« Lucrèce Borgia/Édition J. Louis, 1833 » : différence entre les versions

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== ACTE 1 PARTIE 1 SCENE 1 ==
 
 
Une terrasse du palais barbarigo, à Venise. C’est une
fête de nuit. Des masques traversent par instans le
théâtre. Des deux côtés de la terrasse, le palais
splendidement illuminé et résonnant de fanfares. La
terrasse couverte d’ombre et de verdure. Au fond, au
bas de la terrasse, est censé couler le canal de la
Zueca, sur lequel on voit passer par momens, dans
les tenèbres, des gondoles, chargées de masques et
de musiciens, à demi éclairées. Chacune de ces
gondoles traverse le fond du théâtre avec une
symphonie tantôt gracieuse, tantôt lugubre, qui
s’éteint par degrés dans l’éloignement. Au fond,
Venise au clair de lune.
 
De jeunes seigneurs, magnifiquement vêtus, leurs
masques à la main, causent sur la terrasse.
 
Gubetta, Gennaro, vêtu en capitaine, don Apostolo
Gazella, Maffio Orsini, Ascanio Petrucci,
Oloferno Vitellozzo, Jeppo Liveretto.
 
Oloferno.
Nous vivons dans une époque où les gens
accomplissent tant d’actions horribles qu’on
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ne parle
plus de celle-là, mais certes il n’y eut jamais
événement plus sinistre et plus mystérieux.
 
Ascanio.
Une chose ténébreuse faite par des hommes ténébreux.
 
Jeppo.
Moi, je sais les faits, messeigneurs. Je les tiens
de mon cousin éminentissime le cardinal Carriale,
qui a été mieux informé que personne. -vous savez,
le cardinal Carriale, qui eut cette fière dispute
avec le cardinal Riario au sujet de la guerre contre
Charles VIII de France ?
 
Gennaro, bâillant.
Ah ! Voilà Jeppo qui va nous conter des
histoires ! -pour ma part, je n’écoute pas. Je suis
déjà bien assez fatigué sans cela.
 
Maffio.
Ces choses-là ne t’intéressent pas, Gennaro, et
c’est tout simple. Tu es un brave capitaine
d’aventure. Tu portes un nom de fantaisie. Tu ne connais
ni ton père ni ta mère. On ne doute pas que tu ne
sois gentilhomme, à la façon dont tu tiens une épée ;
mais tout ce qu’on sait de ta noblesse, c’est que
tu te bats comme un lion. Sur mon ame, nous
sommes compagnons d’armes, et ce que je dis n’est
pas pour t’offenser. Tu m’as sauvé la vie à Rimini,
je t’ai sauvé la vie au pont de Vicence. Nous nous
sommes juré de nous aider en périls comme en
amour,
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de nous venger l’un l’autre quand besoin
serait, de n’avoir pour ennemis, moi, que les tiens,
toi, que les miens. Un astrologue nous a prédit que
nous mourrions le même jour, et nous lui avons
donné dix sequins d’or pour la prédiction. Nous ne
sommes pas amis, nous sommes frères. Mais enfin,
tu as le bonheur de t’appeler simplement Gennaro,
de ne tenir à personne, de ne traîner après toi
aucune de ces fatalités, souvent héréditaires, qui
s’attachent aux noms historiques. Tu es heureux ! Que
t’importe ce qui se passe et ce qui s’est passé,
pourvu qu’il y ait toujours des hommes pour la
guerre et des femmes pour le plaisir ? Que te fait
l’histoire des familles et des villes, à toi, enfant
du drapeau, qui n’as ni ville ni famille ? Nous,
vois-tu, Gennaro ? C’est différent. Nous avons droit
de prendre intérêt aux catastrophes de notre temps.
Nos pères et nos mères ont été mêlés à ces tragédies,
et presque toutes nos familles saignent encore.
 
—dis-nous ce que tu sais, Jeppo.
 
Gennaro.
Il se jette dans un fauteuil, dans l’attitude de
quelqu’un qui va dormir.
 
Vous me réveillerez quand Jeppo aura fini.
 
Jeppo.
Voici. -c’est en quatorze cent quatre-vingt…
 
Gubetta, dans un coin du théâtre.
Quatre-vingt-dix-sept.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/8]]==
 
Jeppo.
C’est juste. Quatre-vingt-dix-sept. Dans une
certaine nuit d’un mercredi à un jeudi…
 
Gubetta.
Non. D’un mardi à un mercredi.
 
Jeppo.
Vous avez raison. -cette nuit donc, un batelier
du Tibre, qui s’était couché dans son bateau,
le long du bord, pour garder ses marchandises,
vit quelque chose d’effrayant. C’était un peu
au-dessous de l’église santo-Hieronimo. Il pouvait
être cinq heures après minuit. Le batelier vit venir
dans l’obscurité, par le chemin qui est à gauche
de l’église, deux hommes qui allaient à pied, de
çà, de là, comme inquiets ; après quoi il en parut
deux autres ; et enfin trois ; en tout sept. Un seul
était à cheval. Il faisait nuit assez noire. Dans
toutes les maisons qui regardent le Tibre, il n’y
avait plus qu’une seule fenêtre éclairée. Les sept
hommes s’approchèrent du bord de l’eau. Celui qui
était monté tourna la croupe de son cheval du côté
du Tibre, et alors le batelier vit distinctement sur
cette croupe des jambes qui pendaient d’un côté, une
tête et des bras de l’autre, -le cadavre d’un homme.
Pendant que leurs camarades guettaient les angles
des rues, deux de ceux qui étaient à pied prirent
le corps mort, le balancèrent deux ou trois fois
avec
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/9]]==
force, et le lancèrent au milieu du Tibre. Au
moment où le cadavre frappa l’eau, celui qui était
à cheval fit une question à laquelle les deux autres
répondirent : oui, monseigneur. Alors le cavalier
se retourna vers le Tibre, et vit quelque chose de
noir qui flottait sur l’eau. Il demanda ce que
c’était. On lui répondit : monseigneur, c’est le
manteau de monseigneur qui est mort. Et quelqu’un
de la troupe jeta des pierres à ce manteau, ce qui
le fit enfoncer. Ceci fait, ils s’en allèrent tous de
compagnie, et prirent le chemin qui mène à
saint-Jacques. Voilà ce que vit le batelier.
 
Maffio.
Une lugubre aventure ! était-ce quelqu’un de
considérable que ces hommes jetaient ainsi à l’eau ?
Ce cheval me fait un effet étrange ; l’assassin en
selle, et le mort en croupe !
 
Gubetta.
Sur ce cheval il y avait les deux frères.
 
Jeppo.
Vous l’avez dit, Monsieur De Belverana. Le
cadavre, c’était Jean Borgia ; le cavalier, c’était
César Borgia.
 
Maffio.
Famille de démons que ces Borgia ! Et dites,
Jeppo, pourquoi le frère tuait-il ainsi le frère ?
 
Jeppo.
Je ne vous le dirai pas. La cause du m
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/10]]==
eurtre est
tellement abominable, que ce doit être un péché
mortel d’en parler seulement.
 
Gubetta.
Je vous le dirai, moi. César, cardinal de Valence,
a tué Jean, duc de Gandia, parce que les
deux frères aimaient la même femme.
 
Maffio.
Et qui était cette femme ?
 
Gubetta, toujours au fond du théâtre.
Leur soeur.
 
Jeppo.
Assez, Monsieur De Belverana. Ne prononcez pas
devant nous le nom de cette femme monstrueuse.
Il n’est pas une de nos familles à laquelle
elle n’ait fait quelque plaie profonde.
 
Maffio.
N’y avait-il pas aussi un enfant mêlé à tout
cela ?
 
Jeppo.
Oui, un enfant dont je ne veux nommer que le père,
qui était Jean Borgia.
 
Maffio.
Cet enfant serait un homme maintenant.
 
Oloferno.
Il a disparu.
 
Jeppo.
Est-ce César Borgia qui a réussi à le soustraire à
la mère ? Est-ce la mère qui a réussi à le soustraire
à César Borgia ? On ne sait.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/11]]==
 
Don Apostolo.
Si c’est la mère qui cache son fils, elle fait bien.
Depuis que César Borgia, cardinal de Valence, est
devenu duc de Valentinois, il a fait mourir, comme
vous savez, sans compter son frère Jean, ses deux
neveux, les fils de Guifry Borgia, prince de
Squillacci, et son cousin, le cardinal François
Borgia. Cet homme a la rage de tuer ses parens.
 
Jeppo.
Pardieu ! Il veut être le seul Borgia, et avoir tous
les biens du pape.
 
Ascanio.
La sœur que vous ne voulez pas nommer, Jeppo,
ne fit-elle pas à la même époque une cavalcade
secrète au monastère de saint-Sixte pour s’y
renfermer, sans qu’on sût pourquoi ?
 
Jeppo.
Je crois que oui. C’était pour se séparer du
seigneur Jean Sforza, son deuxième mari.
 
Maffio.
Et comment se nommait ce batelier qui a tout
vu ?
 
Jeppo.
Je ne sais pas.
 
Gubetta.
Il se nommait Georgio Schiavone, et avait
pour industrie de mener du bois par le Tibre à
Ripetta.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/12]]==
 
Maffio, bas à Ascanio.
Voilà un espagnol qui en sait plus long sur nos
affaires que nous autres romains.
 
Ascanio, bas.
Je me éfie comme toi de ce Monsieur De Belverana.
Mais n’approfondissons pas ceci ; il y a peut-être
une chose dangereuse là-dessous.
 
Jeppo.
Ah ! Messieurs, messieurs ! Dans quel temps
sommes-nous ? Et connaissez-vous une créature
humaine qui soit sûre de vivre quelques lendemains
dans cette pauvre Italie avec les guerres, les
pestes et les Borgia qu’il y a !
 
Don Apostolo.
Ah çà, messeigneurs, je crois que tous tant que
nous sommes nous devons faire partie de l’ambassade
que la république de Venise envoie au duc de
Ferrare, pour le féliciter d’avoir repris Rimini
sur les Malatesta. Quand partons-nous pour
Ferrare ?
 
Oloferno.
Décidément, après-demain. Vous savez que les
deux ambassadeurs sont nommés. C’est le sénateur
Tiopolo et le général des galères Grimani.
 
Don Apostolo.
Le capitaine Gennaro sera-t-il des nôtres ?
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/13]]==
 
Maffio.
Sans doute ! Gennaro et moi nous ne nous séparons
jamais.
 
Ascanio.
J’ai une observation importante à vous soumettre,
messieurs ; c’est qu’on boit le vin d’Espagne
sans nous.
 
Maffio.
Rentrons au palais. -hé ! Gennaro !
à Jeppo.
—mais c’est qu’il s’est réellement endormi pendant
votre histoire, Jeppo.
 
Jeppo.
Qu’il dorme.
Tous sortent excepté Gubetta.
 
== ACTE 1 PARTIE 1 SCENE 2 ==
 
Gubetta, puis Dona Lucrezia, Gennaro endormi.
 
Gubetta, seul.
Oui, j’en sais plus long qu’eux ; ils se disaient
cela tout bas. J’en sais plus qu’eux, mais dona
Lucrezia en sait plus que moi, Monsieur De
Valentinois en sait plus que dona Lucrezia, le
diable en sait plus que Monsieur De Valentinois,
et le pape Alexandre-Six en sait plus que le d
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/14]]==
iable.
 
Regardant Gennaro.
—comme cela dort, ces jeunes gens !
 
Entre dona Lucrezia, masquée. Elle aperçoit Gennaro
endormi, et va le contempler avec une sorte de
ravissement et de respect.
 
Dona Lucrezia, à part.
Il dort ! -cette fête l’aura sans doute fatigué !
—qu’il est beau !
Se retournant.
—Gubetta !
 
Gubetta.
Parlez moins haut, madame. -je ne m’appelle
pas ici Gubetta, mais le comte de Belverana,
gentilhomme castillan ; vous, vous êtes madame la
marquise de Pontequadrato, dame napolitaine.
Nous ne devons pas avoir l’air de nous connaître.
Ne sont-ce pas là les ordres de votre altesse ? Vous
n’êtes point ici chez vous ; vous êtes à Venise.
 
Dona Lucrezia.
C’est juste, Gubetta. Mais il n’y a personne sur
cette terrasse, que ce jeune homme qui dort ; nous
pouvons causer un instant.
 
Gubetta.
Comme il plaira à votre altesse. J’ai encore un
conseil à vous donner ; c’est de ne point vous
démasquer. On pourrait vous reconnaître.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/15]]==
 
Dona Lucrezia.
Et que m’importe ? S’ils ne savent pas qui je
suis, je n’ai rien à craindre ; s’ils savent qui je
suis, c’est à eux d’avoir peur.
 
Gubetta.
Nous sommes à Venise, madame ; vous avez bien
des ennemis ici, et des ennemis libres. Sans doute la
république de Venise ne souffrirait pas qu’on osât
attenter à la personne de votre altesse ; mais on
pourrait vous insulter.
 
Dona Lucrezia.
Ah ! Tu as raison ; mon nom fait horreur, en
effet.
 
Gubetta.
Il n’y a pas ici que des vénitiens ; il y a des
romains, des napolitains, des romagnols, des
lombards, des italiens de toute l’Italie.
 
Dona Lucrezia.
Et toute l’Italie me hait ! Tu as raison ! Il faut
pourtant que tout cela change. Je n’étais pas née
pour faire le mal, je le sens à présent plus que
jamais. C’est l’exemple de ma famille qui m’a
entraînée. -Gubetta !
 
Gubetta.
Madame.
 
Dona Lucrezia.
Fais porter sur-le-champ les ordres que nous
allons te donner dans notre gouvernement de
Spolette.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/16]]==
 
Gubetta.
Ordonnez, madame ; j’ai toujours quatre mules
sellées et quatre coureurs tout prêts à partir.
 
Dona Lucrezia.
Qu’a-t-on fait de Galeas Accaioli ?
 
Gubetta.
Il est toujours en prison, en attendant que votre
altesse le fasse pendre.
 
Dona Lucrezia.
Et Guifry Buondelmonte ?
 
Gubetta.
Au cachot. Vous n’avez pas encore dit de le
faire étrangler.
 
Dona Lucrezia.
Et Manfredi De Curzola ?
 
Gubetta.
Pas encore étranglé non plus.
 
Dona Lucrezia.
Et Spadacappa ?
 
Gubetta.
D’après vos ordres, on ne doit lui donner le
poison que le jour de Pâques, dans l’hostie. Cela
viendra dans six semaines, nous sommes au
carnaval.
 
Dona Lucrezia.
Et Pierre Capra ?
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/17]]==
 
Gubetta.
à l’heure qu’il est, il est encore évêque de Pesaro
et régent de la chancellerie ; mais, avant un
mois, il ne sera plus qu’un peu de poussière, car
notre saint-père le pape l’a fait arrêter sur votre
plainte, et le tient sous bonne garde dans les
chambres basses du Vatican.
 
Dona Lucrezia.
Gubetta, écris en hâte au saint-père que je lui
demande la grâce de Pierre Capra ! Gubetta, qu’on
mette en liberté Accaioli ! En liberté Manfredi De
Curzola ! En liberté Buondelmonte ! En liberté
Spadacappa !
 
Gubetta.
Attendez ! Attendez, madame ! Laissez-moi respirer !
Quels ordres me donnez-vous là ! Ah ! Mon
dieu ! Il pleut des pardons ! Il grêle de la
miséricorde ! Je suis submergé dans la clémence ! Je
ne me tirerai jamais de ce déluge effroyable de
bonnes actions !
 
Dona Lucrezia.
Bonnes ou mauvaises, que t’importe, pourvu
que je te les paie.
 
Gubetta.
Ah ! C’est qu’une bonne action est bien plus difficile
à faire qu’une mauvaise. -hélas ! Pauvre
Gubetta que je suis ! à présent que vous vous
imaginez de devenir miséricordieuse, qu’est-ce que je
vais devenir, moi ?
 
Dona Lucrezia.
 
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/18]]==
Ecoute, Gubetta, tu es mon plus ancien et mon
plus fidèle confident…
 
Gubetta.
Voilà quinze ans, en effet, que j’ai l’honneur
d’être votre collaborateur.
 
Dona Lucrezia.
Hé bien ! Dis, Gubetta, mon vieil ami, mon
vieux complice, est-ce que tu ne commences pas
à sentir le besoin de changer de genre de vie ?
Est-ce que tu n’as pas soif d’être béni, toi et moi,
autant que nous avons été maudits ? Est-ce que tu
n’en as pas assez du crime ?
 
Gubetta.
Je vois que vous êtes en train de devenir la plus
vertueuse altesse qui soit.
 
Dona Lucrezia.
Est-ce que notre commune renommée à tous
deux, notre renommée infâme, notre renommée
de meurtre et d’empoisonnement, ne commence
pas à te peser, Gubetta ?
 
Gubetta.
Pas du tout. Quand je passe dans les rues de Spolette,
j’entends bien quelquefois des manans qui
fredonnent autour de moi : hum ! Ceci est Gubetta,
Gubetta-poison, Gubetta-poignard, Gubetta-gibet !
Car ils ont mis à mon nom une flamboyante
aigrette de sobriquets. On
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/19]]==
dit tout cela, et quand
les voix ne le disent pas, ce sont les yeux qui le
disent. Mais qu’est-ce que cela fait ? Je suis habitué
à ma mauvaise réputation comme un soldat du
pape à servir la messe.
 
Dona Lucrezia.
Mais ne sens-tu pas que tous les noms odieux
dont on t’accable, et dont on m’accable aussi,
peuvent aller éveiller le mépris et la haine dans
un cœur où tu voudrais être aimé ? Tu n’aimes
donc personne au monde, Gubetta ?
 
Gubetta.
Je voudrais bien savoir qui vous aimez, madame !
 
Dona Lucrezia.
Qu’en sais-tu ? Je suis franche avec toi ; je ne te
parlerai ni de mon père, ni de mon frère, ni de
mon mari, ni de mes amans.
 
Gubetta.
Mais c’est que je ne vois guère que cela qu’on
puisse aimer.
 
Dona Lucrezia.
Il y a encore autre chose, Gubetta.
 
Gubetta.
Ah çà ! Est-ce que vous vous faites vertueuse
pour l’amour de Dieu ?
 
Dona Lucrezia.
Gubetta ! Gubetta ! S’il y avait aujourd’hui en
Italie, dans cette fatale et criminelle It
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/20]]==
alie, un
coeur noble et pur, un cœur plein de hautes et de
mâles vertus, un cœur d’ange sous une cuirasse
de soldat ; s’il ne me restait, à moi, pauvre femme,
haïe, méprisée, abhorrée, maudite des hommes,
damnée du ciel, misérable toute-puissante que je
suis ; s’il ne me restait dans l’état de détresse où
mon âme agonise douloureusement qu’une idée,
qu’une espérance, qu’une ressource, celle de mériter
et d’obtenir avant ma mort une petite place,
Gubetta, un peu de tendresse, un peu d’estime
dans ce cœur si fier et si pur ; si je n’avais d’autre
pensée que l’ambition de le sentir battre un jour
joyeusement et librement sur le mien ; comprendrais-tu
alors, dis, Gubetta, pourquoi j’ai hâte de
racheter mon passé, de laver ma renommée, d’effacer
les taches de toutes sortes que j’ai partout
sur moi, et de changer en une idée de gloire, de
pénitence et de vertu, l’idée infâme et sanglante
que l’Italie attache à mon nom ?
 
Gubetta.
Mon dieu, madame ! Sur quel hermite avez-vous
marché aujourd’hui ?
 
Dona Lucrezia.
Ne ris pas. Il y a long-temps déjà que j’ai ces
pensées sans te les dire. Lorsqu’on est entraîné par
un courant de crimes, on ne s’arrête pas quand
on veut. Les deux anges luttaient en moi, le bon
et le mauvais ; mais je crois que le bon va enfin
l’emporter.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/21]]==
 
Gubetta.
—Savez-vous, madame, que je ne vous
comprends plus, et que depuis quelque temps
vous êtes devenue indéchiffrable pour moi ? Il y a
un mois, votre altesse annonce qu’elle part pour
Spolette, prend congé de monseigneur don Alphonse
D’Este, votre mari, qui a du reste la bonhomie
d’être amoureux de vous comme un tourtereau
et jaloux comme un tigre ; votre altesse
donc quitte Ferrare, et s’en vient secrètement
à Venise, presque sans suite, affublée d’un faux
nom napolitain, et moi d’un faux nom espagnol.
Arrivée à Venise, votre altesse se sépare
de moi, et m’ordonne de ne pas la connaître ; et
puis, vous vous mettez à courir les fêtes, les
musiques, les tertullias à l’espagnole, profitant du
carnaval pour aller partout masquée, cachée à tous,
déguisée, me parlant à peine entre deux portes
chaque soir ; et voilà que toute cette mascarade se
termine par un sermon que vous me faites ! Un
sermon de vous à moi, madame ! Cela n’est-il pas
véhément et prodigieux ? Vous avez métamorphosé
votre nom, vous avez métamorphosé votre habit,
à présent vus métamorphosez votre âme ! En honneur,
c’est pousser furieusement loin le carnaval.
Je m’y perds. Où est la cause de cette conduite de
la part de votre altesse ?
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/22]]==
 
Dona Lucrezia, lui saisissant vivement le bras, et
l’attirant près de Gennaro endormi.
Vois-tu ce jeune homme ?
 
Gubetta.
Ce jeune homme n’est pas nouveau pour moi,
et je sais bien que c’est après lui que vous courez
sous votre masque depuis que vous êtes à Venise.
 
Dona Lucrezia.
Qu’est-ce que tu en dis ?
 
Gubetta.
Je dis que c’est un jeune homme qui dort couché
sur un banc, et qui dormirait debout s’il avait
été en tiers dans la conversation morale et
édifiante que je viens d’avoir avec votre altesse.
 
Dona Lucrezia.
Est-ce que tu ne le trouves pas bien beau ?
 
Gubetta.
Il serait plus beau, s’il n’avait pas les yeux fermés.
Un visage sans yeux, c’est un palais sans fenêtres.
 
Dona Lucrezia.
Si tu savais comme je l’aime !
 
Gubetta.
C’est l’affaire de don Alphonse, votre royal
mari. Je dois cependant avertir votre altesse
qu’elle perd ses peines. Ce jeune homme, à ce
qu’on m’a dit, aime d’amour une belle jeune fille
nommée Fiametta.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/23]]==
 
Dona Lucrezia.
Et la jeune fille, l’aime-t-elle ?
 
Gubetta.
On dit que oui.
 
Dona Lucrezia.
Tant mieux ! Je voudrais tant le savoir heureux !
 
Gubetta.
Voilà qui est singulier et n’est guère dans vos
façons. Je vous croyais plus jalouse.
 
Dona Lucrezia, contemplant Gennaro.
Quelle noble figure !
 
Gubetta.
Je trouve qu’il ressemble à quelqu’un…
 
Dona Lucrezia.
Ne me dis pas à qui tu trouves qu’il ressemble !
—laisse-moi.
 
Gubetta sort. Dona Lucrezia reste quelques instants
comme en extase devant Gennaro ; elle ne voit pas
deux hommes masqués qui viennent d’entrer au fond
du théâtre et qui l’observent.
 
Dona Lucrezia, se croyant seule.
C’est donc lui ! Il m’est donc enfin donné de le
voir un instant sans périls ! Non, je ne l’avais pas
rêvé plus beau. ô Dieu ! épargnez-moi l’angoisse
d’être jamais haïe et méprisée de lui ; vous savez
qu’il est tout ce que j’aime sous le ci
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/24]]==
el ! -je
n’ose ôter mon masque ; il faut pourtant que j’essuie
mes larmes.
 
Elle ôte son masque pour s’essuyer les yeux. Les deux
hommes masqués causent à voix basse pendant qu’elle
baise la main de Gennaro endormi.
 
Premier Homme Masqué.
Cela suffit, je puis retourner à Ferrare. Je
n’étais venu à Venise que pour m’assurer de son
infidélité ; j’en ai assez vu. Mon absence de Ferrare
ne peut se prolonger plus long-temps. Ce jeune
homme est son amant. Comment le nomme-t-on,
Rustighello ?
 
Deuxième Homme Masqué.
Il s’appelle Gennaro. C’est un capitaine aventurier,
un brave, sans père ni mère, un homme
dont on ne connaît pas les bouts. Il est en ce
moment au service de la république de Venise.
 
Premier Homme.
Fais en sorte qu’il vienne à Ferrare.
 
Deuxième Homme.
Cela se fera de soi-même, monseigneur ; il part
après-demain pour Ferrare avec plusieurs de ses
amis, qui font partie de l’ambassade des sénateurs
Tiopolo et Grimani.
 
Premier Homme.
C’est bien. Les rapports qu’on m’a
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/25]]==
faits étaient
exacts. J’en ai assez vu, te dis-je ; nous pouvons
repartir.
 
Ils sortent.
 
Dona Lucrezia, joignant les mains et presque
agenouillée devant Gennaro.
ô mon Dieu, qu’il y ait autant de bonheur pour
lui qu’il y a eu de malheur pour moi !
 
Elle dépose un baiser sur le front de Gennaro, qui
s’éveille en sursaut.
 
Gennaro, saisissant par les deux bras Lucrezia
interdite.
Un baiser ! Une femme ! -sur mon honneur,
madame, si vous étiez reine et si j’étais poète, ce
serait véritablement l’aventure de messire Alain
Chartier, le rimeur français. -mais j’ignore qui
vous êtes, et moi, je ne suis qu’un soldat.
 
Dona Lucrezia.
Laissez-moi, seigneur Gennaro !
 
Gennaro.
Non pas, madame.
 
Dona Lucrezia.
Voici quelqu’un !
Elle s’enfuit, Gennaro la suit.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/26]]==
 
== ACTE 1 PARTIE 1 SCENE 3 ==
 
Jeppo, puis Maffio.
Jeppo, entrant par le côté opposé.
Quel est ce visage ? C’est bien elle ! Cette femme
à Venise ! -hé, Maffio !
 
Maffio, entrant.
Qu’est-ce ?
 
Jeppo.
Que je te dise une rencontre inouie.
Il parle bas à l’oreille de Maffio.
 
Maffio.
En es-tu sûr ?
 
Jeppo.
Comme je suis sûr que nous sommes ici dans le
palais Barbarigo et non dans le palais Labbia.
 
Maffio.
Elle était en causerie galante avec Gennaro ?
 
Jeppo.
Avec Gennaro.
 
Maffio.
Il faut tirer mon frère Gennaro de cette toile
d’araignée.
 
Jeppo.
Viens avertir nos amis.
Ils sortent. -pendant quelques instans la scène
reste vide ; on voit seulement passer, de temps en
temps, au fond du théâtre, quelques gondoles avec
des symphonies. -rentrent Gennaro et dona
Lucrezia masquée.
 
== ACTE 1 PA
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/27]]==
RTIE 1 SCENE 4 ==
 
Gennaro, dona Lucrezia.
 
Dona Lucrezia.
Cette terrasse est obscure et déserte ; je puis me
démasquer ici. Je veux que vous voyiez mon visage,
Gennaro.
 
Elle se démasque.
 
Gennaro.
Vous êtes bien belle !
 
Dona Lucrezia.
Regarde-moi bien, Gennaro, et dis-moi que je
ne te fais pas horreur !
 
Gennaro.
Vous me faire horreur, madame ! Et pourquoi ?
Bien au contraire, je me sens au fond du coeur
quelque chose qui m’attire vers vous.
 
Dona Lucrezia.
Donc tu crois que tu pourrais m’aimer, Gennaro ?
 
Gennaro.
Pourquoi non ? Pourtant, madame, je suis sincère,
il y aura toujours une femme que j’aimerai plus
que vous.
 
Dona Lucrezia, souriant.
Je sais, la petite Fiametta.
 
Gennaro.
Non.
 
Dona Lucrezia.
Qui donc ?
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/28]]==
 
Gennaro.
Ma mère.
 
Dona Lucrezia.
Ta mère ! Ta mère, ô mon Gennaro ! Tu aimes
bien ta mère, n’est-ce pas ?
 
Gennaro.
Et pourtant je ne l’ai jamais vue. Voilà qui
vous paraît bien singulier, n’est-il pas vrai ? Tenez,
je ne sais pas pourquoi j’ai une pente à me confier
à vous ; je vais vous dire un secret que je n’ai
encore dit à personne, pas même à mon frère
d’armes, pas même à Maffio Orsini. Cela est
étrange de se livrer ainsi au premier venu ; mais il
me semble que vous n’êtes pas pour moi la première
venue. -je suis un capitaine qui ne connaît
pas sa famille, j’ai été élevé en Calabre par un
pêcheur dont je me croyais le fils. Le jour où j’eus
seize ans, ce pêcheur m’apprit qu’il n’était pas
mon père. Quelque temps après, un seigneur vint
qui m’arma chevalier, et qui repartit sans avoir
levé la visière de son morion. Quelque temps après
encore, un homme vêtu de noir vint m’apporter
une lettre. Je l’ouvris. C’était ma mère qui
m’écrivait, ma mère que je ne connaissais pas, ma
mère que je rêvais bonne, douce, tendre, belle
comme vous ! Ma mère, que j’adorais de toutes les
forces de mon âme ! Cette lettre m’apprit, sans me
dire aucun nom, que j’éta
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/29]]==
is noble et de grande
race, et que ma mère était bien malheureuse.
Pauvre mère !
 
Dona Lucrezia.
Bon Gennaro !
 
Gennaro.
Depuis ce jour-là, je me suis fait aventurier,
parce qu’étant quelque chose par ma naissance,
j’ai voulu être aussi quelque chose par mon épée.
J’ai couru toute l’Italie. Mais le premier jour de
chaque mois, en quelque lieu que je sois, je vois
toujours venir le même messager. Il me remet une
lettre de ma mère, prend ma réponse et s’en va ;
et il ne me dit rien, et je ne lui dis rien, parce
qu’il est sourd et muet.
 
Dona Lucrezia.
Ainsi tu ne sais rien de ta famille ?
 
Gennaro.
Je sais que j’ai une mère, qu’elle est malheureuse,
et que je donnerais ma vie dans ce monde
pour la voir pleurer, et ma vie dans l’autre pour
la voir sourire. Voilà tout.
 
Dona Lucrezia.
Que fais-tu de ses lettres ?
 
Gennaro.
Je les ai toutes là, sur mon cœur. Nous autres
gens de guerre, nous risquons souvent notre
poitrine à l’encontre des épées. Les lettres d’une
mère, c’est une bonne cuirasse.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/30]]==
 
Dona Lucrezia.
Noble nature !
 
Gennaro.
Tenez, voulez-vous voir son écriture ? Voici une
de ses lettres.
 
Il tire de sa poitrine un papier qu’il baise et qu’il
remet à dona Lucrezia.
—lisez cela.
 
Dona Lucrezia, lisant.
"… ne cherche pas à me connaître, mon
Gennaro, avant le jour que je te marquerai.
Je suis bien à plaindre, va. Je suis entourée
de parens sans pitié, qui te tueraient comme
ils ont tué ton père. Le secret de ta naissance,
mon enfant, je veux être la seule à le
savoir. Si tu le savais, toi, cela est à la fois si
triste et si illustre que tu ne pourrais pas t’en
taire ; la jeunesse est confiante, tu ne connais
pas les périls qui t’environnent comme je les
connais ; qui sait ? Tu voudrais les affronter par
bravade de jeune homme, tu parlerais ou tu te
laisserais deviner, et tu ne vivrais pas deux jours.
Oh non ! Contente-toi de savoir que tu as une
mère qui t’adore et qu veille nuit et jour sur ta
vie. Mon Gennaro, mon fils, tu es tout ce que
j’aime sur la terre ; mon cœur se fond quand je
songe à toi… "
 
elle s’interrompt pour dévorer une larme.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/31]]==
 
Gennaro.
Comme vous lisez cela tendrement ! On ne dirait
pas que vous lisez, mais que vous parlez. -ah !
Vous pleurez ! -vous êtes bonne, madame,
et je vous aime de pleurer de ce qu’écrit ma mère.
Il reprend la lettre, la baise de nouveau, et la remet
dans sa poitrine.
 
—oui, vous voyez, il y a eu bien des crimes autour
de mon berceau. -ma pauvre mère ! -n’est-ce
pas que vous comprenez maintenant que je
m’arrête peu aux galanteries et aux amourettes,
parce que je n’ai qu’une pensée au cœur, ma mère !
Oh ! Délivrer ma mère ! La servir, la venger, la
consoler ! Quel bonheur ! Je penserai à l’amour
après ! Tout ce que je fais, je le fais pour être
digne de ma mère. Il y a bien des aventuriers qui ne
sont pas scrupuleux, et qui se battraient pour Satan
après s’être battus pour saint Michel ; moi, je ne
sers que des causes justes ; je veux pouvoir déposer
un jour aux pieds de ma mère une épée nette et loyale
comme celle d’un empereur. -tenez, madame,
on m’a offert un gros enrôlement au service de
cette infâme Madame Lucrèce Borgia. J’ai refusé.
 
Dona Lucrezia.
Gennaro ! -Gennaro ! Ayez pitié des méchans !
Vous ne savez pas ce qui se passe dans leur cœur.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/32]]==
 
Gennaro.
Je n’ai pas pitié de qui est sans pitié. -mais
laissons cela, madame ; et maintenant que je vous
ai dit qui je suis, faites de même, et dites-moi à
votre tour qui vous êtes.
 
Dona Lucrezia.
Une femme qui vous aime, Gennaro.
 
Gennaro.
Mais votre nom ?…
 
Dona Lucrezia.
Ne m’en demandez pas plus.
Des flambeaux. Entrent avec bruit Jeppo et Maffio.
 
Dona Lucrezia remet son masque précipitamment.
 
== ACTE 1 PARTIE 1 SCENE 5 ==
 
Les mêmes, Maffio Orsini, Jeppo Liveretto,
Ascanio Petrucci, Oloferno Vitellozzo,
don Apostolo Gazella. -seigneurs, dames,
pages portant des flambeaux.
 
Maffio, un flambeau à la main.
Gennaro ! Veux-tu savoir quelle est la femme à
qui tu parles d’amour ?
 
Dona Lucrezia, à part, sous son masque.
Juste ciel !
 
Gennaro.
Vous êtes tous mes amis, mais je jure Dieu que
celui qui touchera au masque de cette fe
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/33]]==
mme sera
un enfant hardi. Le masque d’une femme est sacré
comme la face d’un homme.
 
Maffio.
Il faut d’abord que la femme soit une femme,
 
Gennaro ! Mais nous ne voulons point insulter
celle-là ; nous voulons seulement lui dire nos noms.
 
Faisant un pas vers dona Lucrezia.
—madame, je suis Maffio Orsini, frère du duc
de Gravina, que vos sbires ont étranglé la nuit
pendant qu’il dormait.
 
Jeppo.
Madame, je suis Jeppo Liveretto, neveu de
Liveretto Vitelli, que vous avez fait poignarder
dans les caves du Vatican.
 
Ascanio.
Madame, je suis Ascanio Petrucci, cousin de
Pandolfo Petrucci, seigneur de Sienne, que vous
avez assassiné pour lui voler plus aisément sa ville.
 
Oloferno.
Madame, je m’appelle Oloferno Vitellozzo, neveu
d’Iago D’Appiani, que vous avez empoisonné
dans une fête, après lui avoir traîtreusement dérobé
sa bonne citadelle seigneuriale de Piombino.
 
Don Apostolo.
Madame, vous avez mis à mort sur l’échafaud
don Francisco Gazella, oncle maternel de don
Alphonse D’Aragon, votre troisième
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/34]]==
mari, que vous
avez fait tuer à coups de hallebarde sur le palier
de l’escalier de saint-Pierre je suis don Apostolo
Gazella, cousin de l’un et fils de l’autre.
 
Dona Lucrezia.
ô dieu !
 
Gennaro.
Quelle est cette femme ?
 
Maffio.
Et maintenant que nous vous avons dit nos
noms, madame, voulez-vous que nous vous
disions le vôtre ?
 
Dona Lucrezia.
Non ! Non ! Ayez pitié, messeigneurs ! Pas
devant lui !
 
Maffio, la démasquant.
ôtez votre masque, madame, qu’on voie si vous
pouvez encore rougir.
 
Don Apostolo.
Gennaro, cette femme à qui tu parlais d’amour
est empoisonneuse et adultère.
 
Jeppo.
Inceste à tous les degrés. Inceste avec ses deux
frères, qui se sont entretués pour l’amour d’elle !
 
Dona Lucrezia.
Grâce !
 
Ascanio.
Inceste avec son père, qui est pape !
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/35]]==
 
Dona Lucrezia.
Pitié !
 
Oloferno.
Inceste avec ses enfants, si elle en avait ; mais le
ciel en refuse aux monstres !
 
Dona Lucrezia.
Assez ! Assez !
 
Maffio.
Veux-tu savoir son nom, Gennaro ?
 
Dona Lucrezia.
Grâce ! Grâce ! Messeigneurs !
 
Maffio.
Gennaro, veux-tu savoir son nom ?
 
Elle se traîne aux geoux de Gennaro.
N’écoute pas, mon Gennaro !
 
Maffio, étendant le bras.
C’est Lucrèce Borgia !
 
Gennaro, la repoussant.
Oh !…
elle tombe évanouie à ses pieds.
 
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/36]]==
 
== ACTE 1 PARTIE 2 SCENE 1 ==
 
Une place de Ferrare. à droite, un palais avec un
balcon garni de jalousies, et une porte basse. Sous
le balcon, un grand écusson de pierre chargé
d’armoiries avec ce mot en grosses lettres saillantes
de cuivre doré au-dessous : Borgia. à gauche, une
petite maison avec porte sur la place. Au fond des
maisons et des clochers.
 
Dona Lucrezia, Gubetta.
 
Dona Lucrezia.
Tout est-il prêt pour ce soir, Gubetta ?
 
Gubetta.
Oui, madame.
 
Dona Lucrezia.
Y seront-ils tous les cinq ?
 
Gubetta.
Tous les cinq.
 
Dona Lucrezia.
Ils m’ont bien cruellement outragée, Gubetta !
 
Gubetta.
Je n’étais pas là, moi.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/37]]==
 
Dona Lucrezia.
Ils ont été sans pitié !
 
Gubetta.
Ils vous ont dit votre nom tout haut comme
cela ?
 
Dona Lucrezia.
Ils ne m’ont pas dit mon nom, Gubetta ; ils me
l’ont craché au visage !
 
Gubetta.
En plein bal !
 
Dona Lucrezia.
Devant Gennaro !
 
Gubetta.
Ce sont de fiers étourdis d’avoir quitté Venise
et d’être venus à Ferrare. Il est vrai qu’ils ne
pouvaient guère faire autrement, étant désignés par
le sénat pour faire partie de l’ambassade qui est
arrivée l’autre semaine.
 
Dona Lucrezia.
Oh ! Il me hait et me méprise maintenant, et
c’est leur faute. -ah ! Gubetta, je me vengerai
d’eux.
 
Gubetta.
à la bonne heure, voilà parler. Vos fantaisies
de miséricorde vous ont quittée, dieu soit loué ! Je
suis bien plus à mon aise avec votre altesse quand
elle est naturelle comme la voilà. Je m’y retrouve
au moins. Voyez-vous, ma
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/38]]==
dame, un lac, c’est le
contraire d’une île ; une tour, c’est le contraire
d’un puits ; un aqueduc, c’est le contraire d’un
pont ; et moi, j’ai l’honneur d’être le contraire
d’un personnage vertueux.
 
Dona Lucrezia.
Gennaro est avec eux. Prends garde qu’il ne lui
arrive rien.
 
Gubetta.
Si nous devenions, vous une bonne femme, et
moi un bon homme, ce serait monstrueux.
 
Dona Lucrezia.
Prends garde qu’il n’arrive rien à Gennaro, te
dis-je !
 
Gubetta.
Soyez tranquille.
 
Dona Lucrezia.
Je voudrais pourtant bien le voir encore une fois !
Gubetta.
 
Vive-dieu, madame, votre altesse le voit tous
les jours. Vous avez gagné son valet pour qu’il
déterminât son maître à prendre logis là, dans
cette bicoque, vis-à-vis votre balcon, et de votre
fenêtre grillée vous avez tous les jours l’ineffable
bonheur de voir entrer et sortir le susdit
gentilhomme.
 
Dona Lucrezia.
Je dis que je voudrais lui parler, Gubetta.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/39]]==
 
Gubetta.
Rien de plus simple. Envoyez lui dire par votre
porte-chape Astolfo que votre altesse l’attend
aujourd’hui à telle heure au palais.
 
Dona Lucrezia.
Je le ferai, Gubetta. Mais voudra-t-il venir ?
 
Gubetta.
Rentrez, madame, je crois qu’il va passer ici
tout-à-l’heure avec les étourneaux que vous savez.
 
Dona Lucrezia.
Te prennent-ils toujours pour le comte de Belverana ?
 
Gubetta.
Ils me croient espagnol depuis le talon jusqu’aux
sourcils. Je suis un de leurs meilleurs amis. Je leur
emprunte de l’argent.
 
Dona Lucrezia.
De l’argent ! Et pourquoi faire ?
 
Gubetta.
Pardieu ! Pour en avoir. D’ailleurs il n’y a rien
qui soit plus espagnol que d’avoir l’air gueux et
de tirer le diable par la queue.
 
Dona Lucrezia, à part.
ô mon dieu ! Faites qu’il n’arrive pas malheur
à mon Gennaro !
 
Gubetta.
Et à ce propos, madame, il me vient une
réflexion.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/40]]==
 
Dona Lucrezia.
Laquelle ?
 
Gubetta.
C’est qu’il faut que la queue du diable lui soit
soudée, chevillée et vissée à l’échine d’une façon
bien triomphante pour qu’elle résiste à l’innombrable
multitude de gens qui la tirent perpétuellement !
 
Dona Lucrezia.
Tu ris à travers tout, Gubetta.
 
Gubetta.
C’est une manière comme une autre.
 
Dona Lucrezia.
Je crois que les voici. -songe à tout.
Elle rentre dans le palais par la petite porte
sous le balcon.
 
== ACTE 1 PARTIE 2 SCENE 2 ==
 
Gubetta, puis Gennaro, Maffio, Jeppo,
Ascanio, don Apostolo, Oloferno.
 
Gubetta, seul.
Qu’est-ce que c’est que ce Gennaro ? Et que diable
en veut-elle faire ? Je ne sais pas tous les secrets
de la dame, il s’en faut ; mais celui-ci pique
ma curiosité. Ma foi, elle n’a pas eu de confiance
en moi cette fois, il ne faut pas qu’elle s’imagine
que je vais la servir dans cette oc
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/41]]==
casion ; elle se
tirera de l’intrigue avec le Gennaro comme elle
pourra. Mais quelle étrange manière d’aimer un
homme quand on est fille de Roderigo Borgia et
de la Vanozza, quand on est une femme qui a
dans les veines du sang de courtisane et du sang de
pape ! Madame Lucrèce devient platonique. Je ne
m’étonnerai plus de rien maintenant, quand même
on viendrait me dire que le pape Alexandre Six croit
en Dieu ! -allons, voici nos jeunes fous du
carnaval de Venise. Ils ont eu une belle idée de
quitter une terre neutre et libre pour venir à
Ferrare après avoir mortellement offensé la duchesse de Ferrare !
à leur place je me serais, certes, abstenu de faire
partie de la cavalcade des ambassadeurs vénitiens.
Mais les jeunes gens sont ainsi faits. La gueule du
loup est de toutes les choses sublunaires celle où
ils se précipitent le plus volontiers.
 
Entrent les jeunes seigneurs sans voir d’abord
Gubetta, qui s’est placé en observation sous l’un des
piliers qui soutiennent le balcon. Ils causent à voix
basse et d’un air d’inquiétude.
 
Maffio, bas.
Vous direz ce que vous voudrez, messieurs, on
peut se dispenser de venir à Ferrare quand on a
blessé au cœur Madame Lucrèce Borgia.
 
Don Apostolo.
Que pouvions-nous faire ? Le sénat nous envoie
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/42]]==
ici.
Est-ce qu’il y a moyen d’éluder les ordres du
sérénissime sénat de Venise ? Une fois désignés, il
fallait partir. Je ne me dissimule pourtant pas,
Maffio, que la Lucrezia Borgia est en effet une
redoutable ennemie. Elle est la maîtresse ici.
 
Jeppo.
Que veux-tu qu’elle nous fasse, Apostolo ? Ne
sommes-nous pas au service de la république de
Venise ? Ne faisons-nous pas partie de son ambassade ?
Toucher à un cheveu de notre tête, ce serait déclarer
la guerre au doge, et Ferrare ne se frotte pas
volontiers à Venise.
 
Gennaro, rêveur dans un coin du théâtre, sans se
mêler à la conversation.
ô ma mère ! Ma mère ! Qui me dira ce que je
puis faire pour ma pauvre mère !
 
Maffio.
On peut te coucher tout de ton long dans le sépulcre,
Jeppo, sans toucher à un cheveu de ta tête.
Il y a des poisons qui font les affaires des
Borgia sans éclat et sans bruit, et beaucoup mieux
que la hache ou le poignard. Rappelle-toi la manière
dont Alexandre Six a fait disparaître du monde
le sultan Zizimi, le frère de Bajazet.
 
Oloferno.
Et tant d’autres.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/43]]==
 
Don Apostolo.
Quant au frère de Bajazet, son histoire est curieuse,
et n’est pas des moins sinistres. Le pape
lui persuada que Charles De France l’avait
empoisonné le jour où ils firent collation ensemble ;
Zizimi crut tout, et reçut des belles mains de
Lucrèce Borgia un soi-disant contre-poison qui, en
deux heures, délivra de lui son frère Bajazet.
 
Jeppo.
Il paraît que ce brave turc n’entendait rien à la
politique.
 
Maffio.
Oui, les Borgia ont des poisons qui tuent en un
jour, en un mois, en un an, à leur gré. Ce sont
d’infâmes poisons qui rendent le vin meilleur, et
font vider le flacon avec plus de plaisir. Vous vous
croyez ivre, vous êtes mort. Ou bien un homme
tombe tout à coup en langueur, sa peau se ride,
ses yeux se cavent, ses cheveux blanchissent, ses
dens se brisent comme verre sur le pain ; il ne
marche plus, il se traîne ; il ne respire plus, il
râle ; il ne rit plus, il ne dort plus, il grelotte au
soleil en plein midi ; jeune homme, il a l’air d’un
vieillard ; il agonise ainsi quelque temps, enfin il
meurt. Il meurt ; et alors on se souvient qu’il y a
six mois ou un an il a bu un verre de vin de
Chypre chez un Borgia.
 
Se retournant.
 
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/44]]==
—tenez, messeigneurs, voilà justement Montefeltro,
que vous connaissez peut-être, qui est de
cette ville, et à qui la chose arrive en ce moment.
—il passe là au fond de la place. -regardez-le.
On voit passer au fond du théâtre un homme à cheveux
blancs, maigre, chancelant, boitant, appuyé sur un
bâton, et enveloppé d’un manteau.
 
Ascanio.
Pauvre Montefeltro !
 
Don Apostolo.
Quel âge a-t-il ?
 
Maffio.
Mon âge. Vingt-neuf ans.
 
Oloferno.
Je l’ai vu l’an passé rose et frais comme vous.
 
Maffio.
Il y a trois mois, il a soupé chez notre
saint-père le pape, dans sa vigne du belvédère !
 
Ascanio.
C’est horrible !
 
Maffio.
Oh ! L’on conte des choses bien étranges de ces
soupers des Borgia !
 
Ascanio.
Ce sont des débauches effrénées, assaisonnées
d’empoisonnemens.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/45]]==
 
Maffio.
Voyez, messeigneurs, comme cette place est déserte
autour de nous. Le peuple ne s’aventure pas
si près que nous du palais ducal ; il a peur que les
poisons qui s’y élaborent jour et nuit ne transpirent
à travers les murs.
 
Ascanio.
Messieurs, à tout prendre, les ambassadeurs ont
eu hier leur audience du duc. Notre service est à
peu près fini. La suite de l’ambassade se compose
de cinquante cavaliers. Notre disparition ne
s’apercevrait guère dans le nombre. Et je crois que nous
ferions sagement de quitter Ferrare.
 
Maffio.
Aujourd’hui même.
 
Jeppo.
Messieurs, il sera temps demain. Je suis invité
à souper ce soir chez la princesse Negroni, dont je
suis fort éperdument amoureux, et je ne voudrais
pas avoir l’air de fuir devant la plus jolie femme
de Ferrare.
 
Oloferno.
Tu es invité à souper ce soir chez la princesse
Negroni ?
 
Jeppo.
Oui.
 
Oloferno.
Et moi aussi.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/46]]==
 
Ascanio.
Et moi aussi.
 
Don Apostolo.
Et moi aussi.
 
Maffio.
Et moi aussi.
 
Gubetta.
Et moi aussi, messieurs.
 
Jeppo.
Tiens, voilà Monsieur De Belverana. Eh bien !
Nous irons tous ensemble ; ce sera une joyeuse
soirée. Bonjour, Monsieur De Belverana.
 
Gubetta.
Que dieu vous garde longues années, seigneur Jeppo.
 
Maffio, bas à Jeppo.
Vous allez encore me trouver bien timide,
Jeppo. Hé bien, si vous m’en croyiez, nous n’irions
pas à ce souper. Le palais Negroni touche au palais
ducal, et je n’ai pas grande croyance aux airs
amiables de ce seigneur Belverana.
 
Jeppo, bas.
Vous êtes fou, Maffio. La Negroni est une femme
charmante, je vous dis que j’en suis amoureux, et
le Belverana est un brave homme. Je me suis
enquis de lui et des siens. Mon père était avec son
père au siége de Grenade, en quatorze cent
quatre-vingts et tant.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/47]]==
 
Maffio.
Cela ne prouve pas que celui-ci soit le fils du
père avec qui était votre père.
 
Jeppo.
Vous êtes libre de ne pas venir souper, Maffio.
 
Maffio.
J’irai si vous y allez, Jeppo.
 
Jeppo.
Vive Jupiter, alors ! -et toi, Gennaro, est-ce
que tu n’es pas des nôtres ce soir ?
 
Ascanio.
Est-ce que la Negroni ne t’a pas invité ?
 
Gennaro.
Non. La princesse m’aura trouvé trop médiocre
gentilhomme.
 
Maffio, souriant.
Alors, mon frère, tu iras de ton côté à quelque
rendez-vous d’amour, n’est-ce pas ?
 
Jeppo.
A propos, conte-nous donc un peu ce que te disait
Madame Lucrèce l’autre soir. Il paraît qu’elle
est folle de toi. Elle a dû t’en dire long. La liberté
du bal était une bonne fortune pour elle. Les
femmes ne déguisent leur personne que pour
déshabiller plus hardiment leur âme. Visage masqué,
coeur à nu.
 
Depuis quelques instants dona Lucrezia est sur le
balcon dont elle a entrouvert la jalousie. Elle
écoute.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/48]]==
 
Maffio.
Ah ! Tu es venu te loger précisément en face de
son balcon. Gennaro ! Gennaro !
 
Don Apostolo.
Ce qui n’est pas sans danger, mon camarade ;
car on dit ce digne duc de Ferrare fort jaloux de
madame sa femme.
 
Oloferno.
Allons, Gennaro, dis-nous où tu en es de ton
amourette avec la Lucrèce Borgia.
 
Gennaro.
Messeigneurs ! Si vous me parlez encore de cette
horrible femme, il y aura des épées qui reluiront
au soleil !
 
Dona Lucrezia, sur le balcon, à part.
Hélas !
 
Maffio.
C’est pure plaisanterie, Gennaro. Mais il me
semble qu’on peut bien te parler de cette dame,
puisque tu portes ses couleurs.
 
Gennaro.
Que veux-tu dire ?
 
Maffio, lui montrant l’écharpe qu’il porte.
Cette écharpe ?
 
Jeppo.
Ce sont en effet les couleurs de Lucrèce Borgia.
 
Gennaro.
C’est Fiametta qui me l’a envoyée.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/49]]==
 
Maffio.
Tu le crois. Lucrèce te l’a fait dire. Mais c’est
Lucrèce qui a brodé l’écharpe de ses propres mains
pour toi.
 
Gennaro.
En es-tu sûr, Maffio ? Par qui le sais-tu ?
 
Maffio.
Par ton valet qui t’a remis l’écharpe et qu’elle a
gagné.
 
Gennaro.
Damnation !
Il arrache l’écharpe, la déchire et la foule aux pieds.
 
Dona Lucrezia, à part.
Hélas !
 
Elle referme la jalousie et se retire.
 
Maffio.
Cette femme est belle pourtant !
 
Jeppo.
Oui, mais il y a quelque chose de sinistre
empreint sur sa beauté.
 
Maffio.
C’est un ducat d’or à l’effigie de Satan.
 
Gennaro.
Oh ! Maudite soit cette Lucrèce Borgia ! Vous
dites qu’elle m’aime, cette femme ! Hé bien, tant
mieux ! Que ce soit son châtiment ! Elle
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/50]]==
me fait
horreur ! Oui, elle me fait horreur ! Tu sais,
Maffio, cela est toujours ainsi ; il n’y a pas moyen
d’être indifférent pour une femme qui nous aime.
Il faut l’aimer ou la haïr. Et comment aimer celle-là ?
Il arrive aussi que, plus on est persécuté par
l’amour de ces sortes de femmes, plus on les hait.
Celle-ci m’obsède, m’investit, m’assiége. Par où
ai-je pu mériter l’amour d’une Lucrèce Borgia ?
Cela n’est-il pas une honte et une calamité ? Depuis
cette nuit où vous m’avez dit son nom d’une
façon si éclatante, vous ne sauriez croire à quel
point la pensée de cette femme scélérate m’est
odieuse. Autrefois je ne voyais Lucrèce Borgia que
de loin, à travers mille intervalles, comme un
fantôme terrible debout sur toute l’Italie, comme
le spectre de tout le monde. Maintenant ce spectre
est mon spectre à moi ; il vient s’asseoir à mon
chevet ; il m’aime, ce spectre, et veut se coucher
dans mon lit ! Par ma mère, c’est épouvantable !
Ah ! Maffio ! Elle a tué Monsieur De Gravina, elle
a tué ton frère ! Hé bien, ton frère, je le
remplacerai près de toi, et je le vengerai près
d’elle ! -voilà donc son exécrable palais ! Palais de
la luxure, palais de la trahison, palais de
l’assassinat, palais de l’adultère, palais de
l’inceste, palais de tous les crimes, palais de
Lucrèce Borgia ! Oh ! La marque d’infamie que je ne
puis lui mettre au front à cette femme, je veux la
mettre au moins au front de son palais !
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/51]]==
 
Il monte sur le banc de pierre qui est au-dessous du
balcon, et avec son poignard, il fait sauter la
première lettre du nom de Borgia gravé sur le mur,
de façon qu’il ne reste plus que ce mot :
orgia.
 
Maffio.
Que diable fait-il ?
 
Jeppo.
Gennaro, cette lettre de moins au nom de
Madame Lucrèce, c’est ta tête de moins sur tes
épaules.
 
Gubetta.
Monsieur Gennaro, voilà un calembourg qui
fera mettre demain la moitié de la ville à la question.
 
Gennaro.
Si l’on cherche le coupable, je me présenterai.
 
Gubetta, à part.
Je le voudrais, pardieu, cela embarrasserait
Madame Lucrèce.
 
Depuis quelques instants, deux hommes vêtus de noir se
promènent sur la place et observent.
 
Maffio.
Messieurs, voilà des gens de mauvaise mine qui
nous regardent un peu curieusement. Je crois qu’il
serait prudent de nous séparer. -ne fais pas de
nouvelles folies, frère Gennaro.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/52]]==
 
Gennaro.
Sois tranquille, Maffio. Ta main ? -messieurs,
bien de la joie cette nuit !
 
Il rentre chez lui ; les autres se dispersent.
 
== ACTE 1 PARTIE 2 SCENE 3 ==
 
 
Les deux hommes vêtus de noir.
 
Premier Homme.
Que diable fais-tu là, Rustighello ?
 
Deuxième Homme.
J’attends que tu t’en ailles, Astolfo.
 
Premier Homme.
En vérité ?
 
Deuxième Homme.
Et toi, que fais-tu là, Astolfo ?
 
Premier Homme.
J’attends que tu t’en ailles, Rustighello.
 
Deuxième Homme.
à qui donc as-tu affaire, Astolfo ?
 
Premier Homme.
à l’homme qui vient d’entrer là. Et toi, à qui
en veux-tu ?
 
Deuxième Homme.
Au même.
 
Premier Homme.
Diable !
 
Deuxiè
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/53]]==
me Homme.
Qu’est-ce que tu en veux faire ?
 
Premier Homme.
Le mener chez la duchesse. -et toi ?
 
Deuxième Homme.
Je veux le mener chez le duc.
 
Premier Homme.
Diable !
 
Deuxième Homme.
Qu’est-ce qui l’attend chez la duchesse ?
 
Premier Homme.
L’amour, sans doute. -et chez le duc ?
 
Deuxième Homme.
Probablement, la potence.
 
Premier Homme.
Comment faire ? Il ne peut pas être à la fois
chez le duc et chez la duchesse, amant heureux
et pendu.
 
Deuxième Homme.
Voici un ducat. Jouons à croix ou pile à qui de
nous deux aura l’homme.
 
Premier Homme.
C’est dit.
 
Deuxième Homme.
Ma foi, si je perds, je dirai tout bonnement au
duc que j’ai trouvé l’oiseau déniché. Cela m’est
bien égal les affaires du duc.
Il jette un ducat en l’air.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/54]]==
 
Premier Homme.
Pile.
 
Deuxième Homme, regardant à terre.
C’est face.
 
Premier Homme.
L’homme sera pendu. Prends-le. Adieu.
 
Deuxième Homme.
Bonsoir.
 
L’autre une fois disparu, il ouvre la porte basse sous
le balcon, y entre et revient un moment après
accompagné de quatre sbires avec lesquels il va frapper
à la porte de la maison où est entré Gennaro. La
toile tombe.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/55]]==
 
== ACTE 2 PARTIE 1 SCENE 1 ==
 
 
Une salle du palais ducal de Ferrare. Tentures de
cuir de Hongrie frappées d’arabesques d’or.
Ameublement magnifique dans le goût de la fin du
quinzième siècle en Italie. -le fauteuil ducal en
velours rouge, brodé aux armes de la maison d’Este.
à côté, une table couverte de velours rouge. -au
fond, une grande porte. à droite, une petite porte.
à gauche, une autre petite porte masquée. -derrière
la petite porte masquée, on voit, dans un compartiment
ménagé sur le théâtre, la naissance d’un escalier en
spirale qui s’enfonce sous le plancher et qui est
éclairé par une longue et étroite fenêtre grillée.
Don Alphonse D’Este, en magnifique costume à ses
couleurs. Rustighello, vêtu des mêmes couleurs, mais
d’étoffes plus simples.
 
Rustighello.
Monseigneur le duc, voilà vos premiers ordres
exécutés. J’en attends d’autres.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/56]]==
 
Don Alphonse.
Prends cette clef. Va à la galerie de Numa.
Compte tous les panneaux de la boiserie à partir
de la grande figure peinte qui est près de la porte,
et qui représente Hercule, fils de Jupiter, un de
mes ancêtres. Arrivé au vingt-troisième panneau,
tu verras une petite ouverture cachée dans la
gueule d’une guivre dorée, qui est une guivre
de Milan. C’est Ludovic-Le-Maure qui a fait
faire ce panneau. Introduis la clef dans cette
ouverture. Le panneau tournera sur ses gonds comme
une porte. Dans l’armoire secrète qu’il recouvre,
tu verras sur un plateau de cristal un flacon d’or
et un flacon d’argent avec deux coupes en émail.
Dans le flacon d’argent il y a de l’eau pure. Dans le
flacon d’or il y a du vin préparé. Tu apporteras le
plateau, sans y rien déranger, dans le cabinet voisin
de cette chambre, Rustighello, et si tu as jamais
entendu des gens dont les dents claquaient
de terreur à parler de ce fameux poison des Borgia
qui, en poudre, est blanc et scintillant comme de
la poussière de marbre de Carrare, et qui, mêlé
au vin, change du vin de Romorantin en vin de
Syracuse, tu te garderas de toucher au flacon d’or.
 
Rustighello.
Est-ce là tout, monseigneur ?
 
Don Alphonse.
Non. Tu prendras ta meilleure ép
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/57]]==
ée, et tu te
tiendras dans le cabinet, debout, derrière la porte,
de manière à entendre tout ce qui se passera ici,
et à pouvoir entrer au premier signal que je te
donnerai avec cette clochette d’argent, dont tu
connais le son.
 
Il montre une clochette sur la table.
 
—si j’appelle simplement : -Rustighello ! -tu
entreras avec le plateau. Si je secoue la clochette,
tu entreras avec l’épée.
 
Rustighello.
Il suffit, monseigneur.
 
Don Alphonse.
Tu tiendras ton épée nue à la main, afin de
n’avoir pas la peine de la tirer.
 
Rustighello.
Bien.
 
Don Alphonse.
Rustighello ! Prends deux épées. Une peut se
briser. -va.
 
Rustighello sort par la petite porte.
Un Huissier, entrant par la porte du fond.
Notre dame la duchesse demande à parler à notre
seigneur le duc.
 
Don Alphonse.
Faites entrer ma dame.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/58]]==
 
== ACTE 2 PARTIE 1 SCENE 2 ==
 
 
Don Alphonse, dona Lucrezia.
 
Dona Lucrezia, entrant avec impétuosité.
Monsieur, monsieur, ceci est indigne, ceci est
odieux, ceci est infâme. Quelqu’un de votre
peuple, -savez-vous cela, don Alphonse ? -vient de
mutiler le nom de votre femme gravé au-dessous
de mes armoiries de famille sur la façade de votre
propre palais. La chose s’est faite en plein jour,
publiquement, par qui ? Je l’ignore, mais c’est
bien injurieux et bien téméraire. On a fait de mon
nom un écriteau d’ignominie, et votre populace
de Ferrare, qui est bien la plus infâme populace
de l’Italie, monseigneur, est là qui ricane autour
de mon blason comme autour d’un pilori. Est-ce
que vous vous imaginez, don Alphonse, que je
m’accommode de cela, et que je n’aimerais pas
mieux mourir en une fois d’un coup de poignard
qu’en mille fois de la piqûre envenimée du sarcasme
et du quolibet ? Pardieu, monsieur, on me traite
étrangement dans votre seigneurie de Ferrare !
Ceci commence à me lasser, et je vous trouve l’air
trop gracieux et trop tranquille pendant qu’on
traîne dans les ruisseaux de votre ville la renommée
de votre femme, déchiquetée à belles dents par
l’injure et la calomnie. Il me faut une réparation
éclatante de ceci, je vous en préviens, monsieur
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/59]]==
le
duc. Préparez-vous à faire justice. C’est un événement
sérieux qui arrive là, voyez-vous ? Est-ce que vous
croyez par hasard que je ne tiens à l’estime de
personne au monde, et que mon mari peut se dispenser
d’être mon chevalier ? Non, non, monseigneur ;
qui épouse protége ; qui donne la main donne le
bras. J’y compte. Tous les jours ce sont de nouvelles
injures, et jamais je ne vous en vois ému. Est-ce
que cette boue dont on me couvre ne vous éclabousse
pas, don Alphonse ? Allons, sur mon âme,
courroucez-vous donc un peu, que je vous voie,
une fois dans votre vie, vous fâcher à mon sujet,
monsieur ! Vous êtes amoureux de moi, dites-vous
quelquefois ? Soyez-le donc de ma gloire. Vous êtes
jaloux ? Soyez-le de ma renommée ! Si j’ai doublé
par ma dot vos domaines héréditaires ; si je vous ai
apporté en mariage, non-seulement la rose d’or et
la bénédiction du saint-père, mais ce qui
tient plus de place sur la surface du monde,
Sienne, Rimini, Cesena, Spolette et Piombino, et
plus de villes que vous n’aviez de châteaux, et
plus de duchés que vous n’aviez de baronnies ; si
j’ai fait de vous le plus puissant gentilhomme de
l’Italie, ce n’est pas une raison, monsieur, pour
que vous laissiez votre peuple me railler, me publier
et m’insulter ; pour que vous laissiez votre
Ferrare montrer du doigt à toute l’Europe votre
femme plus méprisée et
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/60]]==
plus bas placée que la servante
des valets de vos palefreniers ; ce n’est pas une
raison, dis-je, pour que vos sujets ne puissent
me voir passer au milieu d’eux sans dire : -ha !
Cette femme !… -or, je vous le déclare, monsieur,
je veux que le crime d’aujourd’hui soit recherché
et notablement puni, ou je m’en plaindrai au pape,
je m’en plaindrai au valentinois qui est à Forli
avec quinze mille hommes de guerre ; et voyez
maintenant si cela vaut la peine de vous lever de
votre fauteuil !
 
Don Alphonse.
Madame, le crime dont vous vous plaignez m’est
connu.
 
Dona Lucrezia.
Comment, monsieur ! Le crime vous est connu,
et le criminel n’est pas découvert !
 
Don Alphonse.
Le criminel est découvert.
 
Dona Lucrezia.
Vive Dieu ! S’il est découvert, comment se fait-il
qu’il ne soit pas arrêté ?
 
Don Alphonse.
Il est arrêté, madame.
 
Dona Lucrezia.
Sur mon âme, s’il est arrêté, d’où vient qu’il
n’est pas encore puni ?
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/61]]==
 
Don Alphonse.
Il va l’être. J’ai voulu d’abord avoir votre avis
sur le châtiment.
 
Dona Lucrezia.
Et vous avez bien fait, monseigneur ! -où est-il ?
 
Don Alphonse.
Ici.
 
Dona Lucrezia.
Ah, ici ! -il me faut un exemple, entendez-vous,
monsieur ? C’est un crime de lèze-majesté.
Ces crimes-là font toujours tomber la tête qui les
conçoit et la main qui les exécute. -ah ! Il est
ici ! Je veux le voir.
 
Don Alphonse.
C’est facile.
 
Appelant.
—Bautista !
 
L’huissier reparaît.
 
Dona Lucrezia.
Encore un mot, monsieur, avant que le coupable
soit introduit. -quel que soit cet homme,
fût-il de votre ville, fût-il de votre maison, don
Alphonse, donnez-moi votre parole de duc couronné
qu’il ne sortira pas d’ici vivant.
 
Don Alphonse.
Je vous la donne. -je vous la donne, entendez-vous
bien, madame ?
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/62]]==
 
Dona Lucrezia.
C’est bien. Hé, sans doute j’entends. Amenez-le
maintenant, que je l’interroge moi-même ! -mon
dieu, qu’est-ce que je leur ai donc fait à ces gens
de Ferrare pour me persécuter ainsi !
 
Don Alphonse, à l’huissier.
Faites entrer le prisonnier.
 
La porte du fond s’ouvre. On voit paraître Gennaro
désarmé entre deux pertuisaniers. Dans le même moment,
on voit Rustighello monter l’escalier dans le petit
compartiment à gauche, derrière la porte masquée ; il
tient à la main un plateau sur lequel il y a un flacon
doré, un flacon argenté et deux coupes. Il pose le
plateau sur l’appui de la fenêtre, tire son épée et
se place derrière la porte.
 
== ACTE 2 PARTIE 1 SCENE 3 ==
 
 
Les mêmes, Gennaro.
 
Dona Lucrezia.
Gennaro !
 
Don Alphonse, s’approchant d’elle, bas et avec
un sourire.
 
Est-ce que vous connaissez cet homme ?
 
Dona Lucrezia.
C’est Gennaro ! -quelle fatalité, mon dieu !
Elle le regarde avec angoisse ; il détourne les yeux.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/63]]==
 
Gennaro.
Monseigneur le duc, je suis un simple capitaine et
je vous parle avec le respect qui convient. Votre
altesse m’a fait saisir dans mon logis ce matin ;
que me veut-elle !
 
Don Alphonse.
Seigneur capitaine, un crime de lèze-majesté
humaine a été commis ce matin vis à vis la maison
que vous habitez. Le nom de notre bien-aimée
épouse et cousine dona Lucrezia Borgia a été
insolemment balafré sur la face de notre palais
ducal. Nous cherchons le coupable.
 
Dona Lucrezia.
Ce n’est pas lui ! Il y a méprise, don Alphonse.
Ce n’est pas ce jeune homme !
 
Don Alphonse.
D’où le savez-vous ?
 
Dona Lucrezia.
J’en suis sûre. Ce jeune homme est de Venise et
non de Ferrare. Ainsi…
 
Don Alphonse.
Qu’est-ce que cela prouve ?
 
Dona Lucrezia.
Le fait a eu lieu ce matin, et je sais qu’il a passé
la matinée chez une nommée Fiametta.
 
Gennaro.
Non, madame.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/64]]==
 
Don Alphonse.
Vous voyez bien que votre altesse est mal
instruite. Laissez-moi l’interroger. -capitaine
Gennaro, êtes-vous celui qui a commis le crime ?
 
Dona Lucrezia, éperdue.
On étouffe ici ! De l’air ! De l’air ! J’ai besoin
de respirer un peu !
 
Elle va à une fenêtre, et en passant à côté de
Gennaro, elle lui dit bas et rapidement :
—dis que ce n’est pas toi !
 
Don Alphonse, à part.
Elle lui a parlé bas.
 
Gennaro.
Duc Alphonse, les pêcheurs de Calabre qui
m’ont élevé, et qui m’ont trempé tout jeune dans
la mer pour me rendre fort et hardi, m’ont enseigné
cette maxime, avec laquelle on peut risquer
souvent sa vie, jamais son honneur : -fais ce
que tu dis, dis ce que tu fais. -duc Alphonse,
je suis l’homme que vous cherchez.
 
Don Alphonse, se tournant vers dona Lucrezia.
Vous avez ma parole de duc couronné, madame.
 
Dona Lucrezia.
J’ai deux mots à vous dire en particulier,
monseigneur.
 
Le duc fait signe à l’huissier et aux gardes de se
retirer avec le prisonnier dans la salle voisine.
 
== AC
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/65]]==
TE 2 PARTIE 1 SCENE 4 ==
 
Dona Lucrezia. Don Alphonse.
 
Don Alphonse.
Que me voulez-vous, madame ?
 
Dona Lucrezia.
Ce que je vous veux, don Alphonse, c’est que
je ne veux pas que ce jeune homme meure.
 
Don Alphonse.
Il n’y a qu’un instant, vous êtes entrée chez
moi comme la tempête, irritée et pleurante, vous
vous êtes plaint à moi d’un outrage fait à vous,
vous avez réclamé avec injure et cris la tête du
coupable, vous m’avez demandé ma parole ducale
qu’il ne sortirait pas d’ici vivant, je vous l’ai
loyalement octroyée, et maintenant vous ne voulez
pas qu’il meure ! -par Jésus, madame, ceci est
nouveau.
 
Dona Lucrezia.
Je ne veux pas que ce jeune homme meure,
monsieur le duc !
 
Don Alphonse.
Madame, les gentilhommes aussi prouvés que
moi n’ont pas coutume de laisser leur foi en gage.
Vous avez ma parole, il faut que je la retire. J’ai
juré que le coupable mourrait, il mourra. Sur mon
ame, vous pouvez choisir le genre de mort.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/66]]==
 
Dona Lucrezia, d’un air riant et plein de douceur.
Don Alphonse, don Alphonse, en vérité, nous
disons là des folies vous et moi. Tenez, c’est vrai,
je suis une femme pleine de déraison. Mon père
m’a gâtée ; que voulez-vous ? On a depuis mon
enfance obéi à tous mes caprices. Ce que je voulais
il y a un quart d’heure, je ne le veux plus à présent.
Vous savez bien, don Alphonse, que j’ai toujours
été ainsi. Tenez, asseyez-vous là, près de moi,
et causons un peu, tendrement, cordialement,
comme mari et femme, comme deux
bons amis.
 
Don Alphonse, prenant de son côté un air de
galanterie.
Dona Lucrezia, vous êtes ma dame, et je suis
trop heureux qu’il vous plaise de m’avoir un
instant à vos pieds.
 
Il s’assied près d’elle.
 
Dona Lucrezia.
Comme cela est bon de s’entendre ! Savez-vous
bien, Alphonse, que je vous aime encore comme
le premier jour de mon mariage, ce jour où vous
fîtes une si éblouissante entrée à Rome, entre
Monsieur De Valentinois, mon frère, et monsieur le
cardinal Hippolyte D’Este, le vôtre. J’étais sur le
balcon des degrés de saint-Pierre. Je me rappelle
encore votre beau cheval blanc chargé d
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/67]]==
’orfèvrerie
d’or, et l’illustre mine de roi que vous aviez
dessus !
 
Don Alphonse.
Vous étiez vous-même bien belle, madame,
et bien rayonnante sous votre dais de brocard
d’argent.
 
Dona Lucrezia.
Oh ! Ne me parlez pas de moi, monseigneur,
quand je vous parle de vous. Il est certain que
toutes les princesses de l’Europe m’envient d’avoir
épousé le meilleur chevalier de la chrétienté. Et
moi je vous aime vraiment comme si j’avais dix-huit
ans. Vous savez que je vous aime, n’est-ce pas,
Alphonse ? Vous n’en doutez jamais au moins. Je
suis froide quelquefois, et distraite ; cela vient
de mon caractère, non de mon cœur. Ecoutez,
Alphonse, si votre altesse m’en grondait doucement,
je me corrigerais bien vite. La bonne chose de
s’aimer comme nous faisons ! Donnez-moi votre
main, -embrassez-moi, don Alphonse ! -en
vérité, j’y songe maintenant, il est bien ridicule
qu’un prince et une princesse comme vous et moi,
qui sont assis côte à côte sur le plus beau trône
ducal qui soit au monde, et qui s’aiment, aient été
sur le point de se quereller pour un misérable petit
capitaine aventurier vénitien ! Il faut chasser
cet homme, et n’en plus parler. Qu’il aille où il
voudra, ce drôle, n’est-ce pas, Alphonse ? Le lion
et la lionne ne se co
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/68]]==
urroucent pas d’un
moucheron. -savez-vous, monseigneur, que si la
couronne ducale était à donner en concours au plus
beau cavalier de votre duché de Ferrare, c’est
encore vous qui l’auriez. -attendez, que j’aille
dire à Bautista de votre part qu’il ait à chasser
au plus vite de Ferrare ce Gennaro !
 
Don Alphonse.
Rien ne presse.
 
Dona Lucrezia, d’un air enjoué.
Je voudrais n’avoir plus à y songer. -allons,
monsieur, laissez-moi terminer cette affaire à ma
guise !
 
Don Alphonse.
Il faut que celle-ci se termine à la mienne.
 
Dona Lucrezia.
Mais enfin, mon Alphonse, vous n’avez pas de
raison pour vouloir la mort de cet homme ?
 
Don Alphonse.
Et la parole que je vous ai donnée ? Le serment
d’un roi est sacré.
 
Dona Lucrezia.
Cela est bon à dire au peuple. Mais de vous à
moi, Alphonse, nous savons ce que c’est. Le
saint-père avait promis à Charles VIII de France
la vie de Zizimi, sa sainteté n’en a pas moins fait
mourir Zizimi. Monsieur de Valentinois s’était constitué
sur parole ôtage du même enfant Charles VIII,
 
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/69]]==
Monsieur de Valentinois s’est évadé du camp français
dès qu’il a pu. Vous-même, vous aviez promis aux
Petrucci de leur rendre Sienne. Vous ne l’avez pas
fait ni dû faire. Hé ! L’histoire des pays est pleine
de cela. Ni rois ni nations ne pourraient vivre un
jour avec la rigidité des sermens qu’on tiendrait.
Entre nous, Alphonse, une parole jurée n’est une
nécessité que quand il n’y en a pas d’autre.
 
Don Alphonse.
Pourtant, dona Lucrezia, un serment…
 
Dona Lucrezia.
Ne me donnez pas de ces mauvaises raisons-là.
Je ne suis pas une sotte. Dites-moi plutôt, mon
cher Alphonse, si vous avez quelque motif d’en
vouloir à ce Gennaro. Non ? Eh bien ! Accordez-moi
sa vie. Vous m’aviez bien accordé sa mort.
Qu’est-ce que cela vous fait ? S’il me plaît de lui
pardonner. C’est moi qui suis l’offensée.
 
Don Alphonse.
C’est justement parce qu’il vous a offensée, mon
amour, que je ne veux pas lui faire grâce.
 
Dona Lucrezia.
Si vous m’aimez, Alphonse, vous ne me refuserez
pas plus long-temps. Et s’il me plaît d’essayer
de la clémence, à moi ? C’est un moyen de me
faire aimer de votre peuple. Je veux que votre
peuple m’aime. La miséricorde, Alphonse, cela
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/70]]==
fait ressembler un roi à Jésus-Christ. Soyons des
souverains miséricordieux. Cette pauvre Italie a
assez de tyrans sans nous depuis le baron vicaire
du pape jusqu’au pape vicaire de Dieu. Finissons-en,
cher Alphonse. Mettez ce Gennaro en liberté.
C’est un caprice, si vous voulez ; mais c’est quelque
chose de sacré et d’auguste que le caprice d’une
femme, quand il sauve la tête d’un homme.
 
Don Alphonse.
Je ne puis, chère Lucrèce.
 
Dona Lucrezia.
Vous ne pouvez ? Mais enfin pourquoi ne pouvez-vous
pas m’accorder quelque chose d’aussi insignifiant
que la vie de ce capitaine ?
 
Don Alphonse.
Vous me demandez pourquoi, mon amour ?
 
Dona Lucrezia.
Oui, pourquoi ?
 
Don Alphonse.
Parce que ce capitaine est votre amant, madame !
 
Dona Lucrezia.
Ciel !
 
Don Alphonse.
Parce que vous l’avez été chercher à Venise ! Parce
que vous l’iriez chercher en enfer ! Parce que je
vous ai suivie pendant que vous le suiviez ! Parce
que je vous ai vue, masquée et haletante, courir
après lui comme la louve après sa
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/71]]==
proie ! Parce
que tout à l’heure encore vous le couviez d’un
regard plein de pleurs et plein de flamme ! Parce que
vous vous êtes prostituée à lui, sans aucun doute,
madame ! Parce que c’est assez de honte et d’infamie
et d’adultère comme cela ! Parce qu’il est temps
que je venge mon honneur et que je fasse couler
autour de mon lit un fossé de sang, entendez-vous,
madame !
 
Dona Lucrezia.
Don Alphonse…
 
Don Alphonse.
Taisez-vous. -veillez sur vos amants désormais,
Lucrèce ! La porte par laquelle on entre dans
votre chambre de nuit, mettez-y tel huissier
qu’il vous plaira ; mais à la porte par où l’on sort,
il y aura maintenant un portier de mon choix, -le
bourreau !
 
Dona Lucrezia.
Monseigneur, je vous jure…
 
Don Alphonse.
Ne jurez pas. Les sermens, cela est bon pour le
peuple. Ne me donnez pas de ces mauvaises raisons-là.
 
Dona Lucrezia.
Si vous saviez…
 
Don Alphonse.
Tenez, madame, je hais toute votre abominable
famille de Borgia, et vous toute la première,
que j’ai si follement aimée ! Il faut que je vous
 
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/72]]==
dise un peu cela à la fin, c’est une chose honteuse,
inouie et merveilleuse de voir alliées en nos deux
personnes la maison d’Este, qui vaut mieux que
la maison de Valois et que la maison de Tudor, la
maison d’Este, dis-je, et la famille Borgia, qui ne
s’appelle pas même Borgia, qui s’appelle Lenzuoli,
ou Lenzolio, on ne sait quoi ! J’ai horreur de votre
frère César, qui a des taches de sang naturelles
au visage ! De votre frère César, qui a tué votre
frère Jean ! J’ai horreur de votre mère la Rosa
Vanozza, la vieille fille de joie espagnole qui
scandalise Rome après avoir scandalisé Valence ! Et
quant à vos neveux prétendus, les ducs de Sermoneto
et de Nepi, de beaux ducs, ma foi ! Des ducs
d’hier ! Des ducs faits avec des duchés volés !
Laissez-moi finir. J’ai horreur de votre père, qui est
pape, et qui a un sérail de femmes comme le sultan
des turcs Bajazet ; de votre père, qui est
l’antéchrist ; de votre père, qui peuple le bagne de
personnes illustres et le sacré collége de bandits,
si bien qu’en les voyant tous vêtus de rouge,
galériens et cardinaux, on se demande si ce sont les
galériens qui sont les cardinaux et les cardinaux qui
sont les galériens ! -allez maintenant !
 
Dona Lucrezia.
Monseigneur ! Monseigneur ! Je vous demande,
à genoux et à mains jointes, au nom de Jésus et
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/73]]==
de Marie, au nom de votre père et de votre mère,
monseigneur, je vous demande la vie de ce capitaine.
 
Don Alphonse.
Voilà aimer ! -vous pourrez faire de son cadavre
ce qu’il vous plaira, madame, et je prétends que
ce soit avant une heure.
 
Dona Lucrezia.
Grâce pour Gennaro !
 
Don Alphonse.
Si vous pouviez lire la ferme résolution qui est
dans mon ame, vous n’en parleriez pas plus que
s’il était déjà mort.
 
Dona Lucrezia, se relevant.
Ah ! Prenez garde à vous, don Alphonse de Ferrare,
mon quatrième mari !
 
Don Alphonse.
Oh ! Ne faites pas la terrible, madame ! Sur
mon ame, je ne vous crains pas ! Je sais vos allures.
Je ne me laisserai pas empoisonner comme
votre premier mari, ce pauvre gentilhomme d’Espagne
dont je ne sais plus le nom, ni vous non plus !
Je ne me laisserai pas chasser comme votre
second mari, Jean Sforza, seigneur de Pesaro,
cet imbécille ! Je ne me laisserai pas tuer à coups
de pique, sur n’importe quel escalier, comme le
troisième, don Alphonse D’Aragon, faible enfant
dont le sang n’a guère plus taché les dalles que
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/74]]==
de
l’eau pure ! Tout beau ! Moi je suis un homme,
madame. Le nom d’Hercule est souvent porté dans
ma famille. Par le ciel ! J’ai des soldats plein ma
ville et plein ma seigneurie, et j’en suis un
moi-même, et je n’ai point encore vendu, comme ce
pauvre roi de Naples, mes bons canons d’artillerie
au pape, votre saint père !
 
Dona Lucrezia.
Vous vous repentirez de ces paroles, monsieur.
Vous oubliez qui je suis…
 
Don Alphonse.
Je sais fort bien qui vous êtes, mais je sais aussi
où vous êtes. Vous êtes la fille du pape, mais vous
n’êtes pas à Rome ; vous êtes la gouvernante de
Spolette, mais vous n’êtes pas à Spolette ; vous
êtes la femme, la sujette et la servante d’Alphonse,
duc de Ferrare, et vous êtes à Ferrare !
 
Dona Lucrezia, toute pâle de terreur et de colère,
regarde fixement le duc et recule lentement devant
lui, jusqu’à un fauteuil où elle vient tomber comme
brisée.
 
—ah ! Cela vous étonne, vous avez peur de moi,
madame, jusqu’ici c’était moi qui avais peur de
vous. J’entends qu’il en soit ainsi désormais, et
pour commencer, voici le premier de vos amans
sur lequel je mets la main, il mourra.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/75]]==
 
Dona Lucrezia, d’une voix faible.
Raisonnons un peu, don Alphonse. Si cet homme
est celui qui a commis envers moi le crime de
lèze-majesté, il ne peut être en même temps mon
amant…
 
Don Alphonse.
Pourquoi non ? Dans un accès de dépit, de
colère, de jalousie ! Car il est peut-être jaloux
aussi, lui. D’ailleurs, est-ce que je sais, moi ? Je
veux que cet homme meure. C’est ma fantaisie. Ce
palais est plein de soldats qui me sont dévoués et qui
ne connaissent que moi. Il ne peut échapper. Vous
n’empêcherez rien, madame. J’ai laissé à votre altesse
le choix du genre de mort, décidez-vous.
 
Dona Lucrezia, se tordant les mains.
ô mon dieu ! ô mon dieu ! ô mon dieu !
 
Don Alphonse.
Vous ne répondez pas ? Je vais le faire tuer dans
l’antichambre à coups d’épée.
 
Il va pour sortir, elle lui saisit le bras.
 
Dona Lucrezia.
Arrêtez !
 
Don Alphonse.
Aimez-vous mieux lui verser vous-même un
verre de vin de Syracuse ?
 
Dona Lucrezia.
Gennaro !
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/76]]==
 
Don Alphonse.
Il faut qu’il meure.
 
Dona Lucrezia.
Pas à coups d’épée !
 
Don Alphonse.
La manière m’importe peu. -que choisissez-vous ?
 
Dona Lucrezia.
L’autre chose.
 
Don Alphonse.
Vous aurez soin de ne pas vous tromper, et de
lui verser vous-même du flacon d’or que vous
savez ? Je serai là d’ailleurs. Ne vous figurez pas
que je vais vous quitter.
 
Dona Lucrezia.
Je ferai ce que vous voulez.
 
Don Alphonse.
Bautista !
 
L’huissier reparaît.
 
—ramenez le prisonnier.
 
Dona Lucrezia.
Vous êtes un homme affreux, monseigneur !
 
== ACTE
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/77]]==
2 PARTIE 1 SCENE 5 ==
 
Les mêmes, Gennaro, les gardes.
 
Don Alphonse.
Qu’est-ce que j’entends dire, seigneur Gennaro ?
Que ce que vous avez fait ce matin, vous l’avez
fait par étourderie et bravade, et sans intention
méchante, que madame la duchesse vous pardonne,
et que d’ailleurs vous êtes un vaillant. Par
ma mère, s’il en est ainsi, vous pouvez retourner
sain et sauf à Venise. à dieu ne plaise que je prive
la magnifique république de Venise d’un bon
domestique et la chrétienté d’un bras fidèle qui
porte une fidèle épée quand il y a devers les eaux
de Chypre et de Candie des idolâtres et des
sarrasins !
 
Gennaro.
à la bonne heure, monseigneur ! Je ne m’attendais
pas, je l’avoue, à ce dénouement. Mais je remercie
votre altesse. La clémence est une vertu
de race royale, et Dieu fera grâce là haut à qui
aura fait grâce ici-bas.
 
Don Alphonse.
Capitaine, est-ce un bon service que celui de la
république, et combien y gagnez-vous, bon an,
mal an ?
 
Gennaro.
J’ai une compagnie de cinquante lances, mons
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/78]]==
eigneur,
que je défraie et que j’habille. La sérénissime
république, sans compter les aubaines et les
épaves, me donne deux mille sequins d’or par an.
 
Don Alphonse.
Et si je vous en offrais quatre mille, prendriez-vous
service chez moi ?
 
Gennaro.
Je ne pourrais. Je suis encore pour cinq ans au
service de la république. Je suis lié.
 
Don Alphonse.
Comment ? Lié !
 
Gennaro.
Par serment.
 
Don Alphonse, bas à dona Lucrezia.
Il paraît que ces gens-là tiennent les leurs,
madame.
 
Haut.
—n’en parlons plus, seigneur Gennaro.
 
Gennaro.
Je n’ai fait aucune lâcheté pour obtenir la vie
sauve ; mais, puisque votre altesse me la laisse,
voici ce que je puis lui dire maintenant. Votre
altesse se souvient de l’assaut de Faenza, il y a
deux ans. Monseigneur le duc Hercule D’Este, votre
père, y courut grand péril de la part de deux
cranequiniers du Valentinois qui l’allaient tuer.
Un soldat aventurier lui sauva la vie.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/79]]==
 
Don Alphonse.
Oui, et l’on n’a jamais pu retrouver ce soldat.
 
Gennaro.
C’était moi.
 
Don Alphonse.
Pardieu, mon capitaine, ceci mérite récompense.
—est-ce que vous n’accepteriez pas cette bourse
de sequins d’or ?
 
Gennaro.
Nous faisons serment, en prenant le service de
la république, de ne recevoir aucun argent des
souverains étrangers. Cependant, si votre altesse
le permet, je prendrai cette bourse, et je la
distribuerai en mon nom aux braves soldats que voici.
Il montre les gardes.
 
Don Alphonse.
Faites.
 
Gennaro prend la bourse.
 
—mais alors vous boirez avec moi, suivant le vieil
usage de nos ancêtres, comme bons amis que nous
sommes, un verre de mon vin de Syracuse.
 
Gennaro.
Volontiers, monseigneur.
 
Don Alphonse.
Et pour vous faire honneur comme à q
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/80]]==
uelqu’un
qui a sauvé mon père, je veux que ce soit madame
la duchesse elle-même qui vous le verse.
Gennaro s’incline et se retourne pour aller distribuer
l’argent aux soldats au fond du théâtre.
 
Le duc appelle.
—Rustighello !
 
Rustighello paraît avec le plateau.
 
—pose le plateau là, sur cette table.
—bien.
 
Prenant dona Lucrezia par la main.
 
—madame, écoutez ce que je vais dire à cet
homme.
 
—Rustighello, retourne te placer derrière
cette porte avec ton épée nue à la main ; si tu
entends le bruit de cette clochette, tu entreras.
 
Va.
Rustighello sort, et on le voit se replacer derrière
la porte.
 
—madame, vous verserez vous-même à boire au jeune
homme, et vous aurez soin de verser du flacon d’or
que voici.
 
Dona Lucrezia, pâle et d’une voix faible.
Oui. -si vous saviez ce que vous faites en ce
moment, et combien c’est une chose horrible,
vous frémiriez vous-même, tout dénaturé que
vous êtes, monseigneur !
 
Don Alphonse.
Ayez soin de ne pas vous tromper de flacon. -hé
bien, capitain
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/81]]==
e !
 
Gennaro, qui a fini sa distribution d’argent, revient
sur le devant du théâtre. Le duc se verse à boire dans
une des deux coupes d’émail avec le flacon d’argent,
et prend la coupe qu’il porte à ses lèvres.
 
Gennaro.
Je suis confus de tant de bonté, monseigneur.
 
Don Alphonse.
Madame, versez à boire au seigneur Gennaro.
—quel âge avez-vous, capitaine ?
 
Gennaro, saisissant l’autre coupe et la présentant à
la duchesse.
 
Vingt ans.
 
Don Alphonse, bas à la duchesse, qui essaie de prendre
le flacon d’argent.
 
Le flacon d’or, madame !
 
Elle prend en tremblant le flacon d’or.
—ah çà, vous devez être amoureux ?
 
Gennaro.
Qui est-ce qui ne l’est pas un peu, monseigneur ?
 
Don Alphonse.
Savez-vous, madame, que c’eût été une cruauté
que d’enlever ce capitaine à la vie, à l’amour, au
soleil d’Italie, à la beauté de son âge de vingt ans,
à son glorieux métier de guerre et d’aventure par
où toutes les maisons royales ont commencé, aux
fêtes, aux bals masqués, aux gais carnavals de
Venise, où il se trompe
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/82]]==
tant de maris, et aux belles
femmes que ce jeune homme peut aimer et qui
doivent aimer ce jeune homme, n’est-ce pas,
madame ? -versez donc à boire au capitaine.
 
Bas.
—si vous hésitez, je fais entrer Rustighello.
 
Elle verse à boire à Gennaro sans dire une parole.
 
Gennaro.
Je vous remercie, monseigneur, de me laisser
vivre pour ma pauvre mère.
 
Dona Lucrezia, à part.
Oh ! Horreur !
 
Don Alphonse, buvant.
à votre santé, capitaine Gennaro, et vivez
beaucoup d’années !
 
Gennaro.
Monseigneur, Dieu vous le rende !
 
Il boit.
 
Dona Lucrezia, à part.
Ciel !
 
Don Alphonse, à part.
C’est fait.
 
Haut.
—sur ce, je vous quitte, mon capitaine. Vous
partirez pour Venise quand vous voudrez.
 
Bas à dona Lucrezia.
—remerciez-moi, madame, je vous laisse
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/83]]==
tête à
tête avc lui. Vous devez avoir des adieux à lui
faire. Vivez avec lui, si bon vous semble, son
dernier quart d’heure.
 
Il sort, les gardes le suivent.
 
== ACTE 2 PARTIE 1 SCENE 6 ==
 
Dona Lucrezia, Gennaro.
On voit toujours dans le compartiment Rustighello
immobile derrière la porte masquée.
 
Dona Lucrezia.
Gennaro ! -vous êtes empoisonné !
 
Gennaro.
Empoisonné, madame !
 
Dona Lucrezia.
Empoisonné !
 
Gennaro.
J’aurais dû m’en douter, le vin étant versé par
vous.
 
Dona Lucrezia.
Oh ! Ne m’accablez pas, Gennaro. Ne m’ôtez
pas le peu de force qui me reste et dont j’ai besoin
encore pour quelques instans. -écoutez-moi. Le
duc est jaloux de vous, le duc vous croit mon
amant. Le duc ne m’a laissé d’autre alternative que de
vous voir poignarder devant moi par Rustighello,
ou de vous verser moi-même le poison. Un poison
redoutable, Genna
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/84]]==
ro, un poison dont la seule
idée fait pâlir tout italien qui sait l’histoire de
ces vingt dernières années…
 
Gennaro.
Oui, le poison des Borgia !
 
Dona Lucrezia.
Vous en avez bu. Personne au monde ne connaît
de contre-poison à cette composition terrible,
personne, excepté le pape, Monsieur De Valentinois,
et moi. Tenez, voyez cette fiole que je porte
toujours cachée dans ma ceinture. Cette fiole,
Gennaro, c’est la vie, c’est la santé, c’est le
salut. Une seule goutte sur vos lèvres, et vous êtes
sauvé !
 
Elle veut approcher la fiole des lèvres de Gennaro,
 
il recule.
 
Gennaro, la regardant fixement.
Madame, qui est-ce qui me dit que ce n’est pas
cela qui est du poison ?
 
Dona Lucrezia, tombant anéantie sur le fauteuil.
ô mon dieu ! Mon dieu !
 
Gennaro.
Ne vous appelez-vous pas Lucrèce Borgia ? -est-ce
que vous croyez que je ne me souviens pas
du frère de Bajazet ? Oui, je sais un peu d’histoire !
On lui fit accroire, à lui aussi, qu’il était
empoisonné par Charles Viii, et on lui donna un
contre-poison dont il mouru
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/85]]==
t. Et la main qui lui
présenta le contre-poison, la voilà, elle tient cette
fiole. Et la bouche qui lui dit de le boire, la voici,
elle me parle !
 
Dona Lucrezia.
Misérable femme que je suis !
 
Gennaro.
écoutez, madame, je ne me méprends pas à vos
semblans d’amour. Vous avez quelque sinistre dessein
sur moi. Cela est visible. Vous devez savoir
qui je suis. Tenez, dans ce moment-ci, cela se lit
sur votre visage que vous le savez, et il est aisé
de voir que vous avez quelque insurmontable raison
pour ne me le dire jamais. Votre famille
doit connaître la mienne, et peut-être à cette
heure ce n’est pas de moi que vous vous vengeriez
en m’empoisonnant ; mais, qui sait ? De ma mère !
 
Dona Lucrezia.
Votre mère, Gennaro ! Vous la voyez peut-être
autrement qu’elle n’est. Que diriez-vous si ce
n’était qu’une femme criminelle comme moi ?
 
Gennaro.
Ne la calomniez pas. Oh ! Non ! Ma mère n’est pas
une femme comme vous, Madame Lucrèce ! Oh !
Je la sens dans mon cœur et je la rêve dans mon
ame telle qu’elle est ; j’ai son image là, née avec
moi ; je ne l’aimerais pas comme je l’aime si elle
n’était pas digne de moi ; le cœur d
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/86]]==
’un fils ne se
trompe pas sur sa mère. Je la haïrais si elle pouvait
vous ressembler. Mais non, non. Il y a quelque
chose en moi qui me dit bien haut que ma mère
n’est pas un de ces démons d’inceste, de luxure,
et d’empoisonnement comme vous autres, les belles
femmes d’à présent. Oh dieu ! J’en suis bien
sûr, s’il y a sous le ciel une femme innocente, une
femme vertueuse, une femme sainte, c’est ma
mère ! Oh ! Elle est ainsi, et pas autrement ! Vous
la connaissez, sans doute, Madame Lucrèce, et
vous ne me démentirez point !
 
Dona Lucrezia.
Non, cette femme-là, Gennaro, cette mère-là,
je ne la connais pas !
 
Gennaro.
Mais devant qui est-ce que je parle ainsi ?
Qu’est-ce que cela vous fait à vous, Lucrèce Borgia,
les joies ou les douleurs d’une mère ! Vous
n’avez jamais eu d’enfans, à ce qu’on dit, et
vous êtes bien heureuse. Car vos enfans, si vous
en aviez, savez-vous bien qu’ils vous renieraient,
madame ? Quel malheureux assez abandonné du
ciel voudrait d’une pareille mère ? être le fils de
Lucrèce Borgia ! Dire ma mère à Lucrèce Borgia !
Oh !…
 
Dona Lucrezia.
Gennaro ! Vous êtes empoisonné ; le duc, qui
vous croit mort, peut revenir à tout momen
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/87]]==
t ; je
ne devrais songer qu’à votre salut et à votre
évasion, mais vous me dites des choses si terribles
que je ne puis faire autrement que de rester là,
pétrifiée, à les entendre.
 
Gennaro.
Madame…
 
Dona Lucrezia.
Voyons ! Il faut en finir. Accablez-moi, écrasez-moi
sous votre mépris ; mais vous êtes empoisonné,
buvez ceci sur-le-champ !
 
Gennaro.
Que dois-je croire, madame ? Le duc est loyal,
et j’ai sauvé la vie à son père. Vous, je vous ai
offensée, vous avez à vous venger de moi.
 
Dona Lucrezia.
Me venger de toi, Gennaro ! -il faudrait donner
toute ma vie pour ajouter une heure à la tienne,
il faudrait répandre tout mon sang pour
t’empêcher de verser une larme, il faudrait m’asseoir
au pilori pour te mettre sur un trône, il faudrait
payer d’une torture de l’enfer chacun de tes
moindre plaisirs, que je n’hésiteraispas, que je
ne murmurerais pas, que je serais heureuse, que
je baiserais tes pieds, mon Gennaro ! Oh ! Tu ne
sauras jamais rien de mon pauvre misérable cœur,
sinon qu’il est plein de toi ! -Gennaro, le temps
presse, le poison marche, tout à l’heure tu le
sentirais, vois-tu ! Encore un pe
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/88]]==
u, il ne serait plus
temps. La vie ouvre en ce moment deux espaces
obscurs devant toi, mais l’un a moins de minutes
que l’autre n’a d’années. Il faut te déterminer pour
l’un des deux. Le choix est terrible. Laisse-toi
guider par moi. Aie pitié de toi et de moi, Gennaro.
Bois vite, au nom du ciel !
 
Gennaro.
Allons, c’est bien. S’il y a un crime en ceci, qu’il
retombe sur votre tête. Après tout, que vous disiez
vrai ou non, ma vie ne vaut pas la peine d’être
tant disputée. Donnez.
 
Il prend la fiole et boit.
 
Dona Lucrezia.
Sauvé ! -maintenant il faut repartir pour Venise
de toute la vitesse de ton cheval. Tu as de l’argent ?
 
Gennaro.
J’en ai.
 
Dona Lucrezia.
Le duc te croit mort. Il sera aisé de lui cacher
ta fuite. Attends ! Garde cette fiole et porte-la
toujours sur toi. Dans des temps comme ceux où
nous vivons, le poison est de tous les repas. Toi
surtout, tu es exposé. Maintenant pars vite.
Lui montrant la porte masquée qu’elle entr’ouvre.
 
—descends par cet escalier. Il donne dans une des
cours du palais Negroni. Il te sera aisé de t’évader
par là. N’attends pas jusqu’
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/89]]==
à demain matin,
n’attends pas jusqu’au coucher du soleil, n’attends
pas une heure, n’attends pas une demi-heure !
Quitte Ferrare sur-le-champ, quitte Ferrare
comme si c’était Sodome qui brûle, et ne regarde
pas derrière toi !
—adieu !
—attends encore un instant. J’ai un dernier mot à te dire,
mon Gennaro !
 
Gennaro.
Parlez, madame.
 
Dona Lucrezia.
Je te dis adieu en ce moment, Gennaro, pour ne
plus te revoir jamais. Il ne faut plus songer
maintenant à te rencontrer quelquefois sur mon chemin.
C’était le seul bonheur que j’eusse au monde.
Mais ce serait risquer ta tête. Nous voilà donc
pour toujours séparés dans cette vie ; hélas ! Je ne
suis que trop sûre que nous serons séparés aussi
dans l’autre. Gennaro ! Est-ce que tu ne me diras
pas quelque douce parole avant de me quitter
ainsi pour l’éternité ?…
 
Gennaro, baissant les yeux.
Madame…
 
Dona Lucrezia.
Je viens de te sauver la vie, enfin !
 
Gennaro.
Vous me le dites. Tout ceci est plein de tenèbres.
Je ne sais que penser. Tenez, madame, je
puis tout vous pardonner, une chose exceptée.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/90]]==
 
Dona Lucrezia.
Laquelle ?
 
Gennaro.
Jurez-moi par tout ce qui vous est cher, par ma
propre tête, puisque vous m’aimez, par le salut
éternel de mon ame, jurez-moi que vos crimes ne
sont pour rien dans les malheurs de ma mère.
 
Dona Lucrezia.
Toutes les paroles sont sérieuses avec vous,
Gennaro. Je ne puis vous jurer cela.
 
Gennaro.
ô ma mère ! Ma mère ! La voilà donc l’épouvantable
femme qui a fait ton malheur !
 
Dona Lucrezia.
Gennaro !…
 
Gennaro.
Vous l’avez avoué, madame ! Adieu ! Soyez
maudite !
 
Dona Lucrezia.
Et toi, Gennaro ! Sois béni !
Il sort. -elle tombe évanouie sur le fauteuil.
 
== ACTE
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/91]]==
2 PARTIE 2 SCENE 1 ==
 
 
La deuxième décoration. La place de Ferrare avec le
balcon ducal d’un côté et la maison de Gennaro de
l’autre.
 
—il est nuit.
 
Don Alphonse, Rustighello, enveloppés de manteaux.
 
Rustighello.
Oui, monseigneur, cela s’est passé ainsi. Avec
je ne sais quel philtre elle l’a rendu à la vie, et
l’a fait évader par la cour du palais Negroni.
 
Don Alphonse.
Et tu as souffert cela ?
 
Rustighello.
Comment l’empêcher ? Elle avait verrouillé la porte.
J’étais enfermé.
 
Don Alphonse.
Il fallait briser la porte.
 
Rustighello.
Une porte de chêne, un verrou de fer. Chose
facile !
 
Don Alphonse.
N’importe ! Il fallait briser le verrou, te dis-je ;
il fallait entrer et le tuer.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/92]]==
 
Rustighello.
D’abord, en supposant que j’eusse pu enfoncer
la porte, Madame Lucrève l’aurait couvert de son
corps. Il aurait fallu tuer aussi Madame Lucrèce.
 
Don Alphonse.
Hé bien ? Après ?
 
Rustighello.
Je n’avais pas d’ordre pour elle.
 
Don Alphonse.
Rustighello ! Les bons serviteurs sont ceux qui
comprennent les princes sans leur donner la peine
de tout dire.
 
Rustighello.
Et puis j’aurais craint de brouiller votre altesse
avec le pape.
 
Don Alphonse.
Imbécille !
 
Rustighello.
C’était bien embarrassant, monseigneur. Tuer la
fille du saint-père !
 
Don Alphonse.
Hé bien, sans la tuer, ne pouvais-tu pas crier,
appeler, m’avertir, empêcher l’amant de s’évader ?
 
Rustighello.
Oui, et puis le lendemain votre altesse se serait
reconciliée avec Madame Lucrèce, et le
surlendemain Madame Lucrèce m’aurait fait pendre.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/93]]==
 
Don Alphonse.
Assez. Tu m’as dit que rien n’était encore perdu.
 
Rustighello.
Non. Vous voyez une lumière à cette fenêtre. Le
Gennaro n’est pas encore parti. Son valet, que la
duchesse avait gagné, est à présent gagné par moi,
et m’a tout dit. En ce moment il attend son
maître derrière la citadelle avec deux chevaux sellés.
Le Gennaro va sortir pour l’aller rejoindre dans
un instant.
 
Don Alphonse.
En ce cas, embusquons-nous derrière l’angle de
sa maison. Il est nuit noire. Nous le tuerons quand
il passera.
 
Rustighello.
Comme il vous plaira.
 
Don Alphonse.
Ton épée est bonne ?
 
Rustighello.
Oui.
 
Don Alphonse.
Tu as un poignard ?
 
Rustighello.
Il y a deux choses qu’il n’est pas aisé de trouver
sous le ciel ; c’est un italien sans poignard, et
une italienne sans amant.
 
Don Alphonse.
Bien. -tu frapperas des deux mains.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/94]]==
 
Rustighello.
Monseigneur le duc, pourquoi ne le faites-vous
pas arrêter tout simplement, et pendre par jugement
du fiscal ?
 
Don Alphonse.
Il est sujet de Venise, et ce serait déclarer la
guerre à la république. Non. Un coup de poignard
vient on ne sait d’où, et ne compromet personne.
L’empoisonnement vaudrait mieux encore, mais
l’empoisonnement est manqué.
 
Rustighello.
Alors, voulez-vous, moseigneur, que j’aille
chercher quatre sbires pour le dépêcher sans que
vous ayez la peine de vous en mêler ?
 
Don Alphonse
mon cher, le seigneur Machiavel m’a dit souvent
que, dans ces cas-là, le mieux était que les
princes fissent leurs affaires eux-mêmes.
 
Rustighello.
Monseigneur, j’entends venir quelqu’un.
 
Don Alphonse.
Rangeons-nous le long de ce mur.
Ils se cachent dans l’ombre, sous le balcon. -paraît
Maffio en habit de fête, qui arrive en fredonnant et
va frapper à la porte de Gennaro.
 
 
== ACT
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/95]]==
E 2 PARTIE 2 SCENE 2 ==
 
 
'''''Don Alphonse et Rustighello, cachés. Maffio, Gennaro.'''''
 
Maffio.
Gennaro !
 
''La porte s’ouvre, Gennaro paraît.''
 
Gennaro.
C’est toi, Maffio ? Veux-tu entrer ?
 
Maffio.
Non. Je n’ai que deux mots à te dire. Est-ce que
décidément tu ne viens pas ce soir souper avec
nous chez la princesse Negroni ?
 
Gennaro.
Je ne suis pas convié.
 
Maffio.
Je te présenterai.
 
Gennaro.
Il y a une autre raison. Je dois te dire cela, à
toi. Je pars.
 
Maffio.
Comment, tu pars ?
 
Gennaro.
Dans un quart d’heure.
 
Maffio.
Pourquoi ?
 
Gennaro.
Je te dirai cela à Venise.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/96]]==
 
Maffio.
Affaire d’amour ?
 
Gennaro.
Oui, affaire d’amour.
 
Maffio.
Tu agis mal avec moi, Gennaro. Nous avions
fait serment de ne jamais nous quitter, d’être
inséparables, d’être frères ; et voilà que tu pars
sans moi !
 
Gennaro.
Viens avec moi !
 
Maffio.
Viens plutôt avec moi, toi ! -il vaut bien
mieux passer la nuit à table avec de jolies femmes
et de gais convives que sur la grande route, entre
les bandits et les ravins.
 
Gennaro.
Tu n’étais pas très-sûr ce matin de ta princesse
Negroni.
 
Maffio.
Je me suis informé. Jeppo avait raison. C’est une
femme charmante et de belle humeur, et qui aime
les vers et la musique, voilà tout. Allons, viens
avec moi.
 
Gennaro.
Je ne puis.
 
Maffio.
Partir à la nuit close ! Tu vas te faire assassiner.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/97]]==
 
Gennaro.
Sois tranquille. Adieu. Bien du plaisir.
 
Maffio.
Frère Gennaro, j’ai mauvaise idée de ton voyage.
 
Gennaro.
Frère Maffio, j’ai mauvaise idée de ton souper.
 
Maffio.
S’il allait t’arriver malheur sans que je fusse là !
 
Gennaro.
Qui sait si je ne me reprocherai pas demain de
t’avoir quitté ce soir ?
 
Maffio.
Tiens, décidément, ne nous séparons pas. Cédons
quelque chose chacun de notre côté. Viens
ce soir avec moi chez la Negroni, et demain, au
point du jour, nous partirons ensemble. Est-ce
dit ?
 
Gennaro.
Allons, il faut que je te conte, à toi, Maffio, les
motifs de mon départ subit. Tu vas juger si j’ai
raison.
 
''Il prend Maffio à part et lui parle à l’oreille.''
 
Rustighello, ''sous le balcon, bas à don Alphonse.''
Attaquons-nous, monseigneur ?
 
Don Alphonse, ''bas.''
Voyons la fin de ceci.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/98]]==
 
Maffio, ''éclatant de rire après le récit de Gennaro.''
Veux-tu que je te dise, Gennaro ? Tu es dupe.
Il n’y a dans toute cette affaire ni poison, ni
contre-poison. Pure comédie. La Lucrèce est amoureuse
éperdue de toi, et elle a voulu te faire accroire
qu’elle te sauvait la vie, espérant te faire
doucement glisser de la reconnaissance à l’amour.
Le duc est un bonhomme, incapable d’empoisonner
ou d’assassiner qui que ce soit. Tu as sauvé la
vie à son père d’ailleurs, et il le sait. La duchesse
veut que tu partes, c’est fort bien. Son amourette
se déroulerait en effet plus commodément à Venise
qu’à Ferrare. Le mari la gêne toujours un peu.
Quant au souper de la princesse Negroni, il sera
délicieux. Tu y viendras. Que diable ! Il faut
cependant raisonner un peu et ne rien s’exagérer. Tu
sais que je suis prudent, moi, et de bon conseil.
Parce qu’il y a eu deux ou trois soupers fameux où
les Borgia ont empoisonné, avec de fort bons vins,
quelques-uns de leurs meilleurs amis, ce n’est pas
une raison pour ne plus souper du tout. Ce n’est
pas une raison pour voir toujours du poison dans
l’admirable vin de Syracuse et derrière toutes les
belles princesses de l’Italie Lucrèce Borgia.
Spectres et balivernes que tout cela ! à ce compte il
n’y aurait que les enfans à la mamelle qui seraient
sûrs de ce qu’ils boivent, et qui pourraient souper
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/99]]==
sans inquiétude. Par Hercule, Gennaro ! Sois enfant
ou sois homme. Retourne te mettre en nourrice ou
viens souper.
 
Gennaro.
Au fait, cela a quelque chose d’étrange de se
sauver ainsi la nuit. J’ai l’air d’un homme qui a
peur. D’ailleurs, s’il y a du danger à rester, je ne
dois pas y laisser Maffio tout seul. Il en sera ce qui
pourra. C’est une chance comme une autre. C’est
dit. Tu me présenteras à la princesse Negroni. Je
vais avec toi.
 
Maffio, ''lui prenant la main.''
Vrai dieu ! Voilà un ami !
 
''Ils sortent. On les voit s’éloigner vers le fond de la
place. Don Alphonse et Rustighello sortent de leur
cachette.''
 
Rustighello, ''l’épée nue.''
Hé bien, qu’attendez-vous, monseigneur ? Ils ne
sont que deux. Chargez-vous de votre homme. Je
me charge de l’autre.
 
Don Alphonse.
Non, Rustighello. Ils vont souper chez la princesse
Negroni. Si je suis bien informé…
 
''il s’interrompt et paraît rêver un insta
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/100]]==
nt.
éclatant de rire.
''
—pardieu ! Cela ferait encore mieux mon affaire,
et ce serait une plaisante aventure. Attendons à
demain.
 
Ils rentrent au palais.
 
== ACTE 3 SC
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/101]]==
ENE 1 ==
 
 
Une salle magnifique du palais Negroni. À droite,
une porte bâtarde. Au fond, une grande et très-large
porte à deux battans. Au milieu, une table superbement
servie à la mode du quinzième siècle. De petits pages
noirs, vêtus de brocard d’or, circulent à
l’entour. Au moment où la toile se lève, il y a
quatorze convives à table, Jeppo, Maffio, Ascanio,
Oloferno, Apostolo, Gennaro et Gubetta, et sept
jeunes femmes, jolies et très-galamment parées. Tous
boivent ou mangent, ou rient à gorge déployée avec leurs
voisines, excepté Gennaro qui paraît pensif et
silencieux.
 
Jeppo, Maffio, Ascanio, Oloferno, don Apostolo,
Gubetta, Gennaro, des femmes, des pages.
 
Oloferno, son verre à la main.
Vive le vin de Xerès ! Xerès de la frontera est
une ville du paradis.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/102]]==
 
Maffio, son verre à la main.
Le vin que nous buvons vaut mieux que les histoires
que vous nous contez, Jeppo.
 
Ascanio.
Jeppo a la maladie de conter des histoires quand
il a bu.
 
Don Apostolo.
L’autre jour, c’était à Venise, chez le sérénissime
doge Barbarigo ; aujourd’hui, c’est à Ferrare,
chez la divine princesse Negroni.
 
Jeppo.
L’autre jour, c’était une histoire lugubre ;
aujourd’hui, c’est une histoire gaie.
 
Maffio.
Une histoire gaie, Jeppo ! Comment il advint
que don Siliceo, beau cavalier de trente ans, qui
avait perdu son patrimoine au jeu, épousa la très-riche
marquise Calpurnia, qui comptait quarante-huit
printemps. Par le corps de Bacchus ! Vous trouvez
cela gai !
 
Gubetta.
C’est triste et commun. Un homme ruiné, qui
épouse une femme en ruine. Chose qui se voit
tous les jours.
 
Il se met à manger. De temps en temps, quelques-uns se
lèvent de table et viennent causer sur le devant de la
scène pendant que l’orgie continue.
 
La Princesse
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/103]]==
Negroni, à Maffio, montrant Gennaro.
Monsieur le comte Orsini, vous avez là un ami
qui me paraît bien triste.
 
Maffio.
Il est toujours ainsi, madame. Il faut que vous
me pardonniez de l’avoir amené sans que vous lui
eussiez fait la grâce de l’inviter. C’est mon frère
d’armes. Il m’a sauvé la vie à l’assaut de Rimini.
J’ai reçu à l’attaque du pont de Vicence un coup
d’épée qui lui était destiné. Nous ne nous séparons
jamais. Nous vivons ensemble. Un bohémien nous
a prdit que nous mourrions le même jour.
 
La Negroni, riant.
Vous a-t-il dit si ce serait le soir ou le matin ?
 
Maffio.
Il nous a dit que ce serait le matin.
 
La Negroni, riant plus fort.
Votre bohémien ne savait ce qu’il disait.
—et vous aimez bien ce jeune homme ?
 
Maffio.
Autant qu’un homme peut en aimer un autre.
 
La Negroni.
Eh bien ! Vous vous suffisez l’un à l’autre. Vous
êtes heureux.
 
Maffio.
L’amitié ne remplit pas tout le cœur, madame.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/104]]==
 
La Negroni.
Mon dieu ! Qu’est-ce qui remplit tout le cœur ?
 
Maffio.
L’amour.
 
La Negroni.
Vous avez toujours l’amour à la bouche.
 
Maffio.
Et vous dans les yeux.
 
La Negroni.
êtes-vous singulier !
 
Maffio.
êtes-vous belle !
 
Il lui prend la taille.
 
La Negroni.
Monsieur le comte Orsini, laissez-moi !
 
Maffio.
Un baiser sur votre main ?
 
La Negroni.
Non !
 
Elle lui échappe.
 
Gubetta, abordant Maffio.
Vos affaires sont en bon train près de la princesse.
 
Maffio.
Elle me dit toujours non.
 
Gubetta.
Dans la bouche d’une femme non n’est que le
frère aîné de oui.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/105]]==
 
Jeppo, survenant, à Maffio.
Comment trouves-tu madame la princesse Negroni ?
 
Maffio.
Adorable. Entre nous, elle commence à
m’égratigner furieusement le cœur.
 
Jeppo.
Et son souper ?
 
Maffio.
Une orgie parfaite.
 
Jeppo.
La princesse est veuve.
 
Maffio.
On le voit bien à sa gaieté !
 
Jeppo.
J’espère que tu ne te défies plus de son souper ?
 
Maffio.
Moi ! Comment donc ! J’étais fou.
 
Jeppo, à Gubetta.
Monsieur De Belverana, vous ne croiriez pas que
Maffio avait peur de venir souper chez la princesse ?
 
Gubetta.
Peur ? -pourquoi ?
 
Jeppo.
Parce que le palais Negroni touche au palais Borgia.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/106]]==
 
Gubetta.
Au diable les Borgia ! -et buvons !
 
Jeppo, bas à Maffio.
Ce que j’aime dans ce Belverana, c’est qu’il
n’aime pas les Borgia.
 
Maffio, bas.
En effet, il ne manque jamais une occasion de
les envoyer au diable avec une grâce toute
particulière. Cependant, mon cher Jeppo…
 
Jeppo.
Eh bien !
 
Maffio.
Je l’observe depuis le commencement du souper,
ce prétendu espagnol. Il n’a encore bu que de
l’eau.
 
Jeppo.
Voilà tes soupçons qui te reprennent, mon bon
ami Maffio. Tu as le vin étrangement monotone.
 
Maffio.
Peut-être as-tu raison. Je suis fou.
 
Gubetta, revenant et regardant Maffio de la tête
aux pieds.
Savez-vous, Monsieur Maffio, que vous êtes
taillé pour vivre quatre-vingt-dix-ans, et que vous
ressemblez à un mien grand-père, qui a vécu cet
âge, et qui s’appelait comme moi
Gil-Basilio-Fernan-Ireneo-Felipe-Frasco-Frasquito
comte de Belverana ?
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/107]]==
 
Jeppo, bas à Maffio.
J’espère que tu ne doutes plus de sa qualité
d’espagnol. Il a au moins vingt noms de baptême.
—quelle litanie, Monsieur De Belverana !
 
Gubetta.
Hélas ! Nos parens ont coutume de nous donner
plus de noms à notre baptême que d’écus à notre
mariage. Mais qu’ont-ils donc à rire là bas ?
 
à part.
—il faut pourtant que les femmes aient un prétexte
pour s’en aller. Comment faire ?
 
Il retourne s’asseoir à table.
 
Oloferno, buvant.
Par Hercule ! Messieurs ! Je n’ai jamais passé soirée
plus délicieuse. Mesdames, goûtez de ce vin. Il
est plus doux que le vin de Lacryma-Christi, et
plus ardent que le vin de Chypre. C’est du vin de
Syracuse, messeigneurs !
 
Gubetta, mangeant.
Oloferno est ivre, à ce qu’il paraît.
 
Oloferno.
Mesdames, il faut que je vous dise quelques vers
que je viens de faire. Je voudrais être plus poète
que je ne le suis pour célébrer d’aussi admirables
femmes.
 
Gubetta.
Et moi je voudrais être plus riche que je n’ai
l
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/108]]==
’honneur de l’être pour en donner de pareils à
mes amis.
 
Oloferno.
Rien n’est si doux que de chanter une belle
femme et un bon repas.
 
Gubetta.
Si ce n’est d’embrasser l’une et de manger l’autre.
 
Oloferno.
Oui, je voudrais être poète. Je voudrais pouvoir
m’élever au ciel. Je voudrais avoir deux ailes…
 
Gubetta.
De faisan dans mon assiette.
 
Oloferno.
Je vais pourtant vous dire mon sonnet.
 
Gubetta.
Par le diable, monsieur le marquis Oloferno
Vitellozzo ! Je vous dispense de nous dire votre
sonnet. Laissez-nous boire !
 
Oloferno.
Vous me dispensez de vous dire mon sonnet ?
 
Gubetta.
Comme je dispense les chiens de me mordre, le
pape de me bénir, et les passans de me jeter des
pierres.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/109]]==
 
Oloferno.
Tête-dieu ! Vous m’insultez, je crois, monsieur
le petit espagnol.
 
Gubetta.
Je ne vous insulte pas, grand colosse d’italien
que vous êtes. Je refuse mon attention à votre sonnet.
Rien de plus. Mon gosier a plus soif de vin de
Chypre que mes oreilles de poésie.
 
Oloferno.
Vos oreilles, monsieur le castillan rapé, je vous
les clouerai sur les talons !
 
Gubetta.
Vous êtes un absurde belître ! Fi ! A-t-on jamais
vu lourdaud pareil ? S’enivrer de vin de Syracuse,
et avoir l’air de s’être soûlé avec de la bière !
 
Oloferno.
Savez-vous bien que je vous couperai en quatre,
par la mort-dieu !
 
Gubetta, tout en découpant un faisan.
Je ne vous en dirai pas autant. Je ne découpe
pas d’aussi grosses volailles que vous. -mesdames,
vous offrirai-je de ce faisan ?
 
Oloferno, se jetant sur un couteau.
Pardieu ! J’éventrerai ce faquin, fût-il plus
gentilhomme que l’empereur !
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/110]]==
 
Les Femmes, se levant de table.
 
Ciel ! Ils vont se battre !
 
Les Hommes.
Tout beau, Oloferno !
 
Ils désarment Oloferno qui veut se jeter sur
Gubetta. Pendant ce temps-là, les femmes
disparaissent par la porte latérale.
 
Oloferno, se débattant.
Corps-dieu !
 
Gubetta.
Vous rimez si richement en dieu, mon cher
poète, que vous avez mis ces dames en fuite. Vous
êtes un fier maladroit.
 
Jeppo.
C’est vrai, cela. Que diable sont-elles devenues ?
 
Maffio.
Elles ont eu peur. Couteau qui luit, femme qui
fuit.
 
Ascanio.
Bah ! Elles vont revenir.
 
Oloferno, menaçant Gubetta.
Je te retrouverai demain, mon petit Belverana
d démon !
 
Gubetta.
Demain, tant qu’il vous plaira !
 
Oloferno va se rasseoir en chancelant avec dépit.
 
Gubetta éclate de rire.
—cet imb
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/111]]==
écille ! Mettre en déroute les plus jolies
femmes de Ferrare avec un couteau emmanché
dans un sonnet ! Se fâcher à propos de vers ! Je le
crois bien qu’il a des ailes. Ce n’est pas un homme,
c’est un oison. Cela perche, cela doit dormir sur
une patte, cet Oloferno-là !
 
Jeppo.
Là là, faites la paix, messieurs. Vous vous couperez
galamment la gorge demain matin. Par Jupiter, vous
vous battrez du moins en gentilshommes, avec des
épées, et non avec des couteaux.
 
Ascanio.
à propos, au fait, qu’avons-nous donc fait de
nos épées ?
 
Don Apostolo.
Vous oubliez qu’on nous les a fait quitter dans
l’antichambre.
 
Gubetta.
Et la précaution était bonne, car autrement
nous nous serions battus devant les dames ; ce
dont rougiraient des flamands de Flandre, ivres
de tabac !
 
Gennaro.
Bonne précaution, en effet !
 
Maffio.
Pardieu, mon frère Gennaro ! Voilà la première
parole que tu dis depuis le commencement du souper,
et tu ne bois pas ! Est-ce que tu
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/112]]==
songes à
Lucrèce Borgia ? Gennaro ! Tu as décidément
quelque amourette avec elle ! Ne dis pas non.
 
Gennaro.
Verse-moi à boire, Maffio ! Je n’abandonne pas
plus mes amis à table qu’au feu.
 
Un Page Noir, deux flacons à la main.
Messeigneurs, du vin de Chypre ou du vin de
Syracuse ?
 
Maffio.
Du vin de Syracuse. C’est le meilleur.
Le page noir remplit tous les verres.
 
Jeppo.
La peste soit d’Oloferno ! Est-ce que ces dames
ne vont pas revenir ?
 
Il va successivement aux deux portes.
 
—les portes sont fermées en dehors, messieurs !
 
Maffio.
N’allez-vous pas avoir peur à votre tour, Jeppo !
Elles ne veulent pas que nous les poursuivions.
C’est tout simple.
 
Gennaro.
Buvons, messeigneurs.
 
Ils choquent leurs verres.
 
Maffio.
à ta santé, Gennaro ! Et puisses-tu bientôt
retrouver ta mère !
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/113]]==
 
Gennaro.
Que Dieu t’entende !
Tous boivent, excepté Gubetta qui jette son vin
par-dessus son épaule.
 
Maffio, bas à Jeppo.
 
Pour le coup, Jeppo, je l’ai bien vu.
 
Jeppo, bas.
Quoi ?
 
Maffio.
L’espagnol n’a pas bu ;
 
jeppo ;
eh bien ?
 
Maffio.
Il a jeté son vin par-dessus son épaule.
 
Jeppo.
Il est ivre, et toi aussi.
 
Maffio.
C’est possible.
 
Gubetta.
Une chanson à boire, messieurs ! Je vais vous
chanter une chanson à boire qui vaudra mieux que
le sonnet du marquis Oloferno. Je jure par le bon
vieux crâne de mon père que ce n’est pas moi qui
ai fait cette chanson, attendu que je ne suis pas
poète, et que je n’ai point l’esprit assez galant
pour faire se becqueter deux rimes au bout d’une
idée. Voici ma chanson. Elle est
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/114]]==
adressée à monsieur
saint Pierre, célèbre portier du paradis, et
elle a pour sujet cette pensée délicate que le ciel
du bon Dieu appartient aux buveurs.
 
Jeppo, bas à Maffio.
Il est plus qu’ivre, il est ivrogne.
 
Tous, excepté Gennaro.
La chanson ! La chanson !
 
Gubetta, chantant.
Saint Pierre, ouvre ta porte
au buveur qui t’apporte
une voix pleine et forte
pour chanter : domino !
 
Tous en chœur, excepté Gennaro.
(…)
ils choquent leurs verres en riant aux éclats. Tout à
coup on entend des voix éloignées qui chantent sur un
ton lugubre.
 
Jeppo, riant de plus belle.
écoutez, messieurs ! -corbacque ! Pendant
que nous chantons à boire, l’écho chante vêpres.
 
Tous.
écoutons.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/115]]==
 
Voix au-dehors, un peu plus rapprochées.
(…)
tous éclatent de rire.
 
Jeppo.
Du plain-chant tout pur.
 
Maffio.
Quelque procession qui passe.
 
Gennaro.
à minuit ! C’est un peu tard.
 
Jeppo.
Bah ! Continuez, Monsieur De Belverana.
 
Voix au dehors, qui se rapprochent de plus en plus.
(…)
 
tous rient de plus en plus fort.
 
Jeppo.
Sont-ils braillards, ces moines !
 
Maffio.
Regarde donc, Gennaro. Les lampes s’éteignent
ici. Nous voici tout à l’heure dans l’obscurité.
Les lampes pâlissent en effet, comme n’ayant plus
d’huile.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/116]]==
 
Voix au-dehors, plus près.
(…)
 
Gennaro.
Il me semble que les voix se rapprochent.
 
Jeppo.
La procession me fait l’effet d’être en ce
moment sous nos fenêtres.
 
Maffio.
Ce sont les prières des morts.
 
Ascanio.
C’est quelque enterrement.
 
Jeppo.
Buvons à la santé de celui qu’on va enterrer.
 
Gubetta.
Savez-vous s’il n’y en a pas plusieurs ?
 
Jeppo.
Hé bien, à la santé de tous ?
 
Apostolo, à Gubetta.
Bravo ! -et continuons de notre côté notre
invocation à saint Pierre.
 
Gubetta.
Parlez donc plus poliment. On dit : à monsieur
saint Pierre, honorable huissier et guichetier
arenté du
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/117]]==
paradis.
 
Il chante.
 
Saint Pierre, ouvre ta porte
au buveur qui t’apporte
une voix pleine et forte
pour chanter : domino !
 
Tous.
gloria domino !
 
Gubetta.
Au buveur, joyeux chantre,
qui porte un si gros ventre
qu’on doute, lorsqu’il entre,
s’il est homme ou tonneau.
 
Tous, en choquant leurs verres avec des éclats de
rire.
 
La grande porte du fond s’ouvre silencieusement dans
toute sa largeur. On voit au-dehors une vaste salle
tapissée en noir, éclairée de quelques flambeaux,
avec une grande croix d’argent au fond. Une longue
file de pénitens blancs et noirs dont on ne voit que
les yeux par les trous de leurs cagoules, croix en
tête et torche en main, entre par la grande porte en
chantant d’un accent sinistre et d’une voix haute.
Puis ils viennent se ranger en silence des deux
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/118]]==
côtés
de la salle, et y restent immobiles comme des statues,
pendant que les jeunes gentilshommes les regardent
avec stupeur.
 
Maffio.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
 
Jeppo, s’efforçant de rire.
C’est une plaisanterie. Je gage mon cheval contre
un pourceau, et mon nom de Liveretto contre
le nom de Borgia, que ce sont nos charmantes
comtesses qui se sont déguisées de cette façon
pour nous éprouver, et que si nous levons une de
ces cagoules au hasard, nous trouverons dessous
la figure fraîche et malicieuse d’une jolie femme.
—voyez plutôt.
 
Il va soulever en riant un des capuchons, et il reste
pétrifié en voyant dessous le visage livide d’un
moine qui demeure immobile, la torche à la main et les
yeux baissés. Il laisse tomber le capuchon et recule.
—ceci commence à devenir étrange !
 
Maffio.
Je ne sais pourquoi mon sang se fige dans mes
veines.
 
Les Pénitents, chantant d’une voix éclatante.
(…)
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/119]]==
 
Jeppo.
Quel piége affreux ! Nos épées, nos épées ! Ah !
çà, messieurs, nous sommes chez le démon ici.
 
== ACTE 3 SCENE 2 ==
 
 
Les mêmes, dona Lucrezia.
 
Dona Lucrezia, paraissant tout à coup, vêtue de
noir, au seuil de la porte.
Vous êtes chez moi !
 
Tous, excepté Gennaro qui observe tout dans un coin
du théâtre où dona Lucrezia ne le voit pas.
Lucrèce Borgia !
 
Dona Lucrezia.
Il y a quelques jours, tous, les mêmes qui êtes
ici, vous disiez ce nom avec triomphe. Vous le dites
aujourd’hui avec épouvante. Oui, vous pouvez me
regarder avec vos yeux fixes de terreur. C’est bien
moi, messieurs. Je viens vous annoncer une nouvelle,
c’est que vous êtes tous empoisonnés, messeigneurs,
et qu’il n’y en a pas un de vous qui ait
encore une heure à vivre. Ne bougez pas. La salle
d’à côté est pleine de piques. à mon tour maintenant,
à moi de parler haut et de vous écraser la
tête du talon ! Jeppo Liveretto, va rejoindre ton
oncle Vitelli que j’ai fait poignarder dans les caves
du Vatican ! Ascanio Petrucci, va retrouver ton
cousin Pandolfo, que j’ai ass
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/120]]==
assiné pour lui voler
sa ville ! Oloferno Vitellozzo, ton oncle t’attend,
tu sais bien, Iago D’Appiani, que j’ai empoisonné
dans une fête ! Maffio Orsini, va parler de moi
dans l’autre monde à ton frère de Gravina, que
j’ai fait étrangler dans son sommeil ! Apostolo
Gazella, j’ai fait décapiter ton père Francisco
Gazella, j’ai fait égorger ton cousin Alphonse
D’Aragon, dis-tu ; va les rejoindre ! -sur mon
âme ! Vous m’avez donné un bal à Venise, je vous
rends un souper à Ferrare. Fête pour fête,
messeigneurs !
 
Jeppo.
Voilà un rude réveil, Maffio !
 
Maffio.
Songeons à Dieu !
 
Dona Lucrezia.
Ah ! Mes jeunes amis du carnaval dernier ! Vous ne
vous attendiez pas à cela ? Pardieu ! Il me semble
que je me venge. Qu’en dites-vous, messieurs ?
Qui est-ce qui se connaît en vengeance ici ? Ceci
n’est point mal, je crois ! -hein ? Qu’en
pensez-vous ? Pour une femme !
 
Aux moines.
—mes pères, emmenez ces gentilshommes dans la
salle voisine qui est préparée, confessez-les, et
profitez du peu d’instans qui leur restent pour
sauver ce qui peut être encore sauvé de chacun d’eux.
—messieurs, que ceux d’entre v
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/121]]==
ous qui ont des
âmes y avisent. Soyez tanquilles. Elles sont en
bonnes mains. Ces dignes pères sont des moines
réguliers de saint-Sixte, auxquels notre saint-père
le pape a permis de m’assister dans des occasions
comme celle-ci. -et si j’ai eu soin de vos âmes,
j’ai eu soin aussi de vos corps. Tenez ?
 
Aux moines qui sont devant la porte du fond.
—rangez-vous un peu, mes pères, que ces messieurs
voient.
 
Les moines s’écartent et laissent voir cinq cercueils
couverts chacun d’un drap noir rangé devant la porte.
—le nombre y est. Il y en a bien cinq.
—ah ! Jeunes gens ! Vous arrachez les entrailles à une
malheureuse femme, et vous croyez qu’elle ne se
vengera pas ! Voici le tien, Jeppo. Maffio, voici
le tien. Oloferno, Apostolo, Ascanio, voici les
vôtres !
 
Gennaro, qu’elle n’a pas vu jusqu’alors, faisant un
pas.
Il en faut un sixième, madame !
 
Dona Lucrezia.
Ciel ! Gennaro !
 
Gennaro.
Lui-même.
 
Dona Lucrezia.
Que tout le monde sorte d’ici. -qu
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/122]]==
’on nous
laisse seuls. -Gubetta, quoi qu’il arrive, quoi
qu’on puisse entendre du dehors de ce qui va se
passer ici, que personne n’y entre !
 
Gubetta.
Il suffit.
 
Les moines ressortent processionnellement, emmenant
avec eux dans leurs files les cinq seigneurs chancelans
et éperdus.
 
== ACTE 3 SCENE 3 ==
 
Gennaro, dona Lucrezia.
 
Il y a à peine quelques lampes mourantes dans
l’appartement. Les portes sont refermées. Dona
Lucrezia et Gennaro, restés seuls, s’entre-regardent
quelques instans en silence, comme ne sachant par où
commencer.
 
Dona Lucrezia, se parlant à elle-même.
C’est Gennaro !
 
Chant Des Moines au-dehors.
(…)
 
Dona Lucrezia.
Encore vous, Gennaro ! Toujours vous sous
tous les coups que je frappe ! Dieu du ciel !
Comment vous êtes-vous mêlé à ceci ?
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/123]]==
 
Gennaro.
Je me doutais de tout.
 
Dona Lucrezia.
Vous êtes empoisonné encore une fois. Vous
allez mourir !
 
Gennaro.
Si je veux. -j’ai le contre-poison.
 
Dona Lucrezia.
Ah oui ! Dieu soit loué !
 
Gennaro.
Un mot, madame. Vous êtes experte en ces matières.
Y a-t-il assez d’élixir dans cette fiole pour
sauver les gentilshommes que vos moines viennent
d’entraîner dans ce tombeau ?
 
Dona Lucrezia, examinant la fiole.
Il y en a à peine assez pour vous, Gennaro !
 
Gennaro.
Vous ne pouvez pas en avoir d’autre sur-le-champ ?
 
Dona Lucrezia.
Je vous ai donné tout ce que j’avais.
 
Gennaro.
C’est bien.
 
Dona Lucrezia.
Que faites-vous, Gennaro ? Dépêchez-vous donc.
Ne jouez pas avec des choses si terribles. On n’a
jamais assez tôt bu un contre-poison. Buvez, au
nom du ciel ! Mon dieu ! Quelle im
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/124]]==
prudence vous
avez faite là ! Mettez votre vie en sûreté. Je vous
ferai sortir du palais par une porte dérobée que je
connais. Tout peut se réparer encore. Il est nuit.
Des chevaux seront bientôt sellés. Demain matin
vous serez loin de Ferrare. N’est-ce pas qu’il s’y
fait des choses qui vous épouvantent ? Buvez, et
partons. Il faut vivre ! Il faut vous sauver !
 
Gennaro, prenant un couteau sur la table.
C’est-à-dire que vous allez mourir, madame !
 
Dona Lucrezia.
Comment ! Que dites-vous ?
 
Gennaro.
Je dis que vous venez d’empoisonner traîtreusement
cinq gentilshommes, mes amis, mes meilleurs
amis, par le ciel ! Et parmi eux, Maffio Orsini,
mon frère d’armes, qui m’avait sauvé la vie
à Vicence, et avec qui toute injure et toute
vengeance m’est commune. Je dis que c’est une
action infâme que vous avez faite là, qu’il faut que
je venge Maffio et les autres, et que vous allez
mourir !
 
Dona Lucrezia.
Terre et cieux !
 
Gennaro.
Faites votre prière, et faites-la courte, madame.
Je suis empoisonné. Je n’ai pas le temps
d’attendre.
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/125]]==
 
Dona Lucrezia.
Bah ! Cela ne se peut. Ah bien oui, Gennaro me
tuer ! Est-ce que cela est possible ?
 
Gennaro.
C’est la réalité pure, madame, et je jure dieu
qu’à votre place je me mettrais à prier en silence,
à mains jointes et à deux genoux. -tenez, voici
un fauteuil qui est bon pour cela.
 
Dona Lucrezia.
Non. Je vous dis que c’est impossible. Non,
parmi les plus terribles idées qui me traversent
l’esprit, jamais celle-ci ne me serait venue. -hé
bien, hé bien ! Vous levez le couteau ! Attendez !
Gennaro ! J’ai quelque chose à vous dire !
 
Gennaro.
Vite.
 
Dona Lucrezia.
Jette ton couteau, malheureux ! Jette-le, te dis-je !
Si tu savais… -Gennaro ! Sais-tu qui tu es ?
Sais-tu qui je suis ? Tu ignores combien je te tiens
de près ! Faut-il tout lui dire ? Le même sang coule
dans nos veines, Gennaro ! Tu as eu pour père
Jean Borgia, duc de Gandia !
 
Gennaro.
Votre frère ! Ah ! Vous êtes ma tante ! Ah ! Madame !
 
Dona Lucrezia, à part.
Sa tante !
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/126]]==
 
Gennaro.
Ah ! Je suis votre neveu ! Ah ! C’est ma mère,
cette infortunée duchesse de Gandia, que tous les
Borgia ont rendue si malheureuse ! Madame Lucrèce,
ma mère me parle de vous dans ses lettres.
Vous êtes du nombre de ces parens dénaturés
dont elle m’entretient avec horreur, et qui ont
tué mon père, et qui ont noyé sa destinée, à elle,
de larmes et de sang. Ah ! J’ai de plus mon père à
venger, ma mère à sauver de vous maintenant !
Ah ! Vous êtes ma tante ! Je suis un Borgia ! Oh !
Cela me rend fou ! -écoutez-moi, dona Lucrezia
Borgia, vous avez vécu long-temps, et vous êtes
si couverte d’attentats que vous devez en être
devenue odieuse et abominable à vous-même. Vous
êtes fatiguée de vivre, sans nul doute, n’est-ce
pas ? Eh bien, il faut en finir. Dans les familles
comme les nôtres, où le crime est héréditaire et
se transmet de père en fils comme le nom, il arrive
toujours que cette fatalité se clôt par un
meurtre, qui est d’ordinaire un meurtre de famille,
dernier crime qui lave tous les autres. Un
gentilhomme n’a jamais été blâmé pour avoir
coupé une mauvaise branche à l’arbre de sa maison.
L’espagnol Mudarra a tué son oncle Rodrigue De
Lara pour moins que vous n’avez fait. Cet espagnol
a été loué de tous pour avoir tué son oncle,
entendez-vous, ma tante ? -allons ! En voilà assez
 
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/127]]==
de dit là dessus ! Recommandez votre âme à
Dieu, si vous croyez à Dieu et à votre âme.
 
Dona Lucrezia.
Gennaro ! Par pitié pour toi ! Tu es innocent
encore ! Ne commets pas ce crime !
 
Gennaro.
Un crime ! Oh ! Ma tête s’égare et se bouleverse !
Sera-ce un crime ? Eh bien ! Quand je commettrais
un crime ! Pardieu ! Je suis un Borgia, moi ! à
genoux, vous dis-je ! Ma tante ! à genoux !
 
Dona Lucrezia.
Dis-tu en effet ce que tu penses, mon Gennaro ?
Est-ce ainsi que tu paies mon amour pour toi ?
 
Gennaro.
Amour !…
 
Dona Lucrezia.
C’est impossible. Je veux te sauver de toi-même.
Je vais appeler. Je vais crier.
 
Gennaro.
Vous n’ouvrirez point cette porte. Vous ne ferez
point un pas. Et quant à vos cris, ils ne peuvent
vous sauver. Ne venez-vous pas d’ordonner
vous-même tout à l’heure que personne n’entrât,
quoi qu’on pût entendre au dehors de ce qui va
se passer ici ?
 
Dona Lucrezia.
Mais c’est lâche ce que vous faites là, G
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/128]]==
ennaro !
Tuer une femme, une femme sans défense ! Oh !
Vous avez de plus nobles sentimens que cela dans
l’âme ! écoute-moi, tu me tueras après si tu veux ;
je ne tiens pas à la vie, mais il faut bien que ma
poitrine déborde, elle est pleine d’angoisses de la
manière dont tu m’as traitée jusqu’à présent. Tu
es jeune, enfant, et la jeunesse est toujours trop
sévère. Oh ! Si je dois mourir, je ne veux pas
mourir de ta main. Cela n’est pas possible, vois-tu,
que je meure de ta main. Tu ne sais pas toi-même
à quel point cela serait horrible. D’ailleurs,
Gennaro, mon heure n’est pas encore venue. C’est
vrai, j’ai commis bien des actions mauvaises, je
suis une grande criminelle ; et c’est parce que je
suis une grande criminelle qu’il faut me laisser le
temps de me reconnaître et de me repentir. Il le
faut absolument, entends-tu, Gennaro ?
 
Gennaro.
Vous êtes ma tante. Vous êtes la sœur de mon
père. Qu’avez-vous fait de ma mère, Madame Lucrèce
Borgia ?
 
Dona Lucrezia.
Attends, attends ! Mon dieu, je ne puis tout
dire. Et puis, si je te disais tout, je ne ferais
peut-être que redoubler ton horreur et ton mépris
pour moi ! écoute-moi encore un instant. Oh !
Que je voudrais bien que tu me reçusses r
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/129]]==
epentante
à tes pieds ! Tu me feras grâce de la vie, n’est-ce
pas ? Eh bien, veux-tu que je prenne le voile ?
Veux-tu que je m’enferme dans un cloître, dis ?
Voyons, si l’on te disait : cette malheureuse
femme s’est fait raser la tête, elle couche dans la
cendre, elle creuse sa fosse de ses mains, elle prie
Dieu nuit et jour, non pour elle, qui en aurait
besoin cependant, mais pour toi, qui peux t’en
passer ; elle fait tout cela, cette femme, pour que tu
abaisses un jour sur sa tête un regard de miséricorde,
pour que tu laisses tomber une larme sur
toutes les plaies vives de son cœur et de son âme,
pour que tu ne lui dises plus comme tu viens de le
faire avec cette voix plus sévère que celle du
jugement dernier : vous êtes Lucrèce Borgia ! Si
l’on te disait cela, Gennaro, est-ce que tu aurais le
coeur de la repousser ! Oh ! Grâce ! Ne me tue pas,
mon Gennaro ! Vivons tous les deux, toi pour me
pardonner, moi, pour me repentir ! Aie quelque
compassion de moi ! Enfin cela ne sert à rien de
traiter sans miséricorde une pauvre misérable
femme qui ne demande qu’un peu de pitié !
 
—un peu de pitié ! Grâce de la vie ! -et puis,
vois-tu bien, mon Gennaro, je te le dis pour toi, ce
serait vraiment lâche ce que tu ferais là, ce serait
un crime affreux, un assassinat ! Un homme tuer
une femme ! Un homme qui est le plus fort ! Oh !
Tu ne voudras pas ! Tu ne voudras pas !
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/130]]==
 
Gennaro, ébranlé.
Madame…
 
Dona Lucrezia.
Oh ! Je le vois bien, j’ai ma grâce. Cela se lit
dans tes yeux. Oh ! Laisse-moi pleurer à tes pieds !
 
Une Voix au-dehors.
Gennaro !
 
Gennaro.
Qui m’appelle ?
 
La Voix.
Mon frère Gennaro !
 
Gennaro.
C’est Maffio !
 
La Voix.
Gennaro ! Je meurs ! Venge-moi !
 
Gennaro, relevant le couteau.
C’est dit. Je n’écoute plus rien. Vous l’entendez,
madame, il faut mourir !
 
Dona Lucrezia, se débattant et lui retenant le bras.
Grâce ! Grâce ! Encore un mot !
 
Gennaro.
Non !
 
Dona Lucrezia.
Pardon ! écoute-moi !
 
Gennaro.
Non !
==[[Page:Hugo - Lucrèce Borgia, Dessau, 1833.djvu/131]]==
 
Dona Lucrezia.
Au nom du ciel !
 
Gennaro.
Non !
 
Il la frappe.
 
Dona Lucrezia.
Ah !… tu m’as tuée ! -Gennaro ! Je suis ta mère !
 
Fin.