« Les Récits de la muse populaire » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
Aucun résumé des modifications
Zoé (discussion | contributions)
Aucun résumé des modifications
Ligne 1 :
{{TextQuality|50%}}
* [[Les récits de la muse populaire-I|Le sorcier]]
<div class="text">
* [[Les récits de la muse populaire-II|La fileuse]]
*{{journal|[[Revue des Deux Mondes]], tome 1, 1849|[[LesEmile Souvestre]]|les récits de la muse populaire-III|La chasse aux trésors]]}}
 
 
===Le sorcier===
 
Égaré dans quelque capricieuse excursion ou dans quelque chasse hardie, n’avez-vous jamais poussé un cri de joie en découvrant, derrière les aubépines, un de ces toits de chaume que brodent les saxifrages et que couronnent les touffes de bluets? Poussé par la fatigue et par la faim, ne vous êtes-vous jamais assis près du foyer fumeux pour rompre, dans le lait encore tiède, le pain du paysan? Si vous l’avez fait, le souvenir vous en est resté, et, malgré tous les raffinemens des tables opulentes, votre pensée s’est reportée sans doute plus d’une fois vers ce repas des bergers de Virgile: ''Pressi copia lactis''. Ainsi en est-il de la tradition populaire. Au milieu de toutes les délicatesses de l’art, nous nous rappelons avec ravissement la vieille chanson écoutée en traversant la lande, ou le conte entendu au coin d’un feu de sarmens. C’est là aussi le lait et le pain noir de l’imagination villageoise; rien ne peut nous en faire oublier la rustique saveur. C’est qu’à part ses graces naturelles cette littérature sans nom d’auteur a en elle tous les renouvellemens et toutes les ondulations de la vie. Immuable dans son essence, elle change perpétuellement de contours, de voix, d’expression. On dirait une source féconde qui s’épand au loin en innombrables ruisseaux, prenant la couleur des lits qu’elle traverse, reflétant mille paysages, coulant tantôt à petites ondes, tantôt à pleines cascades. C’est toujours la même eau, ce n’est jamais le même spectacle.
 
Bien qu’il y ait de sérieuses différences entre la tradition rhythmée et la tradition parlée, autrement dit entre le chant et le récit, tous deux se rattachent évidemment à la même racine; ce sont comme les deux ailes de la muse populaire. On a attribué à la tradition parlée trois formes primitives : selon que dominait l’élément imaginaire, historique ou religieux, elle a été appelée conte, chronique, légende; mais sous ses trois formes, d’ailleurs souvent confondues, se révèle toujours une inspiration commune. Quelles que soient sa teinte ou ses broderies, la tradition a une tendance étrangère au sujet, au lieu, au temps, et, pour ainsi dire, humaine. Regardez bien, en effet, et vous reconnaîtrez derrière les mille fantaisies de son enveloppe les trois éternelles aspirations de notre existence terrestre : sortir des bornes du réel; - être heureux ici-bas; - vivre au-delà du monde visible. Le premier de ces instincts a créé les sorciers, les fées, les lutins, en un mot, tous les êtres surnaturels qui ont renversé les barrières entre le monde du fait et celui de la pensée du second sont nées les croyances aux trésors cachés, aux talismans, aux dons merveilleux. Le troisième a brisé les portes de la mort et rendu l’immortalité palpable en donnant une apparence aux ames disparues.
 
Voilà les véritables origines des contes populaires, celles dont vous retrouvez les traces jusque sous le wigwam de l’homme rouge : restent les détails particuliers dépendant des races, des religions ou des climats, les emprunts faits de peuple à peuple, les transmissions de fables et les mélanges d’inventions.
 
En France surtout, les exemples de ces mélanges sont nombreux. Là, en effet, l’harmonie ne provient point de l’uniformité, mais de l’associatjon. La nation entière compose comme un immense orchestre où chacun fait entendre un son différent. Regardez aux quatre aires du vent, vous trouverez partout une origine particulière, une histoire différente. Au midi, ce sont des colonies grecques, des restes de municipes romains, des campagnes auxquelles l’Espagne a envoyé, par-dessus les Pyrénées, quelques souffles de sa poésie mauresque; au nord et à l’orient, c’est la barbarie qui, après avoir labouré les populations avec l’épée, y a semé, comme dans une terre ouverte, ses sombres instincts mollis par les inspirations de la Germanie; à l’occident enfin, c’est la muse scandinave qui arrive sur la voile bleue de ses ''drakars'', et qui marie sa voix à celle du génie celtique. Que pouvait devenir la tradition parmi tant d’élémens variés, sinon une sorte de compromis entre toutes les croyances ? Fleurs du nord, de l’ouest où du midi, tout fut mêlé pour cette poétique couronne, à laquelle le christianisme joignit ses fleurs mystiques et ses rameaux bénis. Tout le monde se mit à l’oeuvre pour la composer, mais surtout les moines, les clercs, les trouvères et les troubadours. Les moines n’eurent qu’un thème : l’histoire de leurs propres couvens ou de leurs saints, qu’ils embellirent de toutes les merveilles que purent leur fournir l’imagination et la lecture. Leur zèle se trouvait admirablement secondé par l’ignorance. Celle-ci était poussée à un tel point, que l’auteur de la vie de saint Bavon citait ''le latin comme la langue parlée à Athènes sous le règne de Pisistrate'', et prenait Tytire, le berger de Virgile, pour un écrivain romain. Un autre légendaire racontait sérieusement qu’''au temps de saint Grégoire, Rome était peuplée de Sarrasins qui adoraient plusieurs idoles, parmi lesquelles se trouvait Vénus''. Ce fut avec cette liberté d’érudition que furent composés la plupart des pieux récits que des conteurs aux gages de l’église répétaient à la foule les jours de fête, et qui, transfigurés et confondus par la transmission orale, ont formé à la longue les traditions populaires qu se racontent encore aujourd’hui autour de la bûche de Noël.
 
Parmi toutes ces légendes, destinées à être lues comme l’indique leur nom (''legenda''), celles relatives à la Vierge se firent surtout remarquer par l’audace de leur naïveté. Au XIIIe siècle, la dévotion à la mère du Christ devint une frénétique adoration. La passion pour la femme semblait réchauffer le respect pour la sainte. Jamais ''la folie de la croix'' n’avait égalé ''la folie de Marie''. On déclara publiquement que le pécheur qui reniait Dieu sans renier la Vierge ''était sauvé''. Les légendes ne reculèrent devant aucune fable pour propager cette foi enthousiaste: elles racontèrent d’abord la guérison d’un moine italien attaqué de la lèpre, et que la Vierge avait guéri ''en lui faisant boire de son lait'' (1), puis l’histoire d’un chevalier malheureux en amour qui avait invoqué l’aide de Marie. Celle-ci était apparue en personne, et lui avait demandé s’il ne la trouvait pas aussi belle que sa dame. - Mille fois davantage! s’était écrié le chevalier. - Alors vous l’oublierez près de moi, avait repris la mère du Sauveur, et, le touchant de sa main, ''elle l’avait enlevé dans le paradis''.
 
A La vérité, les légendes n’étaient point toujours aussi hasardées; beaucoup se contentaient de redire les miracles mille fois redits ou d’exalter les mérites particulièrement nécessaires à la vie monastique. Dans ce dernier cas, elles n’avaient d’autre but que d’aider à la discipline et d’assurer l’obéissance au prieur: c’étaient des règlemens contresignés par des miracles. Ainsi, par exemple, lorsque Guillaume-le-Conquérant rétablit le monastère de Jumiéges, le premier abbé, Théodoric, ''qui avait une belle écriture'', voulut occuper tous ses religieux à faire des copies, et, comme ceux-ci s’y prêtaient avec peine, il leur raconta qu’un moine dissolu, mais excellent scribe, était mort et allait être condamné à l’enfer, lorsque son ange gardien se rappela un volume sur la loi divine qu’il avait autrefois copié. Il courut aussitôt le chercher, et comme, à chaque péché rappelé par le diable, il présentait, pour le racheter, un des beaux fleurons du volume, il se trouva, tout compte fait, qu’il avait plus de lettres que de péchés, si bien que le mort fut admis à l’une des meilleures places du paradis.
 
Vers la même époque où des moines popularisaient ainsi, dans de merveilleuses histoires, quelques grands principes et beaucoup de folles croyances, d’autres écrivains, religieux ou clercs, faisaient assaut d’érudition et d’imaginative dans la rédaction des chroniques nationales. Jaloux de les enrichir, ils y introduisaient les principales anecdotes des historiens païens, agréablement rajeunies par l’intervention de la Vierge, des saints, de la Trinité, et surtout du diable, cet acteur obligé de toute narration orthodoxe. Rien de plus divertissant que leurs biographies, dans lesquelles les noms historiques ne sont que des clous d’or auxquels le conteur suspend tous ses souvenirs et tous ses caprices. Tantôt c’est Guillaume-le-Roux, dont la mort est annoncée à saint Anselme par un ange ''bien vêtu'', tantôt un duc d’Aquitaine qui épouse le diable à son insu et en obtient toute une lignée dont sort plus tard la fameuse Éléonore. Ici, du Guesclin est soupçonné d’avoir pour femme une sorcière; là, Pierre de Béarn, qui a tué un ours-fée, tombe dans une manie furieuse dont il finit par mourir. Nous ne disons rien des visions, des talismans, des pactes mystérieux, enjolivemens obligés de ces récits qui semblent moins conduire à l’histoire que continuer les épopées chevaleresques. Celles-ci, d’origine plus ancienne, avaient pour elles l’avantage de l’étendue et de la variété. Composées comme le furent, selon quelques savans, les poèmes d’Homère, au moyen de chants antérieurs remaniés et réunis, elles avaient habituellement pour thème favori Alexandre, Charlemagne ou Arthur, trinité héroïque qui résumait l’esprit antique, l’esprit frank et l’esprit celtique. Ce fut seulement plus tard que de nouveaux héros apparurent, et que l’on songea à rimer des chroniques relativement plus modernes. ''Le Rou'' de Robert Wace en fut un exemple. Du reste, la poésie chevaleresque penchait vers son déclin; on était loin déjà du cycle de la Table ronde. La critique théologique et la fausse science succédaient à la tradition populaire. Les épopées, uniquement consacrées aux faits guerriers et romanesques étaient remplacées par les romans du ''Renard ou de la Rose''. Guillaume de Normandie écrivait un ''Bestiaire'' où poème sur les bêtes; Guillaume Osmont, un ''Volucraire'' et un ''Lapidaire'', oeuvres factices destinées aux seuls docteurs du temps.
 
Outre les fragmens des poèmes chevaleresques conservés dans la mémoire du peuple, les trouvères et les troubadours y avaient laissé le souvenir de leurs sirventes ingénieuses et de leurs fabliaux satiriques. Cette littérature légère, sensuelle, ironique, correspondait à tout un ordre d’instincts; c’était une forme dont le moule se trouvait dans des milliers d’esprits, une langue qui avait pour ainsi dire son peuple; elle devait donc facilement s’étendre et persister. La brièveté des récits ajoutait encore à leurs chances de conservation. La noblesse avait été d’abord la seule à recevoir ces muses folâtres et aventurières; mais, chassées plus tard des châteaux, elles vinrent demander asile aux chaumières. Là, leurs riches costumes tombèrent bientôt en lambeaux, et chacun de leurs hôtes dut les vêtir selon son goût ou sa pauvreté; cependant la grace première persista, et l’oeil attentif continua à reconnaître dans la muse paysanne la ''gente fille'' des troubadours.
 
C’est surtout dans le midi qu’on peut encore la retrouver aujourd’hui, non plus élégante, fine et fleurie comme autrefois, mais à peine moins vive et toujours aussi railleuse. Là, en effet, la joie est dans l’air; le soleil brille, la terre fleurit, le froid et les ténèbres du nord sont inconnus. Le plus pauvre a pour invisible vêtement la chaleur, la lumière et les parfums. Races heureuses, qui ont fait du travail un prétexte de danses ou de chants, et qui connaissent encore la moquerie sans fiel, cette innocente épine de la gaieté! Habitués à vivre sous le ciel qui les couvre comme une tente de soie, c’est à peine s’ils s’approchent de l’âtre pendant quelques semaines d’un hiver printanier. Noël est pour eux le signal de cette courte retraite; c’est la prise de possession des réunions de voisins, des soupers de famille et des vieux contes. Les méridionaux en ont fait, comme de toute chose, l’occasion d’une fête qu’ils appellent ''calène''. La veille de Noël, quand tous les invités sont réunis, le grand-père prend par la main le plus jeune enfant du logis et le conduit jusqu’à la porte, où se trouve une bûche d’olivier. L’enfant fait trois libations de vin sur le ''calignaou'' (c’est le nom que l’on donne à la bûche), et répète tout haut:
 
::Aleyre Diou nous aleyre!
::Cacho fué ven, tout ben ven;
::Dieu nous fagué la graci de veire
::L’an queu ven; -
::Se sian pas maï, que si gueu pas men(2).
 
Le verre consacré par les libations passe ensuite à la ronde; la bûche st portée au foyer; la famille fait cercle autour de l’âtre, et le conteur commence. C’est le plus souvent quelque vieillard qui a autrefois conduit la danse dans les ''roumeirages'', figuré aux processions de la Fête-Dieu comme ''roy de l’eysado'' ou ''de la badache'' (roi de la pioche ou de la hache), et qui, sorti des gloires mondaines, transmet aux petits-fils les riantes traditions des vieux conteurs, remaniées par le caprice populaire.
 
On le voit, à côté des moines, des clercs, des trouvères et des troubadours, le peuple a aussi ses auteurs. Représentans des goûts de la foule, ils se sont généralement moins occupés d’inventer eux-mêmes que de choisir pour elle parmi les oeuvres des inventeurs plus lettrés. Ils ont approprié ce choix à ses lumières, en y joignant des détails qui localisaient les récits et leur donnaient un intérêt de voisinage. Aussi peut-on les regarder, non comme les créateurs de la tradition, mais comme ceux qui l’ont vulgarisée. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, c’est à eux, sans aucun doute, que l’on doit ces mille versions de l’histoire du géant Gargantua, dont chaque province revendique le souvenir, en montrant un monticule sur lequel il s’asseyait, une pierre levée qu lui servait de quille, un étang où il se lavait les pieds; c’est grace à leurs variations sur ce même thème primitif que tous les ponts d’une construction ancienne et hardie sont devenus l’ouvrage de Satan, dupé par quelque saint du pays; eux seuls; enfin, ont pu trouver, dans la configuration d’un arbre ou d’une roche, dans une devise mal expliquée, dans un calembour emprunté à leur patois, l’occasion d’une fable inédite ou arrangée. Cette dernière méthode leur est surtout familière. C’est elle qui a fait du pommier de Fatouville, près du Havre, un vieux pilote accoutumé à garder autrefois les bateliers au haut du promontoire; elle encore qui, d’après le cri de guerre de la famille d’Argouges: ''A la fé'' (à la foi), a supposé le mariage d’un des seigneurs de cette famille avec une fée; elle toujours qui, jouant sur la signification du mot ''pirou'' (3) en langage poitevin, a trouvé que les nobles châtelaines qui portaient autrefois ce nom avaient été changées en ''oies sauvages''. Les traditions de ce genre sont d’autant plus nombreuses, que, rattachées à un objet ou à un nom, elles leur empruntent une sorte d’authenticité qui les recommande et un secours mnémotechnique qui les perpétue. Quant aux détails, chaque vulgarisateur les modifie à son gré, et cette liberté est un des plus vifs attraits offerts à l’imagination populaire. Maîtresse d’un palais de fées, celle ci le rapetisse ou l’agrandit selon son inspiration, le meuble et s’y loge à son gré. C’est une porte ouverte à tous les instincts littéraires des illettrés. Au lieu de refaire, comme nos rhétoriciens, une tragédie de Racine, ils refont une tradition locale, et, plus heureux que l’auteur imprimé, ils n’ont point à craindre le jugement de ces hommes de goût, toujours empressés de faire les autres petits, dans l’espoir qu’ils en paraîtront plus grands.
 
Cependant, il faut le reconnaître, ce travail poétique sur le fond commun des traditions nationales se trouve déjà arrêté dans beaucoup d’endroits et s’est ralenti partout. La cause n’en est point seulement comme on l’a dit, dans l’attiédissement des croyances et dans les victoires journalières de la logique sur l’imagination; elle est aussi dans la grandeur émouvante des événemens contemporains, dans la part que chacun a dû y prendre, en joie ou en douleur. La population de nos campagnes, si long-temps gardienne des récits du passé, les a, malgré elle, oubliés au milieu des épreuves de la république et des gloires de l’empire. Emportée par l’élan prodigieux de la France, elle a parcouru l’Europe avec nos aigles, combattu les bleus dans nos landes, ou subi pendant de longues années la captivité des pontons anglais.
 
La grande révolution, en appelant la nation entière au secours de la patrie, a mêlé le peuple à l’histoire; en permettant un rôle à chaque homme, elle lui a donné une vie individuelle dans la vie générale, une scène particulière dans l’ensemble du drame. De là cette variété et cette abondance de souvenirs laissés par le siècle aux plus humbles contemporains. Autrefois, le paysan, attaché à la glèbe et ignorant ce qui se passait au-delà de son clocher, vous racontait ce qui avait été raconté à son père: le roman et la chronique n’existaient pour lui que dans la tradition; aujourd’hui tous deux ont passé dans la vie réelle. Si vous l’interrogez, il ne saura plus peut-être la légende de la paroisse, le conte du foyer; mais il pourra vous dire quel soleil éclairait la grande fédération, ce qu’a dit Napoléon en montrant les pyramides, ou comment s’est englouti ''le Vengeur''.
 
C’est, donc maintenant, et non plus tard, qu’il faut recueillir ces souvenirs du passé, si l’on ne veut point attendre qu’ils s’oublient et laissent dans nos documens historiques un vide impossible à remplir. Pour sentir l’importance d’un pareil travail, il suffit de le supposer accompli sur une autre période de l’histoire, sur l’antiquité, par exemple. Que l’on se figure l’intérêt d’un recueil qui comprendrait les légendes religieuses de la société antique, les chroniques de ses camps, les contes de ses ports, de ses tavernes et de ses places publiques! Eh bien! ce qui nous manque pour l’antiquité, il faut que nous l’ayons au moins pour notre histoire moderne. Malheureusement cette recherche présente des difficultés sérieuses. Pour recueillir les contes populaires il ne suffit pas de veiller au foyer des fermes, d’interroger les anciens du village; il faut surtout vaincre les défiances des paysans, toujours à soupçonner l’ironie sous votre curiosité. Les traditions sont de pauvres orphelines adoptées par le peuple, et qu’il aime d’une tendresse ombrageuse. Quand vous demandez à les voir, il a toujours peur d’en rougir. Aussi faut-il apprivoiser les conteurs comme on apprivoise tous les pères, en caressant leurs enfans. Sûrs enfin de votre bonne volonté ils s’enhardissent. Seulement, arrivé là, résignez-vous à entendre avec patience ce que vous avez déjà entendu cent fois, à subir l’incohérence des récits sans en demander jamais l’explication (le conteur qu’on interroge se trouble et devient muet), à accepter enfin sans objection ce qui vous est offert. C’est le repas du charbonnier; on ne sert la bouteille des ''meilleures occasions'' qu’à celui qui a commencé par boire bravement la piquette et manger sans grimace le pain noir. Il n’est qu’un moyen d’arriver à cette résignation; c’est la passion de son oeuvre: elle seule peut nous donner la continuité infatigable qui tend l’esprit comme un filet dans tous les courans. La première condition pour trouver une chose est de la chercher partout et d’y rapporter tout le reste. Préoccupé d’un but unique, on arrive alors à la lucidité de ces botanistes qui distinguent sur-le-champ, au milieu des bois, la plante attendue. Comme eux, on reconnaît l’objet de cherche entre mille autres, on le trie du premier coup d’oeil, et là même où l’objet n’est pas, on devine des indices de son approche.
 
C’est surtout dans les campagnes que nous avons essayé de retrouver la tradition populaire. Là, l’isolement des familles, leur vie sédentaire, l’absence d’événemens capables de varier l’entretien, le manque de lecture, doivent nécessairement maintenir l’habitude des récits. La part prise par le paysan à nos dernières révolutions a amené l’histoire au foyer des fermes, mais sans en chasser complètement la fantaisie. Celle-ci paraît seulement près de quitter les vieux domaines des fées, des enchanteurs et des revenans, pour entrer dans la chronique contemporaine. Les épisodes de la république et de l’empire commencent à passer du réel au fantastique. Ainsi de vieux soldats de la retraite de Russie vous raconteront que, le troisième jour de l’incendie de Moscou, la flamme qui dévorait le Kremlin prit tout à coup l’apparence d’un aigle qui grandit d’abord jusqu’aux cieux, ''jeta un cri'', puis retomba en nuages de cendre et de fumée. Un des matelots miraculeusement sauvés lors du naufrage du ''Vengeur'' nous a affirmé qu’au moment où le vaisseau ''commençait à descendre'', on vit paraître près du mât d’artimon une femme qui riait en agitant le drapeau tricolore. Il ajoutait que ''son matelot'' la lui montra, mais qu’il ne l’aperçut point ''pour son bonheur'', car ''cette femme était la Mort'', et tous ceux qui l’avaient vue périrent dans les flots.
 
La sérieuse difficulté est donc de trouver les derniers dépositaires des traditions anciennes. Il y a là une étude à faire sur le pays et sur les hommes. En général, la première condition pour devenir conteur populaire est d’exercer un métier qui laisse de la liberté à l’intelligence et que l’on appelle poétiquement, dans certaines provinces, ''métier de loisir''. Tels sont ceux des blatiers, là où l’usage du four banal a été conservé; des propriétaires de fontaines, quand l’eau s’achète; des meuniers, chez lesquels il faut apporter le grain et aller reprendre la mouture; des gardiens de lavoirs dans les lieux où ne coule pas de ruisseau commun; de tous ceux enfin chez qui se réunissent forcément, chaque jour, les femmes et les jeunes filles. Là circulent surtout les chants d’amour, les anecdotes malignes et les pratiques superstitieuses. Vous y apprendrez l’incantation qui ''montre en rêve celui qu’on doit épouser'' les facéties de Roquelaure, ce Diogène populaire des temps modernes, et les chansons de ''Marie Anson'', de ''la Jolie fille de la garde'', du ''Rossignol des bois'', ou de ''l’Orpheline de Lannion''. Viennent ensuite les muletiers, les messagers de village, les mendians, grands chanteurs de ballades et grands conteurs de chroniques ou de légendes. Toujours en chemin, ils connaissent les carrefours mal famés, ils savent l’histoire de la plus petite chapelle; ils vous montreront, sur la lisière des bois, les cercles mystérieux où l’herbe flétrie dénonce la danse nocturne des ''fades''; ils ont appris à reconnaître les pierres qui se soulèvent aux ''grandes nuits'' et laissent visibles les trésors du ''maître bouc''. La plupart même appuieront de leurs témoignages la réalité de la tradition. Surpris par l’obscurité au sortir de quelque joyeuse rencontre d’amis et forcés de traverser une bruyère que ''Dieu a oublié de mettre sous la protection d’un saint'', ou une gorge de montagne bordée de croix de meurtres, ils auront vu de leurs yeux l’esprit qui les hante, ils vous diront sa taille, sa forme, jusqu’à sa couleur; pour peu que vous doutiez, ils se rappelleront qu’ils lui ont parlé.
 
Quant aux conteurs de fabliaux, ils forment une espèce à part. Ce sont, d’ordinaire, de ci-devant bons compagnons forcés, par l’âge ou les infirmités, de transporter la joyeuseté d’action dans la joyeuseté de paroles, sorte de Scarrons champêtres qui, ne pouvant plus rien faire, se permettent de tout dire. Les tailleurs ambulans, les ménétriers, les ''rhabilleurs'', les courtiers de vente, fournissent un certain nombre de ces ''jongleurs'', comme on les nomme encore dans quelques cantons du midi: les plus renommés se recrutent parmi les sacristains ou les sonneurs de cloches. C’est là que se trouvent encore les vrais disciples de Rabelais, les seuls qui sachent se damner avec sécurité. Tous les autres se livrent au péché comme à une révolte; eux seuls s’y embarquent doucement comme sur un bateau de passage. Évidemment ils connaissent a fond les sentiers du salut; ils ont appris tous les détours que l’on peut se perdre en chemin et ne craignent point que saint Pierre leur ferme un jour la porte du paradis; on sent, en un mot, qu’ils ont ''des intelligences dans la maison''.
 
Mais le véritable roi des conteurs, celui qui domine et efface tout le reste dans son ombre, c’est le berger. Le berger ne vit point de la vie des autres hommes; exilé dans les friches avec son chien et son troupeau, il y a pour compagnes deux fées invisibles, mais toutes-puissantes, la Méditation et la Solitude. Il s’enveloppe dans sa cape frangée par le vent déteinte par la pluie; il s’asseoit à l’abri d’une roche ou d’une touffe de genévriers, et il reste là des heures, des jours, des semaines, les regards plongés dans l’espace, suivant les nuages qui s’enfuient et voyant se lever et mourir les étoiles. Semblable au naufragé perdu sur les immensités de l’océan, il demeure enseveli dans l’infini de la création. S’il revient parmi les hommes, c’est en passant. Sa véritable patrie est dans les clairières isolées ou sur les brandes solitaires. Là, tout est peuplé de ses visions, et, vivant plus long-temps avec elles qu’avec les réalités, il finit par ne plus distinguer les unes des autres. Enfermé le soir dans sa maison roulante, il écoute les mille rumeurs de la solitude, et toutes prennent pour lui un langage. Il distingue, dans les rafales du vent, des appels lointains; il reconnaît le chuchotement des fées dans le murmure des sources; les cris des oiseaux voyageurs qui traversent les ténèbres sont pour lui la voix des maudits accomplissant quelque chasse d’épreuve, et le hurlement des loups que la faim promène à la lisière des bois lui semble prendre, par instans, un accent humain qui fait tressaillir sa chair. Etrange existence, qui n’est, pour ainsi dire, qu’un rêve dans lequel les sens même, à force de finesse, deviennent les complices de l’imagination! Et là ne s’arrête point le vertige: après avoir regardé autour de lui, le berger regarde en lui-même; le mystère qu’il a cru deviner au dehors, il lui semble le retrouver dans son propre sein; son ame devient comme un second monde fantastique relié au merveilleux extérieur avec lequel il se figure correspondre, jusqu’à ce que le hasard d’une coïncidence lui laisse croire à une autorité surnaturelle et transforme le rêveur en sorcier. Que de fois, aux jours de liberté de notre jeunesse, nous nous sommes oublié à écouter ces conteurs solitaires, assis sur le chaume d’un sillon, devant un feu de broussailles où la châtaigne des taillis cuisait sous la cendre! combien de veillées d’automne ainsi prolongées jusqu’à la mi-nuit au carrefour des bruyères! C’est là que nous apprenions les vieux contes du village et les chroniques de la contrée; car, du cap Saint-Mathieu au Jura et des Flandres aux Pyrénées, le berger est resté le dernier fidèle de cette religion du passé. Eteinte ailleurs, elle survit, grace à sa persistance dans les montagnes, les friches et les bruyères. C’est lui qui a conservé sur les dunes normandes le souvenir du ''Moine de Saire''; dans les plaines de la Beauce, le conte de ''la Cruche vivante''; au fond des bruyères de la Sologne, la fable du ''Loup Guillaume''; le long des coteaux brûlés de la Provence ou du Languedoc, la chronique du ''Mariage du diable'', et sur le penchant des Vosges l’histoire de ''Maître Jean''.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Il existe encore à Palerme un groupe sculpté qui rappelle ce fait. </small><br />
<small>(2) Joie! Dieu nous donne joie! - Le feu caché vient, tout bien vient. - Que Dieu nous fasse la grace de voir - L’an qui arrive; - Si nous ne sommes pas plus, que nous ne soyons pas moins. </small><br />
<small>(3) En patois poitevin, ''pirou'' ou ''piroa'' signifie oie. </small><br />
 
 
<center>I – Un antiquaire Bas-Normand</center>
 
Le charme que prennent les faits et les idées dans les lointaines perspectives du passé est un phénomène connu de tout le monde, mais qui, pour quelques hommes, va jusqu’à la fascination. Attirés, non vers un résultat particulier de la société antique, mais vers l’antiquité elle-même, ils aiment ce qui a été, comme d’autres ce qui sera. Pour les uns et pour les autres, en effet, c’est la même aspiration passionnée vers l’idéal: regretter le passé ou appeler l’avenir, n’est-ce point toujours protester contre le présent? Toutefois l’ardeur de ceux pour qui la rouille des âges est un aimant a quelque chose de plus patient et de plus tenace. Semblables à ce vieux garde-chasse qui, promenant les voyageurs à travers les débris du château de Woodstock, leur explique les salles détruites, leur vante les tapisseries absentes et se découvre au nom des illustres maîtres depuis long-temps réduits en poussière, ils se font les pieux gardiens des siècles écoulés et mettent toute leur joie à en retrouver les traces. Ne leur demandez ni ce qui se passe aujourd’hui ni ce qui se prépare pour demain; mais interrogez-les sur les croyances, les proverbes ou les contes des ancêtres: chaque pierre moussue dressée aux bords du chemin sera pour eux l’occasion d’une histoire, chaque vieux refrain chanté dans les pâtures réveillera un souvenir; archivistes de la tradition vivante, ils vous feront parcourir le recueil de cette poésie populaire dont ils ont su recomposer, feuille à feuille, un curieux exemplaire.
 
Voyageant, il y a peu d’années, à travers la Normandie, j’avais pu, grace à une heureuse recommandation, lier connaissance avec un de ces hommes précieux. C’était un ancien soldat de l’empire, établi comme percepteur dans une bourgade du Cotentin. Bien qu’il n’eût jamais dépassé le grade de maréchal-des-logis, la flatterie communale lui avait décerné le grade de ''capitaine'', qu’il avait d’abord accepté par distraction, puis subi par bonhomie. - Ils ont trouvé que cela faisait honneur à la paroisse! me disait-il naïvement. En réalité, le titre imaginaire avait insensiblement absorbé le nom propre, et le percepteur avait fini par. Ne plus s’appeler que ''capitaine''. Du reste, l’homme justifiait le grade, et la fiction semblait plus vraisemblable que la réalité.
 
La carrière militaire de notre percepteur avait commencé dans les rangs de ces héroïques soldats de la république, dont Napoléon sut faire, plus tard, de si hardis ouvriers en royauté. Il avait joué avec toutes les grandes scènes du drame de l’empire; mais c’était un homme de la même famille que notre Corret de La Tour-d’Auvergne et que Paul-Louis Courier : là où les autres gagnaient un bâton de maréchal, il avait, lui, grand peine a obtenir une paire de souliers. Aussi vit-il tous ses anciens camarades devenir grands et célèbres, tandis qu’il continuait à manger son pain de munition à la fumée de leur gloire. Il avait été sergent avec Bernadotte et compagnon de chambrée de Murat; mais, ainsi qu’il le disait souvent, la guerre est un placement à fonds perdus que chacun grossit de ses efforts, de ses fatigues, de son sang, et dont les plus heureux touchent seuls le revenu.
 
Notre maréchal-des-logis se résigna sans peine à n’y rien prétendre; sa vie avait un autre but. Pour lui, la guerre n’était qu’un pèlerinage à travers les antiquités de l’Europe. Si l’on s’égorgeait un peu en chemin, cela pouvait passer pour un simple incident de voyage, comme l’ondée de pluie ou le coup de soleil; cela n’empêchait pas de voir, d’entendre, de comparer surtout; car le souvenir de son coin de Normandie poursuivait le capitaine. Il y rattachait chacune de ses découvertes par l’opposition ou par la ressemblance: son canton était pour lui ce qu’est le petit peuple juif dans ''l’Histoire universelle'' de Bossuet, le centre même du monde. Il avait conquis l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, au seul point de vue du Cotentin. Partout il avait fouillé les bibliothèques, visité les monumens historiques, recueilli les traditions. Il en était résulté une érudition très étendue ramenée à un cercle très restreint, et puisant son originalité dans cette opposition même. De plus, ballotté entre sa passion rétrospective et son bon sens contemporain, le capitaine s’efforçait de défendre les crédulités du passé sans pouvoir les partager; il appelait toute son érudition au secours de l’ignorance et insurgeait perpétuellement la fantaisie contre sa propre raison. De là des contradictions d’autant plus plaisantes, que, comme tous les gens inconséquens, il prétendait au monopole de la logique : la logique, à ses yeux, était ce qu’il voulait démontrer.
 
Nous avions parcouru ensemble une partie de la péninsule qui va de Carentan au cap La Hogue. Après avoir suivi quelque temps les méandres de la Dive et traversé ses riches herbages encadrés de haies vives, nous avions gagné Montebourg, nous dirigeant, au nord, vers Quineville, où je voulais voir la ruine connue sous le nom de ''Grande-Cheminée''. Lorsque nous atteignîmes la hauteur que couronne le village, mon guide me montra une petite butte de gazon d’où le regard s’étendait jusqu’à La Hogue et Falihou C’était là que le roi Jacques II ait vu, en 1692, quarante-quatre navires français, commandés par Tourville, combattre un jour entier quatre-vingt-huit vaisseaux ennemis, et, vaincus enfin, non par le nombre, mais par l’inconstance du vent, couvrir la plage de leurs épaves enflammées. Le ''capitaine'' animé par ce souvenir glorieux, commençait déjà l’histoire maritime des Normands, et me prouvait que l’Amérique avait été découverte avant Christophe Colomb, par des matelots du Cotentin, embarqués sur un navire dieppois, lorsqu’un jeune paysan l’accosta en le saluant.
 
- Eh! c’est Étienne Ferret! s’écria-t-il; bonjour, Ferret. Que diable viens-tu faire à Quinéville?
 
- Pardon, excuse, répliqua le jeune gars, c’est pas que j’y vienne mais j’y demeure.
 
- Ah! Au fait, je me souviens maintenant, reprit mon conducteur le curé m’a parlé de toi; tu es garçon de charrue au ''Chêne-Vert'', et il paraît que tu épouses la petite ''pastoure'' de la ferme?
 
- Oui, ils disent ça dans le pays, répliqua Ferret avec un demi-sourire.
 
- Je ne t’avais pas revu depuis notre rencontre à Caumont, fit observer le ''capitaine''; pourquoi donc as-tu quitté ton ancien maître?
 
- C’est pas moi, dit Étienne, c’est bien plutôt lui qui m’a quitté.
 
- Il est donc mort?
 
- Pas tout-à-fait, mais autant vaut. C’était, comme on dit dans notre paroisse, un pauvre homme de la noblesse à Martin Firou: ''Va te coucher, tu souperas demain''. Quand il avait pris la ferme des ''Motteux'', il n’avait la bourse pleine que de bonne volonté : c’est pas assez pour graisser la terre et payer les gages. Aussi, un beau jour, les gens de justice sont arrivés avec du timbré, ils vous ont mis la main sur tout, et il a fallu passer le ''haisset''. J’ai été dans la banqueroute pour trois écus.
 
- Tu supposeras que tu les as bus en ''maître cidre''; mais que sont devenus les pauvres gens des ''Motteux''?
 
- Le ''capitaine'' devine bien qu’ils n’avaient pas à choisir. Ils devaient beaucoup dans le pays, sans compter mes trois écus; aussi le ci-devant fermier et ses fils ont coupé dans le taillis des branches de ''fesse-larron'' en guise de monture, et ils sont tous partis pour ''Milsipipi''.
 
Ce dernier mot me fit redresser la tête.
 
- Vous ne comprenez pas? dit le percepteur en riant; dans le patois du Bessin, ''partir pour Milsipipi'', c’est aller chercher fortune au loin. Encore une réminiscence de nos expéditions maritimes. Ce sont les Normands qui, après avoir peuplé le Canada, ont établi les premières colonies à l’embouchure du ''père des eaux''. La tradition orale a conservé le souvenir du fait en estropiant le mot. Il y aurait tout un travail à entreprendre sur les expressions usuelles; le langage du peuple contient une partie de ses archives historiques.
 
- Malheureusement nous ne savons plus y lire, répliquai-je; on a retenu le sens, on a oublié l’origine.
 
- C’est à nous de la retrouver, en suivant à la piste toutes les traces que les siècles ont laissées dans la tradition populaire, dit le ''capitaine''; mais les savans méprisent la tradition à cause des erreurs dont elle est enveloppée : c’est toujours la fable de la jeune guenon rejetant la noix verte qu’elle n’a point su éplucher:
 
::Les noix ont fort bon goût, mais il faut les ouvrir.
 
Au lieu d’interroger les réminiscences confiées à la mémoire, qui, si elles ne rendent pas exactement les faits, en transmettent au moins le mouvement, on cherche l’histoire dans les procès-verbaux, comme on chercherait une prairie dans la botte de foin qui y a été coupée; on trouve la vie trop complexe, trop mouvante, et, pour plus de commodité, on étudie la mort. Tous les historiens du duché de Normandie, par exemple, ont voulu étudier les actes et les chartes qui faisaient connaître les circonstances de la conquête anglaise; aucun n’a cherché le caractère intime du conquérant dans ce que le peuple raconte du ''vieux Guillemot''.
 
Le paysan, qui marchait à quelques pas devant nous, se retourna brusquement à ce mot.
 
- Voyez-vous comme ils reconnaissent le nom de leur gros duc? continua le percepteur en souriant; ''Guillemot'' est chez nous ce qu’est le roi René chez nos voisins d’Anjou : l’''omnis homo'' de la chronique populaire.
 
Et il se mit à chantonner:
 
::Quand est arrivé sur la place,
::Le gros roi Guill’mot attendoit,
::Tout près d’ s’en aller à la chasse,
::Son noir genet qu’on habilloit.
 
- Tu sais ce que c’est que cette chanson-là, hein, Ferret?
 
- C’est la complainte de ''la Croix pleureuse''...
 
- Où l’on raconte la fureur de ''Guillemot'' contre la duchesse Mathilde, qui avait eu l’imprudence de lui demander l’établissement d’un impôt sur les bâtards.
 
::Au g’net par trois noeuds il l’attache
::Et ses mains par trois noeuds aussi;
::Partout où avec elle il passe,
::Les mouch’s vont pour boire après lui.
 
::- Sir’! que Dieu jamais ne vous l’ rende,
::Un jour grand dépit vous aurez
::D’avoir traîné par la grand’ brande
::L’ joli corps qui tant vous aimoit.
 
::Sir »?! c’est pitié qu’à la malheure
::Ai rougi l’gazon du chemin
::Avec mon pauvre sang qui pleure
::D’ couler sans vous servir à rien.
 
- J’ai chanté ça bien des fois dans les friches quand je gardais le bétail, dit Ferret; mais que le capitaine m’excuse, j’avais mal compris tout à l’heure. Quand il a nommé le ''vieux Guillemot'', j’ai cru qu’il parlait du sorcier du ''Petit-Haule''.
 
- Parbleu! tu as raison, s’écria-t-il; nous devons être dans son voisinage.
 
- Sa maison est sur notre route.
 
- C’est un drôle que je connais de vieille date, continua le ''capitaine'' en se tournant vers moi. Il a autrefois habité près de Formigny, et je sais sur son compte certaines histoires... Mais ici on a une confiance aveugle dans sa science; on prétend qu’il réunit en lui tous les pouvoirs du ''grand carrefour'': c’est le nom que l’on donne à la magie noire.
 
- Sans compter, dit Ferret, qu’il possède, soit disant, le cordeau merveilleux avec quoi on fait passer le blé d’un champ dans un autre champ, et le lait d’une vache à la vache voisine.
 
- N’a-t-il pas également le mauvais oeil qui donne la fièvre? demandai-je.
 
- Et les bonnes paroles qui la guérissent, répliqua le paysan. L’an passé, il a si bien charmé un homme de Trevières qui sentait déjà le dernier froid dans ses cheveux, qu’il a renvoyé sa maladie à un buisson, et que le buisson en est mort.
 
Je ne pus m’empêcher de sourire.
 
- Oui, oui, cela paraît ridicule, dit le ''capitaine'' en hochant la tête, et cependant, chez tous les peuples et à toutes les époques, on a reconnu l’existence des sorciers. Les Grecs et les Romains y croyaient. Tibulle parle d’une magicienne qui, par ses chants, attirait les moissons d’un autre domaine: ''Cantus vicinis fruges traducit ab agris''. L’Evangile de Nicomède nous apprend que Jésus-Christ se livrait, dans son enfance, a des opérations magiques en modelant avec de la terre de potier des ''oiseaux qu’il animait''. Innocent VIII dit textuellement dans un de ses édits pontificaux: « nous avons appris qu’un grand nombre de personnes des deux sexes ont l’audace d’entrer en commerce intime avec le diable, et par leurs sorcelleries frappent également les hommes, les bêtes, les moissons des champs, les raisins des vignobles, les fruits des arbres et les herbes des pâturages. » A Port-Royal, on avait les mêmes opinions. Marguerite Périer, nièce de Pascal, raconte, dans ses mémoires, qu’une sorcière jeta un sort sur son oncle lorsqu’il était enfant, et faillit le faire périr. Aujourd’hui tout cela nous paraît ridicule; mais nous avons ri également de la seconde vue des prophètes, récemment expliquée par le magnétisme, et des alchimistes qui faisaient de l’or, quand nos savans sont sur le point de faire du diamant. Les croyances des vieux âges finissent toujours par se justifier. Les prétendues erreurs du passé ne sont le plus souvent que les ignorances du présent; nos progrès témoignent seulement de nos oublis; quand nous croyons découvrir une Amérique, il se trouve toujours que nos ancêtres l’avaient peuplée mille ans auparavant.
 
Ainsi retombé sa thèse favorite, le percepteur continua à entasser les citations et les argumens pour me prouver que les anciens avaient tout connu, tout approfondi, et que rire de leur crédulité, c’était, presque toujours, jouer le rôle de cet aveugle qui raillait les clairvoyans de croire au soleil. Je connaissais déjà assez bien l’innocente manie du vieux soldat pour savoir qu’une adhésion complaisante l’arrêtait court: un peu de contradiction lui était nécessaire en guise d’éperon. Je me mis donc à le combattre, mais sans trop de chaleur, comme un homme qui veut bien qu’on le persuade, et je finis par proposer une visite au sorcier du ''Petit-Haule''. Comme sa cabane était sur notre route, le ''capitaine'' accepta sur-le-champ et pria Ferret de nous conduire. Ce dernier accueillit la demande avec une répugnance visible. Soit que les raisonnemens de mon compagnon eussent confirmé ses terreurs superstitieuses, soit qu’il eût quelque motif particulier d’éviter Guillemot, il ne céda à notre insistance qu’après avoir épuisé tous les moyens de nous retenir.
 
Nous tournâmes à gauche par un chemin creux qui nous éloignait de la mer. Des touffes de houx, au feuillage sombre, bordaient les deux fossés. A chaque percée, nous apercevions les derniers rayons du soleil couchant qui semblaient barrer l’horizon comme une muraille rougeâtre; le reste du ciel était d’un gris d’acier, et l’on commençait à sentir l’âpreté de la bise. Le chemin, creusé comme le lit d’un torrent, semblait parfois sortir de ses berges pour traverser des plateaux découverts où l’on apercevait à peine quelques hameaux épars et de faibles traces de culture. Plus nous avancions, plus le paysage devenait aride et désert. Nous arrivâmes enfin à un carrefour au milieu duquel gisaient les débris d’une croix de pierre. Notre guide nous dit qu’elle portait dans le pays le nom de ''Croix des Garoux''. C’était là que les malheureux condamnés à porter la ''haire'', ou peau de loup, qui les oblige a ''courir le varou'', venaient recevoir, chaque nuit, la correction d’une main invisible; car, en Normandie, les ''garoux'' ne sont point, comme ailleurs, des sorciers qui se transfigurent pour porter chez leurs voisins la terreur ou le ravage, mais des damnés ''qui sont restés éveillés dans leur fosse'', comme les vampires de la Valachie, et qui, après avoir dévoré le mouchoir arrosé de cire vierge qui couvre le visage des morts, sortent malgré eux de la tombe et reçoivent du démon la ''haire'' magique. Ferret nous apprit que le seul moyen de les arracher à ce terrible supplice était d’aller droit à eux lorsque le hasard les mettait sur votre chemin, et de les frapper au front de trois coups de couteau en mémoire de la Trinité. Le capitaine ne manqua pas de me prouver à cette occasion, que l’existence des hommes-loups avait été confirmé par le témoignage de tous les siècles. Après m’avoir cité le mythologique Lycaon, il me parla de Déménitus qui, au dire de Varron, fut changé en loup pour avoir mangé la chair d’un sacrifice, et de la famille Autacus, qui n’avait qu’à passer un certain fleuve pour subir la même transformation. Il nomma ensuite les juges, les théologiens, les inquisiteurs, qui, pendant cinq siècles, pendirent ou brûlèrent des lycanthropes, lesquels se déclarèrent eux-mêmes justement brûlés ou pendus. Cependant, comme je n’opposais rien à ces preuves, il finit par douter un peu. En ne cherchant pas à démontrer qu’il avait tort, je le désintéressais en quelque sorte d’avoir raison.
 
- Après tout, dit-il, je ne donne pas la chose comme positivement certaine. Il serait possible qu’il y eût seulement une leçon dans l’histoire de ces hommes coupables changés en bêtes féroces. Le ''garouage'' peut être le symbole des remords: il représenterait, dans certains scélérats, l’incarnation des instincts, l’ame devenue visible. Les vieilles lois normandes disaient dans leurs imprécations contre les criminels: ''wargus habeatur (qu’il soit regardé comme un loup''). Le peuple prend aisément l’image pour la réalité, du loup symbolique il aura fait un loup véritable.
 
- Ajoutez, repris-je, qu’il regarde les analogies comme des filiations. A une certaine époque, les campagnes, dépeuplées par les ravages des aventuriers, se couvrirent de bandes de loups, et les paysans, trouvant dans leurs nouveaux ennemis la férocité des anciens, pensèrent que ce devaient être ces aventuriers transformés. Au temps de la ligue, lorsque Guy-Eder ruina la Cornouaille, le bruit se répandit que ses soldats se changeaient en bêtes fauves après leur mort, afin de continuer leur guerre contre Jacques Bonhomme. Un vieux ''guerz'' que les berceuses chantent encore a conservé le souvenir de cette croyance.
 
::Dodo, dodo, mon petit oiseau,
::Voici maître Guillaume! faisons dodo.
 
::Dès qu’un enfant commence à crier,
::Il arrive avec toute sa bande.
 
::Cette méchante bande est plus nombreuse
::Que n’étaient autrefois les chiens.
 
::Une partie est formée de soldats,
::L’autre partie de bêtes fauves.
 
::Mais ces bêtes fauves savent parler,
::La fumée des maisons les attire;
 
::Et, comme il n’y a plus de moutons dans le pays.
::Ils mangent les êtres baptisés.
 
::Ils mangent les petits enfans qui ont reçu le baptême
::Et souvent les hommes forts (1).
 
Toutes ces fables prouvent l’activité intellectuelle du peuple. Entouré d’un monde de mystères, qu’il veut sonder à tout prix, il invente l’explication qu’il ignore, il ramène à lui la création entière. Là est l’origine de toutes les mythologies: on y trouverait également celle des sorciers. Le peuple a attribué à leur puissance secrète les effets dont il n’apercevait point les causes; il a trouvé du soulagement à se supposer un invisible ennemi; c’était du moins quelqu’un à accuser et à haïr. Aussi les sorciers ne me semblent-ils point seulement les auxiliaires de nos aspirations vers l’impossible, ce sont encore plus les victimes expiatoires de notre orgueil. Sans eux, nous aurions l’air de ne pas comprendre; ils justifient l’inconnu.
 
- Il y a du vrai dans ce que vous dites, reprit le capitaine, bien que vous fassiez trop bon marché de la magie en elle-même. Une science constatée par le témoignage de tant de générations ne peut être jugée légèrement. Du reste, vous avez raison en regardant les sorciers comme les ''parias'' de nos campagnes. Pauvres, vieux et sans famille, ils effraient tout le monde, parce que personne ne les aime. Le peuple sent instinctivement que l’homme isolé est hors des voies humaines, qu’il faut qu’il soit un saint ou un damné; de là l’horreur pour ces ''ermites du diable'', comme je les ai entendu appeler en Provence. Chacun leur fait tout le mal qu’il peut et leur souhaite tout celui qu’il n’ose leur faire. Ils le savent et ne laissent échapper aucune occasion de se venger.
 
- Non, non, dit Ferret, qui, un peu dérouté par notre discussion psychologique, venait pourtant d’en comprendre la conclusion, il ne fait pas bon les avoir contre soi, à preuve Ferou, qui, pour s’être permis de battre le chien de Guillemot, a vu sa plus belle génisse mangée et ses seigles grêlés.
 
- Il paraît que l’homme du ''Petit-Haule'' a reçu plusieurs ''dons'', me fit observer le ''capitaine''. En France, nos paysans, suivant qu’ils sont cultivateurs ou bergers, se gardent plus spécialement des ''meneurs de loups'' ou des ''conducteurs de nuées''. Ils redoutent les premiers, parce qu’ils font la chasse aux troupeaux aidés des bêtes fauves qui leur obéissent, les seconds, parce qu’ils commandent aux trombes d’emporter les moissons de leurs ennemis dans une région invisible, nommée ''Magonie'', où ils ont leurs greniers d’abondance. Ces derniers sont ce que les capitulaires de Charlemagne appellent des ''tempestaires''. Les Romains reconnaissaient leur puissance, comme le prouvent les vers de Tibulle:
 
::Quum lubet haec tristi depellit nubila coelo;
::Quum libet aestivo convocat orbe nives.
 
Heureusement l’on a, pour les combattre, l’épine blanche, préservatif certain contre les malignes influences depuis que ses branches ont servi de couronne au Christ.
 
- Vous oubliez les cloches, repris-je, les cloches qui sont ''les voix baptisées'', comme disent les Vendéens. La paroisse de Notre-Dame en Beauce en avait une, appelée Marie, qui bravait les conjurations de tous les meneurs de nuées. Un jour, trois des plus puissans se réunirent pour ravager le canton. Ils appelèrent des quatre aires du ciel la foudre, la pluie, la grêle et les vents, et en formèrent un nuage de la grosseur d’une montagne, sur lequel ils montèrent, afin de le mieux conduire. En voyant arriver cette masse noire, brodée d’éclairs, les plus hardis se cachaient d’épouvante; mais ils la virent tout à coup s’arrêter, et ils entendirent les voix des sorciers qui lui criaient de marcher. - Je ne puis pas, maîtres! répondit la nuée. - Pourquoi cela? - Parce que Marie ''parle''! La cloche venait, en effet, d’élever sa voix sonore, qui avait ôté toute leur force aux conjurations. Après de vains efforts pour franchir l’espace gardé par le son béni, il fallut que la nuée fît un détour jusqu’à ce qu’elle eût cessé d’entendre la cloche; mais alors elle était au-dessus d’une lande aride, et elle put crever sans nuire à personne.
 
- La Beauce est, en effet, le pays des ''tempestaires'', dit le ''capitaine'', et de ce que les hommes du midi appellent des ''armaciés'', c’est-à-dire sorciers à seconde vue; je me rappelle qu’autrefois on m’en montra un, entre Chartres et Alençon, qui répandait la terreur dans plus de dix paroisses. Il était même, au dire des gens du pays, le héros d’une histoire si étrange que je ne l’ai jamais oubliée.
 
Je regardai le ''capitaine'', et il y avait dans mes yeux tant de points d’interrogation, qu’il comprit que j’attendais l’histoire. Il commença.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
::<small> (1) Chou chouk, chou chouk, va Lapoussik </small><br />
::<small> Chetu Guillou Gréomp choukik, etc. </small><br />
<small> Le chanoine Moreau, dans son ''Histoire de la Ligue en Cornouaille'', explique la superstition à laquelle la chanson bretonne fait allusion. « Dès le commencement de leur furieux ravage, les loups ne laissoient dans les villages aucuns chiens, mais les attiroient au dehors par ruses et les dévoroient... Telles ruses de ces bêtes sont à peu près semblables à celles de la guerre et mirent dans l’esprit du simple peuple une opinion que ce n’étoient pas loup naturels, mais que c’étoient des soldats déjà morts qui étoient ressuscités en forme de loups pour, par la permission de Dieu, affliger les vivans et les morts, et communément parmi le menu peuple, les appeloient-ils, en leur breton, ''tud-bleir'', c’est-à-dire gens-loups. »</small><br />
 
 
<center>II – Le meneur de nuées</center>
 
- C’était en 1807, lors de la quatrième coalition contre la France. La leçon d’Austerlitz n’avait point paru suffisamment claire à l’Allemagne, et Napoléon allait être forcé d’y ajouter celle d’Iéna. Les conscrits rejoignaient de toutes parts leurs dépôts, sous les ordres de sous-officiers instructeurs. J’avais reçu la conduite d’un de ces détachemens avec lequel je gagnais le Rhin. On était encore aux jours d’enthousiasme militaire, et nos jeunes gens n’entrevoyaient dans la fumée de la bataille qu’épaulettes à gros grains et croix d’honneur. Aussi allaient-ils au feu comme à la noce. On doublait les étapes pour arriver plus vite, et on se reposait en apprenant la charge en douze temps. Seulement, quand on rencontrait par hasard, sur son chemin, une fête, une moisson ou une vendange, les souvenirs du village se réveillaient tout à coup; la troupe s’arrêtait, les fusils étaient jetés sur l’herbe, et l’on se mêlait une dernière fois aux joies de la danse ou du travail.
 
Ce fut dans une de ces haltes, au milieu des gerbes, que l’on me raconta l’histoire du meneur de nuées Pierre Hublot, plus communément désigné sous le nom de grand Pierre. Personne dans le pays ne savait d’où il y était venu ni depuis combien de temps il y habitait, Les plus vieux prétendaient l’avoir toujours connu ayant le même âge. Il vivait dans une cabane en ruines du salaire de quelques journées faites chez les laboureurs du voisinage. Aucun d’eux ne le demandait, mais aucun n’eût osé refuser ses services, car le grand Pierre avait reçu du démon une corde invisible avec laquelle il ''tournait la roue des vents'' et distribuait à sa fantaisie, le froid, la pluie et le soleil. Un seul homme avait eu la hardiesse de lutter contre lui et à son grand dommage. Celait dans la jeunesse de Hublot, c’est-à-dire bien avant l’enfance des plus vieux, qui tenaient cette histoire de leurs pères.
 
II y avait alors dans le village un fermier nommé Michel que rien n’effrayait; le péril était pour lui la saveur des choses. Quand il vit que tout le monde passait vite près du grand Pierre, il s’arrêta pour lui parler; quand il reconnut que personne n’osait lui déplaire, il se mit à le braver. Le conducteur de nuées montra plus de patience qu’on ne devait en attendre d’un homme qui, comme on le disait communément, avait à ses ordres tous les carrosses du diable. A la fin pourtant, il se lassa. Un jour qu’il était assis devant sa porte, Michel, qui passait avec d’autres, lui demanda, par raillerie, s’il lui restait de la graisse d’enfant baptême pour aller au sabbat.
 
- Plus qu’il ne te restera demain de beurre et de lait, répondit le sorcier avec colère.
 
Michel continua sa route en riant; mais, à son arrivée à la ferme il apprit que ses plus belles vaches venaient de se noyer dans la Blaise. Il ne voulut point encore reconnaître la puissance du sorcier.
 
- La cabane de Hublot, dit-il, est au bord de l’eau, il aura vu l’accident.
 
Cependant la vengeance de Pierre ne s’arrêta point là. Un premier débordement noya les prairies du fermier, un orage versa ses blés, la maladie tomba sur ses étables, où il vit mourir ses meilleurs attelages. Il eut beau redoubler de soins: si un nuage amenait la grêle, il s’arrêtait précisément sur ses pommiers; si le vent brûlait un champ, c’était le sien On eût dit que le ciel avait fait les parts entre Michel et ses voisins : aux uns le sceau de la bénédiction, à l’autre celui de la colère. Chaque jour l’acheminait vers sa ruine. Les gens de loi, après l’avoir appelé en justice et fait condamner, se mirent à planter des pieux garnis de paille au milieu de toutes ses moissons, pour en annoncer la vente; le percepteur des tailles, qui n’était point payé, menaçait de saisir les meubles et d’emporter, au besoin, ''les huis et fenêtres''. L’orgueil de Michel finit par chanceler. Il avait espéré réparer ses pertes en épousant Marie-Jeanne, qui passait pour la plus jolie fille et la plus riche héritière de toute la sénéchaussée. Marie-Jeanne avait accepté la bague des fiançailles, et tout était convenu avec les parens; mais, quand ceux-ci virent le brandon sur les meilleurs champs de Michel, ses crèches vides et les sergens toujours sur le chemin de la ferme avec des parchemins dans la ceinture, ils renvoyèrent les tailleuses qui travaillaient au trousseau et remirent la noce aux prochaines moissons. Ce fut Marie-Jeanne elle-même qui, en allant à la fontaine, annonça la triste nouvelle à Michel. Cette fois, il ne put résister au coup, et s’assit sur une pierre, la tête appuyée sur ses deux poings fermés. Sa dernière ressource lui échappait; et avec elle ses plus douces espérances: il perdait en même temps la belle fille et la grosse dot. C’était trop à la fois. Comme tous les orgueilleux, il tomba brusquement du haut de son audace, et se laissa glisser sans résistance jusqu’au fond du désespoir.
 
Les femmes ont en général le coeur trop tendre pour ne pas trouver un peu de plaisir à vous voir malheureux; c’est une occasion de consoler. Marie-Jeanne, appuyée sur sa cruche vide et effeuillant une branche de ronces, contemplait, du coin de l’oeil, la douleur de son fiancé. Enfin, elle poussa un gros soupir, comme pour prendre le ton, et, interrompant les malédictions que murmurait le jeune fermier:
 
- Par grace, Michel; taisez-vous! Dit-elle doucement; si vous vous plaignez si fort, vous ferez de Dieu notre ennemi. Ne savez-vous pas qu’il punit ceux qui se révoltent?
 
- Et quelle punition pourrais-je craindre encore! s’écria le paysan. N’a-t-il pas tout fait périr chez moi, depuis le boeuf jusqu’à l’abeille, depuis l’orge jusqu’au froment? Ne permet-il pas à votre oncle, de fausser sa promesse et de me donner le dernier coup de couteau?
 
- Ne dites pas cela, reprit la jeune fille; vous savez bien que le bon Dieu n’est pour rien dans votre malheur, et que tout est venu du grand Pierre.
 
Michel se redressa.
 
- Ah! si j’en étais sûr! s’écria-t-il en levant les poings, je lui ouvrirais la tête comme une noix entre deux cailloux.
 
- La paix, la paix, au nom du ciel! interrompit Marie-Jeanne, qui regarda autour d’elle effrayée; voulez-vous donc qu’il n’y ait plus de retour possible avec le sorcier? A quoi servent vos menaces contre celui qui a communié ''de l’hostie rousse'' (1)? S’attaquer à lui, c’est faire comme le mouton qui veut brouter l’épine; mieux veut reconnaître son tort et l’apaiser.
 
- Moi demander grace au grand Pierre? Jamais!
 
- Eh bien! je lui parlerai à votre place, et je le prierai si fort, qu’il retirera les mauvaises paroles prononcées sur vous.
 
- Non, non, Marie-Jeanne; vous ne pouvez aller chez cet homme; vous ne le connaissez pas. Lui et sa ''parole'', il leur suffit de toucher le ruban d’une jeune fille pour être maîtres de sa volonté.
 
- Mais vous serez là, Michel, vous veillerez sur moi.
 
- N’importe, restez.
 
- Alors il faudra obéir à mon oncle, dit Marie-Jeanne en regardant le paysan; et quand vous saurez...., car je ne vous ai pas encore tout dit.
 
- Qu’y a-t-il donc de plus?
 
- Il y a que Baptiste vient souvent à la ferme, et, comme il a fait un héritage, mon oncle m’a parlé pour lui. J’ai répondu comme je devais, mais il faut qu’une pauvre fille finisse par obéir à ceux qui ont droit de commander, et puisque vous ne m’aimez pas assez pour faire votre paix avec le sorcier...
 
- Allons alors, interrompit Michel en se levant. Quand on se noie, il est permis de s’accrocher à tout, même aux orties. D’ailleurs, vous avez promis de parler. Ne vous inquiétez de rien, et venez seulement; j’ai vu tout à l’heure le grand Pierre qui fauchait dans le pré Loroux.
 
Elle reprit sa cruche et tourna par un sentier qui descendait vers la vallée. Michel marchait derrière elle d’un pas rétif et la tête basse. Ils arrivèrent bientôt à la source où les jeunes filles du voisinage venaient puiser de l’eau. Marie-Jeanne déposa la cruche sur la mousse, gravit le rocher et regarda dans la prairie. Elle ne vit d’abord que la faux du grand Pierre, avec la petite enclume et le marteau à émouler ; mais en regardant plus bas, elle aperçut le sorcier étendu sous un bouquet d’arbres et qui paraissait dormir. Michel descendit avec elle pour le réveiller. Après l’avoir appelé, ils le tirèrent par l’habit, puis lui frappèrent dans les mains; tout fut inutile : il demeura sans mouvement. Le fermier et la jeune fille reculèrent effrayés.
 
- Il est mort! s’écria le premier.
 
- Mort! répéta Marie-Jeanne; il n’y a pourtant sur lui ni sang ni blessures.
 
- Mais ne vois-tu pas qu’il est immobile comme un corps que son ame a quitté?
 
La paysanne tressaillit; un éclair avait traversé sa pensée.
 
- Ah! je comprends, s’écria-t-elle; le grand Pierre sera venu au monde le jour d’une bataille.
 
- Eh bien?
 
- Eh bien! ne savez-vous pas que ceux qui naissent pendant une grande tuerie d’hommes ''reçoivent le don de se dédoubler''?
 
- Alors tu crois que son ame est en promenade?
 
- Et que le corps se ranimera à son retour.
 
Michel regarda l’enveloppe du sorcier.
 
- Quel malheur! dit-il d’un accent de regret; en voyant la maison abandonnée, j’espérais le locataire parti pour toujours.
 
- Parlez plus bas, au nom du ciel, dit Marie-Jeanne; il est peut-être en route pour rentrer.
 
- Et s’il ne trouvait pas sa maison! reprit vivement le fermier.
 
- Comment cela?
 
- Nous n’avons qu’à cacher le corps, l’ame n’aura plus où loger; au bout de trois jours, elle appartiendra au démon.
 
- Et nous serons tous hors de peine, ajouta la jeune fille.
 
- Par mon baptême! il ne la trouvera pas, dit Michel; je vais la jeter à la rivière.
 
Et, courant au corps toujours sans mouvement, il le souleva avec effort, le chargea sur ses épaules et disparut derrière le rocher.
 
Marie-Jeanne, tremblante, regardait autour d’elle pour s’assurer que personne ne les voyait, quand tout à coup l’ame absente arriva comme un coup de vent, et, ne trouvant que le chapeau du grand Pierre, qui était resté sur l’herbe, elle y entra, et se mit à le rouler. La jeune fille, épouvantée, courut vers la source; l’ame du sorcier la poursuivit en poussant de petits cris, et, arrivée près du rocher, se lança du chapeau vers la cruche; mais, au même instant, Marie-Jeanne plongea celle-ci dans la fontaine, et l’ame, emportée par le tourbillon d’eau, fut engloutie au fond du vase; lorsqu’elle reprit connaissance, elle s’y trouva prisonnière et en compagnie de plusieurs autres cruches placées sur le rebord d’une haute fenêtre. C’était précisément celle de Marie-Jeanne. Cette dernière venait de se mettre au lit, car il était déjà tard et toutes les lumières de la ferme étaient éteintes. Condamnée à rester captive, au moins jusqu’au lendemain, l’ame du sorcier entra dans un accès de colère qui imprima à son cachot une agitation convulsive. Elle ne pouvait s’accoutumer à la pensée de s’être ainsi laissé surprendre par son ennemi. Alors même que le hasard lui ouvrirait sa prison, qu’allait-elle devenir si elle ne retrouvait point son enveloppe, et où la chercher maintenant, comment la reprendre, à qui la demander? Ces tristes réflexions furent interrompues par un bruit qui se fit entendre au pied de la fenêtre; c’était Michel qui appelait avec précaution Marie-Jeanne. L’ame encruchée eut une inspiration diabolique. Parmi les dons qui lui avaient été accordés au sabbat se trouvait celui d’imiter à volonté toutes les voix. Elle résolut d’en faire usage, sinon pour arriver à la délivrance, au moins pour se venger. Les appels du jeune paysan s’étaient insensiblement élevés; l’ame y répondit par un double éclat de rire. Le fermier leva la tête tout surpris.
 
- Entendez-vous? c’est ce pauvre Michel, dit une voix que le jeune homme crut reconnaître pour celle de Marie-Jeanne.
 
- Il est donc en bas? demanda une seconde voix à l’accent mâle et railleur. Michel leva vivement la tête.
 
- Il y a quelqu’un avec Marie-Jeanne, murmura-t-il stupéfait.
 
- Je crois qu’il nous écoute, reprit l’une des voix; il va vous reconnaître, Baptiste.
 
- Baptiste! répéta le jeune fermier.
 
Deux nouveaux éclats de rire se firent entendre. Michel recula pour s’efforcer de voir; mais, ne pouvant rien distinguer, il interpella d’un ton indigné Marie-Jeanne sur ce tête-à-tête nocturne avec son rival.
 
- Ne vous fâchez pas, pauvre innocent, répondit la jeune fille, je lai fait monter pour causer de vous.
 
- Nous préparons ton mariage, ajouta la voix de l’amant.
 
- Malheureuse! s’écria Michel en serrant les poings; c’était donc un mensonge quand tu es venue tantôt me dire que tu voulais garder ta parole, et quand tu m’as décidé à faire ma paix avec le grand Pierre?
 
- Ne fallait-il pas n’assurer de votre obéissance pour savoir si vous feriez un bon mari? répliqua ironiquement la voix; maintenant je suis sûre que je puis compter sur vous.
 
- Oui, oui, comptes-y, cria le fermier exaspéré, mais pour ta honte. Demain on saura dans le village à quelle heure tu reçois les visites de Baptiste; tu seras chassée de toutes les honnêtes familles, et j’irai trouver le curé pour te faire mettre dans son monitoire.
 
- Alors, mon bon Michel, je serai forcée de vous faire pendre, dit tranquillement la voix.
 
Michel fit un mouvement.
 
- Et rien ne me sera plus facile, continua Marie-Jeanne; il me suffira de dire que vous avez tué le grand Pierre.
 
- Moi! dit Michel.
 
- Comme il aura disparu, et qu’il n’avait que vous pour ennemi, tout le monde me croira.
 
- Ah! tu te trompes, fille du diable! s’écria le paysan, car je puis prouver ton mensonge en représentant le corps du sorcier sain et sans blessures.
 
- Et où le retrouverez-vous pour cela?
 
- Dans le vieux four à briques où je l’ai caché.
 
Il ne put en dire davantage. La cruche venait de faire un soubresaut si violent qu’elle avait quitté le rebord de la fenêtre; elle se précipita dans le vide, atteignit au front le fermier et l’étendit mort sur la terre, où elle-même se brisa. Au même instant l’ame délivrée s’enfuit avec un rire triomphant vers le four à briques et rentra dans son enveloppe; mais celle-ci avait déjà ressenti la première atteinte de la corruption, et depuis ce jour le grand Pierre garda toujours le teint vert et l’oeil vitré des cadavres.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) C’est une opinion populaire que les sorciers communiaient au sabbat avec une ''hostie rousse'', et que cette parodie sacrilège les lie à jamais au démon. </small><br />
 
 
<center>III – Le sorcier du Cotentin</center>
 
Ferret avait écouté ce récit avec une attention qui m’avait semblé prendre, dans un certain moment, le caractère de l’inquiétude. Il laissa pourtant le narrateur entreprendre une thèse sur la faculté que les anciens avaient reconnue, à certaines ames, de quitter momentanément leur enveloppe. C’était ainsi, ajoutait le capitaine, que l’ame d’un citoyen de Clazomène, ayant trouvé, au retour, son corps brûlé, avait été forcée de se réfugier au fond d’un vase qu’elle faisait rouler. La dissertation achevée, le jeune paysan se rapprocha d’un air embarrasse et demanda si les sorciers pouvaient réellement, selon l’expression de Michel, devenir maîtres de la volonté d’une fille en touchant un de ses rubans.
 
- N’est-ce pas la croyance du Cotentin comme celle de la Beauce? demanda le ''capitaine''.
 
- Peut-être bien, dit Étienne, qui, fidèle à l’habitude normande, hasardait rarement une affirmation; mais il doit y avoir des préservatifs.
 
- Pardieu! tu les connais aussi bien que moi, répliqua le ''capitaine''; les filles prudentes qui veulent échapper à l’influence d’un sorcier n’ont qu’a mettre leurs bas à l’envers.
 
- Mais quand ce n’est pas le dimanche, objecta Ferret, elles n’ont que leurs sabots.
 
- Alors il faut qu’elles jettent bien vite le ruban touché.
 
Le paysan secoua la tête.
 
- Une jeune fille tient à ses rubans, murmura-t-il. C’est une grande
croix pour des chrétiens d’avoir des jeteurs de sort dans le pays. Avec un autre homme, on a des chances, on combat chair contre chair; mais, avec les sorciers, il n’y a rien à faire; ''s’ils n’entrent point par le haisset, ils entrent par le viquet''.
 
- Reconnaissez-vous le vieux proverbe normand? me dit le percepteur. Le ''haisset'' et le ''viquet'' sont la petite barrière qui tient lieu de porte et le guichet qui sert de fenêtre; le dernier mot est resté dans le vocabulaire anglais, ''wicket''. Les Normands ont porté leur langue, leur philosophie et leurs coutumes depuis la Tamise jusqu’au Saint-Laurent; on est sûr de les trouver, dans l’histoire, en tout endroit où il y a chance de ''conquêter'' et de gaigner''. Henri IV disait, en parlant d’une terre stérile, qu’il fallait y semer des Gascons, parce qu’ils poussaient partout; on pourrait dire avec autant de justice des terres fécondes que, quoi qu’on y sème, il y poussera infailliblement des Normands.
 
Cependant le soleil baissait rapidement, et des brumes chassées par le vent du soir commençaient à envahir l’horizon. On voyait les oiseaux de mer tourbillonner par troupes au-dessus du promontoire en poussant les cris brefs et perçans que nos pêcheurs ponentais appellent le ''chant de la pluie''. Nous étions arrivés près d’une hauteur que la route contournait et au sommet de laquelle Ferret nous montra une maison isolée: c’était celle de Guillemot. La silhouette sombre de cette maison, dominant la colline dépouillée, se détachait vigoureusement sur un ciel pâle, et je commençais à en distinguer les détails, lorsque Pierre, qui regardait depuis quelques instans, poussa une exclamation et étendit une main au-dessus de ses yeux afin de mieux voir.
 
- Qu’y a-t-il? demanda le ''capitaine''.
 
- Dieu me sauve! c’est elle! dit Ferret troublé, c’est Françoise!
 
- La pastoure du ''Chêne-Vert''! où cela?
 
- A la porte de Guillemot; la voilà qui se lève..... Je reconnais sa jupe noire et son tablier rouge..... elle court au haut du sentier..... elle fait signe..... Ah! Jésus Dieu! voyez là-bas, là-bas, le sorcier!
 
Je tournai les yeux vers le point indiqué et je demeurai frappé d’un singulier spectacle. Au milieu des brumes qui rampaient sur les pentes, un rayon du soleil couchant formait une sorte de traînée brillante dans laquelle s’avançait l’homme du ''Petit-Haule''. Enveloppé d’un de ces cabans fauves en usage parmi les marins de la cote, il marchait courbé en avant et les mains sous les aisselles. A mesure qu’il montait, la brume se repliait derrière lui et effaçait la voie lumineuse, comme s’il eût traîné à sa suite les pluvieuses nuées. Il atteignit bientôt la cime du coteau où Françoise était accourue à sa rencontre. Tous deux restèrent alors isolés dans une sorte de nimbe, tandis que le reste de la hauteur était noyé sous le brouillard. La jeune pastoure parlait avec véhémence, joignant par instans les mains comme pour une prière, puis les portant à son front avec une expression de désespoir. Guillemot écoutait sans faire un mouvement. Deux ou trois fois il nous sembla cependant, à l’immobilité de la jeune fille, qu’il parlait à son tour; mais ces paroles étaient sans doute douloureuses, car nous la vîmes étendre les bras avec l’angoisse suppliante d’une condamnée, puis cacher sa tête dans son tablier. Le sorcier continua sa route vers la cabane, où il disparut. Ferret, qui était resté jusqu’alors à la même place, les regards fixes, les lèvres tremblantes et tout le corps penché en avant comme prêt à s’élancer, jeta une espèce de cri et prit sa course vers le ''Petit-Haule''.
 
- Ne le perdons point de vue, me dit vivement le ''capitaine'', il y a ici quelque chose qui va mal.
 
Nous pressâmes le pas pour le rejoindre, mais il avait déjà tourné le sentier. Après avoir franchi rapidement la montée, nous courûmes à la maison de Guillemot. Celui-ci était tranquillement assis près du foyer éteint, en face de Françoise, dont le visage était marbré par les larmes, la poitrine haletante et les yeux baissés. Etienne Ferret se tenait entre eux, promenant de l’un à l’autre ses regards incertains et ardens.
 
- On ne pleure pas si fort pour une chèvre perdue, s’écriait Étienne au moment où nous parûmes sur le seuil, et ce n’est pas ici qu’on viendrait la chercher.
 
- Le jeune gars sait alors où elle est? dit sèchement Guillemot.
 
- Je sais que la chèvre n’a pu venir du ''Chêne-Vert'' au ''Petit-Haule''.
 
- Qu’importe, si c’est au ''Petit-Haule'' qu’on donne le moyen de la retrouver?
 
- Ainsi, c’est pour avoir ''la parole qui guide'' que Françoise est venue? demanda Ferret en regardant fixement la jeune fille. Celle-ci, dont notre arrivée avait encore augmenté la confusion, ne répondit point sur-le-champ; mais, faisant enfin un effort:
 
- Je voulais parler pour cela... et pour autre chose..., balbutia-t-elle.
 
- Pour quelle chose? répéta Étienne, dont le regard semblait rivé sur la jeune fille. Elle essaya de répondre, mais sa voix resta étouffée dans les larmes qu’elle retenait. Le capitaine s’entremit.
 
- Prétendrais-tu par hasard forcer une jeune fille à te répéter tout ce qu’elle peut demander aux ''liseurs de sort''? dit-il gaiement à Ferret; ne sais-tu pas que les sorciers sont comme les prêtres? Pour eux, elles ouvrent leur coeur à deux vantaux, tandis que les amoureux ont tout au plus droit d’y regarder par le trou de la serrure.
 
- Quand on n’a rien à craindre, On n’a rien à cacher, dit le jeune homme avec une persistance mêlée de dureté; une honnête fille ne doit point avoir de secrets.
 
- Ce n’est pas alors comme les honnêtes gars! fit observer Guillemot ironiquement.
 
- Que Françoise répète ce qu’elle disait tout à l’heure à l’homme du ''Petit-Haule'', reprit Ferret, qui feignit de ne pas entendre.
 
- Répète donc alors toi-même ce que tu disais, il y a un an, à la fille du ''clos Gallois'', répliqua le sorcier avec intention.
 
Ferret tressaillit et se retourna vers Guillemot; mais, ne pouvant supporter son regard, il baissa la tête en rougissant. Le souvenir qu’on venait de lui rappeler avait sans doute pour lui une signification particulière, car il demeura un instant comme partagé entre l’embarras et la surprise. Une expression de colère, puis d’inquiétude, traversa ses traits; on eût dit que la peur de cette science mystérieuse, dont la révélation du sorcier semblait une confirmation nouvelle, contrebalançait chez lui la rancune : celle-ci parut pourtant l’emporter.
 
- Quand je parle à Françoise, dit-il, ce n’est point à l’homme du ''Petit -Haule'' de répondre.
 
- Chacun a droit de prendre la parole sous le toit qui lui appartient, répliqua froidement Guillemot.
 
- Alors nous causerons ailleurs, reprit vivement Étienne; venez, Françoise, le toit du ciel n’appartient à personne.
 
Il avait fait un mouvement vers la porte; la jeune fille parut près de le suivre, mais un coup d’oeil du sorcier la retint. Évidemment sa volonté luttait entre deux influences contraires : elle demeura en proie à une indécision qui se traduisit d’abord par une alternative de rougeur et de pâleur subites, puis par un tremblement nerveux, qui l’obligea à s’asseoir sur la pierre du foyer; mais elle n’y resta qu’un instant. Sa main alla presque aussitôt chercher la muraille; elle se redressa avec effort, jeta au sorcier un regard de douleur suprême, courut vers une petite porte de derrière et s’élança hors de la cabane. Ferret, qui était d’abord resté immobile d’étonnement, s’élança à sa poursuite. Tout cela s’était passé si rapidement, que nous n’avions eu le temps de rien dire, ni de rien prévenir. Je courus à la porte, Pierre et la jeune fille avaient disparu. J’allais franchir le seuil pour me mettre à leur poursuite, quand le ''capitaine'' m’arrêta.
 
- Il y a des ravines de ce côté, dit-il, et, dans l’obscurité, vous risqueriez de vous rompre le cou.
 
- Mais que signifient cette douleur et cette fuite? m’écriai-je.
 
Il secoua la tête.
 
- J’ai peur de m’en douter, reprit-il; avez-vous remarqué cette petite quand elle est tombée là assise’? Il m’a semblé que sa taille était autrefois plus svelte et plus fine... Au reste, Guillemot, qui paraît être dans sa confidence, pourrait nous éclairer à ce sujet.
 
- Le ''capitaine'' a dit lui-même que les sorciers étaient comme les prêtres, répliqua l’homme du ''Petit-Haule'', et les prêtres n’ont pas le droit de répéter les péchés qu’on leur a confiés.
 
- Mais ils ont droit d’avouer les leurs, fit observer mon compagnon en le regardant fixement; savez-vous, maître mire, que moi aussi j’ai étudié ''le Dragon rouge'', et que je peux lire, au besoin, aussi bien que vous dans le passé?
 
- Que le ''capitaine'' dise ce qu’il a vu, répondit Guillemot d’un air soupçonneux.
 
- J’y vois l’histoire d’un sorcier de Vauduit, reprit le percepteur, lequel, au dire des bonnes gens, jetait un sort sur toutes les pastoures du canton de Formigny, et les avait à sa discrétion; mais d’autres, moins crédules, l’accusaient de les endormir avec des drogues pour les surprendre ensuite sans défense. On commença même une instruction contre lui, et il trouva prudent de quitter le pays. Comme Françoise garde seule le troupeau sur les friches, il a pu lui arriver ici ce qui est arrivé là-bas à d’autres: elle n’a d’abord rien dit par honte; mais maintenant, que tout va être connu, elle vient crier miséricorde à celui qui a fait le mal. Qu’en pense le sorcier du ''Petit-Haule''? N’ai-je pas bien deviné, et n’est-ce point ainsi qu’il faut expliquer la chèvre perdue?
 
J’observais Guillemot pendant que le percepteur parlait; son oeil avait exprimé une attention croissante, mais sans qu’aucun tressaillement trahît son trouble. A l’explication de la visite de Françoise au ''Petit-Haule'', sa main droite, qui secouait les cendres de sa pipe éteinte s’était seulement arrêtée; du reste, il ne changea point de posture, ne releva point les yeux, et se contenta de répondre brièvement:
 
- Le ''capitaine'' est donc plus savant que tous les maîtres du ''grand carrefour''?
 
- C’est que les maîtres du ''grand carrefour'' ne regardent pas assez du côté de Valognes, où sont les juges et le procureur du roi, reprit mon compagnon; quand le diable se brouille avec la justice, il est rare qu’il ait l’avantage. Maître Guillemot sait mieux que personne que ceux qui sont obligés de passer entre les articles du code trouvent la route difficile.
 
- C’est alors comme celle de Sainte-Mère-Église, dit le sorcier d’un ton brusque, et le ''capitaine'' fera bien de ne point s’attarder, afin d’éviter les ornières.
 
Il s’était levé à ces mots, et fit un pas vers la porte comme pour nous reconduire. Bien que le congé fût donné d’une manière un peu brutale, l’avis était prudent; rien ne nous retenait d’ailleurs au ''Petit-Haule''; nous dîmes rapidement adieu à notre singulier hôte, et, sortant à notre tour par la porte de derrière, nous suivîmes un sentier étroit qui nous conduisit en ligne droite au bas de la colline.
 
L’étrange scène dont je venais d’être témoin avait excité au plus haut point ma curiosité. Je me faisais donner de nouvelles explications par mon conducteur, lorsqu’un homme se dressa tout à coup dans l’ombre de la ravine que nous suivions; je reconnus Etienne Ferret, il nous aperçut à son tour, et vint nous rejoindre.
 
- Eh bien! l’as-tu retrouvée? demanda le ''capitaine''.
 
- Non, dit le paysan; j’ai couru jusqu’au bas sans rien voir. Cependant elle n’a pu fuir si vite! Le coteau n’a pas une ''brousse'' pour la cacher. Faut qu’elle soit partie sur un coup de vent ou rentrée sous terre? Mais l’homme du ''Petit-Haule'' en rendra compte.
 
Je remarquai qu’en parlant ainsi, Ferret avait la voix haletante et les yeux un peu hagards; il était très pâle. Le ''capitaine'' et moi nous nous efforçâmes de le calmer; mais il y avait dans son exaltation un mélange de soupçon, d’épouvante et de colère, qui lui donnait une expression si bizarre, que nous nous laissâmes aller, malgré nous, à l’observer, au lieu de continuer à la combattre. Etienne avait complètement oublié cette réserve qui fait du paysan normand une sorte de problème vivant perpétuellement à résoudre. Il marchait entre nous en racontant avec une volubilité passionnée pourquoi il s’était attaché à Françoise en la voyant à la ferme maltraitée par tout le monde, quelles propositions de mariage il lui avait faites, et avec quels pleurs de joie elle les avait reçues. Il nous détaillait ses projets d’établissement dans la métairie qui lui était promise vers Bricbec, et où il devait entrer au retour des nouvelles feuilles; puis, revenant à la jeune pastoure, il nous disait comment elle avait commencé à changer il y avait trois mois, comment elle était devenue toujours plus triste sans qu’il pût en deviner la cause, jusqu’à ce qu’il l’eût trouvée plusieurs fois sur la route du ''Petit-Haule'' où l’attirait la maligne puissance de Guillemot. Enfin, s’exaltant encore plus à cette dernière pensée, il se mit à murmurer des menaces de vengeance qui s’éteignirent tout à coup dans les larmes.
 
Je fus sincèrement touché de cette douleur naïve, et je m’efforçai de calmer le jeune paysan par quelques encouragemens; mais le ''capitaine'' avait pour principe que les consolateurs sont comme les médecins qui, au lieu de guérir la maladie, la constatent, m’interrompit pour nous faire remarquer que la nuit était venue et qu’il importait de presser le pas. Il adressa en même temps plusieurs questions à Ferret sur la direction qu’il fallait prendre, afin de couper au plus court, espérant ainsi le distraire de sa préoccupation; mais tel était le trouble de ce dernier, qu’il ne put donner aucune indication satisfaisante.
 
Cependant les dernières lueurs du soir avaient complètement disparu, et l’absence des étoiles, qui ne se montraient pas encore, laissait le ciel dans une profonde obscurité. Nous apercevions à peine, de loin en loin, quelques touffes d’arbres dessinant leurs masses plus sombres dans la nuit, ou quelques flaques d’eau, formées par le dernier orage, qui semaient la campagne de taches plus pâles. La route dominait des terrains à demi noyés où nous entendions le vent frissonner dans les glaïeuls. Etienne était retombé dans un silence qu’interrompaient de loin en loin des soupirs ou quelques paroles entrecoupées. Nous côtoyions depuis un instant un de ces marécages connus en Normandie sous le nom de ''rosières'', quand une petite forme blanchâtre et mouvante se montra tout à coup à notre droite, et parut traverser vivement la route.
 
- Avez-vous vu’? s’écria Ferret en s’arrêtant tout court; c’est une ''létiche''.
 
Je savais que ce nom était donné, par les paysans du Calvados et de la Manche, à l’hermine de France que ses rares apparitions ont transformée en animal merveilleux, et dans laquelle l’imagination populaire a voulu voir une gracieuse métamorphose des enfans morts sans baptême; mais, avant que j’eusse pu répondre, le ''capitaine'' nous montra une vingtaine de petites formes pareilles qui, après s’être élevées sur le marais, grandirent subitement en prenant l’apparence d’une flamme bleuâtre et se mirent à danser sur la cime des roseaux.
 
- Tu vois que tes ''létiches'' sont des follets, dit-il à Étienne; nous sommes ici dans leur royaume, et si les follets sont, comme on le prétend, des prêtres qui ont violé le sixième commandement, il faut reconnaître que le clergé du pays compte peu de Joseph. Les anciens voyaient dans un follet isolé l’ombre d’Hélène, toujours de mauvais présage, et dans deux follets les ombres de Castor et de Pollux, symbole de prospérité; mais je voudrais savoir ce qu’ils auraient vu dans ce quadrille d’''ardens'' qui semblent nous inviter à leur bal.
 
Le marais qui s’étendait à nos pieds était encore enveloppé dans l’ombre, mais les premières étoiles qui commençaient à s’épanouir dans le ciel versaient sur la route une pâle clarté, et l’on pouvait lire sur les traits d’Etienne, qui s’était arrêté comme nous, l’émotion âpre et enfiévrée que lui causait ce singulier spectacle. Nous regardions depuis quelques instans, lorsqu’une flamme, plus brillante et plus élevée, jaillit au milieu des joncs. Ferret fit involontairement un mouvement en arrière.
 
- Pardieu! s’écria le capitaine, vjj la reine de la fête; ce doit être au moins la ''fourolle''.
 
- N’est-ce point le nom des sorcières-follets? demandai-je.
 
- Oui, balbutia Ferret; il y en a qui se donnent au démon pour avoir une place parmi les ''ardens'', d’autres qui se damnent avec les prêtres ou les ''jeteurs de sort'', et alors, pendant sept ans, leur ame est condamnée à courir ainsi toutes les nuits! Il y a déjà dans le pays ''la fourolle Renée, la fourolle Catherine''. Oh! voyez, voyez, comme celle-ci marche, comme elle a l’air de nous appeler!
 
En parlant ainsi, Etienne fasciné avait descendu la berge et suivait ''la fourolle'' le long des roseaux; tout à coup il s’arrêta, nous le vîmes se baisser et disparaître; nous allions courir à lui quand il se releva avec un cri: il tenait à la main le tablier rouge de Françoise!
 
Nous cherchâmes en vain la jeune pastoure aux bords du marécage, sur la route et dans une saulaie qui s’étendait un peu plus loin; tout était désert. Le paysan inquiet nous quitta pour retourner à la ferme. Comme rien ne me retenait à Sainte-Mère-Église, je repartis le lendemain sans avoir connu le résultat de sa recherche; mais le hasard m’ayant fait rencontrer, deux années plus tard, le ''capitaine'', j’appris de lui que Françoise avait été retrouvée noyée sous les glaïeuls de l’étang.
 
Quant à Guillemot, il avait quitté le Cotentin et gagné les bords de la Sarthe, où il vit peut-être encore, craint, comme tous ses pareils, des crédules paysans, qui le haïssent et le consultent. Quiconque a parcouru nos campagnes connaît, en effet, l’autorité qu’exercent partout ces vagabonds solitaires, auxquels la superstition suppose une mission surnaturelle. Quelle qu’ait été, dans cette première moitié du siècle, l’énergie de la réaction contre les traditions du passé, la croyance aux sorciers s’est à peine affaiblie. Les rois et les prêtres s’en vont, mais les sorciers survivent. C’est que la foi en ceux qui peuvent nous affranchir du possible est encore moins le témoignage de notre ignorance que de nos rêves. Depuis l’alchimiste du moyen-âge, qui promettait la pierre philosophale, jusqu’au spéculateur Law retrouvant l’Eden aux bords du Mississipi, c’est toujours la même facilité à supposer ce qui flatte et à prendre ses désirs pour des preuves. Aujourd’hui même, au foyer du scepticisme, n’avons-nous pas encore nos sorciers qui, plus puissans que les autres, ne promettent point seulement le bonheur et la richesse à quelques hommes, mais la réforme de toutes les misères humaines et la félicité éternelle du genre humain?
 
===La fileuse===
 
 
<center>I – Le Goubelino</center>
 
Notre diligence venait de s'arrêter devant la maison de relais, et le postillon frappait avec le manche de son fouet à la porte de l'écurie, où tout semblait dormir.
 
- Eh bien! c'est comme ça que le Normand nous attend? criait-il; hé! grand ''saint lâche'', comptes-tu nous laisser geler ici?
 
La demande était d'autant plus permise, qu'à notre départ de Paris le thermomètre marquait sept degrés au-dessous de zéro, et qu'il avait dû baisser encore depuis. La terre était couverte de neige; un vent mêlé de verglas fouettait notre voiture, où le froid se faisait sentir d'autant plus cruellement que nous n'étions que deux voyageurs. Arraché à ma somnolence par les cris du postillon, j'abaissai avec précaution une des glaces rendue opaque par les cristallisations de la neige, et je hasardai ma tête hors de la portière.
 
- Où sommes-nous, postillon? demandai-je.
 
- A Troissereux, monsieur, répondit-il.
 
- Combien de lieues encore jusqu'à Boulogne?
 
Une espèce de grognement, qui partit du fond de la diligence, m'empêcha d'entendre la réponse. C'était mon compagnon de route, que l'air piquant du dehors venait de réveiller en sursaut.
 
- Eh bien! s'écria-t-il tout à coup avec un accent provençal des mieux timbrés, qui donc ouvre là? Dieu me damne! monsieur, avez-vous l'intention de vous chauffer au clair de lune?
 
Je relevai la vitre en m’excusant; le Provençal frissonna de tout son corps.
 
- Quel temps! reprit-il; autant vaudrait une campagne de Russie! et penser que dans mon pays ils se promènent maintenant en veste de nankin avec une rose à la boutonnière! Vous croyez avoir ici un soleil, vous autres, ce n'est pas même une lanterne. Pour connaître la vie, il faut habiter le midi; il faut voir ses vignes, sa chasse aux ortolans, ses fabriques de savon, ses femmes. Ah! quelle contrée des dieux, monsieur! Aussi nous avons à Marseille un antiquaire qui a prouvé que le pommier du paradis terrestre devait être planté entre la Camargue et Tarascon.
 
Je fis observer que l'on pouvait s'étonner, dans ce cas, qu'il n'y eût laissé aucune repousse. - Eh! que voulez-vous? dit plaisamment mon compagnon, Adam n'aura point su qu'il fallait garder les pépins.
 
Je ne pus m'empêcher de sourire. La prétention de l'antiquaire marseillais n'avait rien, du reste, qui dût surprendre. Un ami de Latour d'Auvergne, Le Brigand, n'avait-il pas réclamé le même honneur pour sa province, en concluant, des noms mêmes de nos premiers parens, que dans le paradis terrestre on parlait bas-breton (1)! Un autre savant celtomane avait placé l'Éden dans le département de l'Yonne, en se fondant sur le nom d'une des villes, Avallon, qui, en celto-gomerite, signifie ''pomme'' (2)! Plaisantes imaginations que nous pouvons railler, mais qui semblent l'expression naïve de nos plus intimes instincts. Qui de nous, en effet, ne trouve aux lieux où il est né un charme mystérieux qui les distingue de tous les autres? En y respirant ces restes de parfums qui ne s'exhalent point ailleurs, comment ne pas croire que là était autrefois le séjour particulier de la paix, de l'innocence et de la joie? Chacun de nous, hélas! a derrière lui un paradis terrestre d'où il a été chassé, comme notre premier père, par ce triste archange auquel les hommes ont donné le nom d'expérience.
 
Ces réflexions, qui traversaient lentement mon cerveau engourdi, m'avaient fait oublier mon compagnon de route, qui continuait son dithyrambe provençal. Il y mettait naturellement ''ce beau désordre'' que Boileau signale comme ''un effet de l'art'', car l'improvisation méridionale a de continuels changemens de niveau: ce n'est pas un fleuve, ce sont des cascades. Ajoutez que les idées semblent avoir de l'accent comme la voix : elles vous rappellent toujours l'histoire du perruquier de Sterne, qui, pour affirmer qu'une boucle de cheveux ne se défriserait point, s'écriait qu'on ''pouvait la tremper dans le grand Océan''; mais, sous cette enflure bruyante, il y a quelquefois l'original ou le grandiose, presque toujours la couleur et le mouvement.
 
J'appris bientôt (sans avoir eu l'embarras de faire une seule question) que mon compagnon de voyage était un de ces missionnaires du commerce qui ont réalisé le symbole du Mercure volant, et courent, une trousse d'échantillons à la main, à la conquête du monde. Pour le moment, le Provençal se bornait à la conquête de la France septentrionale, où il s'occupait, selon son expression, ''d'écouler des vins et des huiles''. Je sus, par sa conversation, qu'il avait parcouru, pendant dix ans, les moindres villages de la Provence, du Languedoc, du Dauphiné et des pays basques. Mon voyageur était un de ces esprits ouverts et actifs, jamais à court d'expédiens, et qui, sachant le fond de la vie comme Figaro savait le fond de la langue anglaise, se tirent toujours d'embarras à force de bonne volonté. Ses incessantes pérégrinations l'avaient parfois rapproché d'hommes de savoir ou d'expérience, et il en avait retenu quelque chose; on sentait par instans que ''le morceau d'argile avait habité avec des roses''!
 
Après m'avoir parlé de son commerce, des troubadours, de la Cannebière, il fit un de ces soubresauts, qu'il prenait pour des transitions, et se mit à me raconter ce qui lui était arrivé la veille à Beaumont. Il y avait rencontré une douzaine de ces comédiens ambulans, qui exploitent nos bourgades, sans cesse arrêtés par la faim et chassés par les dettes; derniers bohémiens de la civilisation, qui continuent au XIXe siècle ''le Roman comique'' de Scarron, traitant la vie comme Scapin traitait son maître, avec force lazzis et coups de bâton. La troupe foraine avait annoncé ''Robert-le-Diable''. Le public était réuni, les cinq musiciens amateurs attendaient à leurs pupitres, et la duègne, préposée au bureau de location, venait de rejoindre ses camarades pour se transformer en nonne de Sainte-Rosalie, lorsque deux huissiers étaient arrivés d'Allonne avec un jugement de saisie et de prise de corps. Le directeur, subitement averti, avait quitté le trou du souffleur en s'écriant, comme un héros trop célèbre : Sauvons la caisse! Il avait vivement attelé le fourgon, et s'était enfui avec toute la troupe en costume moyen-âge, oubliant derrière lui le mémoire de l'aubergiste, mais emportant la recette. Ce départ précipité avait empêché mon compagnon de se lier plus intimement avec la jeune Dugazon, qu'il avait reconnue pour une de ses compatriotes. Le récit du voyageur, émaillé de loin en loin de quelques-unes de ces exagérations provençales, qui sont à la gasconnade ce que le poème épique est au fabliau, m'avait d'abord amusé; mais insensiblement la fatigue et le froid reprirent le dessus, et je cessai d'écouter. Bientôt le méridional, vaincu lui-même, s'enveloppa la tête dans son manteau, cacha ses pieds sous les coussins de la banquette, et s'assoupit en grelottant.
 
L'heure ordinaire du repos était également venue pour moi, et les habitudes sont des créanciers qu'on ne peut ajourner impunément. Endormi par la fatigue et réveillé par le froid, je restais flottant entre deux influences contraires. La diligence avançait lentement avec des intermittences de haltes et d'efforts qui exaspéraient ma gêne jusqu'à la souffrance. J'apercevais vaguement, à travers le vitrage glacé, des buissons chargés de neige bordant la route comme des fantômes accroupis, des arbres qui dressaient à chaque carrefour leurs rameaux noirs semblables à des bras de gibets, de grandes friches auxquelles la neige, entrecoupée de bruyères encore vertes, donnait l'aspect d'un cimetière à l'heure où les morts viennent étendre leurs linceuls sur les tombes. Le tintement des clochettes de l'attelage, le bourdonnement de la voiture vide et ébranlée par les cahots, les grincemens des essieux fatigués, formaient je ne sais quelle harmonie pénible et monotone qui ajoutait à l'effet de ces lugubres images. Tout à coup la voix du postillon s'éleva dans la nuit. Le chant de cet homme, que je ne voyais pas et qui semblait venir ''d'en haut'', complétait, pour ainsi dire, mon hallucination. Il psalmodiait d'un accent plaintif et prolongé une de nos traditions villageoises, espèces de sagas inédites dont chaque jour emporte un lambeau avec les vieilles moeurs et les vieilles crédulités. C'était l'histoire d'une de ces filles-fées condamnées à subir, pendant certaines heures, une métamorphose qui la laissait sans défense et sans pouvoir. La fable et l'air avaient bercé ma première enfance; tous deux m'arrivaient à travers mon demi-sommeil sans l'interrompre : c'était comme un lointain écho du passé, et nia mémoire achevait d'elle-même les mots et les modulations commencés.
 
::Celles qui vont au bois, c'est la fille et la mère;
::L'une s'en va chantant, l'autre se désespère
::- Qu'avez-vous à pleurer, Marguerite, ma chère?
 
::- J'ai un grand ire au coeur qui me fait pâle et ''triste'';
::Je suis fille sur jour et la nuit blanche biche,
::La chasse est après moi par haziers et par friches.
 
::Et de tous les chasseurs le pie, ma mèr', ma mie,
::C'est mon frère Lyon; vite, allez, qu'on lui die
::Qu'il arrête ses chiens jusqu'à demain ressie.
 
::- Arrête-les, Lyon, arrête, je t'en prie!
::Trois fois les a cornés sans que pas un l'ait ''ouïe'';
::La quatrième fois, la blanche biche est ''prie''.
 
::- Mandons le dépouilleur, qu'il dépouille la bête.
::Le dépouilleur a dit : - Y a chose méfaite!
::Elle a sein d'une fille et blonds cheveux sur tête.
 
::Quand ce fut pour souper : - Que tout l'mond' vienne vite,
::Et surtout, dit Lyon, faut ma soeur Marguerite;
::Quand je la vois venir, ma vue est ''réjouite''.
 
::- Vous n'avez qu'à manger, tueur de pauvres filles,
::Ma tête est dans le plat et mon coeur aux chevilles,
::Le reste de mon corps devant les landiers ''grille''.
 
::Le bras du dépouilleur est rouge jusqu'à ''l'aisène'';
::Dans le sang que ma mère avait mis dans nos veines,
::J'ai laissé boir' mes chiens comme à l'eau des fontaines.
 
::Pour un malheur si fier, je ferai ''pénitence'',
::Serai pendant sept ans sans mettr' chemise blanche,
::Et j'aurai sous l’épin', pour toit, rien qu'une branche (3).
 
Cette étrange poésie, en me reportant à mes souvenirs d'enfance, m'en rendait peu à peu toutes les sensations. A mesure que le malaise et le sommeil obscurcissaient mes perceptions, le monde fantastique au milieu duquel mes premières années s'étaient écoulées, et que l'expérience avait plus tard effacé, reparaissait comme ces milliers d'étoiles qui émergent dans l'espace à mesure que la nuit s'épaissit. Le chant du postillon avait cessé : chaque fois que je rouvrais les yeux, il me semblait entrevoir, dans la campagne, des formes singulières, entendre d'inexplicables rumeurs. Toutes les visions dont l'imagination populaire peuple la nuit de Noël flottaient autour de moi sans se dessiner nettement; je me trouvais dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, ne pouvant distinguer au juste le fait de la pensée.
 
Tout à coup une ombre intercepta la lueur qui filtrait à travers le vitrage de la portière; une silhouette bizarre s'y dessina un instant, puis disparut avec un rire frêle et strident. J'avais redressé la tête, cherchant à me rendre compte de la réalité de cette apparition, quand elle se montra à l'autre portière et fit entendre le même éclat de rire. Mon compagnon, réveillé en sursaut, demanda ce qu'il y avait. La diligence venait de s'arrêter; je baissai vivement la glace et j'avançai la tête au dehors. Le postillon était debout sur son marchepied, retenu de la main gauche à la courroie, le bras droit levé et tout le corps penché en avant, comme s'il eût suivi du regard quelque chose qui venait de disparaître dans la nuit. Je l'appelai.
 
- L'avez-vous vu? s'écria-t-il en se retournant vers moi avec une expression de surprise et de terreur.
 
- Qui cela?
 
- Le ''Goubelino'' !
 
Je dis ce que j'avais aperçu.
 
- C'était lui! répliqua le postillon. J'avais toujours cru que les vieux se gaussaient de nous; mais, à cette heure, je l'ai vu : il montait son cheval blanc, et, quand il a passé, j'ai senti le frisson sous ma peau de brebis. Ceux qui craignent la froidure n'ont qu'à se cacher cette nuit, car l'haleine gèlera entre la barbe et les lèvres.
 
Je demandai des détails sur le ''Goubelino'', et j'appris que ce nom était donné à un ''fé'' dont l'apparition servait d'avertissement. On le voyait changer de forme selon ce qu'il avait à prédire. Il parcourait les campagnes, à cheval sur une loutre de rivière, pour annoncer des inondations; dans un chariot mortuaire, si quelque maladie menaçait le pays; à pied et la besace sur l'épaule, lorsqu'il prévoyait quelque grande famine. On l'avait même vu apparaître pour prévenir des particuliers du sort qui les attendait. Un médecin d'Achy le trouva un jour à l'embranchement du chemin, vêtu de noir et une bêche sur l'épaule.
 
- Que fais-tu là, ''Goubelino''? lui demande-t-il.
 
- J'ai voulu te voir encore une fois, répondit le ''fé''.
 
- Me reste-t-il donc si peu de temps à vivre?
 
- Seulement ce qu'il m'en faudra pour te creuser une fosse.
 
Le médecin se mit à rire, et, au lieu de profiter de l'avertissement pour faire sa paix avec Dieu, il poussa son cheval en avant; mais à une demi-lieue de là, comme il voulait passer le gué d'Herbouval, sa monture perdit pied et se noya avec le cavalier.
 
Le postillon ajouta que nous allions arriver à un pont où le ''Goubelino'' tenait, disait-on, ses grandes soirées avec les ''fades'' et les lutins du pays J'avais déjà trouvé sur la Dive la fée du pont Angot, étendant les linceuls qu'elle lavait chaque nuit; à Bayeux, la dame d'Aprigny, dansant devant la planchette destinée à traverser le ruisseau; sur toutes les rivières du Maine, de l'Anjou, de la Saintonge, de l'Orléanais et du Berry, ''les Milloraines, les Blanches Mains, les Fadettes'' ou ''les Demoiselles'', gardant les moindres passages; car une croyance commune à toutes nos provinces semble avoir mis sous la garde d'êtres merveilleux ces étroits défilés. Dans la croyance villageoise, les ponts, bâtis par la prière des saints ou par la puissance du démon, se rattachent toujours à quelque miraculeuse origine. On les retrouve, comme moyen d'épreuve, dans le conte populaire, comme symbole dans la légende. C'est sur un pont de beurre que le ''bon Jacques'' traverse la rivière de feu quand il va chercher, pour sa mère, ''l'herbe de tous remèdes'', et les ames doivent passer sept ponts, ''plus étroits que le tranchant d'une faux fraîchement émoulue'', avant d'arriver au paradis. Il y a en effet, dans ces routes jetées sur les eaux, je ne sais quoi de hardi qui saisit l'imagination de ceux qui ignorent; c'est comme une victoire sur la création. En reliant l'un à l'autre des bords opposés, l'homme a l'air de défier le vide et l'espace, ces éternels ennemis de sa puissance bornée; il accomplit une première conquête qui semble en faire espérer une autre plus importante, et promettre ce grand pont dont, au dire de la tradition, ''l'arc-en-ciel n'est que l'ombre''! car les cieux et la terre sont aussi deux rives entre lesquelles coule le fleuve de nos misères, et que tous les efforts de notre imagination tendent à réunir. Puis: quels lieux plus favorables aux vertiges que ces arches dressées au fond des vallées, parmi les saules que la lune revêt chaque nuit de suaires, et auxquels la brise donne le mouvement ! Comment passer sans émotion sur ces chemins suspendus et sonores sous lesquels glapissent les remous, tandis que les algues enroulent aux éperons de pierre leurs replis, semblables à des dragons aquatiques, et que l'on voit briller au loin les larges fleurs du nénuphar, qui s'ouvrent sur les eaux comme des yeux de fantôme?
 
Cependant la route devenait de plus en plus difficile : un vent froid, qui s'était élevé, semblait justifier l'apparition du ''Goubelino''. Bien que ferré à glace, notre attelage glissait sur le verglas, et le voile blanc qui enveloppait tout ne permettait point de distinguer la route. Deux ou trois fois déjà nos roues avaient rencontré les dépôts de cailloux amoncelés sur les accotemens du chemin. La neige qui commençait à tomber, en aveuglant nos chevaux, rendit notre marche encore plus incertaine. Le postillon s'arrêta plusieurs fois, cherchant à reconnaître, dans la nuit, le pont jeté sur le Thérain; mais la neige, toujours plus épaisse, ne laissait voir ni les poteaux par lesquels il était annoncé, ni les arbres qui dessinaient le cours de la petite rivière. Les eaux, enchaînées par la glace, ne pouvaient non plus nous guider par leur rumeur. Nous avancions lentement et avec une sorte d'incertitude craintive. Enfin notre postillon aperçut, à travers la nuée de neige, la double balustrade du pont. Il cessa de retenir les rênes, fouetta ses chevaux avec un sifflement d'encouragement, et la lourde diligence s'élança plus rapide; mais, presque au même instant, un choc terrible nous enleva des banquettes : le postillon poussa un cri, et la voiture, fléchissant à gauche, versa sur le parapet. Une des grandes roues venait de se briser contre la seconde borne.
 
Les premiers momens furent' employés, comme d'habitude, en malédictions et en reproches: les voyageurs criaient après le conducteur, le conducteur jurait contre le postillon, et le postillon battait ses chevaux; mais, la première colère passée, chacun prit son parti. On nous retira de notre prison roulante, désormais condamnée à l'immobilité. Examen fait, il se trouva que la roue était assez gravement endommagée pour exiger la présence d'un charron. Nous étions à environ une lieue de Saint-Omer-en-Chaussée et de Troissereux; nous ne pouvions attendre sur la route que l'ouvrier fût venu, et on décida que le conducteur irait chercher le charron sur l'un des chevaux, tandis que le postillon gagnerait l'abri le plus voisin, avec les voyageurs et le reste de l'attelage. Nous vîmes, en effet, le premier enfourcher le ''porteur ''et disparaître au galop dans la nuit, tandis que le second tournait à droite, précédé des trois chevaux qui lui restaient, et nous faisait prendre un chemin de traverse au milieu des friches.
 
Mon compagnon et moi, nous le suivions en frissonnant sous un vent glacé. Tout avait autour de nous un aspect funèbre. Nous marchions sans entendre le bruit de nos pas, enveloppés dans un linceul de neige qui se déroulait silencieusement à nos pieds. Par instans, nous traversions des taillis dont les repousses, blanchies par le givre, se dressaient comme de gigantesques ossemens et s'entre-choquaient avec un cliquetis lugubre. Mon excitation nerveuse, augmentée par le malaise, avait rendu mes sens plus subtils ou moins rebelles à l'hallucination. Deux ou trois fois j'entendis distinctement, dans l'atmosphère opaque qui nous entourait, le rire bizarre qui m'avait déjà frappé au passage du ''Goubelino''. Le postillon le reconnut sans doute également, car il s'arrêta, pencha la tête, puis reprit sa route en sifflant comme un homme qui cherche à se distraire ou à se rassurer. Ce que j'éprouvais n'était point de la crainte, mais une sorte de trouble composé de surprise, d'impatience et d'attente. Les impressions de l'enfance luttaient chez moi avec les opinions de l'âge mûr, et celles-ci semblaient céder à demi, moins par faiblesse que par curiosité.
 
Nous arrivâmes à une clairière où le gazon, dépouillé de neige, formait une sorte de cercle dont le vert jaune se dessinait sur la blancheur des frimas. Notre guide nous montra ce cercle avec un sourire qui tenait le milieu entre la bravade et la peur.
 
- C'est le rond des ''fades'', nous dit-il en évitant de le traverser; ceux des environs assurent qu'elles viennent danser, à la nouvelle lune, avec les farfadets et le ''Goubelino''. Il y en a qui les ont vues de loin; mais il ne faut pas les déranger, vu que ce sont des mauvaises qui vous tordent un homme comme une hart de fagot. On dit aussi qu'elles enlèvent des enfans à la manière de celles de mon pays, où nous avons la ''bête Havette'', qui se cache au creux des fontaines, et la ''mère Nique'', armée d'un bâton pour corriger les marmots.
 
- Sans parler des fées qui habitent les- environs de Dieppe, repris-je.
 
- Au haut de la grande côte, près du village de Puys, interrompit le postillon. C'est là que se tient la foire de la ''cité de Limes'', où les ''dames blanches'' mettent en vente des herbes magiques, des rayons de soleil montés en bague et des lueurs de lune roulées comme de la toile de Laval. Elles vous invitent à acheter avec autant de mignonneries que les dentelières de Caen, et, si vous approchez, elles vous lancent dans la mer. J'ai eu un cousin qu'on a trouvé mort ainsi au bas de la falaise.
 
Je fis remarquer à mon compagnon de voyage comment les mythologies norses, païennes et celtiques se trouvaient mêlées dans nos traditions populaires. Qu'étaient, en effet, toutes ces fées ravissant les nouveau-nés à leurs mères, et attirant les imprudens dans leurs piéges, sinon les soeurs des nymphes que Théocrite appelle ''déesses redoutables aux habitans des campagnes'', parce qu'elles enlèvent les enfans près des sources et qu'elles entraînent les jeunes bergers au fond de leurs grottes humides? Comment ne pas reconnaître, dans ces rondes de nuit auxquelles préside un génie, les danses des Alfes scandinaves conduites par le ''stram-man'' ou homme du fleuve? Enfin, ces dangereuses marchandes de talismans et de trésors ne rappelaient-elles point les ''Barrigènes'' gauloises vendant aux matelots la richesse, la santé et les beaux jours?
 
- Vous pouvez ajouter, me dit le Provençal, que, dans nos contrées, cette triple origine est encore plus visible. Chez nous, les ''Blanquettes'' changent de forme à volonté et apaisent ou excitent les tempêtes, ainsi que le faisaient les prêtresses celtiques; elles dansent au clair de lune comme les vierges de l'Edda, en faisant croître à chaque pas une touffe de fenouil, et président au sort de chaque homme à la manière des destinées antiques. Toutes les maisons reçoivent leur visite dans la nuit qui précède le nouvel an. Avant de se coucher, chaque ménagère dresse une table dans une pièce écartée, elle la couvre de sa nappe la plus fine et la plus blanche, elle y dépose un pain de trois livres, un couteau à manche blanc, un peu de vin, un verre et une bougie bénie qu'elle allume avec une branche de lavande empruntée au brandon de la Saint-Jean, puis elle ferme la porte et se retire, comme on dit, ''à pas de renard''. Le dernier coup de minuit sonné, les ''Blanquettes'' arrivent brillantes et légères comme des rayons de soleil; chacune d'elles porte deux enfans; l'un, qu'elle tient sur le bras droit, est couronné de roses et chante comme l'orgue : c'est le bonheur; l'autre, assis sur le bras gauche, est couronné de joubarbe arrachée des toits avant la floraison (4) et pleure des larmes plus grosses que des perles : c'est le malheur. Selon que les ''Blanquettes'' sont contentes ou chagrines des préparatifs faits pour les recevoir, elles déposent un instant sur la table l'un ou l'autre enfant, et décident ainsi du sort de la maison pendant toute l'année. Le lendemain, la famille vient vérifier ''le couvert des Blanquettes''. Si tout est en ordre, on en conclut qu'elles sont parties satisfaites; le plus vieux prend le pain, le rompt, et, après l'avoir trempé dans le vin, le distribue aux assistans ''pour partager entre eux le bonheur''! C'est alors seulement que l'on se souhaite bon an et joyeux paradis.
 
Ainsi, à toutes les époques, dans toutes les croyances et chez toutes les races, l'homme a eu besoin de croire à des divinités qui décidaient de sa destinée. L'universelle protection du grand Être n'a jamais pu suffire à sa faiblesse; il lui a fallu des dieux secondaires qui fussent ses fondés de pouvoir spéciaux ou ses ennemis particuliers dans le monde invisible, et auxquels il pût reporter ses échecs et ses réussites. Le christianisme lui-même, qui agrandit et qui éleva si haut l'idée de la divinité, ne put échapper à cet éparpillement de la puissance surnaturelle. Aux héros divinisés il substitua ses bienheureux, aux génies domestiques ses anges gardiens, aux déesses ses vierges saintes et surtout la mère du Christ. Le point de transition entre les deux théogonies resta même visible dans l'histoire, car il y a un moment où toutes deux coexistèrent et où le monde païen et le monde chrétien, personnifiés par leurs vivans symboles, luttèrent dans la tradition comme dans le poème de Chateaubriand. Ainsi, pour n'en citer qu'un exemple, la légende rapporte qu'au temps de saint Grégoire, Rome était encore habitée par beaucoup de gentils qui conservaient chez eux les images de leurs faux dieux. Grégoire ordonna de transporter toutes ces idoles au Colisée, où l'on s'exerçait aux jeux de la palestre. Un jeune chrétien, qui se préparait à y prendre part, craignit de perdre son anneau, et, ne sachant où le déposer, il le passa au doigt d'une statue de la Vénus Aphrodite, où il l'oublia. Le soir même, le simulacre impudique vint prendre place dans le lit nuptial entre lui et sa jeune épouse, et se représenta de même toutes les nuits. Le chrétien s'adressa à la Vierge pour être délivré de cette obsession, et fit sculpter une statue de la ''Mère douloureuse'', qui fut placée sur le dôme de ''Notre-Dame de la Rotonde''; mais la statue disparut le jour même de son érection, et tout le peuple cherchait la cause de cette disparition, lorsqu'on la vit revenir tenant à la main l'anneau du jeune chrétien, qui fut dès-lors délivré de sa fiancée de marbre.
 
Plus tard, lorsque les fables celtiques et scandinaves vinrent se mêler à la tradition, la trace antique se montra moins clairement. La Vénus Aphrodite fut transformée en une de ces fées, soeurs aînées d'Armide, qui s'éprenaient des chevaliers les plus braves et les tenaient endormis à l'ombre d'une aubépine enchantée, ou qui, sous la forme de femmes merveilleusement belles, se présentaient aux seigneurs égarés dans les clairières et s'en faisaient aimer. Ce fut ainsi qu'un duc d'Aquitaine épousa une ''fade'' et donna naissance à la lignée maudite d'où sortit cette Éléonore qui noya la France dans le sang. Le seigneur d'Argouges près Bayeux, étant un jour à la chasse, rencontra également vingt belles jeunes filles montées sur des chevaux ''couleur de lune'' et ayant à leur tête une femme encore plus belle, qui paraissait leur reine. Il tomba si éperdument amoureux de cette femme, qu'il l'emmena à son château et l'épousa. Ils jouirent long-temps d'un bonheur qui eût fait envie aux habitans du paradis; mais l'inconnue était la fée qui préside à la vie, et un jour son mari ayant prononcé devant elle le mot de ''mort'', elle poussa un cri et disparut après avoir laissé sur la porte du château l'empreinte de sa main : triste et poétique symbole de toutes les joies terrestres qu'un mot peut faire évanouir, et qui ne laissent le plus souvent pour souvenir qu'un stigmate douloureux imprimé à l'entrée du coeur.
 
L'histoire de la fée d'Argouges parut réjouir singulièrement mon compagnon.
 
- Tête-dieu! me dit-il, voilà un pays excellent pour le mariage! Trouver un miracle de douceur et de beauté au coin d'un bois, vivre avec elle pendant toute la lune de miel et n'avoir qu'un mot à pro¬noncer pour s'en défaire avant le changement de quartier! Je dois avouer que, sur ce point, notre pays est moins favorisé. Il n'y a, dans le midi, chance d'union surnaturelle qu'avec le ''Saurimonde''. C'est un malin génie qui prend la forme d'une petite fille et se fait adopter par quelque famille à qui saint Stapin a procuré plus d'oliviers et de vignes que de bon sens. La prétendue orpheline grandit en beauté. On en fait d'abord une ''mayos'' pour la fête du printemps, puis elle devient ''la bouquetière'' de toutes les danses dans les grands ''roumeirages'' (5). Enfin le fils de la maison demande sa main, et, quand il s'est agenouillé sur son tablier, il croit avoir épousé les sept vertus cardinales; mais voilà que, dès le lendemain, la jeune mariée ''coupe'', comme on dit, ''toutes les fleurs du jardin'' (6); elle devient seule maîtresse dans la maison et s'arrange si bien, que rien ne réussit. Le pain qu'elle fait cuire pendant la semaine des Rogations est moisi toute l'année; elle approche du feu les lacets à gibier, qui ne peuvent plus prendre que des crapauds; elle brûle du bois de sureau pour empêcher les poules de pondre, et attire la malédiction sur le logis en détruisant les nids d'hirondelles. Le mari a beau appeler le ''pary'' (7) pour faire aux quatre angles de la maison les conjurations qui éloignent le renard, son poulailler est dévasté chaque nuit; il suspend en vain dans ses étables des ''peyros dé picoto'' (pierres de petite vérole), ses moutons meurent l'un après l'autre; enfin la ruine arrive et avec elle les hommes de loi. Alors la belle mariée, qui a su se faire écrire un contrat par lequel on lui reconnaît une grosse dot, réclame ses droits, laisse vendre le reste et part en recommandant son mari à ''saint Plouradou'' (8).
 
Je reconnus dans le ''Saurimonde le Prownie'' des Écossais, génie non moins séduisant au besoin et tout aussi dangereux, dont on n'est à l'abri que la veille de la Toussaint, à cette fête de ''Hallowen'', pendant laquelle les esprits intermédiaires ne peuvent nuire aux hommes. Mon compagnon m'apprit que les méridionaux n'avaient jamais cette trêve de Dieu, mais que, la veille des Rois, on sortait des maisons avec des clochettes et des vases d'airain pour que le bruit chassât les fantômes nocturnes. C'était encore ici un souvenir de la fête romaine des ''Lémuries''.
 
Tout en causant, nous avions continué à suivre l'espèce de route foraine par laquelle avait pris notre guide; celui-ci marchait devant nous en sifflant l'air de ''la Biche blanche'' qu'accompagnaient les grelots de l'attelage; tout à coup il se tut, et nous le vîmes s'arrêter. Lorsque nous l'eûmes rejoint, le Provençal lui demanda ce qu'il y avait.
 
- N'entendez-vous pas? dit-il en indiquant avec son fouet le côté droit du coteau que nous longions. Nous prêtâmes l'oreille; des aboiemens éloignés arrivèrent jusqu'à nous avec les rafales de neige.
 
- On dirait une meute! s'écria le Provençal; quel est le veneur damné qui pourrait battre l'estrade par un pareil temps et à une pareille heure?
 
- Je ne vois que le ''chasseur blanc'', répliqua le postillon avec un peu d'inquiétude; ils disent dans le pays qu'il choisit toujours la neige pour giboyer. J'avais bien cru l'entendre déjà; mais jamais ses chiens n'avaient donné autant de voix qu'aujourd'hui.
 
Je demandai des explications sur le ''chasseur blanc'', et j'appris alors que c'était le meneur de meute fantastique appelé en Allemagne le ''Wildgrave'' de Falkemburg; en Écosse, la ''Mesgnie Hallequin''; en Angleterre, le ''piqueur noir''; en Bretagne, le prince Artus; en Touraine, le roi Huron; à Fontainebleau, le ''grand-chasseur''; dans la Franche-
(7) Sorcier campagnard que l'on consulte dans le Midi pour éloigner les renards.
(8) ''Saint Plouradou'' est un de ces saints inventés par l'imagination populaire, comme ''saint Lâche, sainte Adresse'', etc. Tous les détails qui précèdent expriment des superstitions ou des usages du Midi. ''Les pierres de petite vérole'' sont ces instrumens connus des antiquaires sous le nom de ''haches celtiques''. Comté, ''l'homme sauvage''; dans le reste de la France, saint Hubert ou le veneur Caïn.
 
- Parbleu! m'écriai-je en riant, je serais curieux de voir une fois par moi-même la chasse des fantômes; malheureusement je n'entends ni son de cor, ni ''tayauts''.
 
- Écoutez! interrompit le postillon à demi-voix.
 
Les aboiemens des chiens étaient devenus plus distincts; il s'y mêlait un battement sourd et régulier que je ne pus définir au premier instant, mais que je reconnus ensuite pour le galop d'un cheval sur la neige durcie. Nous nous trouvions alors dans un lieu bas et marécageux, au pied d'une colline dont la croupe arrondie se dessinait à peine dans la nuit. L'attelage, qui marchait librement devant nous, s'était arrêté et reniflait l'air avec inquiétude; bientôt nous le vîmes s'effaroucher et retourner en arrière. Au même instant, une vague forme de cavalier poursuivi par deux chiens parut à mi-hauteur du coteau, passa comme emportée sur les flocons de neige et disparut presque aussitôt.
 
Le Provençal et moi, nous nous regardâmes avec surprise. Quant à notre guide, il était collé contre le cou de l'un de ses chevaux qu'il venait de ressaisir, les mains crispées sur les guides, la figure effarée et les jambes vacillantes.
 
- Quelle diable de vision est-ce là? demanda mon compagnon; avez-vous reconnu le cavalier, postillon?
 
- C'est toujours lui! balbutia notre guide, c'est le ''Goubelino''! mais, cette fois, il est en chasse.
 
- Pardieu ! j'aurais dû alors lui demander de son gibier, dit le Provençal en riant.
 
Le postillon secoua la tête.
 
- Peut-être bien qu'il vous en eût donné, répliqua-t-il en débrouillant d'une main mal assurée les traits de son attelage; les gens du pays disent qu'on n'a qu'à crier : ''Part à la venaison''! pour voir tomber un quartier de chair humaine, et une fois que le chasseur vous l'a envoyé, il n'y a plus à s'en débarrasser! Qu'on aille le cacher sous la terre, dans un puits ou au fond de la mer, il retourné toujours de lui-même se suspendre à votre croc jusqu'au neuvième jour, où le veneur vient le reprendre.
 
Je reconnus la croyance recueillie par les frères Grimm en Allemagne, et par Walter Scott dans le royaume-uni. Aucune superstition n'avait peut-être, en Europe, le même caractère de généralité, parce qu'aucune n'avait eu la même raison d'être. C'était comme une protestation de la conscience populaire contre un des droits les plus oppressifs des siècles de servage. Si le patricien de Rome jetait autrefois les esclaves vivans aux lamproies des viviers, le seigneur du moyen-âge avait livré aux daims et aux sangliers des forêts la subsistance même de ses paysans. Pendant dix siècles, le laboureur avait vu ses moissons ravagées et ses troupeaux détruits sans pouvoir les défendre. La subsistance de la bête fauve paraissait plus sacrée que celle de l'homme, sa vie plus précieuse. Cette vie était le plaisir du maître, auquel nul ne pouvait toucher sous peine des galères ou de la corde. S'il était permis parfois au manant de se mêler à la chasse du noble, ce n'était que comme supplément de meute; on l'appelait, à défaut de chiens, pour rabattre le gibier. Aussi, lorsqu'appuyé sur la charrue que traînaient sa femme et sa fille à défaut de l'attelage dévoré par les loups du seigneur, le serf entendait la trompe de chasse retentir dans les ravines, il ne manquait jamais de fuir vers les fourrés pour éviter la réquisition des piqueurs. Là, tapi comme une bête fauve derrière quelque souche mousseuse, il voyait passer à cheval le suzerain implacable et taciturne, qui allait chercher au fond des bois une image de guerre, s'entretenir la main à la destruction et cultiver son goût de meurtre. Inquiet, il entendait tout le jour, et souvent jusqu'au milieu de la nuit, ces flottantes rumeurs de la chasse, tantôt lointaines, tantôt rapprochées, et il pouvait calculer quelle était la vigne brisée par les meutes ou la terre sous semence piétinée par les chevaux. Enfin, ''l'hallali'' sonné, il voyait revenir le seigneur sur un coursier noyé d'écume, suivi de chiens aux museaux encore rougis par le sang de la curée et entouré de piqueurs portant sur des ramées les cadavres des bêtes fauves couronnées de branches de genévrier. Combien de fois alors de muettes malédictions durent-elles s'élever dans les coeurs ulcérés et craintifs ! Impuissans à la vengeance, les serfs la confiaient tout bas au dieu des affligés; ils se disaient que sa justice infligerait quelque jour, pour châtiment, à ce maître impitoyable, le plaisir même auquel tout était maintenant sacrifié; ils demandaient, dans leurs secrètes prières, que le veneur maudit fût condamné, après sa mort, à chasser éternellement en compagnie du démon; ils lui donnaient un coursier dont la selle était armée de pointes d'acier, des piqueurs soufflant une haleine de flamme, - pour meute, des chiens acharnés à sa poursuite et le déchirant comme une proie. De ce souhait au rêve, la transition était facile, et, pour le peuple, le rêve est bien vite une réalité. Il crut à la punition, parce qu'il l'avait espérée; il en eut la preuve, parce qu'il y croyait. Tout lui devint témoignage, les murmures inexpliqués de la forêt, les cris des oiseaux de passage, les aboiemens des chiens égarés, le galop des chevaux échappés de leur pâture. Grossis par la peur et multipliés par la muse villageoise, ces traditions ne permirent même plus le doute, et l'existence des chasses fantastiques fut ''prouvée''.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) D'après sa version, le premier homme s'était écrié, en sentant qu'une partie du fruit défendu lui restait à la gorge : ''A tam'' (le morceau), et la première femme lui avait répondu : ''Eve'' (bois), d'où étaient venus pour tous les deux les noms d'Adam et d'Ève. </small><br />
<small> (2) Le mot celtique n'est point ''avallon'', mais ''avalon''. </small><br />
<small>(3) Ce chant a été publié, mais défiguré, dans un ouvrage de M. Vaugeois : ''Antiquités de la ville de l’Aigle et de ses environs''. </small><br />
<small>(4) La joubarbe (''semper vivum tectorum'') est regardée, dans le Midi, comme une plante protectrice. L'arracher de dessus les toits porte malheur. </small><br />
<small>(5) Les ''roumeirages'' sont les fêtes patronales du Midi. On appelle ''bouquetière'' la jeune fille qui conduit les danses. </small><br />
<small> (6) Lorsque le chef de la famille meurt, dans les campagnes du Midi, on coupe toutes les fleurs du jardin. De là cette expression pour dire que l'on prend possession d'une maison comme si les maîtres étaient morts et qu'on en eût hérité.</small><br />
 
 
<center>Les lutins</center>
 
Tout en communiquant mes réflexions au Provençal, qui semblait plus pressé d'arriver à un gîte que de me répondre, je m'étais remis en marche avec lui. Nous ne tardâmes pas à apercevoir une maison précédée d'une cour, et qui donnait sur une route qu'il nous fallut traverser. Je reconnus, au premier coup d'oeil, une de ces hôtelleries campagnardes où s'arrêtent les maquignons et les rouliers. Le postillon qui, depuis le moment où nous l'avions aperçue, faisait claquer son fouet pour annoncer notre arrivée, parut surpris de ne voir personne sortir à sa rencontre. La porte d'entrée était ouverte à deux battans, la cour déserte. Une grande carriole, trop haute pour s'abriter sous le hangar, avait été appuyée le long du mur de clôture. Notre guide regarda autour de lui.
 
- Eh bien! pas de maîtres et pas de chiens? dit-il; on entre donc ici comme au champ de foire?
 
Je fis observer que tout le monde était sans doute endormi.
 
- Non, non, reprit-il, les gens ne se couchent qu'à la mi-nuit; faut que Guiraud soit absent avec son gendre. La belle-fille est accouchée d'avant-hier, et la mère-grand est sourde comme un pavé; mais que fait donc la petite Toinette?
 
- Voici quelqu'un, dit mon compagnon.
 
Une lumière venait, en effet, de paraître sur le seuil de l'auberge, et nous la vîmes s'avancer en sautillant au milieu de l'obscurité. Une voix se fit entendre avant que l'on pût distinguer personne.
 
- Est-ce vous, nos gens! cria-t-elle de loin.
 
- Allons donc, ''moisson d'Arbanie'' (1), dit le postillon, j'ai cru qu'il n'y avait personne dans votre ''logane'' (2).
 
- Tiens, Jean-Marie ! reprit la voix, il m'avait semblé que c'étaient ceux de la maison qui sont allés à Beauvais. Comment donc que vous êtes par ici avec vos chevaux?
 
- ''Per jou'' (3)! tu n'as qu'à le demander au petit pont qui a voulu manger un morceau de ma roue, répliqua Jean-Marie; un peu plus nous allions choir au beau ''mitan'' du Thérain.
 
- Ah! Jésus! ainsi vous avez versé?
 
- Et ça te fait rire, pas vrai, ''grecque'' (4) que tu es, vu que ça t'amène des voyageurs.
 
- Ah bien ! comme si on en manquait au Lion-Rouge, dit Toinette d'un ton de fierté un peu dédaigneuse; il y en a déjà dix dans les deux chambres; leur carriole est là près du hangar.
 
Et, relevant la lanterne de corne qu'elle avait posée sur la neige, elle nous montra le chemin.
 
La lumière qu'elle tenait à la hauteur de son épaule l'enveloppait d'un rayonnement qui me la fit remarquer. C'était une fillette à la poitrine étroite et aux mouvemens saccadés, dont le visage avait cette expression de hardiesse naïve qui marque, pour ainsi dire, la transition entre l'enfant et la jeune fille. Elle nous fit entrer dans une grande pièce éclairée par une de ces chandelles rugueuses et fluettes que l'auteur des ''Contes d'Espagne'' appelle poétiquement de ''maigres suifs''. Une vieille femme filait assise dans l'étroite auréole de lumière. Dès l'entrée, son aspect me frappa. L'âge avait fait disparaître de son visage toute la mobilité de la vie. Le regard était fixe, les lèvres fermées, le front sillonné de plis rigides et encadré d'une toile rousse qui semblait jaunie par les siècles. On eût dit quelque momie égyptienne à demi sortie de ses bandelettes funèbres. Le corps raidi, elle tournait d'une main le rouet, tandis que l'autre tirait le lin de la quenouille. Ce double mouvement toujours pareil avait quelque chose de plus saisissant que l'immobilité même; il semblait voir la mort forcée de se mouvoir pour imiter la vie.
 
La fileuse ne parut point s'apercevoir de notre arrivée, et nous effleurâmes son rouet sans qu'elle y prît garde. Toinette nous avertit qu'elle avait cessé d'entendre et de voir. Pour lui rendre le passage suprême moins difficile, Dieu la faisait mourir à plusieurs fois; il l'habituait au sépulcre en l'enveloppant d'une nuit et d'un silence éternels.
 
Je contemplais avec curiosité les restes de cette enveloppe charnelle, maison démeublée dont la céleste habitante allait partir; je cherchais quelque trace de ce qui avait été jeune, vivant et beau, sur cette tombe d'un passé qui n'avait même point laissé d'épitaphe. Tout à coup les lèvres qui semblaient scellées s'entr'ouvrirent; une voix confuse et inégale appela notre conductrice.
 
- Tona!
 
Tona courut à la vieille femme, appuya la bouche contre sa joue et répondit:
 
- Me voici, mère-grand.
 
- Les ''autres'' ne viennent-ils pas d'entrer? demanda la fileuse.
 
- Non, grand'mère, ce sont des voyageurs.
 
- J'ai senti leur air passer sur moi; dis-leur que Dieu les protège, Tona!
 
- Ils sont là et ils vous écoutent, mère-grand,
 
- Ah! tu as raison; il n'y a que moi qui ai les oreilles fermées ! murmura la fileuse en soupirant.
 
Je regardai Toinette avec surprise.
 
- Mais elle entend! m'écriai-je.
 
- Quand je lui parle, répondit l'enfant; aucune autre voix ne peut lui arriver; c'est un don que Dieu m'a fait comme à sa filleule!
 
Je souris de cette croyance naïve. Le ''don'', ainsi que l'appelait Toinette, avait, en effet, une origine immortelle, car il lui venait de sa pieuse tendresse. Cette tendresse seule avait pu lui apprendre à approcher ses lèvres de la joue de l'aïeule, en ralentissant les modulations de la voix, afin que le souffle pût en quelque sorte y écrire les paroles prononcées (5); le miracle ne venait que du coeur.
 
Dans ce moment, le postillon rentra. Il venait de conduire ses chevaux à l'écurie et se plaignit de n'y avoir trouvé personne.
 
- Rougeot n'y est-il pas? demanda Toinette étonnée.
 
- Ah! bien oui, répliqua Jean-Marie, le ''galapian'' (6) est encore de ripaille! En voilà un chrétien qui ne mourra pas de mal labeur! Les jours de grande fatigue, il a neuf doigts qui se reposent.
 
- Et pourtant sa besogne est faite, dit la jeune fille.
 
- Si c'est possible! reprit le postillon émerveillé; il a donc toujours à son service le farfadet?
 
- Ce n'est point pour Rougeot que vient le farfadet, dit Toinette avec une sorte de vivacité; demandez plutôt à la mère-grand.
 
Et, s'approchant de la fileuse :
 
- Pas vrai, grand'mère, que dans la famille il y a toujours eu le lutin?
 
- ''Guillaumet'', répéta la vieille femme, sur les traits de laquelle passa comme un souffle de vie; oui, oui, c'est un vieux serviteur : il faut avoir soin de lui, Tona.
 
- Soyez tranquille, mère-grand, toutes les nuits je laisse la petite porte ouverte et la clé au garde-manger; aussi ''Guillaumet'' ne manque jamais de venir.
 
- Vous l'avez aperçu? demanda mon compagnon.
 
- Oh! non, dit la fillette; grand'mère nous a avertis que, si on cherchait à le regarder, il s'enfuyait, et que sa vue pouvait faire mourir; mais on l'entend balayer, cirer les tables ou tirer l'eau du puits.
 
- Et il vient garnir les râteliers, tandis que ce ''jodane'' (7) de Rougeot dort dans la soupente à foin, ajouta le postillon; il paraît même que ''Guillaumet'' monte sur la ''Pécharde'' au milieu de la nuit pour la conduire à la pâture et qu'il s'amuse à lui tresser la crinière. De fait, j'ai vu le ''harin'' (8) amignonné de sa main comme les chevaux de foire du Bessin.
 
- Faut pas mettre ''Guillaumet'' en colère ! reprit la fileuse qui n'avait rien entendu de ce qu'on venait de dire et qui continuait sa pensée; les lutins ne sont pas chrétiens, vois-tu, ''fioulle'', et ils n'ont pas appris à pardonner.
 
- La grand'mère en aurait-elle fait l'épreuve? demandai-je, curieux de provoquer la confidence de la vieille femme.
 
Toinette lui transmit ma question.
 
- Pas moi, pas moi, répondit-elle; quand ''Guillaumet'' était de méchante humeur, qu'il semait les cendres sur le plancher ou jetait des pailles dans le lait, je ne disais mot, et il reprenait son bon caractère. Ah! ah! ah! avec les farfadets c'est comme avec les maris, il faut laisser passer le nuage. L'ondée finie, ils sont pris de honte, et, pour racheter chaque goutte de pluie, ils vous envoient trois rayons de soleil.
 
Je demandai s'il n'y avait aucun moyen de chasser le lutin quand on en était las.
 
- Aucun, répondit la vieille en secouant la tête; ce sont des serviteurs qui restent par malice quand ce n'est plus par amitié. Demandez plutôt au meunier du vieux moulin.
 
J'interrogeai du regard Toinette, qui dit à la fileuse de raconter l'histoire du meunier.
 
Il n'y a pas d'histoire, reprit la vieille; la chose a été connue dans le temps de toutes les paroisses qui font moudre sur Hérouval. L'homme du vieux moulin s'était mis en guerre avec son farfadet, de sorte que celui-ci le tourmentait à lui seul autant que trois huissiers. Quand le soleil mettait les mares à sec et que la rivière, comme on dit, montrait toutes ses dents, le lutin profitait de la nuit pour ouvrir les vannes et laisser couler les réserves d'eau. Si le meunier levait ses meules, vite il prenait les marteaux pour les repiquer à rebours. Souvent il attachait des pierres à la grande roue, qui ne pouvait plus tourner; d'autres fois il mêlait dans la trémie le seigle avec le froment; enfin, l'homme du vieux moulin arriva si bien au bout de sa patience, qu'il voulut se délivrer à tout prix. Le farfadet dormait d'habitude au fond des sacs de blé de mars, couché sous la farine blutée comme dans la mousseline. Une nuit donc, le meunier se leva sans rien dire, chargea tous les sacs sur son âne et alla les vider à la rivière. Quand la dernière poche de mouture fut à l'eau, il poussa un soupir de soulagement en pensant que, s'il avait perdu pour cent écus de farine, il avait du moins noyé son ennemi; mais, au même instant, une petite voix cria à ses côtés : « Voilà qui est fait, mon homme, retournons dormir! Et, comme il relevait la tête tout saisi, il aperçut le farfadet assis sur l'arçon du baudet.
 
La vieille fileuse ajouta beaucoup de choses sur le danger qu'il y avait à irriter le lutin familier. Son inimitié ne se traduisait point seulement en taquineries, en pertes ou en mauvais traitemens; elle pesait sur vous comme une malédiction. La servante qui avait offensé le farfadet ''sentait sa main se dédoubler''; tout lui échappait et se brisait à ses pieds; le coq ne la réveillait plus au point du jour, le bois le plus sec refusait de s'allumer et se tordait en pleurant; elle avait à subir sans cesse les réprimandes du maître, jusqu'à ce qu'elle eût été chassée du logis. Je retrouvais là tous les caractères du ''Kelpie'' écossais et du ''Hütchen (petit chapeau'') de nos voisins d'outre-Rhin. Mon compagnon m'apprit que la France méridionale avait également ses lutins appelés ''Fassilières'', de nature non moins maligne, mais plus facétieuse. Leur roi ''Tambourinet'' avait toujours à sa suite, comme les princes du moyen-âge, un bouffon qu'on nommait ''Drak'', dont il fallait particulièrement se défier. Malheur au voyageur qui avait oublié de lui offrir quelques miettes de son goûter sur l'herbe ou de faire pour lui une libation avant de boire aux fontaines! ''Drak'' débouclait les sangles de son cheval pour le faire tomber dans la première mare et continuait à le persécuter, pendant tout le trajet, de ces mille contrariétés qui, sans être des douleurs, empêchent de savourer la joie.
 
On voit que, dans la légende du ''Drak'', la muse populaire avait imité la mythologie païenne en symbolisant des faits ou des instincts. Pour certaines gens, en effet, le hasard semble toujours malencontreux, tandis que, pour d'autres, il semble avoir toujours de l'esprit : c'est ce que le peuple, dans son langage pratique, a exprimé par deux mots, la chance et le guignon. La chance n'est autre chose que l'adresse instinctive à connaître d'où va souffler le vent, à prendre le flot au moment où il part, à avoir soin d'arriver la veille des tempêtes. On lui a donné, selon les lieux, les noms de bon génie, d'ange gardien, de fée protectrice. Le guignon, au contraire, est la gaucherie naturelle qui nous fait prendre toujours les choses par le côté où il n'y a point d'anses, cueillir les fruits hors de saison, et croire que les couchers de soleil sont des aurores. On l'a personnifié tour à tour dans le mauvais destin, dans le démon ou dans le ''Drak'' méridional. Les espiègleries de ce dernier, racontées par mon compagnon de voyage avec l'accent timbré et les gestes pittoresques de la Provence, nous divertirent singulièrement. Au fond, c'était toujours la même fable; mais la version méridionale avait quelque chose de particulièrement svelte et spontané. La Muse révélait son origine par l'élégance de son allure : ''Incessu patuit dea''.
 
Ici, du reste, comme toujours, l'invention n'avait fait que traduire l'esprit d'une race, car là est surtout le côté sérieux et pour ainsi dire historique des superstitions populaires. Outre l'instinct général et humain, elles expriment, dans leurs variantes infinies, le caractère particulier des différentes populations. Le monde fantastique de chaque contrée lui appartient aussi réellement que son ciel, sa végétation, ses fleuves ou ses montagnes. C'est la traduction symbolisée de son ame, la forme que prennent chez elle le rêve et le désir. Écoutez les récits de l'Arabe pauvre, avide et sensuel, sous la tente de poil de chameau qu'il dresse parmi les sirtes du désert! Vous n'entendrez parler que d'ombrages charmans, de palais merveilleux, de belles princesses, de trésors et de couronnes! L'homme du Nord vous racontera les apparitions du nain mystérieux qui remplit la lampe du mineur d'une huile intarissable, et lui montre, dans les flancs de la terre, les filons d'or et d'argent entrelacés comme des veines. Le sauvage de l'Amérique du Nord vous dira comment ''l'herbe-manitou'' fait reconnaître les pistes de l'élan jusque sur la surface des eaux, et ce qui arriva au jeune guerrier ''mingwé'', qui avait appris la langue des castors. Dans notre Europe contemporaine elle-même, les traditions populaires prennent le caractère, l'accent du pays où elles naissent : capricieuses et brillantes en Espagne, gracieuses en Irlande, dramatiques en Écosse, fines et moqueuses dans notre France, plus poétiques en Allemagne, et affectant aisément la prophétie et le symbole. Je me rappelle à ce sujet que, venant de Badewiller, et traversant les clairières de la Forêt Noire dans lesquelles les distillateurs d'eau de cerise ont établi leurs chalets, je m'arrêtai à l'une des cabanes où l'on vendait à boire. J'y trouvai un vieux paysan badois qui me souhaita la bienvenue en français. Il avait servi sous nos drapeaux et assisté aux désastres de la campagne de Moscou. Lorsque nous quittâmes ensemble la distillerie, il m'accompagna quelque temps à travers la montagne : en traversant une sorte de carrefour dont j'ai oublié le nom, il me montra un vieux cerisier desséché, qui portait le nom de ''cerisier de la promesse''. Dans les anciens temps, me dit-il, deux armées s'étaient livré là une grande bataille. La lutte avait été si acharnée, que tous les cavaliers furent démontés, et que le sang entrait par-dessus leurs bottes fortes et coulait jusqu'à leurs talons. Enfin, ceux qui défendaient la bonne cause furent vaincus. Leur chef vint mourir sous le cerisier, qui alors déjà était tel qu'on le voit aujourd'hui; il y imprima sa main sanglante dont on voit encore la trace, en déclarant qu'un jour cet arbre reverdirait, et qu'alors la bonne cause remporterait à son tour une victoire décisive. Depuis, on avait coupé l'arbre bien des fois; mais, bien que mort en apparence, le cerisier repoussait toujours. Le paysan badois, qui habitait la frontière républicaine du canton de Bâle-campagne, ajouta d'un air que je n'oublierai jamais :
 
- Les pères ont expliqué que ce cerisier était la liberté des Allemands. Nous n'avons encore qu'un tronc desséché, mais j'espère bien ne pas mourir sans le voir pousser des feuilles et sans assister à la grande bataille d'expiation.
 
En France, où l'esprit d'insurrection est certes plus prononcé que de l'autre côté du Rhin, on chercherait vainement une pareille tradition. Chez nous, le peuple ne confie au conte que ses rêveries; quant aux espérances possibles, au lieu d'en faire des fables, il les traduit résolûment en actions. La fantaisie allemande côtoie toujours la vie pratique; elle se donne, par la précision des détails, un air d'authenticité. Le conte de nourrice ressemble à un document historique; vous y trouvez souvent les noms exacts des nobles familles, le souvenir des grands événemens, une connaissance des moeurs, des fonctions, des lois, la date du fait et ses moindres circonstances. Le fantastique a enfin pris corps dans le réel. Chez nous, rien de pareil. Nulle observation des temps, des personnes ni des lieux. La scène de nos ''Mille et une Nuits'' se passe presque toujours au milieu d'une contrée sans nom, entre des personnages qui n'ont point vécu. On n'y trouve jamais ce charme que donne l'apparence de la vérité, et nous ne croyons pas assez à nos jardins féeriques pour y faire éclore la fleur de naïveté qui embaume les traditions germaniques. Aussi nos superstitions, qui sentent le badinage, se sont-elles bien vite effacées dans nos villes et jusque dans nos bourgades: à peine ont-elles survécu dans les campagnes : là aussi le temps les emportera. Plein d'un respect religieux pour la marche providentielle des sociétés, nous n'accuserons pas le siècle, qui a fait son devoir en passant le soc sur ces ruines et y semant le sel comme les conquérans antiques; nous savons que les arbres doivent laisser tomber leur couronne de fleurs quand vient la saison des fruits; mais, tout en acceptant ce qui s'accomplit comme bon et juste, nous ne pouvons nous empêcher de demander tout bas quel sera le sort réservé à certains instincts qui trouvaient naturellement à se satisfaire dans ce monde détruit. Quand on aura ôté aux hommes leurs rêves pour les soumettre au seul régime de la raison positive, est-il sûr que beaucoup d'entre eux ne trouveront point le pain dont on les nourrit un peu fade et bien dur? N'est-il pas à craindre même qu'ils ne s'y accommodent qu'à la condition de quelque appauvrissement de leur nature? Certes, nous ne demandons pas qu'on leur conserve la croyance aux revenans, aux magiciens, aux lutins et aux fées; mais devront-ils perdre en même temps les aspirations immortelles, le besoin de protection en dehors du monde sensible, le sentiment que la création entière est liée à nous par d'invisibles influences? Si vous leur ôtez la superstition, apprenez-leur la vraie foi, car, ne vous y trompez point, les croyances populaires n'étaient que les symboles obscurcis d'aspirations et d'espérances inhérentes à notre destinée. Brisez les grossières statues, il le faut; mais, pour Dieu! respectez ce qu'elles traduisaient imparfaitement.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) ''Moisson d'Arbanie'', le moineau friquet, en patois normand. </small><br />
<small> (2) ''Logane'', case. </small><br />
<small> (3) ''Per jou''! jurement en usage en Normandie et dans le Bocage. C'est évidemment le ''per Jovem'' des Latins.</small><br />
<small> (4) ''Grecque'', avare.</small><br />
<small>(5) J'ai été témoin d'un phénomène du même genre aux Quinze-Vingts, où j'ai vu converser avec un aveugle en traçant du doigt, ''entre ses deux épaules'', les mots qu'on voulait lui communiquer. </small><br />
<small> (6) ''Galapian'', vagabond. </small><br />
<small> (7) ''Jodane'', nigaud. </small><br />
<small> (8) ''Haria'', petit cheval.</small><br />
 
 
<center>III – La fée du Lion-Rouge</center>
 
La grand'mère n'avait rien entendu de l'histoire du Drak racontée par le Provençal, et elle était retombée dans son silence automatique. Ce qu'elle avait dit des lutins me prouvait que l'âge n'avait point effacé de son souvenir les traditions du pays, et qu'en l'interrogeant, je pourrais beaucoup apprendre. Déjà, plusieurs fois, j'avais fouillé avec fruit dans ces mémoires à demi éteintes, comme dans de vieilles éditions lacérées par le temps; mais je ne pouvais lui adresser de questions que par l'entremise de sa petite-fille, et celle-ci venait de nous quitter, attirée par les cris du nouveau-né, qui occupait avec sa mère une chambre dont nous n'étions séparés que par une petite cour. Je la vis bientôt revenir avec des langes qu'elle suspendit au foyer. La fileuse lui demanda des nouvelles de l'accouchée.
 
- Mère va bien, dit Toinette; mais elle donnerait une année de sa vie pour une heure de dormir, et le petit frère crie comme un aigle.
 
- Apporte-le, dit la vieille femme, je l'accâlinerai dans mon giron.
 
- C'est inutile pour l'heure, mère-grand, dit la fillette; il ''a pris le somme''.
 
Et se tournant vers nous :
 
- Je ne dis pas que j'ai porté le berceau dans la chambre jaune, ajouta-t-elle en souriant; grand'mère aurait peur des méchantes ''fades'' qui viennent tourmenter les nouveau-nés.
 
Ceci me servit naturellement de transition pour prier Toinette d'interroger la fileuse sur les superstitions populaires du canton. La jeune fille transmit fidèlement mes questions; mais les réponses de la vieille femme impatientée furent courtes. Mon compagnon, qui vit mon désappointement, haussa les épaules.
 
- Que Dieu vous bénisse! dit-il ironiquement; vous voulez tirer de l'huile d'un olivier mort.
 
- Ah! vous croyez cela? dit Toinette; eh bien! vous allez voir si la mère-grand ne se rappelle pas quand elle veut!
 
Et s'approchant de la fileuse comme elle l'avait déjà fait :
 
- Pas vrai que le monde n'est plus comme quand vous étiez jeune, mère-grand? dit-elle d'une voix caressante.
 
La vieille hocha la tête et répondit par une exclamation plaintive.
 
Le Provençal se retourna.
 
- Sur mon honneur, la momie a soupiré! s'écria-t-il.
 
- Ah! c'était alors la bonne époque, reprit la jeune fille du même ton insinuant; vos amoureux plantaient des ''mais'' garnis de rubans devant vos portes; on faisait danser des rondes d'épreuve aux nouveaux venus pour savoir s'ils étaient braves; vous aviez de belles veillées où les anciens apprenaient le moyen d'échapper aux sorciers et de se faire bien venir des ''bonnes filandières''.
 
Le rouet de la vieille femme s'était arrêté; elle écoutait la voix de l'enfant comme si elle eût entendu la voix même de sa jeunesse. Les rides de son visage s'agitaient et semblaient sourire, ses paupières s'entr'ouvraient, l'oeil éteint cherchait la lumière. Nous regardions avec une curiosité étonnée cette espèce de résurrection que venait d'accomplir la parole de Toinette. La vieille femme porta la main à son front comme pour se rappeler, et ses doigts se mirent à jouer avec une mèche de cheveux blancs que ses coiffes laissaient échapper. Il y avait dans ce geste rêveur je ne sais quelle réminiscence de jeune fille dont je fus ému.
 
- Oui, oui, murmura la fileuse, qui semblait parler tout haut, à la manière des enfans ou des vieillards; comme le pays était beau alors! et quelles gens affables ! Toujours un sourire quand on passait, et : - Bonjour la grande Cyrille! bonjour la jolie fille! Ah! ah! ils savaient vivre dans ce temps-là! Et pourtant Gertrude et moi nous étions les plus recherchées. Pauvre Gertrude, qui devait finir si tristement! Mais aussi son frère avait déniché sous le toit la ''poule de Dieu'' (l'hirondelle), et elle avait écrasé le ''cri-cri'' (grillon) de la cheminée. Quand on fait du mal aux petites créatures qui vivent sous notre protection, les bons anges pleurent et quittent le logis.
 
Ici, la voix de la grand'mère devint plus basse, elle continua quelque temps, en mots inintelligibles, sa divagation rétrospective; puis nous l'entendîmes qui parlait du ''rêve Saint-Benoît''.
 
- N'est-ce pas lui, grand'mère, qui fait voir en songe l'homme qu'on épousera? demanda Toinette.
 
- Je l'ai vu, moi, reprit la vieille en souriant d'un air de triomphe; mais j'avais suivi toutes les prescriptions. La chandelle éteinte, j'avais mis mon pied nu sur le bord du lit en prononçant les quatre vers d'appel, et je m'étais couchée sans penser à rien autre chose qu'à celui qui devait dormir sur mon oreiller. Aussi, vers le milieu de la nuit, j'ai vu clairement en songe Jérôme, le postillon d'Achy.
 
- Et quand faut-il faire l'épreuve, grand'mère? demanda Toinette avec un intérêt attentif qui trahissait déjà de vagues souhaits.
 
- La veille de Noël, répliqua la fileuse; mais, pour réussir, il faut n'avoir contre soi ni fée, ni esprit, sans quoi ils rompent l'appel. Voilà ce qu'ils oublient tous maintenant, vois-tu, ''fioule''; ils ne savent pas que les esprits sont partout, sous toutes les figures, pour éprouver notre bon coeur ou notre méchanceté. Si on veut être sûr de ne pas les mécontenter, il faut se conduire en chrétien avec toutes les choses du bon Dieu.
 
Je fus frappé de ces dernières paroles qui commentaient, pour ainsi dire, mes propres pensées, en faisant du monde fantastique l'invisible gardien de la morale dans le monde réel. Je demandai à la grand'mère si les traditions ne parlaient point de gens punis, par certains esprits, de leurs bons procédés.
 
- Jamais, répondit-elle; les plus mauvais s'en vont en grondant quand ils trouvent un brave coeur, et ils ont coutume de dire qu'ils ''sont trop bien gardés pour eux''. Il y en a même qui ont de bons mouvemens. Un jour, le ''Goubelino'', qui était déguisé en mendiant, demanda une poignée de sel à un saulnier, et, comme celui-ci lui en donna trois au nom de la Trinité, le Goubelino toucha les clochettes de la maîtresse-mule, qui se changèrent aussitôt en clochettes d'or. Puis il y a les ''bonnes filandières'', qui font des dons de richesse et prennent les enfans sous leur protection. De mon temps, elles ont enrichi plus d'une famille; aussi les pauvres gens les attendaient toujours, et ça rendait leur pain noir moins dur.
 
- Hélas ! pourquoi donc, grand'mère, ne les voit-on plus? dit Toinette d'un accent plaintif.
 
- Les ''fades'' ont l'ame fière, répondit la fileuse; elles ne se montrent qu'à ceux qui les appellent avec confiance de coeur. Et comme on ne croyait plus en elles, la plupart ont quitté le pays avec leurs maris, les farfadets.
 
- Et cependant il nous en reste un, fit observer Toinette.
 
La vieille étendit la main avec une sorte de solennité.
 
- Tant que mère-grand habitera le Lion-Rouge, dit-elle, les esprits viendront la voir; mais, quand ils auront entendu le marteau clouer son dernier lit, tous partiront avec leur vieille amie.
 
A ces mots, elle redressa sa quenouille, et le rouet recommença à faire entendre son ronflement monotone. Je regardai mon compagnon.
 
- Elle ne dit que trop vrai, repris-je; les vieilles générations emportent, en disparaissant, toutes les naïves croyances du passé, sans qu'il nous soit permis d'y substituer les rêves de l'avenir. Je viens de traverser les campagnes, et partout on m'a montré des grottes qu'habitaient autrefois les lutins ou les fées, en m'affirmant que ''leurs entrées se rétrécissaient chaque année, et que bientôt elles seraient closes pour jamais''. N'est-ce point une symbolique prophétie, et la tradition populaire elle-même ne semble-t-elle pas annoncer que la porte des illusions, ouverte jusqu'ici sur le monde, se referme lentement? Hélas! que vont devenir nos générations d'essai entre cet antique soleil qui se couche et ce jeune soleil qui n'est pas encore levé?
 
- Elles feront comme nous, reprit le Provençal, elles attendront qu'on ait remis une roue neuve à leur diligence; seulement elles ne feront pas la sottise d'attendre à jeun, et je propose de les imiter en soupant.
 
Jean-Marie déclara que nous n'en aurions point le temps, et commençait à prouver son assertion par un syllogisme invincible, quand mon compagnon cria de mettre pour lui un troisième couvert, ce qui dérouta subitement la logique du postillon et amena une conclusion contraire aux prémisses. Toinette se hâta de dresser la table devant le foyer, où flambait une de ces bourrées de ''traînes'' ramassées à la lisière des taillis. Elle déploya une nappe de grosse toile à franges et apporta des assiettes ornées de figures et de légendes rimées. Celle qui m'échut en partage reproduisait l'histoire d’''Henriette et Damon'', cette odyssée de ''l'amour parfait'', c'est-à-dire malheureux et fidèle. Le Berquin populaire qui avait rimé l'amoureuse légende y racontait, avec une simplicité enfantine, le premier aveu des deux amans et la visite de Damon au père d'Henriette.
 
::Damon, plein de tendresse,
:: ''Un dimanche matin'',
:: ''Ayant ouï la messe''
:: ''D'un père capucin'',
::S'en fut chez le baron;
:: ''D'un air civil et tendre'' :
::- Je m'appelle Damon,
::Que je sois votre gendre.
 
Le père refuse, en déclarant que sa fille doit entrer au couvent, afin de laisser tout l'héritage à son frère, et Damon part désespéré. Il est absent depuis plusieurs mois, lorsque le baron reçoit une lettre qui lui annonce la mort de son fils. Il court aussitôt en faire part à Henriette, qu'il veut retirer de son monastère; mais celle-ci a appris que Damon avait péri ''près de Castella'', en Italie, et elle s'écrie à son tour qu'elle veut prendre le voile :
 
::- Coupez mes blonds cheveux,
:: ''Dont j'ai un soin extrême'',
::Arrachez-en les noeuds,
::J'ai perdu ce que j'aime!
 
Elle va prononcer ses voeux, lorsqu'on annonce
 
::Qu'un captif racheté,
::Revenant de Turquie,
::Jeune et de qualité,
::En tous lieux se publie.
 
Les nonnes veulent le voir, et Henriette reconnaît Damon, qui lui raconte ses aventures chez les infidèles et sa délivrance par les ''religieux mathurins''. Le père, qui est enfin touché, consent à unir les deux amans; mais, au bout de sept mois de bonheur, Damon meurt de mort subite, et la complainte finit par cette naïve réflexion, qui pourrait servir d'épigraphe à la vie humaine elle-même :
 
::Hélas! comme on regrette
::Le court contentement!
 
Je relisais avec un demi-sourire cette ballade, où la puérilité de la forme n'avait pu détruire complètement la grace touchante du fond, et, songeant à tant de générations dont les voix l'avaient chantée, je me demandais quelle inspiration du génie pouvait se vanter d'avoir éveillé autant de rêves et troublé autant de coeurs que ce ''romancero'' de village transmis de la mère à la fille comme un ''évangile d'amour''.
 
Les cris du nouveau-né m'arrachèrent à ma rêverie. Depuis long-temps déjà, ils se faisaient entendre; mais Toinette, tout en se hâtant, voulait achever de mettre le couvert avant d'aller à l'enfant.
 
- Un instant, cri-cri, un instant, murmura-t-elle; quand on est destiné à recevoir les gens, faut s'habituer à être servi le dernier.
 
- En voilà un ''huard'' qui n'aime pas qu'on ''landore''! fit observer le postillon en riant; prends-y garde, Tona, car, comme dit le proverbe :
 
::Ce qui s'apprend au ber
::Ne s'oublie qu'au ver.
 
- Soyez tranquille, reprit-elle, les pauvres gens n'ont qu'à vivre pour prendre des leçons de patience.
 
Mais l'enfant n'avait point encore eu le temps de faire cet apprentissage; aussi ses cris devinrent-ils plus persans. La grand'mère sembla prêter l'oreille. Soit que la voix frêle et claire du nouveau-né pénétrât plus facilement la sourde-muraille qui semblait l'envelopper, soit qu'il y ait dans les femmes qui ont été mères un sens caché que l'âge ni l'infirmité ne peuvent émousser, elle se redressa en criant :
 
- L'enfant appelle!
 
- J'y vais, grand'mère, dit Toinette en achevant précipitamment les derniers apprêts.
 
- L'enfant est seul! répéta la fileuse d'un accent inquiet; sur votre salut, Tona, prenez garde qu'il ne soit ''mal doué'' par votre faute!
 
La jeune fille, effrayée du ton de la grand' mère, saisit une lumière, ouvrit la porte et traversa rapidement la petite cour. Je la suivis du regard au milieu de l'obscurité, et je la vis entrer dans une pièce du rez-de-chaussée, dont les fenêtres s'éclairèrent; mais, presque au même instant, un grand cri se fit entendre, et elle reparut sur le seuil, les traits bouleversés, les bras étendus et semblant reculer devant une vision.
 
Nous nous levâmes tous trois d'un même mouvement, et nous courûmes à la porte en demandant ce qu'il y avait.
 
- Elle est là, dans la chambre jaune! bégaya Toinette.
 
- L'accouchée? demandai-je.
 
- Non, non, ''la fade''!
 
Et, comme nous faisions un pas pour y courir, Toinette nous arrêta du geste et fit signe de se taire. Un chant de berceuse venait de s'élever au milieu de la nuit. Ce n'était pas une mélodie précise, mais plutôt quelques-unes de ces modulations caressantes que les femmes improvisent pour leurs divagations maternelles. Il me sembla distinguer des mots d'une langue étrangère
 
::Te la bejas bera hillo,
::Te la bejas bera nobio (1)!
 
Mon compagnon tressaillit comme s'il eût reconnu ces paroles; mais Toinette lui saisit le bras
 
- Regardez, regardez! murmura-t-elle d'une voix étouffée.
 
Sa main nous désignait la fenêtre éclairée; nous fîmes un mouvement : derrière le vitrage, une femme venait d'apparaître tenant dans ses bras le nouveau-né qu'elle berçait en chantant. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules; elle avait les bras nus, et portait une sorte de basquine brillante de paillettes et de broderies. D'abord noyée dans la pénombre, la vision s'approcha bientôt de la fenêtre, où sa silhouette se détacha nettement encadrée dans la baie lumineuse. Le Provençal poussa une exclamation
 
- Eh! Dieu me damne, c'est elle! s'écria-t-il.
 
- Qui cela? demandai-je.
 
- Ma Dugazon languedocienne de Beaumont.
 
- Que dites-vous? Sous ce costume?
 
- Ne vous ai-je pas raconté qu'ils étaient tous partis hier soir sans avoir le temps de changer d'habits? La petite est encore en princesse de Sicile.
 
- Alors toute la troupe est donc ici? m'écriai-je.
 
- Ce sont les voyageurs arrivés avant nous, fit observer Jean-Marie.
 
- Et qui étaient tous empaquetés dans des châles et des manteaux, ajouta Toinette frappée d'un trait de lumière; justement leurs chambres sont là derrière.
 
- Pardieu ! voilà le mystère, reprit le Provençal en riant; la princesse aura entendu les cris du marmot, et, en créature compatissante, sera venue pour les apaiser. Attendez-moi là, je vais vous amener la fée.
 
Il courut à la chambre jaune, et nous le vîmes reparaître un instant après avec la jeune femme, qui riait aux éclats de la méprise. Le reste de la troupe, attiré par le bruit, vint bientôt nous rejoindre. Mon compagnon, ravi du hasard qui lui ramenait inopinément la jolie Languedocienne, déclara que nous souperions tous ensemble, et ordonna à Toinette de mettre l'auberge au pillage. La vue d'un menu des plus modestes, mais sur lequel ils n'avaient point sans doute compté, mit nos invités de belle humeur, et l'entretien prit un ton de gaieté bohémienne tout-à-fait divertissant.
 
C'était la première fois que je me trouvais en contact avec une de ces bandes errantes, pauvres hirondelles de l'art qui, moins heureuses que leurs soeurs du ciel, volent sans cesse après un printemps qui leur échappe et cherchent vainement un toit pour suspendre leurs nids. En voyant ces derniers vestiges de moeurs oubliées, je me figurais les ''comédiens de campagne'' avec lesquels Molière avait autrefois parcouru nos provinces, dressant, comme Thespis, des théâtres improvisés et ressuscitant un art perdu. Animés par le souper et par la vue d'un punch auquel le Provençal venait de mettre le feu, nos convives parlèrent de leurs excursions vagabondes, de leurs courtes prospérités, de leurs misères renaissantes. La Languedocienne surtout, que les soins galans de mon compagnon disposaient à la confiance, se laissa aller à raconter une partie de son histoire. C'était un de ces romans mille fois refaits et toujours à refaire qu'écrivent tour à tour l'insouciance, la jeunesse et la pauvreté. Elle nous le confiait avec des bouffées de folie et d'attendrissement dont les reflets passaient sur son visage comme passent sur un ciel changeant les rayons de soleil et les nuées. Elle avait autrefois habité chez un oncle, près de Céret, et parlait avec de naïfs ravissemens de ses plaisirs de jeune fille : courses dans la montagne, ''contrapas'' dansées sur la place des villages, promenades de noces conduites par les ''joncglas'' au son du galoubet et du tambourin.
 
Mon compagnon, qui avait passé plusieurs années dans le Roussillon, lui donnait la réplique et s'associait à tous ses enthousiasmes. Elle arriva à parler de la reine des danses méridionales, le ''ball'', et il s'écria qu'il l'avait autrefois dansée en veste et en bonnet catalans; elle en marqua les mesures sur son verre, et il se leva en indiquant les poses; enfin, cédant tous deux à cet entraînement qui fait de la danse, dans les pays du soleil, une sorte d'irrésistible contagion, ils se saisirent par la main, et commencèrent les passes gracieuses de la ''baillas'' des Pyrénées. Ces passes consistent principalement en voltes, en retraites et en poursuites cadencées, qu'entrecoupent les fameux pas de ''la camadarodona'' et de ''l'espardanyeta'' (2). La danseuse place ensuite sa main gauche dans la main droite du danseur, la balance trois fois, s'élance d'un bond et va s'asseoir sur l'autre main.
 
Cette danse hardie était entremêlée de cliquetis de doigts, de frappemens de talons, de cris élancés, qui lui donnaient quelque chose d'élégant et de rustique tout à la fois; on se sentait emporter malgré soi par ces mouvemens d'une spontanéité agreste; on s'associait d'instinct à cette joie en action. En contemplant, au centre de l'aube lumineuse, que répandaient les chandelles et le foyer, ce couple dansant de vieilles ''baillas'' presque oubliées, et, au fond, plongée dans l'ombre, la grand'mère qui continuait de filer, étrangère à tout ce qui se passait, il me semblait voir les images de la tradition riante du Midi et de la tradition mélancolique du Nord s'éteignant toutes deux, l'une dans la lumière et le bruit, l'autre dans les ténèbres et le silence.
 
Le bruit d'un cheval qui arrivait au galop interrompit le ''bail''. Jean-Marie, persuadé que c'était le conducteur qui venait nous chercher, courut à sa rencontre, dans la cour d'entrée, et je le suivis; mais, à notre grand étonnement, nous n'y trouvâmes qu'une jument blanche haletante et couverte de sueur; un jeune paysan était occupé à la débrider.
 
- Comment, c'est toi, Rougeot? dit le postillon en reconnaissant le garçon d'écurie du Lion-Rouge.
 
Rougeot ne parut point avoir entendu et continua son travail.
 
- D'où diable peut-il arrive à cette heure? demanda Jean-Marie à Toinette, qui venait de nous rejoindre.
 
- Il n'y a que lui pour le dire, répliqua la fillette, Eh! Rougeot! répondrez-vous à la fin?
 
Le paysan, qui avait ôté la bride, prit la jument par le licou pour la conduire à l'écurie. Je m'avançai vers lui, il s'arrêta en me trouvant sur son passage, mais sans avoir l'air de me voir. Je m'aperçus alors que ses traits étaient contractés, et que ses yeux entr'ouverts laissaient voir des prunelles immobiles. Un soupçon traversa brusquement ma pensée. Je saisis Rougeot par les deux bras, et je le secouai brusquement. Il me laissa faire sans résistance. Tous les spectateurs nous entouraient et l'appelaient par son nom. Je pris une poignée de neige dont je lui frottai le visage; il tressaillit enfin; ses yeux se fermèrent, puis s'ouvrirent, et il regarda autour de lui comme un homme qui s'éveille.
 
- Quoi? que voulez-vous? demanda-t-il, surpris de se trouver là à pareille heure et ainsi entouré.
 
- Il est ensorcelé ! crièrent Jean-Marie et Toinette effrayés.
 
- Eh! non! dit le Provençal; il est somnambule!
 
Je compris alors la double apparition du ''Goubelino'' près de la diligence et la chasse fantastique dont nous avions été témoins. Le passage du cavalier somnambule près des fermes isolées avait sans doute éveillé les chiens, qui l'avaient poursuivi. Ceci expliquait également le farfadet du Lion-Rouge. On fit entrer dans l'écurie Rougeot et sa monture; tous deux paraissaient mourans de fatigue. La jument, que le jeune paysan avait précipitée au hasard à travers les ravins et les halliers, était de plus marbrée de traces sanglantes. Toinette avait pris une poignée de paille pour essuyer la sueur et poussait une exclamation à chaque nouvelle plaie.
 
- Jésus! regardez, s'écriait-elle, du sang à la bouche, du sang au poitrail, du sang partout !
 
- Ce n'est rien, répondait Jean-Marie, qui, par esprit de corps, cherchait à excuser le garçon d'écurie.
 
- Oui, mais les genoux, remarqua le Provençal; ne voyez-vous pas que la bête s'est couronnée.
 
- On la mènera au ''mire'', reprit le postillon; il la pansera et lui mettra une genouillère.
 
- C'est inutile, s'écria la Languedocienne, qui nous avait suivis, je sais comment cela se guérit dans mon pays.
 
- Vous avez un remède? demandai-je.
 
- Infaillible, reprit-elle : il suffit de négliger la plaie jusqu'à ce que les vers s'y mettent; alors on va dans la campagne, on cherche un plant d'yeule, on en tord quelques feuilles et on lui dit : ''Adiou, sies, mousu laoussier; se me trases pas lous bers de main berbenier, vos coupi la cambo mai lou pey''. (Bonjour, monsieur l'yeule; si vous ne tirez pas les vers de l'endroit où ils sont, je vous coupe la jambe et le pied). L'yeule, qui est magicien, prend peur, et il se hâte de guérir la plaie.
 
Comme la ''princesse de Sicile'' achevait de nous donner cette recette méridionale, la grand'mère, qui avait rejoint Toinette dans l'écurie et à qui la jeune fille avait tout expliqué, reparut avec elle.
 
- Faut pas malmener Rougeot, disait-elle avec calme; la faute n'est pas à lui, mais à ceux qui ont voulu le faire vivre.
 
- Pourquoi cela, mère-grand? demanda Toinette.
 
- Parce qu'il est bâtard, reprit la fileuse, et qu'à toutes les pleines lunes ceux qui ne sont pas nés du mariage sortent malgré eux de leur lit pour courir par les campagnes. Dieu sait mieux se revenger que les hommes, vois-tu; il punit les mères dans les enfans.
 
Presque aussitôt le conducteur de notre diligence arriva, et nous avertit que la voiture était remise sur ses roues; il fallut songer à repartir. Cette séparation parut coûter beaucoup à mon compagnon. Un instant, il sembla hésiter; mais il était appelé à Abbeville par des recouvremens à échéance. Il épuisa, pour se dédommager, tout son vocabulaire de malédictions marseillaises, aux grands éclats de rire de la Languedocienne, qui, soit discrétion, soit indifférence, ne fit rien pour le retenir. Cependant, lorsqu'il la prit à part et qu'il se mit à lui parler vivement à demi-voix, elle devint tout à coup sérieuse. Quelques mois qui arrivèrent jusqu'à moi me firent supposer que le Provençal, ne pouvant adopter l'itinéraire de la jeune fille, lui proposait de suivre le sien; mais elle secoua la tête, et, lui montrant avec une subite mélancolie le fourgon que ses camarades se préparaient à atteler, elle lui répondit par les paroles solennelles que prononcent ses compatriotes lorsqu'ils viennent recevoir sur le seuil la jeune épouse de leur fils - ''Ad pé d'aquet, ma hillo, quet caou biouré et mouri !'' (c'est à ce foyer, mon enfant, que tu dois vivre et mourir!)
 
Le Provençal lui serra la main sans insister, et nous rentrâmes à l'auberge pour prendre nos manteaux. La mère-grand, à qui j'adressai un adieu transmis par Toinette, nous accompagna jusqu'à la porte de souhaits d'heureux voyage, dans lesquels se mêlaient naïvement les superstitions antiques et les superstitions chrétiennes.
 
- Que Dieu leur fasse rencontrer une croix de bon présage ou une pie qui vole à droite! dit-elle en ayant l'air de se parler à elle-même; dans ma jeunesse, un voyageur ne quittait pas le Lion-Rouge sans prendre au vaisselier une feuille de laurier bénit. Aussi le père en avait planté toute une haie dans le marger; mais nos gens l'ont arrachée pour agrandir le champ de luzerne, car maintenant on fait tous les jours la part plus petite au bon Dieu.
 
Je cherchai à détourner la vieille femme de cette pente chagrine en la remerciant de ses récits des anciens temps et en exprimant l'espérance de pouvoir les entendre plus longuement au retour. Elle fit de la main un geste mélancolique.
 
- Tous les jours que je vis encore sont des délais accordés par la Trinité, me dit-elle gravement; l'aubépine qu'on avait plantée le jour de ma naissance à la porte du jardin est morte l'automne dernier; il n'y a plus ici de fleurs de mon temps; ''les gens'' et moi nous ne regardons plus du même côté! Tout ce que je demande, c'est que l'on ait le temps de tisser le fil de mes dernières quenouillées pour m'en faire un drap mortuaire.
 
- Elle a raison, dis-je en sortant au Provençal; sa présence semble un anachronisme vivant; au foyer villageois, de même qu'au foyer des villes, tout est changé; c'est un théâtre dont le temps a fait tomber les décorations et a fermé toutes les fausses trappes. Le drame domestique s'y joue désormais, comme les proverbes, entre deux paravens. La muse de la famille, à laquelle nous devons les contes de nos veillées, est devenue sourde et aveugle comme la grand'mère, et, comme elle, on la voit filer son linceul.
 
Nous avions repris le sentier qui conduisait à la grande route. Le vent avait cessé de souffler, le froid était devenu moins vif. Les pâles lueurs d'une aurore d'hiver s'épanouissaient lentement à l'horizon. On commençait à revoir les ondulations de la campagne, les bouquets d'arbres et les hameaux épars, dessinant dans le crépuscule leurs formes confuses. Quelques chants de coqs perçaient la brume matinale, et de loin en loin des gémissemens d'oiseaux engourdis se faisaient entendre au creux des fossés presque enfouis sous la neige. Avant de tourner le chemin qui conduisait à la grande route, nous jetâmes un regard derrière nous, et, à travers la demi-obscurité, nous aperçûmes les comédiens groupés dans la cour du Lion-Rouge et achevant leurs préparatifs de départ; mon compagnon soupira.
 
- Ne saviez-vous pas que cela devait finir ainsi? lui dis-je en souriant; nous avions commencé par les illusions, il fallait bien finir par les regrets. Regardez là-bas la grand'mère debout sur le seuil près de la ''princesse de Sicile''. Ce sont là deux poésies que nous laissons derrière nous : notre nuit s'est écoulée, pour moi au milieu des féeries du vieil âge, pour vous au milieu de celles de la jeunesse; nous avons le même sort : après le rêve vient la réalité.
 
::C'est un juste retour des choses d'ici-bas.
 
Et si vous vous en plaigniez à votre Languedocienne, elle vous répondrait par la phrase proverbiale de son pays : ''Cos coumte Ramoun'' (3).
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Puisses-tu la voir belle enfant, puisses-tu la voir belle épousée: </small><br />
<small>(2) ''La camadarodona'' consiste à passer le pied droit par-dessus la tête de sa danseuse; ''l'espardanyeta'', à battre rapidement le talon contre le cou-de-pied. </small><br />
<small>(3) ''Cos coumte Ramoun, cela est comte Raymond'', c'est-à-dire ''cela est juste''. Ce proverbe s'est établi par suite des souvenirs de droiture et d'équité qu'a laissés dans le Languedoc Raymond V, comte de Toulouse, qui vécut au XIIe siècle. </small><br />
 
===La chasse aux trésors===
 
 
<center>I – Maître Jean le Sourcier</center>
 
Une tradition arabe, transmise par les pâtres ou les contrebandiers, a franchi les Pyrénées, et s'est conservée dans les pays basques. Les bergers qui conduisent leurs troupeaux le long des ''gaves'' de la montagne racontent encore aujourd'hui que, ''bien avant Jules César'', il existait un ''bronche'' ou sorcier, qui s'éleva dans les airs sur un dragon qu'il avait soumis, et arriva ainsi au rocher où dormait ''Debrua'', l'esprit du mal; il l'entoura neuf fois d'une chaîne magique, et l'obligea à lui faire connaître le roi des talismans, qui donne plaisirs, richesse et puissance. ''Debrua'' déclara au sorcier que, pour tout obtenir sur terre, il fallait se rendre maître de la ''mouche jaune de safran'', laquelle se montrait tous les soirs dans un ''port '' (1) des Pyrénées qu'il lui nomma; il l'avertit seulement que, pour la prendre, il fallait tresser une résille avec les trois cheveux les plus près du cerveau, et la tremper dans la sueuret dans le sang. Le ''bronche'' fit ce qui lui avait été recommandé, et ne tarda pas à voir paraître la ''mouche jaune de safran''. Il la poursuivit sept jours et sept nuits à travers les rocs, les halliers et les torrens, leur laissant autant de lambeaux de ses habits et de sa chair que les brebis, avant la tonte, laissent de flocons de laine aux buissons; enfin, il la vit se poser sur la cabane d'un berger qui était monté dans les pâturages. Il essaya en vain de parvenir jusqu'à elle, et tous ses efforts ne purent décider la mouche à reprendre son vol. N'ayant donc plus d'autre ressource et s'étant assuré que personne ne pouvait le voir, il mit le feu à la cabane, et la ''mouche jaune de safran'' s'envola. Le ''bronche'' la suivit jusqu'à une prairie, où elle alla se poser sur une touffe de fenouil. Comme il ne pouvait s'approcher d'une plante ''qui fait la guerre aux sorciers'', il resta à quelque distance. Alors un jeune berger, qui gardait des chevaux dans la pâture, aperçut la mouche et la prit dans son bonnet. Le ''bronche'', hors de lui, poursuivit l'enfant, le frappa de son bâton et le tua; mais, au moment où il saisissait la ''mouche jaune de safran'', elle lui fit une piqûre qui le rendit triste pour le reste de ses jours. Devenu plus riche que les ''labinas'' (fées) des ''gaves'', il tomba dans la même langueur que ceux qui ont été recommandés par leurs ennemis ''à saint Sequayre'' (2), et il mourut lentement, comme si l'on eût coupé ''la mère racine de son coeur''.
 
Les bergers basques ne disent pas ce qu'est devenue depuis cette époque la ''mouche jaune de safran''; mais nous la retrouvons partout dans l'histoire du monde. N'est-ce pas elle que cherchaient les millions de combattans qui se précipitèrent sur la société antique, comme une avalanche d'hommes détachée du Nord? N'est-ce pas elle encore que croyaient atteindre les hardis compagnons de Pizarre, de Sotto et de Cortez, lorsqu'ils s'enfonçaient, au galop de leurs chevaux, dans des régions ignorées où ils fauchaient les nations comme des blés mûrs, elle que voyaient sur la mer nos fabuleux flibustiers dont les blessures et la mort étaient officiellement ''cotées'' à cette bourse sanglante de la guerre? N'est-ce pas elle enfin que poursuivent de nos jours les pionniers de la Californie et tous les chercheurs de trésors, depuis les' orpailleurs du Mexique et les ''monney-diggers'' des Bahama jusqu'aux fouilleurs de ruines de nos campagnes? La mouche magique des traditions pyrénéennes n'a point cessé un seul instant et ne cessera jamais d'attirer ici-bas tout ce qu'il y a de sensualités avides, de vagabondes témérités. Quiconque sent en lui la puissante impulsion des désirs inassouvis la cherche des yeux, la poursuit, comme le ''bronche'', à travers les précipices, s'efforce de la saisir dans quelque piège pour lequel il a épuisé son cerveau, sa sueur et son sang, brûle pour l'atteindre la chaumière de l'absent, brise l'existence de l'abandonné, et périt misérablement au milieu de son triomphe, consumé par l'inguérissable fièvre de la satiété.
 
Et que l'on ne croie pas cette avidité particulière à certains temps ou à certaines races : nous la retrouvons toujours et partout. Si les païens ont la conquête de la toison d'or et du pommier des Hespérides., les hommes du Nord la découverte du ''sampo'', talisman souverain qui procurait toutes les richesses, l'Orient ses anneaux magiques et ses lampes d'Aladin, les chrétiens ont eu la recherche du saint Graal, ce vase divin ''que le sang du Christ avait rendu fée'', et qui assurait à son possesseur l'accomplissement de tous ses désirs. La science elle-même a entendu, dans ses retraites austères, les bourdonnemens de la ''mouche jaune de safran'', et elle s'est oubliée, pendant plusieurs siècles, à la recherche du grand oeuvre. Aussi loin que la tradition peut remonter enfin, nous trouvons cette soif de la richesse comme une maladie générale et héréditaire. C'est à elle qu'il faut attribuer la croyance populaire aux talismans et aux trésors.
 
Je faisais ces réflexions, tout en suivant la route de Mamers au Mans et me dirigeant vers le bourg de Saint-Cosme. Une butte située près de ce bourg, et connue dans l'histoire sous le nom de motte d'Ygé, avait été signalée depuis long-temps dans le pays comme renfermant d'immenses richesses. Les Anglais y avaient bâti, au XIIe siècle, une forteresse où ils avaient tenu garnison jusqu'au traité de Bretigny. Forcés alors de partir, ils avaient enfoui, dit-on, dans la colline les trésors dont ils n'osaient se charger et qu'ils espéraient reprendre à la prochaine guerre. Cette tradition avait provoqué à plusieurs reprises des recherches dans la motte d'Ygé, devenue mont Jallu. De nouvelles fouilles annoncées par les journaux en 1844 avaient éveillé ma curiosité, et j'étais parti avec le projet de voir une de ces ''chasses aux trésors''. J'avais heureusement dans le Maine, pour me guider et m'instruire, un ami de nos plus charmans écrivains, esprit choisi, mais nonchalant, qui, pour s'éviter la fatigue de conquérir un nom, avait pris d'avance ses invalides dans une étude d'avoué. Il y suicidait tout doucement sa belle intelligence, sans autre distraction qu'un commerce de lettres assez suivi avec d'anciens compagnons qui riaient, comme lui, tout haut de la vie et s'en attristaient tout bas. Nous partîmes ensemble pour cette Californie du mont Jallu, dont il me fit l'historique en chemin.
 
Le premier indice du dépôt précieux avait été une plaque de cuivre trouvée à la tour de Londres et sur laquelle se lisaient ces mots : ''Thesaurus est in monte Salutis prope Comum''. On en eut sans doute connaissance sous Louis XIII, car le régiment du Maine fut alors employé à fouiller le mont Jallu. En 1735, M. le duc de Chevreuse autorisa de nouvelles recherches aussi infructueuses que les précédentes. Après ces deux échecs, il y eut un long répit. Un parchemin trouvé à Paris en 1825, dans les démolitions d'une vieille église, ramena l'attention sur l'ancienne motte d'Ygé. Il se forma une société par actions qui recommença à bouleverser la fallacieuse montagne et y engloutit son capital. Vers la même époque, les Anglais, qui avaient déjà réclamé au XVIIIe siècle le droit d'y faire des perquisitions, renouvelèrent leur demande par l'entremise de M. de Talleyrand, et adressèrent une pétition à la chambre des députés, qui passa à l'ordre du jour. Enfin le père d'une de nos comédiennes les mieux connues, M. Fay, subitement éclairé par les révélations d'une femme de chambre somnambule, acheta du propriétaire le droit de recommencer les fouilles. Les indications du sujet magnétisé étaient si précises, que les recherches eurent cette fois un résultat. Après des travaux qui lui coûtèrent une douzaine de mille francs, M. Fay découvrit cinq deniers et trois clous! Plusieurs dames reprirent après lui son entreprise, et, parmi elles, une parente du ''plus fécond de nos romanciers'', qui espérait retrouver au mont Jallu le trésor du père Grandet. Vinrent ensuite le général polonais Milkieski, Mmes Herpin, Hersant, et une nouvelle compagnie d'actionnaires. C'était cette dernière qui bouleversait en 1844 le mont fallu. Comme tous les chercheurs précédens, les nouveaux actionnaires avaient à leurs gages un magnétiseur et son ''sujet'', dont les révélations servaient à diriger les fouilles des ouvriers.
 
Je demandai à mon compagnon de route si l'on avait quelque indication sur la nature des richesses enfouies au mont Jallu. - Les renseignemens varient, me répondit-il. On parle tantôt de trois tonnes - d'écus, tantôt de cinq coffres renfermant de l'orfèvrerie, tantôt enfin d'un Christ d'or de grandeur naturelle et des douze statues des apôtres; mais cette dernière version provient évidemment de quelque antiquaire qui avait lu l'histoire de monseigneur d'Angenne, évêque du Mans. Il paraît que ce saint prélat enleva, en effet, à la cathédrale les disciples du Christ, figurés en argent massif, afin de les dérober aux pillages des protestans, et qu'il les cacha si bien qu'on ne put jamais les retrouver. Ses contemporains l'accusèrent même de se les être appropriés, ce qui fit dire, lorsqu'il assista à l'assemblée de Trente, ''qu'on avait au concile les douze apôtres, outre le Saint-Esprit''. Du reste, on vous racontera toutes ces traditions au village de Saint-Cosme, qui est le campement de nos ''monney-diggers''. Ce sont les seules qu'ils n'aient point oubliées, car là, comme partout, l'arithmétique a tué la légende. Les hommes sont restés aussi fous, mais leur folie calcule, au lieu de rêver.
 
Tout en parlant, nous étions arrivés au bas d'une côte où il fallut descendre de nos montures. Les derniers jours de novembre ont une beauté qui leur est propre; ce n'est plus l'énervante mollesse de l'automne, et ce n'est pas encore la rudesse de l'hiver. Le ciel était d'un gris ferme, la terre verdoyante çà et là; l'air avait une douceur tempérée et le soleil illuminait la campagne d'une splendeur de fête. Nous jetâmes la bride sur le cou de nos chevaux, et, les laissant aller, nous nous mîmes à gravir la montée en causant. Comme nous arrivions à mi-côte, nous aperçûmes un paysan endormi sur le revers de la douve. La réserve de son attitude et le bon ordre de son costume ne permettaient point d'attribuer ce sommeil à l'ivresse. Il était assis plutôt qu'étendu, la tête un peu renversée et appuyée sur un de ses bras. Son chapeau, rabattu sur les yeux, le mettait à l'abri du soleil. Il tenait de la main droite, en guise de bâton, une petite pelle de taupier. Mon compagnon reconnut le dormeur et s'arrêta.
 
- Vous voyez là, me dit-il en baissant la voix, une des variétés les plus curieuses de nos bohémiens campagnards. Jean-Marie tient le milieu entre le ''mire'' (médecin) et le sorcier; il a des ''secrets'' et vend des talismans. On se sert de lui pour guérir certaines maladies, chasser les animaux nuisibles, découvrir les sources. On dit qu'il apprend aux jeunes filles des formules pour attirer les amoureux, et les crédules assurent même qu'il possède l'herbe magique avec laquelle on se transporte partout ''en désir de femme'', c'est-à-dire plus vite que la pensée. Jean-Marie, certain que le monde vous estime toujours en proportion du pouvoir qu'il vous suppose, n'a garde de les détromper. Aussi est-il consulté par tous nos fermiers, et achète-t-il, chaque année, quelque lopin de terre avec leur argent. Il se rend aujourd'hui chez des pratiques car voici près de lui sa trousse à talismans.
 
D'aperçus, en effet, sur les genoux de maître Jean un carnier doublé de cuir, qu'il fouillait sans doute lorsque le sommeil l'avait surpris, et qui était resté entr'ouvert. Nous pûmes faire du regard l'inventaire de ce qu'il renfermait. Mon compagnon me montra la baguette de coudrier pour découvrir les sources, des fragmens d'aérolithes qui devaient garantir du tonnerre, une noix percée servant de cage à une araignée vivante et destinée à guérir de la fièvre, un couteau de ''langueyeur'' portant sur la lame le nom cabalistique de ''Raphaël''. Il m'expliquait comment ce dernier nom, que les paysans du midi faisaient graver sur le soc des charrues pour rendre les sillons fertiles, avait, dans le Maine, la propriété de guérir les porcs ladres et de les engraisser, lorsque Jean-Marie se réveilla. Bien qu'il parût d'abord surpris de nous voir et même un peu embarrassé, il fit assez bonne contenance et se redressa en nous saluant : c'était un homme encore jeune, dont le visage avait cette expression de jovialité matoise habituelle aux Normands, mais plus rare chez les paysans manceaux. L'avoué lui demanda depuis quand les chrétiens dormaient ainsi au soleil, le long des berges, comme des lézards.
 
- Depuis qu'ils ne trouvent pas de lits de plume sur la grande route, répliqua le taupier.
 
- Maître Jean oublie que la grande route est la chambre à coucher des vagabonds, objecta mon guide.
 
- Monsieur l'avoué voit bien, au contraire, que c'est le rendez-vous des honnêtes gens, puisque c'est là que je le rencontre, répliqua le paysan.
 
Nous ne pûmes nous empêcher de rire.
 
- Tu es, à ce que je vois, en chemin pour affaires?
 
- Et le bourgeois est à la cueillette des procès? dit Jean-Marie, qui retourna la question, au lieu d'y répondre.
 
- Pourquoi non? reprit gaiement l'avoué; ne connais-tu point le proverbe:
 
::Entre La Flèche et Alençon,
::Plus de coquins que de chapons?
 
Nous allons voir s'il ne se prépare point quelque grabuge du côté de la Motte-Robert; mais toi, bon apôtre, où vas-tu?
 
- A la ferme du gros François.
 
- Vers Saint-Cosme?
 
- A peu près.
 
- Alors nous pouvons faire route ensemble.
 
- Si monsieur l'avoué trouve que je ne lui fais pas affront.
 
Jean-Marie s'était levé et se préparait à nous suivre. Je m'aperçus alors qu'il avait laissé tomber un petit sachet rempli de blé, que je lui rendis. Il le glissa au fond de son carnier, et nous dit que c'était un échantillon de froment pour le gros François.
 
- Ne serait-ce pas plutôt le grain qui sert à composer ''les mercuriales d'avenir''? demanda l'avoué en le regardant.
 
Le marchand de talismans sourit sans répondre.
 
- Vous saurez que c'est un des mille talens de maître Jean, continua mon compagnon; il excelle à deviner ce que sera le prix du blé en consultant les grains de froment. J'ai été moi-même témoin par hasard de la confection d'une de ces ''mercuriales'' anticipées. On range pour cela sur la pierre du foyer, et devant un grand feu, douze grains de blé choisis par un homme qui ''a reçu le don'', comme maître Jean. Ces grains représentent les douze mois de l'année, en commençant par celui de gauche, qui représente janvier. Lorsque le feu les a échauffés, les grains éclatent et sautent en avant ou en arrière. Dans le premier cas le prix du blé doit infailliblement s'élever, dans le second il doit descendre.
 
Je fus frappé de ce mode d'augure, où la divination par le feu rap¬pelait clairement l'ancien culte des élémens et dénonçait l'origine cel¬tique. L'avoué, à qui je communiquai mon impression, se retourna vers le taupier.
 
- Vous voyez, maître Jean? dit-il. Votre cérémonie sent le païen, et a dû être inventée par les druides.
 
- Possible, dit tranquillement le paysan, la sapience est le lot des vieux.
 
- Et du malin. Prenez-y garde, maître Jean; c'est, dit-on, un terrible taupier de chrétiens !
 
Jean-Marie haussa les épaules, et, prenant un air de tolérance philosophique
 
- Bah! dit-il en riant, ce sont les mal rentés en esprit qui lui en veulent d'être trop ''dégotté'' (3). Le diable est comme les pauvres gens; chacun aboie après lui pour faire le bon chien.
 
Un moment de silence succéda à cette saillie du taupier. Je pus m'abandonner à l'aise, en marchant, au courant de mes réflexions et de mes souvenirs. Ce n'était pas la première fois que je remarquais dans nos campagnes l'expression de cette étrange sympathie pour l'ange tombé. Que ce soit facilité d'oubli ou naïveté de miséricorde, le peuple a de tout temps montré cette tendance à plaindre le coupable qu'il voit atteint par le châtiment. Il semble qu'à ses yeux la souffrance sanctifie tout, jusqu'à Satan. Aussi, combien de malheureux réhabilités par la tradition! Le Juif errant lui-même, cette personnification de l'insensibilité éternellement punie, a éveillé la compassion du peuple. La réflexion du taupier m'avait rappelé un ''guerz'' breton que je n'ai jamais entendu chanter sans émotion, et qui me paraît un des plus admirables chants de la muse armoricaine, qui en a eu tant d'autres touchans ou sublimes. Il s'agit de deux voyageurs qui se rencontrent près de la ville d'Orléans et qui se saluent, ''comme c'est l'habitude des vieillards''. L'un d'eux est le Juif errant, l'autre un mendiant inconnu qui demande ironiquement à Isaac où il va, et pourquoi ''sa barbe ruisselle de sueur''. Le Juif errant répond :
 
« - Je suis condamné par Dieu à marcher nuit et jour, parce que j'ai été sans pitié pour un être souffrant. Jamais pour moi de jugement dernier. Hélas! je ne mourrai pas! Ce qui fait votre plus grande épouvante serait ma plus grande espérance.
 
« Quand Dieu aura vanné le genre humain, séparant les bons des méchans, quand le ciel aura eu ses yeux crevés, et que la terre sera déserte, même de la mort, je continuerai encore à errer sur la boule aveugle du monde.
 
«Naufragé éternel sur ce grand vaisseau de Dieu, j'y continuerai ma course à tâtons et avec angoisses. O Jésus! toujours marcher par la même route! toujours regarder au-dessus de sa tête dans une nuit sans fin !
 
« Mais pourquoi ris-tu, mendiant de mauvais coeur? Où vas-tu? Quel est ton nom? Je me croyais l'homme le plus vieux de la terre, et je vois que j'ai trouvé mon pareil.
 
« - Merci de moi! répond le mendiant. Tu n'es qu'un nouveau-né. Voilà dix-sept cents ans que tu es sur terre, moi j'y suis depuis cinq mille années.
 
« Quand Adam, notre premier père, pécha par faiblesse d'esprit, je naquis chez lui. Depuis, ses enfans m'ont toujours nourri, et je pense qu'ils le feront jusqu'à la fin du monde. »
 
Le Juif errant demande au vieux vagabond comment il se nomme, ce qu'il fait sur la terre, et le vieillard reprend.
 
« - Mon nom est MISÈRE ! Quant à mon métier, il n'est autre que de tourmenter les hommes. Je suis la tête du mal, le père de toutes les cruautés.
 
« J'ai labouré le genre humain, comme un champ de terre grasse, au moyen de la faim, du froid, de la soif, de la honte, et j'ai récolté, en guise de gerbes, des larmes, des gémissemens et des malédictions.
 
« Chaque matin, je fais une promenade dans le monde. Quand j'ai visité sans faute tous les pauvres, je m’achemine vers la porte du riche pour mordre aussi un morceau de sa chair.
 
« Avec des riches, moi, je sais faire des pauvres. Chez le gentilhomme noble depuis la création, comme chez le marchand, j'ai, pour m'ouvrir la porte, deux bonnes amies; on les appelle la ''Vanité'' et la ''Paresse''. »
 
A cet aveu du ''tourmenteur des hommes'', le Juif errant s'indigne et s'écrie :
 
« - Oh! maintenant, méchant, je te connais, puisque tu es celui qui afflige le monde. Loin de moi, vieux affronteur! je suis fatigué. Loin de moi, car je ne puis courir pour t'éviter!
 
« Si j'étais le maître, tu serais mort. Hélas ! tu es encore plus malheureux que moi. Moi, je ne suis sur cette terre que le puni de Dieu; toi, tu lui sers de bourreau. »
 
Je ne sais si je me trompe, mais, à part l'élévation poétique des détails, je trouve quelque chose de singulièrement saisissant dans cette espèce de régénération du Juif maudit, frappé pour s'être montré impitoyable envers un Dieu et réhabilité par sa pitié envers les hommes.
 
Si Béranger a deviné juste en croyant que dans ce supplice
 
::Ce n'est pas sa divinité,
::C'est l'humanité que Dieu venge,
 
il semble qu'après la rencontre chantée par le ''guerz'' armoricain, le tourbillon qui emporte Isaac doit s'arrêter, car le châtiment a porté sa récolte, le mystère est accompli, et la souffrance lui a révélé la compassion.
 
Au moment même où je repassais dans ma mémoire les sublimes paroles du ''guerz'' breton, la voix de Jean-Marie, qui nous appelait, me tira de ma rêverie. Il nous montrait à la gauche du chemin un amoncellement de terres bouleversées : c'était le mont Jallu.
 
Lorsque nous y arrivâmes, les ouvriers travaillaient aux fouilles sous la direction d'un contre-maître; mais le magnétiseur et son ''sujet'' étaient absens. L'ancienne motte d'Ygé avait été découpée par de profondes tranchées, dont les déblais étaient rejetés à droite et à gauche, et percée de puits destinés à l'épuisement des eaux; elle semblait avoir littéralement changé de place. ''La foi'', comme le dit mon compagnon, ''avait transporté la montagne''. Ces amoncellemens de terre jaunâtre et stérile, sur lesquels s'agitaient des travailleurs empressés, offraient un singulier spectacle au milieu de champs fertiles et alors déserts, où la nature préparait en silence ses riches moissons. C'était là comme dans la vie : l'homme abandonnait les biens réels pour courir après des songes.
 
Nous interrogeâmes vainement le contre-maître sur la direction des travaux et sur les espérances des nouveaux chercheurs de trésors; soit ignorance, soit discrétion, il ne sut rien nous apprendre. Maître Jean nous conseilla de continuer jusqu'à l'auberge de Saint-Cosme, quartier-général des entrepreneurs, où l'on pourrait, selon toute apparence, nous renseigner plus exactement. Nous nous décidâmes à y aller dîner, et, après avoir pris congé du taupier, qui devait quitter là le grand chemin pour s'engager dans ''la traverse'', nous nous remîmes en selle et nous gagnâmes le bourg au galop.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Port, passage. </small><br />
<small>(2) ''Saint Sequayre'', saint populaire du pays basque. On lui recommande ses ennemis pour qu’il les fasse ''sécher''. </small><br />
<small> (3) ''Dégotté'', fin, rusé, qui n’est pas ''gog''.</small><br />
 
 
<center>II – Le rouleur</center>
 
L'arrivée de deux voyageurs ''bourgeois'' eût produit dans beaucoup de villages une certaine sensation; mais les habitans de Saint-Cosme étaient blasés sur de pareils événemens. Le bruit de nos chevaux n'attira même pas l'aubergiste sur le seuil; il fallut l'appeler. Il vint recevoir la bride de nos montures avec une dignité indifférente. Mon compagnon, qui voulait nous relever dans son opinion, passa à la cuisine, où il fil main-basse sur tout ce qu'il y avait de présentable dans le garde-manger. L'effet de réaction ne se fit pas attendre. Notre hôte, convaincu que des gens qui dînaient si bien devaient avoir droit à ses respects, mit le bonnet à la main et nous fit entrer dans un salon où le couvert était mis. Comme les préparatifs culinaires demandaient un peu de temps, il voulut bien, pour adoucir les ennuis de l'attente, nous accorder les agrémens de sa conversation. Nous apprîmes par lui que les directeurs des fouilles du mont Jallu devaient arriver dans quelques jours. Il ajouta que, par malheur, il n'y avait point de dames, partant pas de bals, de collations ni de cavalcades. L'aubergiste de Saint-Cosme ne pouvait perdre le souvenir des fêtes données par les ''entrepreneuses'' précédentes, dont il nous parla avec des élans d'admiration et des soupirs de regret. J'en vins à demander quels avaient été les résultats des premières fouilles : le flot de paroles s'arrêta, et, comme le contre-maître du mont Jallu, notre hôte s'enveloppa dans une prudente discrétion. Je voulus plaisanter les folles espérances des chercheurs d'or; l'aubergiste prit aussitôt l'air d'une vieille prude devant qui on parle d'amour. J'insistai; il rompit l'entretien en prétextant quelques additions à faire au couvert. Je fis remarquer cette singulière réserve à mon compagnon.
 
- Vous la trouverez, me dit-il, chez tous les habitans du pays auxquels vous parlerez des trésors du mont Jallu. Ils connaissent trop bien les avantages d'une pareille croyance pour aider à l'ébranler. Personne ne tourne en ridicule la montagne qui l'enrichit. Ce qui est d'ailleurs une fiction pour les autres est pour eux une vérité. La motte d'Ygé contient réellement un talisman sans prix: c'est cette ombre de trésor qui attire ici les écus des spéculateurs crédules, comme la fameuse montagne d'aimant des ''Mille et une Nuits'' attirait autrefois les vaisseaux. Tout compte fait, cette colline a déjà rapporté aux gens de Champaissant et de Saint-Cosme plus de deux cent mille francs. Le moyen de traiter légèrement une pareille voisine!
 
- Ses bienfaits sont encore peu apparens, repris-je en m'accoudant à la fenêtre, qui était ouverte. Voyez ces ruelles fangeuses, ces maisons lézardées, ces pauvres enfans qui courent nus pieds sur les cailloux du chemin! Je ne connais rien de plus propre à faire mentir les idylles qu'un village de France. Pas d'arbres pour ombrager les seuils, pas une fleur pour égayer les fenêtres, aucun témoignage de cet amour de l'homme pour sa demeure, qui est le premier symptôme du bonheur domestique. Ici, la vie est une halte dans la misère et dans la laideur.
 
C'est un côté de l'aspect, dit mon compagnon en riant; mais il y en a un autre comme pour toute chose. Vous connaissez le mot de Mme de Staël, qui entendait faire une remarque pleine de justesse « Oh! que cela est vrai! s'écria-t-elle, cela est vrai... comme le contraire! » Nos villages français sont inhabitables sans doute, mais en revanche ils sont presque toujours pittoresques. Si la civilisation y perd, le paysage y gagne, et je connais beaucoup d'artistes qui pensent encore que le monde a été fait surtout pour être peint. Otez-en les maisons croulantes, les rues en zigzag et les enfans en haillons : ils crieront que l'art est perdu! A leur point de vue, cette place de village est une magnifique ''étude'' flamande, et ils donneraient tous les ''cottages'' de l'Angleterre pour le seul coin de grange où vous voyez ce chaudronnier ambulant.
 
Mon regard s'était tourné vers l'homme que l'avoué me désignait : le chaudronnier se tenait assis presque sous notre fenêtre, à l'entrée d'un appentis en ruine; ses outils étaient dispersés autour d'un grand bassin qu'il venait de réparer pour l'aubergiste, et il se préparait à dîner d'un morceau de pain noir et d'un oignon. Son costume était pauvre et usé; ses cheveux gris, coupés carrément au-dessus de ses sourcils noirs, descendaient des deux côtés d'un visage bistré auquel ils servaient de cadre. Maigre, agile et visiblement endurci par la pauvreté, le chaudronnier avait dans toute sa personne quelque chose d'âpre, de persistant qui appelait et retenait l'attention. Nous allions quitter la fenêtre après avoir observé pendant quelques instans cette étrange figure, lorsque tout à coup nous vîmes le chaudronnier tressaillir, se relever d'un bond, courir vers une ruelle qui s'ouvrait à quelques pas et s'y élancer. Nous cherchâmes en vain des yeux ce qu'il avait pu apercevoir : la ruelle semblait silencieuse et déserte. Le chaudronnier en atteignit l'extrémité, regarda à droite et à gauche, monta sur le mur d'appui d'un petit jardin pour mieux voir, puis revint, d'un air pensif, s'asseoir sous le hangar où nous l'avions remarqué d'abord. En ce moment, l'aubergiste entra. Nous lui demandâmes quel était cet homme?
 
- Le chaudronnier? dit-il. Pardieu ! il faudrait le demander au diable! Plusieurs fois j'ai voulu causer avec lui; mais, quand on lui, parle, c'est comme si on criait dans un puits: rien ne répond. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'on le nomme Claude et plus souvent le ''rouleur'', parce qu'il court toujours le pays. On est certain de le voir arriver ici toutes les fois qu'on fouille la butte; aussi le regarde-t-on comme un ''chercheur de trésors''. Il paraît même que, l'an dernier, il s'est laissé payer à boire par les gas du ''Chêne-Vert'', et, comme le cidre lui a desserré les dents, il leur a raconté des merveilles.
 
L'avoué et moi nous échangeâmes un regard. La même idée nous était venue en même temps : il fallait faire parler Claude à tout prix! Nous sortîmes sous prétexte de visiter nos chevaux, et, après avoir jeté un coup d'oeil dans l'écurie, nous nous approchâmes sans affectation du chaudronnier. Plongé dans une sorte de rêverie chagrine, il ne s'aperçut point de notre approche. Mon compagnon le salua avec cette aisance joviale qui est le privilège de certains caractères; le ''rouleur'' ne répondit point tout de suite, et quelques instans se passèrent avant que la question qui avait, comme un vain bruit, frappé son oreille, parût arriver jusqu'à son esprit : il tressaillit alors, se retourna et rendit le salut avec réserve.
 
- Eh bien! les affaires vont-elles, mon brave? demanda l'avoué; y a-t-il beaucoup de chaudrons percés dans le pays?
 
- Monsieur voit qu'il y en a assez pour faire vivre un homme, répliqua froidement l'ouvrier.
 
- Parbleu ! vous êtes le premier à qui j'entends faire un pareil aveu, reprit mon compagnon; d'habitude, les ''rouleurs'' crient toujours misère.
 
Claude garda le silence.
 
Je lui demandai s'il ne trouvait pas bien rude de vivre ainsi, toujours errant par les routes solitaires, subissant tous les caprices du ciel et changeant d'hôte chaque soir.
 
- Quand on n'a personne nulle part, on est chez soi partout, répondit-il.
 
- Ainsi vous voyagez toujours?
 
- Les pauvres gens sont obligés d'aller où il y a la pâture et le soleil.
 
- Mais quand vient la vieillesse ou la maladie?
 
- On fait comme le loup : on se couche dans un coin, et on attend!
 
Les réponses de Claude avaient une brièveté pittoresque qui n'était point nouvelle pour moi; j'avais déjà remarqué cette poétique originalité de langage sur nos montagnes, le long de nos dunes, dans nos forêts, en interrogeant les pâtres, les gardiens de signaux et les bûcherons. C'est un caractère commun à tous les hommes habitués à vivre dans la solitude, sans autres interlocuteurs qu'eux-mêmes. Il semble qu'alors leurs pensées, comme ces vagues recueillies dans les creux de nos rochers, se condensent lentement en cristaux. Leur parole, selon l'expression des matelots, ''apprend à naviguer au plus près'' et non sans profit; car, si les frottemens qui naissent des relations sociales aiguisent l'intelligence et lui arrachent de fréquentes étincelles, ils servent rarement à la rendre plus nette ou plus vigoureuse. Notre improvisation de toutes les heures sème les idées à peine écloses comme ces fleurs stériles que le vent secoue des pommiers, tandis que le silence laisse aux idées du solitaire le temps de s'épanouir sur chaque rameau de l'esprit, d'où elles ne se détachent que parfaites et comme un fruit mûr.
 
Claude semblait être un de ces parleurs discrets qui n'ouvrent la bouche que pour dire quelque chose, et, bien que son langage ne fût point dépourvu d'une certaine prétention sentencieuse, il avait éveillé assez vivement notre intérêt pour nous donner le désir de prolonger la conversation. L'avoué la soutint quelque temps avec sa verve ordinaire; mais le ''rouleur'' continua à répondre rigoureusement, sans fournir aucune occasion de la détourner vers le sujet dont nous désirions surtout l'entretenir. L'arrivée d'une voisine qui venait s'acquitter envers Claude et jeter quelques sous dans le chaudron posé près de lui offrit enfin à mon compagnon une transition inattendue.
 
- Est-ce là toute votre recette à Saint-Cosme? demanda-t-il au rouleur.
 
Celui-ci répondit affirmativement.
 
- Pardieu ! vous serez alors quelque temps avant de faire fortune, reprit l'avoué, et votre chaudron ne vaut pas celui de ''la croix de la barre''.
 
Je demandai ce que c'était que cette croix.
 
- Encore une des cassettes du diable! répliqua-t-il; il paraît qu'en creusant sous le sol, au coup de minuit, on trouve une grande bassine pleine de pièces d'or; mais, comme elle est attachée à la terre par des racines magiques, personne jusqu'ici n'a pu l'enlever. Le ''rouleur'' doit en avoir entendu parler?
 
Celui-ci fit un signe affirmatif.
 
- C'est, du reste, la vieille histoire qui se raconte partout, continua mon guide. Si l'on en croit la tradition, nos mendians meurent de faim sur des millions, et maître Claude a sans doute trouvé les mêmes croyances dans ses montagnes d'Auvergne.
 
- Je ne suis pas né en Auvergne, dit laconiquement le chaudronnier. - Où donc alors? Demandai-je.
 
- Dans le Berri.
 
L'avoué, qui avait long-temps habité le Berri, fit un mouvement.
 
- Vous êtes Berrichon! s'écria-t-il; j'aurais dû le deviner à votre accent. ''Par ma fiou! mon poure home, topez là; moi aussi, j'sommes quasi Norvandiau''.
 
Le ''rouleur'', qui épluchait son oignon, tressaillit et s'arrêta.
 
- Monsieur parle ''la lingue''! dit-il en reprenant, sans y penser, la prononciation du pays.
 
- ''Oui, bin, fiston'', répliqua l'avoué en riant.
 
Et, afin d'appuyer son dire, il se mit à chanter sur un air de bourrée, avec les portées de voix et les cadences prolongées des bergères du Morvan :
 
::''Vire'' le loup,
::Ma chienne ''garelle'' (1),
::''Vire'' le loup
::Quand il est saoul;
::Laisse-le là,
::Ma chienne ''garelle'',
::Laisse-le là
::Quand il est plat.
 
Le ''rouleur'' avait relevé la tête; son front plissé s'épanouit, une lumière sembla passer au fond de ses yeux sombres, et ses lèvres se détendirent. A la fin de l'air, il se leva, comme emporté par les souvenirs qui se réveillaient en lui, et poussa le ''ioup'' national qui termine toutes les bourrées.
 
- Vous ne vous saviez pas en pays de connaissance, lui dis-je, enchanté du hasard qui venait de rompre la glace entre nous.
 
- Le diable ''m'estringole'' si je l'aurais cru! s'écria-t-il. Et où donc monsieur avait-il son ''accoutumance'' dans le Morvan?
 
- J'ai habité deux années entre Mont-Renillon et Gacogne, reprit l'avoué, dans une de ces fentes de montagne que vous appelez des ''serres'', tout près l'Huis-André.
 
- Ah! ''yé''! c'est juste où je suis né, interrompit le rouleur.
 
- Et nous allions passer l'un près de l'autre sans parler des brandes de là-bas, ajouta mon compagnon.
 
- J'en aurais eu grand ''rancoeur'', dit Claude.
 
- Alors à table! m'écriai-je; voici l'hôte qui nous prévient que le dîner est servi, et l'on cause toujours mieux entre la fourchette et le verre.
 
Le chaudronnier hésita d'abord : soit embarras, soit défiance, il voulut s'excuser; mais nous refusâmes de l'écouter.
 
- Ah! ''sang''! vous viendrez, s'écria l'avoué; je veux ''repater'' et ''bagouter'', comme on dit à l'Huis-André. Marchons, mon vieux, et s'il vous faut de la musique, je vous redirai la romance du seigneur de Saint-Pierre de Moutier à la jolie gardeuse de moutons qui faisait, comme vous, la ''paquoine'' :
 
::Dites-moi, ma brunette,
::Quel plaisir avez-vous,
::Seule, sous la coudrette,
::A la merci des loups?
::Laissez dessous l'ombrage
::Les brebis du village;
::Allons, quittez les champs;
::Là-bas, vers ces ''aubrelles'',
::Vous serez demoiselle
::Dans mon château ''plaisant'' (2).
 
Cette bergerie, chantée, comme la précédente, avec l'accent des ''pâtours'' du Berri, acheva de mettre en joyeuse humeur le chaudronnier, qui nous suivit enfin en riant et prit place à table entre nous deux. Une fois arrivé là, ce ne fut plus le même homme. Les premiers soupçons dissipés, Claude passa, comme tous ceux qui se sont d'abord tenus sur la réserve, de l'extrême contrainte à l'extrême expansion. Les souvenirs du Morvan et le vin de l'aubergiste aidèrent surtout à cette métamorphose. Ce fut le ''Sésame, ouvre-toi''! devant lequel tombèrent tous les verrous qui avaient jusqu'alors fermé les portes de cet esprit. Là où j'avais seulement espéré un conteur, je trouvai un type aussi intéressant que singulier. Les aveux, d'abord entrecoupés de réticences, se complétèrent insensiblement. A chaque couplet de l'avoué, la bonne humeur du ''rouleur'' semblait se transformer en une confiance attendrie. Enfin nous sûmes toute son histoire.
 
Claude était un pauvre ''champi'', ou enfant trouvé dans les champs. Adopté par un paysan de la montagne, il avait passé ses premières années dans les brandes à garder les ''brebiailles''. Là, accroupi avec les autres petits ''pâtours'', devant un feu de ronces, il avait entendu parler sans cesse de la poule d'or qui se cachait dans les ''traînes'' avec ses douze poussins et des épargnes enfermées par les fées sous les grandes pierres druidiques. Dès qu'il avait pu comprendre, ces opulentes visions avaient hanté sa pauvreté. Pieds nus et vêtu d'une ''biaude '' en lambeaux, il errait dans les friches, insensible à la pluie, au vent, à la froidure; il frappait de sa houlette ferrée les touffes de bruyères, il retournait les pierres moussues, il regardait au ''jour failli'' vers les ravines qu'habitaient les ''fades'', espérant toujours qu'un hasard bienfaisant lui apporterait la richesse.
 
Enveloppé dans ce songe d'or, il atteignit le moment où les fils de son maître, devenus assez grands pour garder le troupeau, le forcèrent à chercher fortune ailleurs. Un chaudronnier nomade s'était alors offert à le recueillir, et Claude avait parcouru avec lui les campagnes, apprenant son métier tellement quellement, et retrouvant partout cette même histoire de trésors cachés, rêve éternel de la misère qui ne veut point désespérer. Ainsi entretenues, ses impressions d'enfance s'étaient fortifiées, agrandies. Lorsque la mort de son second maître le laissa encore une fois seul, il continua sa vie vagabonde et s'enfonça de plus en plus dans les recherches qui l'avaient préoccupé tout enfant.
 
Les explications dans lesquelles Claude entra à la suite de ce récit jetaient un singulier jour sur l'espèce de mission qu'il s'était donnée à lui-même. Le ''rouleur'' n'était point le vulgaire quêteur de trésors que j'avais cru d'abord, mais une sorte d'alchimiste populaire qui, à l'exemple des poursuivans du grand oeuvre, avaient soumis la recherche des richesses cachées à un art cabalistique. Je fus singulièrement étonné de la force de cerveau qu'il avait fallu à cet homme ignorant pour systématiser les traditions et en faire un corps de science. Ce travail lui avait coûté vingt ans d'enquête, de réflexions et d'essais. Il y avait mis cette patience passionnée des vrais fidèles, dont le courage, loin de se briser aux obstacles, s'y fortifie et s'y aiguise. Voici rapidement l'idée de sa théorie née de la comparaison des différentes croyances populaires.
 
Il y avait trois espèces de trésors : ceux qui appartenaient au ''vilain'' (c'était le nom que Claude donnait au démon), ceux qui appartenaient à un trépassé, et ceux que gardaient les génies, les fées ou les ''morts ajournés'', c'est-à-dire destinés à une résurrection terrestre. Les premiers comprenaient toutes les richesses enfouies sous la terre et restées cent années sans voir ''l’œ il du ciel''; les seconds, celles qu'on avait cachées en égorgeant un être vivant et qui étaient gardées par le fantôme de la victime; les troisièmes enfin, celles que des esprits ou des hommes puissans avaient autrefois entassées dans de mystérieuses retraites. La recherche et la conquête de chacun de ces trésors étaient soumises à différentes conditions. Pour ceux que possédait Satan, il fallait un pacte. On se rendait pour cela dans un carrefour hanté, où l'on évoquait ''Robert'' au moyen de certaines conjurations. S'il venait à paraître, il fallait lui adresser aussitôt la parole, sous peine d'être emporté par lui. Les conventions du pacte se réglaient ensuite, et on les signait de son sang. Outre les richesses enfouies dont on obtenait ainsi la connaissance, le diable pouvait accorder certains talismans. Nous avons parlé ailleurs du ''cordeau'' qui permettait de soutirer le lait et le blé du voisin; les paysans du Périgord citaient également le ''mandagoro'', qui n'est autre que la plante magique appelée dans les traditions allemandes ''Galgen-Mannlein (petit homme de potence''). Lorsqu'on l'arrache, ses racines poussent des cris; mais si une fois hors de terre on les lave dans du vin blanc, comme un nouveau-né, elles répondent à toutes les questions et prédisent l'avenir. En Lorraine et en Alsace, on peut obtenir du diable le ''ducat d'incubation'', qui se double toujours; ailleurs, il donne à ses adeptes le chat noir classique, la ''bourse de Fortunatus'' ou le ''tonneau qui ne se vide jamais''; mais la fortune acquise par ces moyens entraîne toujours nécessairement la perte de l'ame.
 
Quant aux dépôts précieux que gardent des fantômes, ils sont en petit nombre et difficiles à enlever. Tout être vivant qui y touche meurt inévitablement dans l'armée. Il faut, pour s'en emparer, plusieurs précautions et certaines formules destinées à relever l'ombre de sa faction forcée et à lui ouvrir la région des ames.
 
Restent les trésors appartenant aux génies, aux fées et aux ''morts ajournés''. Ceux-ci s'ouvrent plus aisément; il suffit souvent, pour y puiser, d'un hasard, d'une heureuse rencontre, ou d'un caprice des possesseurs. La science des chercheurs de trésors indique au reste plusieurs moyens de trouver et d'acquérir les dépôts précieux. Le premier est la magie et l'étude des incantations; malheureusement, cette branche de l'art est depuis long-temps négligée : Claude nous avoua qu'il y avait peu de chose à en attendre. On pouvait encore vaincre les charmes qui nous dérobent l'argent caché en faisant consentir un prêtre ''à dire une messe à rebours''; mais tous se refusaient à ce sacrilège. Le plus sûr était donc de mettre à profit ce que l'on appelait, dans certaines provinces, ''la trêve'' de la nuit de Noël. Une tradition répandue dans la chrétienté avait fait du moment où naquit le Sauveur une sorte de suspension à toutes les lois du monde connu et du monde invisible. Il y avait une halte universelle dans la méchanceté, dans l'impuissance et dans les châtimens. Le coeur de l'univers n'était plus oppressé de son immense angoisse; la création entière poussait un soupir de bonheur. Cette ''trêve de Dieu'' durait pendant tout l'évangile de la messe de minuit. C'était alors que les ''menhirs'' (pierres-fées) allaient boire à la mer et laissaient à découvert leurs trésors que les vouivres et les dragons déposaient l'escarboucle qui les couronne pour se baigner aux fontaines, que les bons et les mauvais esprits oubliaient l'exercice de leur puissance, que les animaux eux-mêmes, sortant du silence infligé par Dieu depuis la trahison du serpent, recouvraient la parole. Les cavernes les plus secrètes montraient leurs entrées, la mer laissait voir au fond de Ses abîmes, les montagnes ouvraient leurs flancs, et la terre, tressaillant d'allégresse, offrait aux hommes tout ce qu'elle renferme, comme un festin de réjouissance. Le chercheur de trésors devait profiter de ce moment pour puiser aux mille sources des richesses cachées; mais il lui fallait pour cela, outre la connaissance des opulentes cachettes, beaucoup d'audace, de promptitude et d'adresse, car, au premier son de la clochette qui se faisait entendre après l'évangile, la trêve expirait; c'était ''le canon de la messe de minuit'' qui annonçait la reprise de la grande bataille du monde. Les esprits malfaisans reprenaient toute leur colère, et malheur à qui se laissait surprendre par eux, car il devenait leur proie jusqu'au jugement.
 
Depuis vingt années, Claude cherchait à profiter de cette ''trêve de Dieu'' sans avoir pu trouver encore l'occasion favorable; mais cet insuccès n'avait point ébranlé sa foi. A chaque Noël perdue, il ajournait ses espérances jusqu'à la Noël suivante, et attendait patiemment en comptant les jours. Certain d'arriver à une de ces fabuleuses opulences que la pauvreté seule sait rêver, il supportait ses privations avec une sorte de dédain inattentif; sa misère ne lui semblait qu'une attente. C'était la nuit passée dans la cabane du charbonnier par le roi qui va prendre possession d'un trône.
 
Je voyais pour la première fois un de ces hommes qui marchent enveloppés dans leur idée comme dans un nuage : monomanes dignes de pitié ou d'admiration, suivant le but auquel ils tendent, mais toujours faits pour saisir l'ame, parce qu'ils la glorifient. Qu'est-ce, en effet, que leur folie, sinon une victoire de la volonté sur les instincts? S'abandonner au courant des jours en profitant de ce que chaque vague vous apporte, c'est jouer simplement, sur l'océan humain, le rôle d'une épave; mais choisir sa direction sur cette mer et cingler vers un seul but, c'est imiter le vaisseau qui obéit à une intelligence et surmonte par elle tous les efforts des flots.
 
Le chaudronnier nous raconta plusieurs de ses tentatives, dont quelques-unes; suivant lui, avaient failli réussir. Il nous parla de ses projets, de ses espérances. En nous les détaillant, son oeil sombre avait des scintillemens, ses lèvres souriaient d'une joie anticipée, un frémissement parcourait ses doigts, comme s'ils eussent déjà senti le contact de l'or.
 
- Faut savoir attendre l'occasion; ajouta-t-il en ayant l'air de penser haut; tout à l'heure encore, j'ai eu un ''signe''...
 
- Quand vous avez couru vers la ruelle?
 
Il fit un mouvement.
 
- Vous étiez là? s'écria-t-il. Alors vous savez s'il a pris par la petite ''sente'' avant de disparaître?
 
- Qui cela?
 
- Vous n'avez donc rien vu?
 
- Rien que votre empressement à poursuivre un objet invisible.
 
Il se mordit les lèvres et quitta brusquement la table. J'allais lui demander l'explication de ses paroles; l'entrée de l'aubergiste nous interrompit. L'heure que nous avions indiquée pour notre départ était arrivée, et l'aubergiste venait nous demander s'il fallait brider les chevaux. Cette apparition acheva de rompre le charme qui nous avait gagné la confiance de Claude, car il en est des coeurs fermés comme des trésors dont il venait de nous raconter l'histoire; pour y lire, il faut le hasard de l'heure et de la rencontre; ouverts un instant, ils se referment bientôt tout à coup et sans retour. Le chaudronnier parut se réveiller : il se leva en nous jetant un regard inquiet, comme un homme qui s'aperçoit qu'il a rêvé tout haut. Nous essayâmes de le retenir, mais il nous déclara qu'il s'était déjà trop attardé, et voulait arriver avant la nuit à un hameau qu'il nous désigna. L'avoué, qui devinait mon désir de prolonger l'entretien, prétexta quelques ruines à visiter de ce côté, et décida que nous prendrions la traverse avec le chaudronnier. Celui-ci ne put faire aucune objection, mais il fut aisé de voir que notre compagnie l'embarrassait. Il revint à sa réserve défiante et reprit le ton bref de notre première entrevue.
 
La route que nous suivions n'était tracée que par de profondes ornières indiquant la direction des villages qu'elle desservait. Elle traversait tantôt des terres cultivées, tantôt des friches, bordées çà et là par un vieux orme ou quelques touffes de houx. De temps en temps, nous apercevions dans les champs des femmes occupées aux semailles; derrière elles volaient des nuées d'oiseaux cherchant la pâture et que chassait la herse des laboureurs. Tous s'arrêtaient pour nous voir passer; quelques-uns nous jetaient un souhait de bienvenue, puis nous les voyions reprendre leurs travaux. On n'entendait ni bêlemens de troupeaux, ni chants de pâtres, ni bourdonnemens d'abeilles, rien enfin de cette rumeur de vie qui, dans les jours d'été, fait bruire la campagne. Cependant ce silence ne ressemblait nullement à la mort; c'était la beauté du calme et du repos après celle du mouvement et du bruit. Nous cédâmes insensiblement, mon compagnon et moi, à l'influence de cette grave sérénité; nos questions au ''rouleur'' devinrent plus rares, et nous avions laissé tomber la conversation, lorsque nous arrivâmes près d'une ferme que l'avoué reconnut pour celle du gros François. Un groupe de paysans armés de bêches et de pioches était arrêté à l'extrémité du petit terrain qui faisait face à l'habitation. Parmi eux s'en trouvait un qui semblait écouter des demandes et des indications. Il tenait à la main une baguette de coudrier à deux branches qu'il présentait aux différentes aires de vent, comme s'il eût voulu reconnaître une direction.
 
- C'est le taupier,-m'écriai je en reconnaissant maître Jean.
 
- Non pas pour l'heure, répliqua ironiquement Claude; il vient de changer de métier. Ne voyez-vous pas qu'il tient une baguette d'Aaron?
 
-Il va chercher une source?
 
- A moins que nous ne lui fassions peur ! dit le chaudronnier.
 
Je lui imposai vivement silence de la main. Maître Jean ne nous avait point aperçus, et nous nous trouvions derrière une haie de buis où il était facile de se cacher. Je me baissai de manière à tout voir sans être vu, et mes compagnons en firent autant.
 
Le ''sourcier'' prit la baguette par les deux branches de la fourche, et, la tenant devant lui, il s'avança lentement de notre côté. Les paysans suivaient, attentifs à tous ses mouvemens. Après avoir fait quelques pas, Jean s'arrêta. - La baguette a-t-elle parlé? demandèrent-ils. - Non, dit le sourcier en continuant sa route, c'est la branche droite qui a tourné dans ma main; les branches n'annoncent que le métal : la droite est pour le fer, la gauche pour l'or. - Et comme les paysans surpris regardaient autour d'eux sans rien voir et semblaient douter, il entr'ouvrit avec le pied une touffe d'herbe, et y montra un fer de cheval. Tous se regardèrent émerveillés.
 
- Maître Jean ne néglige rien, me fit observer l'avoué; il a d'avance préparé la mise en scène et les accessoires.
 
Cependant le ''sourcier'' s'était remis en marche; il arriva à quelques pas du lieu où nous nous trouvions cachés, sembla hésiter, puis s'arrêta. Les paysans l'entourèrent avec une attention anxieuse; la baguette de coudrier sembla osciller, se tordit lentement et finit par se tourner vers un tapis de plantes grasses qui veloutaient les alentours d'un buisson d'osier.
 
- Creusez ici, les ''gas'', s'écria Jean en frappant le sol du pied, il y a de l'eau sous mon talon.
 
Les bêches et les pioches se mirent aussitôt à l'oeuvre, et nous entendîmes bientôt les travailleurs pousser un cri de joie; l'eau commençait à sourdre dans la tranchée. Nous pensâmes qu'il n'y avait plus d'inconvénient à nous montrer, et nous rejoignîmes le ''sourcier'', auquel j'adressai mes félicitations. En apprenant que nous avions tout vu, il parut d'abord embarrassé; mais il se remit aussitôt, et nous répondit sur le ton demi-plaisant dont j'avais été déjà frappé lors de notre première rencontre. Quant à Claude, il avait tout observé sans rien dire, et continuait à garder un silence railleur.
 
- Voilà un talisman dont vous ne nous aviez point parlé, lui dis-je à demi-voix en montrant la baguette que le ''sourcier'' tenait encore.
 
- Il est aisé de cacher un vieux fer dans une touffe d'herbe et de trouver de l'eau où poussent les osiers, répondit le chaudronnier.
 
- Ainsi vous ne croyez pas à la verge de coudrier? repris-je en souriant.
 
Il haussa les épaules.
 
- Quoiqu'on soit un pauvre ''rouleur'', on a pourtant une raison! dit-il avec dédain.
 
Cependant Jean-Marie avait aperçu Claude, qu'il salua par son nom. Il me sembla même que son ton avait un accent de déférence presque respectueuse, et je me demandai si, pour compléter ces exemples de contradictions, l'exploitateur ironique de tant de superstitions partageait par hasard celle de la foule à l'endroit des trésors.
 
Nous continuâmes à suivre la traverse avec nos deux compagnons. Maître Jean avait réclamé les services du chaudronnier ambulant pour quelques réparations indispensables, et il le conduisait à sa closerie, peu éloignée de la motte Ygé, dont nous commençâmes à revoir les sommets écrêtés.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) ''Vire'', tourne; ''garelle'', bariolé.</small><br />
<small> (2) Ce couplet a été recueilli par M. le comte Jaubert près de Saint-Pierre de Moutier. ''Plaisant'' signifie ''agréable; aubrelle'' désigne des peupliers. Dans les phrases du dialogue précédent, il y a quelques mots qui demandent à être traduits, tels que ''paquoine, mijaurée; repater'' et ''bagouter'', faire un repas, bavarder; ''rancoeur'', chagrin.</small><br />
 
 
<center>III - Marthe</center>
 
Le vent venait de se lever brusquement du côté de l'ouest, chassant devant lui de gros nuages plombés qui s'entassaient au-dessus de nos têtes. Nous étions menacés d'un de ces orages de pluie qui remplacent, dans nos provinces occidentales, les orages neigeux de l'Écosse. Je connaissais par expérience ces espèces de trombes, nommées dans le pays ''accats'' ou ''abats d'eau'', et j'avertis mon compagnon, qui, depuis un instant, regardait aussi l'horizon avec inquiétude. Il était douteux que nous pussions éviter tout l'orage; mais, en faisant diligence, nous avions l'espoir de sortir bientôt de la région pluvieuse, qui n'embrasse souvent qu'un espace assez rétréci, et d'en être quittes pour un grain. Nous nous hâtâmes, en conséquence, de repasser la bride sur le cou de nos montures et de nous remettre en selle; mais, au moment de partir, le cheval de l'avoué refusa de prendre le galop, et nous nous aperçûmes qu'il boitait du pied droit. Examen fait par maître Jean, il se trouva qu'il était déferré et assez blessé pour ne pouvoir marcher qu'au pas.
 
Pendant que, désappointés par ce contre-temps, nous délibérions sur ce qu'il fallait faire, quelques gouttes de pluie, emportées par la rafale, nous fouettèrent le visage.
 
- Il n'y a plus à songer à se mettre en route, dit le ''taupier''; faut que ces messieurs viennent à la closerie.
 
- Est-ce bien loin? demandai-je.
 
- Là, tout contre, au bout de la chênaie.
 
Je regardai l'avoué.
 
- Nous ne pouvons choisir, dit-il; allons provisoirement à la closerie.
 
- Alors, sauve qui peut! s'écria Jean, voici l’''accat''!
 
A ces mots, il rentra la tête dans ses épaules, arrondit le dos, cacha ses mains sous ses aisselles et se mit à courir vers la chênaie. Au même instant, toutes les cataractes du ciel semblèrent s'ouvrir; les gouttes de pluie tombaient si larges et si pressées, qu'elles paraissaient se continuer l'une l'autre et formaient un véritable voile liquide dont nous étions enveloppés. L'eau qui tombait sur nous à flots rejaillissait en cascades le long de nos montures. La surprise et le bruit de cette inondation nous avaient étourdis; nous ne commençâmes à nous reconnaître qu'en atteignant le bois de chênes : là, grace au feuillage touffu, la pluie, qui frappait obliquement, n'avait pénétré que dans la lisière tournée à l'ouest. Au bout de quelques pas, nous nous trouvâmes presque complètement à l'abri. Maître Jean s'arrêta en se secouant.
 
- Eh bien! en voilà une ''arrosée''! s'écria-t-il avec un éclat de rire; faut que tous les moulins du bon Dieu aient ouvert leurs écluses du même coup !
 
- Je suis percé jusqu'aux os! dit mon compagnon, à qui ce déluge subit avait donné le frisson.
 
- La closerie est au bout de la futaie, fit observer le taupier, et une flambée de fagots nous aura bientôt séchés.
 
L'avoué demanda s'il ne serait pas plus sage de regagner Mamers par la route de traverse.
 
- Ah! bien oui, dit maître Jean, faudrait qu'il y eût encore une route! mettez-moi un peu la tête à la fenêtre pour voir!
 
Il nous indiquait une percée par laquelle on apercevait la campagne. Tout y était noyé. L'eau coulait à travers les sillons comme dans des canaux et dégorgeait de toutes parts dans les douves débordées. Les chemins avaient été transformés en lits de torrens. L'inondation emportait les chaumes flétris, les bois épars, les arbustes déracinés, et roulait ses vagues jaunâtres avec mille rumeurs, tandis que la chênaie, ébranlée par le vent, gémissait sourdement dans ses profondeurs. Le retour à Mamers était évidemment impossible; il fallait accepter l'hospitalité du ''taupier''.
 
Nous aperçûmes bientôt sa closerie, placée à mi-côte. Sa maison, comme l'eût dit Virgile, ''pendait'' au flanc du coteau. Elle était précédée d'une petite aire à battre; derrière, s'étendait un jardin de forme irrégulière qu'enfermait une haie de cytise et de sureau. Le tout nous apparaissait au bout de l'avenue de chênes que nous suivions, encadré dans les derniers rameaux, comme la vignette de quelque églogue illustrée par le burin anglais.
 
La brièveté de l’''accat'' avait été proportionnée à sa violence. Il semblait déjà toucher à sa fin, et quelques lueurs du soleil couchant rayaient l'horizon. Un de ces jets lumineux tomba tout à coup sur la closerie, qui, encore baignée des eaux de l'orage, scintilla sous ce rayon inattendu. Je ralentis le pas, malgré moi, pour contempler le charmant aspect qu'offrait la maisonnette rustique à moitié sortie du déluge; mais mon regard, en se promenant du toit rongé de mousse à la vieille touffe d'aubépine qui ombrageait la porte, s'arrêta sur un objet qu'il ne put d'abord bien définir. C'était comme une forme humaine immobile et accroupie sur le seuil. Je reconnus enfin une femme dont les cheveux pendaient en désordre, et qui, assise sur la terre, effleurait de ses pieds nus les petites flaques d'eau formées par l'égout des toits. Dès que je pus apercevoir ses traits, je reconnus une de ces pauvres idiotes qui n'ont presque rien conservé de l'espèce humaine. Jean-Marie, qui avait remarqué la direction de mon regard, me dit sans aucune apparence d'embarras
 
- C'est la soeur Marthe qui m'attend.
 
- Vous osez donc la laisser seule à la garde de la maison? demanda mon compagnon.
 
- Et la maison ne sera jamais mieux gardée, ajouta le ''taupier''; il n'y a pas comme ces ''innocentes'' pour être fidèles au logis. Quand je suis parti, qu'il vente ou qu'il neige, Marthe ne quitte jamais le seuil, et celui qui voudrait le passer sans moi serait étranglé comme une ''mauvie''. Regardez plutôt, voilà qu'elle nous a entendus.
 
L'idiote venait, en effet, de redresser la tête. Elle sembla aspirer le vent de notre côté, et fit entendre une sorte de glapissement. Son front déprimé, ses yeux obliques, son menton en fuite, sa peau boursouflée et d'un jaune plombé lui. donnaient quelque chose de la bête fauve. En nous apercevant, elle se releva d'un bond, comme si elle eût été mue par un ressort, poussa un cri menaçant et avança vers nous les deux poings fermés; mais, à ''la voix du taupier'', elle s'apaisa subitement, et courut à sa rencontre en exprimant sa joie par des cris discordans, et des gestes désordonnés. El ne tourna plusieurs fois autour de lui avec des gambades, approcha la tête de sa poitrine et de son épaule, comme un chien qui caresse, courut en avant., puis revint, les bras levés en signe d'allégresse. Pendant tous ces mouvemens, sa figure restait impassible et sauvage. La sensation semblait comme enfouie dans le chaos de ces traits confus; on eût dit le visage d'une statue mutilée, dont l'expression avait disparu sous le marteau.
 
Jean-Marie lui adressa quelques mots affectueux, l'écarta doucement du seuil où elle s'était replacée, et nous fit entrer. Il nous invita à nous approcher du foyer, en se hâtant d'y jeter une bourrée de ''traînes'', dans .lesquelles le feu courut aussitôt avec des pétillemens. A la vue de la flamme, Marthe poussa un grognement de joie, et alla s'accroupir au coin le plus reculé de l'âtre. Incrustée, pour ainsi dire, dans le mur noirci et à demi voilée par le nuage de fumée qui commençait à dérouler ses spirales bleuâtres, cette figure ébauchée avait une apparence fantastique dont nous fûmes saisis. L'avoué s'étonna que maître Jean eût pu s'accoutumer à une pareille compagnie.
 
- C'est tout ce qui me reste de parens, répondit le ''taupier. Assottée'' comme vous la voyez, elle me rappelle encore ceux que j'ai perdus, et le proverbe dit ''qu'une veuve trouve toujours assez beau son dernier enfant''. Puis, quand on rentre tout seul sur le soir, et qu'on ne trouve chez soi aucune créature vivante, les quatre murs de la maison vous pèsent comme si vous les portiez. Marthe, du moins, fait que je ne crois pas le monde fini; elle me reconnaît, elle me parle à sa manière. Même de penser qu'elle est mauvaise avec tous les autres, ça me fait lui vouloir plus de bien. Ça n'a pas de raison, mais chacun a ainsi dans le coeur sa fantaisie.
 
On eût pu croire que l'idiote comprenait ce qui se disait, car elle s'approcha en rampant sur la pierre du foyer, et vint s'asseoir près de son frère, la tête appuyée à ses pieds, comme un animal domestique. Je regardais avec un mélange d'intérêt et de dégoût cet être difforme, chez qui, à défaut des clartés de la raison, brillaient encore quelques fugitives lueurs de sentiment. Mon attention fut détournée par le chaudronnier, qui, en attendant qu'on lui remît les ustensiles à réparer, avait voulu établir son atelier portatif dans l'aire. Il rentra pour nous annoncer que le vent avait cessé, mais qu'un épais brouillard couvrait l'horizon. Aux torrens d'eau qui nous avaient submergés quelques instans auparavant venait de succéder une pluie fine et tiède, qui tombait silencieusement. Le ''taupier'' regarda aux quatre aires de vent et secoua la tête.
 
- Voilà une ''brouillasse'' que nous aurons jusqu'à demain matin, dit-il; faudra le coup de balai du vent de six heures pour tout nettoyer là-haut.
 
- Eh bien! mais, en attendant, s'écria l'avoué, qu'allons-nous devenir, nous autres?
 
- Vous resterez sous mon pauvre toit, si ça ne vous fait pas affront, répliqua le ''taupier''.
 
- Il n'y a jamais d'affront à être au sec, maître Jean; seulement, je crains que nous ne soyons pour vous une grande gêne.
 
- J'ai à côté un lit de pèlerin, comme on dit : c'est un peu champêtre pour de ''grosses gens''; mais, faute de froment, les alouettes font leur nid dans l'avoine.
 
En parlant ainsi, il nous ouvrit une porte conduisant dans une petite pièce voisine, dont les murs lézardés disparaissaient sous un rideau de plantes potagères conservées pour graines, et dont les touffes desséchées flottaient çà et là, suspendues à des os de mouton fichés dans la muraille en guise de clous. Une huche à blé, deux barriques défoncées, un banc et un lit complétaient l'ameublement. Comme il n'y avait point à choisir, nous remerciâmes le ''taupier'' en déclarant que nous acceptions son hospitalité, et nous sortîmes pour visiter nos chevaux dans le petit hangar qui leur servait d'écurie. Jean-Marie les avait débridés et leur avait déjà apporté une partie de l'herbe coupée pour sa vache. Nous y joignîmes quelques poignées d'orge et deux bottes de paille pour litière; des fagots dressés à l'une des ouvertures de la grange, du côté du vent, les mirent à l'abri.
 
Pendant que nous achevions ces préparatifs de campement, la nuit était venue. L'épais brouillard qui avait tout envahi ne laissait briller aucune étoile, la campagne apparaissait comme un abîme obscur, au milieu duquel des taches plus sombres indiquaient les bois. On n'entendait que le bruit monotone et presque imperceptible de la bruine sur les feuillages. Tout cet ensemble voilé et silencieux avait un caractère de tristesse pour ainsi dire harmonieuse. L'air était plein des âcres parfums qui s'exhalent de la terre humectée et des végétations meurtries par l'orage. Nous restâmes quelque temps appuyés à l'un des piliers de l'appentis, les regards plongés dans ces ténèbres, au fond desquelles on sentait encore la création. Jean-Marie vint enfin nous prévenir que le souper était servi. Le chaudronnier, qui avait terminé son travail, devait nous tenir compagnie, et nous nous mîmes tous à table dans les meilleures dispositions.
 
La vie réglée de notre vieille société nous condamne à courir, presque constamment, comme les wagons sur leur voie ferrée, et le moindre caprice est un déraillement qui a son danger. Aussi, lorsque le hasard vient nous enlever un instant aux ornières de l'habitude, trouvons-nous à cet imprévu toute la saveur de la nouveauté. Tandis que pour le trappeur américain la descente d'une cataracte paraît une simple circonstance de voyage, et la rencontre des Indiens scalpeurs un incident vulgaire, pour nous, voyageurs civilisés, une averse qui nous surprend sans manteau est une aventure, la nuit passée au foyer d'une closerie un roman complet. C'est qu'à vrai dire ce peuple de paysans qui entoure nos villes nous est presque aussi inconnu que l'Indien peau-rouge au touriste qui se rend en poste de New-York à Boston. Nous l'avons bien aperçu en passant, courbé sur sa faucille ou sur ses sillons, peut-être même nous sommes-nous arrêtés pour esquisser son toit de chaume doré par le soleil couchant; niais quel citadin pénètre dans sa vie intérieure, apprend sa langue, comprend sa philosophie, écoute ses traditions? Nos campagnes ressemblent à ces manuscrits d'Herculanum qu'on n'a point encore déroulés. A peine en connaît-on de courts fragmens copiés en passant par quelques curieux; le poème entier reste à traduire.
 
Je m'étais placé à table près du chercheur de trésors, espérant obtenir de lui quelque nouvelle confidence; mais il était rentré dans son laconisme comme dans une forteresse inexpugnable. Il fallut se rabattre sur le ''sourcier'', qui avait heureusement gardé sa gaieté communicative, et qui continuait de répondre à toutes mes questions. A la vérité, ces réponses n'étaient pas toujours directes : Jean-Marie était né trop près de la Normandie pour ne pas connaître l'art des phrases, qui, comme le Janus antique, ont deux visages contraires; par cela même: cependant que la conversation était avec lui une sorte de colin-maillard où l'on cherchait toujours à tâtons la vérité, il en résultait plus d'excitation et de mouvement.
 
Pendant le repas, Marthe vint s'asseoir par terre à côté de lui, une main posée sur ses genoux et la tête appuyée à cette main comme un enfant qui dort; elle l'avertissait de temps en temps de sa présence par un petit cri plaintif, et Jean lui tendait sa part du souper. En l'observant, il me sembla qu'elle ne mangeait point avec la brutale avidité ordinaire aux idiots, et que sa joie venait moins de la nourriture que de la main qui la lui offrait. Par instans, elle relevait la tête vers son frère, et à travers l'hébètement de son grand oeil bleu passait je ne sais quelle lueur de tendresse; on surprenait encore, sous ces traits et dans ces mouvemens où le jeu des muscles avait remplacé l'intelligence, un vestige confus des races de la femme; le vase détruit et souillé avait conservé quelque imperceptible senteur du parfum évaporé.
 
Jean-Marie nous apprit que l'idiotisme de Marthe ne remontait point à sa naissance. D'esprit lent et faible jusqu'à l'âge de douze ans, elle regagnait par le coeur ce qui lui manquait en intelligence. On n'avait jamais pu l'appliquer à aucun travail, ni lui confier aucune responsabilité; mais, pour Jean-Marie et pour sa mère, qui vivait encore, elle eût gravi les rochers, percé les haies, traversé les rivières. Son attachement ressemblait à celui du chien : il était silencieux, spontané, et, pour ainsi dire, involontaire. L'incendie de la maison qu'elle habitait avec sa famille ébranla son faible cerveau; son intelligence baissa de jour en jour, comme l'eau fuyant du vase qu'un choc a fêlé. Les années se succédèrent, et, au lieu de monter, comme les autres enfans de son âge, du crépuscule au plein soleil, elle descendit toujours et s'enfonça de plus en plus dans les ténèbres. Enfin elle en était arrivée où nous la voyions. Cependant le ''taupier'' ne paraissait point avoir renoncé à la guérison. Son ignorance soutenait son espoir. Il nous apprit que Marthe avait parfois des retours, sinon de raison, du moins de souvenir : habituellement muette, elle retrouvait alors le nom de son frère, et l'appelait avec le même accent qu'autrefois; mais des circonstances extrêmes pouvaient seules provoquer ces rapides éclairs de mémoire.
 
Claude, qui avait paru prendre peu d'intérêt à ces explications, continuait à manger sans rien dire. Deux ou trois fois, son oeil s'était porte sur l'idiote, et je n'y avais pas même surpris cet intérêt ordinaire du paysan pour ceux que l'on désigne dans nos campagnes sois le nom de ''saints innocens''. Absorbé dans sa distraction méditative; il semblait suivre d'un regard persistant quelque image invisible à tous les autres yeux. Le souper fini, il se leva le premier, et alla sur le seuil examiner le temps. Nous nous étions approchés du foyer, où mon compagnon avait allumé un cigare dont la fumée nous enveloppait déjà de son âcre parfum, lorsque le ''rouleur'' revint à nous et se mit à réunir les différentes pièces de son atelier portatif. Je lui demandai s'il allait partir.
 
- Tout à l'heure, répliqua-t-il en apprêtant les bretelles de sa hotte.
 
- Malgré la pluie? reprit l'avoué.
 
Il haussa les épaules en lui indiquant du regard ses mains desséchées auxquelles les injures de l'air avaient donné la teinte du bronze de Florence, et qui semblaient en avoir l'imperméabilité.
 
- Ce cuir-là ne craint rien, dit-il brièvement.
 
- Et où allez-vous? demandai-je.
 
Il nomma un village éloigné de deux lieues. Jean-Marie fit observer qu'il trouverait les routes noyées; il répondit qu'il prendrait par les champs. Le ''taupier'' secoua la tète.
 
- C'est un chemin plus commode pour les lièvres que pour un homme chargé, dit-il; si le fils de votre mère avait un peu de sens, il me demanderait deux bottes de paille pour passer ici la nuit.
 
Le fils de ma mère a son idée, répliqua sèchement Claude, qui achevait ses préparatifs.
 
Le ''taupier'' ne parut ni surpris, ni blessé de cette brusque réponse; il regarda son hôte avec l'espèce de déférence qu'il m'avait paru lui montrer dès l'abord.
 
- Vous êtes votre maître, ''rouleur'', reprit-il tranquillement; mais on ne se sépare point comme ça avant d'avoir bu le ''coup de soleil''.
 
A ces mots, il ouvrit une armoire d'où il tira une bouteille d'eau-de-vie presque pleine, et il en versa dans chaque verre. Nous trinquâmes, en adressant à Claude un souhait d'heureux voyage. Mon compagnon répéta pour lui la prière populaire de ''saint Bon-Sens'', demandant à Dieu de le préserver « des hommes de la cour, des femmes de la ville et des loups des champs. »
 
- Monsieur veut rire, dit Jean-Marie à l'avoué; mais que je devienne Normand, si je n'ai pas cru hier voir un loup tout près la closerie. Je suis rentré prendre mon fusil, j'ai suivi la bête tout le long de la grande haie, et j'allais lui envoyer mes chevrotines, quand elle a aboyé.
 
- C'était un chien?
 
- D'une espèce que je n'ai jamais vue dans le pays.
 
Une sorte d'interjection étouffée me fit retourner la tête. Le ''rouleur'' était immobile à quelques pas, un bras passé dans la bretelle de sa hotte et l'autre en avant.
 
- Un chien!... fauve!... répéta-t-il avec une sorte d'hésitation.
 
- A oreilles droites, ajouta le ''taupier''.
 
- Le museau effilé?
 
- La queue balayant la terre.
 
- Et vous dites que vous l'avez rencontré hier?
 
- Puisque je l'ai suivi.
 
-Alors vous savez ce qu'il est devenu?
 
- Je l'ai vu se terrer dans la grande butte.
 
Claude baissa la tête sans répondre; mais son bras se dégagea lentement de la bricole, et il alla s'asseoir au foyer d'un air pensif.
 
- Vous ne partez donc plus? lui demandai-je.
 
- Tout à l'heure, répondit-il en s'asseyant sur l'âtre et étendant machinalement ses mains vers la flamme mourante.
 
Jean-Marie fit alors observer que la bruine serait peut-être balayée par le vent de minuit, et le ''rouleur'' ne parut pas éloigné de retarder son départ jusqu'à cette heure. Notre hôte voulut remplir une seconde fois les verres; mais nous nous hâtâmes de poser la main sur les nôtres, et, afin d'échapper à de nouvelles instances, nous nous décidâmes à nous retirer.
 
L'humidité de nos vêtemens, imparfaitement séchés par la flamme du foyer, commençait d'ailleurs à nous faire éprouver un malaise qui se traduisait par un invincible besoin de sommeil. Heureusement notre lit, qui n'était composé que d'une paillasse et d'une coette de balle, était assez large pour deux. Nous résolûmes de nous y étendre tout habillés, après avoir fraternellement partagé les couvertures vertes qui l'enveloppaient. Au moment de refermer la porte de communication que nous avions laissée ouverte pour profiter de la lumière, je jetai un dernier regard vers le foyer. Jean-Marie et Claude étaient assis en face l'un de l'autre : le premier, bien nourri, bien vêtu et le visage fleuri, vidait son verre à petits coups en fredonnant ''la ronde des noces''; le second, maigre, déguenillé, le front plissé, avait tout bu d'un trait, et regardait à ses pieds d'un air sombre. Je fis remarquer ce contraste à mon compagnon.
 
- Ne vous en étonnez pas, me dit-il; vous avez là le chasseur de sottises et le chasseur de chimères. Celui-là moissonne dans le champ fécond de la crédulité humaine, celui-ci est à la recherche de cette terre promise où l'on n'arrive jamais. Celui qui chante et qui savoure est le soldat du mensonge, toujours vainqueur et joyeux; celui qui se tait est le pèlerin de l'idéal, toujours haletant et trompé.
 
Bien que chacun de nous se fût roulé dans sa couverture, le froid nous empêcha pendant quelque temps de dormir. J'entendis enfin la respiration de mon compagnon prendre ces intonations sonores et régulières qui annoncent le sommeil, et moi-même je ne tardai pas à l'imiter; mais une espèce de fièvre avait insensiblement succédé au froid. Les lassitudes douloureuses que j'éprouvais dans tout le corps se traduisirent, comme d'habitude, en un rêve destiné à les justifier. Mon imagination mêla le souvenir de la réalité aux plus folles inventions. Il me sembla que je m'étais égaré dans un pays inconnu, que j'étais recueilli dans une maison dont les hôtes méditaient quelque projet sinistre. J'entendais verrouiller ma chambre au dehors; un pan de mur s'ouvrait et laissait passer des ombres qui s'avançaient silencieusement vers moi; je voulais appeler, une main s'appuyait sur mes lèvres; je voulais m'élancer du lit, des bras m'y retenaient enchaîné. Je m'épuisais en efforts désespérés, jusqu'à ce qu'un redoublement d'énergie me fît enfin pousser un cri qui me réveilla. Je me redressai sur mon séant : j'étais seul; mon compagnon continuait à dormir paisiblement; ce n'était donc qu'un rêve! Je poussai un soupir de soulagement; tout à coup un bruit de pas se fit entendre à la porte. Je prêtai l'oreille... Quelqu’un était là. J’entendis la voix du ''sourcier'' qui disait:
 
- Ils dorment:
 
Celle du ''rouleur'' répondit plus bas:
 
- N’importe.
 
Puis la clé fut tournée, le pêne glissa dans la serrure, et les pays s’éloignèrent. Je me laissai couler à terre, et je me dirigeai à tâtons vers la porte. Ma main rencontra le loquet, qu'elle leva; mais, je ne m'étais pas trompé, nous étions enfermés. Un jet de lumière, filtrant à travers les planches mal jointes, me fit trouver une fissure à laquelle j'appliquai l'oeil, et je pus voir tout ce qui se passait dans la pièce voisine.
 
Les deux paysans s'étaient rassis à la même place, le visage éclairé par la flamme. Jean-Marie avait à ses pieds une bourrée déliée dont il brisait les branches en menus brins; la bouteille d'eau-de-vie presque vide était à ses côtés, et il me sembla que son teint s'était allumé de couleurs plus vives. Quant au ''rouleur'', penché en avant, il lui parlait à demi-voix et d'un ton d'expansion persuasive. Je ne saisis d'abord que des mots entrecoupés, mais je pouvais juger de l'importance de la confidence par le redoublement d'attention du ''sourcier''; enfin, les voix s'élevèrent insensiblement, quelques lambeaux de phrases arrivèrent jusqu'à moi!... Il s'agissait du chien mystérieux suivi par Jean-Marie, et que le ''rouleur'' lui-même avait aperçu deux fois. Je crus comprendre que ce dernier l'avait reconnu pour le ''chien de terre'' préposé par les fantômes à la garde des trésors. Le ''sourcier'' laissa échapper une exclamation de surprise, mais qui n'exprimait aucun doute.
 
- Par mon baptême! alors notre fortune est faite, s'écria-t-il.
 
- Pour ça, faut pas que les hommes de loi s'en doutent, dit Claude en jetant un regard vers la porte de communication, et voilà pourquoi j'ai mis les bourgeois sous clé. A cette heure, le gibier est à nous, et il n'y a point de part pour le roi.
 
- Partons, ''rouleur'', dit Jean-Marie, qui s'était levé.
 
- Minute! reprit Claude, faut d'abord s'entendre. Tu es sûr de reconnaître l'endroit où le chien s'est terré?
 
- C'est à la petite ''pierrière''; mais le trésor sera caché?
 
- Je sais la conjuration qui le rendra visible; il ne faudra plus que quelques coups de pioche....
 
- J'ai notre affaire, dit le ''sourcier'' en saisissant un hoyau derrière un tas de bourrées; en route, vieux, mais surtout pas de tours de Normand !
 
- Ne crains rien, répliqua Claude.
 
- Si on trouve le magot, on ne se quittera pas?
 
- Non.
 
- On n'y regardera qu'au retour?
 
- Ce sera toi qui le tireras du trou et qui l'apporteras.
 
- Convenu, dit Jean-Marie, qui jeta le hoyau sur son épaule et fit un pas pour sortir; mais, se ravisant tout à coup
 
- Un moment! s'écria-t-il, j'avais oublié, moi.... Le premier qui touche au trésor des trépassés doit mourir dans l'année.
 
- Ah! tu sais ça? dit Claude en tressaillant.
 
- Et tu espérais m'y prendre, mauvais brigand! reprit le taupier avec emportement.
 
- Faut que quelqu'un se dévoue, objecta le ''rouleur'' d'un accent convaincu.
 
- Que le diable me brûle si c'est moi! s'écria Jean-Marie; ah! tu voulais me faire manger de la mort pour avoir ensuite part à toi seul? Hors d'ici, vagabond! j'aime encore mieux ma peau que ton trésor.
 
- A ta fantaisie, dit le ''rouleur'', qui savait sans doute que le plus mauvais moyen de ramener un homme en colère était de lui donner des raisons.
 
Et il rechargea sa hotte avec une sorte d'indifférence, prit son bâton et se dirigea vers la porte.
 
Jean-Marie, qui l'avait laissé faire en grommelant, le regarda sortir; il parut hésiter un instant, puis finit par le suivre.
 
J'avais cessé de les voir, mais le bruit de leurs voix m'avertit bientôt que tous deux s'étaient arrêtés au-delà du seuil. Je fis inutilement un nouvel effort pour ouvrir la porte de communication. Ma curiosité était excitée outre mesure. Je ne pouvais douter que le taupier et Claude n'eussent repris la question du trésor, et, à tout prix, j'aurais voulu entendre le débat; mais je prêtais en vain l'oreille : aucune parole ne parvenait jusqu'à moi. Je pouvais seulement reconnaître à la voix chaque interlocuteur, et préjuger par l'intonation ce qu'ils disaient.
 
Cette espèce d'interprétation, dans laquelle l'imagination avait la plus grande part, finit par m'absorber complètement. L'accent du taupier avait été d'abord presque menaçant, celui de Claude bref et absolu; mais insensiblement le premier s'était adouci, et le second avait perdu sa cassante sécheresse. Maintenant le ''rouleur'' parlait longuement, du ton d'un homme qui veut persuader. Il avait sans doute trouvé quelque expédient qu'il s'efforçait de faire accepter. Le ''sourcier'' répondait de loin en loin, comme pour opposer des objections; mais celles-ci devenaient à chaque instant plus rares et plus courtes. Claude gagnait certainement du terrain. J'écoutais sa voix, qui prenait des intonations toujours plus persuasives, et je supposais le plaidoyer que je ne pouvais entendre. Il entretenait son interlocuteur de la découverte du trésor, et évoquait, pour le séduire, un de ces rêves que chacun de nous tient caché dans les derniers replis de sa pensée. Il lui montrait peut-être la closerie transformée en ferme à deux charrues, l'enclos d'entrée devenu une aire bordée de grandes meules de froment, la haie du verger reculée de ''plusieurs vols de chapons''. Il lui faisait entendre le meuglement des vaches revenant le long des ''sentes'' vertes, les grelots des attelages qui ramenaient du marché les charrettes vides, et le sifflement cadencé des garçons de labour dispersés dans les guérets. Mais quelle était la condition imposée à cette espérance? Il fallait qu'elle fût bien périlleuse ou bien dure, car le ''sourcier'' résistait toujours. Parfois cependant le débat cessait, comme s'il eût consenti; j'entendais le rouleur se rapprocher du seuil. Alors Jean-Marie l'arrêtait tout à coup par un nouveau refus, et la discussion reprenait. Enfin l'obstination de Claude l'emporta; son interlocuteur parut céder, et tous deux rentrèrent.
 
- Ainsi c'est dit? murmura le ''rouleur''.
 
- Oui, répliqua Jean-Marie d'une voix troublée.
 
- Alors plus de retard, ou nous manquons l'affaire.
 
Le ''sourcier'' traversa la pièce, alla droit à un renfoncement où j'avais remarqué une paillasse, et appela Marthe.
 
- Elle n'entendra pas, elle dort, fit observer le ''rouleur''.
 
Jean-Marie se pencha pour secouer l'idiote; dont le grognement me prouva bientôt qu'elle était réveillée.
 
- Debout, Marthe! viens avec nous, dit précipitamment le ''sourcier'', nous avons besoin de toi.
 
Je compris enfin le sujet du débat mystérieux qui s'était prolongé si long-temps. Pour obtenir la possession du trésor, il fallait que quelqu'un se dévouât, ainsi que l'avait déclaré le ''rouleur'', et il avait décidé Jean-Marie à sacrifier sa soeur ! Cette longue habitude de tendresse dont le témoignage nous avait touchés un instant auparavant n'avait pu tenir contre le rayonnement d'une chimérique richesse!
 
Je demeurai saisi, comme si le danger qu'allait courir l'idiote eût eu quelque chose de réel. Quoi qu'il arrivât désormais, le frère avait en effet échangé la vie de la soeur contre l'espérance d'un peu d'or. J'aurais pu tout arrêter en faisant connaître que j'étais là; je ne sais quelle fièvre de curiosité me retint. Je voulus voir jusqu'au bout cette amère épreuve des affections humaines. Je tenais d'ailleurs à jouir du désappointement qui devait punir ces deux meurtriers d'intention.
 
Ils avaient réussi à faire lever Marthe et à l'emmener à moitié endormie. Dès qu'ils eurent disparu, je courus réveiller mon compagnon, à qui je racontai rapidement ce qui s'était passé.
 
- Vite, suivons-les, dit-il en se jetant à bas du lit.
 
Je lui fis observer que la porte était fermée.
 
-Voyons la fenêtre, s'écria-t-il.
 
Nous la cherchâmes dans l'obscurité; elle était garnie d'un fort treillis. Il fallut revenir à la porte et réunir nos efforts contre la serrure; mais ce fut peine inutile. L'avoué, se mit à faire le tour de la pièce en suivant le mur, dans l'espoir de découvrir quelque issue. Tout à coup je l'entendis s'écrier :
 
- Nous sommes sauvés!
 
- Vous avez trouvé une seconde fenêtre? demandai-je.
 
- Mieux que cela; j'ai un levier.
 
Il vint me rejoindre, plaça la barre de fer sous le battant, et, en deux ou trois secousses, l'enleva de ses gonds. Je l'aidai à le ranger de côté, et nous gagnâmes la porte extérieure. Toutes ces opérations avaient demandé du temps; lorsque nous arrivâmes dans la petite cour d'entrée, nous ne vîmes plus personne, et nous cherchâmes en vain à reconnaître la direction prise par l'idiote et ses deux conducteurs. Ils avaient bien parlé des ''petites pierrières'', mais mon compagnon n'en connaissait pas mieux que moi la position. Nous nous consultions depuis quelques instans sur ce qu'il fallait faire, lorsqu'un sourd retentissement ébranla tout à coup la colline, et fut suivi de deux cris de détresse.
 
- Qu'est-ce que cela? demandai-je en tressaillant.
 
- Il m'a semblé reconnaître la voix du ''rouleur'' et celle de Jean-Marie, dit l'avoué.
 
Nous courûmes dans la direction que les cris nous indiquaient, mais nous fûmes bientôt arrêtés par une haie. Il fallut revenir sur nos pas et faire un long détour. Enfin nous aperçûmes un chemin creux dans lequel nous nous engageâmes rapidement. A peine avions-nous fait quelques centaines de pas, qu'une forme étrange apparut dans la nuit, au détour de la route, et nous reconnûmes le ''sourcier'' portant l'idiote dans ses bras. Nous lui demandâmes ce qu'il y avait.
 
-La ''pierrière''!... bégaya-t-il haletant. Nous avons voulu... élargir l'entrée... tout a croulé sur Marthe.... Place ! place !
 
Il continuait à courir vers la closerie aussi vite que son fardeau le lui permettait. Nous le suivîmes sans pouvoir obtenir d'autre explication. En arrivant à la maison, il déposa l'idiote près de l'âtre, et se hâta d'allumer une chandelle de résine; alors nous pûmes apprécier la gravité de l'accident. Arrachée de dessous les décombres qui l'avaient ensevelie, Marthe était inondée de boue et de sang. Une plaie hideuse lui partageait le front. Ses vêtemens en lambeaux laissaient voir des épaules marbrées de contusions, et un de ses bras pendait brisé. Jean-Marie, penché sur elle, la regardait pétrifié d'horreur. La chandelle qui tremblait dans sa main laissait tomber sur le visage de l'idiote des gouttes de résine fondue. L'avoué courut chercher de l'eau, et nous nous mîmes à laver la plaie avec nos mouchoirs. L'idiote poussa un soupir.
 
- Elle vit encore ! s'écria mon compagnon; relevez-lui la tête, et tâchez de la faire boire.
 
Nous exécutâmes sa double prescription. Après les premières gorgées d'eau, Marthe parut se ranimer. Je tenais un mouchoir mouillé sur la blessure, afin d'empêcher le sang de l'aveugler; elle ouvrit les yeux et nous regarda. Je fus frappé de l'expression d'intelligence qui se reflétait dans sa prunelle contractée. Tous les muscles de la face semblaient se raidir dans un suprême effort. Son oeil s'arrêta enfui sur le ''sourcier''. Un inexprimable sentiment de joie épanouit subitement ses traits, et elle appela distinctement : Jean-Marie !
 
A ce nom, celui-ci se redressa comme si un fer aigu l'eût frappé.
 
- Avez-vous entendu? s'écria-t-il épouvanté.
 
- Elle vous a nommé, dit mon compagnon.
 
- C'est qu'elle va mourir, reprit Jean-Marie avec une conviction si profonde, que nous en fûmes saisis.
 
Je cherchai à le dissuader en demandant s'il n'était point possible de se procurer un médecin. Le ''sourcier'' ne me répondit pas. Assis sur l'âtre, les deux mains jointes, il regardait Marthe d'un air effaré, en répétant : - Elle va mourir ! - Impatienté, j'adressai ma demande à l'avoué. Celui-ci secoua la tête.
 
- Les médecins n'ont plus rien à faire ici, dit-il; n'entendez-vous pas le râle?
 
La respiration de l'idiote s'était, en effet, changée en un sifflement rauque et pressé. Son agonie se prolongea environ un quart d'heure, puis la tête retomba en arrière dans une dernière convulsion.
 
En nous voyant reculer de quelques pas, Jean-Marie comprit que tout était fini; mais il ne quitta ni sa place, ni son attitude. La morte était entre nous, étendue à terre, la tête appuyée sur la pierre de la cheminée. Ses cheveux humides de sang roulaient épars jusque dans les cendres du foyer. Quelques lueurs dernières, qui se ranimaient par instans, puis s'éteignaient, faisaient passer tour à tour sur son visage des jets de lumière et d'ombre. Il y avait dans ce spectacle quelque chose de si cruellement sinistre, que, saisissant par le bras mon compagnon, je l'entraînai hors de la closerie.
 
Nous tombâmes d'accord que nous ne pouvions être d'aucune utilité au ''sourcier'', et que le mieux était de lui envoyer quelque parent ou quelque ami que nous avertirions à notre passage dans le hameau voisin. Lorsque l'avoué rentra, Jean-Marie lui-même le pressa de partir. Peut-être la crainte de nos questions, jointe au sentiment de sa faute, lui faisait-elle désirer notre éloignement. De mon côté, j'éprouvais une sorte d'oppression entre la douleur du frère et le cadavre de la soeur. Nos chevaux furent bientôt sellés, et, après avoir pris rapidement congé, nous nous engageâmes dans une route de traverse que notre hôte nous indiqua.
 
Le vent de minuit avait nettoyé le ciel, dont la voûte, d'un bleu sombre, apparaissait alors parsemée d'étoiles. La nuit avait cette transparence veloutée particulière aux lueurs crépusculaires. A chaque rafale de la brise, les arbres secouaient leurs têtes humides et faisaient pleuvoir de courtes ondées qui grésillaient sur les buissons. J'avais le coeur serré et la tête en feu : cet air frais me soulagea; je respirai plus à l'aise. Nos chevaux marchaient de front sur l'herbe d'un chemin désert, sans que l'on entendit le bruit de leurs pas. Nous-mêmes, nous gardions le silence, encore émus du spectacle que nous quittions. Arrivés à un carrefour, nous tournâmes à droite; selon la recommandation du ''taupier'', en nous rapprochant de la colline; mais tout à, coup les chevaux tendirent le cou, puis s'arrêtèrent : un éboulement récent barrait le chemin.
 
- C'est sans doute la petite ''pierrière'', dit mon compagnon.
 
Et il toucha sa monture de l'éperon pour la forcer à approcher; mais, au bruit des fers contre les cailloux, une ombre s'élança de la crevasse qui éventrait le coteau, rencontra un rayon de la clarté stellaire, et nous reconnûmes les traits inflexibles du ''rouleur''. Il nous aperçut, se jeta dans un sentier qui traversait la friche, et disparut.
 
- L'avez-vous reconnu? m'écriai-je en me tournant vers mon compagnon.
 
- C'est Claude.
 
Que pouvait-il faire encore là?
 
- Il cherchait le trésor.
 
- Quoi! même après cette mort?
 
Dites à cause d'elle; n'était-elle pas une des conditions de la découverte? Vous ne connaissez pas l'implacable ténacité de ces chasseurs de rêves! Pour arriver au but qui fuit devant eux, ils ne regardent point si leurs pieds marchent dans les ruines ou dans le sang. Livrés à une seule idée, comme les possédés du démon, ils ne voient rien autre chose. Eclatans ou obscurs, vous les trouverez toujours les mêmes, le nom seul changera, et, selon qu'ils voudront poursuivre l'égalité, la gloire ou la richesse, vous les entendrez appeler Marat. Érostrate ou le ''rouleur''.