« Histoire de l’Église de Corée/Partie 2/Livre 1/05 » : différence entre les versions

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Librairie Victor Palmé (2p. 99-117).

CHAPITRE V.

Entrée de M. Chastan. — État de la Chrétienté


Dieu, dans son amour, mesure à ses serviteurs les peines et les joies ; il envoya bientôt à M. Maubant une consolation qui lui fit oublier sa tristesse. Les mêmes courriers qui, à la fin de 1836, reconduisirent à la frontière le prêtre prévaricateur, emmenèrent trois jeunes Coréens en qui le missionnaire avait cru discerner de bonnes dispositions pour l’état ecclésiastique, et qu’il envoyait à ses confrères de Macao pour qu’on leur fît faire leurs études, soit à Macao même, soit au collège de Poulo-Pinang. Ces courriers rencontrèrent à Pien-men, et ramenèrent à la capitale un autre missionnaire qui, depuis longtemps en route pour la Corée, les attendait avec anxiété. C’était M. Chastan, dont il a déjà été plusieurs fois question dans ce récit. Donnons ici, sur les premières années de ce nouveau soldat de Jésus-Christ, d’édifiants détails transmis par un saint prélat, Mgr Jordany, évêque de Fréjus, qui l’a tout particulièrement connu.

« Jacques-Honoré Chastan naquit le 7 octobre 1803, à Marcoux, petit village des environs de Digne. Son père se nommait André-Sébastien Chastan et sa mère Marie-Anne Rougon. C’était une honnête famille d’agriculteurs qui vivait du produit d’un petit domaine qu’elle cultivait. Le jeune Chastan avait commencé par garder le troupeau de son père ; mais ayant manifesté de bonne heure le désir de s’instruire, il fut envoyé à l’école, vers l’âge de dix ans. Quatre ans après, il alla dans un village voisin recevoir les premiers éléments de la langue latine. La piété qu’il avait puisée dans le sein de sa famille, distinguée, dans la contrée, par ses mœurs patriarcales, se montra dès lors par son assiduité a tous les exercices de la paroisse, son éloignement des compagnies dangereuses, sa réserve dans le maintien et les paroles, la délicatesse de sa conscience quand il était exposé à commettre quelque faute. Un jeune séminariste le trouva un jour lisant un roman (à peine avait-il alors douze ou treize ans) ; il lui fit observer que c’était un mauvais livre aussi nuisible à l’esprit qu’au cœur, aussitôt le pieux enfant jeta le roman au feu, quoiqu’il ne lui appartînt pas.

« À quinze ans, il fut placé à Digne pour y suivre les classes du collège. Là il ne se fit remarquer que par son extrême timidité, sa douceur, sa constante application à l’étude et la vie régulière d’un écolier vertueux. Ses talents étaient très-médiocres ; aussi ses progrès ne répondirent-ils ni à ses efforts, ni au temps qu’il consacra à ses études classiques. À défaut d’esprit naturel, le Seigneur lui avait donné un grand esprit de foi, une âme généreuse, un sens droit qui lui procurèrent plus tard soit au séminaire, soit dans la carrière évangélique, des succès tout à fait inattendus et qu’on aurait presque regardés comme impossibles. Jusque-là rien en lui n’avait fait pressentir l’héroïque résolution qu’il prit dans la suite. Il a avoué cependant que, dès cet âge, le Seigneur avait mis dans son âme le désir de la vie apostolique. Ce désir s’était formé dans son cœur par l’exemple d’un saint prêtre qui, après avoir administré pendant quelques années la paroisse de Marcoux, au retour de l’émigration, était parti pour les missions de la Chine, en 1805. Ce prêtre était Mgr Audemar, mort évêque d’Adran. M. Chastan n’avait pu le connaître, mais il avait souvent entendu parler de lui dans sa famille ; il avait sans doute entendu lire ses lettres, et son cœur avait tressailli du désir de suivre un si bel exemple.

« En 1820, il quitta Digne pour aller continuer ses études au collège d’Embrun, où il fit sa seconde et sa rhétorique. C’est pendant son séjour à Embrun qu’il embrassa l’état ecclésiastique. L’habit qu’il porta dès lors lui faisant une loi d’une vie plus fervente, il s’approcha plus fréquemment des sacrements. Peu à peu il prit le goût de l’oraison mentale, il contracta l’habitude de la sainte présence de Dieu et bientôt des paroles de foi et d’amour, échappées de son âme, révélèrent pour la première fois à ses amis sa pensée de se consacrer aux missions étrangères. On lisait un jour au réfectoire la vie de saint François Xavier. Cette lecture fit sur lui la plus vive impression, il en fut ému jusqu’aux larmes et son cœur fut dès lors comme dans l’angoisse, à la pensée des besoins spirituels des pauvres peuples infidèles. Peu de temps après, allant en promenade avec la communauté, il avait porté un volume des Lettres édifiantes et curieuses ; un de ses condisciples voulut voir ce livre : « Tiens, lui dit-il avec un saint transport, regarde, mon cher ami, voilà des nations assises dans les ombres de la mort. La lumière de l’Évangile ne les éclaire point. Les enfants sont abandonnés. Le père égorge son fils, et la mère sa fille. Ils ont des ongles plus cruels que les serres des vautours, lesquels prennent soin de leurs petits. Conduit par la main du Seigneur, j’irai chercher les brebis égarées et les plus abandonnées de toutes. En Europe, surtout en France, les prêtres ne manquent pas. Celui qui veut être baptisé le sera ; celui qui veut connaître l’Évangile, le connaîtra ; le vigilant pasteur saura conduire sa brebis affamée au gras pâturage de la divine Eucharistie. Moi j’irai baptiser les enfants infidèles ; ces innocentes victimes, j’irai me sacrifier pour eux, puisque le bon Pasteur s’est sacrifié pour nous. Quand je ne ferais que baptiser, je ferais plus de bien que si je restais en France. » Ces paroles ne parurent alors à son ami qu’un élan d’enthousiasme irréfléchi ; mais il ne tarda pas à se convaincre qu’elles étaient l’expression d’une volonté énergique et parfaitement déterminée.

« À la fin de 1822, le jeune Chastan revint à Digne pour y suivre le cours de philosophie qu’on faisait au collège. Il y édifia chaque jour ses condisciples par son angélique piété ; il se fit aimer d’eux par son heureux caractère naturellement enjoué ; mais il ne leur fit rien connaître du projet qu’il continuait de nourrir au fond de son cœur pour les missions les plus périlleuses. Il entra au séminaire l’année suivante. Là, ne pouvant contenir les désirs brûlants qui dévoraient son âme, il en parlait sans cesse à ses amis, et les exhortait à le suivre avec une ardeur de foi vraiment surnaturelle. On le voyait alors tout hors de lui, ne pouvant exprimer que par des soupirs et des exclamations enflammées les sentiments héroïques de son zèle. Dans l’oraison il paraissait tantôt tout absorbé en Dieu, tantôt tout rayonnant de bonheur, et comme illuminé par les clartés intérieures dont le Seigneur favorisait son âme. Dans ces moments il s’écriait avec des transports d’amour : « Oh ! que Dieu est grand !… Mais aussi qu’il est humble !… Qu’il est beau le fils de l’homme !… Combien il est aimable ! ô mon Dieu, quand pourrai-je aller vous annoncer aux peuples qui ne vous connaissent pas ? » Puis il parlait de la Corée comme du lieu où il était assuré que Dieu l’appelait. C’est dans cette mission qu’il voulait, disait-il, aller affronter les prisons et le glaive, et il le disait avec la conviction que donne la certitude de remplir un devoir.

« À la fin de son séminaire, il fit un pèlerinage à Notre-Dame du Laus, sanctuaire vénéré qui se trouve dans le diocèse de Gap. Arrivé en vue de la chapelle, il se prosterna la face contre terre et passa quelques moments dans cette posture pour honorer, dit-il à ses compagnons de voyage, la terre qui a été sanctifiée par la présence miraculeuse de Marie et par les grâces innombrables répandues, par son intercession, sur les pèlerins qui accourent de toute la contrée des Alpes à cette délicieuse solitude.

« À mesure qu’il approchait du sacerdoce, son zèle pour les missions semblait s’accroître par les obstacles mêmes qu’on lui opposait pour éprouver sa vocation. Lui parlait-on des souffrances qu’il aurait à endurer, des sacrifices de toute espèce qu’il faudrait faire, il répondait simplement que le Seigneur, en l’appelant aux missions, lai donnerait le courage de tout braver pour son amour : qu’après tout il lui suffisait d’avoir un peu de pain et d’eau avec quelques haillons pour se couvrir, et qu’il trouverait toujours cela. Dans cette disposition, il alla se jeter aux pieds de Mgr Miollis pour lui demander la permission de partir au plus tôt pour le séminaire des Missions-Étrangères. Le saint prélat, craignant sans doute que ce ne fût qu’un aveugle mouvement de zèle, lui refusa cette permission. Le jeune diacre multiplia ses visites et ses sollicitations au vénérable évêque ; il pria, il conjura, il insista, il supplia avec tant de persévérance qu’il finit par obtenir l’autorisation si désirée. Voici comment il annonçait cette heureuse nouvelle à l’un de ses amis, le 11 décembre 1826 : « Mon très-cher ami, prenez part à ma joie, elle est aussi grande que celle d’un homme qui, dans un instant, se verrait délivré du poids des chaînes sous lesquelles il croyait devoir gémir longtemps encore. Je ne puis m’empêcher d’en bénir la divine Providence et d’inviter mes bons amis à la bénir avec moi de ce qu’elle a daigné exaucer mes vœux. Oui, cher ami, les jours de mon exil sont abrégés. Mon départ est fixé au 29 de ce mois. Je serai ordonné le samedi avant Noël, et le vendredi suivant j’embrasserai mes parents pour la dernière fois… »

« M. Chastan fut en effet ordonné prêtre ce jour-là et, le jour de saint Étienne, il alla dire sa seconde messe à Marcoux. Il y prêcha le dimanche suivant et, le 6 janvier, il fit ses adieux à sa famille. Quoique prévenus de son projet, ses parents ne s’attendaient pas à ce qu’il l’exécuterait sitôt, et ils conservaient même l’espoir de l’y faire renoncer. Mais quand il leur dit qu’il allait les quitter pour se rendre à Paris, ils furent frappés comme d’un coup de foudre. Après un moment de stupeur, des cris déchirants se firent entendre : père, mère, frères et sœurs, tous éclatèrent en sanglots comme s’il avait rendu le dernier soupir. Il se jeta aux pieds de sa mère pour lui demander sa bénédiction, mais celle-ci le repoussa de la main en lui disant : « Non, malheureux, je n’ai point de bénédiction à te donner. Ingrat que tu es, est-ce ainsi que tu nous payes de tous les sacrifices que nous avons faits pour toi ? Quoi ! tu veux nous abandonner, nous qui nous sommes imposé tant de privations dans l’espoir de trouver en toi la consolation de nos vieux jours ! Ah ! nous ne te laisserons pas partir ; tu n’auras pas le courage de nous plonger dans la désolation, de nous précipiter dans le tombeau ! »

« Cette scène douloureuse déchira le cœur du jeune prêtre, mais elle n’ébranla pas son courage. Voyant qu’il sollicitait en vain la bénédiction de sa mère, il se leva brusquement et sortit. Alors cette mère désolée se mit à sa poursuite, à travers les champs, continuant de pousser des sanglots et des cris : son fils l’entendit, retourna sur ses pas et vint demander de nouveau la bénédiction maternelle. Vaincue cette fois par une grâce toute-puissante, tremblant de résister à la volonté de Dieu, la courageuse chrétienne fit son sacrifice, et dit à celui qui devait être la gloire et le bonheur de sa famille : « Oui, mon enfant, puisque le bon Dieu le veut ainsi, va, et que tous les saints anges du ciel t’accompagnent. »

« M. Chastan, quoique inflexible dans sa résolution, fortifié qu’il était par ces paroles de l’Évangile : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi, » n’en sentit pas moins toute la puissance de l’affection filiale, et combien il en coûte de briser des liens si intimes et si forts. Aussi écrivait-il de Paris, le 22 mars de l’année suivante : « Ce n’est pas peu de chose que de s’arracher d’entre les bras d’une mère, d’un père, de frères et de sœurs qu’on aime et que probablement on ne doit plus revoir. Je l’ai éprouvé, et, si la grâce ne m’eût soutenu, j’eusse infailliblement succombé. Ma mère ne voulait pas me pardonner, et ce ne fut qu’après que je l’en eus conjurée pendant longtemps et que j’eus mêlé mes larmes aux siennes qu’elle se résigna enfin à faire le sacrifice qui déchirait son cœur. J’ai eu la consolation d’apprendre qu’ils sont tous résignés au bon plaisir de Dieu, et qu’ils s’estiment heureux d’avoir fait ce sacrifice. »

M. Chastan partit de Digne, immédiatement après son retour de Marcoux, et se rendit à Paris, au séminaire des Missions-Étrangères, où il arriva le 13 janvier 1827. Après quelques mois seulement d’épreuve, il reçut sa destination le mois de mai suivant, et alla s’embarquer à Bordeaux, avec quatre autres missionnaires, dont trois des Missions-Étrangères qui se rendaient en Cochinchine, et un franciscain italien envoyé par la Propagande à la province du Chen-si. Le voyage fut très-long et très-malheureux. Leur navire ayant échoué sur un banc de sable, près de l’île de Balabac, dont les habitants sont anthropophages, subit, pendant trois jours que dura la tempête, de si violentes secousses, qu’ils s’attendaient à chaque minute à le voir se briser. Ils gagnèrent ensuite avec beaucoup de peine les côtes de Cochinchine où ils furent obligés de rester neuf mois, car le navire ne pouvait plus reprendre la mer. Enfin, le 10 juillet 1828, les missionnaires prirent passage sur un vaisseau portugais, et arrivèrent à Macao le 19. De son côté, le capitaine du navire français fréta une jonque chinoise pour transporter à Macao les quelques marchandises qui restaient, et partit trois jours après pour la même destination ; mais lui et ses hommes furent massacrés par l’équipage de la jonque, à l’exception d’un novice qui se jeta à la mer, et gagna en nageant une barque de pêcheur.

Lorsque M. Chastan, échappé à tous ces dangers, arriva à la procure de Macao, on parlait beaucoup de la mission de Corée que le Saint-Siège venait d’offrir à la Société des Missions-Étrangères. M. Chastan, qui, encore enfant, avait pensé que Dieu l’appelait en Corée, ne pouvait pas être insensible en apprenant cette nouvelle. Il écrivit dès lors au supérieur du séminaire de Paris pour le prier de l’adjoindre aux missionnaires qui seraient envoyés dans ce pays. « Quelle âme tant soit peu sensible, lisons-nous dans une de ses lettres à un de ses parents, regarderait d’un œil indifférent l’état de ces pauvres chrétiens ? Ayez la bonté, mon cher cousin, de dire à ces bons séminaristes de ranimer leur courage et devenir prendre part au gros lot. Il y va de la tête, je le sais bien, mais il faut être diminué pour augmenter la gloire de notre Dieu qui le premier a donné l’exemple en mourant sur l’arbre de la croix. D’ailleurs, en tout état de cause et en tout pays, il faut mourir ; et un digne soldat de Jésus-Christ ne doit-il pas préférer de mourir sur le champ de bataille, les armes à la main, combattant pour la gloire de son roi, qu’entre les bras de sa mère ? »

Les désirs de M. Chastan ne purent alors se réaliser ; il fut envoyé dans l’île de Poulo-Pinang qui appartenait à la mission de Siam, et placé pendant quelque temps au collège général des Missions. C’est là qu’il commença ses travaux apostoliques en instruisant les jeunes Chinois ou Annamites destinés au sacerdoce. Les lettres de ses confrères de Pinang nous le représentent pendant son séjour au collège comme un missionnaire très-doux, très-pieux, enfermé presque continuellement dans sa chambre, occupé à prier et à étudier, et prolongeant ses exercices de piété bien avant dans la nuit. Son caractère cependant le rendait plus propre à un ministère actif qu’à l’enseignement et à la surveillance d’un collège. Il aurait voulu pouvoir exercer son zèle auprès des Chinois païens, très-nombreux dans l’île de Pinang. Ses supérieurs lui permirent de suivre son attrait, et Dieu bénit ses efforts. « Diriger des âmes pieuses, disait-il, est un travail trop délicat pour moi ; il me faut quelque chose de plus grossier. Quand on trouve de ces bons païens gais, droits, qui adorent le diable parce qu’ils ne connaissent que lui, et qu’on vient à bout de leur faire brûler leurs idoles pour adorer : premièrement, un seul Dieu ; secondement, un Dieu en trois personnes ; troisièmement, un Dieu crucifié ; voilà ce qui me console, voilà ce que j’aime. »

« M. Chastan, écrivait alors Mgr Bruguière, est le missionnaire qui montre le plus de zèle pour entreprendre des courses apostoliques. Il est toujours par voies et par chemins, on peut ajouter aussi par terre et par mer, pour soigner les Chinois convertis et pour faire de nouveaux néophytes. Il court partout où il y a quelque espoir d’en faire. Il parle plusieurs langues et en étudie de nouvelles ; il est vrai qu’il ne les parle pas toutes correctement, mais enfin on le comprend et on l’écoute avec plaisir. C’est un sujet précieux pour notre mission. » Les succès que Dieu donnait au zélé missionnaire ne lui faisaient pas cependant oublier la Corée. Quand il apprit que son supérieur, l’évêque de Capse, était envoyé lui-même dans cette mission, il s’offrit à l’accompagner. Son offre fut agréée, et on décida qu’il se tiendrait prêt à partir au premier appel.

C’est au mois de mai de l’année 1833 que M. Chastan se mit en route. Sa piété, son humilité, la bonté de son cœur lui avaient attiré l’estime et l’affection de tout le monde : aussi ce fut un deuil général à son départ. Les chrétiens lui témoignèrent leurs regrets et leurs sentiments de reconnaissance dans une adresse où ils disaient, entre autres choses, que les ardeurs du soleil et le mauvais temps n’avaient jamais arrêté ses pas dans les fonctions de son ministère, et que la patience et les souffrances de Notre-Seigneur avaient toujours été son modèle. Toutes ces paroles étaient rigoureusement vraies. Le missionnaire reprit donc le chemin de la Chine, et vint débarquer à Macao où il devait se concerter avec M. Umpière, procureur de la Propagande, sur les moyens de continuer sa route. Au moment de partir pour la Corée, il écrivit à sa famille la lettre suivante. On y voit le fond de ce cœur de missionnaire qu’animaient une charité si ardente et une foi si vive ; on comprend en la lisant que Dieu lui préparait la couronne du martyre.


« Macao, le 31 août 1833.
« À mes bien chers père et mère, et à toute ma famille.

« Quoique j’aie eu la douce consolation de vous écrire, il y a environ trois mois, je ne veux pas manquer de vous écrire de nouveau avant de m’embarquer pour la Corée, ce qui aura lieu dans quelques jours. Qu’il me serait doux de pouvoir vous embrasser encore une fois, avant d’entreprendre ce long et périlleux voyage ! Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète : plus je me vois éloigné de vous, plus je sens mon affection s’accroître. Ô mon cher père ! ô ma chère mère ! pardon, mille fois pardon des peines que je vous ai données et que je vous donne encore. Toute la famille s’imaginait qu’elle allait être heureuse lorsque je serais prêtre, et voilà qu’aussitôt élevé à cette sublime dignité, je la plonge dans la plus grande affliction, en m’éloignant d’elle pour toujours. Qu’en dites-vous, ma chère Virginie, ma chère Apollonie ? Combien de fois avez-vous fait couler les larmes de mes chers parents, en faisant retentir à leurs oreilles ces paroles : « Nous ne verrons plus notre frère ! que lui avions-nous fait pour qu’il nous quittât de la sorte ? Ne l’aimions-nous pas assez ? Hélas ! il le savait bien : nous avions sans cesse son nom à la bouche, et nous ne pouvions contenir notre joie quand nous le voyions revenir dans la famille. » Cela est bien vrai, mes chères sœurs, mes chers frères, vous m’aimiez, et je puis vous assurer que je vous aimais bien, et que je vous aime à présent encore davantage.

« Si je n’avais consulté que cette affection naturelle que tout bon fils doit avoir pour un bon père, une bonne mère, de tendres frères, de tendres sœurs, rien n’aurait pu m’arracher d’auprès de vous. Ainsi pensais-je à l’âge de dix-sept ans, quoique le Seigneur eût donné de fortes secousses à mon cœur pour le détacher des parents, des amis, de la patrie, et m’envoyer dans les pays étrangers, porter l’Évangile aux pauvres infidèles. L’âge, les réflexions, la lecture des bons livres dont malgré votre pauvreté vous n avez cessé de me pourvoir, et surtout la grâce du Seigneur, toute-puissante sur un cœur qui veut être docile à ses divins attraits, m’ont arraché d’auprès de vous. Dieu soit à jamais béni pour un bienfait qui vous regarde aussi bien que moi ! Je crois et j’espère que notre éloignement tournera à notre plus grand bien, tandis qu’en demeurant auprès de vous, ç’aurait peut-être été pour notre commun malheur. Voici comment. Vous savez qu’un chrétien ne peut être heureux en ce monde et en l’autre qu’en remplissant les devoirs de son état. Tout prêtre qui négligerait les siens serait doublement malheureux. Oui, si votre pauvre Jacques, obligé, en qualité de prêtre, d’être tout dévoué à la plus grande gloire de Dieu et au salut des âmes, eût voulu par un amour désordonné de ses parents demeurer auprès d’eux, leur faire de fréquentes visites et en recevoir, leur distribuer ses petits revenus au détriment des pauvres dont il eût dû être le père, certainement malheur à lui ; malheur aussi à ses parents, car les biens que les prêtres amassent et laissent en mourant deviennent souvent des sources de discorde dans leurs familles, et ne prospèrent jamais, parce que Dieu les condamne. Mon cher Louis, si vous continuez vos études, gravez bien ceci dans votre mémoire, et vous y trouverez une source intarissable de consolations et de bonheur.

« Dieu, mes bien chers parents, est infiniment généreux ; il promet de récompenser au centuple le peu qu’on fait pour lui. J’avais souvent réfléchi sur cette divine promesse avant de me déterminer à me séparer de vous ; et depuis le jour où je fis ce sacrifice de ce que j’ai de plus cher au monde, j’ai éprouvé dans toutes les rencontres que ce n’est point en vain qu’on se confie au Seigneur : j’ai reçu bien des fois le centuple de ce que j’avais laissé. Pour ce qui regarde les biens du corps, je n’ai jamais manqué de rien. J’ai toujours eu une bonne santé, la nourriture et les vêtements autant qu’il a été nécessaire, et souvent même un peu de superflu pour pouvoir subvenir aux besoins des pauvres mes bons amis, et de l’église dont mes supérieurs m’avaient chargé. De même que la naissance d’un fils est un sujet de joie pour toute une famille, ainsi autant de païens convertis, autant de sujets de joie pour un missionnaire. Ô mon Dieu ! n’eussé-je affranchi de la tyrannie du démon qu’une seule âme docile à votre grâce, je me croirais infiniment récompensé de mes peines et infiniment plus heureux que ces riches négociants qui viennent dans l’Inde pour agrandir leur fortune, et s’en retournent avec des vaisseaux chargés d’or et de pierres précieuses !

« En me séparant de mes chers enfants spirituels, j’ai senti se renouveler dans mon cœur la douleur que j’éprouvais lorsque je m’éloignais de vous. Il me semblait avoir autant de pères, de mères, de frères, de sœurs que je voyais de bons chrétiens s’affliger de mon départ. Plusieurs en me baisant la main, selon la coutume du pays, y déposaient de l’argent pour les besoins du voyage ; d’autres apportaient du pain, de la viande, des fruits, des confitures et autres choses dont les bonnes mères ont soin de pourvoir leurs enfants qu’elles aiment quelquefois un peu trop. J’avais résolu de m’échapper secrètement, mais la chose n’a pas été possible. Je fus accompagné jusqu’au rivage, où nous réitérâmes les adieux. Tant que je vivrai, je n’oublierai jamais la charité de ces braves gens et l’amitié qu’ils m’ont témoignée. À Malacca, à Syngapour, j’ai aussi rencontré des personnes qui m’ont tenu lieu de mère par les bons services qu’elles m’ont rendus, ce qui m’a donné lieu de dire plusieurs fois que je n’avais laissé qu’une mère en France et que Dieu m’en donnait plus de cent dans l’Inde. On me demandait mille francs pour me porter de Syngapour en Chine, ma bourse n’était pas si bien garnie ; aussi le bon Dieu y a pourvu admirablement. Un capitaine allemand fut prié par des chrétiens chez qui il logeait de vouloir bien me prendre à prix modéré. Il demanda si j’étais pauvre ; on dit que oui. « Eh bien ! qu’il vienne, nous nous arrangerons. » Au moment où nous entrâmes en pourparlers, l’épouse de l’aubergiste se mit en prières. Le capitaine hambourgeois me dit : « Seigneur, vous prêtre catholique, moi réformé ; moi porter vous à Macao, pas un sou ; moi donner à vous bon chambre, bon manger, pas prendre un sou. » Ce charmant et loyal monsieur a tenu sa parole. Nous avons été treize jours en mer sans nous ennuyer. Que le bon Dieu le récompense en lui ouvrant les yeux à la vraie foi ! Il n’en paraît pas fort éloigné, et j’espère que Dieu le récompensera en ce monde et en l’autre.

« Arrivé à Macao, j’ai trouvé la barque qui doit me porter à Nanking ; elle venait d’arriver. Je serais déjà parti, si deux religieux espagnols avec qui nous devons aller jusqu’au Fo-kien avaient été prêts. J’espère que nous nous embarquerons pour le plus tard dans dix jours. Les pauvres Coréens savent déjà qu’un évêque et des missionnaires sont en route pour leur porter du secours ; cette nouvelle leur a fait verser des larmes de joie.

« Quand je serai arrivé auprès d’eux, je vous écrirai combien ils sont aimables et s’ils sont dignes que vous fassiez encore pour eux le sacrifice de mon cher Louis ou du petit Jules. Formez-les, ainsi que mes petites sœurs, à la vertu : c’est le plus riche héritage que vous puissiez leur laisser. La lecture des histoires de la Bible et de la Vie des saints produit un effet admirable sur les cœurs des jeunes enfants ; les bons exemples dont ces livres sont pleins s’y impriment comme un cachet sur de la cire. Si je suis prêtre, si je suis en Chine, je m’en crois redevable en grande partie à ces pieuses lectures que vous aviez coutume de faire le soir ou le dimanche. Oh ! mon cher père, pour vous délasser des travaux de la campagne, après avoir ensemencé vos champs pour récolter de quoi nourrir nos corps, vous aviez soin de jeter dans nos cœurs une autre semence bien plus précieuse, puisqu’elle est destinée à fructifier pour l’éternité. En instruisant mes chrétiens, j’ai souvent, ô ma chère mère, cité votre exemple aux mères de famille négligentes à instruire leurs enfants. « Je n’avais tout au plus que huit ans, leur disais-je, et déjà ma bonne mère m’avait appris à lire, sans cependant jamais interrompre les pénibles travaux auxquels elle se livre tous les jours, d’une aube à l’autre, et le plus souvent jusque bien avant dans la nuit. » Tant de bontés de votre part, mes chers parents, pénètrent mon âme d’une vive reconnaissance. Que puis-je faire pour la manifester ? Hélas ! rien autre chose si ce n’est de prier Dieu, le père des miséricordes, de les répandre sur vous avec abondance, de vous donner le centuple promis dans l’Évangile, et de plus la vie éternelle. Je vous embrasse tous et suis pour la vie, avec le plus profond respect,

« Votre très-humble et très-obéissant fils,
« J.-H. Chastan, miss. apost. »


M. Chastan partit de Macao au mois de septembre 1833. Après un séjour de deux mois dans la province du Fo-kien, il s’achemina vers Nanking. Les dangers de ce voyage n’ébranlèrent pas sa constance. « Quand je sens naître, écrivait-il, quelque sentiment de tristesse à la vue des obstacles que le démon suscite pour faire perdre courage, et pour faire désister des entreprises qui ont pour but la gloire de Dieu, je les rejette aussi promptement que je puis. J’ai éprouvé bien des fois qu’au moment où tout paraît perdu, un acte de résignation au bon plaisir de Dieu n’est pas plutôt fait, que tout change, et Dieu semble alors vouloir faire notre volonté. » À Nanking, on l’engageait à ne pas continuer son voyage. « Il est impossible d’aller en Corée, lui disait-on ; demeurez avec nous, vous pourrez travailler dans la province voisine qui est sans pasteur. » Mais il répondait : « Connaissez-vous l’histoire de Jonas ? Je suis envoyé en Corée, je dois faire tous mes efforts pour y entrer. Si je ne puis réussir, je n’aurai du moins rien à me reprocher. »

Nous avons vu dans la relation du voyage de l’évêque de Capse comment le courageux missionnaire continua sa route et arriva, après mille dangers, jusqu’aux frontières de la Corée. Mais il n’y avait personne pour l’introduire dans cette mission. Il fut donc obligé de revenir sur ses pas, et d’aller travailler dans la province du Chang-tong, en attendant le moment marqué par la divine Providence pour son entrée en Corée. Pendant deux ans, il visita les chrétiens chinois dépourvus de pasteur et leur administra les sacrements. « Prêcher, entendre les confessions, aller administrer les malades, quelquefois à dix lieues de distance, voilà mes occupations journalières. Je jouis d’une tranquillité passable. Je ne me mets nullement en peine de ma nourriture : les chrétiens y pourvoient abondamment. Je ne suis ni riche, ni pauvre, je ne manque de rien ; aussi je ne désire rien, si ce n’est de plaire à Dieu et de sauver les âmes que l’ignorance ou les passions font tomber dans les pièges du démon. »

« Si je n’ai pu entrer en Corée, écrivait-il un peu plus tard, je n’ai point, en attendant, perdu mon temps. Je l’ai employé à administrer un district où il y a plus de deux mille confessions annuelles. J’ai eu dans la seconde administration la douce consolation de voir que la première n’avait pas été stérile. J’ai aperçu un changement notable dans les mœurs et la conduite de ces pauvres chrétiens, qui auparavant croupissaient dans l’ignorance de certains devoirs de la première importance. Ils ont pour moi et j’ai pour eux une grande affection. Ils ignorent encore que dans peu je vais me séparer d’eux. S’il était en leur pouvoir de me retenir, je me tirerais difficilement de leurs mains. »

Les chrétiens administrés par M. Chastan étaient disséminés dans plus de vingt villages, sur un espace d’une cinquantaine de lieues. Les fatigues de cette pénible administration occasionnèrent au missionnaire une dangereuse maladie, et c’est alors qu’on put voir l’affection profonde qu’il avait su inspirer à ses ouailles. Les chefs de villages venaient de dix, vingt et même trente lieues pour le visiter et le servir dans sa maladie. Pendant ce temps, M. Maubant pénétrait heureusement en Corée, et il écrivait à son cher confrère, demeuré en Chine, de venir se présenter à la frontière coréenne à la fin de l’année 1836. À peine rétabli, M. Chastan songea à son départ. Dans tous les villages où il passait, les chrétiens, avertis de son intention, répandaient des larmes amères, sachant qu’ils ne le reverraient plus. C’est au milieu de ces témoignages de dévouement qu’il se mit en route.

Il arriva à Pien-men le jour de Noël 1836. Le 28 décembre, les courriers coréens y arrivèrent de leur côté. « Pourrez-vous marcher, comme un pauvre homme, avec un paquet sur l’épaule ? dirent-ils au missionnaire. — Très-certainement, repartit celui-ci, d’autant plus que je ne suis pas fort riche. » On se mit en route le 31 décembre à minuit. La première douane fut franchie sans difficulté. Les voyageurs traversèrent ensuite le désert, et arrivèrent sur les bords du fleuve Va-lu-kiang qu’ils passèrent sur la glace, à la faveur d’une nuit obscure, laissant à gauche la ville d’I-tchou (Ei-tsiou) et sa terrible douane. Cette douane est la plus stricte de toutes. En sortant de Corée, les voyageurs y reçoivent un passeport sur lequel sont inscrits non-seulement leurs noms, surnoms, généalogie, profession, etc., mais encore la cause de leur voyage et la quantité d’argent qu’ils emportent pour faire le commerce. À leur retour, ils doivent présenter ce passeport, et prouver par un bordereau de leurs marchandises que les prix réunis équivalent à la somme déclarée auparavant.

M. Chastan fut conduit dans une maison qu’on avait préparée hors de la ville. Il y arriva accablé de fatigue, mais bien heureux de se trouver enfin en Corée. « Je ne sais pas ce qui m’y attend, écrivait-il alors ; je suis résigné à tout, parce que je travaillerai à la gloire de mon Dieu, au salut des âmes et de la mienne en particulier. Je suis content. Toute ma confiance est dans le Seigneur. C’est de lui que j’attends la force de souffrir pour son saint nom si l’occasion se présente. » Le missionnaire se revêtit d’un habit de toile fort grossière, d’un capuchon qui ne lui laissait à découvert que les yeux, le nez et la bouche ; enfin d’un grand chapeau en forme de cloche, surmonté d’un voile en éventail pour couvrir le visage ; et, dans cet accoutrement qui est l’habit de deuil du pays, il partit pour la capitale. Il y arriva heureusement, après quinze jours de marche. Grande fut la joie des deux missionnaires en s’embrassant, et en se voyant réunis dans cette mission après laquelle ils avaient tant soupiré. Pleins de reconnaissance, ils adorèrent ensemble les desseins de Dieu, et lui renouvelèrent l’offrande d’eux-mêmes et le sacrifice de leur vie.

Le 15 janvier, le jour même où M. Chastan entrait en Corée, une pauvre veuve s’envolait au ciel, après avoir eu les jambes brisées et les lèvres déchirées dans les tortures. Le récit de ces supplices, la possibilité, à chaque minute, de tomber entre les mains des persécuteurs, firent une vive impression sur le missionnaire nouvellement arrivé : « Je compris alors, dit-il, que le martyre considéré dans l’oraison à quelques mille lieues de distance, ou bien dans le lieu même et à la veille du jour où on peut le subir, produit un effet très-différent. »

M. Maubant n’avait pu encore donner que très-peu de temps à l’étude de la langue. Les chrétiens étaient tellement empressés de recevoir les sacrements, tellement avides de s’instruire sur plusieurs points importants, qu’ils lui laissaient à peine le temps de respirer. Aussitôt après l’arrivée de son confrère, il se retira, pour quelque temps, à Iang-keun, à quatorze ou quinze lieues de la capitale. Il y consacra quatre semaines à l’étude, et fit ensuite l’administration de la chrétienté de cette ville. M. Chastan demeura à la capitale, dans la maison d’un catéchiste, pour étudier les premiers éléments de la langue. Pendant deux mois, il travailla à apprendre par cœur un examen de conscience détaillé, après quoi il put faire en langue coréenne son premier essai du ministère, en entendant une centaine de confessions. Les deux missionnaires célébrèrent ensemble la fête de Pâques à Iang-keun ; ils se séparèrent ensuite, l’un se dirigeant vers le nord, et l’autre vers l’est, pour commencer l’administration des chrétientés des provinces.

Plusieurs causes rendirent cette administration très-pénible. Les chemins étaient longs et difficiles ; les chrétiens venaient en foule demander les sacrements, et il fallait les instruire sur la manière de préparer leurs longues confessions de vingt, trente ou quarante ans ; les misérables chaumières, qu’on transformait en chapelles à l’arrivée des missionnaires, étaient souvent très-insalubres ; enfin il fallait vivre dans une crainte continuelle d’être découverts et dénoncés par les païens. M. Maubant, déjà affaibli par les travaux excessifs de l’année précédente, contracta bientôt une maladie dangereuse. Il s’était rendu dans la partie méridionale du royaume, vers la mi-juillet, pour y continuer la visite des chrétiens. À peine arrivé, il fut saisi d’une fièvre si ardente, que les premiers accès le réduisirent à l’extrémité. Il put cependant se faire transporter à la capitale, où M. Chastan vint aussitôt le rejoindre. Tous les remèdes étaient inutiles, et l’état du malade paraissait désespéré ; M. Chastan lui administra les derniers sacrements. Lorsque la divine Eucharistie parut dans la chambre du missionnaire mourant, il sentit dans son âme comme une assurance de sa guérison prochaine. Dès ce moment, en effet, la fièvre diminua, et après une longue convalescence de trois mois, il se trouva parfaitement rétabli et put reprendre ses courses apostoliques.

Toutes les parties de la Corée où se trouvaient des chrétiens furent ainsi visitées par les missionnaires. Dans chaque endroit, ils établirent on complétèrent l’organisation des chrétientés, instituant ou confirmant des catéchistes, donnant des règles pour le baptême des enfants, les mariages, les sépultures, les réunions des dimanches et des jours de fêtes, le jugement des querelles et procès, en un mot pour tout ce qui pressait le plus. C’est alors qu’ils purent se convaincre que les divers rapports sur le nombre des chrétiens coréens étaient très-exagérés. Aucun dénombrement régulier n’avait encore été fait, et tout ce qui en avait été dit ne l’avait été que par conjecture. D’ailleurs, par suite des persécutions et de l’abandon prolongé dans lequel avait été laissée la mission de Corée, le nombre des néophytes avait beaucoup diminué, de sorte qu’au lieu de vingt ou quarante mille fidèles, les missionnaires n’en trouvèrent que six mille. La plus grande partie de ces pauvres chrétiens habitaient les montagnes où ils plantaient du tabac, et où ils n’avaient souvent pour se nourrir, durant plusieurs mois de l’année, que des herbes, des racines et des feuilles d’arbres. Plusieurs même moururent de faim en 1837. MM. Maubant et Chastan vinrent au secours des plus nécessiteux, en leur distribuant le peu d’argent qu’ils avaient en leur possession. Ils purent aussi aider un peu les confesseurs de la foi, qui étaient détenus dans quatre ou cinq prisons différentes.

Malgré toutes les difficultés de cette première expédition, entravée par la longue maladie de M. Maubant, par le peu de connaissance que les missionnaires possédaient de la langue et des mœurs du pays, le résultat général fut très-consolant. Dans la partie de la Corée visitée en 1837, il y eut 1,237 baptêmes (y compris les baptêmes d’adultes et d’enfants païens), 2,078 confessions et 1,950 communions.

Les chrétiens admis à participer aux sacrements furent d’abord les seuls à connaître la présence des missionnaires. Dans une même famille chrétienne, les uns savaient qu’il y avait en Corée des prêtres européens, les autres l’ignoraient. La crainte de rencontrer quelque traître ou quelque indiscret, dans un si grand nombre de personnes, faisait tenir cette ligne de conduite. Mais il fut impossible de conserver longtemps le secret. Peu à peu tous les chrétiens, même les moins fervents, le connurent, et il vint même jusqu’aux oreilles des païens. On commençait à se raconter tout bas qu’il y avait dans le royaume des hommes venus d’un pays éloigné de neuf mille lieues. Deux paysans s’entretenaient un jour sur ce sujet. L’un d’eux objecta les difficultés insurmontables qui empêchaient les étrangers d’entrer en Corée.

« Dans la religion chrétienne, répliqua l’autre, il y a des secrets que nous ne connaissons pas. Quand Jésus envoie ses disciples, ceux-ci trouvent toujours le moyen d’atteindre leur but. » Ces propos, et plusieurs autres du même genre, furent rapportés aux missionnaires, et ils comprirent qu’ils devaient se tenir toujours prêts au martyre, puisqu’à chaque instant ils pouvaient tomber entre les mains des persécuteurs.

Voici un extrait du compte rendu annuel que M. Maubant envoya à la fin de 1837, au séminaire des Missions-Étrangères :

« Les chrétiens captifs pour la foi hors de la capitale n’ont éprouvé aucun mauvais traitement qui soit venu à ma connaissance. Ils souffrent surtout du manque de vivres et de vêtements. L’un d’eux, le frère de l’un des trois élèves que j’envoyai l’an passé à Macao, avait reçu du mandarin la liberté de sortir, de se promener et de travailler hors de la prison, pourvu qu’il y reparût le soir : il s’est échappé. Il ne paraît pas que cette évasion doive nous attirer aucune mauvaise affaire. Je n’ai pas ouï dire que l’on ait gardé plus strictement les autres chrétiens prisonniers. Le 13 décembre dernier, ceux de la capitale ont subi l’interrogatoire et les tortures. L’un d’eux en fait ainsi le détail :

« Le 6e jour de la onzième lune, à l’heure ordinaire des séances (sur les deux heures de l’après-midi), on nous amena moi et ma sœur, et l’on nous fit comparaître devant le tribunal. Tang-sang-ni était assis, ayant à sa droite et à sa gauche nombre de satellites armés de rotins. Le juge criminel me demanda mon nom, ajoutant : « La doctrine perverse (c’est ainsi qu’ils appellent notre sainte religion) est contraire à la reconnaissance due aux pères et mères, et d’ailleurs prohibée en Corée par le gouvernement ; comment l’as-tu embrassée ? — Ce n’est point une doctrine perverse ; les membres de la religion du Maître du ciel, qui en observent les préceptes, doivent honorer leur roi, aimer tendrement leurs parents, et leur prochain comme eux-mêmes. Qui peut dire qu’une telle doctrine est contraire à la reconnaissance due aux pères et mères ? — Sais-tu lire l’écriture chinoise ? — Non. — Comment as-tu donc pu apprendre cette doctrine, ne sachant pas lire ? — Pour observer cette religion, il n’est pas nécessaire de connaître les caractères chinois, car elle est traduite en langue coréenne que je sais lire. Quelle difficulté aurais-je eu à l’apprendre ? — Quel âge as-tu ? Tu ne sacrifies pas à tes parents. Aux yeux de tout le monde, ceux qui n’offrent pas des sacrifices à leurs aïeux sont pires que des chiens et des pourceaux ; ils doivent être mis à mort. Voudras-tu mourir plutôt que d’abandonner ta religion ? — Il est certain que ces sacrifices sont vains et inutiles, et qu’il faut rejeter les vanités et les erreurs pour embrasser la vérité. Servir la table pour ses pères et mères endormis, et s’imaginer qu’ils vont manger en dormant, ne serait-ce pas une folie ? Sans doute ; eh bien ! n’en est-ce pas une plus grande encore d’attendre qu’ils mangeront après leur mort ? L’âme s’en va en son lieu, et le corps n’est qu’un cadavre qui ne peut rien. L’âme, substance spirituelle, ne peut se nourrir d’aliments corporels. Les préceptes du Maître du ciel sont bons, et il y a du mérite à les observer. On ne regarderait pas comme un sujet rebelle celui qui donnerait sa vie pour son prince ; combien moins celui qui donnerait sa vie plutôt que de renier le Maître du ciel, de la terre, des hommes, des anges et de tout l’univers, le Roi des rois, le Père commun du genre humain, qui fait tomber à son gré la pluie et la rosée, qui fait croître depuis la plus petite plante jusqu’aux plus hauts arbres des forêts, dont il n’est personne qui ne ressente les bienfaits ? Aussi suis-je décidé à mourir plutôt que de le renier. »

« Oui, certainement, tu dis la vérité, reprit le juge, mais le gouvernement prohibe cette doctrine sous peine de mort. Et en quoi les sacrifices aux ancêtres sont-ils vains et inutiles ? Fléchir les genoux devant une image du Maître du ciel, n’est-ce pas aussi une action vaine et inutile ? Pourquoi n’adores-tu pas aussi bien les images de tes parents ? — Le Maître du ciel est tout-puissant, infiniment bon et connaissant tout ; voilà pourquoi je l’adore. Dans la religion du Maître du ciel, on prie pour les âmes des parents défunts ; il y a des prières spéciales pour les morts. — Tu parles tout seul ; qui est-ce qui ajoute foi à tes paroles ? qui est-ce qui t’approuve ? qui est-ce qui t’a enseigné cette doctrine ? — Il y avait chez nous des livres où je l’ai apprise. — Ne peux-tu dire quel a été ton instructeur ? — Ce fut un nommé Y, qui demeurait dans le faubourg de la petite porte de l’ouest. — Cet homme vit-il encore ? — Non, il a été martyrisé à Tsien-tsiou, capitale de la province de Tien-la. — Pourquoi ne changes-tu pas de résolution ? — Comment puis-je changer une sainte résolution en une mauvaise ? » On ferma alors la petite malle qui renfermait mes livres, et on la porta au juge. Ma sœur, interrogée après moi, rendit le même témoignage à la vérité.

« Alors le mandarin ordonna de nous battre violemment, et pendant que les satellites exécutaient ses ordres, il criait : « Changeras-tu de résolution ? persévéreras-tu dans ton dessein ? sens-tu les coups ? — Comment pourrais-je ne pas les sentir ? — Change donc de résolution. — Non, j’en ai changé à l’époque où, pour la première fois, j’ai lu les livres chrétiens, je n’en changerai plus. — Et pourquoi ne veux-tu plus changer ? — Du sein de l’ignorance ayant aperçu la vérité, je ne puis l’abandonner. » On frappait sans discontinuer, nous ne cessions de répéter les noms de Jésus et de Marie. Le juge nous dit alors : « Êtes-vous donc décidés à mourir ? — C’est notre plus grand désir. — Insensés que vous êtes, vous voudriez mourir promptement, mais avant cela vous recevrez des coups sans mesure et sans nombre. »

« Enfin ils cessèrent de nous frapper. Cependant ma sœur, épuisée et la tête courbée sous la cangue, soupire toujours après le martyre qu’elle ne cesse de demander, ainsi que l’assistance du Seigneur. Tout ce que je viens d’écrire a été vu et entendu par une multitude de personnes. Je ne puis prolonger ce récit ; je ne puis développer les pensées innombrables qui remplissent mon âme. Mes jambes toutes déchirées n’étaient qu’une plaie ; cependant, grâces à Dieu, je n’ai pas encore beaucoup souffert. Je souhaite la paix à tous les chrétiens et je désire en avoir des nouvelles. Pierre Ni, le 29 de la onzième lune. »

« Une des captives a aussi envoyé sa relation, mais comme elle n’est qu’un abrégé de celle-ci, j’ai cru inutile de vous la traduire.

« Le 15 janvier, jour de l’entrée de M. Chastan en Corée, une fidèle chrétienne, nommée Agathe Kim Sien-sa, alla dans le ciel recevoir la palme du martyre, à la suite des affreux supplices qu’on lui avait fait souffrir la veille. Le tyran qui l’avait fait torturer est le même qui tourmentait les chrétiens dans la première persécution, il y a trente-six ans. On prétend aujourd’hui que les années d’abord, mais surtout cette dernière expérience, l’ont un peu adouci. Il aurait dit, en apprenant la mort d’Agathe : « C’est fini, je ne me mêlerai plus des affaires des chrétiens. » Les premiers administrateurs et les grands du royaume, mandarins et autres, semblent ne pas s’occuper de la religion ; ils cherchent seulement à maintenir les choses in statu quo pendant la minorité du roi. Il n’a pas encore dix ans ; cependant ils l’ont marié au printemps dernier. Un des grands, ami particulier du premier et principal régent du royaume, celui-là même qui écrivit une lettre de recommandation pour faciliter l’introduction de feu Mgr de Capse en Corée, ne cesse de nous donner des marques de protection. En automne de l’année dernière, il y eut, dans le Sud, quelques esprits turbulents qui voulurent former une conspiration contre le jeune roi. Le gouvernement les fit aussitôt poursuivre, et on en arrêta un grand nombre. Kim, ce protecteur que la divine Providence nous a ménagé, craignant que l’on ne nous confondît avec les rebelles, fut aussitôt trouver le premier régent. L’entretien roula sur les causes présumées de cette rébellion et sur les diverses classes de personnes que l’on pouvait soupçonner d’en être les auteurs. « Quant aux chrétiens, dit Kim, il n’y a rien à craindre de leur part, ce ne sont pas eux certainement qui ont jamais excité une révolte. — Je le sais bien, » répondit le régent. Depuis ce martyre de janvier dernier, les confesseurs n’ont été mis, que je sache, à aucune nouvelle épreuve.

« Les chrétiens, dans un petit village seulement, ont eu la faiblesse de participer aux superstitions générales faites à l’occasion de l’anniversaire de la mort du dernier roi. M. Chastan et moi, nous avons parcouru et parcourons les provinces méridionales du royaume dans tous les sens, sans éprouver d’obstacle. Pour obvier à la perfidie des faux frères qui sont les auteurs ordinaires des persécutions, j’avais recommandé de n’apprendre l’arrivée du prêtre qu’à ceux qui observent la religion ; car il y en a, ici comme partout, qui ne l’observent pas. Mais cette recommandation n’a pas eu tout son effet. Non-seulement ces chrétiens tièdes, mais encore nombre de païens savent notre arrivée et même nous ont vus ; de sorte que si la divine Providence ne nous protégeait d’une manière toute spéciale, il y a déjà des mois que nous serions dans le ciel ou au moins dans les prisons. C’est à vos prières, messieurs et très-chers confrères, que nous devons notre entrée et notre conservation en ce pays. Veuillez donc continuer ces prières, offrir à Dieu des sacrifices d’actions de grâces, et obtenir qu’il nous continue sa protection. »

Cet état si précaire, dans lequel se trouvaient les missionnaires, leur faisait désirer ardemment l’arrivée d’un évêque qui pût, avec le temps, assurer la perpétuité du sacerdoce en Corée. Dieu exauça leurs vœux. Le 18 décembre 1837, à minuit, la terre coréenne fut foulée pour la première fois par le pied d’un évêque. C’était l’ange que le Seigneur Jésus envoyait à l’Église de Corée, Mgr Imbert, évêque de Capse et vicaire apostolique. Après treize jours de marche depuis la frontière, il entra dans la capitale, où l’attendait M. Maubant, le soir du 30 décembre.