« La Morale de Nietzsche » : différence entre les versions

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== LA MORALE DE NIETZSCHE ==
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Il en est tout différemment de l'autre morale, la morale des esclaves. En supposant que les asservis, les opprimés, les souffrants, ceux qui ne sont pas libres, qui sont incertains d'eux-mêmes et fatigués, se mettent à moraliscr,que trouveront-ils de commun dans leurs appréciations morales? Vraisemblablement s'exprimera une défiance pessimiste de la position de l'homme, peiû-etre une condamnation de l'homme avec toute sa situation. Le regard de l'esclave est défavorable aux vertus des puissants;' il est sceptique ctmè* fiant, il a la subtilité de la méfiance contre toutes les « bonnes: choses » que les autres vénèrent/r* il vou-. drait bien se persuader que le bonheur même là n'est pas véritable. Par contre il met en avant^ en pleine lumière, les qualités qui servent a adoucir l'existence de ceux tjui souffrent : ici nous voyons honorer la >, compassion, la main complaisante et sccourable, le cœur chaud, la patience, l'application, l'humilité, l'amabilité, — car ce sont là les qualités les plus utiles, et presque les seuls moyens pour alléger le poids, de • l'existence. La morale des esclaves est essentiellement une morale utilitaire. G^sticijîê loyer d'origine de' la fameuse antithèse i« bon »>et« inàl »]:^~ c'est -^.dans le concept mal que l'on fait entrer la « puissance et ce qui est dangereux, quelque chose, de formidable, de subtil et de fort qui ne laisse pas approcher le mépris. D'après la morale des esclaves, c'est le « méchant » qui inspire la crainte; d'après la morale des maures, c'est justement le «bon » qui l'inspire et la veut inspirer, tandis que l'homme « mauvais » est l'objet du mépris. L'opposition des deux principes se rendra tout à fait sensible si l'on remarque la nuance de dédain (ménïe léger et bienveillant) qui s'attache au «c bon » selon l'acception de la morale d'esclaves parce que le «bon» de cette morale c'est l'ifomme inof-feasif, de bonne composition, facile à duper, peut-
. être un peu. bote, un bonhontlne. Partout la morale, d'esclaves a pris le dessus, on observe dans la lang-ue une tendance à rapprocher les mots ce bon » et « bête »... Dernière différence fondamentale : l'aspiration, vers la liberté > l'instinct'pour le bonheur et les délicatesses du sentiment de. liberté appartiennent
. aussi nécessairement à la morale et a la moralité des esclaves que l'art et l'enthousiasme dans la vénération et dans le dévouement sont le symptôme régulier d'une manière de penser et d'apprécier aristocratique. (''Jenseits von Gut und Böse'', p. 23g.)
 
 
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On le ^voit : si Nietzsche se montre épris, jus- ^ o qu'à un étrange degré de passion qui est SOtf< " ; génie même, de toutes les belles formes,d'of-;,'* ;! donnance sociale, politique1 ou esthétique que, , Thistoirc nous présente et ique les esclaves ont minées, si ces magnifiques réussites lui apparaissent comme le but de la terre, il ne s'ensuit nullement qu'il juge la morale servile sommairement* en grand seigneur, par l'inintelligence hautaine et le dédain. H dirait presque qu'elle est, des deux, de beaucoup la plus intéressante, la plus tentante pour le psychologue, la plus complexé, la plus riche en nuances. Assurément elle est la plus « intérieure » et la plus intellectuelle.; car, au contraire de la morale aristocratique qui recherche le grand jour, modèle l'homme tout entier, se réalise en œuvres brillantes et en gestes harmonieux^ celïc des esclaves naît et grandit dans le secret des âmes. / C'est là qu'elle opère. Son action est invisible. Ses voies sont sombres et souterraines ou, si Ton préfère, spirituelles.
 
C'est une observation presque banale que rienr ne développe chez un homme une intensité plu|. passionnée de réflexion et de critique, ni ;,^ de plus obscures puissances de rêverie, que de , ^ porter dans une condition servîîe un orgueil et des prétentions de maître. La souffrance qu'il en éprouve ne peut trouver d'adoucissement que s'il parvient à se représenter son humiliation comme un scandale. Or, ce résultat suppose un travail mental qui n'est pas chose simple. Car, en dehors du fait matériel et des signes extérieurs de la dépendance, dont on pourrait se consoler facilement, il y a la supériorité psychologique que le moins intelligent des maîtres garde pour les mœurs, pour le discernement rapide et sûr de touî [ce qui y touche, sur le mieux doué des hommes marqués pour servir. Celui-ci peut l'emporter par tel ou tel talent particulier ; mais il reste chez Paristocra te quelque chose d'inimitable, un art très sûr d'assigner leur vrai rà% aux choses et aux personnes, de les estimer d'un point de vue plus libre cl plus haut que toutes les considérations d'utilité spéciale et de mérite relatif» d'un pur . point de vue die style et de goût. L'aristocrate est le dépositaire né des acquêts les plus précieux et les plus impalpables de la civilisation»
On peut être meilleur logicien, meilleur grammairien, meilleur astronome que lui, mais on est un moindre civilisé*, on est d'une moindre qualité humaine. C'est celte vérité qui blesse l'esclave : car son propre sentiment l'en .avertit de façon bien plus irrécusable et cruelle que le fait—' tout matériel— de sa domesticité. Même devenu maître par un bouleversement de Tordre social, il la reconnaît et en souffre encore. C'est la pointe enfoncée dans son amour-propre dont il brûle de se débarrasser à tout prix. Comment? II ne peut rivaliser d'aisance, de liberté, d'eu— rylhniic, d'humanité avec les maîtres. Un* seul moyen lui reste : convaincre le monde que, dans leur grandeur, les maîtres sont vils et que, dans leur avilissement, les esclaves'sont grands, que les apparences mentent, qu'il y a une autre beauté qu*c la beauté visible, d'autres vertus s<iuc les,vertus triomphantes, une autre gloire qufe^a gloire, une autre force que la force, une autre mesure de la noblesse humaine que celle devant laquelle.s'inclinent l'imagination et les élus? Le Paradis et tous les audelà ont été con
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=== VIII ===
 
Or il se trouve qu'une civilisation artiste est contrainte de procurer l'éducation philosophique des esclaves et de leur mettre ainsi entre les mains l'instrument avec lequel ils la ruineront. Plus elle se perfectionne, plus il lui faut d'hommes qui la servent non pas avec leurs mains, mais avec leur cerveau; plus relevés et plus difficiles sont les services intellectuels dont elle a besoin. Bref, la science—dans la plus grande étendue du mot — devient une fonction indispensable de l'ordre social. Elle est sans doute la première et la plus honorable des fonctions de subordonnés. Mais elle est une fonction de subordonnés. Nietzsche y tient et il ne se dissimule pas qu'une telle proposition est bien faite pour scandaliser une époque où les « savants » régnent et donnent le ton. Elle paraîtra anti-civilisée au premier chef. Ne nous ramène-t-elle pas à ces temps où il ne convenait pas que les rois sussent signer? Mais elle dépend, sans doute, dans la pensée de Nietzsche, d'une vérité plus compré-hensive, à savoir : que tout emploi spécial, toute utilité limitée et définissable sont, — en un sens nullement péjoratif du mot, — serviles, c'est-à-dire regardent les serviteurs. Or, les sciences sont des spécialités. Il y faut du génie. Qu'importe? Est spécialité tout emploi de l'intelligence qui ne se rapporte pas immédiatement à la morale, à l'homme. Les maîtres n'ont pas de spécialités parce qu'ils ont la charge des mœurs. Et cette charge devient d'autant plus lourde, demande d'autant plus de finesse et d'énergie que précisément les progrès de l'érudition — en éclairant l'humanité sur l'origine des traditions religieuses ou sociales, menacent de la rendre impatiente de toute discipline, ou que les conquêtes de l'expérience, en accroissant son empire sur la nature, bouleversent les conditions .. matérielles de son existence. Car il ne suffît pas que l'utilisation de la vapeur soit découverte ni -que des locomotives soient construites. Il faut aussi que ces monstres ne stupéfient pas Fhomme par leur énormité, ne le rapetissent pas par leur ■!l voisinage, qu'il apprenne au contraire à s'en = servir pour être encore plus libre. Voilà ce à quoi lesjphysiciens et les ingénieurs ne songent guère, i et c'est, en effet, souci de maîtres. Les maîtres manqueraient donc à leur office essentiel en s'en- * fermant dans des laboratoires ou des bibliothè- -ques. Comment concilier le devoir d'une attitude * modèle avec l'obligation de rester penché sur ! des cornues et des grimoires ? Et, au surplus, d'où viendrait le dédain unanimement attaché à la qualification de spécialiste, si ce n'est de ce ' sentiment profond, que le succès, la grandeur ' même dans une spécialité suppose des vertus ' ou, si l'on veut, des défauts incompatibles avec ' une certaine aisance noble de la personne, avec ' une moralité supérieure? Notre siècle, qui pousse jusqu'à l'idolâtrie le culte des grands spécialistes, confesse son propre errement en leur attribuant, par une phraséologie creuse, mais bien significative, je ne sais quel sacerdoce général. Malheureusement la pratique des hautes spécialités développe un genre d'intelligence qui menace de se tourner en agent de dissolution et de ruine, si l'usage n'en est pas modéré, contenu en de justes limites par le sens des mœurs et par le goût. Elle exige une grande perfection dans l'art de définir, d'expliquer, de généraliser, de déduire. Art précieux, mais dangereux, quand il ne se subordonne à rien, quand il n'est pas averti de certaines choses sur lesquelles il ne doit pas entreprendre. Imaginons-nous, dans les commencements de la statuaire grecque, un praticien qui, à force d'équarrir des pierres pour un sculpteur, eût découvert les premiers principes de la géométrie et de la mécanique. Il lui eût fallu un très sérieux respect, un amour bien fin de la beauté des Apollons et des Dianes pour ne pas se croire, par la possession de ces « vérites », bien au-dessus de Fartiste qui les ignore, — pour ne pas mettre au premier rang ce qui est au second. Le grammairien, qui sait rendre un compte minutieux des merveilles du langage et en voit le comment, risque d'oublier qu'il n'a, en comparaison avec le poète, sans qui ces merveilles ne seraient pas, que des vertus de domestique. En général, il y a danger que ceux qui ont pour fonction d'expliquer, de tirer les conséquences, s'enivrent de leur compétence spéciale jusqu'à ne plus mesurer l'étendue qui les sépare de ceux qui créent, qui osent, qui ont pris et portent les souveraines responsabilités. Ainsi l'habitude de démêler dans les cas obscurs îes indications de la coutume et de. comparer les droits, donne au juriste, avec une aptitude à la démonstration et à la justification tout à fait étrangère aux aristocraties (il n'y a rien de moins aristocratique que de vouloir toujours justifier ce qu'on est, ce qu'on fait), une habileté de dialectique par laquelle il peut prouver Fabsurditél’absurdité des plus beaux usages, d'institutions glorieuses et en pleine force : jeu de sophistique où il sera tenté de s'essayer, s'il perd de vue ou bien s'il n'est pas apte à goilter la qualité de civilisation dont est dépendante sa mission particulière. Les magistrats de l'ancienne monarchie française, nourris pourtant aux meilleures lettres et à la merveilleuse dialectique de Rome, nous donnent à cet égard un admirable exemple. Grâce à leurs hautes mœurs, ces serviteurs nous font aujourd'hui l'effet de maîtres et, s'ils sont grands par la fermeté et la lucidité de la raison, ils sont uniques par une intelligence bien supérieure à la raison raisonneuse. Quand un homme est rompu au maniement des idées et des mots, il lui faut en effet une éducation du jugement tout à fait rare et en tout cas venue d'autres sources, pour s'attacher fortement à la beauté et à la justice propres d'une institution sociale donnée,, et résister aux attraits de cette justice et de cet ordre possibles, qui se laissent si bien déduire de quelques notions absolues prises pour principes. Aristote, qui semble avoir de son temps réuni toutes les compétences particulières et qui avait, pour ainsi parler, le génie des principes en toutes choses, est le type le plus élevé de ce bel équilibre. L'esprit fut assez fort et surtout assez libre en lui pour modérer l'esprit et en régler l'usage. La métaphysique elle-même ne lui fit pas perdre pied et, à la lumière de l'ordre universel tel qu'il l'imagina, l'ordonnance de la cité grecque parut plus belle et plus raisonnable, tant ses plus hautes spéculations en étaient en quelque sorte imprégnées. Socrate, au contraire, c'est le raisonneur de la plèbe, le dialecticien effréné dont le génie, privé de la substantielle nourriture des mœurs, se grise des idées pures et sème, avec un mélange d'innocence et de malice, les prémisses de toute anarchie.
 
Socrate peut être pris comme le type le plus imposant de l'idéologue anarchique. La mauvaise idéologie se produit, quand des esprits originaux peut-être, mais sans discipline et sans qualité, se mettent à raisonner abstraitement sur la matière des mœurs et du goût—à juger de points de vues généraux, ce qui est essentiellement particulier, unique. Elle consiste à réclamer des justifications théoriques de ce qui ne peut se justifier que par la beauté et la saveur de ses fruits. Elle sent la plèbe. Au fond, cette prétention de mettre à tout prix de la raison,de l'absolu dans la morale, a pour fin secrète de ruiner le privilège moral de l'aristocratie. Tout le monde n'est-il pas égal devant la raison, également apte à juger d'une déduction correcte? L'idéologie fait tout le monde juge des mœurs, elle introduit la foule dans les palais.
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Qu'elle condamne la méchanceté des royaumes de la terre au nom d'un royaume de Dieu destiné à se réaliser, à recueillir tous les bons, tous les purs à la fin des temps, ou seulement au nom d'un ordre idéal de justice inscrit dans la conscience humaine — en d'autres termes, qu'elle s'enveloppe de mythologie ou de philosophie, la morale servile ne change pas de méthode. Sa visée ^ la même. Son procédé aussi. Il consiste toujours à falsifier des faits, à en dénaturer la couleur et la signification par des dénominations abstraites et métaphysiques. De la sorte, tout ce dont l'esclave souffre ou est impatient — et au premier chef sa qualité servile — se trouve transformé en scandale pour le cœur et la raison, apparaît comme une insulte à Dieu lui-même. En même temps les ressentiments et les vœux de l'esclave se dépouillent de leur caractère sombre et jaloux pour recevoir une auréole de désintéressement et de religion. Ils n'expriment plus la soif de vengeance de l'être indiscipliné et faible, irrité par le sentiment de sa propre anarchie et par ce manque d'aisance, de liberté, de souveraineté intérieure qui l'exclut des sommets lumineux de la, civilisation. Ils deviennent la sublime inspiration de l'homme pieux dont les regards dépassent les courts horizons de la cité terrestre et se lèvent vers une éternelle justice. Le servile s'appelle 1' « Opprimé » ; opprimé, il l'est, en effet, de la pire façon, parce qu'il se sent vil et se hait lui-même, parce qu'il ne s'estime pas assez pour servir sans un sentiment de déchéance. Mais voyez l'effet redoutable de cette majuscule, de ce grand mot isolé, de ce silence sur la cause et le genre de l'oppression ! Il semble que la responsabilité en retombe sur la terre entière et qu'il ne faudrait pas moins qu'un bouleversement total pour y mettre fin, — L'Opprimé est le Juste. Et la hiérarchie non pas seulement formelle et sociale, mais plus encore réelle et psychologique d'où sa condition résulte : —l'Iniquité. —De misérables timidités, de sottes innocences, des impuissances niaises, se promeuvent à une céleste dignité et se haussent à je ne sais quel état de pureté transcendante sous le nom d'Idéal?
 
Cette résolution dans l'action, qui naît de la certitude qu'on agit droit, qu'on sait ce qu'on veut et qu'on le payera ce qu'il faut, est rabaissée au niveau de la simple brutalité sous le nom de Force. Dans la bouche' de l'esclave (qui ne comprendra jamais que toute force créatrice est force sur soi-même d'abord, est morale), ce mot devient une injure. A cette abstraction, on oppose cette autre : le Droit. Mais ce droit devient lui-même entre certaines mains une force, toute négative, il est vrai, et décourageuse des entreprises de l'Energie. Enfin, comme tout ce qui offense l'esclave a son principe dans les différences que la nature indique, mais que l'effort dur et artiste, la discipline sévère des privilégiés, va accentuant et légitimant sans cesse entre les individus, les peuples et les races — la morale ser-vile s'est élevée jusqu'à l'idée d'on ne sait quelle essence pure et absolue de l'Homme, présente dans le plus humble comme dans le plus glorieux, au regard de laquelle toutes les humaines inégalités apparaissent comme autant d'absurdités et de ,vivants blasphèmes. Ce fut jadis l'Homme fils de Dieu, c'est aujourd'hui l'Hom-me-citoyen de la Révolution.
 
Ce n'est donc pas par des violences destructives, mais en falsifiant les idées, en corrompant es intelligences, que la philosophie servile travaille à ses fins. Elle est, en ce genre, d'une fécondité et d'une ampleur d'invention singulières. A toute conception, à tout sentiment particulier et caractérisé d'ordre politique ou social, d'honneur et de dignité privée, de beauté artistique, elle s'efforce de substituer des notions universelles qui, en se faisant accepter de tous les hommes demi-réfléchis, de la majorité, par les airs de grandeur qu'elles ont incontestablement pour elles, et les apparences de vérité absolue qu'elles doivent à leur abstraction même» amènent à mépriser, comme œuvres de la convention et de l'arbitraire, jusqu'aux plus magnifiques formes de civilisation, de sociabilité et d'art qui aient brillé dans l'histoire et les rend surtout impuissants à en rêver, à en chérir de nouvelles. Admirable façon de dévoyer et de griser les esprits et les cœurs que de leur tendre ainsi l'appât de l'absolu. Merveilleux moyen de stériliser les activités que de les lancer à la poursuite de l'inattingible. La philosophie ser-vile semble n'élever l'homme au-dessus de tout idéal borné de nation ou de race que pour lui ouvrir des horizons illimités. Elle lui fait prendre en dégoût les devoirs, les enthousiasmes, les points d'honneur, les maximes de civisme et de loyalisme, les sensibilités artistes, toutes ces marques intérieures de noblesse qui, comme Athénien, Romain ou Français, le distinguaient du barbare et de la plèbe. Elle le persuade qu'il ne relève raisonnablement que de Dieu et de la nature. Par là, elle donne une valeur mystique à tout le monde. Méfiante et haineuse, en général, de toute ordonnance, de toute norme, de tout style, il faut qu'elle aille jusqu'au bout de son dessein, et glorifie l'amorphe, lui constitue une dignité. Elle le nomme 1' « Infini ». Comment résister au vertige de l'Infini? Ennemie du Temps, —du Temps qui, par la rapidité de sa fuite, donne la fièvre aux forts, les stimule à des créations durables — elle gagne la pen^ sée de l'homme à l'illusion d'une réalité qui ne passerait point, et l'immobilise dans le souci de l'Eternel...
 
L'Eternel, l'Infini, l'Intemporel, l'Impersonnel, images grandioses et vides, que la philosophie servile fait miroiter sur le gouffre du rien. La révolution des esclaves soulève, par-dessus les palais de la civilisation, une poussière qui empêche d'en discerner les belles lignes. Dans cette poussière, la philosophie des esclaves dessine de monstrueux et fuyants fantômes, divinités gigantesques du néant.
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II y a un art qui correspond à cette philosophie ; le Romantisme. L'art classique est Fartl’art des maîtres*
 
Négatrice et contemptrice de la Terre, on a vu de quels dehors la philosophie servile pare son nihilisme, et on comprend la séduction qu'elle doit exercer sur l'élite des générations de déca-^ dence. II semble qu'elle représente, en toute question, la thèse libre et généreuse, qu'elle ne ruine les cités particulières que pour rendre possible une cité humaine universelle, qu'elle fasse passer sur les décombres des civilisations le vent purificateur de la Nature. Elle met la foi et l'ardeur de son côté. Elle éveille des espérances obscures, mais énormes. Elle annonce de
Négatrice et contemptrice de la Terre, on a vu de quels dehors la philosophie servile pare son nihilisme, et on comprend la séduction qu'elle doit exercer sur l'élite des générations de déca-^ dence. II semble qu'elle représente, en toute question, la thèse libre et généreuse, qu'elle ne ruine les cités particulières que pour rendre possible une cité humaine universelle, qu'elle fasse passer sur les décombres des civilisations le vent purificateur de la Nature. Elle met la foi et l'ardeur de son côté. Elle éveille des espérances obscures, mais énormes. Elle annonce de grands commencements. En détachant la partie pensante des peuples de toute discipline, de toute tradition, on dirait qu'elle ramène l'humanité tà la fraîcheur des origines. Elle est une source de lyrisme. Elle suscite ses poètes et ses prophètes, lesquels, affranchis de toute loi particulière de tenue et de beauté dans leurs imaginations, en éprouvent tout d'abord une impression de libération et de rajeunissement. Le romantisme naît de l'enthousiasme provoqué par les idéaux vides, mais grandioses, de la philosophie servile chez des hommes dont c'est l'ardent et secret besoin d'échapper, à tout prix, au sentiment cruel de la décadence qui, par eux, s'accomplit.
 
100 LA MORALE DB NIETZSCHE
Le premier romantique, c'est Rousseau, celui des génies modernes en qui la morale des esclaves a atteint son plus haut degré d'ébullition. Chez Rousseau on surprend le passage des rancunes et des sensibilités de l'esclave à l'idéologie qui va les magnifier en dogmes, en vérités de raison et de sentiment. Il y a de la malice dans Rousseau, malgré qu'il s'enivrât tout le premier des fumées de cette transmutation. Après Rousseau, les romantiques se plongent et nagent innocemment dans l'océan de la Nature, de l'Infini, de l'Universel, de l'Originaire. Ils n'ont plus le caractère équivoque et sombre de leur père, si soupçonneux parce qu'il prêtait lui-même à tant de soupçon. Sont-ils cependant si naïfs et si purs? Vigny, par exemple, dans sa tour d'ivoire? Il y aurait une jolie psychologie, une fine classification des grands romantiques à faire, d'après ce qui s'est mêlé à leur religieuse inspiration d'anarchique amertume, d'esprit de vengeance contre les formes ordonnées et les bonnes mœurs. Nietzsche souligne ce trait commun à la plupart d'entre eux : l'affectation de sentiments grandioses, l'impudeur à s'attribuer de sublimes émotions. Signe de natures sans mœurs et que le sentiment d'en manquer fait souffrir, enfièvre.
grands commencements. En détachant la partie pensante des peuples de toute discipline, de toute tradition, on dirait qu'elle ramène l'humanité tà la fraîcheur des origines. Elle est une source de lyrisme. Elle suscite ses poètes et ses prophètes, lesquels, affranchis de toute loi particulière de tenue et de beauté dans leurs imaginations, en éprouvent tout d'abord une impression de libération et de rajeunissement. Le romantisme naît de l'enthousiasme provoqué par les idéaux vides, mais grandioses, de la philosophie servile chez des hommes dont c'est l'ardent et secret besoin d'échapper, à tout prix, au sentiment cruel de la décadence qui, par eux, s'accomplit.
 
Dans la morale des maîtres, nous l'avons vu, les vertus exigées de l'homme se rapportent à une fin « désintéressée » éminemment, mais concrète et particulière. C'est, par exemple, à Rome, la grandeur et la pérennité de la cité romaine. Rien n'est plus étranger à cette morale que l'idée d'un Homme absolu, d'une nature humaine absolue.
 
Or, ceci se laisse exactement appliquer à l'art. Dans un art de civilisation — un art classique— il est aussi des mœurs, à savoir : les règles dans lesquelles l'expérience de plusieurs générations d'artistes a, non pas du tout donné les moyens de bien faire, mais fortement tracé les limites en delà desquelles on ne saurait rien produire d'excellent, de solide. Ce sont les grandes formes épiques, dramatiques; lyriques, narratives (pour nous en tenir aux arts littéraires) qu'elle a patiemment construites, découvertes au prix de ses errements mêmes, pour l'usage de siècles plus heureux. Quand ces règles et ces formes régnent, le mérite d'un artiste est jugé, non selon la fidélité, mais selon l'aisance avec laquelle il les observe et les réduiut au service de «on génie propre. L'idée d'une « inspiration » personnelle, sortant de la nature toute armée comme une Minerve, c'est-à-dire capable de se créer par une espèce de coup divin tout un organisme de moyens d'expression adaptés et puissants, ou seulement empruntant plus à soi-même qu'à la tradition — cette idée (bien romantique, n'est-il pas vrai?) eût paru en des temps classiques non seulement un scandale, mais une chimère.
 
Le fond du classicisme, c'est que, si les règles ne valent rien sans le génie, il y a cependant en elles plus de génie que dans le plus grand génie. Ce trait ne montre-t-il pas bien que l'excellence dans l'art est de même nature que l'excellence dans les mœurs? Quand celles-ci ne correspondent plus aux âmes, tout ce qui y paraît encore de noblesse et de liberté n'est sans doute que formalisme. Et cependant il y a plus de moralité dans la tradition des mœurs que dans l'instinct individuel de la plus belle âme.
 
Les, vrais créateurs d'art sont ceux chez qui l’esprit des grandes formes esthétiques atteint son plus haut degré de conscience et de puissance. Goethe lui-même, que l'on vit adopter successivement la forme du drame shakespearien et celle de la tragédie grecque, souffrit de Fer-rance, de l'incertitude perpétuelle à quoi l'absence de hauts canons esthétiques valables pour son temps et son pays le condamnaient dans sa production, Son expérience lui fournissait la substance de chaque œuvre. Mais qu'est la substance sans l'ordre qui la met en valeur, la rend claire et majestueuse, l'amplifie jusqu'à une portée universelle ? Il était contraint d'essayer, de recréer artificiellement les formes d'ordonnance d'une autre humanité, de se faire grec. Ainsi dans une époque sans traditions, certains hommes peuvent souffrir de ce qu'il n'existe rien de grand pour élever leurs activités à une signification supérieure. Ils se sentent diminués d'être * des intelligences « livrées à elles-mêmes ».
 
« Ce seront toujours, dit Nietzsche, les natures1 fortes, dominatrices qui, sous ce joug, dans cette tenue et cet achèvement résultant d'une loi qu'on s'impose à soi-même, éprouveront leurs plus fines jouissances; la passion qui anime leur très puissante volonté éprouve un soulagement à la vue de toute nature soumise à un style, de toute nature domptée et faite servante ; même ^lorsqu'ils ont à construire des palais ou à établir des jardins, il leur répugne de donner à la nature libre carrière. — Réciproquement, ce sont les caractères faibles, non maîtres d'eux-mêmes, qui haïssent la tenue du style; ils sentent que si ce joug si méchant leur était imposé, il ne pourrait que les rendre vils ; ils deviennent esclaves dès qu'ils servent, ils haïssent de servir. De tels esprits — ce peuvent être des esprits de premier rang —- n'ont qu'une visée : de se modeler et de se donner à comprendre eux-mêmes et ce qui les entoure, comme libre Nature —. sauvages, sans règles, fantasques, hors de tout ordre, étonnants... » (Die fiôkliche Wissensckaft, p. 220.)
 
Dans les siècles classiques, une oeuvre d'art est d'autant plus goûtée qu'elle unit à une plus impeccable pratique, à une science plus profonde des ordonnances traditionnelles, plus de liberté, de jeunesse, d'imprévu, de fraîcheur. Cela est d'une psychologie très sage. Car, à supposer que les règles qui résultent d'une telle exigence soient un peu lourdes et oppressives, on n'en est que mieux assuré, à voir un génie les porter légèrement, qu'il est plein de force et de ressources. Mais en fait les formes classiques sont des œuvres d'art générales d'un peuple artiste. Elles signifient les diverses sortes d'arrangement sous lesquelles l'intelligence et lés sens de son élite se plaisent le plus à embrasser un sujet et en sont le plus capables. La séduction d'un chef-d'œuvre classique, c'est donc bien moins de nous révéler une personnalité nouvelle ou un sujet nouveau que de nous faire retrouver plaisir à la majesté, à la grâce, aux mystères aussi d'un ordre maintes fois, mais toujours diversement éprouvé. Le romantisme est, en principe du moins, la négation de toute forme consacrée. A y regarder de près, on verrait qu'il n'a été le plus souvent qu'un usage effronté et chaotique de tous les styles du passé à la fois.
 
Le premier romantique, c'est Rousseau, celui des génies modernes en qui la morale des esclaves a atteint son plus haut degré d'ébullition. Chez Rousseau on surprend le passage des rancunes et des sensibilités de l'esclave à l'idéologie qui va les magnifier en dogmes, en vérités de raison et de sentiment. Il y a de la malice dans
LA MORALE DE NIETZSCHE IOI
Rousseau, malgré qu'il s'enivrât tout le premier des fumées de cette transmutation. Après Rousseau, les romantiques se plongent et nagent innocemment dans l'océan de la Nature, de l'Infini, de l'Universel, de l'Originaire. Ils n'ont plus le caractère équivoque et sombre de leur père, si soupçonneux parce qu'il prêtait lui-même à tant de soupçon. Sont-ils cependant si naïfs et si purs? Vigny, par exemple, dans sa tour d'ivoire? Il y aurait une jolie psychologie, une fine classification des grands romantiques à faire, d'après ce qui s'est mêlé à leur religieuse inspiration d'anarchique amertume, d'esprit de vengeance contre les formes ordonnées et les bonnes mœurs. Nietzsche souligne ce trait commun à la plupart d'entre eux : l'affectation de sentiments grandioses, l'impudeur à s'attribuer de sublimes émotions. Signe de natures sans mœurs et que le sentiment d'en manquer fait souffrir, enfièvre.
Dans la morale des maîtres, nous l'avons vu, les vertus exigées de l'homme se rapportent à
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une fin « désintéressée » éminemment, mais concrète et particulière. C'est, par exemple, à Rome, la grandeur et la pérennité de la cité romaine. Rien n'est plus étranger à cette morale que l'idée d'un Homme absolu, d'une nature humaine absolue.
Or, ceci se laisse exactement appliquer à l'art. Dans un art de civilisation — un art classique— il est aussi des mœurs, à savoir : les règles dans lesquelles l'expérience de plusieurs générations d'artistes a, non pas du tout donné les moyens de bien faire, mais fortement tracé les limites en delà desquelles on ne saurait rien produire d'excellent, de solide. Ce sont les grandes formes épiques, dramatiques; lyriques, narratives (pour nous en tenir aux arts littéraires) qu'elle a patiemment construites, découvertes au prix de ses errements mêmes, pour l'usage de siècles plus heureux. Quand ces règles et ces formes régnent, le mérite d'un artiste est jugé, non selon la fidélité, mais selon l'aisance avec laquelle il les observe et les réduit
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au service de «on génie propre. L'idée d'une « inspiration » personnelle, sortant de la nature toute armée comme une Minerve, c'est-à-dire capable de se créer par une espèce de coup divin tout un organisme de moyens d'expression adaptés et puissants, ou seulement empruntant plus à soi-même qu'à la tradition — cette idée (bien romantique, n'est-il pas vrai?) eût paru en des temps classiques non seulement un scandale, mais une chimère.
Le fond du classicisme, c'est que, si les règles ne valent rien sansle génie, il y a cependant en elles plus de génie que dans le plus grand génie. Ce trait ne montre-t-il pas bien que l'excellence dans l'art est de même nature que l'excellence dans les mœurs? Quand celles-ci ne correspondent plus aux âmes, tout ce qui y paraît encore de noblesse et de liberté n'est sans doute que formalisme. Et cependant il y a plus de moralité dans la tradition des mœurs que dans l'instinct individuel de la plus belle âme.
Les, vrais créateurs d'art sont ceux chez qui
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Fesprit des grandes formes esthétiques atteint son plus haut degré de conscience et de puissance. Goethe lui-même, que l'on vit adopter successivement la forme du drame shakespearien et celle de la tragédie grecque, souffrit de Fer-rance, de l'incertitude perpétuelle à quoi l'absence de hauts canons esthétiques valables pour son temps et son pays le condamnaient dans sa production, Son expérience lui fournissait la substance de chaque œuvre. Mais qu'est la substance sans l'ordre qui la met en valeur, la rend claire et majestueuse, l'amplifie jusqu'à une portée universelle ? Il était contraint d'essayer, de recréer artificiellement les formes d'ordonnance d'une autre humanité, de se faire grec. Ainsi dans une époque sans traditions, certains hommes peuvent souffrir de ce qu'il n'existe rien de grand pour élever leurs activités à une signification supérieure. Ils se sentent diminués d'être * des intelligences « livrées à elles-mêmes ».
« Ce seront toujours, dit Nietzsche, les natures1 fortes, dominatrices qui, sous ce joug,
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dans cette tenue et cet achèvement résultant d'une loi qu'on s'impose à soi-même, éprouveront leurs plus fines jouissances; la passion qui anime leur très puissante volonté éprouve un soulagement à la vue de toute nature soumise à un style, de toute nature domptée et faite servante ; même ^lorsqu'ils ont à construire des palais ou à établir des jardins, il leur répugne de donner à la nature libre carrière. — Réciproquement, ce sont les caractères faibles, non maîtres d'eux-mêmes, qui haïssent la tenue du style; ils sentent que si ce joug si méchant leur était imposé, il ne pourrait que les rendre vils ; ils deviennent esclaves dès qu'ils servent, ils haïssent de servir. De tels esprits — ce peuvent être des esprits de premier rang —- n'ont qu'une visée : de se modeler et de se donner à comprendre eux-mêmes et ce qui les entoure, comme libre Nature —. sauvages, sans règles, fantasques, hors de tout ordre, étonnants... » (Die fiôkliche Wissensckaft, p. 220.)
Dans les siècles classiques, une oeuvre d'art
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est d'autant plus goûtée qu'elle unit à une plus impeccable pratique, à une science plus profonde des ordonnances traditionnelles, plus de liberté, de jeunesse, d'imprévu, de fraîcheur. Cela est d'une psychologie très sage. Car, à supposer que les règles qui résultent d'une telle exigence soient un peu lourdes et oppressives, on n'en est que mieux assuré, à voir un génie les porter légèrement, qu'il est plein de force et de ressources. Mais en fait les formes classiques sont des œuvres d'art générales d'un peuple artiste. Elles signifient les diverses sortes d'arrangement sous lesquelles l'intelligence et lés sens de son élite se plaisent le plus à embrasser un sujet et en sont le plus capables. La séduction d'un chef-d'œuvre classique, c'est donc bien moins de nous révéler une personnalité nouvelle ou un sujet nouveau que de nous faire retrouver plaisir à la majesté, à la grâce, aux mystères aussi d'un ordre maintes fois, mais toujours diversement éprouvé. Le romantisme est, en principe du moins, la négation de toute forme
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consacrée. A y regarder de près, on verrait qu'il n'a été le plus souvent qu'un usage effronté et chaotique de tous les styles du passé à la fois.
Se croyant ou se rêvant d'ailleurs sortie directement des entrailles de la nature, l'œuvre d'art romantique sera condamnée, par une conséquence évidente, à chercher l'intérêt dans la nouveauté absolue. Par quoi donc pourra-t-elle être si nouvelle? Par le sujet tout d'abord. Trait caractéristique du romantisme :1a poursuite de sujets extraordinaires, de cas inouïs, laquelle a pour aboutissant extrême la frénésie de l'anormal.
 
Mais entre les sujets extraordinaires, il en est un qui les dépasse tous, le sujet des sujets, le sujet sans fond et sans bornes. Gomment le nommer? Dieu, si Ton veut, l'Infini, l'Univers, la nature tout entière de l'alpha à l'oméga. Fils de la nature et de la nature seule, nouveau-nés de l'Infini, les grands artistes romantiques ne se sont pas proposé une moindre matière. Celle-là seule les a hantés, toute autre leur apparaissant trop inférieure à ce qu'ils portent en eux.—
 
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Avons-nous besoin de montrer que, bien qu'unique (puisqu'elle enveloppe tout), elle est inépuisable et assure inévitablement l'originalité ?
 
On voit par quelle pente le romantisme, fruit d'une mauvaise métaphysique,, inclinait à accaparer pour l'art l'objet de la métaphysique et de la religion, à nous donner un art théogonique, cosmogonique, à inonder l'époque moderne de conceptions du monde et de révélations, le tout — en raison de l'arrière-pensée qu'on a comprise et qui apparaît presque brutalement chez Rousseau, —pour aboutir à quelque mythologie sociale, à quelque idéalisation énorme de la morale des esclaves. Cette phraséologie ^aujourd'hui courante : que l'art, la philosophie, la religion expriment la même chose et accomplissent le même office en trois langues différentes, est pur romantisme. Pour de véritables artistes, l'art est l'art, et rien d'autre.
 
Dans le classicisme, les règles, signifiant les conditions sous lesquelles le public peut être artistiquement touché, imposent à l'expression
Dans le classicisme, les règles, signifiant les conditions sous lesquelles le public peut être artistiquement touché, imposent à l'expression une certaine tenue; elles la resserrent dans certaines limites en dehors desquelles celle-ci peut émouvoir encore et très fortement même, mais non plus esthétiquement. Il est donc permis de dire que les règles indiquent la qualité de l'effet à produire, du plaisir à procurer, et, de plus, qu'elles la mettent à très haut prix. Mais le romantisme est, par définition, complètement désorienté à cet égard. Il en résulte qu'il visera non plus à la qualité, mais à la quantité, au maximum de l'effet. Et, s'il y atteint, ce sera fort bien. Mais il reste à savoir, dit quelque part Nietzsche, sur qui cet effet s'exerce et sur qui un artiste de ce nom doit avoir cure d'en exercer. « Pas sur la foule assurément ! Ni sur les énervés, les dégénérés, les malades! Surtout pas sur les abrutis! »
 
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L'art véritable agit fortement,, mais sans violence; il a la décence dans .l'enthousiasme.; il a la clairvoyance et l'équilibre dans l'ivresse ; il saisit, il terrifie, mais sans oppresser physi* quement; il a l'élan, mais sans la frénésie; le charme caressant et voluptuenx ne lui est certes pas interdit, mais il l'enveloppe de je ne sais quelle majesté brillante; il reste clair et serein jusque dans l'orageux et le passionné, suave jusque dans le cruel. Les larmes qu'il fait couler sont des larmes du cœur. Et c'est par là qu'il est l'art. —Dans le romantisme, le délicieux devient l'aphrodisiaque, le cruel devient le hideux ; la terreur coupe la respiration, l'enthousiasme et l'ivresse tournent à l'hystérie; on appelle noble et majestueux le mastodontal. Ce n'est pas bien admirable, dira-t-on. Il suffit de forcer la dose 1 Justement; mais cela même n'est pas à la portée de tout le monde. Forcer la dose ! Qui s'y entendit mieux que Richard Wagner, ce suprême de toutes les sortes de romantisme?
une certaine tenue; elles la resserrent dans certaines limites en dehors desquelles celle-ci peut émouvoir encore et très fortement même, mais non plus esthétiquement. Il est donc permis de dire que les règles indiquent la qualité de l'effet à produire, du plaisir à procurer, et, de plus, qu'elles la mettent à très haut prix. Mais le romantisme est, par définition, complètement désorienté à cet égard. Il en résulte qu'il visera non plus à la qualité, mais à la quantité, au maximum de l'effet. Et, s'il y atteint, ce sera fort bien. Mais il reste à savoir, dit quelque part Nietzsche, sur qui cet effet s'exerce et sur qui un artiste de ce nom doit avoir cure d'en exercer. « Pas sur la foule assurément ! Ni sur les énervés, les dégénérés, les malades! Surtout pas sur les abrutis! »
 
L'art véritable agit fortement,, mais sans violence; il a la décence dans .l'enthousiasme.; il a la clairvoyance et l'équilibre dans l'ivresse ; il saisit, il terrifie, mais sans oppresser physi* quement; il a l'élan, mais sans la frénésie; le
« Fanatique de l'effet à tout prix », de l'intense pour l'intense — il y a un danger auquel ne pouvait échapper le romantisme. Et il s'y est précipité avec une ardeur croissante. Ce danger c'était de chercher à provoquer l'émotion par l'abus des moyens matériels de Fart, de s'adresser violemment aux sens dans la crainte que la pensée et le cœur ne « rendissent » pas assez. On arrive à ses fins comme on peut. L'art classique fait pleurer quand il est vraiment grand : mais ces larmes sont un mystère ; la communication qui nous est accordée avec le beau se passe à une altitude où nous n'avons pas l'habitude d'être. Elle va immédiatement et par en haut au plus intime de nous-mêmes. Si elle ébranle nos nerfs, c'est secondairement. L'art finit où la secousse nerveuse commence. Mais ne comprend-on pas quel degré de civilisation, quelles nobles mœurs de l'âme ce genre d'action suppose? —II est d'autres voies pour accéder au « moral » de l'homme ; ce sont les yeux, les oreilles, l'épiderme. Le romantisme les a pratiquées timidement, et non sans réserve au début, d'une façon de plus en plus exclusive à mesure qu'il prenait conscience de lui-même et qu'il entrait dans la faveur du siècle : c'est-à-dire qu'il est allé raffinant sans cesse sur les appâts sensuels et la splendeur physique du mot, de la couleur et du son, jusqu'à faire de la jouissance d'art une espèce de jouissance de tout le corps à la fois, ce que vous observerez fort bien chez les « wagnériens » et « wagnériennes ». De cette façon il est évident que l'art « prend » les âmes, mais en les stupéfiant par un vertige sensuel.
 
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charme caressant et voluptuenx ne lui est certes pas interdit, mais il l'enveloppe de je ne sais quelle majesté brillante; il reste clair et serein jusque dans l'orageux et le passionné, suave jusque dans le cruel. Les larmes qu'il fait couler sont des larmes du cœur. Et c'est par là qu'il est l'art. —Dans le romantisme, le délicieux devient l'aphrodisiaque, le cruel devient le hideux ; la terreur coupe la respiration, l'enthousiasme et l'ivresse tournent à l'hystérie; on appelle noble et majestueux le mastodontal. Ce n'est pas bien admirable, dira-t-on. Il suffit de forcer la dose 1 Justement; mais cela même n'est pas à la portée de tout le monde. Forcer la dose ! Qui s'y entendit mieux que Richard Wagner, ce suprême de toutes les sortes de romantisme?
« Fanatique de l'effet à tout prix », de l'intense pour l'intense — il y a un danger auquel ne pouvait échapper le romantisme. Et il s'y est précipité avec une ardeur croissante. Ce danger c'était de chercher à provoquer l'émotion par l'abus des moyens matériels de Fart, de s'adres-
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ser violemment aux sens dans la crainte que la pensée et le cœur ne « rendissent » pas assez. On arrive à ses fins comme on peut. L'art classique fait pleurer quand il est vraiment grand : mais ces larmes sont un mystère ; la communication qui nous est accordée avec le beau se passe à une altitude où nous n'avons pas l'habitude d'être. Elle va immédiatement et par en haut au plus intime de nous-mêmes. Si elle ébranle nos nerfs, c'est secondairement. L'art finit où la secousse nerveuse commence. Mais ne comprend-on pas quel degré de civilisation, quelles nobles mœurs de l'âme ce genre d'action suppose? —II est d'autres voies pour accéder au « moral » de l'homme ; ce sont les yeux, les oreilles, l'épiderme. Le romantisme les a pratiquées timidement, et non sans réserve au début, d'une façon de plus en plus exclusive à mesure qu'il prenait conscience de lui-même et qu'il entrait dans la faveur du siècle : c'est-à-dire qu'il est allé raffinant sans cesse sur les appâts sensuels et la splendeur phy-
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sique du mot, de la couleur et du son, jusqu'à faire de la jouissance d'art une espèce de jouissance de tout le corps à la fois, ce que vous observerez fort bien chez les « wagnériens » et « wagnériennes ». De cette façon il est évident que l'art « prend » les âmes, mais en les stupéfiant par un vertige sensuel.
Conclusion singulière, mais d'ailleurs bien prévue pour le psychologue ! Religieux, métaphysique dans l'intention, l'art romantique est grossièrement matérialiste dans l'expression ! Ce Dieu romantique, cet Infini équivoque ne serait-il pas quelque chose comme la somme de toutes les excitations nerveuses?
 
Ces traits originaires du romantisme, il resterait à les vérifier sur ses plus grands représen-sentants au xixe siècle, de Hugo à Wagner. Mais on comprend le principe. H achèvera de se préciser par les lignes suivantes, capables aussi bien de couronner toute cette étude, car elles eh rappellent le thème fondamental.
 
« Qu'est-ce que le romantisme? écrit Nietzsche.
 
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Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme un secours, un remède réparateur qui s'offre à une vie en croissance et en lutte : ils supposent toujours de la souffrance et des souffrants. Mais il y a deux sortes de souffrants : tout d'abord ceux qui souffrent d'une surabondance de vie et qui veulent un art dionysiaque et aussi une vue tragique de la vie ; — puis, ceux qui souffrent d'un appauvrissement de la vie, et qui par l'art ou la connaissance ne cherchent que repos, accalmie, délivrance d'eux-mêmes, ou bien encore l'ivresse, le spasme, Fétourdissement, la folie. Au double besoin de ces derniers correspond tout romantisme dans les arts et la philosophie... » {Die frôhliche Wisserischaft.)
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La critique de Nietzsche s'est répandue en huit gros volumes sur tous les sujets qui intéressent la philosophie sociale, la morale et l'esthétique. On jugera peut-être que l'intérêt du présent écrit est d'en avoir un peu systématisé les principes inspirateurs.
Nietzsche avait coutume d'écrire ou par apho-rismes ou par grands développements séparés et formant chacun un tout. Ses ouvrages sont moins des traités distincts que l'assemblage de toutes ses pensées d'une année, d'une période. C'était, je crois, son goût, sa manière naturelle de concevoir. Une maladie des yeux persistante, en l'obligeant à dicter, lui fit une nécessité de ce mode de composition. On en sait les avantages :
c'est la spontanéité entière, la flamme continue de Faccentet la faculté pour le lecteur de prendre et quitter le livre. Nietzsche se met, pour ainsi dire, tout entier dans chaque page. Mais aussi il est indispensable de ne pas rester perdu dans cette forêt de théories et de sentences. Nous avons essayé d'en dessiner les grandes avenues et les carrefours.
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c'est la spontanéité entière, la flamme continue de Faccentet la faculté pour le lecteur de prendre et quitter le livre. Nietzsche se met, pour ainsi dire, tout entier dans chaque page. Mais aussi il est indispensable de ne pas rester perdu dans cette forêt de théories et de sentences. Nous avons essayé d'en dessiner les grandes avenues et les carrefours.
Nous avons interprété notre auteur un peu à la manière dont les historiens anciens faisaient parler leurs personnages, en s'attachant à l'esprit et aux intentions plutôt qu'au texte. Méthode qui nous était imposée pour le raccourci que nous voulions obtenir et qui peut tourner parfois à une fidélité plus profonde.
FIN
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=== II SUR LA HIÉRARCHIE ===
 
Les Grecs considéraient la cité comme une œuvrede raison et comme une œuvre ■" d'art. *"Non pas que l'utopie les séduisît. Athènes n'eût jamais pris au sérieux ces vains plans d'organisation sociale, déduits ?
de quelque idéal tout formé, de logique et de justice absolues, qui en imposent si facilement aux modes ?
de raison et comme une œuvre d'art. Non pas que >
nés. Dans ces phalanstères, dans ces imaginaires Salentes où notre naïveté est trop disposée à reconnaître, sinon l'effort d'une puissante raison constructive, tout au moins le rêve d'un cœur généreux, loyalement humain, ces naturalistes n'auraient pu voir que les aberrations pauvrement fastueuses d'intelligences disqualifiées, perverties par l'isolement ou par la révolte. Platon lui-même — cet Hellène pourtant équivoque, à moitié gâté par l'Asie — mêle à l'idéalité de ses constructions un fort ingrédient de réalisme.
l'utopie les séduisît. Athènes n'eût jamais pris au ":
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On sait comment, dans sa République, la raide et chimérique géométrie du communisme d'État est corrigée par le principe d'une hiérarchie sociale fondée sur 1'incgalité des hommes. En même temps qu'harmonieuse et complaisante à l'ordonnance, la conception politique des Grecs était donc positive et conforme à la nature. Ils se représentaient la cité parfaite à l'image d'un corps humain vigoureux et beau. Ces deux sortes d'économies leur paraissaient avantageusement comparables. L'existence du corps de l'État dépendait à leurs yeux de la même condition essentielle que l'existence de l'organisme vivant : savoir, une hiérarchie de fonctions internes, égales en nécessité, mais non pas en dignité. Platon dit que, dans la république, les magistrats et les philosophes sont la tête, les guerriers le cœur, les artisans et les laboureurs le ventre. Or, si l'activité du ventre et des viscères s'emploie toute à la conservation de la vie physique, il n'en est pas de même de l'activité de la tête, organe noble, dont une bonne partie est prèlevée par la pensée, l'art, la philosophie, fonctions de luxe et de loisir. Les parties viles de l'organisme travaillent donc à la fois et pour le bien-être du tout — d'où dépend le leur propre — et pour les plaisirs spéciaux des parties supérieures. A ce dévouement nécessaire les premières ne perdent rien, car, incapables de subsister et de se régler par elles seules, elles ont besoin de l'harmonie générale, laquelle serait évidemment compromise si l'organe dirigeant, sentant se tarir la source de sa nourriture, devenait inquiet et fiévreux. Pléthorique, le cerveau ne pense guère, mais, émacié, il pense mal, il a des visions .Ainsi sa bonne alimentation importe au corps tout entier. Les Grecs comprirent à merveille l'unité de la matière et de l'esprit dans la nature humaine. En faisant de l'âme la «forme» du corps, Aristote marque la relation étroite de la pensée, de sa .qualité, de ses modes avec l'individualité physique; l'âme n'est pas un principe absolu, toujours identique à lui-même, mais un certain degré de liberté, de sagesse, de clairvoyance, de générosité, de bonheur, qui caractérise chaque homme et que le tact apprécie. Doctrine souverainement naturelle, à égale distance d'un matérialisme pesant et de la folie chrétienne de l'Esprit pur, de l'Esprit néant.