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188 REVUE DES DEUX MONDES.

dans sa jeunesse, il perdit contre Zoritch environ trois cent mille roubles. Il était au désespoir. Ma grand’mère, qui n’était guère indulgente pour les fredaines des jeunes gens, je ne sais pourquoi, faisait exception à ses habitudes en faveur de Tchaplitzki. Elle lui donna trois cartes à jouer l’une après l’autre, en exigeant sa parole d’honneur de ne plus jouer ensuite de sa vie. Aussitôt Tchaplitzki alla trouver Zoritch et lui demanda sa revanche. Sur la première carte, il mit cinquante mille roubles. Il gagna, fit paroli ; en fin de compte, avec ses trois cartes, il s’acquitta et se trouva même en gain... Mais voilà six heures ! Ma foi, il est temps d’aller se coucher. Chacun vida son verre, et l’on se sépara.

II.

La vieille comtesse Anna Fedotovna était dans son cabinet de toilette, assise devant une glace. Trois femmes de chambre l’entouraient : l’une lui présentait un pot de rouge, une autre une boîte d’épingles noires, une troisième tenait un énorme bonnet de dentelles avec des rubans couleur de feu. La comtesse n’avait plus la moindre prétention à la beauté, mais elle conservait toutes les habitudes de sa jeunesse, s’habillait à la mode d’il y a cinquante ans, et mettait à sa toilette tout le temps et toute la pompe d’une petite maîtresse du siècle passé. Sa demoiselle de compagnie travaillait à un métier dans l’embrasure de la fenêtre.

— Bonjour, grand’maman, dit un jeune officier en entrant dans le cabinet. Bonjour, mademoiselle Lise. Grand’maman , c’est une requête que je viens vous porter.

— Qu’est-ce que c’est, Paul ?

— Permettez-moi de vous présenter un de mes amis, et de vous demander pour lui une invitation à votre bal.

— Amène-le à mon bal , et tu me le présenteras là. As-tu été hier chez la princesse *** ?

— Assurément ; c’était délicieux ! On a dansé jusqu’à cinq heures. Melle Eletzki était à ravir.

— Ma foi, mon cher, tu n’es pas difficile. En fait de beauté, c’est sa grand’mère la princesse Daria Petrovna qu’il fallait voir ! Mais, dis donc, elle doit être bien vieille, la princesse Daria Petrovna ?

— Comment, vieille ! s’écria étourdiment Tomski, il y a sept ans qu’elle est morte !

La demoiselle de compagnie leva la tête et fit un signe au jeune officier. Il se rappela aussitôt que la consigne était de cacher à la comtesse la mort de ses contemporains. Il se mordit la langue ; mais d’ailleurs la comtesse garda le plus beau grand sang-froid en apprenant que sa vieille amie n’était plus de ce monde.