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La Physique depuis les recherches d’Herschel
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 1108-1141).
LA PHYSIQUE


DEPUIS LES RECHERCHES D’HERSCHEL





I.
MELLONI ET SES TRAVAUX SUR LA CHAIEUR RAYONNANTE.





La physique expérimentale, qui n’a été longtemps qu’une science de curiosité, cultivée par un petit nombre d’hommes spéciaux, a conquis depuis quelques années une place plus importante dans l’opinion publique. Des applications qui ont changé la face du monde, des découvertes ingénieuses qui s’adressent aux besoins des arts ou aux usages de la vie, lui ont mérité le respect de ceux mêmes qui ne la connaissent pas, et ceux qui l’étudient, prévoyant les ressources qu’offriront les forces naturelles alors qu’elles seront mieux connues, poursuivent les études commencées avec une pleine confiance dans les bienfaits qu’on peut en attendre.

On se tromperait beaucoup cependant, si l’on pensait que le but unique des savans est de subordonner la physique à l’utilité que l’on peut en tirer. Ils ont une préoccupation plus sérieuse peut-être, quoique moins directement profitable : c’est de connaître le mécanisme des actions naturelles, et de découvrir les agens qui les produisent. Ce but tout philosophique est le seul qu’aient poursuivi les Newton, les Volta, les Ampère, les Fresnel, et peut-être s’étonneraient-ils s’ils pouvaient voir comment la société a matériellement tiré parti des spéculations qu’ils avaient uniquement en vue. Les physiciens veulent donc avant tout étudier les lois de la nature, et la science qu’ils construisent si laborieusement ne vise qu’à l’interprétation des règles qui gouvernent la matière; les applications aux besoins des hommes en sont le corollaire, mais non le principe. Cette science purement spéculative, dont l’attrait est invincible, ne sera complétée que lorsqu’il ne restera rien d’inconnu dans le monde physique. S’il est désespérant de s’avouer que cette perfection ne sera jamais atteinte, on peut se consoler en songeant à la suite indéfinie de créations utiles que l’humanité devra aux progrès futurs de la science.

Dans tous les temps, la physique a fait des découvertes; seulement elles étaient rares autrefois, et de nos jours elles sont fréquentes. Elles sont loin d’avoir toutes la même valeur, et l’on peut dire qu’elles sont de deux sortes. Les unes, réservées aux talens modestes, portent sur des faits de détail; elles ne changent rien aux idées générales du moment, mais, acceptant les théories comme vraies, elles les complètent en élucidant les points obscurs, en perfectionnant les procédés, en simplifiant les démonstrations. Les autres, plus rares et d’un ordre plus élevé, viennent brusquement révéler un principe nouveau ou un phénomène primordial qui agrandit ou transforme les théories; elles sont le point de départ de travaux prolongés et de découvertes successives qui en sont les conséquences : telle a été l’invention de la vapeur ou de la pile de Volta. Ces grandes découvertes, qui datent dans l’histoire, se personnifient le plus souvent dans le nom des inventeurs qu’elles illustrent, et que les annales de la science conservent avec un respect proportionné à l’importance des résultats. L’homme dont nous allons étudier les travaux a été un de ces inventeurs privilégiés. Sans avoir un génie de tout point égal à celui des grands maîtres, Macedonio Melloni était doué d’une persévérance opiniâtre qui en tient lieu quelquefois. Il n’a découvert aucun agent nouveau, mais il a contribué pour une large part à analyser la nature de la chaleur. Il n’a point déduit de ses études quelqu’une de ces applications qui font d’un savant un bienfaiteur de l’humanité, mais la science lui doit un de ces rares progrès philosophiques qui la transforment. On peut regretter qu’il n’ait point achevé seul l’œuvre qu’il avait entreprise, et qu’il se soit laissé dépasser par des rivaux ou des élèves; mais il avait créé un instrument et donné des modèles qu’il n’y avait plus qu’à employer et à suivre.

L’histoire de la vie scientifique de Melloni résume en quelque sorte le mouvement des sciences physiques au XIXe siècle dans une de leurs directions les plus fécondes, c’est-à-dire dans la voie de ces études sur les propriétés comparées de la chaleur et de la lumière dont Herschel et Ampère signalèrent les premiers l’importance. Raconter les travaux du savant italien, c’est retracer une des plus remarquables évolutions de la physique moderne, et pour la faire comprendre, il importe de montrer où en était avant Melloni la science de la chaleur et de la lumière. L’histoire générale d’abord, puis les faits nouveaux qui la complètent, telles sont les deux parties du sujet que nous avons à traiter ; telles seront aussi les divisions de cette étude.


I.

Pour faire mieux apprécier l’intérêt qui s’attache aux recherches poursuivies depuis un demi-siècle sur les phénomènes de la chaleur et de la lumière, il faut rappeler d’abord quelques faits généraux et quelques expériences bien connues. Le soleil verse sur la surface de la terre des rayons de lumière et des rayons de chaleur : les premiers sont appréciés par nos yeux, les seconds sont rendus sensibles par l’impression générale qu’ils développent sur nos organes, par l’échauffement des corps qu’ils rencontrent et par une multitude d’actions naturelles dont nous sommes les témoins.

Cette chaleur nous arrive en même temps que la lumière, car si un obstacle intercepte celle-ci, il arrête en même temps celle-là ; il est donc infiniment probable que les rayons calorifiques se propagent avec la vitesse des rayons lumineux, et qu’ils nous viennent du soleil en huit minutes et quelques secondes, après avoir parcouru environ quarante millions de lieues.

La chaleur et la lumière ont donc une origine commune et une vitesse égale de propagation ; elles ont encore d’autres ressemblances plus précises. — Recevons par exemple les faisceaux solaires sur un miroir concave de verre étamé ou de métal poli : ils se réfléchissent et se concentrent en un point que l’on nomme le foyer ; l’œil y voit une lumière vive, et en même temps le thermomètre y accuse une très haute température, quelquefois même les combustibles y prennent feu. Nous apprenons par là que la chaleur se réfléchit avec la lumière, et que les deux rayonnemens ne cessent pas de s’accompagner.

On produit des résultats semblables avec un de ces verres lenticulaires dont on fait usage en optique. Les rayons solaires que l’on reçoit sur sa surface le traversent en s’inclinant sur leur direction primitive, et se dirigent vers un espace étroit où l’on trouve accumulées à la fois et la lumière et la chaleur. Si la lumière s’est réfractée, la chaleur a subi la même action et l’a suivie dans sa nouvelle direction. L’expérience prend plus d’intérêt et devient plus significative quand la lentille est taillée pendant l’hiver dans un large morceau de glace. La glace se laisse alors traverser par les rayons solaires, et sans s’échauffer, sans se fondre sensiblement, elle les concentre en un foyer où le bois s’enflamme et où les métaux se liquéfient.

Il y a ainsi, à côté des radiations qui éclairent les objets, d’autres radiations analogues qui les échauffent. Nous sommes habitués à les attribuer à deux causes que nous nommons lumière et chaleur, sans être précisément bien certains qu’elles soient distinctes. Nous reconnaissons ensuite que les deux espèces de rayons se propagent avec une énorme vitesse, se réfléchissent toutes deux sur les miroirs polis, traversent toutes deux, sans s’y arrêter, les substances transparentes, de telle façon que la chaleur et la lumière semblent toujours s’accompagner et subir les mêmes actions, et que toutes deux méritent au même degré l’attention des physiciens.

Cependant les deux agens n’ont pas été étudiés avec un soin égal. La lumière a d’abord presque seule attiré les expérimentateurs : Descartes a trouvé les lois de sa transmission; Newton l’a décomposée en ses élémens simples; Huyghens, Young, Fresnel ont achevé d’en découvrir les propriétés, et l’on n’avait presque plus rien à apprendre sur la lumière, qu’on ignorait encore tout sur la chaleur. On avait l’idée préconçue que les deux agens n’ont rien de commun; on s’obstinait à séparer les deux ordres de phénomènes dans les études que l’on en faisait et dans les théories que l’on imaginait; loin de se laisser guider par des analogies évidentes, on refusait pour ainsi dire de les apercevoir.

Il y a une raison qui explique comment la lumière était si bien et la chaleur si peu étudiée; la nature nous a donné un organe merveilleusement délicat qu’elle a rendu sensible à tous les phénomènes lumineux; c’est pour ainsi dire un instrument de physique toujours prêt, qui nous accompagne toujours, et rappelle à chaque instant notre attention sur des phénomènes qui ne cessent jamais de se produire; c’est ce qui a conduit les philosophes à étudier les propriétés et la nature de la lumière. Nous ne sommes pas aussi bien doués pour la chaleur; nous n’avons pas un œil qui la voie; elle nous impressionne, il est vrai, mais d’une manière vague, et sans être analysée par un nerf particulier. A défaut d’un organe spécial qui leur avait été refusé, les physiciens ont dû attendre l’invention d’un instrument capable de remplacer, par ses indications, les sensations qui les auraient dirigés; de là l’inégalité que nous observons entre les progrès de deux sciences si voisines.

Quand on se mit à étudier la chaleur rayonnante, on ne connaissait que le thermomètre. On s’en servit; mais cet appareil, qui suffit pour mesurer les grandes variations de température, est loin de posséder la sensibilité qu’une étude si délicate rend nécessaire, et en supposant même qu’on eût pu la lui donner, il y a toujours entre les indications d’un pareil instrument et celles d’organes comme l’œil ou l’oreille une différence caractéristique. Ces organes ne se bornent point à nous révéler l’existence de la lumière ou des sons, ils distinguent entre les impressions qu’ils reçoivent des qualités particulières; l’œil nous avertit que la lumière peut affecter des couleurs très variables, et l’oreille saisit des sons plus graves qu’elle distingue de sons plus aigus. Le thermomètre au contraire, en nous accusant les rayons calorifiques, les confond tous, ne saisit aucune différence entre ceux qui nous arrivent de foyers différens, et nous laisse indécis sur la question de savoir s’il y a plusieurs espèces de chaleur, comme il y a plusieurs espèces de lumières, et si ces chaleurs se distinguent l’une de l’autre par une qualité spéciale rappelant la coloration.

On comprend maintenant quelles difficultés ont rencontrées les physiciens qui ont voulu suivre la chaleur dans le détail de toutes ses modifications. Ces difficultés ont été surmontées cependant, mais par quelle suite d’efforts persévérans et d’expériences ingénieuses, c’est ce qu’il nous reste à dire.

En parcourant les ouvrages des savans qui les premiers ont effleuré cette importante étude, on trouve qu’en 1686 Mariotte avait vu la chaleur du soleil traverser aisément une lame de verre, et la chaleur d’un foyer ordinaire s’y arrêter en presque totalité. L’illustre Scheele, un siècle plus tard, reprit cette même expérience et fit la même remarque. Tous deux convinrent que les chaleurs rayonnantes, pouvant éprouver des actions inégales, devaient n’être pas identiques quand elles venaient d’origines différentes : c’était là le germe de découvertes capitales.

En 1800, la question fit des progrès subits et inattendus par les travaux admirables de W. Herschel. Cet homme, illustre déjà par des découvertes astronomiques, fut conduit aux études que nous allons raconter par une circonstance fortuite. Il voulait observer le soleil avec le grand télescope qu’il avait inventé; mais les rayons de l’astre, concentrés par un immense miroir, venaient se réunir à l’espace étroit où se pose l’œil; ils y apportaient une telle lumière et une telle chaleur, que le papier pouvait s’y enflammer. Il fallait les éteindre dans une grande proportion, en interposant des verres colorés dans leur trajet jusqu’à rendre l’image du soleil inoffensive. « Ce que je reconnus alors, dit Herschel, fut remarquable. Quand j’employais certains verres, j’éprouvais une sensation de chaleur, quoique j’eusse peu de lumière, pendant que d’autres me donnaient beaucoup de lumière et une chaleur à peine sensible, et comme avec ces diverses combinaisons de verres l’image du soleil était différemment colorée, il me vint à l’esprit que les rayons prismatiques pouvaient avoir une propriété calorifique inégale[1]

Un observateur ordinaire, s’il avait rencontré ces différences entre l’effet optique et l’effet calorifique des rayons du soleil, aurait pu les consigner comme une singularité et passer à d’autres recherches; mais c’est le propre des esprits éminens de s’emparer des plus légers indices pour deviner l’insuffisance des idées admises et se décider à des expériences qui doivent confirmer les doutes et corriger les erreurs. Herschel, abandonnant les graves spéculations de l’astronomie, se mit avec une ardeur extrême à étudier les propriétés de la chaleur et à rechercher sa nature, car il soupçonnait qu’un même rayon parti du soleil pourrait bien être la cause unique de deux actions jusqu’alors attribuées à des principes différens, — l’action d’échauffer et celle d’illuminer les objets.

Pour se diriger dans les études qu’il allait entreprendre, Herschel avait l’analogie connue des effets, cette croyance vague à l’identité des causes, et l’exemple des travaux dont l’optique avait été l’objet. Il pensa judicieusement qu’il fallait rechercher dans la chaleur les propriétés que l’on connaissait à la lumière, afin de savoir jusqu’où s’étendaient les analogies et où commençaient les dissemblances. Il fit cette comparaison en essayant de décomposer la chaleur comme Newton avait décomposé la lumière. Il convient de rappeler à ce propos l’expérience de Newton.

Quand on fait passer la lumière solaire par un trou très étroit percé dans le volet d’une chambre fermée, elle se propage en un faisceau de rayons qui suivent une route commune et peignent l’image du soleil sur la paroi opposée; mais quand on la reçoit sur un prisme de verre, elle le traverse et en sort dans des conditions toutes différentes.

On remarque d’abord que le nouveau faisceau n’est pas la continuation du premier; il fait un angle avec lui, et chaque rayon, changeant sa direction à l’intérieur du prisme, se dévie en le traversant. Avec plus d’attention on voit ensuite que les rayons ne suivent plus une route commune; les uns sont plus déviés que les autres, si bien qu’ils vont très sensiblement en s’écartant, et se séparent de plus en plus en forme de gerbe lumineuse.

Mais ce qui frappe le plus dans ce phénomène, c’est que les rayons séparés n’ont pas la même couleur : ceux qui sont le moins déviés sont rouges, ceux qui le sont le plus sont violets, et entre ces limites extrêmes on en remarque d’autres dont les déviations sont intermédiaires et dont les colorations sont orangée, jaune, verte, bleue, indigo. En recueillant ce faisceau sur un écran, on y voit se peindre une magnifique image, illuminée des teintes les plus pures, qui passent de l’une à l’autre par des dégradations insensibles : cette image se nomme le spectre solaire.

L’expérience de Newton montre avec évidence que la lumière envoyée par le soleil est le mélange d’une infinité de rayons simples superposés, rouges ou jaunes, bleus ou violets; en passant dans le prisme, ils se dévient tous, mais inégalement; ils ont, pour parler le langage des physiciens, des réfrangibilités inégales : c’est pourquoi ils se séparent et s’étalent dans le spectre.

La question qui se posait pour Herschel était de rechercher les mêmes propriétés et d’arriver aux mêmes conséquences pour la chaleur. Ayant donc reçu sur le prisme un faisceau solaire et dirigé le spectre dans une chambre obscure, il introduisit dans l’image un thermomètre très sensible, le plaçant en premier lieu dans le violet, l’amenant ensuite dans le bleu, et le faisant marcher successivement dans toutes les couleurs jusqu’au rouge : partout le thermomètre s’élevait, partout il y avait de la chaleur. Toutefois, si l’œil nous avertit que les diverses couleurs étalées dans le spectre jouissent de propriétés spéciales, le thermomètre qu’on place dans ces couleurs ne nous apprend rien de pareil sur les chaleurs dont il nous révèle l’existence, et l’on serait tenté au premier abord de les croire identiques. Herschel ne tomba point dans cette erreur, car, dit-il, ces chaleurs diffèrent par une propriété physique très caractérisée, l’inégale réfrangibilité : la chaleur du rouge dévie moins que la chaleur du violet, et si elles étaient les mêmes, elles n’auraient pu quitter une route commune pour se séparer dans le prisme et s’étaler en des endroits différens du spectre[2].

Si les observations d’Herschel s’étaient terminées à ce point, on aurait pu exprimer entre la chaleur et la lumière une relation fort simple, on aurait pu dire : L’ensemble de tous les rayons lumineux qui se trouvent dans la nature se rapporte à sept types de couleurs principales, et il en est de même pour l’ensemble des rayons calorifiques; le soleil nous envoie sept types de chaleurs, rouge, jaune...; ces mots auraient désigné les espèces particulières de chaleurs qui accompagnent les lumières du même nom. Il n’en est point ainsi cependant; outre ces chaleurs, il en existe encore d’autres, et c’est toujours Herschel qui nous l’apprend. Après avoir promené le thermomètre dans le spectre depuis le violet jusqu’au rouge, il continue de le pousser dans le même sens, atteint la limite visible, la dépasse et s’avance dans l’endroit obscur qui la suit. L’effet thermométrique ne diminue pas avec l’éclat lumineux; loin de là, il augmente, prend son maximum quand déjà la lumière est nulle, et ne disparait qu’à une grande distance du spectre que nous voyons.

Que des corps non lumineux, comme un poêle ou l’eau chaude, nous envoient de la chaleur, c’est un fait incontestable; mais que le soleil, outre l’immense proportion de chaleurs lumineuses qu’il lance, pût encore envoyer des chaleurs obscures, distinctes et séparées des premières, c’est ce que l’on n’avait jamais soupçonné. Aussi la découverte d’Herschel eut-elle dans le monde savant un long retentissement.

Ce que nous avons peine à comprendre, c’est que, tout en gardant le souvenir de ce résultat capital, les physiciens aient laissé tomber dans l’oubli les raisonnemens qu’il avait inspirés à Herschel; ils ont signalé la découverte des chaleurs obscures dans tous leurs ouvrages, ils ont passé sous silence la signification théorique des expériences. Entre les mains d’Herschel, cette découverte ne fut pas seulement un fait : elle avait dans son esprit la même valeur que la décomposition de la lumière dans celui de Newton. Elle établissait que la chaleur du soleil est multiple comme sa lumière, qu’elle se compose de radiations différentes, caractérisées par leurs réfrangibilités, les unes superposées aux lumières simples du spectre, les autres s’en écartant et composant, pour employer son expression, une lumière invisible. Tel était, on le verra bientôt, le point de vue élevé où se plaçait Herschel.

Après avoir raconté les expériences qu’il vient de faire, l’astronome anglais transporte ses pensées du domaine des faits à celui des généralisations, et dit : « Il se peut que les mêmes rayons aient à la fois la propriété d’éclairer et celle d’échauffer, que la lumière et la chaleur soient deux effets différens d’une même cause; mais il se peut aussi que la chaleur et la lumière soient les manifestations de deux rayonnemens distincts, marchant ensemble, se réfléchissant ensemble, sortant ensemble du prisme, mais n’ayant rien de commun dans leurs principes, rien de commun dans leurs propriétés. »

A cet égard, Herschel fait remarquer que nous ne sommes pas autorisés par les règles de la philosophie à admettre deux causes pour expliquer certains effets quand ils peuvent être attribués à une seule[3], et, partant de ce sage principe, il s’efforce de montrer qu’il n’y a aucune impossibilité à concevoir tous les faits qu’il a découverts en admettant l’existence d’un principe unique. Pour les rayons qui sont à la fois lumineux et calorifiques, pour les chaleurs qui accompagnent les lumières du spectre, la difficulté est nulle ; mais elle existe tout entière et elle est grave quand il s’agit des chaleurs obscures, c’est-à-dire de rayons qui viennent des corps non lumineux ou qui se placent dans le spectre à la suite du rouge. Alors Herschel, qui croyait, comme tous les physiciens de son temps, que la lumière est due à des molécules en mouvement, Herschel raisonne de la manière suivante : « On peut supposer, dit-il, que les molécules lumineuses envoyées par le soleil ont des masses très différentes ; les unes sont petites, les autres plus grosses ; elles suivent le même chemin dans la radiation solaire, mais elles prennent des routes différentes dans le prisme, et se séparent suivant l’ordre de leur grosseur. Il y en a qui peuvent à la fois échauffer les corps et les éclairer, ce sont les moyennes ; mais celles dont les masses sont ou trop ou trop peu considérables peuvent perdre la propriété d’éclairer tout en conservant celle d’échauffer ; elles seront, s’il est possible de parler ainsi, de la lumière invisible, elles produiront la chaleur obscure[4]. Il suffirait d’admettre que ces molécules sont arrêtées par les enveloppes et les humeurs de l’œil pour comprendre qu’elles ne produisent aucune impression sur le nerf optique, tout en gardant la propriété d’échauffer[5]. »

C’est par ces mémorables paroles qu’Herschel terminait ses premières recherches sur la chaleur rayonnante. Il venait de prouver jusqu’à l’évidence qu’il ne faut point attribuer à la chaleur une homogénéité complète ; que ces rayons qui nous affectent d’une sensation commune, qui produisent sur le thermomètre un effet identique, sont cependant très distincts, et qu’on peut les séparer l’un de l’autre en les réfractant par un prisme. Il avait vu que certains de ces rayons suivent la même route que les couleurs de la lumière, que d’autres prennent une direction différente. Alors il se demande si la chaleur est distincte de la lumière, et sans faire aucune expérience de vérification ou d’infirmation, il s’abandonne à cette pensée séduisante, que la même cause pourrait produire les deux effets; il suffirait pour cela d’admettre que certains rayons sont arrêtés par l’œil. Il devait arriver un moment où des physiciens plus heureux feraient de cette hypothèse une réalité.

Ce ne sont là, il est vrai, que les premiers travaux d’Herschel, et il eût mieux valu peut-être pour sa gloire qu’il ne cherchât pas à les continuer. Herschel voulut par des expériences irrécusables établir l’identité des deux causes, et il essaya de démontrer que les effets calorifiques étaient numériquement égaux aux effets lumineux. Alors il exécuta une immense série de mesures; il les fit avec les appareils qu’il connaissait, que l’on connaissait à son époque, et dont les indications, plus souvent inexactes que justes, devaient égarer un grand esprit; il prit naturellement ses résultats pour des vérités; il en tira des conséquences qu’il crut fondées et qui n’étaient que des erreurs. Bientôt ses illusions s’évanouirent, ses opinions se transformèrent, et au lieu de ces pensées fécondes qu’il avait si clairement exprimées, nous le voyons soutenir avec embarras et sans transition une opinion entièrement opposée. On comprend qu’il ait montré la contradiction de ces expériences avec la théorie de l’identité; mais ce dont on a droit de s’étonner, c’est qu’il ait réfuté lui-même et dans des termes presque violens les raisonnemens que lui-même avait produits.

Il avait dit : « Quand une seule cause suffit, nous ne sommes pas en droit d’en imaginer deux.» Il reprend maintenant : « La nature n’est pas dans l’habitude d’user d’un seul et même mécanisme avec deux de nos sens différens, témoin les vibrations qui font le son, les effluves qui occasionnent l’odorat, les particules qui produisent le goût, la résistance des corps qui affecte le toucher; tous ces moyens sont particuliers à chaque organe spécial des sens. Allons-nous maintenant supposer qu’un même mécanisme puisse causer deux sensations si différentes, la perception si précise de la vision et la moins délicate de toutes nos affections, celle qui est commune aux plus grossières parties de notre corps quand elles sont exposées à la chaleur[6] ? » Il continue : « Ceux qui veulent admettre l’identité des deux causes sont obligés d’accepter les propositions suivantes, qui sont arbitraires et révoltantes, qu’en étudiant le spectre du violet au rouge, on trouve d’abord des chaleurs et des lumières croissant en même temps; — du jaune au rouge extrême, une chaleur croissante et une lumière diminuant jusqu’à l’extinction; — au-delà du rouge, de la chaleur sans lumière. Quelle supposition pourrait-on faire pour expliquer des résultats si inconséquens[7] ? »

Il serait facile de prolonger ces citations en opposant à Herschel ses propres argumens; nous aimons mieux faire connaître les expériences qui avaient si profondément modifié ses croyances.

Le physicien anglais avait rassemblé une série considérable de lames différentes; les unes étaient les verres blancs que l’on fabriquait de son temps; les autres, des cristaux naturels; les dernières, les verres colorés dont on garnit les vitraux des églises. Chaque substance interposée dans le trajet de la lumière en arrêtait une partie et laissait passer l’autre. Herschel mesura avec toute l’exactitude possible la portion qui passait et la portion qui était interceptée. Arrivant aux mêmes épreuves pour la chaleur, il trouva que les mêmes substances en arrêtaient une partie (il la détermina), et qu’elles en éteignaient une autre qu’il calcula. Pour varier ces recherches autant qu’il le pouvait, il employa les diverses sources calorifiques connues : le soleil, une chandelle, un foyer ordinaire ou un poêle de fer chauffé sans être rouge. Ce travail considérable comprend deux cent vingt expériences diverses : Herschel les résuma dans des tableaux, et plaça en regard de chaque substance les nombres qui expriment les proportions de chaleur et de lumière qu’elles arrêtent.

Nous l’avons déjà dit, il ne faut pas chercher dans ces expériences une exactitude parfaite. Quand on discute les méthodes d’observation, on reconnaît qu’elles ne pouvaient pas être précises, et cependant, quand on parcourt l’ensemble des résultats, on y reconnaît un caractère général de vérité. Si on se contente de raisonner d’une manière générale sur les indications ainsi obtenues, on est conduit à des conséquences vraies; mais si on les prend comme des expressions numériques exactes et qu’on en déduise des lois mathématiques, ces mêmes indications cessent d’être justes. Supposez qu’on ait donné à Herschel, au lieu d’un thermomètre paresseux, un instrument plus délicat, plus propre à suivre les phénomènes et à les mesurer : il est incontestable que la question eût été résolue finalement par lui, et que, raisonnant sur des bases vraies au lieu d’appuyer ses argumens sur des valeurs peu exactes, il n’aurait point si brusquement abandonné la véritable théorie, qu’il avait prévue et devinée, pour une opinion sans fondement, qu’il a finalement et malheureusement adoptée.

Une des premières remarques que l’on puisse faire sur le résumé de ces expériences, c’est que les rayons calorifiques émanés des sources différentes ne traversent pas avec la même abondance une même substance. Herschel ne s’en étonne point et ne le fait point remarquer à son lecteur. Il ne s’en étonne point, parce qu’il a démontré et qu’il répète à chaque instant que les chaleurs des diverses sources ne sont pas les mêmes, et qu’elles doivent inévitablement se comporter différemment. Il ne le fait point remarquer, mais le lecteur ne peut s’empêcher de saisir ces différentes actions, et de reconnaître cette inégalité du pouvoir de transmission d’une même substance sur les rayons calorifiques envoyés par diverses sources, puisqu’elle est inscrite dans tous les nombres d’Herschel.

Mais, dans le résumé qu’Herschel fait lui-même de ses résultats, il insiste tout spécialement sur un autre point, sur un autre fait général surabondamment démontré aussi par tous les nombres : c’est que l’on voit certains verres parfaitement transparens arrêter presque toute la chaleur, tandis que d’autres, qui sont pour ainsi dire opaques, sont très aisément traversés par la chaleur des sources qu’il emploie. En un mot, il n’existe aucune relation entre la facilité plus ou moins grande possédée par les corps d’être traversés par la chaleur ou par la lumière, entre ce que nous appelons la transparence et ce que nous pouvons nommer la transcalescence. Cette loi générale, sur laquelle appuie Herschel, et dont il tire des argumens, a une grande valeur; elle lui appartient, elle a depuis été vérifiée par des expériences plus précises, mais elle ressort et des résultats et des paroles d’Herschel[8].

Cette observation générale conduit Herschel à la conclusion suivante : s’il n’y a point égalité entre les actions d’une même substance pour arrêter les deux pouvoirs calorifique et éclairant, il ne peut y avoir d’identité entre les causes qui les produisent. Cette conséquence hâtée et regrettable peut être immédiatement combattue, et Herschel le reconnaît. Il formule lui-même l’objection à peu près en ces termes : « On peut dire que les chaleurs émises par les sources se composent à la fois de rayons éclairans et de rayons obscurs. Il peut arriver que les ingrédiens qui composent les verres employés les disposent à arrêter plus ou moins aisément l’une ou l’autre de ces deux espèces de chaleur. S’ils arrêtent les rayons obscurs en laissant passer les chaleurs lumineuses, ils seront transparens comme le verre, et pourtant éteindront une notable portion de chaleur; si au contraire ils laissent passer les rayons obscurs et arrêtent les chaleurs lumineuses, ils seront opaques à l’œil, et pourtant transmettront la chaleur. »

Pour se décider entre sa conclusion, qui n’est pas logique, et cette objection, dont il sent toute la valeur, Herschel fait appel aux résultats de ses travaux. Il n’y aurait aucun intérêt ni aucun agrément à le suivre dans la discussion de certains cas particuliers. Nous nous bornerons à dire qu’il trouva dans cette discussion des raisons de persister dans sa nouvelle croyance, et nous arriverons à un argument qu’il croit être sans réplique et qui l’est en effet.

Il recueille à la sortie du prisme un faisceau de rayons rouges, il les isole de tous les autres et les étudie spécialement. Comme ils possèdent une réfrangibilité unique, ils contiennent une seule espèce de lumière simple et une seule chaleur élémentaire, c’est-à-dire deux radiations distinctes et superposées, si on attribue les deux propriétés à des causes différentes, et un seul rayon, si la chaleur et la lumière dérivent d’une cause unique. Dans le premier cas on pourra éteindre la radiation calorifique sans toucher à la radiation lumineuse, puisqu’elles sont indépendantes; dans le second, on ne pourra altérer la chaleur sans produire un effet égal sur la lumière, puisqu’elles sont deux manifestations d’un même rayon. Herschel n’avait plus qu’à faire passer les rayons rouges à travers une même lame transparente et à constater l’égalité ou l’inégalité des deux transmissions[9].

Avoir posé ce dilemme, c’est avoir fait connaître la seule méthode qui puisse amener une solution irrécusable de la question; malheureusement il eût fallu des expériences bien précises pour reconnaître l’égalité des extinctions lumineuses et calorifiques, et celles d’Herschel étaient très imparfaites : il répondit négativement et se prononça pour l’hétérogénéité des deux agens.

En résumé, Herschel avait fait de grandes découvertes et émis de grandes idées. Il avait proclamé la diversité des rayons calorifiques, et les avait distingués les uns des autres par leur différente réfrangibilité; il avait fait voir que le soleil, outre les radiations qui sont lumineuses, envoie des chaleurs qui n’ont pas de pouvoir éclairant, et ce sont les plus abondantes; celles-là sont les moins réfrangibles. Puis il avait montré que si on reçoit sur un verre un faisceau de rayons calorifiques et lumineux, il n’y a aucune relation entre la transparence et la transcalescence. Il avait ensuite posé une grande question philosophique, celle de savoir si la cause de la chaleur et de la lumière est la même, ou si elle est différente. Primitivement partisan de l’identité, il avait donné tous les argumens que l’on pouvait faire valoir pour la soutenir; il donna ensuite tous ceux qui la combattent, et termina par un dilemme qui remettait la question à l’expérience. Il fit cette expérience, il la fit mal, parce que ses appareils étaient mauvais; elle lui donna un résultat inexact, il conclut inexactement que la chaleur était distincte de la lumière.

Depuis l’année 1800, cette féconde et importante question fut abandonnée. D’autres préoccupations entraînèrent les savans, qui parurent oublier et le sujet et les études dont il avait été l’objet. Aussi voyons-nous peu à peu disparaître la notion de l’hétérogénéité de la chaleur. On étudie sa réflexion, sa diffusion, son absorption, son émission, sans se préoccuper de spécifier l’espèce particulière de chaleur que l’on emploie, et comme si elle n’avait aucune influence sur les résultats : des erreurs s’introduisent, des assertions inexactes sont acceptées, et la question arrive à un déplorable état d’obscurité, de confusion. Si de temps à autre quelques expériences intéressantes se produisent, elles demeurent stériles et ne reçoivent aucune explication.

Vers 1832, le célèbre Ampère, à qui la préoccupation des détails ne cachait point les idées générales, reprit la question qu’Herschel paraissait plutôt avoir abandonnée que résolue. C’est d’un point de vue très-élevé qu’il l’envisagea.

Des deux théories qui avaient essayé d’expliquer la lumière et qui pendant si longtemps avaient séparé les philosophes en deux camps, l’une, celle de Newton, venait d’être mise en contradiction avec les expériences; l’autre, que Descartes avait développée, expliquait et prévoyait toutes les propriétés de la lumière, et se faisait accepter de tous les physiciens. Ampère essaya d’établir sur des principes voisins une théorie de la chaleur.

On sait que la lumière est un mouvement. Ce mouvement prend naissance dans les corps lumineux, se propage à travers l’éther et I vient apporter à l’œil, en ébranlant le nerf optique, l’impression de la lumière. Ces actions sont comparables à celles du son, qui, se (développant dans les vibrations du corps sonore, se propage par l’air, et se perçoit par l’ébranlement de l’oreille. Seulement les vibrations lumineuses se font avec une immense rapidité, celles du son s’exécutent assez lentement pour être comptées; les premières se transmettent par un fluide extrêmement subtil, et les secondes par un corps plus grossier. Une autre analogie rapproche les qualités du son et celles de la lumière : les notes graves proviennent de vibrations lentes, les sons aigus dérivent de mouvemens plus vifs; dans la lumière, la rapidité plus ou moins grande des oscillations entraîne aussi la diversité des couleurs, les plus lentes vibrations donnent le rouge, les plus précipitées produisent le violet, et en général elles sont d’autant plus déviées par le prisme, qu’elles se font plus rapidement.

Cela posé, Ampère remarque que la chaleur rayonnante suit, dans les diverses modifications qu’elle éprouve, des lois identiques à celles de la lumière. Il en conclut que si l’on voulait exprimer la cause de ce fait par une théorie, il faudrait la trouver dans des vibrations de l’éther qui ne pourraient différer des ondulations lumineuses. Il admet dès lors que ces vibrations possèdent à la fois la propriété d’agir sur l’œil pour y développer l’impression lumineuse, et sur un thermomètre pour en élever la température; il conçoit des mouvemens rapides pour la chaleur et la lumière violette, des vibrations lentes produisant la lumière et la chaleur rouge, et des ondulations plus lentes encore et moins réfrangibles occasionnant les rayons obscurs.

Jusqu’ici Ampère et Herschel expriment au fond la même idée, mais ils la vêtissent différemment, avec les mots et les principes des théories qu’ils avaient acceptées. Ampère plaçant des vibrations où Herschel supposait des molécules lumineuses. Tous deux arrivent bientôt à la véritable difficulté, à savoir comment les chaleurs obscures ne sont pas lumineuses, et tous deux pensent qu’elles n’arrivent pas au fond de l’œil; la différence, c’est qu’Herschel supposait et qu’Ampère prouve. L’expérience qu’il décrit est très ingénieusement choisie.

Que l’on suppose un boulet de fer placé dans l’obscurité, s’échauffant peu à peu et d’une manière continue : il est d’abord obscur, quoique chaud, puis il devient rouge sombre, rouge clair, et enfin blanc. Pendant les diverses phases de l’expérience, il émet des chaleurs qui se transforment progressivement, et cela s’accorde avec l’idée d’Ampère, puisqu’il suffit d’admettre que les vibrations envoyées se précipitent peu à peu, et s’accélèrent sans changer de nature. Pendant toute la durée de l’expérience on a fait passer la chaleur émise à travers une couche d’eau, et on a observé l’effet produit sur un thermomètre situé derrière elle. L’action a été nulle tant que le boulet était obscur, elle est devenue sensible aussitôt qu’il est devenu lumineux. La chaleur obscure s’est donc peu à peu transformée en lumière; elle ne traverse l’eau qu’après cette transformation, et comme l’œil est un globe plein d’eau, elle n’arrive à la rétine et ne nous impressionne qu’au moment où elle prend une vitesse d’oscillation suffisante.

Des objections de détail contre cette théorie devaient encore se produire, mais elles ont été facilement réfutées.

Il était utile de passer en revue tous ces travaux et d’exposer toutes ces idées. Dans l’histoire scientifique d’un homme, il faut essentiellement comprendre l’état de la science quand il arrive, et le point où on la retrouve quand il disparaît; c’est seulement par la comparaison de ces deux époques que l’on juge avec connaissance de cause les résultats qu’on lui doit et le rôle qu’il a joué; c’est alors que l’on classe l’homme en appréciant les progrès qu’il a déterminés et les idées qu’il a répandues. Nous savons maintenant où en était la chaleur rayonnante quand arriva Melloni.


II.

Melloni naquit à Parme; il y fit ses études avec succès et montra dès ses premières années pour les sciences physiques un goût qui était une vocation. Il raconte lui-même que le spectacle de la nature, où d’autres ne trouvaient à son âge qu’un sujet de poétique contemplation, éveillait en lui le désir d’en connaître et d’en expliquer les lois. Le rôle que joue la chaleur excitait avant tout sa curiosité; l’écolier se posait des problèmes sur la fonction de cet agent dans le mécanisme du monde, et comme il n’en trouvait point la solution dans les ouvrages qu’il lisait, il ne cessait de la chercher dans ses méditations. C’est ainsi qu’il préludait aux occupations qui remplirent sa vie, s’abandonnant dès le jeune âge à une de ces impulsions providentielles dont on connaît, dont on a cité tant d’exemples.

Tout jeune encore et quand il quittait les bancs de l’université, Melloni reçut de ses maîtres, comme un témoignage de leur estime et une preuve des espérances qu’il faisait naître, l’honorable mission de professer la physique aux lieux mêmes où il l’avait apprise. L’histoire des sciences nous montre quelquefois des hommes à chaque instant détournés de leur but par les occupations que la société leur impose. Melloni n’eut point ce malheur; les devoirs de sa position étaient ses plus chers plaisirs, et les travaux qu’elle lui imposait le ramenaient sans cesse vers les méditations qu’il s’était choisies. Il profita de ses premiers loisirs pour commencer des expériences; mais il avait avant tout le goût et pour ainsi dire le besoin de la précision. Les appareils thermométriques qu’il avait à sa disposition ne satisfaisaient point ces tendances : il interrompit ses recherches et attendit.

Il y avait alors à Reggio un physicien éminent, c’était Nobili. Il avait une réputation européenne, et la méritait; il ne connaissait pas la jalousie trop souvent reprochée aux adeptes de la science, ni cette personnalité envieuse qui voit un ennemi dans chaque élève qui se fait célèbre. Il entretenait obligeamment une correspondance avec Melloni, l’encourageait en le conseillant, recevait l’avis de ses découvertes, qu’il publiait quelquefois lui-même en leur donnant le poids de son autorité et les faisant valoir par des éloges complaisans. Bientôt, l’abandon du disciple provoquant la confiance du maître, Melloni fut à son tour instruit des recherches de Nobili, et dans cet échange mutuel de confidences scientifiques, il apprit la découverte d’un appareil propre à étudier les lois de la chaleur rayonnante. C’est à l’habile emploi de cet instrument que Melloni doit son illustration, et la philosophie naturelle une de ses plus belles pages.

L’appareil inventé par Nobili a exercé une trop grande influence sur la destinée scientifique de Melloni pour que nous ne le décrivions pas avec quelque détail. On prend deux métaux particuliers, l’un est le bismuth, l’autre l’antimoine; on les façonne en barreaux allongés ayant la grosseur des aiguilles à tricoter, puis on les coupe en petites tiges à deux centimètres de longueur environ. Cela fait, on soude à l’extrémité d’un barreau de bismuth le bout d’un morceau d’antimoine; à celui-ci on soude un deuxième barreau de bismuth, et on continue ainsi de façon à former une chaîne continue dont les parties sont alternativement composées des deux métaux réunis bout à bout. On replie alors la chaîne sur ses soudures, on ramène le long du premier barreau de bismuth le morceau d’antimoine qui lui est soudé, sur celui-ci le deuxième cylindre de bismuth, et ainsi de suite. La chaîne finit par prendre l’aspect d’un faisceau dont tous les élémens sont couchés l’un sur l’autre; elle a la forme d’un paquet d’allumettes, et sur ses deux extrémités se rangent les soudures destinées à faire adhérer entre elles les diverses aiguilles des deux métaux réunis. Les deux bouts de cette chaîne sont alors mis en communication par un fil métallique auquel on peut donner telle longueur que l’on veut.

Cet instrument jouit d’une très remarquable propriété : quand on garantit l’une de ses faces de tout rayonnement, et que l’on fait tomber sur l’autre la chaleur émanée d’un foyer quelconque, il devient une pile de Volta : un courant d’électricité prend naissance, circule dans les parties hétérogènes qui constituent la chaîne et se prolonge dans le fil métallique qui en joint les extrémités.

Voilà donc un effet produit par la chaleur; elle donne naissance à un courant d’électricité; quand elle est intense, le courant est énergique; quand elle diminue, il décroît; quand elle cesse, le courant disparaît, et on comprend que si on peut trouver un moyen de mesurer l’intensité du courant électrique développé dans ces circonstances, on aura par cela même un procédé pour en mesurer la cause, c’est-à-dire la quantité de chaleur qui échauffe la pile.

Or il est un moyen général et très simple d’apprécier la force d’un courant électrique, c’est de placer dans le voisinage du fil métallique qui réunit les deux bouts de la pile une aiguille aimantée : quand un courant traverse le fil, l’aiguille est impressionnée et se déplace; s’il est fort, la déviation est considérable; s’il diminue, elle décroît; s’il est nul, la déviation disparaît. L’aiguille aimantée que l’on emploie est ordinairement disposée dans un appareil construit à cet effet et que l’on nomme galvanomètre.

On peut dès lors ne pas se préoccuper de l’électricité qui sert pour ainsi dire de lien entre l’effet obtenu et la cause que l’on veut apprécier, on peut s’arrêter aux deux phénomènes extrêmes et dire : Quand la chaleur arrive sur une des faces de la pile, l’aiguille aimantée du galvanomètre se déplace, et le moyen de constater et de mesurer la chaleur qui tombe sur la pile, c’est de constater et de mesurer le déplacement qu’elle imprime à l’aiguille aimantée.

Melloni, nous l’avons dit, n’avait point inventé cet appareil : il le devait à Nobili; il n’avait point découvert l’influence de l’électricité sur l’aiguille aimantée : c’est OErsted qui l’avait reconnue le premier; mais il sut, en s’emparant de résultats jusqu’alors inutiles, créer des applications qui n’étaient point soupçonnées. Il ne recula ni devant les dépenses lourdes que nécessitaient des essais nombreux, ni devant l’ennui de tentatives souvent stériles. Il rencontra des artistes ingénieux qu’il forma et ne découragea point; il donna à son appareil une forme élégante et presque coquette. A chaque besoin des expériences, il fit correspondre un mécanisme qui les facilite et les mesure; il s’attacha surtout à obtenir une sensibilité extraordinaire, et il y réussit au point qu’elle gêne les expérimentateurs moins habiles qu’il ne l’était lui-même. Melloni avait doté dès lors la physique d’un œil qui voit la chaleur, qui peut en accuser les plus insensibles traces et en mesurer toutes les variations; il ne fallait plus que de la patience pour en étudier toutes les lois. : Melloni se mit à l’œuvre.

Veut-on démontrer que la chaleur se propage avec une grande vitesse, on dispose la pile dans une chambre vis-à-vis d’une lampe que l’on couvre d’abord par un écran : au moment même où l’on enlève cet obstacle, l’aiguille se met en mouvement. Un thermomètre n’aurait commencé ses indications dans un essai semblable qu’au bout d’un temps assez long. Veut-on savoir si le rayonnement se transmet à travers les corps transparens, on intercale entre la lampe et la pile ou un carreau de verre, ou une lame de glace, ou une petite caisse de verre remplie d’eau froide, et cette expérience, conduite comme la précédente, accuse à l’instant la transmission de la chaleur à travers le corps interposé.

L’appareil imaginé par Nobili, mais perfectionné par Melloni, se prête, on le voit, aussi bien que les anciens instrumens thermométriques à montrer que la chaleur se propage, se réfléchit, se transmet, se réfracte comme la lumière; mais il a sur eux des avantages précieux, il a des mouvemens tellement subtils, que l’on ne peut apprécier aucun intervalle entre le moment où le rayon est lancé et celui où son effet se montre. Il a tellement de précision dans ses indications, que si l’on agite périodiquement la flamme d’une bougie qui l’influence, on voit périodiquement se déplace» l’aiguille; il a tant de sensibilité, que les moindres courans d’air, les rayonnemens calorifiques les plus imperceptibles sont indiqués par les effets qu’ils développent. Si vous vous approchez de la pile, le galvanomètre vous accuse; si votre main la touche, il bondit; la lune elle-même, qu’un préjugé généralement adopté considère comme une source de froid, envoie sur l’appareil de Melloni assez de chaleur pour l’affecter.

On comprend aisément quelle révolution fit dans les études sur la chaleur un instrument si impressionnable. Quand Herschel voulait mettre en mouvement de quelques fractions de degré des thermomètres d’une exquise sensibilité, il lui fallait un large poêle, un boulet de fer rougi, un vaste feu de charbon, sources bien incommodes et à peine suffisantes d’une chaleur variable. Melloni les remplace par des foyers simples, portatifs, délicats, fournissant une chaleur égale et de qualité identique. C’est une lampe de petit format, à mèche carrée, dite de Locatelli; c’est une flamme d’alcool, un vase plein d’eau qui bout, ou une lame de cuivre chauffée à l’esprit de vin; on les place ou on les enlève, on les allume ou on les éteint, on les change ou on les remplace, et les expériences se font simplement, rapidement, sans dépenses et sans ce cortège de soins ennuyeux ou de préparations grossières, quelquefois forcées, mais toujours pénibles.

Possédant enfin l’appareil qu’il avait tant rêvé, touchant le but qu’il s’était proposé, le physicien de Parme venait de commencer, avec Nobili, d’importantes recherches, quand des événemens d’un autre ordre apportèrent à ses travaux une funeste interruption. Italien, jeune, aussi inflexible dans ses opinions politiques que dans ses convictions scientifiques, Melloni fut entraîné dans les mouvemens qui suivirent la révolution de 1830. Contraint d’abandonner sa chaire, il se réfugia en France : « J’emportais avec moi, dit-il, mon appareil thermoscopique, dont je prenais autant de soin que le spéculateur du faible capital sur lequel repose l’espoir de sa fortune. »

Alors commença pour lui une vie plus pénible, et qu’il n’avait point encore connue; alors vinrent les privations, les luttes contre les nécessités de l’existence et contre l’inattention des hommes de science dont il dérangeait les vues. Il résista avec un courage qui ne s’est jamais démenti, poursuivant son but avec le zèle de ses premières années, soutenant ses idées avec obstination, s’abandonnant à un esprit de discussion que la nature avait fait ardent, que l’infortune rendit quelquefois injuste. Une certaine communauté d’opinions, jointe à celle des études qu’ils cultivaient tous deux, rapprocha Melloni d’Arago. L’illustre secrétaire de l’Académie des sciences avait l’âme aussi bienveillante qu’il avait l’esprit élevé; il offrait ses services aussi aisément que ses conseils, et prodiguait les bienfaits comme les encouragemens; il comprit ce que valait Melloni, et crut de son devoir de rouvrir au savant exilé sa carrière interrompue : il le fit nommer professeur de physique au collège de Dole. Cependant les nécessités du physicien ne se bornent pas aux satisfactions de la vie matérielle; il lui faut un cabinet bien peuplé d’appareils de recherches, il a besoin d’artistes qui puissent les exécuter avec précision, et Melloni s’aperçut bientôt qu’il était chargé d’enseigner la physique sans avoir un instrument pour la démontrer; il prit patience, amassa quelques épargnes, et partit pour Genève.

Genève offrit abondamment à Melloni toutes les ressources qu’il n’avait point trouvées à Dole; il termina rapidement ses premières et ses plus remarquables recherches, et, pressé d’en recueillir le fruit, il revint à Paris communiquer à l’Institut le premier de ses mémoires. Les vues développées dans cet important travail étaient par malheur en désaccord avec des idées qu’une longue habitude avait rendues respectables. Melloni proposait l’introduction d’un appareil nouveau dont on ne connaissait ni la valeur ni l’exactitude; ses idées avaient le tort de toutes les innovations; elles eurent à l’origine le destin des découvertes inattendues. Des objections furent présentées, des dénégations se produisirent, et la commission nommée pour l’examen des travaux de Melloni, comprenant la responsabilité qui pesait sur elle, fit attendre le rapport que l’auteur réclamait avec une impatience extrême. Il résolut alors de se passer du suffrage qu’il avait sollicité, et publia ses travaux. Ce qu’il faut regretter, ce ne sont point les sages lenteurs de l’Académie, ce n’est pas cette résolution de Melloni : chacun était dans son rôle, Melloni comme l’Académie; ce qu’il faut regretter, c’est un ressentiment injuste que Melloni n’a pas caché et qu’il n’a jamais oublié.

Les publications de Melloni furent lues par les savans français comme par les savans étrangers, et accueillies avec une extrême faveur. Les mémoires qui les suivirent, confirmant la réputation de l’auteur, achevèrent de convaincre les corps savans, et l’Académie chargeant une nouvelle commission de l’examen général de ces mémoires, M. Biot accepta le rôle de rapporteur. Si Melloni avait eu primitivement, ce dont il est permis de douter, des motifs pour se plaindre, il eut cette fois des raisons incontestables pour se féliciter; il put attendre avec confiance le jugement du rapporteur. Le public comptait sur un chef-d’œuvre, et son attente ne fut pas trompée.

Mieux renseigné que personne sur les travaux antérieurs, habile surtout dans la discussion et l’appréciation des expériences délicates, M. Biot avait sans doute été attentif aux procédés employés par Herschel, et ce qu’ils laissaient à désirer au point de vue de l’exactitude ne lui avait point échappé. Dès lors, ce qu’il devait étudier spécialement dans les résultats soumis à son examen, c’était leur degré de précision. Là était en effet la question capitale, car, s’il avait reconnu. dans les mesures de Melloni quelque imperfection notable, il eût considéré les conséquences qu’on en tirait comme hasardées. Il se condamna dès lors à une revue minutieuse des appareils et des procédés, et, ne se contentant pas d’accepter les assertions de l’auteur, il ajouta des problèmes nouveaux à ceux qu’il avait résolus; il lui demanda des séries entières d’expériences, les soumit au calcul, et ne se déclara satisfait qu’après avoir constaté un accord rigoureux entre les résultats de l’expérience et ceux de la théorie. Une fois convaincu de la précision des moyens d’observation, de l’exactitude des faits annoncés, M. Biot en fit ressortir toute l’importance, et couvrit de son autorité toutes les découvertes qu’il avait vérifiées avec tant de patience et d’abnégation.

S’il est un regret que l’on puisse exprimer après la lecture d’un rapport aussi complètement admirable, c’est que M. Biot, se retranchant dans une modestie dont il avait bien le droit de s’affranchir, ait décliné la tâche d’apprécier les travaux antérieurs comme il avait apprécié ceux de Melloni. « Outre qu’il est toujours assez périlleux, nous dit-il, de fixer la part des inventeurs dans une science qui marche, ce que chacun ne peut jamais faire que dans la limite d’idée personnelle, il serait comme impossible de remplir cette tâche avant d’avoir fait connaître tout ce que les découvertes de M. Melloni apportent d’élémens nouveaux dans cette appréciation, et les physiciens l’achèveront aisément quand nous les aurons fait connaître. » Malheureusement les physiciens ne possèdent pas tous au même degré l’érudition que M. Biot paraît leur accorder; cela est si vrai, que l’opinion générale fait honneur à Melloni de tout ce qu’on sait sur la chaleur rayonnante, et que cette opinion, consacrée par la plupart des traités de physique, constitue pour Herschel en particulier une injustice qu’il n’est pas convenable de laisser subsister.

Il est temps de suivre maintenant Melloni dans le détail des expériences qu’il a faites et dans les conclusions qu’il en a tirées. On pourra remarquer que sa méthode diffère essentiellement de celle qu’avait adoptée Herschel; il commence précisément par où son devancier finissait, nous le verrons finir par où avait commencé Herschel, et l’opposition des deux méthodes sera pour nous le sujet de remarques qui ne manqueront pas d’intérêt.

Melloni présente une des faces de sa pile au rayonnement de la lampe de Locatelli ; il mesure la déviation qu’il communique à l’aiguille aimantée; puis, sans toucher à la pile, sans déranger la lampe, il intercale entre elles une lame mince de verre; elle éteint une portion de la chaleur envoyée, elle laisse passer l’autre, et naturellement l’effet observé sur l’aiguille se montre sensiblement diminué. Si la nouvelle déviation était la moitié de la première, on admettrait que la moitié de la chaleur a passé ; si elle était réduite au tiers, on dirait que le tiers des rayons envoyés a été transmis, et en général le rapport des déviations mesurées dans les deux cas marquera la proportion de chaleur qui a franchi la lame. On trouve, dans le cas du verre, que cette proportion est supérieure à la moitié du rayonnement total.

Cela posé et conservant les mêmes dispositions de l’expérience ainsi que le même verre, Melloni enlève la lampe et la remplace par un vase rempli d’eau bouillante; rien n’est changé que la source calorifique, mais tout est transformé dans le résultat; aucune trace de la nouvelle chaleur ne pénètre le verre.

L’expérience que nous venons de raconter en détail est le type de toutes celles que Melloni a exécutées. Voulant accumuler des résultats très nombreux pour les passer tous en revue dans une discussion minutieuse, il s’est mis à la recherche de substances transparentes diverses prises dans les produits des arts ou dans la nature, diaphanes comme le verre ou obscurcies comme le cristal de roche enfumé ou colorées comme les vitraux. Il les a fait tailler en lames d’épaisseurs égales, et a répété sur chacune d’elles les épreuves auxquelles il avait soumis le verre, puis il a réuni tous les résultats dans un tableau synoptique. Ce sont là, j’en conviens, les expériences d’Herschel, mais plus nombreuses, mais exactes, exécutées avec des substances mieux choisies, et qui vont fournir bientôt des élémens irrécusables à la discussion.

Le premier coup d’œil que l’on jette sur le tableau synoptique tracé par Melloni montre des irrégularités inattendues : des corps bien transparens sont à peine perméables à la chaleur, pendant que des substances noircies que la lumière ne franchit pas se laissent traverser par des chaleurs convenablement choisies. Tous les résultats obtenus avec la lampe à huile se transforment quand on la remplace par la lampe à alcool ou tout autre foyer. Les différences, les complications se multiplient, et aucune loi simple ne se révèle. C’est de ce dédale que Melloni va sortir. Nous ferons porter la discussion sur l’exemple particulier que nous avons décrit, et nous la réduirons à deux points essentiels : l’hétérogénéité des chaleurs émises par les divers foyers calorifiques, et la diversité des actions exercées sur elles par un même corps.

Nous voyons d’abord le verre arrêter la chaleur d’eau chaude et transmettre en partie celle de la lampe à huile, c’est-à-dire exercer dans les deux cas une action inégale, ce qui ne pourrait avoir lieu si les deux chaleurs étaient identiques, ce qui permet de conclure qu’elles ne sont pas les mêmes. Et comme la généralité des expériences a étendu la même propriété à tous les foyers calorifiques, il faut généralement admettre que chacun de ces foyers émet un rayonnement spécial qui ne doit pas se confondre avec celui d’un foyer différent. Ainsi se trouve établie la notion de l’hétérogénéité des chaleurs émises, et sans faire pour le moment aucune hypothèse, on peut dire qu’il doit exister dans la nature des espèces très diverses de rayons, caractérisées chacune par des propriétés personnelles, mais possédant toutes indistinctement le pouvoir de chauffer les corps. Tous sont des rayons de chaleur. Si on les réunissait tous, on aurait l’ensemble des chaleurs naturelles confondues en un même faisceau; si on les superpose partiellement en groupes ne contenant qu’une partie seulement des diverses chaleurs naturelles, on aura les divers rayonnemens émis par les diverses sources; mais combien y a-t-il d’espèces différentes ? quelle est la propriété physique qui les caractérise ? C’est ce que les expériences ainsi dirigées ne permettent pas d’établir.

Melloni considère en second lieu les mêmes expériences à un autre point de vue ; il remarque que le verre laisse passer la chaleur de la lampe et éteint celle de l’eau chaude; il agit inégalement sur les diverses espèces de rayons calorifiques, et toutes les autres substances se comportent d’une manière identique; elles décomposent pour ainsi dire les flux calorifiques qu’elles reçoivent, font un choix de certains rayons qu’elles éteignent, de certains autres qu’elles laissent passer, se montrant opaques ou mieux athermanes pour les premiers, diaphanes, c’est-à-dire diathermanes, pour les autres.

Melloni avait donc montré l’existence de diverses espèces calorifiques et l’action spéciale qu’elles éprouvent sous l’influence des corps qui les reçoivent. Cependant il ne lui suffisait point d’avoir fait ces deux importantes remarques : il fallait expliquer à la fois ce qui fait cette diversité des chaleurs et ce qui produit cette action élective des corps sur chacune d’elles. Pour arriver à cette explication, Melloni a judicieusement pensé qu’il fallait continuer le parallèle déjà commencé entre la chaleur et la lumière, chercher des analogies entre les deux agens et fixer les idées sur les diverses espèces de chaleur en les comparant aux diverses espèces de lumière. Voyons donc comment se produisent et s’expliquent les phénomènes lumineux du même ordre.

Le soleil émet un faisceau de rayons lumineux composé, et qu’on peut séparer en ses élémens simples, si on les dirige à travers un prisme. On trouve alors que les lumières élémentaires sont en nombre infini, et qu’elles affectent nos yeux d’impressions spéciales variant progressivement du rouge extrême au violet foncé, mais qui peuvent se rapporter aux sept types principaux des couleurs prismatiques. Or ce qui distingue ces élémens lumineux, c’est précisément leur coloration; c’est en la nommant que l’on spécifie et que l’on fait connaître l’espèce particulière de lumière simple que l’on veut désigner.

Si après le soleil on étudie les flammes ou les lumières quelconques envoyées par les objets, on les trouve encore composées des mêmes rayons élémentaires, séparables par le prisme; mais ce qui les distingue de la lumière blanche, c’est qu’elles ne renferment pas les mêmes proportions de couleurs simples; il est des lumières qui envoient un excès des élémens rouges, elles apparaissent avec une teinte dominante rouge; d’autres sont vertes ou bleues quand elles émettent des proportions excessives de ces teintes, et en général, quand une couleur domine dans le mélange des rayons simples envoyés à l’œil, son effet domine dans l’impression. C’est à ces différences dans la composition élémentaire de la lumière totale qu’il faut attribuer la coloration des flammes de Bengale, des fusées d’artifice, des feux colorés que la chimie nous enseigne à préparer, et en général des lumières envoyées par les fleurs ou les objets peints.

Après cet exposé des phénomènes lumineux, Melloni se laisse guider par les analogies : il admet que les élémens calorifiques sont, comme les élémens lumineux, en nombre infini, et qu’ils diffèrent l’un de l’autre par un caractère analogue à la couleur, et qu’il nomme thermochrose ou coloration calorifique, qualité que nous percevrions indépendamment de la lumière, si un organe particulier nous était donné. Quant aux divers foyers de chaleur, ils émettront des faisceaux de rayons diversement composés d’une infinité de rayons élémentaires, mais dans lesquels se trouveront en proportion dominante certains rayons d’une thermochrose particulière, et ces différentes constitutions des flux émanés de diverses sources expliqueront aisément les diverses propriétés qu’ils présentent.

Pour reconnaître l’exactitude de ce rapprochement, il suffit d’étudier l’effet optique des verres colorés. Si l’on place un verre rouge devant les yeux, tous les objets extérieurs deviennent rouges; si on interpose un verre bleu, ils prennent une couleur bleue, et quand on observe le passage des rayons du soleil à travers une fenêtre garnie de vitraux colorés, on les voit sortir avec la couleur propre à chacun des verres qu’ils ont traversés. C’est que ces verres ne transmettent pas avec une égale facilité tous les élémens de la lumière solaire. Il en est qui absorbent tous les rayons, à l’exception du rouge, d’autres qui éteignent toutes les couleurs qui ne sont pas vertes : chacun d’eux choisit dans une radiation multiple certains rayons amples qu’il transmet et certains autres qu’il arrête, et par suite le faisceau qui était blanc au moment de-son entrée est coloré à l’instant de sa sortie. Il arrivera ainsi qu’un verre rouge transmettra la lumière d’une flamme rouge et éteindra celle d’un feu vert, et en général il sera transparent ou opaque pour des lumières de coloration semblable à la sienne ou différente. Melloni suppose que les lames sont thermocolorées pour la chaleur comme les vitraux sont colorés pour la lumière, et dès lors elles doivent être perméables aux chaleurs de même thermochrose qu’elles et infranchissables aux sources dont la coloration calorifique est opposée.

Nous n’avons voulu que résumer succinctement ces principes sans suivre l’auteur dans l’examen particulier des effets de chaque substance sur chaque source calorifique; mais ses mémoires contiennent une telle accumulation de preuves, que s’il est possible de reprocher quelque chose à Melloni, c’est de les avoir trop multipliées. Nous citerons cependant quelques vérifications que ces idées théoriques ont inspirées, et qui les justifient de la manière la plus heureuse.

Quand la lumière du soleil est reçue sur un verre rouge, elle se dépouille dans son passage de tous les rayons de coloration contraire, subit un affaiblissement considérable et se réduit, quand elle sort, à un faisceau qui renferme tous les rayons rouges de la lumière incidente; or ceux-là sont aptes à traverser un second et un troisième verre de même espèce sans y être éteints. Cette action peut être grossièrement assimilée au tamisage d’une poudre à travers plusieurs toiles identiques : la première retient les fragmens de grosse dimension, et les grains qui la traversent passent aussi à travers toutes les autres. Il y avait longtemps que Delaroche avait prouvé le même résultat pour la chaleur. Celle qui a traversé une première lame de verre passe plus aisément à travers une seconde et une troisième.

Toutefois, si on vient à superposer deux verres rouge et vert, on constitue un ensemble que la lumière ne peut franchir, car le second éteint ce que le premier transmet : ainsi dans la chaleur on peut réunir un morceau d’alun et un cristal de roche noir, et tous deux forment un système impénétrable aux rayons calorifiques.

Voilà certes et des expériences complètes et une discussion bien approfondie. S’il est vrai de dire qu’Herschel et Melloni se sont ren- contrés sur le même sujet pour arriver à des résultats généralement concordans, ce qui enlèverait à Melloni le mérite de l’invention, il faut au moins accorder à celui-ci la supériorité que prennent des expériences précises sur des essais approximatifs; il faut en outre remarquer qu’Herschel est loin d’avoir déduit de ses observations toutes les conséquences qu’elles renfermaient. — Après avoir été éclairés par la vive lumière qu’a répandue Melloni sur ces phénomènes compliqués, nous trouvons dans les résultats d’Herschel tous les élémens de la discussion précédente, et nous inclinons naturellement à penser que les idées qu’elle nous a données étaient aussi claires dans l’esprit de l’astronome anglais que dans le nôtre. En cela, nous pouvons être mauvais juges, et c’est ce que l’on perd trop souvent de vue dans ces sortes de débats sur la priorité des découvertes. Ce qui le prouve jusqu’à un certain point dans l’exemple présent, c’est l’oubli dans lequel étaient tombées ces expériences d’Herschel, oubli qui atteint rarement les principes bien établis et clairement exprimés.

La notion de thermochrose établie par Melloni paraît, nous devons en convenir, aussi naturelle que facile à comprendre. Il y a cependant quelques raisons pour regretter qu’elle ait été introduite, d’autant que l’on pouvait exprimer les phénomènes d’une autre manière qui aurait eu pour elle l’avantage d’une plus grande simplicité.

Quand on étudie la lumière, on l’analyse avec les yeux, et on en différencie les espèces par la diversité des impressions qu’elles produisent : leur couleur est ici un caractère appréciable, une propriété physique que chacun saisit; mais il n’en est point de même dans la chaleur. Nous sommes aveugles sur ce point, et la notion de couleur calorifique n’existe que dans notre esprit, où elle prend naissance par une généralisation philosophique fondée sur l’analogie, et qui n’est établie sur aucun caractère physique apprécié. On pouvait au contraire remarquer, d’après Newton, que chaque lumière simple éprouve, en traversant un prisme, une déviation spéciale qui la sépare de toutes les autres, tellement que nous avons pour la définir une autre propriété que sa couleur : nous avons sa réfrangibilité, c’est-à-dire une propriété physique indépendante de nos sens et des illusions ou des imperfections de l’œil. Cette manière de définir un rayon de lumière s’applique avec le même degré de rigueur et absolument la même signification à un rayon de chaleur. L’expérience primitive d’Herschel a démontré qu’un flux calorifique se sépare comme un flux lumineux en traversant le prisme, et se résout en une infinité de radiations diversement déviées, dont chacune a pour propriété spéciale une réfrangibilité distincte qui peut servir à la définir.

En disant avec Melloni qu’il y a des chaleurs d’un thermochroïsme différent, on exprime une qualité que l’on conçoit, mais qui ne se réalise point, et qui ne pourrait être perçue qu’avec un organe dont nous ne sommes point doués. En établissant au contraire leur distinction sur la réfrangibilité particulière de chacune d’elles, on les représente sans qu’il reste aucun vague par une propriété saillante et toujours observable. Alors il sera permis de remarquer que certaines d’entre ces chaleurs accompagnent les rayons rouges, bleus ou verts, et on pourra les nommer chaleurs rouge, bleue ou verte, sans attacher à ces mots d’autre sens que celui qui résulte de l’identité de direction.

En suivant ces idées, la tâche de l’expérimentateur eût été singulièrement simplifiée. On aurait pu prendre en particulier chacune des chaleurs simples, fournie par un prisme, et on aurait montré dans quelle proportion elle se propage ou s’éteint à travers une substance, et quand on aurait ainsi apprécié l’effet individuel de chacune d’elles, on aurait connu l’effet total exercé par la substance employée sur l’ensemble des rayons calorifiques. Au lieu de cette marche, qui part du simple pour arriver au composé, Melloni partit du cas complexe; il fit tomber sur une lame le flux tout entier des rayons de chaleur, c’est-à-dire l’ensemble de tous les rayons dont les uns sont rouges, violets et en général lumineux, et dont les autres sont obscurs; chacun d’eux éprouva une action spéciale, et du résultat général Melloni ne put que très péniblement déduire les actions individuelles éprouvées par chaque rayon.

Cette critique nous est aujourd’hui facile; elle serait bien injuste si elle signifiait un blâme, car si nous la pouvons faire, c’est grâce aux travaux de Melloni lui-même. Quand on commence des recherches sur les sujets que l’on connaît peu, la marche que l’on doit suivre ne se présente pas toujours la première. On est entraîné souvent en aveugle par l’enchaînement des découvertes qui se suivent. Et quand tous les faits ont été observés, que le moment de les coordonner arrive, alors seulement on s’aperçoit qu’au lieu de la route que l’on a si laborieusement parcourue, il existe un chemin plus droit que l’on se reproche de n’avoir point suivi. C’est ce qui arriva à Melloni, et plus d’une fois. Ce n’est qu’après avoir avancé beaucoup ses études qu’il revint à l’expérience d’Herschel. Il la refit, et en la perfectionnant grandement; mais, pour faire comprendre la valeur de ses perfectionnemens, nous devons faire connaître une de ses plus heureuses découvertes.

La nature ou les arts nous livrent une quantité considérable de substances absolument pénétrables aux rayons lumineux : nous les appelons transparentes; elles n’éteignent aucune des lumières, et leur interposition entre l’œil et les objets extérieurs n’en diminue aucunement l’éclat : tels sont le verre et l’eau. Jusqu’à Melloni, on n’avait rencontré aucun corps qui fût doué de la transparence calorifique, disons mieux, de la transcalescence; les plus purs à l’œil éteignent une très grande proportion des chaleurs solaires, comme Herschel, comme Melloni l’avaient démontré, si bien que ces deux ordres de phénomènes paraissaient entièrement indépendans. Heureusement Melloni parcourut avec une patience louable toutes les substances connues et rencontra le sel gemme, qui se laisse également pénétrer par tous les rayons, qui agit sur la chaleur comme les verres transparens sur la lumière. C’est le seul qui offre cette propriété d’une manière à peu près absolue.

Cette découverte fut une bonne fortune pour Melloni; elle lui causa une joie qu’il aimait à raconter, car elle était le point de départ de travaux plus importans que lui ou ses successeurs devaient exécuter. Il vit clairement que l’expérience d’Herschel était incomplète. Ce physicien avait en effet décomposé la chaleur avec un prisme de verre; mais, comme cette substance est thermocolorée, elle arrête au passage une notable portion du rayonnement primitif, et ceux des rayons que l’on retrouve à la sortie ne sont point la totalité de ceux qui étaient dirigés sur l’appareil. « On trouverait certainement absurde, dit Melloni, le procédé de celui qui voudrait comparer entre elles les intensités relatives des élémens lumineux séparés au moyen des différences de réfraction d’un prisme de verre fortement coloré en bleu ou doué de toute autre coloration énergique; c’était tout juste l’œuvre que l’on avait accomplie jusqu’alors en étudiant la distribution de la chaleur sur les spectres donnés par les prismes ordinaires... Il fallait évidemment décomposer le rayon solaire avec le prisme de sel gemme, qui, étant perméable à toute espèce de radiation calorifique, constituait, pour ne pas sortir de notre comparaison, le verre blanc de la chaleur[10]. »

Melloni fît cette expérience, elle confirma tout ce qu’avait reconnu Herschel, elle ajouta même aux résultats obtenus par l’astronome anglais des résultats nouveaux. Il se trouva que ceux des rayons qu’arrêtait le prisme de verre sont précisément ceux de la chaleur obscure, et qu’Herschel, loin d’en avoir mis en évidence la totalité, en avait arrêté au passage la plus notable partie. Melloni les vit se prolonger dans l’espace obscur qui borde le rouge, et put s’assurer que la moitié au moins de la chaleur totale du soleil était obscure. C’est cette partie que le verre, l’eau et l’alun arrêtent si aisément, tandis que ces substances sont pénétrées par les chaleurs lumineuses aussi aisément que par la lumière elle-même.

Nous arrivons à une question qui a tenu une grande place dans les études de Melloni; il s’agit de l’identité des causes qui produisent les effets lumineux et calorifiques. Il y a cela de remarquable, qu’Herschel et Melloni ont d’abord embrassé une opinion pour se convertir ensuite à la croyance opposée; mais il y a cette différence entre eux, que le premier quitta la vérité pour accepter l’erreur, tandis que le second soutint l’erreur, mais pour en sortir. Nous avons vu Herschel produire dans sa première phase des argumens qu’il combat dans la seconde; nous trouvons maintenant Melloni dans une situation identique, au sens près, — et comme si la matière des raisonnemens avait été épuisée par Herschel, Melloni les reproduit, les discute, les soumet au contrôle de l’expérience, et ne quitte le sujet qu’après avoir fait disparaître l’incompatibilité apparente des faits et de la théorie d’identité.

«...Ces vues théoriques, dit Melloni, paraissent les seules admissibles dans l’état actuel de la science; si l’on voulait en embrasser d’autres, il faudrait, suivant les principes de la philosophie naturelle, démontrer d’abord l’impossibilité de rallier à une cause unique tous les faits qui constituent les sciences de l’optique et de la chaleur rayonnante. Cependant, malgré les analogies qui se rencontrent entre deux sciences si voisines, malgré les actions communes auxquelles les deux agens se soumettent, nous voyons des différences se produire, et les mêmes corps se comportent quelquefois d’une manière complètement opposée sur les deux espèces de radiations. Cette opposition ne suffit-elle point pour donner le droit d’admettre que la chaleur rayonnante est un agent distinct de la lumière[11] ? » Cette question, on se le rappelle, était une de celles qu’avait agitées Herschel. Melloni, après l’avoir posée, répond : « On le dirait au premier abord, et j’ai été moi-même de cet avis pendant longtemps; » mais après un examen attentif il explique ces différences par un raisonnement que nous avons déjà trouvé sous la plume de son devancier. Je cite textuellement Melloni :

« Imaginons trois milieux parfaitement incolores, — l’un perméable à toute sorte de rayons, l’autre perméable aux rayons lumineux et à une partie des rayons obscurs, l’autre enfin perméable aux seuls rayons lumineux.

« Il est facile de se convaincre que ces trois milieux si limpides et privés de toute couleur apparente auront, relativement à la somme des radiations lumineuses et des radiations obscures, des propriétés de coloration très distinctes, car le premier sera un corps. Véritablement incolore pour la série entière des rayons, le second constituera une substance colorée par rapport au groupe des rayons obscurs, et le troisième sera un milieu opaque à l’égard de ces derniers rayons, malgré sa transparence parfaite par les radiations lumineuses. Tous trois agiront inégalement, mais cette inégalité résultera d’actions égales sur les rayons lumineux et inégales sur les rayons obscurs[12]. »

Dans toutes les questions controversées, il y a toujours certains points délicats sur lesquels les opinions se rencontrent. Il y a deux argumens qui se combattent et deux conclusions opposées qui s’en déduisent. Ce sont ces points qui méritent l’attention la plus spéciale. Nos deux physiciens sont arrivés chacun à ce moment critique, à ces deux argumens qu’ils produisent chacun de son côté, à ce dilemme qui va décider la conclusion, et chacun d’eux hésite pendant si longtemps, qu’à deux époques séparées de leur existence ils admettent alternativement l’une et l’autre des solutions. C’est donc là le nœud qu’il faut trancher, et Melloni le fait nettement par des épreuves irrécusables. Je cite la plus simple.

Il examine l’effet que produit une lame d’alun sur les rayons calorifiques obscurs, et il reconnaît qu’elle les arrête tous indistinctement. Alors il tamise à travers cette lame le rayonnement envoyé par une lampe, et le faisceau qui en sort se réduit à un ensemble de couleurs lumineuses dépouillées de tout rayon obscur. Ce faisceau peut être dirigé sur des verres transparens, et il les traverse en totalité sans éprouver aucun affaiblissement dans son intensité lumineuse ou dans son intensité calorifique. Toute inégalité entre les deux effets a disparu : la transcalescence est devenue égale à la transparence.

Pour ne point quitter ce sujet sans avoir épuisé toutes les réponses que l’expérience peut nous donner, il convient de rappeler le dilemme par lequel Herschel terminait ses recherches. Nous le généraliserons ainsi. On peut prendre à la sortie du prisme les radiations qui suivent une direction déterminée, celle des couleurs rouges ou jaunes ou bleues, pourvu qu’on les isole avec soin de celles qui les précèdent et de celles qui les suivent. Dans la direction choisie, il peut se faire qu’il y ait un seul rayon ayant à la fois la propriété calorifique et le pouvoir lumineux, ou bien il peut se trouver deux rayonnemens distincts, l’un produisant la lumière, l’autre la chaleur. Dans le premier cas, on ne pourra jamais affaiblir l’effet optique sans exercer une action égale sur l’effet calorifique; dans le second, au contraire, il sera possible d’éteindre la lumière sans toucher à la chaleur, puisque dans la direction considérée il y aurait deux rayons distincts. Or les expériences ont-été reprises sur ce point et dans cet esprit; on faisait passer le rayon à travers un verre, on mesurait par des appareils d’optique l’affaiblissement de la lumière, on cherchait avec la pile de Melloni la diminution de la chaleur : on a toujours trouvé les deux effets égaux.

Il ne reste plus maintenant aucune objection sérieuse à faire contre la théorie de l’identité des causes qui produisent les effets lumineux et calorifiques; mais il convient d’examiner encore certaines observations générales et de faire connaître des faits d’un autre ordre qui complètent ce vaste sujet. Le spectre lumineux qu’avait étudié Newton commence au rouge et finit au violet, mais il n’a pas dans toute son étendue une égale visibilité; les deux extrémités sont très sombres, et le pouvoir éclairant qui s’y manifeste à peine se développe et s’accroît peu à peu quand on marche de ces limites à la partie moyenne, où se place le jaune et où se trouve le maximum d’éclairement.

Nous savons maintenant, au moins nous admettons, que chacun des rayons simples qui s’étalent ainsi possèdent, en même temps que la propriété d’affecter l’œil, celle de chauffer les objets, et quand nous étudions les variations de cette nouvelle propriété, nous voyons qu’elle commence au violet, qu’elle croit progressivement jusqu’au jaune, mais que, loin de diminuer au-delà de cette couleur, elle continue sa marche ascendante jusqu’à une grande distance du rouge, pour diminuer enfin et s’éteindre à son tour.

En même temps que l’on étudiait les propriétés calorifiques des rayons, d’autres expériences, entreprises dans une pensée différente, conduisaient à des découvertes intimement liées à celles d’Herschel. On chercha s’il n’existait pas un nouvel ordre de rayons dépassant l’extrémité violette du spectre solaire, comme les radiations de chaleurs obscures dépassent la limite rouge, et on parvint à en démontrer l’existence.

Que l’on prenne une lame préparée à l’effet d’obtenir une image daguerrienne, et qu’on reçoive sur sa surface le spectre solaire bien épuré : il s’y peindra comme une épreuve photographique avec les plus délicates particularités, qui s’y voient à l’œil. Chaque rayon impressionne donc la couche sensible déposée sur la lame, et jouit ainsi d’une troisième propriété qu’il faut ajouter à celles d’éclairer et d’échauffer; mais ce nouveau pouvoir, comme les précédons, n’a pas la même intensité dans sa manifestation pour tous les rayons indistinctement. Il est à peu près nul pour les rayons rouges, et il s’accroît progressivement jusqu’au violet. Il ne se termine pas là; l’image obtenue se prolonge au-delà de la limite visible et ne s’éteint qu’à une très grande distance d’elle. Il y avait donc encore après le violet des rayons que l’œil ni le thermomètre ne faisaient pas découvrir, mais dont l’existence est révélée par les impressions photographiques.

Après cette découverte, dont l’importance est immédiatement appréciée, les idées que nous nous faisons sur les radiations solaires se transforment et s’agrandissent; nous généralisons les conceptions de Newton, d’Herschel et de Melloni, et nous voyons que le soleil est la source de rayons en nombre infinis, différens tous entre eux, quoique dus à une cause commune, et pouvant se séparer dans un prisme qu’ils traversent avec des réfrangibilités inégales. Ceux dont la réfrangibilité est moyenne se montrent entre le rouge et le violet; ceux qui se réfractent plus s’étalent après cette couleur; ceux qui se dévient moins bordent et dépassent la couleur rouge.

Ces rayons ont en général une triple propriété, celle d’échauffer, d’éclairer et de produire les impressions daguerriennes, mais ils ne la possèdent pas tous à un même degré d’intensité; le pouvoir d’échauffer commence avec les moins déviés, s’exagère jusqu’à un certain rayon obscur voisin du rouge, et diminue ensuite dans les rayons lumineux pour cesser aux rayons violets et ne se plus retrouver dans ceux qui les suivent. Le pouvoir d’éclairer ne commence qu’aux rayons rouges, il grandit jusqu’au jaune et s’éteint au violet obscur. Enfin le pouvoir d’impressionner commence après les rayons rouges, et se termine à une grande distance du violet.

La théorie qui explique les phénomènes lumineux va maintenant se généraliser elle-même et s’appliquer à tous les rayons dont l’existence nous est connue. Chacun d’eux est le produit d’une vibration éthérée qui se propage en ligne droite; elle peut être lente, et alors elle donne de la chaleur obscure; elle peut s’accélérer peu à peu, et le rayon qui prend naissance devient lumineux; puis, l’accélération des vibrations se continuant encore, il sera un rayon chimique. La question s’est ainsi considérablement agrandie, et la théorie des ondulations se transportant naturellement du domaine de la lumière à celui de la chaleur, tous les faits de l’optique moderne que cette théorie a expliqués ou fait découvrir ne doivent plus être particuliers à la lumière et deviennent des propriétés communes à tous les rayons solaires. Une multitude de travaux s’est ainsi offerte aux expérimentateurs avec l’exemple de ceux qui ont été faits dans l’optique, et la presque certitude de résultats que l’on pouvait calculer à l’avance. Ces travaux ont été exécutés avec beaucoup de précision, et la conséquence générale a été celle qu’on en devait attendre : la chaleur se polarise, elle éprouve la double réfraction dans les cristaux, elle suit les lois numériques de la réflexion et de la réfraction que l’on avait trouvées pour la lumière. En un mot, toutes les modifications que l’on fait subir à une ondulation éthérée peuvent se manifester indifféremment ou par son pouvoir calorifique, ou par sa faculté d’impressionner, ou par sa propriété éclairante. Dans ces travaux qui complétaient si heureusement une si longue série d’expériences et de discussions, Melloni eut sa part : elle ne fut pas aussi grande qu’elle aurait dû l’être; ce n’est plus lui qui joua le principal rôle. Il semble que son premier, son unique soin, après avoir accepté la théorie de l’identité, aurait dû se porter sur les importantes vérifications dont nous venons de parler, et qu’il aurait pu les esquisser à grands traits en montrant généralement qu’il n’y a pas une seule des propriétés de la lumière qui ne se retrouve dans la chaleur. Malheureusement Melloni paraît avoir été absorbé par le soin des détails plus qu’il n’était attiré par les généralisations des principes.

Les travaux que nous venons d’énumérer avaient cependant obtenu leur récompense. Les plus illustres académies s’étaient associé Melloni. Son appareil était dans toutes les collections, ses découvertes étaient enseignées dans tous les cours de physique. Il ne manquait rien à sa gloire, et bientôt rien ne manqua plus à son bonheur : il fut rappelé en Italie, non comme un exilé que l’on amnistie, mais comme un enfant célèbre que sa patrie réclame. Il professa à l’université de Naples, et ne cessa de continuer ses travaux par une suite de mémoires instructifs. Il voulut les résumer tous et laisser un monument de ses œuvres. Il publia la Thermochrose. Il écrivit cet ouvrage en français, et c’était peut-être une marque de reconnaissance pour un pays qui l’avait longtemps adopté. On regrette, en lisant ce livre, une trop grande prolixité. La science a besoin d’être développée, mais elle ne gagne rien à se noyer dans des longueurs qui la dissimulent : elle demande les détails qui la complètent, elle repousse ceux qui sont inutiles à son but. Peut-être aussi eût-on été en droit de demander à Melloni un résumé plus complet des recherches qui avaient précédé les siennes. L’auteur a trop parlé de lui-même et trop peu des autres.

C’est au milieu de cette période plus calme de sa vie que des préoccupations étrangères à la science vinrent encore assaillir Melloni. De nouveaux orages politiques troublèrent ses dernières années, comme ils avaient agité sa jeunesse : il fut une seconde fois privé de sa chaire, vécut plus retiré, et ne s’occupait plus que de compléter la publication de son ouvrage, dont la première partie seulement avait paru; mais cette tâche ne fut point achevée, il fut emporté à Naples par l’épidémie dont nous sortons à peine.

Le moment est venu maintenant de résumer cette étude sur la vie et les travaux de Melloni, et je me rappelle involontairement les graves paroles que j’ai déjà citées : « Il est toujours périlleux de vouloir fixer la part des inventeurs dans une science qui marche. » L’opinion publique toutefois a déjà marqué cette part en ce qui touche Melloni, et nous essaierons de préciser ses jugemens.

La lecture des mémoires de Melloni laisse croire aisément que les travaux exécutés par ses devanciers étaient de faible portée. Elle apprend, il est vrai, qu’Herschel avait découvert les rayons obscurs du spectre, qu’il avait trouvé le maximum de chaleur auprès du rouge, que Delaroche avait fait une expérience intéressante; mais elle laisse ignorer les vues générales d’Herschel, toutes ses expériences sur la transmission et toutes ses discussions sur la théorie de la chaleur. On est bientôt conduit à penser que s’il existait avant Melloni des expériences de détail, des faits isolés, il n’y avait aucune idée d’ensemble, et dès lors les travaux de Melloni se présentent comme une série remarquable de découvertes que l’on n’avait point soupçonnées avant lui. Cette opinion est très répandue, elle est une injustice pour Herschel.

Quelques personnes, mieux instruites de l’histoire des sciences, ont raisonné d’une manière opposée. Elles ont remarqué qu’Herschel avait démontré l’hétérogénéité de la chaleur, et caractérisé chaque rayon simple par sa réfrangibilité; qu’il avait prouvé l’inégale transmissibilité des diverses chaleurs par une même substance, et la différence qui existe entre la transparence et la transcalescence. Elles ont admis que les principales découvertes de Melloni dérivaient de ces faits généraux; elles lui ont reproché de s’être approprié des découvertes qu’il fallait rendre à son devancier; elles ont pensé que les principes de la chaleur rayonnante étaient connus avant lui, et qu’il lui restait uniquement le mérite d’avoir utilisé l’appareil de Nobili et découvert les propriétés du sel gemme. Cette nouvelle opinion est une injustice pour Melloni.

C’est entre ces appréciations, toutes deux vraies, quoique exagérées, toutes deux fondées, bien qu’elles soient toutes deux injustes, qu’il faut asseoir un jugement impartial. Melloni n’a point eu le bonheur bien rare de prendre à son origine une science ignorée pour la développer tout entière. Il a eu des devanciers, tous les savans en ont; il a recommencé leurs travaux, retrouvé des vérités qui s’étaient perdues, corrigé des erreurs qui s’étaient enracinées, et porté la lumière où il n’y avait que confusion. Il apportait dans les détails l’attention minutieuse qui mène à la précision : il généralisait peu, mais il le faisait sûrement, et personne ne le surpassait dans l’art d’interpréter et de faire parler les faits. Il exposait longuement, supposait que tout était inconnu pour tout expliquer, et se faisait lire des plus savans comme des moins instruits. En répétant souvent, sous des formes différentes, des idées identiques, en accumulant des démonstrations variées des mêmes principes, en occupant souvent l’attention des mêmes sujets, il a rendu familière à tous la science qu’il développait. Il fut un des physiciens qui ont le plus instruit ses contemporains. S’il n’a pas tout découvert dans la chaleur rayonnante, au moins a-t-il tout fait connaître. Son succès a été immense; il était mérité.


JULES JAMIN.

  1. Philosophical Transactions, année 1800, page 256.
  2. « The prism refracts radiant heat so as to separate which is less efficacious from which is more so. The whole quantity of radiant heat contained in a sun-beam, if this different refrangibility did not exist, must inevitably fall in a space equal to the area of the prism; and if radiant heat were not refrangible at all, it would fall upon an equal space where the shadow of the prism, when covered, may be seen. » Philosophical Transactions, année 1800, page 272.
  3. Philosophical Transactions, année 1800, page 291.
  4. « In this case radiant heat will at least partly, if not chiefly, consist, if it may be permitted the expression, of invisible light, that is to say, of rays coming from the sun, that have such a momentum as to be unfît for vision. And admitting, as is higly probable, that the organs of sight are only adapted to receive impression from particles of a certain momentum, it explains why the maximum of illumination, should be in the middle of refrangible rays ; as those which have greater or less momenta are likely to become equally unfit for impressions of sight. » Philosophical Transactions, 1800, page 272.
  5. « It remains only for Ils to admitt that such of the rays of the sun as have the refrangibility of those which are contained in the prismatic spectrum, by the construction of the organs of sight are admitted under the appearance of sight and colours, and that the rest being stopped in the coats and humours of the eye, act upon them as they are known to do upon all the other parts of our body by in occasionning a sensation of heat. » Philosophical Transactions, 1800, page 292.
  6. Philosophical Transactions, 1800, page 507.
  7. Philosophical Transactions, 1800, page 508.
  8. Philos. Trans., page 509. « Now, by casting an eye on the above table, it will be seen immediately that no kind of regularity takes place among, the proportions of rays of one sort and of another which are stopped in their passage, heat and light seem to be entirely unconnected, etc. »
  9. Philosophical Transactions, page 521. « The question which we are discussing at present may therefore at once be reduced to this single point. Is the heat which has the refrangibility of the red rays occasioned by the light of thèse rays ? For should that be the case, as there will be only one set of rays, one fate only can attend them in being either transmitted or stopped according to the power of the glass applied to them.»
  10. Thermochrose, première partie, page 255.
  11. Thermochrose, page 236.
  12. Ibid., page 244.