« Anton Bruckner (Magnette) » : différence entre les versions

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Revue de Belgique, t.58-59, 1910
Paul Magnette




Ce fut une destinée singulièrement âpre et tragique que celle du grand symphoniste autrichien Bruckner, destinée qui n’est pas sans analogie avec celle de César Franck ; la différence essentielle consiste en ce fait que Franck mourût au milieu de l’indifférence quasi générale, tandis que Bruckner s’éteignait sous l’hostilité partiale qui accueillait la production de ses œuvres superbes.

Et, par un de ces revirements subits des foules, ironie du sort, la France qui méconnaissait C. Franck, l’Allemagne Wolf et l’Autriche Bruckner, sitôt ces maîtres disparus, découvrirent leur génie puissant et les sacrèrent immortels ! Il en est ainsi, hélas! de presque tous les artistes novateurs: ceux mêmes qui, de leur vivant, leur jetaient le plus de pierres, la mort ayant tari la source géniale, s’empressent de les rassembler pour leur en élever un piédestal.

Comme l’a si bien dit R. Rolland en parlant de H. Wolf, c’est à présent qu’il faut crier à la masse inconstante et frivole ces phrases brutales mais justes, que pourraient penser les méconnus: « Vous êtes des hypocrites. Ce n’est pas pour moi que vous élevez ces statues, c’est pour vous-mêmes. C’est pour prononcer des discours, former des comités, faire croire aux autres et à vous-même que vous êtes de mes amis. Où étiez-vous, quand j’avais besoin de vous? Vous m’avez laissé mourir. Ne jouez pas la comédie autour de ma tombe. Regardez plutôt autour de vous s’il n’est pas d’autres Wolf qui se débattent contre vos hostilités ou votre indifférence. Pour moi, je suis au port. »

Pour Bruckner, cependant, la réaction se fait lentement ; en France et en Belgique, c’est à peine si l’on connaît son nom et les rares exécutions de la 7e ou 9e Symphonie du maître n’ont pas de lendemain. Ce fait est dû, croyons-nous, à la génialité trop pure du musicien ; nous, qui semblons apprécier la musique moderne, souvent superficielle, mièvre et recherchée, ne sommes pas encore mûrs, semble-t-il, pour comprendre la profondeur, la grandeur épique des productions brucknériennes ; la musique moderne, de plus, a fait perdre la notion des œuvres à grande envergure ; l’extériorité et l’originalité outrée influent trop fortement sur l’esprit musical actuel, et c’est ce sentiment général qui a fait longtemps méconnaître Anton Bruckner, dont le génie puissant se refusait à sacrifier au goût de la masse.

Anton Bruckner est né le 4 septembre 1824 à Ansfelden, près de Linz. Fils et petit-fils de maître d’école, il fut destiné à ce même état. Cependant l’éducation musicale faisait obligatoirement partie du programme des études relatives à cette carrière et c’est ainsi que nous voyons Bruckner connaître très jeune des débuts musicaux. À l’âge de 11 ans déjà, il est pris en pension chez son cousin J.-B. Weiss, professeur à Hörschingen, afin de se préparer à faire partie du chœur des enfants au couvent de Saint-Florian. Il y étudia non seulement le chant, mais encore l’orgue dont il devait plus tard pousser la connaissance jusqu’à une maîtrise quasi inégalée sur cet instrument. La mort de son père survenue le 7 juin 1837, Bruckner entra, un mois après cet événement, au couvent, en qualité de chanteur.

On peut dire que le séjour du jeune musicien à Saint-Florian eut la plus heureuse influence sur sa carrière musicale; en effet, il disposait au couvent d’orgues excellentes et d’une bibliothèque remarquable, tandis que de profitables leçons lui étaient prodiguées par Michel Bogner (théorie musicale), Gruber (violon) et Rattinger (piano et orgue). Ces études musicales ne lui faisaient cependant pas négliger celles relatives au professorat, et c’est ainsi qu’après un court séjour à Linz, 1840-1841, nous le voyons nommer en qualité de « Unterlehrer » à Windhag, petit village peu peuplé. Ce furent là des débuts très pénibles pour Bruckner qui, pour gagner sa vie — son traitement s’élevait à deux florins par mois! — dût jouer du violon aux fêtes champêtres, bals et cérémonies religieuses.

Il importe de noter ici une remarque relative aux symphonies du maître: c’est sous l’influence directe du souvenir des danses villageoises de Windhag qu’il écrira les trios de la plupart de ses scherzi ; le séjour de Bruckner à Windhag tient donc une place notable dans l’étude des symphonies du maître.

En 1843, Bruckner fut déplacé à Kronstorf, bourgade de 150 habitants, à peine, où il eut le bonheur de rencontrer un fermier généreux qui consentit à lui louer un piano. Le séjour à Kronstorf laisse des loisirs au musicien qui en profite pour se rendre fréquemment à Steyr et y travailler l’orgue au Pfarrhofe. C’est à Steyr que Bruckner a passé les plus belles années de son existence; il en conserva un souvenir si doux qu’il y revint en 1894, peu avant sa mort, et, dans son testament, il exprima le désir, au cas où il n’aurait pu être enterré à Saint-Florian, de l’être à Steyr.

Dès l’année 1845 commencent donc pour Bruckner des temps meilleurs: il vient d’être nommé professeur à Saint-Florian, au traitement de 36 florins. Une grande joie lui était réservée en 1848; il obtint la place d’organiste au couvent et, dès lors, toute son activité se porte vers la musique.

Il avait déjà tenté quelques essais de composition musicale; en 1837, une pièce pour piano, Abendklänge, et en 1849, un Requiem. Bruckner travaillait avec une énergie, une ténacité indomptables; il écrivait en 1850, à un ami: « À Saint-Florian, je fais dix heures de piano et trois heures d’orgue par jour! »

Les rares loisirs que lui laissaient ses travaux musicaux sont consacrés à l’étude de la littérature et des sciences; il ne manifesta cependant jamais grand intérêt pour tout cela et il ne fut jamais au courant des productions modernes.

Ce fut pour lui, à la fois une force et une faiblesse: une force, parce qu’il put ainsi s’imprégner tout entier du sentiment classique de son art; une faiblesse, parce qu’il se mit à l’école de maîtres intransigeants et figés dans des doctrines souvent étroites.

Ayant acquis une connaissance approfondie de l’orgue et de la théorie musicale, il se rendit à Vienne, en 1853, et se produisit comme organiste avec un succès éclatant devant les sommités musicales de Vienne : Simon Sechler, Ignace Assmayer et Gottfried Preyer. Mais son séjour à Vienne fut de courte durée; de retour à Linz, il y fut nommé, à l’unanimité, organiste du Dom, après un concours dans lequel il éclipsa tous ses concurrents (25 janvier 1856).

Ici se clôt définitivement sa carrière de maître d’école; Bruckner se consacrera désormais à la musique et sera soutenu fortement dans ses études futures par l’évêque Rüdiger; Linz, de plus, va lui donner la connaissance de la musique et du théâtre contemporains, dont il n’avait jusqu’alors aucune idée.

De plus, l’excellent accueil qu’avait reçu le musicien lors de son premier voyage à Vienne l’engage à profiter des congés qui lui étaient généreusement octroyés pour s’y rendre à nouveau, dans le but de travailler avec les musiciens qui l’avaient applaudi en 1853. C’est ainsi que nous voyons Bruckner devenir l’élève de Sechter, puis de Kitzler. Le premier de ces maîtres eut sur Bruckner une influence considérable et il est utile d’en dire ici quelques mots.

Simon Sechter (1788-1867) était un théoricien de premier ordre ; il a produit un ouvrage remarquable: Die Grundsätze der musikalische Komposition ; Sechter était un professeur de l’ancienne école, c’est-à-dire partisan d’une discipline sévère dans la composition, ennemi de toute licence ou exception aux règles établies, caractérisé par une intransigeance à laquelle se joignait une certaine pédanterie. Les théories de Sechter peuvent être jugées par ses préférences musicales: il adorait Bach et Beethoven, restriction faite des dernières œuvres du maître de Bonn. On voit, par cela, l’esprit essentiellement classique qui présidait aux leçons de Sechter; toutefois, il faut lui rendre cette justice qu’il encourageait ses élèves dans leur initiative personnelle et discutait paternellement avec eux leurs essais de composition.

Heureusement, le génie de Bruckner avait trop d’originalité en soi pour subir complètement l’influence de Sechter; il ne devait s’en ressentir que par l’esprit de discipline et de précision que nous retrouverons dans les œuvres du maître autrichien. D’ailleurs, l’influence de Kitzler, le second professeur de Bruckner, allait bientôt contrebalancer l’éducation trop rigoriste que lui avait donné Sechter.

En effet, après quatre années d’études avec ce dernier, Bruckner, en possession d’un métier parfait de contrapuntiste, subit une épreuve théorique sévère devant un jury qui comprenait Sechter, Hellniesberger, Herbeck, Dessoff et Becker, et il en sortit brillamment.

Sous la direction de Kitzler, Bruckner entreprend alors l’étude approfondie de la forme musicale, de l’orchestration moderne et de l’œuvre de R. Wagner. Otto Kitzler, en effet, était alors l’un des professeurs les plus éminents de Vienne; c’était, en outre, un musicien aux idées larges et toute modernes. Sa carrière musicale est d’ailleurs des plus intéressantes. En 1844, âgé de 12 ans, il déchiffre la 9e Symphonie de Beethoven; en 1846, il a la révélation des grandes œuvres de Berlioz, qui accomplissait à cette époque son second voyage en Allemagne ; en 1848, il connaît le Paradis et la Péri, de Schumann. Enfin, Wagner lui avait été révélé par le Vaisseau-Fantôme (1843) et Tannhäuser (1845). Kitzler vint alors à Bruxelles, où il suivit au Conservatoire les cours de Fr. Servais, le célèbre violoncelliste, de Meerts et de Fétis. Puis, jusqu’en 1861, date à laquelle il se fixa à Linz, il se produisit partout comme violoncelliste avant d’aborder le professorat. Il est évident que Bruckner devait tirer un profit énorme de son commerce avec Kitzler. Il travaille d’abord les formes musicales, puis l’instrumentation, d’après l’ouvrage de A.-B. Marx. Dès que Bruckner fut arrivé à une maturité d’esprit suffisante, Kitzler lui mit entre les mains la partition du Tannhäuser, vers 1862, et en fit avec lui l’étude approfondie, faisant ressortir les beautés de l’œuvre. Kitzler fut d’ailleurs un ardent prosélyte de Wagner et parvint — non sans peine, d’ailleurs — à faire exécuter deux fois Tannhäuser à Linz, les 13 et 20 février 1863.

Déjà Bruckner avait repris ses essais de composition ; outre son Requiem, il produisit un Tantum ergo (1846) et un Ave Maria (1856). Toutefois, ses essais dans le domaine symphonique datent de 1862, époque vers laquelle vit le jour une première symphonie en fa mineur, qui fut détruite plus tard par le compositeur lui-même. Ce n’était là qu’un devoir d’élève. Mais, de 1864 à 1866 paraissent deux grandes œuvres définitives qui marqueront les vrais débuts de la production brucknérienne : la Messe en ré mineur et la 1re Symphonie en ut mineur. Bruckner s’affirme déjà puissamment, mais n’est pas encore arrivé à une complète maturité d’esprit. C’était Wagner qui allait soudain se révéler à Bruckner dans la plénitude de son génie et indiquer au débutant la voie définitive dans laquelle il devait s’engager; la connaissance de Wagner lui ouvrit soudain un monde inconnu et depuis longtemps flottait dans ses rêves. À cette époque, Kitzler avait quitté Linz pour se rendre à Brünn en qualité de directeur de l’École de musique de cette ville; mais il laissait Bruckner suffisamment préparé pour étudier Wagner.

Cependant, le Requiem en ré mineur avait fait connaître le nom de Bruckner, ainsi qu’une cantate (Germanenzug, pour chœurs et instruments à vent), couronnée au festival de Linz, le 4 juin 1865 ; de plus, sa messe fut si bien accueillie lors de sa première audition (9 mai 1868) que des exécutions répétées suivirent et que les journaux musicaux de Vienne en confirmèrent le succès. Sa symphonie, au contraire, fut mal accueillie, et la faute doit en être partiellement imputée aux moyens rudimentaires dont disposait Bruckner pour ses exécutions orchestrales. Pour se consoler, il va écrire ses deux autres messes en fa mineur et mi b mineur.

Le 10 juin 1865 marque une date mémorable dans la carrière d’Anton Bruckner : Tristan et Yseult lui fut révélé à Munich et, bientôt après, les Maîtres Chanteurs. Bruckner, dès lors, se prit d’une admiration passionnée pour Wagner, dont il avait fait la connaissance à Munich ; il subira, plus que tout autre peut-être, l’influence du maître saxon. Aussitôt, il remanie totalement sa 1re Symphonie et produit, en 1868, sa messe en fa mineur.

Mais Linz ne pouvait suffire à « lancer » Bruckner ; c’est ce que comprit très bien Herbeck, qui avait été frappé des dispositions musicales de celui-ci lors du concours de 1860. Herbeck, dont la sympathie allait être pour ce dernier de la grande utilité, était à cette époque l’un des musiciens les plus appréciés à Vienne. On peut dire qu’il a occupé successivement, sinon simultanément, toutes les situations musicales à Vienne; comme chef d’orchestre il y fut particulièrement prisé. Berlioz, plutôt avare de compliments, le déclare d’ailleurs « chef d’orchestre de premier rang ».

Herbeck fut le premier à Vienne à comprendre le génie de Bruckner; impartialement, il en reconnaissait les qualités et les faiblesses; il était surtout subjugué par les qualités prédominantes chez le jeune maître : l’originalité et la compréhension du grand et du beau. C’est Herbeck qui, le premier, donna en 1867, la Messe en ré mineur, à la chapelle de la Cour.

Aussi, quand vint à mourir Sechter, Herbeck pressa-t-il Bruckner de venir postuler la place désormais vacante de professeur de théorie musicale; et ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à décider son protégé à quitter Linz.

Cependant, dès l’automne 1868, Bruckner fut nommé professeur adjoint au traitement de 800 gulden et, en 1871, professeur ordinaire. C’est vers cette époque que Bruckner se rendit à Nancy afin de prendre part aux grandes fêtes musicales organisées dans cette ville pour l’inauguration des grandes orgues de Saint-Epvre (28-29 avril 1869); il s’y produisit concurremment avec R. de Vilbac, Rigaun (Nancy), Stem (Strasbourg), Girod (Namur) et Oberhaffer (Luxembourg). Son succès fut énorme et le décida à se rendre à Paris; il s’y fit entendre à Notre-Dame, suscitant une admiration unanime; il fit alors la connaissance d’Auber et de Gounod. En 1871, il se rendit à Londres; ses concerts à l’Alberthalle et au Cristalpalace furent pour lui l’occasion d’ovations enthousiastes. Puis, de retour à Vienne, il reprend son cours au Conservatoire, cours dont il restera titulaire jusqu’en 1891; en 1875, il est nommé « lecteur » à l’Université et, le 19 janvier 1878, membre de la chapelle de la cour.

Le séjour de Bruckner à Vienne fut d’une importance capitale dans le développement de sa carrière musicale. On a prétendu, d’une part, qu’il avait nui à ce développement, tandis que, d’autre part, on y voyait un avantage. Les deux points de vue peuvent se défendre jusqu’à un certain point.

Vienne a peut-être nui au travail producteur de Bruckner parce qu’il y trouva un milieu nettement hostile. À cette époque il y régnait l’animosité la plus déclarée entre les partisans de Brahms et ceux de Wagner, animosité vraiment mesquine, car chacun des partis, par un ridicule esprit d’intransigeance, niait toute valeur à l’autre. Ce fut cette querelle, âpre et violente, qui fit tant souffrir Bruckner, et le découragea maintes fois. Bruckner, en effet, parce qu’admirateur passionné de Wagner, vit aussitôt se liguer contre lui tous les brahmsiens qui confondirent dès lors dans un même esprit de haine, brucknériens et wagnériens. Cette lutte, douloureuse pour le maître autrichien lui, fut d’autant plus pénible qu’il se heurtait à une hostilité systématique qui devait perdurer jusqu’à sa mort. Comme l’a dit R. Louis, « Vienne fut sa Jérusalem où il trouva son Golgotha ».

D’autre part, le changement de milieu occasionné par la venue de Bruckner à Vienne, fit grand bien à ce dernier en ce sens qu’elle l’empêcha, restant à Linz, de devenir une célébrité locale. Vienne donna le monde comme champ d’activité à Bruckner ; il y trouva des élèves qui propagèrent ses œuvres et des critiques qui les défendirent ; il profita également, à Vienne, de l’exécution, par un orchestre de premier ordre, de ses œuvres premières ; il put ainsi en constater les défauts afin d’y remédier pour en donner la version définitive.

Ainsi que nous venons de le dire, Bruckner rencontra à Vienne une hostilité injustifiée, particulièrement dans la presse musicale laquelle, après l’avoir apprécié assez favorablement à ses débuts, s’empressa bientôt de l’accabler sous les critiques les plus acerbes.

Il n’y eut qu’une faible partie du public qui accueillit favorablement Bruckner à ses débuts et encore, ce public qui fréquentait les concerts donnés par le compositeur était-il, en majeure partie, composé d’amis, comme le public parisien qui allait écouter en 1846, la Damnation de Faust, de Berlioz, à Paris.

Bruckner, dès qu’il vit Vienne, a tracé bien nettement la voie qu’il va suivre : la forme symphonique pure, et nous allons voir se succéder, à peu d’intervalle, les neuf symphonies du maître.

Le 26 octobre 1873, il donne son premier concert ; il s’y produit comme organiste (toccata en de Bach et fantaisie pour orgue de sa composition) et comme compositeur, avec sa 2e symphonie en ut mineur.

Dans toute la presse viennoise, un seul organe sera le défenseur de Bruckner : la Neue freie Presse, qui rendit compte du grand succès obtenu par le maître symphoniste, malheureusement devant un public composé quasi exclusivement d’amis. Une deuxième exécution de la symphonie, le 26 février 1876, souleva, à la fois, une tempête de sifflets et d’applaudissements. À la suite de ce concert, Hanslick, le critique le plus en vue de Vienne, attaqua violemment Bruckner. Les exécutions de la 4e symphonie (20 février 1881), de la 6e (14 janvier 1883), de la 7e (20 février 1886), de la 8e et du Te Deum (1886), provoquèrent à la fois des admirations enthousiastes et des critiques violentes.

Mais l’opposition était telle que plusieurs œuvres de Bruckner ne peuvent être exécutées qu’après la mort du compositeur, par exemple la 5e symphonie.

Les partisans de Wagner étaient à peu près les seuls à défendre le maître autrichien et encore était-ce surtout parce qu’ils voyaient en lui un disciple de leur dieu plutôt qu’un musicien essentiellement original et créateur.

La mort d’Herbeck (1877) fut une grande perte pour Bruckner qui se voyait entouré d’une foule nettement hostile soutenue par Hanslick, tandis qu’il n’avait, pour le défendre, que ses quelques élèves et de rares musiciens, parmi lesquels le plus enthousiaste, Hugo Wolf, devait payer chèrement son trop grand dévouement à la cause brucknérienne ; les brahmsiens ne le lui pardonnèrent jamais. Toutes ces luttes épuisaient Bruckner qui, peu après 1890, sentit sa robuste constitution s’affaiblir sous le poids des années ; sa situation financière, de plus, était des plus précaires, l’impression de ses oeuvres absorbant tous ses revenus. Aussi, dès 1890, ses amis lui épargnèrent-ils les soucis matériels.

L’empereur lui-même intervint ; il lui accorda comme résidence le Belvédère situé au milieu des magnifiques jardins du palais du prince Eugène. Le 7 novembre 1891, le Sénat académique de l’Université de Vienne le nommait Ehrendoktor, titre qu’il ambitionnait depuis que Brahms avait reçu en 1881 le même titre honorifique de l’Université de Breslau.

Malheureusement, vers 1891, se manifestèrent les premiers symptômes de la maladie qui devait l’emporter ; comme Beethoven et Liszt, il devait succomber à l’hydropysie et les soins les plus dévoués ne pouvaient que retarder le moment fatal.

Il s’était cependant, en 1891, mis au travail pour écrire sa 9e symphonie ; sentant la fin proche, il travaillait avec un acharnement sans égal ; le pressentiment qui l’obsédait, de ne pouvoir terminer son œuvre avant la mort, lui donnait une alacrité au travail qui lui faisait oublier momentanément les souffrances. Efforts vains ! Le maître esquissait à peine les grandes lignes du final que la mort impitoyable le fauchait, le 11 octobre 1896 !


* * *


Ainsi disparut, sans que le monde musical se départit de l’indifférence coutumière à son égard, l’un des musiciens les plus génialement doués, dont le nom brillera d’ici quelque vingt ans à l’égal de ceux des grands maîtres, et qu’on reconnaîtra comme ayant été le premier des symphonistes après Beethoven.

Bruckner occupe une place toute spéciale dans l’histoire de la musique au XIXe siècle ; sa figure, dans notre temps moderne, a quelque chose d’antique; il semble, comme Alfred de Vigny, avoir vécu dans sa tour d’ivoire et, lorsque nous nous trouvons en sa présence, au premier abord nous restons tout dépaysés. C’est que Bruckner, esprit éminemment religieux, tout de sérénité, de grandeur calme, s’adresse à l’âme, alors que la plupart des musiciens modernes subissent fortement l’influence des philosophes. Bruckner était un mystique, partant d’une naïveté surprenante ; ce n’était pas un esthéticien, mais un impulsif créateur. Il sentait en lui un besoin impérieux d’écrire, et ses créations naissaient sous l’influence de son génie musical seul, indépendant de toute influence philosophique ou poétique. Toutes ses œuvres, particulièrement ses symphonies, sont des monuments à structure colossale, à élévation grandiose[1].

Il dépeint admirablement la souffrance, les grandes secousses, comme il excelle dans la douceur et la suavité; le rêve, chez lui, a quelque chose d’enfantin et l’amour de la nature est des plus vivace. Il semble même bizarre que Bruckner, ayant subi fortement l’influence de Wagner, Liszt et Berlioz, soit resté si personnel et c’est là son plus grand mérite : avoir su éviter la contagion wagnérienne qui a si longtemps annihilé la personnalité de presque tous les compositeurs de la seconde moitié du siècle dernier.

Anton Bruckner est le seul qui ait compris le danger qu’il y avait à marcher dans la voie tracée par Wagner et qui ait su profiter de l’œuvre du maître allemand, tout en restant essentiellement personnel. Bruckner est le seul qui se soit résolument écarté du théâtre pour introduire dans la symphonie pure l’orchestration wagnérienne. C’est le seul qui ait subit l’influence de Wagner musicien, pas celle de Wagner dramaturge, poète et théoricien[2].

C’est là que s’affirme la valeur du maître autrichien; c’est cela qui immortalisera son nom, tandis que s’effacera celui des disciples de Wagner dans le domaine théâtral.

Bruckner était né symphoniste; nous exceptons les quelques œuvres chorales écrites avant 1870, parmi lesquelles il faut citer trois messes, quelques chœurs religieux et cantates. Il serait cependant injuste de passer sous silence ces différentes œuvres lesquelles, sans être transcendantes, n’en portent pas moins la griffe du maître et peuvent aisément rivaliser avec les compositions religieuses de Liszt[3]. Mais Bruckner aspirait à une liberté d’écriture que ne lui permettait pas un texte poétique et, dès 1808, ayant étudié minutieusement l’orchestration wagnérienne, il se livra tout entier à la forme symphonique pure[4].

L’activité musicale chez Bruckner s’est donc déployée pendant trente ans et, dès 1868, nous allons voir se succéder à de courts intervalles, la série complète des symphonies.

La 1re symphonie en ut mineur, écrite à Linz (1865-1866), fut dirigée par Bruckner le 9 mai 1868; mais, par la suite, le maître la remania complètement et en modifia notablement 1’instrumentation vers 1890; sous sa forme définitive, elle fut donnée pour la première fois à Vienne, le 13 décembre 1891. Le scherzo est la seule partie subsistant de l’œuvre primitive; encore fut-il plus ou moins corrigé et ces rédactions successives nous ont malheureusement ôté toute possibilité de reconstituer la forme primitive de la symphonie, telle qu’elle était avant que Bruckner eût connu Wagner.

La 2e symphonie en ut mineur, composée à Vienne en 1871-1872, fut dirigée par le compositeur le 26 octobre 1873 et rendue en 1876.

La 3e symphonie en ré mineur, œuvre que Bruckner prisait beaucoup puisqu’il la dédia à Wagner, fut terminée le 31 décembre 1873 et donnée en première audition le 16 décembre 1877. Elle fut légèrement remaniée en 1876-1877 et davantage en 1888-1889 pour une seconde exécution qui eut lieu en 1890.

Voici maintenant Bruckner en pleine possession de son talent et, dès 1874, il s’attaque à la 4e symphonie, cette merveilleuse symphonie en mi bémol qui est certes l’une des plus belles œuvres dues à la plume du maître. Sept années durant, Bruckner a modifié, corrigé son oeuvre et ce n’est qu’à la fin de l’année 1879 qu’il la termine définitivement. Hans Richter en dirigea la première exécution le 20 février 1881.

Entre temps, la 5e symphonie (si bémol majeur) était née, vers 1878, et dédiée au ministre de l’Instruction qui avait signé la nomination de Bruckner au poste de lecteur à l’Université de Vienne, Karl von Stremayr, (première exécution en 1894).

Et Bruckner terminait à peine sa 4e symphonie qu’il entreprenait déjà la 6e, de 1879 à septembre 1881. Il n’entendit jamais l’exécution intégrale de cette œuvre ; celle-ci n’eut lieu que le 26 février 1899, sous la direction de Mahler; seuls, l’adagio et le scherzo furent donnés à Vienne en 1883.

La 7e symphonie (mi majeur), comme la 4e, est encore l’une des plus belles pages qu’ait écrites Bruckner; composée de 1881 à 1883, elle fut dirigée par Nikisch en 1884, à Leipzig, par Richter, à Vienne en 1886.

Jusqu’à présent, la plupart des œuvres brucknériennes ont été produites dans un laps de temps restreint. Pour la 8e et 9e symphonie, au contraire, le travail sera beaucoup plus long et plus pénible, car la vieillesse ralentit la facilité d’écriture du musicien. La 8e symphonie en ut mineur, fut écrite de 1885 à 1890 et donnée en 1892, à Vienne; elle fut dédiée par Bruckner à l’empereur François-Joseph qui venait de le décorer.

Cependant, dès 1890, Bruckner sent la mort prochaine et, mû par une volonté admirable, s’attaque à sa grande œuvre, au monument qui doit couronner dignement la longue suite de ses efforts. Dès 1891, il entreprend la première partie qui sera terminée fin 1893 ; le scherzo est achevé le 15 février 1895 et l’adagio, le 31 octobre 1894.

La maladie empêcha Bruckner de rédiger le final dont il avait à peine esquissé les grandes lignes et, vers 1895, il abandonne tout travail, dédie son œuvre à Dieu et substitue au final à peine ébauché, le Te Deum écrit précédemment. Cette fois encore, Bruckner n’eut jamais la joie d’entendre son œuvre; la première exécution n’eut lieu que le 11 février 1903, à Vienne, sous la direction de F. Löwe.

Maintenant que nous connaissons le développement de l’activité musicale brucknérienne dans le domaine de la symphonie, il convient de situer les œuvres du maître dans l’histoire de la musique et d’en prouver la haute valeur.

Les symphonies d’Anton Bruckner ne se rattachent à aucune école, à aucun maître ; c’est à peine si l’on découvre une filiation éloignée avec les œuvres similaires de Beethoven. Elles occupent, dans l’histoire de la musique, une place toute spéciale; ce sont des monuments antiques qui détonnent dans notre siècle moderne.

Et, quelle beauté sévère, quelle grandeur sereine dans ces œuvres! Combien les symphonies modernes, même les plus appréciées, semblent mesquines, comparées aux productions olympiennes de Bruckner! Bruckner a développé le type beethovenien en lui donnant une ampleur jusqu’alors inconnue ; chez le maître autrichien comme chez le maître de Bonn, nous trouverons la même expansion d’idées grandioses et hautes, le même effort vers le surhumain.

Les symphonies brucknériennes peuvent se diviser en plusieurs groupes distincts.

La 1re symphonie, de loin la moins bonne des neuf, est le premier essai de Bruckner dans ce genre (ne parlons pas de la symphonie écrite en 1862, qui n’était qu’un devoir d’élève) ; elle est caractérisée par l’effort qu’a voulu accomplir le musicien de créer une œuvre énorme, alors que les matériaux indispensables à ce travail lui faisaient encore partiellement défaut, et la 1re symphonie est lourde, massive, teutonne. Elle se classe à part; car Bruckner, après la première audition de cet ouvrage, modifia sa manière d’écrire pour donner la 2e symphonie qui est le produit d’une réaction violente contre les excès révolutionnaires de la 1re; dans cette seconde œuvre, nous trouverons plus de calme, de mesure, de pondération; la grandeur, le pathétique et l’exaltation font place à des sentiments plus doux qui laissent respirer une joie réconfortante. Avec la 3e symphonie, première du groupe comprenant les 3e, 4e et 5e symphonies, Bruckner s’affirme enfin dans la plénitude de sa force ; la 3e œuvre synthétise les sentiments si opposés des deux premières productions et donne un tout parfait. Dès lors, le musicien va s’élever graduellement, pas à pas, toujours dans le style de la 3e, jusqu’à la 5e qui marque le sommet de cette période. La 6e constitue encore un type unique, ne rentrant dans aucun groupe, tandis que la 7e est le point de départ du dernier groupe (7e, 8e et 9e) dans lequel Bruckner semble créer un nouveau moule symphonique, celui de la symphonie énorme, à idéal gigantesque, symphonie plastique, aux formes grandioses, à la technique admirable. C’est un travail vraiment fini.

Nous distinguerons donc chez Bruckner trois groupes distincts de symphonies entre lesquels s’intercalent la 2e et la 6e, œuvres plus calmes, plus douces, moins pathétiques et qui, dans la suite des symphonies de Bruckner, tiennent la même place relative que la 4e et la 8e dans le cycle des symphonies de Beethoven.

Les neuf symphonies de Bruckner ont le moule classique, et la même ordonnance de travail se retrouve dans chacune d’entre elles.

La 1re partie, généralement longue et assez rapide[5], est basée sur deux thèmes fondamentaux ; elle est de forme essentiellement classique et les thèmes sont nettement marqués : Hauptthema et Gesangthema ; parfois, même, un 3e thème intervient ; tandis que le Hauptthema est solennel, feierlich, le thème secondaire est expansif; les divertissements accumulent les figures, traits libres, variantes des thèmes principaux pour amener ces fins pompeuses, triomphales, si caractéristiques chez Bruckner.

Mais c’est surtout dans les adagios et scherzos que se révèle le génie de Bruckner ; personne, après Beethoven, n’a écrit d’adagios symphoniques aussi graves, aussi profonds, aussi grands[6].

De même, la personnalité du maître autrichien est nettement accusée dans les scherzos; il s’est remémoré les souvenirs de jeunesse, et les danses des paysans autrichiens ont influé fortement sur les trios des scherzos (2e, 3e et 4e symphonies); on y retrouve la rudesse des paysans, leur sentimentalisme naïf et ce sont précisément ces qualités qui rendent si caractéristique cette partie de la symphonie brucknérienne.

Cependant, malgré la valeur des adagios et scherzos, c’est dans le final surtout que Bruckner a cherché à déployer toutes ses qualités; il a modifié le final classique, l’a rendu extrêmement libre, en a fait presque une fantaisie et a cherché à concentrer en cette dernière partie les trois mouvements précédents.

C’est ainsi, par exemple, que nous voyons dans le final de la 8e symphonie, intervenir les thèmes de l’allegro, de l’adagio et du scherzo.

Bruckner est arrivé, de la sorte, à des effets de péroraison absolument grandioses et inégalés.

Sous le rapport de l’instrumentation, les œuvres brucknériennes sont extrêmement remarquables; cette instrumentation est caractérisée surtout par les couleurs d’orgue qu’on y rencontre et par les curieux accouplements d’instruments qui y abondent ; toutes les œuvres du maître autrichien prouvent une maîtrise absolue dans l’harmonie, le contrepoint, le rythme.

La plupart des symphonies contiennent d’ailleurs des chorals qui se prêtent admirablement à des développements polyphoniques. Les changements de rythme, les modulations sont très fréquentes; la mesure varie souvent. (Dans l’adagio de la 5e symphonie, les mesures à 6 et à 4 temps marchent parallèlement).

La symphonie brucknérienne constitue donc une œuvre forte, d’un intérêt indiscutable. On lui a reproché la froideur, l’extravagance. Mais, prenez dans les thèmes des 4e, 7e et 9e symphonies pour ne citer que les plus connus; existe-t-il de semblables expansions musicales? Quelle architecture colossale, quelle ossature gigantesque! Un souffle génial empreint toutes ces œuvres et l’on peut dire que, si certains musiciens prétendent nier le plan général chez Bruckner, c’est qu’ils ne comprennent par la grandeur de l’œuvre et que la forme est trop grande pour leur intelligence.

Bruckner a cherché à donner des proportions monumentales aux conceptions que lui inspirait l’orgue; car, organiste de premier ordre, il concevait d’abord ses œuvres pour l’orgue.

Tels furent donc en Bruckner, l’homme et l’artiste; n’en n’avons-nous pas assez dit pour qu’à nos yeux un devoir impérieux s’impose aux musiciens consciencieux, celui d’étudier de façon approfondie l’œuvre du maître, dont les qualités sévères ne furent pas favorables à une prompte popularité, mais ont une autre efficacité d’action que le charme fragile de tant d’autres; ce n’est pas une étude superficielle à laquelle il convie, mais une étude lente et consciencieuse. Et alors, quelle jouissance pour celui qui pénétrera dans l’intimité du maître, qui vivra, en quelque sorte avec ses symphonies et qui, sans s’en tenir à l’impression première, voudra analyser scrupuleusement et impartialement[7] !

Nombre de musiciens contemporains ont donné l’exemple de cette étude et, parmi eux, Gustave Mahler, F. Klose, F. Löwe, J. Schalk et d’autres se posent en protagonistes brucknériens. Les admirateurs d’Anton Bruckner ne sont encore en France et Belgique qu’une poignée mais, ainsi qu’il en advint pour César Franck, le nombre des adeptes augmente sans cesse et il faut espérer voir, sous un jour prochain, le nom du maître d’Ansfelden briller au firmament musical à côté de ceux des Bach, des Beethoven, et des Berlioz.


Paul MAGNETTE.


Notes

  1. Dans presque toutes ses œuvres nous trouvons comme indication de mouvement : feierlich.
  2. On pourrait objecter que Bruckner, au déclin de sa vie, eut l’intention d’écrire un opéra, tout comme Beethoven avait été hanté par l’idée de Fidélio. Il projeta, en effet, d’écrire la musique d’un livret que lui avait fourni Mlle Elisabeth Bolb, une musicienne de talent qu’il connut lors de son séjour à Linz. Il lui écrivait, le 5 septembre 1893 :
    « Je suis malade et ne pense qu’à terminer ma 9e symphonie pour laquelle je crains d’avoir encore deux ans à travailler. Si je vis encore après cela, et que m’en sente la force nécessaire, j’écrirais volontiers un ouvrage dramatique. Je me souhaiterais, dans ce cas, quelque chose à la Lohengrin, romantique, religieux, mystérieux et surtout, pur de tout « unreinen ». »
    Le livret fut écrit d’après une nouvelle de Richard Voss : « die Toteninsel » et fut intitulée « Astra ». Mais le sujet ne plut guère à Bruckner; il le déclara trop peu religieux. Il ne voulait pas écrire un opéra, mais plutôt un oratorio dramatique dans le genre de Sainte-Élisabeth de Liszt ou du Polyeucte de Tinel.
    On ne peut donc accuser Bruckner d’avoir voulu s’assimiler Wagner pour le genre théâtral.
  3. Exceptons cependant la grande messe en fa qui surpasse les messes de Beethoven, Schubert, Liszt, etc. Elle n’a d’égale que la messe en si de Bach. Toutes deux sont d’inspiration géniale.
  4. Le Te Deum (1886), destiné par Bruckner lui-même, peu avant sa mort, à servir de péroraison à la 9e symphonie, n’est qu’un fait exceptionnel.
  5. Il n'y a d'exception que pour la 5e symphonie, dans laquelle un court adagio précède l'allegro.
  6. Voir symphonies n° 3, 4, 7, 8, 9.
  7. La première apparition du nom de Bruckner, en France, comme compositeur symphoniste eut lieu en 1896, aux Concerts Lamoureux (exécution de la 3e symphonie). En Belgique, c’est à Sylvain Dupuis que revient l’honneur d’avoir dirigé la première exécution brucknérienne intégrale, à Liège, en 1895 (7e symphonie).