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le matin pour Pierrefitte... Mais entrez donc une minute, ajouta la voix avec une intonation doucereuse ; est-ce que vous avez peur qu'on vous mange ?

Le jeune homme avait déféré à cette invitation.

— Non, dit-il ironiquement, non, Angélique. je suis un morceau trop dur pour vos dents, bien qu'elles soient solides et qu’elles aient aidé mon oncle à croquer un bon lopin de son patrimoine.

La personne à qui il parlait regimba sous ce sarcasme comme une vipère qui se dresse sur sa queue en sifflant. Elle était assise et se leva tout d'une pièce, découpant sur le plein jour de la fenêtre sa silhouette mince et sèche. C’était une femme de taille moyenne, frisant la quarantaine, aux formes maigres, mais souples et onduleuses. Vêtue d'une jupe de laine grisaille et d’un caraco du même ton neutre, le cou entouré d’une cravate de mousseline blanche, elle avait dans cette toilette très simple, mais non exempte d'une certaine prétention, plutôt l’air d’une ouvrière de la ville que d'une campagnarde. Ses mains étaient plus soignées que celles des paysannes. Sa tête petite, au front étroit, ne manquait pas d'élégance, et sa figure au teint olivâtre gardait encore des restes de beauté : — d’abondants cheveux bruns frisottants et arrangés en couronne, de grands yeux fauves qui flambaient comme braise, des dents très blanches que laissait entrevoir parfois une bouche fanée, dont la lèvre supérieure était ornée d’un bouquet de poils. — L'ensemble des traits donnait une impression de câlinerie cauteleuse et d’humilité aigre-douce.

— Oh ! peut-on dire ? s’exclama t-elle plaintivement, vous n'êtes pas aimable, monsieur Vital... Ni aimable ni juste !... Si vous entendiez les sermons que je fais à votre oncle et les scènes que j’ai à supporter, quand je lui reproche de dépenser son argent Dieu sait où !... Je me suis mordu déjà bien souvent les doigts d'être venue m’enterrer dans son escargotière de château.

— Oui, reprit Vital, toujours railleur, je comprends que c’est vexant de voir tant de camarades rogner le gâteau qu’on s’était réservé pour soi toute seule... Je compatis à vos peines, Angélique !

Les lèvres de la gouvernante se pincèrent ; mais, sans quitter son ton insinuant, elle répliqua en lançant au jeune homme un méchant sourire : — Vous avez tort de chercher à me vexer, monsieur Vital... Croyez-moi, il y a plus à perdre qu'à gagner à être mal avec moi !... Au lieu de nous faire la guerre, il vaudrait mieux nous entendre et devenir bons amis.

— Comment donc ? s'écria-t-il en riant, je ne m’y suis jamais refusé au contraire ! Vous savez bien, ma belle, que dès ma tendre jeunesse j'ai été un de vos adorateurs.

Et, tout en parlant, avec son sans-façon d étourdi, il avait passé galamment le bras autour de la taille amaigrie de la gouvernante. Elle ne parut nullement s'en offenser, et, coulant un regard fort doux à ce beau garçon si impertinemment hardi :

— Oui, autrefois ! murmura-t-elle en minaudant.

— J’avoue qu’il y a longtemps, mais vous m’aviez si bien rabroué que ça ne m'encourageait guère à recommencer.

— Vous n'étiez qu’un enfant ! repartit Angélique avec un provocant sourire.

Elle s’était lentement dégagée de 1'étreinte du jeune homme, mais elle lui avait pris le bras et le serrait dans ses mains.

— Aujourd’hui, reprit-elle, que vous êtes un homme raisonnable, causons sérieusement au lieu de nous chipoter sans cesse. Si vos grands-parents ont laissé l’usufruit de tout leur bien à votre oncle, ce n'est pas ma faute, n'est-ce pas ? et je n’y suis pour rien... Mais il y a des choses où je peux vous nuire ou vous servir, selon que vous choisirez. Par exemple, si au lieu d’enrayer M. de Saint-André, je le poussais à fricoter tout son avoir, vous et votre sœur vous resteriez les mains vides, le jour où votre oncle viendrait à mourir.

— Sapristi ! se récria Vital qui ne riait plus, vous voyez les choses de loin, vous !... Mais, ma chère, mon oncle a bon pied bon œil, et il nous enterrera tous.

— On ne sait ni qui vit ni qui meurt, soupira sentencieusement Angélique, et il est déjà bien usé, allez !

— Permettez, interrompit le jeune homme en reprenant son ton évaporé, ça n’est pas gai cette conversation-là, Angélique ! Si nous en changions ?... Je préférais encore celle de tout à 1'heure, ajouta-t-il plaisamment en caressant de nouveau la taille de la gouvernante.

— Oh ! vous, monsieur Vital, murmura-t-elle en lui décochant une oeillade oblique, vous avez toujours aimé la gaudriole !...

Tandis quelle parlait, on frappa timidement. Vital avait à peine eu le temps de retirer sa main, quand le battant s’ouvrit, et Alzine, avec son mouchoir noué en fanchon, son carton à la main, s’encadra dans la baie de la porte. La jeune fille examina un moment d’un air hésitant la grande pièce lambrissée de boiseries vermoulues, les portraits d’ancêtres dans leur cadre dédoré, l’ameublement délabré, puis, tout au fond ces deux personnes si rapprochées l’une de l’autre. A la fin, elle murmura d’une voix un peu inquiète :