« Itinéraire de Paris à Jérusalem/Voyage/Partie 4 » : différence entre les versions

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Tous les voyageurs ont décrit cette église, la plus vénérable de la terre, soit que l’on pense en philosophe ou en chrétien. Ici j’éprouve un véritable embarras. Dois-je offrir la peinture exacte des lieux saints ? Mais alors je ne puis que répéter ce qu’on a dit avant moi : jamais sujet ne fut peut-être moins connu des lecteurs modernes, et jamais sujet
 
 
==__MATCH__:[[Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/325]]==
ne fut plus complètement épuisé. Dois-je omettre le tableau de ces lieux sacrés ? Mais ne sera-ce pas enlever la partie la plus essentielle de mon voyage et en faire disparaître ce qui en est et la fin et le but ? Après avoir balancé longtemps, je me suis déterminé à décrire les principales stations de Jérusalem, par les considérations suivantes :
 
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Les savants et les voyageurs qui ont écrit en latin touchant les antiquités de Jérusalem, tels que Adamannus, Bède, Brocard, Willibaldus, Breydenbach, Sanut, Ludolphe, Reland {{refa |1}}, Andrichomius, Quaresmius, Baumgarten, Fureri, Bochart, Arias Montaous, Reuwich, Hese, Cotovic {{refa |2}}, m’obligeraient à des traductions qui, en dernier résultat, n’apprendraient rien de nouveau au lecteur {{refa |3}}. Je m’en suis donc tenu aux voyageurs français {{refa |4}} ; et parmi ces derniers j’ai préféré la description du Saint-Sépulcre par Deshayes ; voici pourquoi :
==[[Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/326]]==
 
Belon (1550), assez célèbre d’ailleurs comme naturaliste, dit à peine un mot du Saint-Sépulcre : son style en outre a trop vieilli. D’autres auteurs, plus anciens encore que lui, ou ses contemporains, tels que Cachernois (1490), Regnault (1522), Salignac (1522), le Huen (1525), Gassot (1536), Renaud (1548), Postel (1553), Giraudet (1575), se servent également d’une langue trop éloignée de celle que nous parlons {{refa |5}}.
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# Parce que les Turcs s’empressèrent de montrer eux-mêmes Jérusalem à cet ambassadeur, et qu’il serait entré jusque dans la mosquée du temple s’il l’avait voulu ;
# Parce qu’il est si clair et si précis dans le style, un peu vieilli, de son secrétaire, que Paul Lucas l’a copié mot à mot, sans avertir du plagiat, selon sa coutume ;
#
# Parce que d’Anville, et c’est la raison péremptoire, a pris la carte de Deshayes pour l’objet d’une dissertation qui est peut-être le chef-d’œuvre de notre célèbre géographe {{refa |6}}. Deshayes va nous donner ainsi le matériel de l’église du Saint-Sépulcre j’y joindrai ensuite mes observations {{refa |7}}.
==[[Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/327]]==
# Parce que d’Anville, et c’est la raison péremptoire, a pris la carte de Deshayes pour l’objet d’une dissertation qui est peut-être le chef-d’œuvre de notre célèbre géographe {{refa |6}}. Deshayes va nous donner ainsi le matériel de l’église du Saint-Sépulcre j’y joindrai ensuite mes observations {{refa |7}}.
 
:" Le Saint-Sépulcre et la plupart des saints lieux sont servis par des religieux cordeliers, qui y sont envoyés de trois ans en trois ans ; et encore qu’il y en ait de toutes nations, ils passent néanmoins tous pour Français, ou pour Vénitiens, et ne subsistent que parce qu’ils sont tous sous la protection du roi. Il y a près de soixante ans qu’ils demeuraient hors la ville, sur le mont de Sion, au même lieu où Notre-Seigneur fit la Cène avec ses apôtres ; mais leur église ayant été convertie en mosquée, ils ont toujours depuis demeuré dans la ville sur le mont Gion, où est leur couvent, que l’on appelle ''Saint-Sauveur''. C’est où leur gardien demeure avec le corps de la famille, qui pourvoit de religieux en tous les lieux de la Terre Sainte où il est besoin qu’il y en ait.
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:" Anciennement le mont Calvaire était hors de la ville, ainsi que je l’ai déjà dit ; c’était le lieu où l’on exécutait les criminels condamnés à mort ; et afin que tout le peuple y pût assister, il y avait une grande place entre le mont et la muraille de la ville. Le reste du mont était environné de jardins, dont l’un appartenait à Joseph d’Arimathie, disciple secret de Jésus-Christ, où il avait fait faire un sépulcre pour lui, dans lequel fut mis le corps de Notre-Seigneur La coutume parmi les Juifs n’était pas d’enterrer les corps comme nous faisons en chrétienté. Chacun, selon ses moyens, faisait pratiquer dans quelque roche une forme de petit cabinet où l’on mettait le corps, que l’on étendait sur une table du rocher même ; et puis on refermait ce lieu avec une pierre que l’on mettait devant la porte, qui n’avait d’ordinaire que quatre pieds de haut.
 
:" L’église du Saint-Sépulcre est fort irrégulière ; car l’on s’est assujetti
:" L’église du Saint-Sépulcre est fort irrégulière ; car l’on s’est assujetti aux lieux que l’on voulait enfermer dedans. Elle est à peu près faite en croix, ayant six-vingts pas de long, sans compter la descente de l’Invention de la sainte Croix, et soixante et dix de large. Il y a trois dômes, dont celui qui couvre le Saint-Sépulcre sert de nef à l’église. Il a trente pas de diamètre, et est ouvert par en haut comme la rotonde de Rome. Il est vrai qu’il n’y a point de voûte ; la couverture en est soutenue seulement par de grands chevrons de cèdre, qui ont été apportés du mont Liban. L’on entrait autrefois en cette église par trois portes, mais aujourd’hui il n’y en a plus qu’une, dont les Turcs gardent soigneusement les clefs, de crainte que les pèlerins n’y entrent sans payer les neuf sequins, ou trente-six livres, à quoi ils sont taxés ; j’entends ceux qui viennent de chrétienté, car pour les chrétiens sujets du grand seigneur, ils n’en payent pas la moitié. Cette porte est toujours fermée, et il n’y a qu’une petite fenêtre traversée d’un barreau de fer, par où ceux de dehors donnent des vivres à ceux qui sont dedans, lesquels sont de huit nations différentes.
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:" L’église du Saint-Sépulcre est fort irrégulière ; car l’on s’est assujetti aux lieux que l’on voulait enfermer dedans. Elle est à peu près faite en croix, ayant six-vingts pas de long, sans compter la descente de l’Invention de la sainte Croix, et soixante et dix de large. Il y a trois dômes, dont celui qui couvre le Saint-Sépulcre sert de nef à l’église. Il a trente pas de diamètre, et est ouvert par en haut comme la rotonde de Rome. Il est vrai qu’il n’y a point de voûte ; la couverture en est soutenue seulement par de grands chevrons de cèdre, qui ont été apportés du mont Liban. L’on entrait autrefois en cette église par trois portes, mais aujourd’hui il n’y en a plus qu’une, dont les Turcs gardent soigneusement les clefs, de crainte que les pèlerins n’y entrent sans payer les neuf sequins, ou trente-six livres, à quoi ils sont taxés ; j’entends ceux qui viennent de chrétienté, car pour les chrétiens sujets du grand seigneur, ils n’en payent pas la moitié. Cette porte est toujours fermée, et il n’y a qu’une petite fenêtre traversée d’un barreau de fer, par où ceux de dehors donnent des vivres à ceux qui sont dedans, lesquels sont de huit nations différentes.
 
:" La première est celle des Latins ou Romains, que représentent les religieux cordeliers. Ils gardent le Saint-Sépulcre ; le lieu du mont Calvaire où Notre-Seigneur fut attaché à la croix ; l’endroit où la sainte Croix fut trouvée ; la pierre de l’ ''onction'', et la chapelle où Notre-Seigneur apparut à la Vierge après sa résurrection.
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:" La huitième nation est celle des Maronites, qui habitent le mont Liban ; ils reconnaissent le pape comme nous faisons.
 
:" Chaque nation, outre ces lieux, que tous ceux qui sont dedans
:" Chaque nation, outre ces lieux, que tous ceux qui sont dedans peuvent visiter, a encore quelque endroit particulier dans les voûtes et dans les coins de cette église qui lui sert de retraite, et où elle fait l’office selon son usage : car les prêtres et religieux qui y entrent demeurent d’ordinaire deux mois sans en sortir, jusqu’à ce que du couvent qu’ils ont dans la ville l’on y en envoie d’autres pour servir en leur place. Il serait malaisé d’y demeurer longuement sans être malade, parce qu’il y a fort peu d’air, et que les voûtes et les murailles rendent une fraîcheur assez malsaine ; néanmoins nous y trouvâmes un bon ermite, qui a pris l’habit de Saint-François, qui y a demeuré vingt ans sans en sortir, encore qu’il y ait tellement à travailler, pour entretenir deux cents lampes et pour nettoyer et parer tous les lieux saints, qu’il ne saurait reposer plus de quatre heures par jour.
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:" Chaque nation, outre ces lieux, que tous ceux qui sont dedans peuvent visiter, a encore quelque endroit particulier dans les voûtes et dans les coins de cette église qui lui sert de retraite, et où elle fait l’office selon son usage : car les prêtres et religieux qui y entrent demeurent d’ordinaire deux mois sans en sortir, jusqu’à ce que du couvent qu’ils ont dans la ville l’on y en envoie d’autres pour servir en leur place. Il serait malaisé d’y demeurer longuement sans être malade, parce qu’il y a fort peu d’air, et que les voûtes et les murailles rendent une fraîcheur assez malsaine ; néanmoins nous y trouvâmes un bon ermite, qui a pris l’habit de Saint-François, qui y a demeuré vingt ans sans en sortir, encore qu’il y ait tellement à travailler, pour entretenir deux cents lampes et pour nettoyer et parer tous les lieux saints, qu’il ne saurait reposer plus de quatre heures par jour.
 
:" En entrant dans l’église, on rencontre la pierre de l’ ''onction'', sur laquelle le corps de Notre-Seigneur fut oint de myrrhe et d’aloès avant que d’être mis dans le sépulcre. Quelques-uns disent qu’elle est du même rocher du mont Calvaire, et les autres tiennent qu’elle fut apportée dans ce lieu par Joseph et Nicodème, disciples secrets de Jésus-Christ, qui lui rendirent ce pieux office, et qu’elles tire sur le vert. Quoi qu’il en soit, à cause de l’indiscrétion de quelques pèlerins qui la rompaient, l’on a été contraint de la couvrir de marbre blanc et de l’entourer d’un petit balustre de fer, de peur que l’on ne marche dessus. Elle a huit pieds moins trois pouces de long, et deux pieds moins un pouce de large, et au-dessus il y a huit lampes qui brûlent continuellement.
 
:" Le Saint-Sépulcre est à trente pas de cette pierre, justement au milieu du grand dôme dont j’ai parlé : c’est comme un petit cabinet qui a été creusé et pratiqué dans une roche vive, à la pointe du ciseau. La porte qui regarde l’orient n’a que quatre pieds de haut et deux et un quart de large, de sorte qu’il se faut grandement baisser pour y entrer. Le dedans du sépulcre est presque carré. Il a six pieds moins un pouce de long, et six pieds moins deux pouces de large ; et depuis le bas jusqu’à la voûte, huit pieds un pouce. Il y a une table solide de la même pierre qui fut laissée en creusant le reste. Elle a deux pieds quatre pouces et demi de haut, et contient la moitié du sépulcre, car elle a six pieds moins un pouce de long, et deux pieds deux tiers et demi de large. Ce fut sur cette table que le corps de Notre-Seigneur fut mis, ayant la tête vers l’occident et les pieds à l’orient : mais, à cause de la superstitieuse dévotion des Orientaux, qui croient qu’ayant laissé leurs cheveux sur cette pierre, Dieu ne les abandonnerait jamais, et aussi parce que les pèlerins en rompaient des morceaux, l’on a été contraint de la couvrir de marbre blanc sur
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lequel on célèbre aujourd’hui la messe : il y a continuellement quarante-quatre lampes qui brûlent dans ce saint lieu ; et afin d’on faire exhaler la fumée, l’on a fait trois trous à la voûte. Le dehors sépulcre est aussi revêtu de tables de marbre et de plusieurs colonnes, avec un dôme au-dessus.
 
:" A l’entrée de la porte du sépulcre, il y a une pierre d’un pied et demi en carré, et relevée d’un pied, qui est du même roc, laquelle servait pour appuyer la grosse pierre qui bouchait la porte du sépulcre ; c’était sur cette pierre qu’était l’ange lorsqu’il parla aux Marie ; et tant à cause de ce mystère que pour ne pas entrer d’abord dans le Saint-Sépulcre, les premiers chrétiens firent une petite chapelle au devant, qui est appelée la ''Chapelle de l’Ange''.
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:" En sortant de cette chapelle, on rencontre à main gauche un grand escalier, qui perce la muraille de l’église pour descendre dans une espèce de cave qui est creusée dans le roc. Après avoir descendu trente marches, il y a une chapelle, à main gauche, que l’on appelle vulgairement la ''Chapelle Sainte-Hélène'', à cause qu’elle était là en prière pendant qu’elle faisait chercher la sainte Croix. L’on descend encore onze marches jusqu’à l’endroit où elle fut trouvée avec les clous, la couronne d’épine et le fer de la lance, qui avaient été cachés en ce lieu plus de trois cents ans.
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:" Proche du haut de ce degré, en tirant vers le mont Calvaire, est une chapelle qui a quatre pas de long et deux et demi de large, sous l’autel de laquelle l’on voit une colonne de martre gris, marqueté de taches noires, qui a deux pieds de haut et un de diamètre. Elle est appelée la ''colonne d’Impropere'', parce que l’on y fit asseoir Notre-Seigneur pour le couronner d’épines.
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::Cedar et Aegyptus, Dan ac homicida Damascus,
::Proh dolor ! in modico clauditur hoc tumulo {{refa |8}}.
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:" Le mont de Calvaire est la dernière station de l’église du Saint-Sépulcre ; car à vingt pas de là l’on rencontre la pierre de l’ ''onction'', qui est justement à l’entrée de l’église. "
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C’est aussi dans l’aile droite, derrière le chœur, que s’ouvrent les deux escaliers qui conduisent, l’un à l’église du Calvaire, l’autre à l’église de l’Invention de la sainte Croix : le premier monte à la cime du Calvaire ; le second descend sous le Calvaire même ; en effet, la croix fut élevée sur le sommet du Golgotha et retrouvée sous cette montagne. Ainsi, pour nous résumer, l’église du Saint-Sépulcre est bâtie au pied du Calvaire : elle touche par sa partie orientale à ce monticule sous lequel et sur lequel on a bâti deux autres églises, qui tiennent par des murailles et des escaliers voûtés au principal monument.
 
L’architecture de l’église est évidemment du siècle de Constantin : l’ordre corinthien domine partout. Les piliers sont lourds ou maigres,
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et leur diamètre est presque toujours sans proportion avec leur hauteur. Quelques colonnes accouplées qui portent la frise du chœur sont toutefois d’un assez bon style. L’église étant haute et développée, les corniches se profilent à l’œil avec assez de grandeur ; mais comme depuis environ soixante ans on a surbaissé l’arcade qui sépare le chœur de la nef, le rayon horizontal est brisé, et l’on ne jouit plus de l’ensemble de la voûte.
 
L’église n’a point de péristyle on entre par deux portes latérales ; il n’y en a plus qu’une découverte. Ainsi le monument ne paraît pas avoir eu de décorations extérieures. Il est masqué d’ailleurs par les masures et par les couvents grecs qui sont accolés aux murailles.
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L’origine de l’église du Saint-Sépulcre est d’une haute antiquité. L’auteur de l’ ''Epitome'' des guerres sacrées ('' Epitome Bellorum sacrorum'') prétend que, quarante-six ans après la destruction de Jérusalem par Vespasien et Titus, les chrétiens obtinrent d’Adrien la permission de bâtir ou plutôt de rebâtir un temple sur le tombeau de leur Dieu et d’enfermer dans la nouvelle cité les autres lieux révérés des chrétiens. Il ajoute que ce temple fut agrandi et réparé par Hélène, mère de Constantin. Quaresmius combat cette opinion, " parce que, dit-il, les fidèles jusqu’au règne de Constantin n’eurent pas la permission d’élever de pareils temples. " Le savant religieux oublie qu’avant la persécution de Dioclétien les chrétiens possédaient de nombreuses églises et célébraient publiquement leurs mystères. Lactance et Eusèbe vantent à cette époque la richesse et le bonheur des fidèles.
 
D’autres auteurs dignes de foi, Sozomène dans le second livre de son ''Histoire'', saint Jérôme dans ses ''Epîtres'' à Paulin et à Ruffin, Sévère, livre II, Nicéphore, livre XVIII, et Eusèbe dans la ''Vie de Constantin'', nous apprennent que les païens entourèrent d’un mur les saints lieux ; qu’ils élevèrent sur le tombeau de Jésus-Christ une statue à Jupiter et une autre statue à Vénus sur le Calvaire ; qu’ils consacrèrent un bois à Adonis sur le berceau du Sauveur. Ces témoignages démontrent également l’antiquité du vrai culte à Jérusalem par la profanation
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même des lieux sacrés, et prouvent que les chrétiens avaient des sanctuaires dans ces lieux {{refa |9}}.
 
Quoi qu’il en soit, la fondation de l’église du Saint-Sépulcre remonte au moins au règne de Constantin il nous reste une lettre de ce prince, qui ordonne à Macaire, évêque de Jérusalem, d’élever une église sur le lieu où s’accomplit le grand mystère du salut. Eusèbe nous a conservé cette lettre. L’évêque de Césarée fait ensuite la description de l’église nouvelle, dont la dédicace dura huit jours. Si le récit d’Eusèbe avait besoin d’être appuyé par des témoignages étrangers, on aurait ceux de Cyrille, évêque de Jérusalem ('' Catéch''., 1-10-13), de Théodoret, et même de l’ ''Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, en'' 333 : ''Ibidem, jussu Constantini imperatoris, basilica facta est mirae pulchritudinis''.
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Cette église fut ravagée par Cosroès II, roi de Perse, environ trois siècles après qu’elle eut été bâtie par Constantin. Héraclius reconquit la vraie croix, et Modeste, évêque de Jérusalem, rétablit l’église du Saint-Sépulcre. Quelque temps après, le calife Omar s’empara de Jérusalem, mais il laissa aux chrétiens le libre exercice de leur culte. Vers l’an 1009, Hequem ou Hakem, qui régnait en Égypte, porta la désolation au tombeau de Jésus-Christ. Les uns veulent que la mère de ce prince, qui était chrétienne, ait fait encore relever les murs de l’église abattue ; les autres disent que le fils du calife d’Égypte, à la sollicitation de l’empereur Argyropile, permit aux fidèles d’enfermer les saints lieux dans un monument nouveau. Mais comme à l’époque du règne de Hakem les chrétiens de Jérusalem n’étaient ni assez riches ni assez habiles pour bâtir l’édifice qui couvre aujourd’hui le Calvaire {{refa |10}} ; comme, malgré un passage très suspect de Guillaume de Tyr, rien n’indique que les croisés aient fait construire à Jérusalem une église du Saint-Sépulcre, il est probable que l’église fondée par Constantin a toujours subsisté telle qu’elle est, du moins quant aux murailles du bâtiment. La seule inspection de l’architecture de ce bâtiment suffirait pour démontrer la vérité de ce que j’avance.
 
Les croisés s’étant emparés de Jérusalem, le 15 juillet 1099, arrachèrent le tombeau de Jésus-Christ des mains des infidèles. Il demeura quatre-vingt-huit ans sous la puissance des successeurs de Godefroy de Bouillon. Lorsque Jérusalem retomba sous le joug musulman, les Syriens rachetèrent à prix d’or l’église du Saint-Sépulcre, et des moines
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vinrent défendre avec leurs prières des lieux inutilement confiés aux armes des rois : c’est ainsi qu’à travers mille révolutions la foi des premiers chrétiens nous avait conservé un temple qu’il était donné à notre siècle de voir périr.
 
Les premiers voyageurs étaient bien heureux ; ils n’étaient point obligés d’entrer dans toutes ces critiques : premièrement, parce qu’ils trouvaient dans leurs lecteurs la religion qui ne dispute jamais avec la vérité ; secondement, parce que tout le monde était persuadé que le seul moyen de voir un pays tel qu’il est, c’est de le voir avec ses traditions et ses souvenirs. C’est en effet la Bible et l’Evangile à la main que l’on doit parcourir la Terre Sainte. Si l’on veut y porter un esprit de contention et de chicane, la Judée ne vaut pas la peine qu’on l’aille chercher si loin. Que dirait-on d’un homme qui, parcourant la Grèce et l’Italie, ne s’occuperait qu’à contredire Homère et Virgile ? Voilà pourtant comme on voyage aujourd’hui : effet sensible de notre amour-propre, qui veut nous faire passer pour habiles en nous rendant dédaigneux.
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Les lecteurs chrétiens demanderont peut-être à présent quels furent les sentiments que j’éprouvai en entrant dans ce lieu redoutable ; je ne puis réellement le dire. Tant de choses se présentaient à la fois à mon esprit, que je ne m’arrêtais à aucune idée particulière. Je restai près d’une demi-heure à genoux dans la petite chambre du Saint-Sépulcre, les regards attachés sur la pierre sans pouvoir les en arracher. L’un des deux religieux qui me conduisaient demeurait prosterné auprès de moi, le front sur le marbre ; l’autre, l’Evangile à la main, me lisait à la lueur des lampes les passages relatifs au saint tombeau. Entre chaque verset il récitait une prière : ''Domine Jesu Christe, qui in hora diei vespertina de cruce depositus, in brachiis dulcissimae Matris tuae reclinatus fuisti, horaque ultima in hoc sanctissimo monumento corpus tuum exanime contulisti, etc''. Tout ce que je puis assurer, c’est qu’à la vue de ce sépulcre triomphant je ne sentis que ma faiblesse ; et quand mon guide s’écria avec saint Paul : ''Ubi est, Mors, victoria tua ? Ubi est, Mors, stimulus tuus'' '' ?'' je prêtai l’oreille, comme si la Mort allait répondre qu’elle était vaincue et enchaînée dans ce monument.
 
Nous parcourûmes les stations jusqu’au sommet du Calvaire. Où trouver dans l’antiquité rien d’aussi touchant, rien d’aussi merveilleux que les dernières scènes de l’Evangile ? Ce ne sont point ici les aventures bizarres d’une divinité étrangère à l’humanité : c’est l’histoire la plus pathétique, histoire qui non seulement fait couler des larmes par sa beauté, mais dont les conséquences, appliquées à l’univers, ont
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changé la face de la terre. Je venais de visiter les monuments de la Grèce, et j’étais encore tout rempli de leur grandeur ; mais qu’ils avaient été loin de m’inspirer ce que j’éprouvais à la vue des lieux saints !
 
L’église du Saint-Sépulcre, composée de plusieurs églises, bâtie sur un terrain inégal, éclairée par une multitude de lampes, est singulièrement mystérieuse ; il y règne une obscurité favorable à la piété et au recueillement de l’âme. Des prêtres chrétiens des différentes sectes habitent les différentes parties de l’édifice. Du haut des arcades, où ils se sont nichés comme des colombes, du fond des chapelles et des souterrains, ils font entendre leurs cantiques à toutes les heures du jour et de la nuit ; l’orgue du religieux latin, les cymbales du prêtre abyssin, la voix du caloyer grec, la prière du solitaire arménien, l’espèce de plainte du moine cophte, frappent tour à tour ou tout à la fois votre oreille ; vous ne savez d’où partent ces concerts ; vous respirez l’odeur de l’encens sans apercevoir la main qui le brûle : seulement vous voyez passer, s’enfoncer derrière des colonnes, se perdre dans l’ombre du temple, le pontife qui va célébrer les plus redoutables mystères aux lieux mêmes où ils se sont accomplis.
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Jésus-Christ ayant été battu de verges, couronné d’épines et revêtu d’une casaque de pourpre, fut présenté aux Juifs par Pilate : ''Ecce Homo'', s’écria le juge ; et l’on voit encore la fenêtre d’où il prononça ces paroles mémorables.
 
Selon la tradition latine à Jérusalem, la couronne de Jésus-Christ fut prise sur l’arbre épineux, ''lycium spinosum''. Mais le savant botaniste Hasselquist
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croit qu’on employa pour cette couronne le ''nabka'' des Arabes. La raison qu’il en donne mérite d’être rapportée :
 
" Il y a toute apparence, dit l’auteur, que le nabka fournit la couronne que l’on mit sur la tête de Notre-Seigneur : il est commun dans l’Orient. On ne pouvait choisir une plante plus propre à cet usage, car elle est armée de piquants ; ses branches sont souples et pliantes, et sa feuille est d’un vert foncé comme celle du lierre. Peut-être les ennemis de Jésus-Christ choisirent-ils, pour ajouter l’insulte au châtiment, une plante approchant de celle dont on se servait pour couronner les empereurs et les généraux d’armée. "
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Ici le chemin qui se dirigeait est et ouest fait un coude et tourne au nord ; je vis à main droite le lieu où se tenait Lazare le pauvre, et en face, de l’autre côté de la rue, la maison du mauvais riche.
==[[Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/338]]==
 
:" Il y avait un homme riche qui était vêtu de pourpre et de lin, et qui se traitait magnifiquement tous les jours.
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De la porte Judiciaire au haut du Calvaire on compte à peu près deux cents pas : là se termine la voie Douloureuse, qui peut avoir en tout un mille de longueur. Nous avons vu que le Calvaire est maintenant compris dans l’église du Saint-Sépulcre. Si ceux qui lisent la Passion dans l’Evangile sont frappés d’une sainte tristesse et d’une admiration profonde, qu’est-ce donc que d’en suivre les scènes au pied de la montagne de Sion, à la vue du Temple et dans les murs mêmes de Jérusalem !
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Après la description de la voie Douloureuse et de l’église du Saint-Sépulcre, je ne dirai qu’un mot des autres lieux de dévotion que l’on trouve dans l’enceinte de la ville. Je me contenterai de les nommer dans l’ordre où je les ai parcourus pendant mon séjour à Jérusalem.
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J’avais employé deux heures à parcourir à pied la voie Douloureuse. J’eus soin chaque jour de revoir ce chemin sacré ainsi que l’église du Calvaire, afin qu’aucune circonstance essentielle n’échappât à ma mémoire. Il était donc deux heures quand j’achevai, le 7 octobre, ma première revue des saints lieux. Je montai à cheval avec Ali-Aga, le drogman Michel et mes domestiques. Nous sortîmes par la porte de Jaffa pour faire le tour complet de Jérusalem. Nous étions couverts d’armes, habillés à la française, et très décidés à ne souffrir aucune insulte. On voit que les temps sont bien changés, grâce au renom de nos victoires ; car l’ambassadeur Deshayes, sous Louis XIII, eut toutes les peines du monde à obtenir la permission d’entrer à Jérusalem avec son épée.
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Nous tournâmes à gauche en sortant de la porte de la ville ; nous marchâmes au midi, et nous passâmes la piscine de Bersabée, fossé large et profond, mais sans eau ; ensuite nous gravîmes la montagne de Sion, dont une partie se trouve hors de Jérusalem.
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L’historien Josèphe nous a laissé une description magnifique du palais et du tombeau de David. Benjamin de Tudèle fait au sujet de ce tombeau un conte assez curieux {{refa |15}}.
 
En descendant de la montagne de Sion, du côté du levant, nous arrivâmes à
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la vallée, à la fontaine et à la piscine de Siloé, où Jésus-Christ rendit la vue à l’aveugle. La fontaine sort d’un rocher ; elle coule en silence, ''cum silentio'', selon le témoignage de Jérémie, ce qui contredit un passage de saint Jérôme ; elle a une espèce de flux et de reflux, tantôt versant ses eaux comme la fontaine de Vaucluse, tantôt les retenant et les laissant à peine couler. Les lévites répandaient l’eau de Siloé sur l’autel à la fête des Tabernacles, en chantant : ''Haurietis aquas in gaudio de fontibus Salvatoris''. Milton invoque cette source, au commencement de son poème, au lieu de la fontaine Castalie :
 
::. . . . . Or, if Sion hill
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Selon Josèphe, cette source miraculeuse coulait pour l’armée de Titus, et refusait ses eaux aux Juifs coupables. La piscine, ou plutôt les deux piscines du même nom sont tout auprès de la source. Elles servent aujourd’hui à laver le linge comme autrefois, et nous y vîmes des femmes qui nous dirent des injures en s’enfuyant. L’eau de la fontaine est saumâtre et assez désagréable au goût ; on s’y baigne les yeux en mémoire du miracle de l’aveugle-né.
 
Prés de là on montre l’endroit où le prophète Isaïe subit le supplice dont j’ai parlé. On y voit aussi un village appelé ''Siloan'' ; au pied de ce village est une autre fontaine, que l’Ecriture nomme ''Rogel'' : en face
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de cette fontaine, au pied de la montagne de Sion, se trouve une troisième fontaine, qui porte le nom de ''Marie''. On croit que la Vierge y venait chercher de l’eau, comme les filles de Laban au puits dont Jacob ôta la pierre : ''Ecce Rachel veniebat cum ovibus patris sui, etc''. La fontaine de la Vierge mêle ses eaux à celles de la fontaine de Siloé.
 
Ici, comme le remarque saint Jérôme, on est à la racine du mont Moria sous les murs du Temple, à peu près en face de la porte Sterquilinaire. Nous avançâmes jusqu’à l’angle oriental du mur de la ville. et nous entrâmes dans la vallée de Josaphat. Elle court du nord au midi, entre la montagne des Oliviers et le mont Moria. Le torrent de Cédron passe au milieu Ce torrent est à sec une partie de l’année ; dans les orages ou dans les printemps pluvieux il roule une eau rougie.
 
La vallée de Josaphat est encore appelée dans l’Ecriture ''vallée de Savé, vallée du Roi, vallée de ''Melchisédech {{refa |16}}. Ce fut dans la vallée de Melchisédech que le roi de Sodome chercha Abraham pour le féliciter de la victoire remportée sur les cinq rois. Moloch et Béelphégor furent adorés dans cette même vallée Elle prit dans la suite le nom de Josaphat, parce que le roi de ce nom y fit élever son tombeau. La vallée de Josaphat semble avoir toujours servi de cimetière à Jérusalem ; on y rencontre les monuments des siècles les plus reculés et des temps les plus modernes : les Juifs viennent y mourir des quatre parties du monde ; un étranger leur vend au poids de l’or un peu de terre pour couvrir leur corps dans le champ de leurs aïeux. Les cèdres dont Salomon planta cette vallée {{refa |17}}, l’ombre du temple dont elle était couverte, le torrent qui la traversait {{refa |18}}, les cantiques de deuil que David y composa, les lamentations que Jérémie y fit entendre, la rendaient propre à la tristesse et à la paix des tombeaux. En commençant sa Passion dans ce lieu solitaire, Jésus-Christ le consacra de nouveau aux douleurs : ce David innocent y versa, pour effacer nos crimes, les larmes que le David coupable y répandit pour expier ses propres erreurs. Il y a peu de noms qui réveillent dans l’imagination des pensées à la fois plus touchantes et plus formidables que celui de la vallée de Josaphat : vallée si pleine de mystères que, selon le prophète Joël, tous les hommes y doivent comparaître un jour devant le
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juge redoutable : ''Congregabo omnes gentes, et deducam eas in vallem Josaphat, et disceptabo cum eis ibi''. " Il est raisonnable, dit le père Nau, que l’honneur de Jésus-Christ soit réparé publiquement dans le lieu où il lui a été ravi par tant d’opprobres et d’ignominies, et qu’il juge justement les hommes où ils l’ont jugé si injustement. "
 
L’aspect de la vallée de Josaphat est désolé : le côté occidental est une haute falaise de craie qui soutient les murs gothiques de la ville, au-dessus desquels on aperçoit Jérusalem ; le côté oriental est formé par le mont des Oliviers et par la montagne du Scandale, ''mons Offensionis'', ainsi nommée de l’idolâtrie de Salomon. Ces deux montagnes, qui se touchent, sont presque nues et d’une couleur rouge et sombre : sur leurs flancs déserts on voit çà et là quelques vignes, noires et brûlées, quelques bouquets d’oliviers sauvages, des friches couvertes d’hysope, des chapelles, des oratoires et des mosquées en ruine. Au fond de la vallée on découvre un pont d’une seule arche, jeté sur la ravine du torrent de Cédron. Les pierres du cimetière des Juifs se montrent comme un amas de débris au pied de la montagne du Scandale, sous le village arabe de Siloan : on a peine à distinguer les masures de ce village des sépulcres dont elles sont environnées. Trois monuments antiques, les tombeaux de Zacharie, de Josaphat et d’Absalon, se font remarquer dans ce champ de destruction. A la tristesse de Jérusalem, dont il ne s’élève aucune fumée, dont il ne sort aucun bruit ; à la solitude des montagnes, où l’on n’aperçoit pas un être vivant ; au désordre de toutes ces tombes fracassées, brisées, demi-ouvertes, on dirait que la trompette du jugement s’est déjà fait entendre et que les morts vont se lever dans la vallée de Josaphat.
 
Au bord même, et presque à la naissance du torrent de Cédron, nous entrâmes dans le jardin des Oliviers ; il appartient aux Pères latins, qui l’ont acheté de leurs propres deniers : on y voit huit gros oliviers d’une extrême décrépitude, L’olivier est pour ainsi dire immortel, parce qu’il renaît de sa souche : on conservait dans la citadelle d’Athènes un olivier dont l’origine remontait à la fondation de la ville. Les oliviers du jardin de ce nom à Jérusalem sont au moins du temps du Bas-Empire ; en voici la preuve : en Turquie, tout olivier trouvé debout par les musulmans, lorsqu’ils envahirent l’Asie, ne paye qu’un médin au fisc, tandis que l’olivier planté depuis la conquête doit au grand seigneur la moitié de ses fruits {{refa |19}} :
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or les huit oliviers dont nous parlons ne sont taxés qu’à huit médins. Nous descendîmes de cheval à l’entrée de ce jardin, pour visiter à pied les Stations de la montagne. Le village de Gethsémani était à quelque distance du jardin des Oliviers. On le confond aujourd’hui avec ce jardin, comme le remarquent Thévenot et Roger.
 
Nous entrâmes d’abord dans le sépulcre de la Vierge. C’est une église souterraine, où l’on descend par cinquante degrés, assez beaux : elle est partagée entre toutes les sectes chrétiennes : les Turcs mêmes ont un oratoire dans ce lieu ; les catholiques possèdent le tombeau de Marie. Quoique la Vierge ne soit pas morte à Jérusalem, elle fut (selon l’opinion de plusieurs Pères) miraculeusement ensevelie à Gethsémani par les apôtres. Euthymius raconte l’histoire de ces merveilleuses funérailles. Saint Thomas ayant fait ouvrir le cercueil, on n’y trouva plus qu’une robe virginale, simple et pauvre vêtement de cette reine de gloire, que les anges avaient enlevée aux cieux.
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En quittant la grotte du Calice d’amertume, et gravissant un chemin tortueux semé de cailloux, le drogman nous arrêta près d’une roche d’où l’on prétend que Jésus-Christ regarda la ville coupable en pleurant sur la désolation prochaine de Sion. Baronius observe que Titus planta ses tentes à l’endroit même où le Sauveur avait prédit la ruine de Jérusalem. Doubdan, qui combat cette opinion sans citer Baronius, croit que la sixième légion romaine campa au sommet de la montagne des Oliviers, et non pas sur le penchant de la montagne. Cette critique est trop sévère, et la remarque de Baronius n’en est ni moins belle ni moins juste {{refa |21}}.
 
De la roche de la Prédiction nous montâmes à des grottes qui sont
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à la droite du chemin. On les appelle les ''Tombeaux des Prophètes'' ; elles n’ont rien de remarquable, et l’on ne sait trop de quels prophètes elles peuvent garder les cendres.
 
Un peu au-dessus de ces grottes nous trouvâmes une espèce de citerne, composée de douze arcades ce fut là que les apôtres composèrent le premier symbole de notre croyance. Tandis que le monde entier adorait à la face du soleil mille divinités honteuses, douze pêcheurs, cachés dans les entrailles de la terre, dressaient la profession de foi du genre humain et reconnaissaient l’unité du Dieu créateur de ces astres à la lumière desquels on n’osait encore proclamer son existence. Si quelque Romain de la cour d’Auguste, passant auprès de ce souterrain, eût aperçu les douze Juifs qui composaient cette œuvre sublime, quel mépris il eût témoigné pour cette troupe superstitieuse ! Avec quel dédain il eût parlé de ces premiers fidèles ! Et pourtant ils allaient renverser les temples de ce Romain, détruire la religion de ses pères, changer les lois, la politique, la morale, la raison, et jusqu’aux pensées des hommes. Ne désespérons donc jamais du salut des peuples. Les chrétiens gémissent aujourd’hui sur la tiédeur de la foi : qui sait si Dieu n’a point planté dans une aire inconnue le grain de sénevé qui doit multiplier dans les champs ? Peut-être cet espoir de salut est-il sous nos yeux sans que nous nous y arrêtions ; peut-être nous paraît-il aussi absurde que ridicule. Mais qui aurait jamais pu croire à la folie de la Croix ?
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A trente pas de là, en tirant un peu vers le nord, est un olivier au pied duquel le Fils du souverain Arbitre prédit le jugement universel {{refa |23}}.
 
Enfin, on fait encore une cinquantaine de pas sur la montagne, et l’on arrive à une petite mosquée, de forme octogone, reste d’une église
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élevée jadis à l’endroit même où Jésus-Christ monta au ciel après sa résurrection. On distingue sur le rocher l’empreinte du pied gauche d’un homme ; le vestige du pied droit s’y voyait aussi autrefois : la plupart des pèlerins disent que les Turcs ont enlevé ce second vestige pour le placer dans la mosquée du temple, mais le père Roger affirme positivement qu’il n’y est pas. Je me tais, par respect, sans pourtant être convaincu, devant des autorités considérables : saint Augustin, saint Jérôme, saint Paulin, Sulpice Sévère, le vénérable Bède, la tradition, tous les voyageurs anciens et modernes, assurent que cette trace marque un pas de Jésus-Christ. En examinant cette trace, on en a conclu que le Sauveur avait le visage tourné vers le nord au moment de son ascension comme pour renier ce midi infesté d’erreurs, pour appeler à la foi les barbares qui devaient renverser les temples des faux dieux, créer de nouvelles nations et planter l’étendard de la croix sur les murs de Jérusalem.
 
Plusieurs Pères de l’Église ont cru que Jésus-Christ s’éleva aux cieux au milieu des âmes des patriarches et des prophètes, délivrées par lui des chaînes de la mort : sa mère et cent vingt disciples furent témoins de son ascension. Il étendit les bras comme Moïse, dit saint Grégoire de Nazianze, et présenta ses disciples à son Père ; ensuite il croisa ses mains puissantes en les abaissant sur la tête de ses bien-aimés {{refa |24}}, et c’était de cette manière que Jacob avait béni les fils de Joseph ; puis, quittant la terre avec une majesté admirable, il monta lentement vers les demeures éternelles, et se perdit dans une nue éclatante {{refa |25}} !
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Telle est l’histoire évangélique expliquée par les monuments. Nous l’avons vue commencer à Bethléem, marcher au dénouement chez Pilate, arriver à la catastrophe au Calvaire, et se terminer sur la montagne des Oliviers. Le lieu même de l’Ascension n’est pas tout à fait à la cime de la montagne, mais à deux ou trois cents pas au-dessous du plus haut sommet {{refa |26}}.
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Nous descendîmes de la montagne des Oliviers, et, remontant à cheval, nous continuâmes notre route. Nous laissâmes derrière nous la vallée de Josaphat, et nous marchâmes par des chemins escarpés jusqu’à l’angle septentrional de la ville ; de là, tournant à l’ouest et longeant le mur qui fait face au nord, nous arrivâmes à la grotte où Jérémie composa ses ''Lamentations''. Nous n’étions pas loin des sépulcres des rois, mais nous renonçâmes à les voir ce jour-là, parce qu’il était trop tard. Nous revînmes chercher la porte de Jaffa, par laquelle nous étions sortis de Jérusalem. Il était sept heures précises quand nous rentrâmes au couvent.
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Elle fut encore saccagée cent cinquante ans après par Joas, roi d’Israël.
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Envahie de nouveau par les Assyriens, Manassès, roi de Juda, fut emmené captif à Babylone. Enfin, sous le règne de Sédécias, Nabuchodonosor renversa Jérusalem de fond en comble, brûla le temple et transporta les Juifs à Babylone. ''Sion quasi ager arabatur'', dit Jérémie ; ''Hierusalem ut… lapidum erat''. Saint Jérôme pour peindre la solitude de cette ville désolée dit qu’on n’y voyait pas voler un seul oiseau.
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Hérode le Grand, fils d’Antipater, officier distingué de la cour d’Hircan, s’empare du royaume de Judée par la faveur des Romains. Antigone, que le sort des armes fait tomber entre les mains d’Hérode, est envoyé à Antoine. Le dernier descendant des Machabées, le roi légitime de Jérusalem, est attaché à un poteau, battu de verges et mis à mort par l’ordre d’un citoyen romain.
 
Hérode, demeuré seul maître de Jérusalem, la remplit de monuments
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superbes, dont je parlerai dans un autre lieu. Ce fut sous le règne de ce prince que Jésus-Christ vint au monde.
 
Archélaüs, fils d’Hérode et de Mariamne, succéda à son père, tandis qu’Hérode Antipas, fils aussi du grand Hérode, eut la tétrarchie de la Galilée et de la Pérée. Celui-ci fit trancher la tête à saint Jean-Baptiste et renvoya Jésus-Christ à Pilate. Cet Hérode le tétrarque fut exilé à Lyon par Caligula.
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Après la mort d’Agrippa, la Judée fut réduite en province romaine. Les Juifs s’étant révoltés contre leurs maîtres, Titus assiégea et prit Jérusalem. Deux cent mille Juifs moururent de faim pendant ce siège. Depuis le 14 avril jusqu’au 1er de juillet de l’an 71 de notre ère, cent quinze mille huit cent quatre-vingts cadavres sortirent par une seule porte de Jérusalem {{refa |28}}. On mangea le cuir des souliers et des boucliers ; on en vint à se nourrir de foin et des ordures que l’on chercha dans les égouts de la ville : une mère dévora son enfant. Les assiégés avalaient leur or ; le soldat romain qui s’en aperçut égorgeait les prisonniers, et cherchait ensuite le trésor recélé dans les entrailles de ces malheureux. Onze cent mille Juifs périrent dans la ville de Jérusalem, et deux cent trente-huit mille quatre cent soixante dans le reste de la Judée. Je ne comprends dans ce calcul ni les femmes, ni les enfants, ni les vieillards emportés par la faim, les séditions et les flammes. Enfin il y eut quatre-vingt-dix-neuf mille deux cents prisonniers de guerre ; les uns furent condamnés aux travaux publics, les autres furent réservés au triomphe de Titus : ils parurent dans les amphithéâtres de l’Europe et de l’Asie, où ils s’entre-tuèrent pour amuser la populace du monde romain. Ceux qui n’avaient pas atteint l’âge de dix-sept ans furent mis à l’encan avec les femmes ; on en donnait trente pour un denier. Le sang du Juste avait été vendu trente deniers à Jérusalem, et le peuple avait crié : ''Sanguis ejus super nos et super filios nostros''. Dieu entendit ce vœu des Juifs, et pour la dernière fois il exauça leur prière : après quoi il détourna ses regards de la Terre Promise et choisit un nouveau peuple.
 
Le temple fut brûlé trente-huit ans après la mort de Jésus-Christ ;
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de sorte qu’un grand nombre de ceux qui avaient entendu la prédication du Sauveur purent en voir l’accomplissement.
 
Le reste de la nation juive s’étant soulevé de nouveau, Adrien acheva de détruire ce que Titus avait laissé debout dans l’ancienne Jérusalem. Il éleva sur les ruines de la cité de David une autre ville, à laquelle il donna le nom d’ ''Aelia Capitolina'' ; il en défendit l’entrée aux Juifs sous peine de mort, et fit sculpter un pourceau sur la porte qui conduisait à Bethléem. Saint Grégoire de Nazianze assure cependant que les Juifs avaient la permission d’entrer à Aelia une fois par an, pour y pleurer ; saint Jérôme ajoute qu’on leur vendait au poids de l’or le droit de verser des larmes sur les cendres de leur patrie.
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Nous trouvons une révolte des Juifs sous Justinien, l’an 501 de Jésus-Christ. Ce fut aussi sous cet empereur que l’église de Jérusalem fut élevée à la dignité patriarcale.
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Toujours destinée à lutter contre l’idolâtrie et à vaincre les fausses religions, Jérusalem fut prise par Cosroès, roi des Perses, l’an 613 de Jésus-Christ. Les Juifs répandus dans la Judée achetèrent de ce prince quatre-vingt-dix mille prisonniers chrétiens, et les égorgèrent.
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Meleschah, Turc Seljoucide, prit la sainte cité en 1076, et fit ravager tout le pays. Les Ortokides qui avaient été chassés de Jérusalem par le calife Mostali y rentrèrent, et s’y maintinrent contre Redouan, prince d’Alep. Mais ils en furent expulsés de nouveau par les Fatimites en 1076 : ceux-ci y régnaient encore lorsque les croisés parurent sur les frontières de la Palestine.
 
Les écrivains du XVIIIe siècle se sont plu à représenter les croisades sous un jour odieux. J’ai réclamé un des premiers contre cette ignorance ou cette injustice {{refa |29}}. Les croisades ne furent des folies, comme
Les écrivains du XVIIIe siècle se sont plu à représenter les croisades sous un jour odieux. J’ai réclamé un des premiers contre cette ignorance ou cette injustice {{refa |29}}. Les croisades ne furent des folies, comme on affectait de les appeler, ni dans leur principe ni dans leur résultat. Les chrétiens n’étaient point les agresseurs. Si les sujets d’Omar, partis de Jérusalem, après avoir fait le tour de l’Afrique, fondirent sur la Sicile, sur l’Espagne, sur la France même, où Charles Martel les extermina, pourquoi des sujets de Philippe Ier, sortis de la France, n’auraient-ils pas fait le tour de l’Asie pour se venger des descendants d’Omar jusque dans Jérusalem ? C’est un grand spectacle sans doute que ces deux armées de l’Europe et de l’Asie marchant en sens contraire autour de la Méditerranée et venant, chacune sous la bannière de sa religion, attaquer Mahomet et Jésus-Christ au milieu de leurs adorateurs. N’apercevoir dans les croisades que des pèlerins armés qui courent délivrer un tombeau en Palestine, c’est montrer une vue très bornée en histoire. Il s’agissait non seulement de la délivrance de ce tombeau sacré, mais encore de savoir qui devait l’emporter sur la terre, ou d’un culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage, ou d’un culte qui a fait revivre chez les modernes le génie de la docte antiquité et aboli la servitude. Il suffit de lire le discours du pape Urbain II au concile de Clermont pour se convaincre que les chefs de ces entreprises guerrières n’avaient pas les petites idées qu’on leur suppose, et qu’ils pensaient à sauver le monde d’une inondation de nouveaux barbares. L’esprit du mahométisme est la persécution et la conquête ; l’Evangile, au contraire, ne prêche que la tolérance et la paix. Aussi les chrétiens supportèrent-ils pendant sept cent soixante-quatre ans tous les maux que le fanatisme des Sarrasins leur voulut faire souffrir ; ils tâchèrent seulement d’intéresser en leur faveur Charlemagne. Mais ni les Espagnes soumises, ni la France envahie, ni la Grèce et les deux Siciles ravagées, ni l’Afrique entière tombée dans les fers, ne purent déterminer pendant près de huit siècles les chrétiens à prendre les armes. Si enfin les cris de tant de victimes égorgées en Orient, si les progrès des barbares, déjà aux portes de Constantinople, réveillèrent la chrétienté et la firent courir à sa propre défense, qui oserait dire que la cause des guerres sacrées fut injuste ? Où en serions-nous si nos pères n’eussent repoussé la force par la force ? Que l’on contemple la Grèce, et l’on apprendra ce que devient un peuple sous le joug des musulmans. Ceux qui s’applaudissent tant aujourd’hui du progrès des lumières auraient-ils donc voulu voir régner parmi nous une religion qui a brûlé la bibliothèque d’Alexandrie, qui se fait un mérite de fouler aux pieds les hommes et de mépriser souverainement les lettres et les arts ?
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Les écrivains du XVIIIe siècle se sont plu à représenter les croisades sous un jour odieux. J’ai réclamé un des premiers contre cette ignorance ou cette injustice {{refa |29}}. Les croisades ne furent des folies, comme on affectait de les appeler, ni dans leur principe ni dans leur résultat. Les chrétiens n’étaient point les agresseurs. Si les sujets d’Omar, partis de Jérusalem, après avoir fait le tour de l’Afrique, fondirent sur la Sicile, sur l’Espagne, sur la France même, où Charles Martel les extermina, pourquoi des sujets de Philippe Ier, sortis de la France, n’auraient-ils pas fait le tour de l’Asie pour se venger des descendants d’Omar jusque dans Jérusalem ? C’est un grand spectacle sans doute que ces deux armées de l’Europe et de l’Asie marchant en sens contraire autour de la Méditerranée et venant, chacune sous la bannière de sa religion, attaquer Mahomet et Jésus-Christ au milieu de leurs adorateurs. N’apercevoir dans les croisades que des pèlerins armés qui courent délivrer un tombeau en Palestine, c’est montrer une vue très bornée en histoire. Il s’agissait non seulement de la délivrance de ce tombeau sacré, mais encore de savoir qui devait l’emporter sur la terre, ou d’un culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage, ou d’un culte qui a fait revivre chez les modernes le génie de la docte antiquité et aboli la servitude. Il suffit de lire le discours du pape Urbain II au concile de Clermont pour se convaincre que les chefs de ces entreprises guerrières n’avaient pas les petites idées qu’on leur suppose, et qu’ils pensaient à sauver le monde d’une inondation de nouveaux barbares. L’esprit du mahométisme est la persécution et la conquête ; l’Evangile, au contraire, ne prêche que la tolérance et la paix. Aussi les chrétiens supportèrent-ils pendant sept cent soixante-quatre ans tous les maux que le fanatisme des Sarrasins leur voulut faire souffrir ; ils tâchèrent seulement d’intéresser en leur faveur Charlemagne. Mais ni les Espagnes soumises, ni la France envahie, ni la Grèce et les deux Siciles ravagées, ni l’Afrique entière tombée dans les fers, ne purent déterminer pendant près de huit siècles les chrétiens à prendre les armes. Si enfin les cris de tant de victimes égorgées en Orient, si les progrès des barbares, déjà aux portes de Constantinople, réveillèrent la chrétienté et la firent courir à sa propre défense, qui oserait dire que la cause des guerres sacrées fut injuste ? Où en serions-nous si nos pères n’eussent repoussé la force par la force ? Que l’on contemple la Grèce, et l’on apprendra ce que devient un peuple sous le joug des musulmans. Ceux qui s’applaudissent tant aujourd’hui du progrès des lumières auraient-ils donc voulu voir régner parmi nous une religion qui a brûlé la bibliothèque d’Alexandrie, qui se fait un mérite de fouler aux pieds les hommes et de mépriser souverainement les lettres et les arts ?
 
Les croisades, en affaiblissant les hordes mahométanes au centre
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même de l’Asie, nous ont empêchés de devenir la proie des Turcs et des Arabes. Elles ont fait plus : elles nous ont sauvés de nos propres révolutions ; elles ont suspendu, par la ''paix de Dieu'', nos guerres intestines ; elles ont ouvert une issue à cet excès de population qui tôt ou tard cause la ruine des États remarque que le père Maimbourg a faite et que M. de Bonald a développée.
 
Quant aux autres résultats des croisades, on commence à convenir que ces entreprises guerrières ont été favorables au progrès des lettres et de la civilisation. Robertson a parfaitement traité ce sujet dans son ''Histoire du Commerce des Anciens aux Indes Orientales''. J’ajouterai qu’il ne faut pas dans ces calculs omettre la renommée que les armes européennes ont obtenue dans les expéditions d’outre-mer. Le temps de ces expéditions est le temps héroïque de notre histoire ; c’est celui qui a donné naissance à notre poésie épique. Tout ce qui répand du merveilleux sur une nation ne doit point être méprisé par cette nation même. On voudrait en vain se le dissimuler, il y a quelque chose dans notre cœur qui nous fait aimer la gloire ; l’homme ne se compose pas absolument de calculs positifs pour son bien et. pour son mal : ce serait trop le ravaler ; c’est en entretenant les Romains de l’éternité de leur ville qu’on les a menés à la conquête du monde et qu’on leur a fait laisser dans l’histoire un nom éternel.
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Godefroy parut donc sur les frontières de la Palestine, l’an 1099 de Jésus-Christ ; il était entouré de Baudouin, d’Eustache, de Tancrède, de Raimond de Toulouse, des comtes de Flandre et de Normandie, de L’Etolde, qui sauta le premier sur les murs de Jérusalem ; de Guicher, déjà célèbre pour avoir coupé un lion par la moitié ; de Gaston de Foix, de Gérard de Roussillon, de Raimbaud d’Orange, de Saint-Pol, de Lambert : Pierre l’Ermite marchait avec son bâton de pèlerin à la tête de ces chevaliers. Ils s’emparèrent d’abord de Rama ; ils entrèrent ensuite dans Emmaüs, tandis que Tancrède et Baudouin du Bourg pénétraient à Bethléem. Jérusalem fut bientôt assiégée, et l’étendard de la croix flotta sur ses murs un vendredi 15, et, selon d’autres, 12 de juillet 1099, à trois heures de l’après-midi.
 
Je parlerai du siège de cette ville lorsque j’examinerai le théâtre de ''La Jérusalem délivrée''. Godefroy fut élu par ses frères d’armes roi de la cité conquise. C’était le temps où de simples chevaliers sautaient de la brèche sur le trône : le casque apprend à porter le diadème, et la main blessée qui mania la pique s’enveloppe noblement dans la pourpre. Godefroy refusa de mettre sur sa tête la couronne brillante qu’on lui offrait, " ne voulant point, dit-il, porter une couronne d’or où Jésus-Christ avait porté une couronne d’épines. "
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Naplouse ouvrit ses portes, l’armée du soudan d’Égypte fut battue à Ascalon. Robert, moine, pour peindre la défaite de cette armée se sert précisément de la comparaison employée par J.-B. Rousseau, comparaison d’ailleurs empruntée de la ''Bible'' :
 
::La Palestine enfin, après tant de ravages,
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Baudouin avait donné sa sœur Sibylle, veuve de Guillaume Longue-Epée, en mariage à Gui de Lusignan. Les grands du royaume, jaloux de ce choix, se divisèrent. Baudouin IV, ayant fini ses jours en 1184, eut pour héritier son neveu Baudouin V, fils de Sibylle et de Guillaume Longue-Epée. Le jeune roi, qui n’avait que huit ans, succomba en 1186 sous une violente maladie. Sa mère Sibylle fit donner la couronne à Gui de Lusignan, son second mari. Le comte de Tripoli trahit le nouveau monarque, qui tomba entre les mains de Saladin à la bataille de Tibériade.
 
Après avoir achevé la conquête des villes maritimes de la Palestine, le soudan assiégea Jérusalem ; il la prit l’an 1188 de notre ère. Chaque homme fut obligé de donner pour rançon dix besants d’or : quatorze mille habitants demeurèrent esclaves faute de pouvoir payer cette somme. Saladin ne voulut point entrer dans la mosquée du Temple, convertie en église par les chrétiens, sans en avoir fait laver les murs avec de l’eau de rose. Cinq cents chameaux, dit Sanut, suffirent à peine pour porter toute l’eau de rose employée dans cette occasion : ce conte est digne de l’Orient. Les soldats de Saladin abattirent une croix d’or qui
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s’élevait au-dessus du Temple, la traînèrent par les rues jusqu’au sommet de la montagne de Sion, où ils la brisèrent. Une seule église fut épargnée, et ce fut l’église du Saint-Sépulcre : les Syriens la rachetèrent pour une grosse somme d’argent.
 
La couronne de ce royaume à demi perdu passa à Isabelle, fille d’Amaury Ier, sœur de Sibylle décédée et femme d’Eufroy de Turenne. Philippe-Auguste et Richard Cœur de Lion arrivèrent trop tard pour sauver la ville sainte ; mais ils prirent Ptolémaïs, ou Saint-Jean-d’Acre. La valeur de Richard fut si renommée que longtemps après la mort de ce prince, quand un cheval tressaillait sans cause, les Sarrasins disaient qu’il avait vu l’ombre de Richard. Saladin mourut peu de temps après la prise de Ptolémaïs : il ordonna que l’on portât un linceul au bout d’une lance le jour de ses funérailles et qu’un héraut criât à haute voix :
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L’an 1242, l’émir de Damas Saleh-Ismael, qui faisait la guerre à Nedjmeddin, soudan d’Égypte, et qui était entré dans Jérusalem, remit cette ville entre les mains des princes latins. Le soudan envoya les Karismiens assiéger la capitale de la Judée. Ils la reprirent, et en massacrèrent tous les habitants ; ils la pillèrent encore une fois l’année suivante avant de la rendre au soudan Saley-Ayoub, successeur de Nedjmeddin.
 
Pendant le cours de ces événements, la couronne de Jérusalem avait passé d’Isabelle à Henri, comte de Champagne, son nouvel époux, et de celui-ci à Amaury, frère de Lusignan, qui épousa en quatrièmes noces la même Isabelle. Il en eut un fils qui mourut en bas âge. Marie, fille d’Isabelle et de son premier mari Conrad, marquis de Montferrat, devint l’héritière d’un royaume imaginaire. Jean, comte de Brienne, épousa Marie. Il en eut une fille, Isabelle ou Yolande, mariée depuis à l’empereur Frédéric II. Celui-ci, arrivé à Tyr, fit la paix avec le soudan d’Égypte. Les conditions du traité furent que Jérusalem serait partagée entre les chrétiens et les musulmans. Frédéric II vint en conséquence prendre la couronne de Godefroy sur l’autel du Saint-Sépulcre, la mit Sur
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sa tête, et repassa bientôt en Europe. Il est probable que les Sarrasins ne tinrent pas les engagements qu’ils avaient pris avec Frédéric, puisque nous voyons, vingt ans après, en 1242, Nedjmeddin saccager Jérusalem, comme je l’ai dit plus haut. Saint Louis arriva en Orient sept ans après ce dernier malheur. Il est remarquable que ce prince, prisonnier en Égypte, vit massacrer sous ses yeux les derniers héritiers de la famille de Saladin {{refa |30}}.
 
Il est certain que les mameluks Baharites, après avoir trempé leurs mains dans le sang de leur maître, eurent un moment la pensée de briser les fers de saint Louis et de faire de leur prisonnier leur soudan, tant ils avaient été frappés de ses vertus. Saint Louis dit au sire de Joinville qu’il eût accepté cette couronne si les infidèles la lui avaient décernée. Rien peut-être ne fait mieux connaître ce prince, qui n’avait pas moins de grandeur d’âme que de piété, et en qui la religion n’excluait point les pensées royales.
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Le vain titre de roi de Jérusalem fut transporté dans la maison de Sicile par le frère de saint Louis, Charles, comte de Provence et d’Anjou, qui réunit sur sa tête les droits du roi de Chypre et de la princesse Marie, fille de Frédéric, prince d’Antioche. Les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, devenus les chevaliers de Rhodes et de Malte, les chevaliers Teutoniques, conquérants du nord de l’Europe et fondateurs du royaume de Prusse, sont aujourd’hui les seuls restes de ces croisés qui firent trembler l’Afrique et l’Asie et occupèrent les trônes de Jérusalem, de Chypre et de Constantinople.
 
Il y a encore des personnes qui se persuadent, sur l’autorité de quelques plaisanteries usées, que le royaume de Jérusalem était un misérable petit vallon, peu digne du nom pompeux dont on l’avait décoré : c’était un très vaste et très grand pays. L’Ecriture entière, les auteurs païens, comme Hécatée d’Abdère, Théophraste, Strabon même, Pausanias, Galien, Dioscoride, Pline, Tacite, Solin, Ammien Marcellin ; les
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écrivains juifs, tels que Josèphe, les compilateurs du ''Talmud'' et de la ''Misna'' ; les historiens et les géographes arabes, Massudi, Ibn-Haukal, Ibn-al-Quadi, Hamdoullah, Abulféda, Edrisi, etc. ; les voyageurs en Palestine, depuis les premiers temps jusqu’à nos jours, rendent unanimement témoignage à la fertilité de la Judée. L’abbé Guénée a discuté ces autorités avec une clarté et une critique admirables {{refa |31}}. Faudrait-il s’étonner d’ailleurs qu’une terre féconde fût devenue une terre stérile après tant de dévastations ? Jérusalem a été prise et saccagée dix-sept fois ; des millions d’hommes ont été égorgés dans son enceinte, et ce massacre dure pour ainsi dire encore ; nulle autre ville n’a éprouvé un pareil sort. Cette punition, si longue et presque surnaturelle, annonce un crime sans exemple et qu’aucun châtiment ne peut expier. Dans cette contrée, devenue la proie du fer et de la flamme, les champs incultes ont perdu la fécondité qu’ils devaient aux sueurs de l’homme ; les sources ont été ensevelies sous des éboulements ; la terre des montagnes, n’étant plus soutenue par l’industrie du vigneron, a été entraînée au fond des vallées, et les collines, jadis couvertes de bois de sycomores, n’ont plus offert que des sommets arides {{refa |32}}.
 
Les chrétiens ayant donc perdu ce royaume en 1291, les soudans Baharites demeurèrent en possession de leur conquête jusqu’en 1382. A cette époque les mamelucks circassiens usurpèrent l’autorité en Égypte, et donnèrent une nouvelle forme de gouvernement à la Palestine. Si les soudans circassiens sont ceux qui avaient établi une poste aux pigeons et les relais pour apporter au Caire la neige du mont Liban, il faut convenir que, pour des barbares, ils connaissaient assez bien les agréments de la vie. Sélim mit fin à tant de révolutions en s’emparant, en 1716, de l’Égypte et de la Syrie.
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C’est cette Jérusalem des Turcs, cette dix-septième ombre de la Jérusalem primitive, que nous allons maintenant examiner.
 
En sortant du couvent, nous nous rendîmes à la citadelle. On ne permettait autrefois à personne de la visiter : aujourd’hui qu’elle est en ruine, on y entre pour quelques piastres. D’Anville prouve que ce château, appelé par les chrétiens le ''Château'' ou la ''Tour des Pisans'', est bâti sur les ruines de l’ancien château de David, et qu’il occupe la place de la tour Psephina. Il n’a rien de remarquable : c’est une forteresse gothique, telle qu’il en existe partout, avec des cours intérieures, des fossés, des chemins couverts, etc. On me montra une salle abandonnée, remplie de vieux casques. Quelques-uns de ces
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casques avaient la forme d’un bonnet égyptien ; je remarquai encore des tubes de fer, de la longueur et de la grosseur d’un canon de fusil, dont j’ignore l’usage. Je m’étais intrigué secrètement pour acheter deux ou trois de ces antiquailles, je ne sais plus quel hasard fit manquer ma négociation.
 
Le donjon du château découvre Jérusalem du couchant à l’orient, comme le mont des Oliviers la voit de l’orient au couchant. Le paysage qui environne la ville est affreux : ce sont de toutes parts des montagnes nues arrondies à leur cime ou terminées en plateau ; plusieurs d’entre elles, à de grandes distances, portent des ruines de tours ou des mosquées délabrées. Ces montagnes ne sont pas tellement serrées, qu’elle ne présentent des intervalles par où l’œil va chercher d’autres perspectives ; mais ces ouvertures ne laissent voir que d’arrière-plans de rochers aussi arides que les premiers plans.
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:" Il convient à un chascun qui veut entrer au Sepulcre bailler neuf ducats, et n’y a personne qui en soit exempt, ne pauvres, ne riches. Aussi celui qui a prins la gabelle du Sepulcre à ferme paye huit mille ducats au seigneur ; qui est la cause pourquoi les rentiers rançonnent les pelerins, ou bien ils n’y entreront point. Les cordeliers et les caloyers grecs, et autres manières de religieux chretiens, ne payent rien pour y entrer. Les Turcs le gardent en grande reverence, et y entrent avec grande devotion. L’on dit que les ''Pisans'' imposerent cette somme de neuf ducats lorsqu’ils estoient seigneurs en Jerusalem, et qu’elle a esté ainsi maintenue depuis leur temps. "
 
La citadelle des Pisans {{refa |33}} était gardée quand je la vis par une espèce d’aga demi-nègre : il y tenait ses femmes renfermées et il faisait
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bien, à en juger par l’empressement qu’elles mettaient à se montrer dans cette triste ruine. Au reste, je n’aperçus pas un canon, et je ne sais si le recul d’une seule pièce ne ferait pas crouler tous ces vieux créneaux. Nous sortîmes du château après l’avoir examiné pendant une heure ; nous primes une rue qui se dirige de l’ouest à l’est, et qu’on appelle la ''rue du Bazar'' : c’est la grande rue et le beau quartier de Jérusalem.. Mais quelle désolation et quelle misère ! N’anticipons pas sur la description générale. Nous ne rencontrions personne, car la plupart des habitants s’étaient retirés dans la montagne à l’arrivée du pacha. La porte de quelques boutiques abandonnées était ouverte ; on aperçoit par cette porte de petites chambres de sept ou huit pieds carrés, où le maître, alors en fuite, mange, couche et dort sur la seule natte qui compose son ameublement.
 
A la droite du Bazar, entre le Temple et le pied de la montagne de Sion, nous entrâmes dans le quartier des Juifs. Ceux-ci, fortifiés par leur misère, avaient bravé l’assaut du pacha : ils étaient là tous en guenilles, assis dans la poussière de Sion, cherchant les insectes qui les dévoraient, et les yeux attachés sur le Temple. Le drogman me fit entrer dans une espèce d’école : je voulus acheter le ''Pentateuque'' hébreu dans lequel un rabbin montrait à lire à un enfant, mais le rabbin ne voulut jamais me le vendre. On a observé que les Juifs étrangers qui se fixent à Jérusalem vivent peu de temps. Quant à ceux de la Palestine, ils sont si pauvres, qu’ils envoient chaque année faire des quêtes parmi leurs frères en Égypte et en Barbarie.
 
J’avais commencé d’assez longues recherches sur l’état des Juifs à Jérusalem depuis la ruine de cette ville par Titus jusqu’à nos jours ; j’étais entré dans une discussion importante touchant la fertilité de la Judée : à la publication des derniers volumes des ''Mémoires de l’Académie des Inscriptions'', j’ai supprimé mon travail. On trouve dans ces volumes quatre ''Mémoires'' de l’abbé Guénée, qui ne laissent rien à désirer sur les deux sujets que je me proposais de traiter. Ces Mémoires sont de véritables chefs-d’œuvre de clarté, de critique et d’érudition. L’auteur des ''Lettres de quelques Juifs portugais'' est un de ces hommes dont les cabales littéraires ont étouffé la renommée durant sa vie, mais dont la réputation croîtra dans la postérité. Je renvoie le lecteur curieux à ces excellents ''Mémoires'' ; il les trouvera aisément, puisqu’ils viennent d’être publiés et qu’ils existent dans une collection qui n’est pas rare. Je n’ai point la prétention de surpasser les maîtres ; je sais jeter au feu le fruit de mes études et reconnaître qu’on a fait mieux que moi {{refa |34}}.
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Du quartier des Juifs nous nous rendîmes à la maison de Pilate, afin d’examiner par une fenêtre la mosquée du Temple ; il est défendu à tout chrétien, sous peine de mort, d’entrer dans le parvis qui environne cette mosquée : je me réserve à en faire la description lorsque je parlerai des monuments de Jérusalem. A quelque distance du prétoire de Pilate, nous trouvâmes la piscine Probatique et le palais d’Hérode : ce dernier est une ruine dont les fondations appartiennent à l’antiquité.
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Nous traversâmes de nouveau la ville, et, revenant chercher la porte de Sion, Ali-Aga me fit monter avec lui sur les murs : le drogman n’osa pas nous y suivre. Je trouvai quelques vieux canons de vingt-quatre ajustés sur des affûts sans roues et placés aux embrasures d’un bastion gothique. Un garde qui fumait sa pipe dans un coin voulut crier ; Ali le menaça de le jeter dans le fossé s’il ne se taisait, et il se tut : je lui donnai une piastre.
 
Les murs de Jérusalem, dont j’ai fait trois fois le tour à pied, présentent quatre faces aux quatre vents ; ils forment un carré long dont le grand côté court d’orient en occident, deux pointes de la boussole au midi. D’Anville a prouvé par les mesures et les positions locales que l’ancienne Jérusalem n’était pas beaucoup plus vaste que la moderne : elle occupait quasi le même emplacement, si ce n’est qu’elle enfermait toute la montagne de Sion et qu’elle laissait dehors le Calvaire. On ne doit pas prendre à la lettre le texte de Josèphe lorsque cet historien assure que les murs de la cité s’avançaient, au nord, jusqu’aux sépulcres des rois : le nombre des stades s’y oppose ; d’ailleurs, on pourrait
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dire encore que les murailles touchent aujourd’hui à ces sépulcres, car elles n’en sont pas éloignées de cinq cents pas.
 
Le mur d’enceinte qui existe aujourd’hui est l’ouvrage de Soliman, fils de Sélim {{refa |35}}, comme le prouvent les inscriptions turques placées dans ce mur. On prétend que le dessein de Soliman était d’enclore la montagne de Sion dans la circonvallation de Jérusalem, et qu’il fit mourir l’architecte pour n’avoir pas suivi ses ordres. Ces murailles, flanquées de tours carrées, peuvent avoir à la plate-forme des bastions une trentaine de pieds de largeur et cent vingt pieds d’élévation ; elles n’ont d’autres fossés que les vallées qui environnent la ville. Six pièce de douze, tirées à barbette, en poussant seulement quelques gabions, sans ouvrir de tranchée, y feraient dans une nuit une brèche praticable ; mais on sait que les Turcs se détendent très bien derrière un mur par le moyen des épaulements. Jérusalem est dominée de toutes parts ; pour la rendre tenable contre une armée régulière, il faudrait faire de grands ouvrages avancés à l’ouest et au nord et bâtir une citadelle sur la montagne des Oliviers.
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''Bab-el-Maugrarbé'', la porte des Maugrabins ou des Barbaresques : elle se trouve entre le levant et le midi, sur la vallée d’Annon, presque au coin du Temple, et en regard du village de Siloan. Nau écrit ''Babel-Megarebe''. C’est la porte Sterquilinaire ou des ordures, par où les Juifs amenèrent Jésus-Christ à Pilate, après l’avoir pris au jardin des Oliviers.
 
''Bab-el-Darahie'', la porte Dorée ; elle est au levant et donne sur le parvis
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du Temple. Les Turcs l’ont murée : une prédiction leur annonce que les chrétiens prendront un jour la ville par cette porte ; on croit que Jésus-Christ entra à Jérusalem par cette même porte le jour des Rameaux.
 
''Bab-el-Sidi-Mariam'', la porte de la Sainte-Vierge, à l’orient, vis-à-vis la montagne des Oliviers. Nau l’appelle en arabe ''Heutta''. Toutes les relations de la Terre Sainte la nomment ''porte de Saint-Etienne'' ou ''de Marie'', parce qu’elle fut témoin du martyre de saint Etienne et qu’elle conduit au sépulcre de la Vierge. Du temps des Juifs elle se nommait la ''porte des Troupeaux''.
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''Harat-el-Mulsmin'', la rue des Turcs.
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''Harat-el-Nassara'', la rue des Chrétiens elle va du Saint-Sépulcre au couvent latin.
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Nous rentrâmes au couvent vers neuf heures. Après avoir déjeuné j’allai faire une visite au patriarche grec et au patriarche arménien, qui m’avaient envoyé saluer par leurs drogmans.
 
Le couvent grec touche à l’église du Saint-Sépulcre. De la terrasse de ce couvent on découvre un assez vaste enclos, où croissent deux
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ou trois oliviers, un palmier et quelques cyprès : la maison des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem occupait autrefois ce terrain abandonné. Le patriarche grec me parut un très bon homme. Il était dans ce moment aussi tourmenté par le pacha que le gardien de Saint-Sauveur. Nous parlâmes de la Grèce : je lui demandai s’il possédait quelques manuscrits ; on me fit voir des Rituels et des Traités des Pères. Après avoir bu le café et reçu trois ou quatre chapelets, je passai chez le patriarche arménien.
 
Celui-ci s’appelait ''Arsenios'', de la ville de Césarée en Cappadoce ; il était métropolitain de Scythopoli et procureur patriarcal de Jérusalem ; il m’écrivit lui-même son nom et ses titres en caractères syriaques sur un petit billet, que j’ai encore. Je ne trouvai point chez lui l’air de souffrance et d’oppression que j’avais remarqué chez les malheureux Grecs, esclaves partout. Le couvent arménien est agréable, l’église charmante et d’une propreté rare. Le patriarche, qui ressemblait à un riche Turc, était enveloppé dans des robes de soie et assis sur des coussins. Je bus d’excellent café de Moka. On m’apporta des confitures, de l’eau fraîche, des serviettes blanches ; on brûla du bois d’aloès, et je fus parfumé d’essence de rose au point de m’en trouver incommodé. Arsenios me parla des Turcs avec mépris. Il m’assura que l’Asie entière attendait l’arrivée des Français ; que s’il paraissait un seul soldat de ma nation dans son pays, le soulèvement serait général. On ne saurait croire à quel point les esprits fermentent dans l’Orient {{refa |36}}. J’ai vu Ali-Aga se fâcher à Jéricho contre un Arabe qui se moquait de lui et qui lui disait que si l’empereur avait voulu prendre Jérusalem, il y serait entré aussi aisément qu’un chameau dans un champ de doura. Les peuples de l’Orient sont beaucoup plus familiarisés que nous avec les idées d’invasion. Ils ont vu passer tous les hommes qui ont changé la face de la terre : Sésostris, Cyrus, Alexandre, Mahomet et le dernier conquérant de l’Europe. Accoutumés à suivre les destinées d’un maître, ils n’ont point de loi qui les attache à des idées d’ordre et de modération politique : tuer quand on est le plus fort leur semble un droit légitime ; ils s’y soumettent ou l’exercent avec la même indifférence. Ils appartiennent essentiellement à l’épée ; ils aiment tous les prodiges qu’elle opère : le glaive est pour eux la baguette d’un génie qui élève et détruit les empires. La liberté, ils l’ignorent ; les propriétés, ils n’en ont point : la force est leur dieu. Quand ils sont longtemps
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sans voir paraître ces conquérants exécuteurs des hautes justices du ciel, ils ont l’air de soldats sans chef, de citoyens sans législateur et d’une famille sans père.
 
Mes deux visites durèrent à peu près une heure. De là j’entrai dans l’église du Saint-Sépulcre ; le Turc qui en ouvre les portes avait été prévenu de se tenir prêt à me recevoir : je payai de nouveau à Mahomet le droit d’adorer Jésus-Christ. J’étudiai une seconde fois, et plus à loisir, les monuments de cette vénérable église. Je montai dans la galerie, où je rencontrai le moine cophte et l’évêque abyssin : ils sont très pauvres, et leur simplicité rappelle les beaux temps de l’Evangile. Ces prêtres, demi-sauvages, le teint brûlé par les feux du tropique, portant pour seule marque de leur dignité une robe de toile bleue, et n’ayant point d’autre abri que le Saint-Sépulcre, me touchèrent bien plus que le chef des papas grecs et le patriarche arménien. Je défierais l’imagination la moins religieuse de n’être pas émue à cette rencontre de tant de peuples au tombeau de Jésus-Christ, à ces prières prononcées dans cent langages divers, au lieu même où les apôtres reçurent du Saint-Esprit le don de parler toutes les langues de la terre.
 
Je sortis à une heure du Saint-Sépulcre, et nous rentrâmes au couvent. Les soldats du pacha avaient envahi l’hospice, ainsi que je l’ai déjà raconté, et ils y vivaient à discrétion. En retournant à ma cellule et traversant le corridor avec le drogman Michel, je rencontrai deux jeunes spahis armés de pied en cap et faisant un bruit étrange : il est vrai qu’ils n’étaient pas bien redoutables, car, à la honte de Mahomet, ils étaient ivres à tomber. Aussitôt qu’ils m’aperçurent, ils me fermèrent le passage en jetant de grands éclats de rire. Je m’arrêtai pour attendre la fin de ces jeux. Jusque là il n’y avait point de mal ; mais bientôt un de ces Tartares, passant derrière moi, me prit la tête, me la courba de force, tandis que son camarade, baissant le collet de mon habit, me frappait le cou avec le dos de son sabre nu. Le drogman se mit à beugler. Je me débarrassai des mains des spahis ; je sautai à la gorge de celui qui m’avait saisi par la tête : d’une main lui arrachant la barbe, et de l’autre l’étranglant contre le mur, je le fis devenir noir comme mon chapeau ; après quoi je le lâchai, lui ayant rendu jeu pour jeu et insulte pour insulte. L’autre spahi, chargé de vin et étourdi de mon action, ne songea point à venger la plus grande avanie que l’on puisse faire à un Turc, celle de le prendre par la barbe. Je me retirai dans ma chambre, et je me préparai à tout événement. Le père gardien n’était pas trop fâché que j’eusse un peu corrigé ses persécuteurs ; mais il craignait quelque catastrophe : un Turc humilié n’est jamais dangereux, et nous n’entendîmes parler de rien.
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Je dînai à deux heures, et je sortis à trois avec ma petite troupe accoutumée. Je visitai les sépulcres des rois ; de là, faisant à pied le tour de la ville, je m’arrêtai aux tombeaux d’Absalon, de Josaphat et de Zacharie dans la vallée de Josaphat. J’ai dit que les sépulcres des rois étaient en dehors de la porte d’Ephraïm, vers le nord, à trois ou quatre portées de fusil de la grotte de Jérémie. Parlons des monuments de Jérusalem.
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Il ne nous reste donc rien de l’architecture primitive des Juifs à Jérusalem, hors la piscine Probatique. On la voit encore près de la porte Saint-Etienne, et elle bornait le temple au septentrion. C’est un réservoir long de cent cinquante pieds et large de quarante. L’excavation de ce réservoir est soutenue par des murs, et ces murs sont ainsi composés : un lit de grosses pierres jointes ensemble par des crampons de fer ; une maçonnerie mêlée appliquée sur ces grosses pierres ; une couche de cailloutage collée sur cette maçonnerie ; un enduit répandu sur ce cailloutage. Les quatre lits sont perpendiculaires au sol, et non pas horizontaux : l’enduit était du côté de l’eau, et les grosses pierres s’appuyaient et s’appuient encore contre la terre.
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Cette piscine est maintenant desséchée et à demi comblée ; il y croît quelques grenadiers et une espèce de tamarin sauvage, dont la verdure est bleuâtre ; l’angle de l’ouest est tout rempli de nopals. On remarque aussi dans le côté occidental deux arcades qui donnent naissance à deux voûtes : c’était peut-être un aqueduc qui conduisait l’eau dans l’intérieur du temple.
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Le sépulcre de Zacharie ressemble beaucoup à celui-ci ; il est taillé dans le roc de la même manière, et se termine en une pointe un peu recourbée comme le bonnet phrygien ou comme un monument chinois, Le sépulcre de Josaphat est une grotte dont la porte, d’un assez bon goût, fait le principal ornement. Enfin le sépulcre où se cacha l’apôtre saint Jacques présente sur la vallée de Siloé un portique agréable. Les quatre colonnes qui composent ce portique ne posent point sur le col, mais elles sont placées à une certaine hauteur dans le rocher, ainsi que la colonnade du Louvre sur le premier étage du palais.
 
La tradition, comme on le voit, assigne des noms à ces tombeaux. Arculfe, dans Adamannus ('' De Locis Sanctis'', lib. I, cap. X), Vilalpandus ('' Antiquae Jerusalem Descriptio''), Adrichomius ('' Sententia de loco sepulcri
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Absalon''), Quaresmius (t. II, cap. IV et V), et plusieurs autres, ont ou parlé de ces noms, ou épuisé sur ce sujet la critique de l’histoire. Mais quand la tradition ne serait pas ici démentie par les faits, l’architecture de ces monuments prouverait que leur origine ne remonte pas à la première antiquité judaïque.
 
S’il fallait absolument fixer l’époque où ces mausolées ont été construits, je la placerais vers le temps de l’alliance des Juifs et des Lacédémoniens, sous les premiers Machabées. Le dorique dominait encore dans la Grèce : le corinthien n’envahit l’architecture qu’un demi-siècle après, lorsque les Romains commencèrent à s’étendre dans le Péloponèse et dans l’Asie {{refa |38}}.
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En sortant de Jérusalem par la porte d’Ephraïm, on marche pendant un demi-mille sur le plateau d’un rocher rougeâtre où croissent quelques oliviers. On rencontre ensuite au milieu d’un champ une excavation assez semblable aux travaux abandonnés d’une ancienne carrière. Un chemin large et en pente douce vous conduit au fond de cette excavation, où l’on entre par une arcade. On se trouve alors au milieu d’une salle découverte taillée dans le roc. Cette salle a trente pieds de long sur trente pieds de large, et les parois du rocher peuvent avoir douze à quinze pieds d’élévation.
 
Au centre de la muraille du midi vous apercevez une grande porte carrée, d’ordre dorique, creusée de plusieurs pieds de profondeur dans le roc. Une frise un peu capricieuse, mais d’une délicatesse exquise, est sculptée au-dessus de la porte : c’est d’abord un triglyphe suivi d’un métope orné d’un simple anneau ; ensuite vient une grappe de raisin entre deux couronnes et deux palmes. Le triglyphe se représente,
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et la ligne se reproduisait sans doute de la même manière le long du rocher, mais elle est actuellement effacée. A dix-huit pouces de cette frise règne un feuillage entremêlé de pommes de pin et d’un autre fruit que je n’ai pu reconnaître, mais qui ressemble à un petit citron d’Égypte. Cette dernière décoration suivait parallèlement la frise, et descendait ensuite perpendiculairement le long des deux côtés de la porte.
 
Dans l’enfoncement et dans l’angle à gauche de cette grande porte s’ouvre un canal où l’on marchait autrefois debout, mais où l’on se glisse aujourd’hui en rampant. Il aboutit par une pente assez raide, ainsi que dans la grande pyramide, à une chambre carrée, creusée dans le roc avec le marteau et le ciseau. Des trous de six pieds de long sur trois pieds de large sont pratiqués dans les murailles, ou plutôt dans les parois de cette chambre, pour y placer des cercueils. Trois portes voûtées conduisent de cette première chambre dans sept autres demeures sépulcrales d’inégale grandeur, toutes formées dans le roc vif, et dont il est difficile de comprendre le dessin, surtout à la lueur des flambeaux. Une de ces grottes, plus basse que les autres, et où l’on descend par six degrés, semble avoir renfermé les principaux cercueils Ceux-ci étaient généralement disposés de la manière suivante : le plus considérable était au fond de la grotte, en face de la porte d’entrée, dans la niche ou dans l’étui qu’on lui avait préparé ; des deux côtés de la porte deux petites voûtes étaient réservées pour les morts les moins illustres et comme pour les gardes de ces rois, qui n’avaient plus besoin de leur secours. Les cercueils, dont on ne voit que les fragments, étaient de pierre et ornés d’élégantes arabesques.
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Ce qu’on admire le plus dans ces tombeaux, ce sont les portes des chambres sépulcrales ; elles sont de la même pierre que la grotte, ainsi que les gonds et les pivots sur lesquels elles tournent. Presque tous les voyageurs ont cru qu’elles avaient été taillées dans le roc même, mais cela est visiblement impossible, comme le prouve très bien le père Nau. Thévenot assure " qu’en grattant un peu la poussière on aperçoit la jointure des pierres, qui y ont été mises après que les portes ont été posées avec leurs pivots dans les trous. " J’ai cependant gratté la poussière, et je n’ai point vu ces marques au bas de la seule porte qui reste debout : toutes les autres sont brisées et jetées en dedans des grottes.
 
En entrant dans ces palais de la mort, je fus tenté de les prendre pour des bains d’architecture romaine, tels que ceux de l’antre de la Sibylle près du lac Averne. Je ne parle ici que de l’effet général, pour
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me faire comprendre, car je savais très bien que j’étais dans des tombeaux. Arculfe ('' Apud Adamann''.), qui les a décrits avec une grande exactitude ('' Sepulcra sunt in naturali collis rupe'', etc.), avait vu des ossements dans les cercueils. Plusieurs siècles après, Villamont y trouva pareillement des cendres, qu’on y cherche vainement aujourd’hui. Ce monument souterrain était annoncé au dehors par trois pyramides, dont une existait encore du temps de Vilalpandus. Je ne sais ce qu’il faut croire de Zuellard et d’Appart, qui décrivent des ouvrages extérieurs et des péristyles.
 
Une question s’élève sur ces sépulcres nommés ''Sépulcres des rois''. De quels rois s’agit-il ? D’après un passage des ''Paralipomènes'' et d’après quelques autres endroits de l’Ecriture, on voit que les tombeaux des rois de Juda étaient dans la ville de Jérusalem : ''Dormiitque Achaz cum patribus suis, et sepelierunt eum in civitate Jerusalem''. David avait son sépulcre sur la montagne de Sion ; d’ailleurs le ciseau grec se fait reconnaître dans les ornements des sépulcres des rois.
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Le premier livre des ''Machabées'' donne à peu près les mêmes détails sur ce tombeau. Il ajoute qu’on l’avait construit à Modin, et qu’on le voyait en naviguant sur la mer : ''Ab omnibus navigantibus mare''. Modin était une ville bâtie près de Diospolis, sur une montagne de la tribu de Juda. Du temps d’Eusèbe, et même du temps de saint Jérôme, le monument des Machabées existait encore. Les sépulcres des rois, à la porte de Jérusalem, malgré leurs sept chambres funèbres et les pyramides qui les couronnaient, ne peuvent donc avoir appartenu aux princes asmonéens.
 
Josèphe nous apprend ensuite qu’Hélène, reine d’Adiabène, avait fait élever, à deux stades de Jérusalem, trois pyramides funèbres, et que ses os et ceux de son fils Izate y furent renfermés par les soins de Manabaze {{refa |41}}. Le même historien, dans un autre ouvrage {{refa |42}}, en traçant les limites de la cité sainte, dit que les murs passaient au septentrion vis-à-vis le sépulcre d’Hélène. Tout cela convient parfaitement aux sépulcres des rois, qui selon Vilalpandus étaient ornés de trois pyramides, et
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qui se trouvent encore au nord de Jérusalem, à la distance marquée par Josèphe. Saint Jérôme parle aussi de ce sépulcre. Les savants qui se sont occupés du monument que j’examine ont laissé échapper un passage curieux de Pausanias {{refa |43}} ; il est vrai qu’on ne pense guère à Pausanias à propos de Jérusalem. Quoi qu’il en soit, voici le passage ; la version latine et le texte de Gédoyn sont fidèles :
 
:" Le second tombeau était à Jérusalem… C’était la sépulture d’une femme juive nommée ''Hélène''. La porte du tombeau, qui était de marbre comme tout le reste, s’ouvrait d’elle-même à certain jour de l’année et à certaine heure, par le moyen d’une machine, et se refermait peu de temps après. En tout autre temps si vous aviez voulu l’ouvrir, vous l’auriez plutôt rompue. "
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En parlant du mur que Titus fit élever pour serrer de plus près Jérusalem, Josèphe dit que ce mur, revenant vers la région boréale, renfermait le ''sépulcre d’Hérode''. C’est la position des cavernes royales.
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Celles-ci auraient donc porté également le nom de ''Cavernes royales'' et de ''Sépulcre d’Hérode''. Dans ce cas cet Hérode ne serait point Hérode l’Ascalonite, mais Hérode le Tétrarque. Ce dernier prince était presque aussi magnifique que son père : il avait fait bâtir deux villes, Séphoris et Tibériade ; et quoiqu’il fût exilé à Lyon par Caligula {{refa |44}}, il pouvait très bien s’être préparé un cercueil dans sa patrie : Philippe son frère lui avait donné le modèle de ces édifices funèbres.
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La critique de l’art ainsi que les faits historiques nous obligent à ranger les sépulcres des rois dans la classe des monuments grecs à Jérusalem. Ces sépulcres étaient très nombreux, et la postérité d’Hérode finit assez vite ; de sorte que plusieurs cercueils auront attendu vainement leurs maîtres : il ne manquait plus, pour connaître toute la vanité de notre nature, que de voir les tombeaux d’hommes qui ne sont pas nés. Rien, au reste, ne forme un contraste plus singulier que la frise charmante sculptée par le ciseau de la Grèce sur la porte de ces chambres formidables où reposaient les cendres des Hérode. Les idées les plus tragiques s’attachent à la mémoire de ces princes ; ils ne nous sont bien connus que par le meurtre de Mariamne, le massacre des innocents, la mort de saint Jean-Baptiste et la condamnation de Jésus-Christ. On ne s’attend donc point à trouver leurs tombeaux embellis de guirlandes légères, au milieu du site effrayant de Jérusalem, non loin du temple où Jéhovah rendait ses terribles oracles, et près de la grotte où Jérémie composa ses ''Lamentations''.
 
M. Casas a très bien représenté ces monuments dans son ''Voyage pittoresque de la Syrie'' : je ne connais point l’ouvrage, plus récent, de M. Mayer. La plupart des voyages en Terre Sainte sont accompagnés de gravures et de vignettes. Il faut distinguer celles de la
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relation du père Roger, qui pourraient bien être de Claude Mellan. Les autres édifices des temps romains à Jérusalem, tels que le théâtre et l’amphithéâtre, les tours Antonia, Hippicos, Phasaèle et Psephima, n’existent plus, ou du moins on n’en connaît que des ruines informes.
 
Nous passons maintenant à la troisième sorte des monuments de Jérusalem, aux monuments du christianisme avant l’invasion des Sarrasins. Je n’en ai plus rien à dire, puisque je les ai décrits en rendant compte des saints lieux. Je ferai seulement une remarque : comme ces monuments doivent leur origine à des chrétiens qui n’étaient pas Juifs, ils ne conservent rien du caractère demi-égyptien, demi-grec, que j’ai observé dans les ouvrages des princes asmonéens et des Hérode ; ce sont de simples églises grecques du temps de la décadence de l’art.
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Le premier temple de Salomon ayant été renversé six cents ans avant la naissance de Jésus-Christ, il fut relevé après les soixante-dix ans de la captivité, par Josué, fils de Josédé, et Zorobabel, fils de Salathiel. Hérode l’Ascalonite rebâtit en entier ce second temple. Il y employa onze mille ouvriers pendant neuf ans. Les travaux en furent prodigieux, et ils ne furent achevés que longtemps après la mort d’Hérode. Les Juifs, ayant comblé des précipices et coupé le sommet d’une montagne, firent enfin cette vaste esplanade où s’élevait le temple à l’orient de Jérusalem, sur les vallées de Siloé et de Josaphat.
 
Quarante jours après sa naissance, Jésus-Christ fut présenté dans ce second temple ; la Vierge y fut purifiée. A douze ans le Fils de l’Homme y enseigna les docteurs, il en chassa les marchands ; il y fut inutile ment
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tenté par le démon ; il y remit les péchés à la femme adultère ; il y proposa la parabole du bon Pasteur, celle des deux Enfants, celle des Vignerons et celle du Banquet nuptial. Ce fut dans ce même temple qu’il entra au milieu des palmes et des branches d’olivier, le jour de la fête des Rameaux ; enfin, il y prononça le ''Reddite quae sunt Caesaris Caesari, et quae sunt Dei Deo'' ; il y fit l’éloge du denier de la veuve.
 
Titus ayant pris Jérusalem la deuxième année du règne de Vespasien, il ne resta pas pierre sur pierre du temple où Jésus-Christ avait fait tant de choses glorieuses et dont il avait prédit la ruine. Lorsque Omar s’empara de Jérusalem, il paraît que l’espace du temple, à l’exception d’une très petite partie, avait été abandonné par les chrétiens Saïd-ebn-Batrik {{refa |45}}, historien arabe, raconte que le calife s’adressa au patriarche Sophronius, et lui demanda quel serait le lieu le plus propre de Jérusalem pour y bâtir une mosquée. Sophronius le conduisit sur les ruines du temple de Salomon.
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On voit la grande place de la Mosquée, autrefois la place du Temple, par une fenêtre de la maison de Pilate.
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Cette place forme un parvis qui peut avoir cinq cents pas de longueur sur quatre cent soixante de largeur. Les murailles de la ville ferment ce parvis à l’orient et au midi. Il est borné à ! occident par des maisons turques, et au nord par les ruines du prétoire de Pilate et du palais d’Hérode.
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Les murs sont revêtus extérieurement de petits carreaux ou de briques peintes de diverses couleurs ; ces briques sont chargées d’arabesques et de versets du Coran écrits en lettres d’or. Les huit fenêtres de la lanterne sont ornées de vitraux ronds et coloriés. Ici nous trouvons déjà quelques traits originaux des édifices moresques de l’Espagne : les légers portiques des parvis et les briques peintes de la mosquée rappellent diverses parties du Généralife, de l’Alhambra et de la cathédrale de Cordoue.
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Quant à l’intérieur de cette mosquée, je ne l’ai point vu. Je fus bien tenté de risquer tout pour satisfaire mon amour des arts ; mais la crainte de causer la perte des chrétiens de Jérusalem m’arrêta. Guillaume de Tyr et Deshayes disent quelque chose de l’intérieur de la mosquée de la Roche ; le père Roger en fait une description fort détaillée et vraisemblablement très fidèle {{refa |47}}.
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Les monuments vraiment arabes appartiennent donc à la première dynastie des califes et au génie de la nation en général ; ils ne sont donc pas, comme on l’a cru jusque ici, le fruit du talent particulier des Maures de l’Andalousie, puisque j’ai trouvé les modèles de ces monuments dans l’Orient.
 
Cela prouvé, j’irai plus loin. Je crois apercevoir dans l’architecture égyptienne, si pesante, si majestueuse, si vaste, si durable, le germe de cette architecture sarrasine, si légère, si riante, si petite, si fragile : le minaret est l’imitation de l’obélisque ; les moresques sont des hiéroglyphes dessinés au lieu d’hiéroglyphes gravés. Quant à ces forêts de colonnes qui composent l’intérieur des mosquées arabes, et qui portent une voûte plate, les temples de Memphis, de Dendéra, de Thèbes, de Méroué offraient encore des exemples de ce genre de construction. Placés sur la frontière de Metzraïm, les descendants d’Ismael ont eu nécessairement l’imagination frappée des merveilles des Pharaons : ils
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n’ont rien emprunté des Grecs, qu’ils n’ont point connus, mais ils ont cherché à copier les arts d’une nation fameuse qu’ils avaient sans cesse sous les yeux. Peuples vagabonds, conquérants, voyageurs, ils ont imité en courant l’immuable Égypte ; ils se sont fait des obélisques de bois doré et des hiéroglyphes de plâtre, qu’ils pouvaient emporter avec leurs tentes sur le dos de leurs chameaux.
 
Je n’ignore pas que ce système, si c’en est un, est sujet à quelques objections, et même à des objections historiques. Je sais que le palais de Zehra, bâti par Abdoulraham auprès de Cordoue, fut élevé sur le plan d’un architecte de Constantinople, et que les colonnes de ce palais furent taillées en Grèce ; je sais qu’il existe une architecture née dans la corruption de l’art, qu’on peut appeler ''architecture justinienne'', et que cette architecture a quelques rapports avec les ouvrages des Maures ; je sais enfin que des hommes d’un excellent goût et d’un grand savoir, tels que le respectable M. d’Agincourt et l’auteur du magnifique ''Voyage en Espagne'', M. de La Borde, pensent que toute architecture est fille de la Grèce ; mais, quelles que soient ces difficultés et ces autorités puissantes, j’avoue qu’elles ne me font point changer d’opinion. Un plan envoyé par un architecte de Constantinople, des colonnes taillées sur les rives du Bosphore, des ouvriers grecs travaillant à une mosquée, ne prouvent rien : on ne peut tirer d’un fait particulier une conséquence générale. J’ai vu à Constantinople l’architecture justinienne. Elle a, j’en conviens, quelque ressemblance avec l’architecture des monuments sarrasins, comme le rétrécissement de la voûte dans les arcades, etc. Toutefois elle conserve une raison, une froideur, une solidité qu’on ne remarque point dans la fantaisie arabe. D’ailleurs cette architecture justinienne me semble être elle-même l’architecture égyptienne rentrée dans l’architecture grecque. Cette nouvelle invasion de l’art de Memphis fut produite par l’établissement du christianisme : les solitaires qui peuplèrent les déserts de la Thébaïde, et dont les opinions gouvernaient le monde, introduisirent dans les églises, dans les monastères, et jusque dans les palais ces portiques dégénérés appelés ''cloîtres'', où respire le génie de l’Orient. Remarquons, à l’appui de ceci, que la véritable détérioration de l’art chez les Grecs commence précisément à l’époque de la translation du siège de l’empire romain à Constantinople : ce qui prouve que l’architecture grecque n’enfanta pas l’architecture orientale, mais que l’architecture orientale se glissa dans l’architecture grecque par le voisinage des lieux.
 
J’incline donc à croire que toute architecture est sortie de l’Égypte, même l’architecture gothique ; car rien n’est venu du Nord, hors le
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fer et la dévastation. Mais cette architecture égyptienne s’est modifiée selon le génie des peuples : elle ne changea guère chez les premiers Hébreux, où elle se débarrassa seulement des monstres et des dieux de l’idolâtrie. En Grèce, où elle fut introduite par Cécrops et Inachus ; elle s’épura, et devint le modèle de tous les genres de beautés. Elle parvint à Rome par les Toscans, colonie égyptienne ; elle y conserva sa grandeur, mais elle n’atteignit jamais sa perfection, comme à Athènes. Des apôtres accourus de l’Orient la portèrent aux barbares du Nord : sans perdre parmi ces peuples son caractère religieux et sombre, elle s’éleva avec les forêts des Gaules et de la Germanie ; elle présenta la singulière union de la force, de la majesté, de la tristesse dans l’ensemble et de la légèreté la plus extraordinaire dans les détails. Enfin, elle prit chez les Arabes les traits dont nous avons parlé ; architecture du désert, enchantée comme les oasis, magique comme les histoires contées sous la tente, mais que les vents peuvent emporter avec le sable qui lui servit de premier fondement.
 
Je pourrais appuyer mon opinion d’un million de faits historiques ; je pourrais montrer que les premiers temples de la Grèce, tels que celui de Jupiter à Onga, près d’Amyclée, étaient de véritables temples égyptiens ; que la sculpture elle-même était égyptienne à Argos, à Sparte, à Athènes, du temps de Dédale et dans les siècles héroïques. Mais j’ai peur d’avoir poussé trop loin cette digression, et il est plus que temps de passer aux monuments gothiques de Jérusalem.
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::Ove i membri di Dio fur già sepulti ?
 
Quant aux monuments turcs, derniers témoins qui attestent à Jérusalem les révolutions des empires, ils ne valent pas la peine qu’on s’y
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arrête : j’en ai parlé seulement pour avertir qu’il ne faut pas du tout confondre les ouvrages des Tartares avec les travaux des Maures. Au fond, il est plus vrai de dire que les Turcs ignorent absolument l’architecture ; ils n’ont fait qu’enlaidir les édifices grecs et les édifices arabes, en les couronnant de dômes massifs et de pavillons chinois Quelques bazars et des oratoires de santons sont tout ce que les nouveaux tyrans de Jérusalem ont ajouté à cette ville infortunée.
 
Le lecteur connaît maintenant les divers monuments de la cité sainte.
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::Jérusalem, objet de ma douleur,
::Quelle main en un jour t’a ravi tous tes charmes ?
::
::Qui changera mes yeux en deux sources de larmes
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::Qui changera mes yeux en deux sources de larmes
::Pour pleurer ton malheur ?
 
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On y pénètre par une rue voûtée qui se lie à une autre voûte assez longue et très obscure. Au bout de cette voûte on rencontre une cour formée par le bûcher, le cellier et le pressoir du couvent. On aperçoit à droite, dans cette cour, un escalier de douze à quinze marches ; cet escalier monte à un cloître qui règne au-dessus du cellier, du bûcher et du pressoir, et qui par conséquent a vue sur la cour d’entrée. A l’orient de ce cloître s’ouvre un vestibule qui communique à l’église : elle est assez jolie ; elle a un chœur garni de stalles, une nef éclairée par un dôme, un autel à la romaine et un petit jeu d’orgues : tout cela est renfermé dans un espace de vingt pieds de longueur sur douze de largeur.
 
Une autre porte, placée à l’occident du cloître dont j’ai parlé, conduit dans l’intérieur du couvent. " Ce couvent, dit un pèlerin {{refa |48}} dans sa description, aussi exacte que naïve, ce couvent est fort irrégulier,
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bâti à l’antique et de plusieurs pièces rapportées, hautes et basses, les officines petites et dérobées, les chambres pauvres et obscures, plusieurs petites courcelles, deux petits jardins, dont le plus grand peut avoir quinze ou seize perches, et tenant aux remparts de la ville. Vers la partie occidentale est une autre cour et quelques petits logements pour les pèlerins. Toute la récréation qu’on peut avoir dans ce lieu, c’est que, montant sur la terrasse de l’église, on découvre toute la ville, qui va toujours en descendant jusqu’à la vallée de Josaphat : on voit l’église du Saint-Sépulcre, le parvis du temple de Salomon, et plus loin, du même côté d’orient, la montagne des Olives ; au midi le château de la ville et le chemin de Bethléem, et au nord la grotte de Jérémie. Voilà en peu de paroles le plan et le tableau de ce couvent, qui ressent extrêmement la simplicité et la pauvreté de celui qui en ce même lieu ''propter nos egenus factus est cum esset dives''. " (II, Cor., 8.)
 
La chambre que j’occupais s’appelle la ''grande chambre des pèlerins''. Elle donnait sur une cour solitaire, environnée de murs de toutes parts. Les meubles consistaient en un lit d’hôpital avec des rideaux de serge verte, une table et un coffre ; mes domestiques occupaient deux cellules assez loin de moi. Une cruche pleine d’eau et une lampe à l’italienne complétaient mon ménage. La chambre, assez grande, était obscure, et ne tirait de jour que par une fenêtre qui s’ouvrait sur la cour dont j’ai parlé. Treize pèlerins avaient écrit leurs noms sur la porte, en dedans de la chambre : le premier s’appelait ''Charles Lombard'', et il se trouvait à Jérusalem en 1669 ; le dernier est ''John Gordon'', et la date de son passage est de 1804 {{refa |49}}. Je n’ai reconnu que trois noms français parmi ces treize voyageurs.
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Les pèlerins ne mangent point avec les Pères comme à Jaffa. On les sert à part, et ils font la dépense qu’ils veulent. S’ils sont pauvres, on les nourrit ; s’ils sont riches, ils payent ce qu’on achète pour eux : le couvent n’en retire pas une obole. Le logement, le lit, le linge, la lumière, le feu, sont toujours pour rien et à titre d’hospitalité.
 
On avait mis un cuisinier à mes ordres. Je ne dînais presque jamais qu’à la nuit, au retour de mes courses. On me servait d’abord un potage à l’huile et aux lentilles, ensuite du veau aux concombres ou aux oignons, du chevreau grillé ou du mouton au riz. On ne mange point de bœuf, et la viande de buffle a un goût sauvage. Pour rôti, j’avais des pigeons, et quelquefois des perdrix de l’espèce blanche, appelée ''perdrix du désert''. Le gibier est fort commun dans la plaine
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de Rama et dans les montagnes de Judée : il consiste en perdrix, bécasses, lièvres, sangliers et gazelles. La caille d’Arabie qui nourrit les Israélites est presque inconnue à Jérusalem ; cependant on en trouve quelques-unes dans la vallée du Jourdain. Pour légumes on m’a continuellement fourni des lentilles, des fèves, des concombres et des oignons.
 
Le vin de Jérusalem est excellent : il a la couleur et le goût de nos vins de Roussillon. Les coteaux qui le fournissent sont encore ceux d’Engaddi près de Bethléem. Quant aux fruits, je mangeai, comme à Jaffa, de gros raisins, des dattes, des grenades, des pastèques, des pommes et des figues de la seconde saison : celles du sycomore ou figuier de Pharaon étaient passées. Le pain, fait au couvent, était bon et savoureux.
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Passons à quelques autres détails.
 
Un homme qui ne voudrait point descendre aux kans ni demeurer chez les Pères de Terre Sainte pourrait louer une ou plusieurs chambres dans une maison à Jérusalem, mais il n’y serait pas en sûreté de la vie. Selon la petitesse ou la grandeur, la pauvreté ou la richesse de la maison, chaque chambre coûterait, par mois, depuis deux jusqu’à vingt piastres. Une maison entière, où l’on trouverait
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une assez grande salle et une quinzaine de trous qu’on appelle des chambres, se payerait par an cinq mille piastres.
 
Un maître ouvrier, maçon, menuisier, charpentier, reçoit deux piastres par jour, et il faut le nourrir : la journée d’un garçon ouvrier coûte une piastre.
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Un mulet coûte cent ou deux cents piastres, selon sa beauté ; un âne vaut depuis quinze jusqu’à cinquante piastres. On donne quatre-vingts ou cent piastres pour un cheval commun, moins estimé en général que l’âne ou le mulet ; mais un cheval d’une race arabe bien connue est sans prix. Le pacha de Damas, Abdallah-Pacha, venait d’en acheter un trois mille piastres. L’histoire d’une jument fait souvent l’entretien du pays. On racontait, lorsque j’étais à Jérusalem, les prouesses d’une de ces cavales merveilleuses. Le Bedouin qui la montait, poursuivi par les sbires du gouverneur, s’était précipité avec elle du sommet des montagnes qui dominent Jéricho. La jument était descendue au grand galop, presque perpendiculairement, sans broncher, laissant les soldats dans l’admiration et l’épouvante de cette fuite. Mais la pauvre gazelle creva en entrant à Jéricho, et le Bedouin, qui ne voulut point l’abandonner, fut pris pleurant sur le corps de sa compagne. Cette jument a un frère dans le désert ; il est si fameux que les Arabes savent toujours où il a passé, où il est, ce qu’il fait, comment il se porte. Ali-Aga m’a religieusement montré dans les montagnes, près de Jéricho, la marque des pas de la jument morte en voulant sauver son maître : un Macédonien n’aurait pas regardé avec plus de respect la trace des pas de Bucéphale.
 
Parlons à présent des pèlerins. Les relations modernes ont un peu exagéré les richesses que les pèlerins doivent répandre à leur passage dans la Terre Sainte. Et d’abord, de quels pèlerins s’agit-il ? Ce n’est pas des pèlerins latins, car il n’y en a plus, et l’on en convient généralement. Dans l’espace du dernier siècle, les Pères de Saint-Sauveur n’ont peut-être pas vu deux cents voyageurs catholiques, y compris les religieux de leurs ordres et les missionnaires au Levant. Que les pèlerins latins n’ont jamais été nombreux, on le peut prouver par mille exemples. Thévenot raconte qu’en 1656 il se trouva, lui vingtdeuxième,
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au Saint-Sépulcre. Très souvent les pèlerins ne montaient pas au nombre de douze, puisqu’on était obligé de prendre des religieux pour compléter ce nombre dans la cérémonie du lavement des pieds, le mercredi saint {{refa |50}}. En effet, en 1589, soixante-dix-neuf ans avant Thévenot, Villamont ne rencontra que six pèlerins francs à Jérusalem {{refa |51}}. Si, en 1589, au moment où la religion était si florissante, on ne vit que sept pèlerins latins en Palestine, qu’on juge combien il y en devait avoir en 1806 ! Mon arrivée au couvent de Saint-Sauveur fut un véritable événement. M. Seetzen, qui s’y trouvait à Pâques de la même année, c’est-à-dire sept mois avant moi, dit qu’il était le seul catholique {{refa |52}}.
 
Les richesses dont le Saint-Sépulcre doit regorger, n’étant point apportées à Jérusalem par les pèlerins catholiques, le sont donc par des pèlerins juifs, grecs et arméniens ? Dans ce cas-là même je crois les calculs très enflés.
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<td colspan="2">
<td colspan="2">Cavalcatura sin a Rama, e portar al Aravo {{refa |54}}, che accompagna sin a Gerusalemme</td>
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<td colspan="2">Cavalcatura sin a Rama, e portar al Aravo {{refa |54}}, che accompagna sin a Gerusalemme</td>
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<td><div align="right">20</div></td>
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<td>Orso in Rama per gli cavalli</td>
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<td>Orso in Rama per gli cavalli</td>
<td><div align="right">2</div></td>
<td><div align="right"></div></td>
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<td>Per li sacrestani greci, e altri</td>
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<td>Per li sacrestani greci, e altri</td>
<td><div align="right">006</div></td>
<td><div align="right">20</div></td>
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</table>
Il faut donc d’abord réduire ce grand nombre de pèlerins, du moins quant aux catholiques, à très peu de chose, ou à rien du tout : car sept, douze, vingt, trente, même cent pèlerins, ne valent pas la peine d’être comptés. Mais si cette douzaine de pèlerins qui paraissaient chaque année au Saint-Sépulcre il y a un ou deux siècles étaient de pauvres voyageurs,
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les Pères de Terre Sainte ne pouvaient guère s’enrichir de leur dépouille. Ecoutons le sincère Doubdan :
 
:" Les religieux qui y demeurent (au couvent de Saint-sauveur) militants sous la règle de saint François y gardent une pauvreté très étroite, et ne vivent que des aumônes et charités qu’on leur envoie de la chrétienté et que les pèlerins leur donnent, chacun selon ses facultés ; mais comme ils sont éloignés de leur pays et savent les grandes dépenses qui leur restent à faire pour le retour, aussi n’y laissent-ils pas de grandes aumônes ; ce qui n’empêche pas qu’ils n’y soient reçus et traites avec grande charité {{refa |55}}. "
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" Tout ainsi, dit le père Roger, que ce fut un religieux français qui eut possession des saints lieux de Jérusalem, aussi le premier religieux qui a souffert le martyre fut un Français nommé ''frère Limin'', de la province de Touraine, lequel fut décapité au Grand-Caire. Peu de temps après, frère Jacques et frère Jérémie furent mis à mort hors des portes de Jérusalem. Frère Conrad d’Alis Barthélemy, du mont Politian, de la province de Toscane, fut fendu en deux, depuis la tête jusqu’en bas, dans le Grand-Caire. Frère Jean d’Ether, Espagnol de la province de Castille, fut taillé en pièces par le bacha de Casa. Sept religieux furent décapités par le sultan d’Égypte. Deux religieux furent écorchés tout vifs en Syrie.
 
:" L’an 1637, les Arabes martyrisèrent toute la communauté des frères qui étaient au sacré mont de Sion, au nombre de douze. Quelque temps après, seize religieux, tant clercs que laïques, furent menés de Jérusalem en prison à Damas (ce fut lorsque Chypre fut pris par le roi d’Alexandrie), et y demeurèrent cinq ans, tant que l’un après l’autre y moururent de nécessité. Frère Cosme de Saint-François fut tué par les Turcs à la porte du Saint-Sépulcre, où il prêchait la foi chrétienne. Deux autres frères, à Damas, reçurent tant
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de coups de bâton qu’ils moururent sur la place. Six religieux furent mis à mort par les Arabes, une nuit qu’ils étaient à matines au couvent bâti à Anathot, en la maison du prophète Jérémie, qu’ils brûlèrent ensuite. Ce serait abuser de la patience du lecteur, de déduire en particulier les souffrances et les persécutions que nos pauvres religieux ont souffertes depuis qu’ils ont eu en garde les saints lieux. Ce qui continue avec augmentation depuis l’an 1627 que nos religieux y ont été établis, comme on pourra connaître par les choses qui suivent {{refa |56}}, etc. "
 
L’ambassadeur Deshayes tient le même langage sur les persécutions que les Turcs font éprouver aux Pères de Terre Sainte.
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Je le trouve, ce témoignage, dans un monument d’iniquité et d’oppression peut-être unique sur la terre, monument d’une autorité d’autant plus grande, qu’il était fait pour demeurer dans un éternel oubli.
 
Les Pères m’avaient permis d’examiner la bibliothèque et les archives de leur couvent. Malheureusement ces archives et cette bibliothèque furent dispersées il y a près d’un siècle : un pacha fit mettre aux fers les religieux, et les emmena captifs à Damas. Quelques papiers échappèrent à la dévastation, en particulier les firmans que les Pères ont obtenus, soit de la Porte, soit des souverains de l’Égypte, pour se défendre contre l’oppression des peuples et des gouverneurs.
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pour se défendre contre l’oppression des peuples et des gouverneurs.
 
Ce carton curieux est intitulé :
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Copia autenticata d’un commendamento ottenuto ad instanza dell’ambasciadore di Francia, etc.
 
On voit donc les malheureux Pères gardiens du tombeau de Jésus-Christ, uniquement occupés pendant plusieurs siècles à se défendre, jour par jour, de tous les genres d’insultes et de tyrannie. Il faut qu’ils obtiennent la permission de se nourrir, d’ensevelir leurs morts, etc. ; tantôt on les force de monter à cheval, sans nécessité, afin de leur faire payer des droits ; tantôt un Turc se déclare leur drogman malgré eux, et exige un salaire de la communauté. On épuise contre ces infortunés moines les inventions les plus bizarres du despotisme oriental {{refa |58}}. En vain ils obtiennent à prix d’argent des
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ordres qui semblent les mettre à couvert de tant d’avanies ; ces ordres ne sont point exécutés : chaque année voit une oppression nouvelle et exige un nouveau firman. Le commandant prévaricateur, le prince, protecteur en apparence, sont deux tyrans qui s’entendent, l’un pour commettre une injustice avant que la loi soit faite, l’autre pour vendre à prix d’or une loi qui n’est donnée que quand le crime est commis. Le registre des firmans des Pères est un livre bien précieux, bien digne à tous égards de la bibliothèque de ces apôtres, qui au milieu des tribulations gardent avec une constance invincible le tombeau de Jésus-Christ. Les Pères ne connaissaient pas la valeur de ce catalogue évangélique ; ils ne croyaient pas qu’il pût m’intéresser ; ils n’y voyaient rien de curieux : souffrir leur est si naturel qu’ils s’étonnaient de mon étonnement. J’avoue que mon admiration pour tant de malheurs si courageusement supportés était grande et sincère ; mais combien aussi j’étais touché en retrouvant sans cesse cette formule : ''Copie d’un firman obtenu à la sollicitation de M. l’Ambassadeur de France'', etc. ! Honneur à un pays qui du sein de l’Europe veille jusqu’au fond de l’Asie à la défense du misérable et protège le faible contre le fort ! Jamais ma patrie ne m’a paru plus belle et plus glorieuse que lorsque j’ai retrouvé les actes de sa bienfaisance cachés à Jérusalem dans le registre où sont inscrites les souffrances ignorées et les iniquités inconnues de l’opprimé et de l’oppresseur.
 
J’espère que mes sentiments particuliers ne m’aveugleront jamais au point de méconnaître la vérité : il y a quelque chose qui marche avant toutes les opinions ; c’est la justice. Si un philosophe faisait aujourd’hui un bon ouvrage ; s’il faisait quelque chose de mieux, une bonne action ; s’il montrait des sentiments nobles et élevés, moi chrétien, je lui applaudirais avec franchise. Et pourquoi un philosophe n’en agirait-il pas ainsi avec un chrétien ? Faut-il, parce qu’un homme porte un froc, une longue barbe, une ceinture de corde, ne lui tenir compte d’aucun sacrifice ? Quant à moi, j’irais chercher une vertu aux entrailles de la terre, chez un adorateur de Wishnou ou du grand Lama, afin d’avoir le bonheur de l’admirer : les actions généreuses sont trop rares aujourd’hui pour ne pas les honorer sous quelque habit qu’on les découvre, et pour regarder de si près à la robe du prêtre ou au manteau du philosophe.
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{{refl |10}}. On prétend que Marie, femme de Hakem et mère du nouveau calife, en fit les frais, et qu’elle fut aidée dans cette pieuse entreprise par Constantin Monomaque. (N.d.A.)
=== no match ===
 
 
{{refl |11}}. Le gouverneur de Jérusalem demeurait autrefois dans cette maison, mais on n’y loge plus que ses chevaux parmi les débris. Voyez l’Introduction, sur la vérité des traditions religieuses à Jérusalem. (N.d.A.)