« La Morale de Nietzsche » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Caton (discussion | contributions)
Caton (discussion | contributions)
Ligne 454 :
 
==== I ====
Nietzsche est un grand admirateur et, à bien des égards, un disciple de l'esprit français. Il le comprend. Ce trait seul suffirait non seulement pour le rapprocher de nous, mais pour faire de lui une rareté, un vivant paradoxe ou, comme il aimait à le dire,. un «contresens parmi ses compatriotes ». Les Allemands ont pourtant de grandes prétentions à l'objectivité. Parmi les vertus intellectuelles dont ils s'honorent, ils mettent au premier rang cette native aptitude à entrer en communion avec le génie et les idées des époques et des races les plus diverses. Mais on ne voit vraiment pas qu'à l'exception de trois ou quatre (ainsi le grand Frédéric, Gœthe, Schopenhauer) ils aient jamais su apprécier, ni même discerner ce qu'il y a de plus significatif et de plus inimitable dans notre littérature. Si ces facultés de divination et de sympathie leur permettent de participer aux visions, aux rêves, aux sentiments d'une humanité encore en enfance, de lire dans l'éclosiondela poésie populaire, dans le mystère des traditions et des crédulités naissantes, de ressentir avec force tout ce qui peint l'inconscient, l'aspiration nostalgique et confuse — ils se montrent certes beaucoup moins connaisseurs quand il s'agit de goûter aux fruits d'or, aux inventions délicates et inutiles d'une civilisation achevée.
 
Nietzsche est un grand admirateur et, à bien des égards, un disciple de l'esprit français. Il le comprend. Ce trait seul suffirait non seulement pour le rapprocher de nous, mais pour faire de lui une rareté, un vivant paradoxe ou, comme il aimait à le dire,. un «contresens parmi ses compatriotes ». Les Allemands ont pourtant de grandes prétentions à l'objectivité. Parmi les vertus intellectuelles dont ils s'honorent, ils mettent au premier rang cette native aptitude à entrer en communion avec le génie et les idées des époques et des races les plus diverses. Mais on ne voit vraiment pas qu'à l'exception de trois ou quatre (ainsi le grand Frédéric, Gœthe, Schopenhauer) ils aient jamais su apprécier, ni même discerner ce qu'il y a de plus significatif et de plus inimitable dans notre littérature. Si ces facultés de divination et de sympathie leur permettent de participer aux visions, aux rêves, aux sentiments d'une humanité encore en enfance, de lire dans l'éclosiondelaéclosion de la poésie populaire, dans le mystère des traditions et des crédulités naissantes, de ressentir avec force tout ce qui peint l'inconscient, l'aspiration nostalgique et confuse — ils se montrent certes beaucoup moins connaisseurs quand il s'agit de goûter aux fruits d'or, aux inventions délicates et inutiles d'une civilisation achevée.
Nous autres, hommes du « sens historique »,nous avons comme tels DOS vertus, ce n'est pas contestable. Nous sommes sans prétention, desintéressés, modestes, courageux, pleinement capables de nous dominer nous-mêmes, de nous donner, très reconnaissants, très patients, très accueillants. Avec tout cela, nous n'avons peut-être pas beaucoup de goût. Avouons-nous le en fin de compte : ce qui nous est le plus difficile à saisir, à sentir, à savourer, à aimer, ce qui, au fond, nous trouve prévenus et presque hostiles, nous, hommes du sens historique, c'est précisément le point de perfection, de maturité dernière dans toute culture et tout art, la marque propre d'aristocratie dans les œuvres et les hommes, leur heure de mer lisse, d'alcyonique contentement, l'éclat d'or, brillant et froid qui apparaît sur toute chose achevée. Peut-être y a-t-il nécessairement une opposition entre cette grande vertu et le bon, tout au moins le meilleur goût. » (Jenseits von Gnt und Bôse, p. 178.)
 
" Nous autres, hommes du « sens historique », nous avons comme tels DOSNOS vertus, ce n'est pas contestable. Nous sommes sans prétention, desintéressés, modestes, courageux, pleinement capables de nous dominer nous-mêmes, de nous donner, très reconnaissants, très patients, très accueillants. Avec tout cela, nous n'avons peut-être pas beaucoup de goût. Avouons-nous le en fin de compte : ce qui nous est le plus difficile à saisir, à sentir, à savourer, à aimer, ce qui, au fond, nous trouve prévenus et presque hostiles, nous, hommes du sens historique, c'est précisément le point de perfection, de maturité dernière dans toute culture et tout art, la marque propre d'aristocratie dans les œuvres et les hommes, leur heure de mer lisse, d'alcyonique contentement, l'éclat d'or, brillant et froid qui apparaît sur toute chose achevée. Peut-être y a-t-il nécessairement une opposition entre cette grande vertu et le bon, tout au moins le meilleur goût. » (''Jenseits von GntGut und BôseBöse'', p. 178.)
 
Il y a donc des terres choisies où les Allemands ont été, tant par leurs qualités que par leurs défauts, empêchés d'entrer. A partir d'une certaine hauteur, la littérature française leur reste close. En ce siècle notamment, s'ils l'ont connue, fêtée tout ensemble et méprisée, dans ses gros articles de colportage, d'Alexandre Dumas père à Sardou, ils en ont totalement ignoré les produits fins.
Ligne 467 ⟶ 468 :
 
Je n'ai pas besoin de prévenir le lecteur que, parmi tous nos écrivains du xixe siècle, un très petit nombre continuent la tradition de l'art français, sont français au goût de Nietzsche. La Révolution et le Romantisme n'ont pas renversé, comme on le prétend, mais corrompu la sensibilité et l'imagination en France. Ce ne sont pas des produits nationaux, mais plutôt les dérèglements et les gestes fous d'une nation fine et nerveuse, intoxiquée par le pesant alcool d'idées étrangères à demi barbares. Tout ce qui, dans les lettres, en procède, même grandiose, est frelaté, même génial, est de mauvais goût, se force et ment. Il faut suivre dans la monumentale cohue de nos génies littéraires depuis Rousseau, parmi les piliers de stuc colossaux, surchargés, vaniteux, emphatiques, dontl'énor-mité assemble la foule, la voie de marbre pur et solide, autrefois royale, aujourd'hui délaissée et presque secrète, mais où Ton est du moins assuré de cheminer avec les meilleurs. « II y a une France du goût, dit Nietzsche; maisûl faut savoir la trouver. » Et ailleurs : « II y a toujours eu en France le « petit nombre » et cela a rendu possible une musique de chambre de la littérature qu'on chercherait vainement dans le reste de l'Europe », enfin une littérature de purs psychologues. De tous nos modernes, ne devine-t-on pas que le préféré de Nietzsche ne pouvait être que Stendhal, ce Stendhal dont l'Allemagne hier encore ignorait jusqu'au nom !
 
====II====