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Kara-Bournou, on signale, au large, un vaisseau de guerre, tout blanc sur les eaux bleues. C’est, à n’en pas douter, notre chère ''Victorieuse'', qui s’en est allée de Syra, et qui court dans l’Archipel. Qu’elle est belle, avec ses formes amples, sa haute mâture, ses deux cheminées, et les couleurs radieuses qui flottent au vent, tout éclatantes de joie dans l’été clair !
Kara-Bournou, on signale, au large, un vaisseau de guerre, tout blanc sur les eaux bleues. C’est, à n’en pas douter, notre chère ''Victorieuse'', qui s’en est allée de Syra, et qui court dans l’Archipel. Qu’elle est belle, avec ses formes amples, sa haute mâture, ses deux cheminées, et les couleurs radieuses qui flottent au vent, tout éclatantes de joie dans l’été clair !


La côte d’Asie semble venir vers nous. Le voilà, ce pays fabuleux des hordes sans nombre, des empires sans frontières, des caravanes sans lin, des tribus errantes dont l’inquiétude ne peut se fixer, qui roulent chaque matin leurs tentes pour marcher vers de nouvelles étoiles, et qui parfois, en des accès de brusque folie, ont jeté sur l’Europe des ouragans d’escadrons furieux. La voilà, cette patrie des rêves, des religions, des hérésies et des dogmes, des conciles et des sectes, des grands évêques et des grands ascètes. Maintenant, elle semble dormir, cette terre farouche, après tant d’éblouissemens et de vertiges. Mais son sommeil est troublé. En elle s’agitent tant de problèmes ! Qui héritera des hauts plateaux et des riches plaines ? A qui les villes mystérieuses qui continuent de vivre, comme assoupies et lasses, dans l’Orient dépeuplé ? En Europe, tout est précis, limité, rigoureusement réparti. Les peuples sont parqués dans des « territoires ; » chacun a son domaine bien clos et bien gardé. Ici tout est indécis, mystérieux, gros d’inconnu. Et qui sait si l’Asie ne secouera pas un jour sa torpeur, non plus pour jeter sur la civilisation des multitudes effrayantes, mais pour subir, à son tour, la conquête pacifique et bienfaisante de l’Occident ?
La côte d’Asie semble venir vers nous. Le voilà, ce pays fabuleux des hordes sans nombre, des empires sans frontières, des caravanes sans fin, des tribus errantes dont l’inquiétude ne peut se fixer, qui roulent chaque matin leurs tentes pour marcher vers de nouvelles étoiles, et qui parfois, en des accès de brusque folie, ont jeté sur l’Europe des ouragans d’escadrons furieux. La voilà, cette patrie des rêves, des religions, des hérésies et des dogmes, des conciles et des sectes, des grands évêques et des grands ascètes. Maintenant, elle semble dormir, cette terre farouche, après tant d’éblouissemens et de vertiges. Mais son sommeil est troublé. En elle s’agitent tant de problèmes ! Qui héritera des hauts plateaux et des riches plaines ? A qui les villes mystérieuses qui continuent de vivre, comme assoupies et lasses, dans l’Orient dépeuplé ? En Europe, tout est précis, limité, rigoureusement réparti. Les peuples sont parqués dans des « territoires ; » chacun a son domaine bien clos et bien gardé. Ici tout est indécis, mystérieux, gros d’inconnu. Et qui sait si l’Asie ne secouera pas un jour sa torpeur, non plus pour jeter sur la civilisation des multitudes effrayantes, mais pour subir, à son tour, la conquête pacifique et bienfaisante de l’Occident ?


Lorsqu’on passe du Bosphore dans la mer Noire, entre les deux fanaux qui marquent la séparation de deux mondes, on range une côte aride et pierreuse, semée de ruines byzantines qui racontent un long passé de rapines et de meurtres ; à l’est, la côte est basse, et l’étendue plate et morne fuit à perte de vue… Ici l’Asie est avenante et douce. C’est une ondulation de versans aisés et de pentes molles, sous une crête de rochers gris. Dans les creux, à mi-côte, des maisons blanches, clairsemées dans la verdure, parmi les cyprès noirs. Les nuages font courir des ombres sur le flanc des collines. Il y a de la joie dans les vallées, au-dessous de la masse des roches stériles. Cette fécondité fait plaisir à voir, après l’aridité et la sécheresse des Cyclades. On sent déjà, dans la brise embaumée des golfes, l’approche des terres opulentes, des prairies où hennissent les troupeaux de cavales… Un joli brick passe au large, penché sur la vague, qu’il rase de ses vergues, et soulevé comme une plume, par ses grandes voiles pourpre, que le vent gonfle et arrondit.
Lorsqu’on passe du Bosphore dans la mer Noire, entre les deux fanaux qui marquent la séparation de deux mondes, on range une côte aride et pierreuse, semée de ruines byzantines qui racontent un long passé de rapines et de meurtres ; à l’est, la côte est basse, et l’étendue plate et morne fuit à perte de vue… Ici l’Asie est avenante et douce. C’est une ondulation de versans aisés et de pentes molles, sous une crête de rochers gris. Dans les creux, à mi-côte, des maisons blanches, clairsemées dans la verdure, parmi les cyprès noirs. Les nuages font courir des ombres sur le flanc des collines. Il y a de la joie dans les vallées, au-dessous de la masse des roches stériles. Cette fécondité fait plaisir à voir, après l’aridité et la sécheresse des Cyclades. On sent déjà, dans la brise embaumée des golfes, l’approche des terres opulentes, des prairies où hennissent les troupeaux de cavales… Un joli brick passe au large, penché sur la vague, qu’il rase de ses vergues, et soulevé comme une plume, par ses grandes voiles pourpre, que le vent gonfle et arrondit.