temps par les mêmes
règles qui en persuadent nos astronomes
d' Occident : ils n' auront pas manqué de faire leurs
prétendues observations sur ces règles pour
leur donner une apparence de vérité. Un peuple
fort vain et fort jaloux de la gloire de son
antiquité, si peu qu' il soit intelligent dans
l' astronomie, ne manque pas de colorer ainsi ses
fictions ; le hasard même peut les avoir un peu
aidés. Enfin il faudroit que les plus savants
astronomes d' Occident eussent la commodité
d' examiner dans les originaux toute cette suite
d' observations. Les égyptiens étoient grands
observateurs des astres, et en
même temps amoureux de leurs fables : pour
remonter à des milliers de siècles, il ne faut
pas douter qu' ils n' aient travaillé à accorder
ces deux passions.
 
Confucius.
 
Que concluriez-vous donc sur notre empire ? Il
étoit hors de tout commerce avec vos nations
où les sciences ont régné ; il étoit environné
de tous côtés par des nations grossières ; il a
certainement, depuis plusieurs siècles au-dessus
de mon temps, des lois, une police et des arts
que les autres peuples orientaux n' ont point eus.
 
L' origine de notre nation est inconnue : elle se
cache dans l' obscurité des siècles les plus reculés.
 
Vous voyez bien que je n' ai ni entêtement ni
vanité là-dessus. De bonne foi, que pensez-vous
sur l' origine d' un tel peuple ?
Socrate.
 
Il est difficile de décider juste ce qui est
arrivé parmi tant de choses qui ont pu se faire
et ne se faire pas dans la manière dont les
terres ont été peuplées. Mais voici ce qui me
paroît assez naturel. Les peuples les plus
anciens de nos histoires, les peuples les plus
puissants et les plus polis, sont ceux de l' Asie
et de l' égypte : c' est là comme la source des
colonies. Nous voyons que les égyptiens ont
fait des colonies dans la Grèce, et en ont formé
les moeurs. Quelques asiatiques, comme les
phéniciens et les phrygiens, ont fait de même
sur toutes les côtes de la mer Méditerranée.
 
D' autres asiatiques de ces royaumes qui étoient
sur les bords du Tigre et de l' Euphrate
ont pu pénétrer jusque dans les Indes pour
les peupler. Les peuples, en se multipliant,
auront passé les fleuves et les montagnes, et
insensiblement auront répandu leurs colonies
jusque dans la Chine : rien ne les aura arrêtés
dans ce vaste continent qui est presque tout
uni. Il n' y a guère d' apparence que les hommes
soient parvenus à la Chine par l' extrémité
du Nord, qu' on nomme à présent la Tartarie ;
car les chinois paroissent avoir été dès la plus
grande antiquité des peuples doux, paisibles,
policés, et cultivant la sagesse, ce qui est le
contraire des nations violentes et farouches
qui ont été nourries dans les pays sauvages du
Nord. Il n' y a guère d' apparence non plus que
les hommes soient arrivés à la Chine par la
mer : les grandes navigations n' étoient alors
ni usitées, ni possibles. De plus, les moeurs,
les arts, les sciences et la religion des chinois
se rapportent très bien aux moeurs, aux arts,
aux sciences, à la religion des babyloniens et
de ces autres peuples que nos histoires nous
dépeignent. Je croirois donc que quelques
siècles avant le vôtre ces peuples asiatiques
ont pénétré jusqu' à la Chine ; qu' ils y ont
fondé votre empire ; que vous avez eu des rois
habiles et de vertueux législateurs ; que la
Chine a été plus estimable encore qu' elle ne
l' est aujourd' hui pour les arts et pour les
moeurs ; que vos historiens ont flatté l' orgueil
de la nation ; qu' on a exagéré des choses qui
méritoient quelque louange ; qu' on a mêlé la
fable avec la vérité, et qu' on a voulu dérober à
la postérité l' origine de la nation, pour la
rendre plus merveilleuse à tous les autres peuples.
 
Confucius.
 
Vos grecs n' en ont-ils pas fait autant ?
Socrate.
 
Encore pis : ils ont leurs temps fabuleux,
qui approchent beaucoup du vôtre. J' ai vécu,
suivant la supputation commune, environ 300 ans
après vous. Cependant, quand on veut en rigueur
remonter au-dessus de mon temps, on ne trouve
aucun historien qu' Hérodote, qui a écrit
immédiatement après la guerre des perses,
c' est-à-dire environ soixante ans avant ma
mort : cet historien n' établit rien de suivi et ne
pose aucune date précise par des auteurs
contemporains pour tout ce qui est beaucoup plus
ancien que cette guerre. Les
temps de la guerre de Troie, qui n' ont
qu' environ six cents ans au-dessus de moi, sont
encore des temps reconnus pour fabuleux. Jugez
s' il faut s' étonner que la Chine ne soit pas
bien assurée de ce grand nombre de siècles que
ses histoires lui donnent avant votre temps.
 
Confucius.
 
Mais pourquoi auriez-vous inclination de
croire que nous sommes sortis des babyloniens ?
Socrate.
 
Le voici. Il y a beaucoup d' apparence que
vous venez de quelque peuple de la haute Asie
qui s' est répandu de proche en proche jusqu' à
la Chine, et peut-être même dans les temps
de quelque conquête des Indes, qui a mené
le peuple conquérant jusque dans les pays
qui composent aujourd' hui votre empire. Votre
antiquité est grande : il faut donc que votre
espèce de colonie se soit faite par quelqu' un
de ces anciens peuples, comme ceux de Ninive
ou de Babylone. Il faut que vous veniez de
quelque peuple puissant et fastueux, car c' est
encore le caractère de votre nation. Vous êtes
seul de cette espèce dans tous vos pays ; et les
peuples voisins, qui n' ont rien de semblable,
n' ont pu vous donner vos moeurs. Vous avez,
comme les anciens babyloniens, l' astronomie
et même l' astrologie judiciaire, la superstition,
l' art de deviner, une architecture plus
somptueuse que proportionnée, une vie de
délices et de faste, de grandes villes, un
empire où le prince a une autorité absolue, des
lois fort révérées, des temples en abondance,
et une multitude de dieux de toutes les figures.
 
Tout ceci n' est qu' une conjecture, mais elle
pourroit être vraie.
 
Confucius.
 
Je vais en demander des nouvelles au roi Yao,
qui se promène, dit-on, avec vos anciens
rois d' Argos et d' Athènes dans ce petit bois de
myrtes.
 
Socrate.
 
Pour moi, je ne me fie ni à Cécrops, ni à
Inachus, ni à Pélops, pas même aux héros
d' Homère, sur nos antiquités.
 
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