« La Charlézenn » : différence entre les versions

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==I==
 
Elle s'appelait de son vrai nom Marguerite Charlès. Mais les
gens l'avaient baptisée "la Charlézenn".
 
Ce fut dès l'enfance une singulière fille, aux libres allures.
Toujours grimpée dans les arbres, entre le ciel et la terre,
comme un jeune chat sauvage, elle envoyait de là-haut sa chanson
aux passants qui cheminaient en has, dans la route. De qui
était-elle née ? On n'en savait rien. On disait dans le pays
qu'elle n'avait eu « ni père, ni mère ». Elle n'avait rien
à elle sous le soleil, pas meme le nom sous lequel on l'avait
inscrite au registre de paroisse. Si pourtant! elle avait
à elle sa beauté. Une beauté insolite, étrange, comme toute sa
personne, comme toute son histoire ou plutôt sa légende.
Ce n'est pas qu'elle fut précisement jolie. Elle avait le nez
un peu fort, et aiguisé en bec d'aigle. De même, ses cheveux
déplaisaient, à cause de leur couleur. On a en Basse-Bretagne un
préjugé contre les rousses. Ils étaient cependant magnifiques,
ses cheveux. Amples et fournis comme une toison, rutilants
comme uue crinière. On eut dit, autour de sa tête, un buisson
ardent, une broussaille de feu. Ses yeux, en revanche, étaient
d'un bleu tranquille, presque délavé. Leur nuance était douce
- et triste. C'étaient des yeux timides, enfantins, faciles
à effaroucher. Ses lèvres très fines, un peu serrées, montraient
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en s'ouvrant des dents petites et comme passées à la lime.
Avec tout cela, ou, si vous préférez, en depit de tout cela, la
Charlézenn, quoiqu'elle eut dix-sept ans à peine, attirait,
l'attention des jeunes hommes. Les commères racontaient, aux
veillées qu'elle les ensorcelait. Comme preuve à l'appui, elles
citaient l'aventure de "Cloarec Rozmar".
 
C'était un clerc, de Plouzélambre. Une année d'études seulement
le séparait de la prêtrise. Or, un matin pendant les vacances,
il avait sollicite de son père un entretien particulier.
- Mon père, dit-il, j'ai resolu que je ne serais pas prêtre.
- Reprends done la beche, repondit le vieux Rozmar.
- Oui, mais a une condition.
- Laquelle ?
- C'est que vous me permettrez de prendre femme.
- As-tu fait ton choix ?
- J'ai choisi la Charlézenn.
- Une ''va-nu-pieds'' ! Jamais !
- Si vous ne l'acceptez pour bru, j'en mourrai.
- J'aime mieux ta mort que le déshonneur de tous les nôtres.
- C'est bien !
Le lendemain, un des domestiques de la ferme avait trouvé
Cloarec Rozmar pendu à la branche d'un pommier, dans l'enclos.
Cette tragique aventure avait provoqué, dans toute la région,
une explosion de haine aveugle contre la Charlézenn. Notez que pas
une lois Cloarec Rozmar ne lui avait adressé la parole. Cette
grande fille farouche était ignorante de sa beauté comme de toutes
choses. De l'espèce de fasoination qu'elle exerçait, elle ne se
rendait pas compte.
 
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==II==
 
C'est ici que commence à vrai dire l'histoire de la Charlézenn.
Elle vivait avec une vieille femme de mœurs équivoques qui l'avait
ramassée on ne savait où, il y avait de cela bien longtemps. Cette
vieille l'avait nourrie depuis lors des aumônes qu'elles
recueillaient toutes deux de-ci de-là, mais plus encore de coups
de bâton. Car la vieille Nann, - elle n'était connue que sous
ce sobriquet à cause de certain tic qu'elle avait et qui lui faisait
branler incessamment la tête, comme pour dire : Non -, car la
vieille Nann était une vilaine groac'h (1), acariâtre argneuse. A
toute heure du jour et de la nuit, depuis que la Charlézenn avait
dépassé la quinzième année, elle lui criait aux oreilles de
sa voix aigre :
 
- Ah ! si j'avais ton âge et ton corps ! Si j'avais ton âge et
ton corps !...
 
Et comme la Charlézenn, qui n'entendait rien à ce langage, se
contentait d'ouvrir démesurément ses grands yeux limpides, couleur
de ciel d'avril, la groac'h se mettait à la battre, à la battre, de
toute la force de ses vieux bras décharnés.
- Il faudra bien que tu comprennes ! hurlait-elle.
 
Un soir, la Charlézenn comprit...
Elles habitaient à cette époque, la vieille Nann et elle, une
ancienne hutte de sabotiers, abandonnée par les nomades ouvriers
qui l'avaient construite et située sur
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la lisière de la forêt du
Roscoat qui apparteuait à la maison noble de Keranglaz. La
Charlézenn, avons-nous dit, passait la plus grande partie de ses
journées à vagabonder. Avant que Cloarec Rozmar se fût pendu
pour elle sans qu'elle s'en doutât, elle allait de ferme en ferme,
quêtant ici du pain, plus loin du lard, plus loin des œufs. Mais,
lorsqu'après l'événement elle s'était vue brutalement repoussée des
seuils où naguère on l'acceuillait avec des paroles affables, comme
elle était fière, elle ne s'y était plus représentée. "Battez-moi
tant qu'il vous plaira, avait-elle dit à la vieille Nann, mais je
vous fais le serment que je ne mendierai plus ! - Je ne te nourrirai
donc plus, avait répondu la groac'h - Oh! de cela je ne m'inquiète
point!" Elle en était enchantée, au contraire. De l'aube au
crépuscule, elle errait par le bois dont tous les arbres lui étaient
familiers comme des amis, comme des proches. Quand elle avait faim,
elle se repaissait, au printemps, de poires de la Vierge ; l'été,
de mûres, à l'automne, de châtaigniers. Cela n'empêchait point son
beau corps de prospérer, tant s'en faut. Il y gagnait de nouveaux
charmes, la sveltesse, l'odorante et souple vigueur d'un plant de
haute futaie. C'était plaisir de la voir passer dans l'ombre verte
et transparante du sous-bois, de la voir passer en sa grâce élégante
de fille sauvage, sa jupe en loques tombant à peine jusqu'à son
jarret, découvrant sa jambe longue, nerveuse et bronzée comme celle
d'une faunesse antique. Or, plus d'une fois, en ses chasses, l'aîné
des fils de Keranglaz l'avait rencontrée.
 
Ce soir-là, donc, la Charlézenn rentrait à la hutte, en sifflant.
C'était une habitude qu'elle avait prise, à force d'entendre les
merles noirs dans l'épaisseur des fourrés.
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Dès le seuil, elle
s'arrêta. Il y avait dans la "loge" un inconnu. Ce devait être un
passant d'importance, car la vieille Nann lui avait cédé l'unique
escabelle. La flamme du foyer éclairait à plein sa figure. Ce
n'était pas un paysan, à en juger par ses moustaches, qu'il portait
relevées aux deux coins de la bouche. D'ailleurs, sa peau était
blanche même aux mains, qu'il tenait croisées autour du genou.
Au petit doigt de l'une d'elles une escarboucle brillait. La taille
de l'étranger était rerrée dans un justaucourps de cuir parsemé de
têtes de clous luisantes comme de l'or. A ses pieds était couché
un grand lévrier au poil fauve qui se dressa sur les pattes et se
mit à gromeller, dès que la Charlézenn parut.
 
L'homme se leva, caressant son chien pour l'apaiser.
- Viens donc, sauvagesse ! glapit la vieille Nann. Voici près
d'une heure que tu te fais attendre.
- Vous savez bien que j'arrive quand bon me semble, répondit la
Charlézenn qui, pour la première fois, prenait ombrage du ton
impérieux de la vieille, sans doute parce que cet homme était là.
- Apprends à mieux parler, poussière de grand chemin ! Sache que
celui que voici est le fils aîné du seigneur de Keranglaz, ton
maître et le mien, après Dieu !
- Et vous, la vieille, sachez que je ne reconnais personne pour mon
maître, ...pas plus d'ailleurs que pour ma maîtresse. A bon
entendeur, salut.
 
Ce disant, elle tournait déjà les talons et s'apprêtait à
reprendre la porte, laissant là sa mère-nourrice suffoquée de rage,
quand Keranglaz le fils se précipita pour l'arrêter.
- Belle fille, dit-il d'une voix très décidée et cependant très
douce, je n'ai commis nul manquement envers
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vous. Je suis votre
hôte aussi bien que celui de Nann. De quel droit me faites-vous
affront ?
- Je vous dis que c'est une gueuse !... une gueuse !... hurlait
Nann, dont la colère, étranglée tout d'abord par la stupeur, se
répandait maintenant en un flot d'invectives.
- Vous, ma commère, taisez-vous ! commanda sèchement Keranglaz
Puis il continua, s'adressant de nouveau à la Charlézenn, avec
sa jolie voix savante à bien dire :
- Vous êtes chez vous ici. Si ma présence vous gène, c'est moi qui
doit sortir, non pas vous. Ordonnez, j'obéirai. Permettez-moi
seulement d'ajouter qu'égaré dans ce bois, alors qu'il faisait
encore demi-jour, je ne saurais guère m'y retrouver la nuit. En
m'obligeant à partir, vous me mettrez en grand embarras, peut-être
en grande détresse ; car les loups abondent, dit-on, au Roscoat, et
je n'aurais pour me défendre contre leur appétit que mon courage,
mon couteau de chasse et Kurunn mon lévrier. Je vous avoue que la
perspective de servir de souper à Messires Loups ne me sourit
nullement ; j'aimerais mieux, si tel était votre bon plaisir,
quelques heures de sommeil auprès de votre feu, car je tombe de
fatigue.
 
Jamais on n'avait parlé à la Charlézenn un language aussi
gracieux. Elle se sentit devenir toute rouge et balbutia timidement:
- C'est moi qui vous demande excuse pour ma maussaderie,
monseigneur. Croyez que je n'ai point l'âme malicieuse. Je ne
deviens méchante einsi envers mon prochain que parce que Nann est
si hargneuse envers moi.
 
On eût dit que la groac'h n'attendait que cett
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e parole. Se levant
du foyer où elle était accroupie, elle échangea avec Keranglaz le
fils un regard d'intelligeance et se dirigea vers la porte avec
un air de dignité offensée, en grommelant :
- Puisque c'est moi qui suis de trop, je m'en vais !
 
La pauvre Marguerite Charlès se reprocha aussitôt les mots
acerbes qui lui étaient échappés. Elle voulut courir après sa
mère-nourrice pour la ramener. Mais elle eut beau faire le tour de
la hutte, fouiller des yeux l'épaisseur de la nuit, crier : Nann !
Nann ! dans toutes les directions, Nann s'obstinait à ne point
reparaître.
 
De guerre lasse, la jeune fille rentra dans la "loge".
- Monseigneur, supplia-t-elle, si vous m'aidez, nous la ramènerions!
- Laissez donc cette sorcière, Marguerite, elle s'en est alllée à
quelque sabbat.
- Oh ! monseigneur ! monseigneur ! si les loups la mangent !...
- Ma foi, c'est les loups que je plaindrai... Tranquilisez-vous, et
venez vous réchauffer à ce feu. Vous êtes toute transie.
 
Il jeta sur l'âtre une brassée de genêt. La flamme monta, haute
et claire, avec un crépitement joyeux. Puis il força la Charlézenn
à s'asseoir à sa place, sur l'escabelle.
- Quant à moi, dit-il, je ne veux que la faveur de m'étendre à vos
pieds.
 
Il s'assit, en effet, sur la piette du foyer, mais la figure
tendue en avant jusqu'à frôler celle de la jeune fille. La
Charlézenn sentait sur sa joue l'haleine forte et chaude du fils
aîné de Keranglaz. Sans qu'elle sût pourquoi, elle avait pour de
cet homme. C'était cependant un beau gars, dans tout
l'épanouissement de la jeun
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esse. " Qu'est-ce que j'ai donc ?
se demandait-elle : je tremble comme si j'étais malade de la
mauvaise fièvre. " Le Keranglaz s'était mis à parler, à parler
très vite ; mais elle n'entendait que le bruit des mots : cela
était doux commme une musique ; elle s'efforçait d'en comprendre
le sens, elle n'y parvenait pas. Sa tête était pleine d'un
bourdonnement confus. De plus, il lui semblait que des milliers
et des milliers de petites bêtes invisibles lui grimpaient tout
le long du corps. Elle eût voulu les secouer d'elle, et ne le
pouvait. Elle était comme dans ces rêves, où l'on cherche à courir
et où l'on a les jambes empêtrées dans on ne sait quel obstacle. Un
charme était sur elle.
 
Tout à coup elle poussa un cri, un cri sauvage, un hurlement de
bête blessée.
 
Penché sur elle, Goulvenn de Keranglaz, les yeux luisants et fixes,
les veines gonflées à se rompre, tâchait de l'étreindre à bras le
corps.
 
Elle rejeta la tête en arrière, se raidit d'un mouvement
désespéré. Machinalement elle se rappela le couteau de chasse que
cet homme portait à la ceinture, du côté gauche. Elle tâta, trouva
la poignée, brandit l'arme et la plongea dans le dos du Keranglaz,
avec une telle force qu'il s'abattit à terre, comme un bœuf assomé.
 
Eperdue, affolée, elle s'élança dans la nuit. Et toute la nuit
elle galopa devant elle, à travers bois, geignant et bramant, telle
qu'une génisse qu'on a oubliée dans les prairies, et qui bondit, et
qui meugle lamentablement sans que son troupeau lui réponde.
 
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==III==
 
C'était au crépuscule d'aube, dans le sentier de falaise qui
longeait la Lieue-de-Grève, entre Saint-Michel et plestin, là où
serpente aujourd'hui la route en corniche qui mène de Lannion à
Morlaix. Les trois Rannou s'en revenaient vers Saint-Michel qui
était ville à cette époque. C'était une trinité redoutée que celle
des Rannou. L'aîné s'appelait Kaour, le cadet Kirek, le plus jeune
Guennolé. Ils portaient, on le voit, des noms de saints vérénés,
mais tous trois étaient des hommes du diable. Du moins le
prétendait-on, dans le pays. Mais en Basse-Bretagne, comme ailleurs,
les gens valent souvent mieux que leur légende. Les Rannou passaient
en tout cas pour de mauvais sujets. Aucun d'eux n'avait de métier
déterminé. Ils vivaient en dehors de la loi commune. Le bailli de la
mouvance de Keranglaz les eût volontiers pendu à ses potences
féodales. Mais il eût d'abord fallu les appréhender. Ce n'était pas
chose facile. Le bailli n'osait en courir le risque, quoiqu'il eût
à sa dévotion une cinquantaine d'hommes d'armes. Qu'étaient-ce que
cinquante hommes auprès des trois Rannou ! En attendant de pendre
ces chenapans, le bailli était le premier à leur payer rançon. Dès
qu'il avait à faire un voyage dans la région, il avait soin de leur
demander, moyennant finance, un sauf-conduit. Les Rannou touchaient
ainsi des rentes assurées auxquelles venaient se joindre quelques
menu profits
==[[Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/20]]==
prélevés sur les seigneurs de passage dans les
alentours de la Lieu-de-Grève. Car ils n'aimaient à pêcher que le
gros poisson. Ils étaient très doux avec le petit peuple.
... - Voyez donc ! dit Kaour à ses frères, comme ils arrivaient
au pied du Roc'h-Kerlèz.
Il leur montrait du doigt une forme humaine debout là-haut, près
de la croix qui dominait le rocher.
- Damné sois-je ! s'écria Guennolé, c'est la Charlézenn !
Ils la hélèrent. Mais elle ne parut point les entendre. Alors, ils
se hissèrent jusqu'à elle en se cramponnant aux saillies de la
pierre, à des touffes d'ajonc.
- Tu attends quelqu'un, Gaïdik (2) ?
- Oui, j'attends la mer.
- Pourquoi faire ?
- Pour m'y jeter.
- Tu veux donc mourrir ?
- Oui... Je me serais déjà précipitée... Mais sur les roches nues
je me serais fait trop mal... J'attends qu'il y ait de l'eau en bas.
Cela ne tardera plus.
 
En effet, la mer montait. Sur l'immense plaine de sable elle
roulait avec le fracas, avec le farouche hennissement d'une horde
d'étalons lancés au galop.
L'aîné des Rannou dit :
- Conte-nous ce qui t'est arrivé, Gaïdik. Si c'est quelqu'un qui a
cherché à te nuire, livre-nous son nom seulement ; nous sommes trois
et nous te vengerons.
- Je ne conterai ni à vous ni à personne ce qui m'est arrivé. J'en
ai assez de la vie, voilà tout.
-
==[[Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/21]]==
Eh bien ! nous, nous ne permettrons pas que tu meures.
En adoucissane le ton un peu rauque de sa voix l'aîné des Rannou
poursuivit :
- Ecoute-moi, fille. Regarde ces bois qui s'étendent là-bas à perte
de vue, jusqu'au fond du ciel. Le seigneur de Keranglaz prétend
qu'ils sont à lui. Sur le papier, c'est possible. Mais les vrais
maîtres, c'est nous. C'est nous, les Rannou, qui sommes les rois de
la forêt. Ah ! c'est un fier domaine. tu en connais les abords, mais
tu ne t'es jamais enfoncée sous les hautes futaies. Il n'y a pas au
monde un palais comme celui-là. C'est le bon Dieu qui l'a bâti de
ses propres mains. Les arbres qui le soutiennent sont bien plus
beaux que les piliers des plus belles églises. Il y a aussi des
menhirs où s'asseyaient les géants d'autrefois et des tables de
pierre où ils mangaient. Là est notre demeurance. Nous n'en
voudrions changer pour aucun prix, nous proposât-on le chateau de
la reine Anne. Mais elle nous plairait mieux encore, si nous y
avions avec nous une douce petite sœur, une bonne et franche fille
comme toi. Tu y ferais cuire notre soupe de venaison sous le couvert
des chênes ; tu raccommoderais de tes doigts habiles nos vêtements
en peau de loup. Suis-nous à la grande forêt, Gaïdik. Nous
t'aimerons bien. Nos dehors sont rudes, mais notre cœur est aussi
tendre que celui d'un enfant. Le monde nous méprise parce qu'il nous
craint. Tu sais comme il est méchant. Tu en as assez souffert
toi-même, puisque tu rêves de t'en aller au paradis, par le mauvais
chemin de la mort volontaire. Crois-moi, Gaïdik, je n'ai jamais
menti. Tu connaîtra de beaux jours dans le creux de nos bois et de
nos ravins. Tu y seras à l'abri des langues perfides. Qui oserait
toucher à la sœur des trois Rannou
==[[Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/22]]==
? Viens !... Tout ce que tu
désireras, tu l'auras. Si tu tiens aux parures, nous t'en
rapporterons de superbes à rendre jalouse Notre-Dame de Rumengol qui
cependant a une robe en or. Nous t'aurions déjà fait cette
proposition depuis longtemps, mais nous ne l'osions, pensant que tu
ne te déciderais par à quitter la vieille Nann, ta mère-nourrice...
- Oh ! celle-là est une misérable sorcière ! s'écria la jeune fille.
 
Tout d'abord elle n'avait écouté les paroles de Kaour qu'avec
ennui, le front plissé, l'air méfiant et sombre. Mais peu à peu elle
y avait pris intérêt. Finalement, à l'idée de vivre parmi ces hommes
simples, dans la grande forêt pacifique et profonde comme une église
immense, son cœur s'était fondu. Son navrement de tout à l'heure
était déjà loin d'elle. Elle pleurait silencieusement, sans
amertume.
- Tu as raison de pleurer, Gaïdik, dit alors Guennolé. Cela te
soulagera. Nous allons attendre un peu plus bas que tu aies pris un
parti. Si tu descends de notre côté, c'est que tu auras accepté la
proposition de Kaour.
- C'est cela ! opinièrent Kaour et Kirek.
Et tous trois se retirèrent à l'écart, sans toutefois perdre de
vue la Charlézenn.
 
Celle-ci resta quelque temps encore debout sur la plate-forme du
rocher, le dos appuyé à l'arbre de la croix. Mais ce n'était plus
la mer qu'elle regardait. Ses yeux limpides, d'où les larmes
coulaient doucement comme une averse printanière, ses yeux couleur
de ciel d'avril suivaient à l'horizon la ligne onduleuse des bois.
Le soleil venait d'apparaître. Une pluie d'or s'égouttait au loin,
ruisselait en lumineuses cascades sur tout le versant, des cimes les
plus éloignées aux fronda
==[[Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/23]]==
isons les plus proches. C'était un
spectacle magique. L'haleine bleuâtre de la forêt montait, odorante,
comme une vapeur d'encens. Des chœurs d'oiseaux s'éveillaient,
s'appelaient, se répondaient, et toutes les allégresses de la
terre chantaient dans leurs voix. Cela donnait l'idée d'une sorte de
résurrection universelle. Toutes choses, à la venue du soleil,
semblait sortir de la nuit comme d'un tombeau. Et la Charlézenn,
elle aussi, dégagée de ses projets de mort, se signa devant la
lumière comme devant la plus adorable des divinités. D'un pas
qui sonnait gai sur la pierre, elle descendit vers les Rannou.
Triomphalement, ils s'acheminèrent ensemble par le sentier tout
humide de rosée qui, à travers landes, menait au cœur des bois.
Gaïd Charlès marchait en tête. Le chemin, eût-on dit, lui était si
familier. Entre ses lèvres fines elle sifflait, elle sifflait comme
un merle. Les Rannou suivaient à distance ; il y avait dans cette
vierge sauvage un prestige qui les troublait.
Kaour murmura :
- C'est la fée de la forêt que nous escortons !
Et ses deux frères répondirent à voix basse :
- En vérité, oui ! c'est elle-même.
 
==IV==
 
La Charlézenn si fort sifflait
Que le chêne feuillu s'effeuillait...
 
Ainsi débutait une complainte ''levée'' à la Cherlézenn
==[[Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/24]]==
par un clerc
du pays de Saint-Michel-en-Grève, depuis qu'elle était devenue la
"petite sœur" des Rannou. Dans les autres couplets on énumérait ses
crimes. Elle y était représentée comme une fille sans vergogne, comme
une création de Satan.
 
''Fille qui siffle et la vipère
Ont toutes deux Satan pour père.''
 
C'est de quoi témoignait sa beauté même, la transparence de ses yeux
si clairs, la grâce de tout son corps, mais plus que tout le reste, la
couleur étrange de ses cheveux.
 
''Gaïdik Charlès a l'oeil pur,
Couleur d'avril, couleur d'azur;
 
Gaïdik Charlès est souple et belle
Comme une sainte de chapelle.
 
On la crorait fille de Dieu
N'était son poil couleur de feu...''
 
Venait alors l'histoire du premier forfait :
 
''Cloarec Rozmar allait être
Avant dix mois ordonné prêtre.
 
La Charlézenn - forfait premier ! -
Le pendit au long d'un pommier.''
 
En Basse-Bretagne, les légendes poussent robustement commme en leur
terroir naturel. Deux ans à peine s'étaient écoulés depuis la mort de
Cloarec Rozmar. Et déjà c'était la Charlézenn qui l'avait pendu !...
Suivant le deuxième "forfait, terrible à imaginer".
==[[Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/25]]==
 
''La cloche tinte, tinte, tinte...
Une âme d'homme s'est éteinte !
 
La cloche noire tinte ; hélas !
C'est pour l'Aîné des Keranglaz.''
 
Et le poète reconstrusait à sa façon la scène tragique de la hutte.
Marguerite Charlès avait attiré le jeune homme dans un guet-apens.
Elle l'avait endormi à l'aide d'un philtre, puis, traîtreusement,
l'avait assassiné...
 
----
 
 
...La jeune fille, cependant, vivait avec les Rannou de leur belle
existance errante dans la forêt du Roscoat. Kaour ne lui avait pas
menti. Dans ces profondes et verdoyantes solitudes, entourée par les
trois frères d'une sorte de vénération naïve, elle avait vu
s'évanouir l'un après l'autre tous les mauvais souvenirs de son passé.
De Nann, du fils de Keranglaz, de tant de misères et d'humiliations,
à peine lui restait-il de vagues images : encore eût-il fallu qu'elle
les allât chercher tout au fond d'elle-même. Les journées se
déroulaient pour elle avec une monotonie apaisante et grandiose.
Dès le matin, les frères partaient. Pour quelles avantures ? Elle
n'en avait souci de le savoir ; eux, de leur côté, s'en taisaient
avec elle soigneusement. Ils rentraient à des heures irrégulières.
Souvent ils avaient des taches de sang à leur vestes : du sang de
bête, peut-être aussi du sang d'homme. D'ordinaire on soupait tous
ensemble aux premières étoiles. C'était le moment des causeries, la
veillée en commun sous les hautes ramures à travers lesquelles les
astres brillaient, comme de claires chandelles lointaines. A vrai
dire, il n'y avait guère que la Charlézenn qui causât. Les Rannou
étaient des taciturnes. Puis, ils
==[[Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/26]]==
aimaient mieux entendre Gaïdik,
la petite sœur. Dès que l'un d'eux ouvrait la bouche, les deux
autres lui disaient : "Laisse parler Gaïdik !". Et Gaïdik parlait.
Elle les entretenait de ses courses, de ses vagabonderies durant le
jour, les amusait avec des riens. Elle leur racontait des histoires
merveilleuses, comme à des enfants, ou bien leur chantait ''gwerzes''
et ''sônes'', seul héritage qu'elle sût gré à la vieille Nann de lui
avoir transmis. Ils l'écoutaient, suspendus à ses lèvres. Sa voix
caressait délicieusement leurs âmes de barbares. Quand le serein
commençait à tomber, elle souhaitait le bonsoir aux trois frères.
Ils lui avaient dressé une "couchée" sous la table d'un dolmen que
ne soutenait plus qu'un de ses supports. Là elle couchait comme une
reine des âges primitifs, avec des peaux d'animaux sauvages pour
rideau et, pour lit, un moelleux entassement de couvertures dont
quelques-unes, fruit du pillage, avaient été tricotées sans doute
par des doigts savants de châtelaines.
 
A la nuit bien close, deux des Rannou disparaissent de nouveau,
retournaient à leur besogne mystérieuse. La Charlézenn, avant de
s'endormir, les écoutait s'éloigner. Le troisième demeurait pour la
garder, étendu sur une jonchée de fougère près d'un feu de bivouac.
Chacun la veillait ainsi, à tour de rôle. Une nuit que c'était le
tour de Kaour, il sembla à la jeune fille qu'elle l'entendait
sangloter.
Elle l'appela doucement :
- Kaour !
- Qu'est-ce, Gaïdik ?
- C'est à toi qu'il faut le demander. Pourquoi pleures-tu ?
- Je ne sais. Cela m'arrive quelquefois, à propos
==[[Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/27]]==
de rien.
- Dis-moi ta peine. Approche-toi.
Il se traîna jusqu'à elle, en rampant, comme un chien qui a peur
d'être battu.
- Est-ce peine d'esprit ou peine de cœur ? Je veux que tu me le
dises.
- C'est peine de cœur, Gaïdik. Tu devines toutes choses. Tu es
une sorcière, comme la vieille Nann, seulement tu est une sorcière
du bon Dieu, toi.
- N'essaie donc pas de me rien cacher.
- Aussi bien j'aurais déjà dû te le dire. Voilà, Gaïdik. Je t'aime
follement. Veux-tu que nous soyons mari et femme ?
 
Il avait fallu qu'il prît son courage à deux mains, le pauvre Kaour,
pour proférer ces mots si simples. Et maintenant il attendait, la face
collée contre la terre, que la Charlézenn parlât. La Charlézenn gardait
le silence. Kaour releva la tête. Sur ses traits, une angoisse infinie
était peinte.
- Gaïd, murmura-t-il, tu ne veux point, n'est-ce pas ?
- Non, Kaour, décidément non !
- Tu aurais répondu : "Oui", Gaïd, si au lieu d'être Kaour, j'avais
été Kirek ou Guennolé...
- En cela tu te trompes.
- Tu préfères cependant l'un de nous ?
- Tu me poses des questions bin étranges auxquelles je n'ai jamais
réfléchi. La vérité est que je vous préfère tous trois.
- La vérité vraie, Gaïdik ?
- La vérité vraie, Kaour !
- Puisque c'est ainsi, je ne pleurerai plus. Je souffre déjà moins.
Tu jures que tu ne seras la femme de personne
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?
- De personne, je le jure !
- C'est que, vois-tu, je le tuerais, celui-là, fût-ce Kirek, fût-ce
même Guennolé notre plus jeune. Je me tuerais moi-même après. Tu fais
bien, Gaïd, de nous éviter cette destinée. Merci !
Il avait dit cela d'une voix profonde. Il ajouta :
- Dors en paix, petite sœur des Rannou.
 
Et il se retourna, s'allongea sur le dos, les bras croisés sur la
nuque, et demeura dans cette posture jusqu'au retour des deux autres,
les yeux grands ouverts, le regard attaché aux étoiles. La Charlézenn
fit mine de sommeiller. A part soi, elle songeait :
"C'en est fini de la vie heureuse !... Quelle est donc cette loi
cruelle qui régit le monde ? Pourquoi l'homme ne peut-il vivre avec
la femme ou même voir simplement sans la convoiter ? Qu'est-ce que
cette nourriture misérable dont ne peuvent se passer les cœurs, ce
pain de l'amour, toujours pétri de larmes et quelquefois de sang ?...
Ainsi, pour un regard plus tendre que j'adresserais à Kirek ou à
Guennolé, Kaour, qui les adore tous deux irait jusqu'au fratricide !"
L'aventure de Cloarec Rozmar lui revint à l'esprit toute vive ; plus
vive encore lui réapparut la scène dans la hutte. Elle revit
Keranglaz penché sur elle et l'instant d'après roulant à terre, une
bave rouge aux lèvres. Voici que c'était le tour de Kaour. Que
n'eût-elle pas donné pour l'épargner, celui-là ! Elle avait dû le
frapper, lui aussi. Et elle savait bien qu'avec ce : Non ! elle venait
de lui faire plus de mal qu'à l'autre avec le coup de couteau. Il n'y
avait décidément qu'un moyen d'éviter l'éternel piège de l'amour :
c'était de se réfugier dans la mort. Elle s'y résolut une seconde
fois. Et cette fois nulle intervention humaine ne la détournerait de
son dessein.
 
Sa résolution prise, une paix immense lui emplit l'âme,
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et elle
reposa, tranquille, veillée par le grand Kaour, commme une de ces
vierges de la légende dont un géant accroupi protège le sommeil.
 
==V==
 
La Charlézenn, à l'aube blanche, a regardé partir les Rannou. Elle
les a vus s'enfoncer dans l'épaisseur de la forêt, du côté de la
grève. Par trois fois elle leur a crié :
- Au revoir ! Au revoir ! Au revoir !
Elle ne les reverra plus, et elle prolonge l'adieu. Eux, qui ne
savent rien, lui répondirent gaîment :
- A tantôt, petite sœur !
Entre leurs voix, elle distingue celle de Guennolé plus jeune et
plus perçante. Ce Guennolé, elle s'avoue maintenant qu'elle l'aime.
Qu'elle a donc bien fait de ne point le lui montrer ! Du moins, il
n'aura pas à pâtir à cause d'elle... Elle ne se dit pas, l'ignorante,
que l'amour est chose subtile, qu'on le device en quelque sorte à
son odeur, et que c'est pour cela que Kaour, la vielle, a tant pleuré.
 
Qu'importe du reste ! La Charlézenn va mourir.
L'exquise matinée ! C'est le jour de fête dans les bois du Roscat.
Il semble que la douce lumière ait pris corps, quelle se promène,
vêtue de brume bleue, entre les arbres extasiés ; et derrière elle
sa chevelure s'épand en un fleuve d'or pur. Sur ses pas, une
mystérieuse musiqué
==[[Page:Le Braz - Vieilles histoires du pays breton, 1905.djvu/30]]==
s'élève des choses. Les mousses même ont des
frissons harmonieux. La brise de mai qui passe dans le creux des
vieux chênes les fait vibrer puissamment comme des tuyaux d'orgue.
Plus encore que d'habitude la forêt a aujourd'hui son air de grande
église, imprégnée de toute espèce d'aromes et d'encens. Comme autant
de nefs, les hautes avenues ouvrent des perspectives immenses où
mille clartés se jouent, irradiées, semble-t-il, à travers des
vitraux de nuances innombrables.
 
----
 
Quand la Charlézenn fut demeurée toute seule, elle se sentit l'âme
noyée de tristesse. C'était comme une pluie, fine, lente, continue,
qui eût tombé au fond d'elle. Sa résolution si ferme en était comme
détrempée. Un instant elle douta si elle aurait le courage jusqu'au
bout de son devoir. La mort lui apparaut soudain comme une chose
beaucoup plus compliquée qu'elle nz pensait. Elle sur dut s'arracher
avec effort à ce coin de nature sauvage où le meilleur de sa vie
s'était écoulé. Des fils invisibles l'y enchaînaient. Elle s'en
apercevait, maintenant qu'il fallait les rompre, les rompre un à un,
non sans une douleur aiguë, comme si à chacun d'eux restait pendu
un lambeau d'elle-même.
 
Mais, à mesure qu'elle avança dans la forêt, la sérénité lui revint.
Les arbres versèrent à ses blessures un baume sacré, à son esprit une
sécurité grave, profonde. Elle marcha dès lors allégrement. Elle alla
à la mort comme à une promenade.
Là-bas, dans le ravin, la rivière du Roscoat faisait son grand
murmure.
"Elle me portera doucement jusqu'à la mer, se disait Gaïd Charlès,
 
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elle m'emporta endormie comme un enfant entre les bras de sa nourrice.
Et, de peur que je ne me réveille, la mer, quand elle m'aura prise, me
bercera d'une berceuse si longue, si longue, que jusqu'à la fin des
temps je ne me réveillerai plus."
 
Or, comme la Charlézenn se disait cela non seulement sans amertume,
mais même avec une sorte de volupté, subitement elle fit halte.
Au-dessus de sa tête, dans les branches hautes d'un énorme
châtaignier, une voix de garçonnet dénicheur de nids chantait, sur un
ton de mélopée, une complainte en breton où revenait sans cesse le
nom de la Charlézenn.
- Hé ! petit ! cria la jeune fille ; quelle est cette ''gwerze'' que
tu chantes ?
La frimousse ensoleillée du gamin se montra entre les ramures.
- D'où venez-vous donc, dit-il, que vous ne connaissez point la
complainte de la Charlézenn ? Il y a beau temps qu'elle court le
pays !
- Descends me la chanter et, pour récompense, je te donnerai un écu.
Elle avait à peine fini de parler que le garçonnet sautait à côté
d'elle, dans la mousse.
 
''La Charlézenn si fort sifflait
Que le chêne feuillu s'effeuillait...''
 
Il débita la ''gwerze'' d'une haleine. Marguerite l'écouta jusqu'au
bout, immobile, les mains jointes. Sur ses joues, des larmes
silencieuses ruisselaient. Ainsi, c'était là l'idée qu'elle allait
laisser d'elle au monde !
- Sais-tu qui a fait la complainte ? demanda-t-elle à l'enfant
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.
- On prétend que c'est Pezr Guillou, de Lok-Mikel.
Elle se rappela qu'elle avait connu ce Pezr, autrefois, sur les
bancs du catéchisme. Mais que lui avait-elle donc fait pour qu'il
la maltraitât si injustement ? Car ce n'était qu'un tissu de
menteries, cette ''gwerze''.
Elle ne savait pas, la pauvre fille, que fabricants de complaintes
et faiseurs de vers se jouent, par vocation, au milieu d'un
perpétuel mensonge.
- Mais, continua le gamin, Pezr Guillou n'a pas tout dit.
- Qu'aurais-tu voulu de plus ?
- Il n'a pas dit que le vieux seigneur de Keranglaz promet dix
arpents de terre labourable à qui lui livrera vivante la Charlézenn...
Maintenant, s'il vous plaît, donnez-moi mon écu !
 
C'est vrai, elle avait promis un écu à cet enfant. Où le prendre ?
Certes, ce n'était pas l'argent qui manquait chez les Rannou. Mais,
retourner ''là-bas'', jamais !... Il lui vint une ispiration soudaine.
Après tout, qu'importait le genre de mort ! Tous les chemins mènent
à Dieu.
- Ce n'est pas un écu que je veux de donner, mais dix, vingt,
soixante écus, cent peut-être. Seulement il faudra que tu
m'accompagnes jusqu'au château de Keranglaz où l'on m'attend et dont
le seigneur te paiera, en mon nom.
Tous deux prirent un sentier, sur la gauche, franchirent la
rivière du Roscoat, sur le pont de planches, et, au bout de longues
heures, se trouvèrent enfin dans la cour du manoir. En entendant
aboyer les chiens de garde Keranglaz le vieux sortit. C'était un
grand vieillard, tout de noir vêtu. Depuis le trépas de son fils
aîné, il n'avait pas quitté le deuil. Gaïd Charlès s''avança vers
lui, tenant par la main son petit compagnon. Et, ayant
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fait une
profonde révérence, elle parla en ces termes :
- Vous êtes noble, et par conséquent, votre parole est sûre. A
combien estimez-vous dix arpents de terre labourable de votre
domaine ?
Keranglaz le vieux lança à la jeune fille un sombre regard.
- Je les estime à dix écus chacun, quand je les vends, à trente
quand je les donne ! prononçia-t-il d'une voix sourde.
- C'est donc trois cents écus que vous aurez à remettre à cet
enfant. Il vous amène, vivante, la Charlézenn.
 
----
 
La complainte de Marguerite Charlès s'allongea plus tard de six
vers, les voici :
 
''A Keranglaz, on la pendit...
Ce fut grand'fête en paradis.
 
Dieu s'en vint la quérir lui-même !
Ainsi fait-il pour ceux qu'il aime.
 
La Charlézenn, qui sifflait fort,
En aumône a donné sa mort...''
 
Et, quand on la chante aujourd'hui, on ne manque jamais d'ajouter :
 
''Bénie soit-elle !''
 
 
 
== Notes ==
(1) Groac'h = (pej.) vieille
(2) Gaïdik = (mel.) diminutif de Marguerite