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très difficile à dissiper ; seigneurs et fonctionnaires s’y emploieraient en vain ; les paysans n’ont pas foi en eux. Le Tsar lui-même échouerait ; Alexandre {{rom-maj|iii|3}}, s’adressant aux ''starostes'' (maires de village) réunis à Moscou à l’occasion de son couronnement, leur a dit loyalement que l’organisation de la propriété était définitive ; cette parole ne semble pas
{{tiret2|sur|veillance}} occulte et de police secrète. Et très vite la limite sera atteinte : un pareil système est incompatible avec un pareil empire ; le maître est déjà débordé, ses conseillers ne tarderont pas à l’être aussi.
avoir fait sur eux la moindre impression. Serait-il prudent, d’ailleurs, de
trop insister ? Le dogme de la toute-puissance impériale est pour beaucoup dans la stabilité du pays, et ce dogme comporte, aux yeux de ses sujets, la qualité de propriétaire universel attribuée au souverain.
On voit combien, étant données les circonstances, l’espoir des slavophiles est chimérique. Le contact entre le trône et la commune, l’appui mutuel que se prêteraient le Tsar et le moujik ne sont point réalisables. Il serait mille fois plus aisé de réunir la mer Noire à la mer Caspienne pour rendre à celle-ci son niveau que de tracer à travers la masse indécise des classes aisées le chemin qui irait du palais à l’isba. Pourtant, nous l’avons vu, le ''statu quo'' est impossible ; aujourd’hui, les réformes sont utiles ; demain, elles seront urgentes. Rien ne servirait d’en prendre la formule à l’étranger puisqu’on ne trouverait pas en Russie des éléments pour l’appliquer, mais il n’y a pas davantage à espérer faire jaillir du sol russe une formule nouvelle ; on s’en rend compte, d’ailleurs, jusque sur les bords de la Néva ; il faut bien reconnaître maintenant que les beaux projets conçus au lendemain de l’émancipation des serfs se sont évanouis comme des mirages sur la steppe.


Cependant le problème gouvernemental n’est pas insoluble ; il serait même près de trouver sa solution le jour où le Tsar voudrait se rappeler qu’il n’est pas seulement l’empereur des Grands-Russiens, mais qu’il règne aussi sur 20 millions de Petits Russiens, qu’il est souverain des provinces baltiques et de la Lithuanie, roi de Pologne et grand-duc de Finlande. Ses domaines, en effet, sont peu homogènes. L’énorme Moscovie qui en occupe le centre est comme encerclée dans une série d’États autonomes qui en diffèrent essentiellement ; mœurs et aspirations politiques, organisation sociale, croyances religieuses, coutumes successorales, régime de la propriété, tout est dissemblable. C’est dans ces divergences précisément que réside le secret de la politique future. On affiche à Pétersbourg des prétentions d’unité et d’uniformité qui constituent une façade de plus ; derrière cette architecture trompeuse, il n’y a, en réalité, ni unité ni uniformité. Si la Pologne, par exemple, est nominalement assimilée aux provinces de l’Empire, c’est à la condition d’être exclue du bénéfice de toutes les lois un peu libérales qui règlent le sort de ces provinces. L’Esthonie et la Livonie, peuplées d’Allemands, de Letto-Esthoniens et de Finnois, ont été l’objet de mesures d’exception très rigoureuses. Le privilège des assemblées provinciales, créées par Alexandre {{rom-maj|ii|2}}, a été refusé non seulement à la Pologne et à la Lithuanie, mais à toute la Russie Blanche, à la Podolie et à la Volhynie ; par contre, on l’étendit aux Cosaques du Don qui pétitionnèrent ensuite auprès d’Alexandre {{rom-maj|iii|3}} pour
Pendant ce temps, la démocratie rurale est isolée ; ces fonctionnaires et ces politiciens dont le pouvoir ne peut se passer contribuent à le séparer d’elle, à accroître la densité des couches intermédiaires qui empêchent le Tsar et le moujik de se connaître et de se comprendre. On est étonné que la démocratie rurale soit si lente dans son évolution ; étant donné qu’elle sort d’une servitude de trois siècles, cet étonnement n’est pas de mise. Du reste, son avenir n’est guère indécis, tant les traits qui la distinguent sont déjà marqués. D’abord le nombre et l’uniformité ; les paysans représentent 85 p. c. de la population totale — chiffre énorme dont leur similitude accroît la signification ; ils sont partout les mêmes, à la fois réalistes et mystiques, absolus ou dissimulés, sachant souffrir patiemment et attendre indéfiniment. C’est en second lieu leur conception du pouvoir et de la propriété ; pour eux, le Tsar est tout-puissant, non pas en fait, mais (ce qui est plus grave) en droit. L’expropriation implicitement contenue dans l’acte d’émancipation de 1801 n’a pu, bien entendu, que les confirmer dans ce radicalisme. Tout le monde sait que beaucoup d’entre eux n’en furent pas satisfaits. « Petit père, disaient les délégués d’une commune à un seigneur, que les choses restent comme par le passé ; nous vous appartenons, mais la terre est à nous. » Cette offre est topique : ''la terre est à eux !'' Au fond, depuis trente neuf ans, ils n’en ont pas démordu ; il y a là une conviction qui se transformera, mais qui ne s’effacera pas. Une troisième caractéristique, c’est l’organisation de la commune, si robuste qu’elle a pu traverser intacte la haute période d’asservissement. « Il est peu d’États en Europe et en Amérique, a dit M. Leroy-Beaulieu, où la commune ait vis-à-vis du pouvoir central une telle autonomie ; il n’en est peut-être pas un où elle garde sur ses membres une telle puissance. » Toutes les fonctions y sont électives et salariées, le collectivisme y a posé plus d’un germe et, d’autre part, l’esprit de clocher n’y règne pas ; ils sont tous pareils, les clochers, sur la terre russe, et le moujik semble avoir gardé quelque chose de ces tendances nomades qui décidèrent jadis Féodor et Boris Godounof à le fixer au sol, afin qu’il n’échappe point, par ses constantes pérégrinations, au service et au fisc.

Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que la commune russe menace de devenir un foyer révolutionnaire. Bien au contraire, les paysans répugnent à toute propagande anarchiste. Mais il n’en est pas moins vrai que « la Russie est le seul pays du monde où l’on pourrait supprimer la propriété par décret »<ref name="p28">A. Leroy-Beaulieu.</ref>, et cela, ils s’en rendent compte ; ce seul fait est pernicieux pour l’ordre social. Il implique l’existence d’un malentendu