« Dialogues des morts » : différence entre les versions

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==Dialogue 1==
 
*[[Dialogues des morts - Dialogue 1|Dialogue 1]]
Mercure et Caron.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 2|Dialogue 2]]
On voit ici comment ceux qui sont préposés pour
*[[Dialogues des morts - Dialogue 3|Dialogue 3]]
l' éducation des princes doivent travailler à
*[[Dialogues des morts - Dialogue 4|Dialogue 4]]
corriger leurs vices naissants, et à leur inspirer
*[[Dialogues des morts - Dialogue 5|Dialogue 5]]
les vertus de leur état.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 6|Dialogue 6]]
Caron.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 7|Dialogue 7]]
D' où vient que tu arrives si tard ? Les hommes
*[[Dialogues des morts - Dialogue 8|Dialogue 8]]
ne meurent-ils plus ? Avois-tu oublié les
*[[Dialogues des morts - Dialogue 9|Dialogue 9]]
ailes de ton bonnet ou de ton chapeau ? T' es-tu
*[[Dialogues des morts - Dialogue 10|Dialogue 10]]
amusé à dérober ? Jupiter t' avoit-il envoyé
*[[Dialogues des morts - Dialogue 11|Dialogue 11]]
loin pour ses amours ? As-tu fait le Sosie ?
*[[Dialogues des morts - Dialogue 12|Dialogue 12]]
Parle donc, si tu veux.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 13|Dialogue 13]]
Mercure.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 14|Dialogue 14]]
J' ai été pris pour dupe ; car je croyois mener
*[[Dialogues des morts - Dialogue 15|Dialogue 15]]
dans ta barque aujourd' hui le prince Picrochole :
*[[Dialogues des morts - Dialogue 16|Dialogue 16]]
c' eût été une bonne prise.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 17|Dialogue 17]]
Caron.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 18|Dialogue 18]]
Quoi ! Si jeune ?
*[[Dialogues des morts - Dialogue 19|Dialogue 19]]
Mercure.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 20|Dialogue 20]]
Oui, si jeune. Il se croyoit bien malade, et
*[[Dialogues des morts - Dialogue 21|Dialogue 21]]
crioit comme s' il eût vu la mort de bien près.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 22|Dialogue 22]]
Caron.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 23|Dialogue 23]]
Hé bien ! L' aurons-nous ?
*[[Dialogues des morts - Dialogue 24|Dialogue 24]]
Mercure.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 25|Dialogue 25]]
Je ne me fie plus à lui ; il m' a trompé trop
*[[Dialogues des morts - Dialogue 26|Dialogue 26]]
souvent. à peine fut-il dans son lit, qu' il
*[[Dialogues des morts - Dialogue 27|Dialogue 27]]
oublia son mal, et s' endormit.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 28|Dialogue 28]]
Caron.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 29|Dialogue 29]]
Mais ce n' étoit donc pas un vrai mal ?
*[[Dialogues des morts - Dialogue 30|Dialogue 30]]
Mercure.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 31|Dialogue 31]]
C' étoit un petit mal qu' il croyoit grand. Il
*[[Dialogues des morts - Dialogue 32|Dialogue 32]]
a donné bien des fois de telles alarmes. Je l' ai
*[[Dialogues des morts - Dialogue 33|Dialogue 33]]
vu, avec la colique, vouloir qu' on lui ôtât son
*[[Dialogues des morts - Dialogue 34|Dialogue 34]]
ventre. Une autre fois, saignant du nez, il
*[[Dialogues des morts - Dialogue 35|Dialogue 35]]
croyoit que son ame alloit sortir dans son
*[[Dialogues des morts - Dialogue 36|Dialogue 36]]
mouchoir.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 37|Dialogue 37]]
Caron.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 38|Dialogue 38]]
Comment ira-t-il à la guerre ?
*[[Dialogues des morts - Dialogue 39|Dialogue 39]]
Mercure.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 40|Dialogue 40]]
Il la fait avec des échecs, sans mal et sans
*[[Dialogues des morts - Dialogue 41|Dialogue 41]]
douleur ; il a déja donné plus de cent batailles.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 42|Dialogue 42]]
Caron.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 43|Dialogue 43]]
Triste guerre ! Il ne nous en revient aucun mort.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 44|Dialogue 44]]
Mercure.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 45|Dialogue 45]]
J' espère pourtant que, s' il peut se défaire du
*[[Dialogues des morts - Dialogue 46|Dialogue 46]]
badinage et de la mollesse, il fera grand fracas
*[[Dialogues des morts - Dialogue 47|Dialogue 47]]
un jour : il a la colère et les pleurs d' Achille ;
*[[Dialogues des morts - Dialogue 48|Dialogue 48]]
il pourroit bien en avoir le courage ; il est
*[[Dialogues des morts - Dialogue 49|Dialogue 49]]
assez mutin pour lui ressembler. On dit qu' il
*[[Dialogues des morts - Dialogue 50|Dialogue 50]]
aime les muses, qu' il a un Chiron, un Phoenix.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 51|Dialogue 51]]
Caron.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 52|Dialogue 52]]
Mais tout cela ne fait pas notre compte. Il
*[[Dialogues des morts - Dialogue 53|Dialogue 53]]
nous faudroit plutôt un jeune prince brutal,
*[[Dialogues des morts - Dialogue 54|Dialogue 54]]
ignorant, grossier, qui méprisât les lettres,
*[[Dialogues des morts - Dialogue 55|Dialogue 55]]
qui n' aimât que les armes, toujours prêt à
*[[Dialogues des morts - Dialogue 56|Dialogue 56]]
s' enivrer de sang, qui mît sa gloire dans les
*[[Dialogues des morts - Dialogue 57|Dialogue 57]]
malheurs des hommes. Il rempliroit ma barque
*[[Dialogues des morts - Dialogue 58|Dialogue 58]]
une fois par jour.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 59|Dialogue 59]]
Mercure.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 60|Dialogue 60]]
Ho ! Ho ! Il t' en faut donner de ces princes,
*[[Dialogues des morts - Dialogue 61|Dialogue 61]]
ou plutôt de ces monstres affamés de carnage !
*[[Dialogues des morts - Dialogue 62|Dialogue 62]]
Celui-ci est plus doux. Je crois qu' il aimera la
*[[Dialogues des morts - Dialogue 63|Dialogue 63]]
paix, et qu' il saura faire la guerre. On voit en
*[[Dialogues des morts - Dialogue 64|Dialogue 64]]
lui les commencements d' un grand prince, comme on
*[[Dialogues des morts - Dialogue 65|Dialogue 65]]
remarque dans un bouton de rose naissante ce qui
*[[Dialogues des morts - Dialogue 66|Dialogue 66]]
promet une belle fleur.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 67|Dialogue 67]]
Caron.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 68|Dialogue 68]]
Mais n' est-il pas bouillant et impétueux ?
*[[Dialogues des morts - Dialogue 69|Dialogue 69]]
Mercure.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 70|Dialogue 70]]
Il l' est étrangement.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 71|Dialogue 71]]
Caron.
*[[Dialogues des morts - Dialogue 72|Dialogue 72]]
Que veux-tu donc dire avec tes muses ? Il ne saura
jamais rien : il mettra le désordre par-tout, et
nous enverra bien des ombres plaintives. Tant mieux.
Mercure.
Il est impétueux, mais il n' est point méchant ; il
est curieux, docile, plein de goût pour les belles
choses ; il aime les honnêtes gens, et sait bon
gré à ceux qui le corrigent. S' il surmonte sa
promptitude et sa paresse, il sera merveilleux ; je
te le prédis.
Caron.
Quoi ! Prompt et paresseux ? Cela se contredit.
Tu rêves.
Mercure.
Non, je ne rêve point. Il est prompt à se
fâcher, et paresseux à remplir ses devoirs ;
mais chaque jour il se corrige, et il est réservé
pour de grandes choses.
Caron.
Nous ne l' aurons donc pas sitôt ?
Mercure.
Non, ses maux sont plutôt des impatiences que de
vraies douleurs. Jupiter le destine à faire
long-temps le bonheur des hommes.
 
==Dialogue 2==
 
Hercule et Thésée.
Les reproches que se font ici ces deux héros en
apprennent l' histoire et le caractère d' une
manière courte et ingénieuse.
Thésée.
Hercule, tu me surprends : je te croyois
dans le haut Olympe à la table des dieux. Le
bruit couroit que, sur le mont Oeta, le feu
avoit consumé en toi toute la nature mortelle
que tu tenois de ta mère, et qu' il ne te restoit
plus que ce qui venoit de Jupiter. Le bruit
couroit aussi que tu avois épousé Hébé, qui
est de grand loisir depuis que Ganymède verse
le nectar en sa place.
Hercule.
Ne sais-tu pas que ce n' est ici que mon ombre ?
Thésée.
Ce que tu vois n' est aussi que la mienne. Mais
quand elle est ici, je n' ai rien dans l' Olympe.
Hercule.
C' est que tu n' es pas comme moi fils de Jupiter.
Thésée.
Bon ! éthra ma mère, et mon père Egeus,
n' ont-ils pas dit que j' étois fils de Neptune ;
comme Alcmène, pour cacher sa faute pendant
qu' Amphitryon étoit au siège de Thèbes, lui fit
accroire qu' elle avoit reçu une visite de Jupiter ?
Hercule.
Je te trouve bien hardi de te moquer du dompteur
des monstres. Je n' ai jamais entendu raillerie.
Thésée.
Mais ton ombre n' est guère à craindre. Je ne vais
point dans l' Olympe rire aux dépens du fils de
Jupiter immortalisé. Pour des monstres, j' en ai
dompté en mon temps aussi bien que toi.
Hercule.
Oserois-tu comparer tes foibles actions avec
mes travaux ? On n' oubliera jamais le lion de
Némée, pour lequel sont établis les jeux
néméaques ; l' hydre de Lerne, dont les têtes se
multiplioient ; le sanglier d' érymanthe ; le
cerf aux pieds d' airain ; les oiseaux de
Stymphale ; l' amazone dont j' enlevai la ceinture ;
l' étable d' Augée ; le taureau que je traînai dans
l' Hespérie ; Cacus, que je vainquis ; les
chevaux de Diomède, qui se nourrissoient de
chair humaine ; Géryon, roi des Espagnes, à
trois têtes ; les pommes d' or du jardin des
Hespérides ; enfin Cerbère, que je traînai hors
des enfers, et que je contraignis de voir la
lumière.
Thésée.
Et moi, n' ai-je pas vaincu tous les brigands
de la Grèce, chassé Médée de chez mon père,
tué le Minotaure, et trouvé l' issue du
labyrinthe, ce qui fit établir les jeux
isthmiques ? Ils valent bien ceux de Némée. De plus,
j' ai vaincu les amazones qui vinrent assiéger
Athènes. Ajoute à ces actions le combat des
Lapithes, le voyage de Jason pour la toison d' or,
et la chasse du sanglier de Calydon où j' ai eu
tant de part. J' ai osé, aussi bien que toi,
descendre aux enfers.
Hercule.
Oui, mais tu fus puni de ta folle entreprise ;
tu ne pris point Proserpine. Cerbère, que je
traînai hors de son antre ténébreux, dévora
à tes yeux ton ami, et tu demeuras captif. As-tu
oublié que Castor et Pollux reprirent dans
tes mains Hélène leur soeur ? Tu leur laissas
aussi enlever ta pauvre mère éthra. Tout cela
est d' un foible héros. Enfin tu fus chassé
d' Athènes ; et te retirant dans l' île de Scyros,
Lycomède, qui savoit combien tu étois accoutumé
à faire des entreprises injustes, pour te
prévenir te précipita du haut d' un rocher.
Voilà une belle fin !
Thésée.
La tienne est-elle plus honorable de devenir
amoureux d' Omphale, chez qui tu filois, puis
la quitter pour la jeune Iole au préjudice de
la pauvre Déjanire à qui tu avois donné ta foi,
se laisser donner la tunique trempée dans le
sang du centaure Nessus, devenir furieux
jusqu' à précipiter des rochers du mont Oeta dans
la mer le pauvre Lichas, qui ne t' avoit rien
fait, et prier Philoctète en mourant de cacher
ton sépulcre afin qu' on te crût un dieu ? Cette
fin est-elle plus belle que ma mort ? Au moins,
avant que d' être chassé par les athéniens, je
les avois tirés de leurs bourgs, où ils vivoient
avec barbarie, pour les civiliser et leur donner
des lois dans l' enceinte d' une nouvelle ville. Pour
toi, tu n' avois garde d' être législateur ; tout
ton mérite étoit dans tes bras nerveux et dans
tes épaules larges.
Hercule.
Mes épaules ont porté le monde pour soulager
Atlas. De plus, mon courage étoit admiré. Il est
vrai que j' ai été trop attaché aux femmes : mais
c' est bien à toi à me le reprocher, toi qui
abandonnas avec ingratitude
Ariane qui t' avoit sauvé la vie en Crète !
Penses-tu que je n' aie point entendu parler de
l' amazone Antiope, à laquelle tu fus encore
infidèle ? églé, qui lui succéda, ne fut pas plus
heureuse. Tu avois enlevé Hélène, mais ses
frères te surent bien punir. Phèdre t' avoit
aveuglé jusqu' au point qu' elle t' engagea à faire
périr Hippolyte, que tu avois eu de l' amazone.
Plusieurs autres ont possédé ton coeur, et ne
l' ont pas possédé long-temps.
Thésée.
Mais enfin je ne filois pas comme celui qui
a porté le monde.
Hercule.
Je t' abandonne ma vie lâche et efféminée
en Lydie : mais tout le reste est au-dessus de
l' homme.
Thésée.
Tant pis pour toi que tout le reste étant
au-dessus de l' homme, cet endroit soit si fort
au-dessous. D' ailleurs tes travaux que tu vantes
tant, tu ne les as accomplis que pour obéir
à Eurysthée.
Hercule.
Il est vrai que Junon m' avoit assujetti à
toutes ses volontés. C' est la destinée de la vertu
d' être livrée à la persécution des lâches et des
méchants. Mais sa persécution n' a servi qu' à
exercer ma patience et mon courage. Au contraire,
tu as souvent fait des choses injustes. Heureux
le monde, si tu ne fusses point sorti du
labyrinthe !
Thésée.
Alors je délivrai Athènes du tribut de sept
jeunes hommes et d' autant de filles que Minos
lui avoit imposé à cause de la mort de son fils
Androgée. Hélas ! Mon père égée, qui
m' attendoit, ayant cru voir la voile noire au lieu
de la blanche, se jeta dans la mer, et je le
trouvai mort en arrivant. Dès-lors je gouvernai
sagement Athènes.
Hercule.
Comment l' aurois-tu gouvernée puisque tu
étois tous les jours dans de nouvelles expéditions
de guerre, et que tu mis, par tes amours, le feu
dans toute la Grèce ?
Thésée.
Ne parlons plus d' amours : sur ce chapitre
honteux nous ne nous en devons rien l' un à l' autre.
Je l' avoue de bonne foi, je te le cède même
pour l' éloquence ; mais ce qui décide, c' est que
tu es dans les enfers à la merci de Pluton, que
tu as irrité, et que je suis au rang des
immortels dans le haut Olympe.
 
==Dialogue 3==
 
Achille et Chiron.
Peinture vive des écueils d' une jeunesse bouillante
dans un prince né pour commander.
Achille.
à quoi me sert-il d' avoir reçu tes instructions ?
Tu ne m' as jamais parlé que de sagesse, de valeur,
de gloire, d' héroïsme. Avec tes beaux discours, me
voilà devenu ombre vaine : ne m' auroit-il pas
mieux valu passer une longue et délicieuse vie chez
le roi Lycomède, déguisé en fille, avec les
princesses filles de ce roi ?
Chiron.
Hé bien ! Veux-tu demander au destin de
retourner parmi ces filles ? Tu fileras, tu perdras
toute ta gloire, on fera sans toi un second
siège de Troie, le fier Agamemnon ton ennemi
sera chanté par Homère ; Thersite même ne
sera pas oublié : mais pour toi, tu seras
enseveli honteusement dans les ténèbres.
Achille.
Agamemnon m' enlever ma gloire ! Moi demeurer
dans un honteux oubli ! Je ne puis le
souffrir, et j' aimerois mieux périr encore une
fois de la main du lâche Pâris.
Chiron.
Mes instructions sur la vertu ne sont donc
pas à mépriser.
Achille.
Je l' avoue : mais, pour en profiter, je voudrois
retourner au monde.
Chiron.
Qu' y ferois-tu cette seconde fois ?
Achille.
Qu' est-ce que j' y ferois ? J' éviterois la
querelle que j' eus avec Agamemnom : par là
j' épargnerois la vie de mon ami Patrocle, et le
sang de tant d' autres grecs que je laissai périr
sous le glaive cruel des troyens, pendant que
je me roulois de désespoir sur le sable du rivage
comme un insensé.
Chiron.
Mais ne t' avois-je pas prédit que ta colère
te feroit faire toutes ces folies ?
Achille.
Il est vrai, tu me l' avois dit cent fois : mais
la jeunesse écoute-t-elle ce qu' on lui dit ? Elle
ne croit que ce qu' elle voit. Oh ! Si je pouvois
redevenir jeune !
Chiron.
Tu redeviendrois emporté et indocile.
Achille.
Non, je te le promets.
Chiron.
Hé ! Ne m' avois-tu pas promis cent et cent fois
dans mon antre de Thessalie de te modérer quand
tu serois au siège de Troie ? L' as-tu fait ?
Achille.
J' avoue que non.
Chiron.
Tu ne le ferois pas mieux quand tu redeviendrois
jeune ; tu promettrois comme tu promets à présent,
et tu tiendrois ta promesse comme tu l' as tenue.
Achille.
La jeunesse est donc une étrange maladie !
Chiron.
Tu voudrois pourtant encore en être malade.
Achille.
Il est vrai : mais la jeunesse seroit charmante
si on pouvoit la rendre modérée et capable de faire
des réflexions. Toi qui connois tant de remèdes,
n' en as-tu point quelqu' un pour guérir cette
fougue, ce bouillon du sang plus dangereux qu' une
fièvre ardente ?
Chiron.
Le remède est de se craindre soi-même, de
croire les gens sages, de les appeler à son
secours, de profiter de ses fautes passées pour
prévoir celles qu' il faut éviter à l' avenir, et
d' invoquer souvent Minerve, dont la sagesse
est au-dessus de la valeur emportée de Mars.
Achille.
Hé bien ! Je ferai tout cela si tu peux obtenir
de Jupiter qu' il me rappelle à la jeunesse
florissante où je me suis vu. Fais qu' il te rende
aussi la lumière, et qu' il m' assujettisse à tes
volontés comme Hercule le fut à celles
d' Eurysthée.
Chiron.
J' y consens ; je vais faire cette prière au père
des dieux, je sais qu' il m' exaucera. Tu renaîtras,
après une longue suite de siècles, avec du génie,
de l' élévation, du courage, du goût pour les
muses, mais avec un naturel impatient et
impétueux ; tu auras Chiron à tes côtés, nous
verrons l' usage que tu en feras.
 
==Dialogue 4==
 
Achille et Homère.
Manière aimable de faire naître dans le coeur d' un
jeune prince l' amour des belles lettres et de la
gloire.
Achille.
Je suis ravi, grand poëte, d' avoir servi à
t' immortaliser. Ma querelle contre Agamemnon,
ma douleur de la mort de Patrocle, mes combats
contre les troyens, la victoire que je remportai
sur Hector, t' ont donné le plus beau sujet de
poëme qu' on ait jamais vu.
Homère.
J' avoue que le sujet est beau, mais j' en aurois
bien pu trouver d' autres. Une preuve qu' il y en a
d' autres, c' est que j' en ai trouvé effectivement.
Les aventures du sage et patient Ulysse valent
bien la colère de l' impétueux Achille.
Achille.
Quoi ! Comparer le rusé et trompeur Ulysse
au fils de Thétis plus terrible que Mars ! Va,
poëte ingrat, tu sentiras...
Homère.
Tu as oublié que les ombres ne doivent
point se mettre en colère. Une colère d' ombre
n' est guère à craindre. Tu n' as plus d' autres
armes à employer que de bonnes raisons.
Achille.
Pourquoi viens-tu me désavouer que tu me dois la
gloire de ton plus beau poëme ? L' autre n' est
qu' un amas de contes de vieilles ; tout y languit,
tout sent son vieillard dont la vivacité est
éteinte, et qui ne sait point finir.
Homère.
Tu ressembles à bien des gens, qui, faute de
connoître les divers genres d' écrire, croient
qu' un auteur ne se soutient pas quand il passe
d' un genre vif et rapide à un autre plus doux
et plus modéré. Ils devroient savoir que la
perfection est d' observer toujours les divers
caractères, de varier son style suivant les
sujets, de s' élever ou de s' abaisser à propos, et
de donner, par ce contraste, des caractères
plus marqués et plus agréables. Il faut savoir
sonner de la trompette, toucher la lyre, et
jouer même de la flûte champêtre. Je crois que tu
voudrois que je peignisse Calypso avec ses
nymphes dans sa grotte, ou Nausicaa sur
le rivage de la mer, comme les héros et les
dieux mêmes combattant aux portes de Troie.
Parle de guerre, c' est ton fait ; et ne te mêle
jamais de décider sur la poésie en ma présence.
Achille.
Oh ! Que tu es fier, bon homme aveugle ! Tu
te prévaux de ma mort.
Homère.
Tu te prévaux aussi de la mienne. Tu n' es plus que
l' ombre d' Achille, et moi je ne suis que l' ombre
d' Homère.
Achille.
Ah ! Que ne puis-je faire sentir mon ancienne
force à cette ombre ingrate !
Homère.
Puisque tu me presses tant sur l' ingratitude, je
veux enfin te détromper. Tu ne m' as fourni qu' un
sujet que je pouvois trouver ailleurs : mais moi,
je t' ai donné une gloire qu' un autre n' eût pu te
donner, et qui ne s' effacera jamais.
Achille.
Comment ! Tu t' imagines que sans tes vers le
grand Achille ne seroit pas admiré de toutes les
nations et de tous les siècles ?
Homère.
Plaisante vanité ! Pour avoir répandu plus
de sang qu' un autre au siège d' une ville qui
n' a été prise qu' après ta mort ! Hé ! Combien
y a-t-il de héros qui ont vaincu de grands
peuples et conquis de grands royaumes ! Cependant
ils sont dans les ténèbres de l' oubli ;
on ne sait pas même leurs noms. Les muses seules
peuvent immortaliser les grandes actions. Un roi
qui aime la gloire la doit chercher dans ces deux
choses : premièrement il faut la mériter par la
vertu, ensuite se faire aimer par les nourrissons
des muses, qui peuvent la chanter à toute la
postérité.
Achille.
Mais il ne dépend pas toujours des princes
d' avoir de grands poëtes : c' est par hasard que
tu as conçu long-temps après ma mort le dessein
de faire ton iliade.
Homère.
Il est vrai ; mais quand un prince aime les
lettres, il se forme pendant son règne beaucoup
de grands hommes. Ses récompenses et son estime
excitent une noble émulation ; le goût se
perfectionne. Il n' a qu' à aimer et qu' à favoriser
les muses, elles feront bientôt paroître des
hommes inspirés pour louer tout ce qu' il y a de
louable en lui. Quand un prince manque d' un
Homère, c' est qu' il n' est pas digne d' en avoir
un : son défaut de goût attire l' ignorance, la
grossièreté, et la barbarie. La barbarie
déshonore toute une nation, et ôte toute espérance
de gloire durable au prince qui règne. Ne sais-tu
pas qu' Alexandre, qui est depuis peu descendu
ici bas, pleuroit de
n' avoir point eu un poëte qui fît pour lui ce
que j' ai fait pour toi ? C' est qu' il avoit le goût
bon sur la gloire. Pour toi, tu me dois tout, et
tu n' as point de honte de me traiter d' ingrat.
Il n' est plus temps de s' emporter : ta colère
devant Troie étoit bonne à me fournir le
sujet d' un poëme ; mais je ne puis plus chanter
les emportements que tu aurois ici, et ils ne
te feroient point d' honneur. Souviens-toi
seulement que la parque t' ayant ôté tous les
autres avantages, il ne te reste plus que le grand
nom que tu tiens de mes vers. Adieu. Quand
tu seras de plus belle humeur, je viendrai te
chanter dans ce bocage certains endroits de
l' iliade ; par exemple, la défaite des grecs en
ton absence, la consternation des troyens dès
qu' on te vit paroître pour venger Patrocle, les
dieux mêmes étonnés de te voir comme Jupiter
foudroyant. Après cela dis, si tu l' oses,
qu' Achille ne doit point sa gloire à Homère.
 
==Dialogue 5==
 
Achille et Ulysse.
Caractères d' Achille et d' Ulysse.
Ulysse.
Bonjour, fils de Thétis. Je suis enfin descendu
après une longue vie dans ces tristes lieux où
tu fus précipité dès la fleur de ton âge.
Achille.
J' ai vécu peu, parceque les destins injustes
n' ont pas permis que j' acquisse plus de gloire
qu' ils n' en veulent accorder aux mortels.
Ulysse.
Ils m' ont pourtant laissé vivre long-temps
parmi des dangers infinis, d' où je suis toujours
sorti avec honneur.
Achille.
Quel honneur, de prévaloir toujours par la
ruse ! Pour moi, je n' ai point su dissimuler, je
n' ai su que vaincre.
Ulysse.
Cependant j' ai été jugé après ta mort le plus
digne de porter tes armes.
Achille.
Bon ! Tu les as obtenues par ton éloquence,
et non par ton courage. Je frémis quand je
pense que les armes faites par le dieu Vulcain,
et que ma mère m' avoit données, ont été la
récompense d' un discoureur artificieux.
Ulysse.
Sache que j' ai fait de plus grandes choses
que toi. Tu es tombé mort devant la ville de
Troie qui étoit encore dans toute sa gloire, et
c' est moi qui l' ai renversée.
Achille.
Il est plus beau de périr par l' injuste courroux
des dieux après avoir vaincu ses ennemis, que de
finir une guerre en se cachant dans un cheval,
et en se servant du ministère de Minerve pour
tromper ses ennemis.
Ulysse.
As-tu donc oublié que les grecs me doivent
Achille même ? Sans moi tu aurois passé une
vie honteuse parmi les filles du roi Lycomède.
Tu me dois toutes les belles actions que je t' ai
contraint de faire.
Achille.
Mais enfin je les ai faites ; et toi, tu n' as rien
fait que des tromperies. Pour moi, quand j' étois
parmi les filles de Lycomède, c' est que
ma mère Thétis, qui savoit que je devois périr
au siège de Troie, m' avoit caché pour sauver
ma vie. Mais toi, qui ne devois point mourir,
pourquoi faisois-tu le fou avec ta charrue
quand Palamède découvrit si bien ta ruse ?
Oh ! Qu' il y a de plaisir de voir tromper un
trompeur ! Il mit, t' en souviens-tu ? Télémaque
dans le champ pour voir si tu ferois passer la
charrue sur ton propre fils.
Ulysse.
Je m' en souviens ; mais j' aimois Pénélope,
que je ne voulois pas quitter. N' as-tu pas fait
de plus grandes folies pour Briséis, quand tu
quittas le camp des grecs, et fus cause de la
mort de ton ami Patrocle ?
Achille.
Oui : mais quand je retournai, je vengeai
Patrocle et je vainquis Hector. Qui as-tu vaincu
en ta vie, si ce n' est Irus, ce gueux d' Ithaque ?
Ulysse.
Et les amants de Pénélope, et le cyclope
Polyphème ?
Achille.
Tu as pris ces amants en trahison : c' étoient
des hommes amollis par les plaisirs, et presque
toujours ivres. Pour Polyphème, tu n' en devrois
jamais parler. Si tu eusses osé l' attendre, il
t' auroit fait payer bien chèrement l' oeil
que tu lui crevas pendant son sommeil.
Ulysse.
Mais enfin j' ai essuyé pendant vingt ans, au
siège de Troie et dans mes voyages, tous les
dangers et tous les malheurs qui peuvent exercer
le courage et la sagesse d' un homme. Mais qu' as-tu
jamais eu à conduire ? Il n' y avoit en toi qu' une
impétuosité folle et une fureur que les hommes
grossiers ont nommée courage. La main du lâche
Pâris en est venue à bout.
Achille.
Mais toi qui te vantes de ta prudence, ne t' es-tu
pas fait tuer sottement par ton propre fils
Télégone qui te naquit de Circé ? Tu n' eus pas
la précaution de te faire reconnoître par lui.
Voilà un plaisant sage pour me traiter de fou !
Ulysse.
Va, je te laisse avec l' ombre d' Ajax, aussi
brutal que toi, et aussi jaloux de ma gloire.
 
==Dialogue 6==
 
Ulysse et Grillus.
La condition des hommes seroit pire que celle des
bêtes, si la solide philosophie et la vraie
religion ne les soutenoient.
Ulysse.
N' êtes-vous pas bien aise, mon cher Grillus,
de me revoir et d' être en état de reprendre
votre ancienne forme ?
Grillus.
Je suis bien aise de vous voir, favori de
Minerve : mais pour le changement de forme,
vous m' en dispenserez, s' il vous plaît.
Ulysse.
Hélas ! Mon pauvre enfant, savez-vous bien
comment vous êtes fait ? Assurément vous n' avez
point la taille belle ; un gros corps courbé
vers la terre, de longues oreilles pendantes,
de petits yeux à peine entr' ouverts, un groin
horrible, une physionomie très désavantageuse, un
vilain poil grossier et hérissé. Enfin vous êtes
une hideuse personne : je vous l' apprends, si vous
ne le savez pas. Si peu que vous ayez de coeur, vous
vous trouverez trop heureux de redevenir homme.
Grillus.
Vous avez beau dire, je n' en ferai rien : le
métier de cochon est bien plus joli. Il est vrai
que ma figure n' est pas fort élégante ; mais j' en
serai quitte pour ne me regarder jamais au miroir.
Aussi bien, de l' humeur dont je suis depuis
quelque temps, je n' ai guère à craindre de me
mirer dans l' eau, et de m' y reprocher ma laideur :
j' aime mieux un bon bourbier qu' une claire fontaine.
Ulysse.
Cette saleté ne vous fait-elle point horreur ?
Vous ne vivez que d' ordure ; vous vous vautrez
dans des lieux infects : vous êtes toujours
puant à faire bondir le coeur.
Grillus.
Qu' importe ? Tout dépend du goût. Cette odeur est
plus douce pour moi que celle de l' ambre, et cette
ordure est du nectar pour moi.
Ulysse.
J' en rougis pour vous. Est-il possible que vous
ayez sitôt oublié ce que l' humanité a de noble
et d' avantageux ?
Grillus.
Ne me parlez plus de l' humanité : sa noblesse
n' est qu' imaginaire, tous ses maux sont réels, et
les biens ne sont qu' en idée. J' ai un corps sale
et couvert d' un poil hérissé, mais je n' ai plus
besoin d' habits ; et vous seriez plus heureux
dans vos tristes aventures, si vous aviez le corps
aussi velu que moi, pour vous passer de
vêtement. Je trouve par-tout ma nourriture,
jusque dans les lieux les plus dégoûtants. Les
procès et les guerres, et tous les autres embarras
de la vie, ne sont plus rien pour moi. Il ne me
faut ni cuisinier, ni barbier, ni tailleur, ni
architecte. Me voilà libre
et content à peu de frais. Pourquoi me rengager
dans les besoins des hommes ?
Ulysse.
Il est vrai que l' homme a de grands besoins ;
mais les arts qu' il a inventés pour satisfaire à
ces besoins se tournent à sa gloire et font ses
délices.
Grillus.
Il est plus sûr d' être exempt de tous ces
besoins, que d' avoir les moyens les plus
merveilleux d' y remédier. Il vaut mieux jouir
d' une santé parfaite sans aucune science de la
médecine, que d' être toujours malade avec des
remèdes excellents pour se guérir.
Ulysse.
Mais, mon cher Grillus, vous ne comptez donc
plus pour rien l' éloquence, la poésie, la
musique, la science des arts et du monde entier,
celle des figures et des nombres ? Avez-vous
renoncé à notre chère patrie, aux sacrifices,
aux festins, aux jeux, aux danses, aux combats,
aux couronnes qui servent de prix aux vainqueurs ?
Répondez.
Grillus.
Mon tempérament de cochon est si heureux, qu' il me
met au-dessus de toutes ces belles choses. J' aime
mieux grognoner que d' être aussi éloquent que vous.
Ce qui me dégoûte
de l' éloquence, c' est que la vôtre même, qui
égale celle de Minerve, ne me persuade ni
ne me touche. Je ne veux persuader personne ;
je n' ai que faire d' être persuadé. Je suis aussi
peu curieux de vers que de prose ; tout cela est
devenu viande creuse pour moi. Pour les combats
de la lutte et des chariots, je les laisse
volontiers à ceux qui sont passionnés pour
une couronne, comme les enfants pour leurs
jouets : je ne suis plus assez dispos pour
remporter le prix ; et je ne l' envierai point à un
autre moins chargé de lard et de graisse. Pour
la musique, j' en ai perdu le goût, et le goût
décide de tout ; le goût qui vous y attache m' en
a détaché : n' en parlons plus. Retournez à
Ithaque : la patrie d' un cochon se trouve
par-tout où il y a du gland. Allez, régnez, revoyez
Pénélope, punissez ses amants : pour moi, ma
Pénélope est la truie qui est ici près ; je règne
dans mon étable, et rien ne trouble mon empire.
Beaucoup de rois dans des palais dorés ne
peuvent atteindre à mon bonheur ; on les
nomme fainéants et indignes du trône, quand
ils veulent régner comme moi, sans tourmenter
le genre humain.
Ulysse.
Vous ne songez pas qu' un cochon est à la
merci des hommes, et qu' on ne l' engraisse
que pour l' égorger. Avec ce beau raisonnement
vous finirez bientôt votre destinée. Les
hommes, au rang desquels vous ne voulez pas être,
mangeront votre lard, vos boudins, et vos jambons.
Grillus.
Il est vrai que c' est le danger de mon état : mais
le vôtre n' a-t-il pas aussi ses périls ? Je
m' expose à la mort par une vie douce dont la
volupté est réelle : vous vous exposez de même
à une mort prompte par une vie malheureuse
et pour une gloire chimérique. Je conclus
qu' il vaut mieux être cochon que héros. Apollon
lui-même dût-il chanter un jour vos victoires,
son chant ne vous guériroit point de vos peines,
et ne vous garantiroit point de la mort. Le
régime d' un cochon vaut mieux.
Ulysse.
Vous êtes donc assez insensé et assez abruti
pour mépriser la sagesse, qui égale presque les
hommes aux dieux ?
Grillus.
Au contraire, c' est par sagesse que je méprise
les hommes. C' est une impiété de croire qu' ils
ressemblent aux dieux, puisqu' ils sont aveugles
et injustes, trompeurs, malfaisants, malheureux
et dignes de l' être, armés cruellement
les uns contre les autres, et autant ennemis
d' eux-mêmes que de leurs voisins. à quoi aboutit
cette sagesse que l' on vante tant ? Elle ne
redresse point les moeurs des hommes ; elle ne se
tourne qu' à flatter et à contenter leurs passions.
Ne vaudroit-il pas mieux n' avoir point de raison,
que d' en avoir pour autoriser les choses les plus
déraisonnables ? Ah ! Ne me parlez plus de
l' homme : c' est le plus injuste, et par conséquent
le plus déraisonnable de tous les animaux. Sans
flatterie, un cochon est une assez bonne personne ;
il ne fait ni fausse monnoie ni faux contrats ;
il ne se parjure jamais ; il n' a ni avarice ni
ambition ; la gloire ne lui fait point faire de
conquêtes injustes ; il est ingénu et sans
malice ; sa vie se passe à boire, manger et dormir.
Si tout le monde lui ressembloit, tout le
monde dormiroit aussi dans un profond repos, et
vous ne seriez pas ici ; Pâris n' auroit pas
enlevé Hélène ; les grecs n' auroient pas
renversé la superbe ville de Troie après un
siège de dix ans ; vous n' auriez point erré sur
mer et sur terre au gré de la fortune, et vous
n' auriez pas besoin de conquérir votre propre
royaume. Ne me parlez donc plus de raison ;
car les hommes n' ont que de la folie. Ne vaut-il
pas mieux être bête que méchant fou ?
Ulysse.
J' avoue que je ne puis assez m' étonner de votre
stupidité.
Grillus.
Belle merveille, qu' un cochon soit stupide !
Chacun doit garder son caractère ; vous gardez
le vôtre d' homme inquiet, éloquent, impérieux,
plein d' artifice, et perturbateur du repos public.
La nation à laquelle je suis incorporé est
modeste, silencieuse, ennemie de la subtilité et
des beaux discours : elle va sans raisonner tout
droit au plaisir.
Ulysse.
Du moins vous ne sauriez désavouer que
l' immortalité réservée aux hommes n' élève
infiniment leur condition au-dessus des bêtes.
Je suis effrayé de l' aveuglement de Grillus,
quand je songe qu' il compte pour rien les délices
des champs élysées, où les hommes vivent heureux
après leur mort.
Grillus.
Arrêtez, s' il vous plaît. Je ne suis pas encore
tellement cochon que je renonçasse à être homme,
si vous me montriez dans l' homme une immortalité
véritable : mais pour n' être qu' une ombre, et
encore une ombre plaintive, qui regrette jusque
dans les champs élysées avec lâcheté les misérables
peines de
ce monde, j' avoue que cette ombre d' immortalité
ne vaut pas la peine de se contraindre. Achille,
dans les champs élysées, joue au palet sur
l' herbe : mais il donneroit toute sa gloire,
qui n' est qu' un songe, pour être l' infame
Thersite au nombre des vivants. Cet Achille si
désabusé de la gloire n' est plus qu' un fantôme ;
ce n' est plus lui-même : on n' y reconnoît plus
ni son courage ni ses sentiments ; c' est un je
ne sais quoi qui ne reste de lui que pour le
déshonorer. Cette ombre vaine n' est non plus
Achille, que la mienne n' est mon corps. N' espérez
donc pas, éloquent Ulysse, m' éblouir par une
fausse apparence d' immortalité. Je veux quelque
chose de plus réel ; faute de quoi, je persiste à
demeurer dans l' état où je suis. Montrez-moi que
l' homme a en lui quelque chose de plus noble que
son corps, et qui soit exempt de la corruption ;
montrez-moi que ce qui pense en l' homme n' est point
le corps, et subsiste toujours après cette machine
grossière ; enfin faites voir que ce qui reste de
l' homme après cette vie est un être véritablement
heureux ; établissez que les dieux ne sont
point injustes, et qu' il y a au-delà de cette
vie une solide récompense pour la vertu
toujours souffrante ici-bas : aussitôt, divin fils de
Laërte, je cours avec vous au travers des dangers ;
je sors content de l' étable de Circé ; je
ne suis plus cochon ; je redeviens homme, et
homme en garde contre tous les plaisirs. Par
tout autre chemin vous ne me conduirez jamais à
votre but. J' aime mieux n' être que cochon gros et
gras, content de mon ordure, que d' être homme
foible, vain, léger, malin, trompeur et injuste,
qui n' espère d' être après sa mort qu' une ombre
triste, plaintive, et un fantôme mécontent de sa
condition.
 
==Dialogue 7==
 
Confucius et Socrate.
Confucius.
J' apprends que vos européens vont souvent
chez nos orientaux, et qu' ils me nomment le
Socrate de la Chine. Je me tiens honoré de ce
nom.
Socrate.
Laissons les compliments dans un pays où
ils ne sont plus de saison. Sur quoi fonde-t-on
cette ressemblance entre nous ?
Confucius.
Sur ce que nous avons vécu à peu près dans
les mêmes temps, et que nous avons été tous
deux pauvres, modérés, pleins de zèle pour
rendre les hommes vertueux.
Socrate.
Pour moi, je n' ai point formé, comme vous,
des hommes excellents pour aller dans toutes
les provinces semer la vertu, combattre le
vice, et instruire les hommes.
Confucius.
Vous avez formé une école de philosophes
qui ont beaucoup éclairé le monde.
Ma pensée n' a jamais été de rendre le peuple
philosophe, je n' ai pas osé l' espérer. J' ai
abandonné à toutes ses erreurs le vulgaire
grossier et corrompu : je me suis borné à
l' instruction d' un petit nombre de disciples d' un
esprit cultivé, et qui cherchoient les principes
des bonnes moeurs. Je n' ai jamais voulu rien
écrire, et j' ai trouvé que la parole étoit
meilleure pour enseigner. Un livre est une chose
morte qui ne répond point aux difficultés
imprévues et diverses de chaque lecteur ; un livre
passe dans les mains des hommes incapables
d' en faire un bon usage ; un livre est
susceptible de plusieurs sens contraires à celui
de l' auteur. J' ai mieux aimé choisir certains
hommes, et leur confier une doctrine que
je leur fisse bien comprendre de vive voix.
Confucius.
Ce plan est beau ; il marque des pensées
bien simples, bien solides, bien exemptes de
vanité. Mais avez-vous évité par là toutes les
diversités d' opinions parmi vos disciples ? Pour
moi, j' ai évité les subtilités de raisonnement,
et je me suis borné à des maximes sensées pour
la pratique des vertus dans la société.
Socrate.
Pour moi, j' ai cru qu' on ne peut établir les
vraies maximes qu' en remontant aux premiers
principes qui peuvent les prouver, et en réfutant
tous les autres préjugés des hommes.
Confucius.
Mais enfin, par vos premiers principes,
avez-vous évité les combats d' opinions entre
vos disciples ?
Socrate.
Nullement ; Platon et Xénophon, mes principaux
disciples, ont eu des vues toutes différentes.
Les académiciens, formés par Platon, se sont
divisés entre eux : cette expérience m' a
désabusé de mes espérances sur les hommes.
Un homme ne peut presque rien sur les autres
hommes. Les hommes ne peuvent rien sur
eux-mêmes par l' impuissance où l' orgueil et
les passions les tiennent ; à plus forte raison
les hommes ne peuvent-ils rien les uns sur les
autres : l' exemple et la raison insinuée avec
beaucoup d' art font seulement quelque effet
sur un fort petit nombre d' hommes mieux nés
que les autres. Une réforme générale d' une
république me paroît enfin impossible, tant
je suis désabusé du genre humain.
Confucius.
Pour moi, j' ai écrit, et j' ai envoyé mes
disciples pour tâcher de réduire aux bonnes
moeurs toutes les provinces de notre empire.
Socrate.
Vous avez écrit des choses courtes et simples,
si toutefois ce qu' on a publié sous votre
nom est effectivement de vous. Ce ne sont que
des maximes, qu' on a peut-être recueillies de
vos conversations, comme Platon dans ses
dialogues a rapporté les miennes. Des maximes
coupées de cette façon ont une sécheresse qui
n' étoit pas, je m' imagine, dans vos entretiens.
D' ailleurs vous étiez d' une maison royale et
en grande autorité dans toute votre nation :
vous pouviez faire bien des choses qui ne m' étoient
pas permises à moi, fils d' un artisan. Pour moi,
je n' avois garde d' écrire, et je n' ai que trop
parlé : je me suis même éloigné de tous les
emplois de ma république pour apaiser l' envie ; et
je n' ai pu y réussir, tant il est
impossible de faire quelque chose de bon des
hommes.
Confucius.
J' ai été plus heureux parmi les chinois ; je
les ai laissés avec des lois sages, et assez bien
policés.
Socrate.
De la manière que j' en entends parler sur
les relations de nos européens, il faut en effet
que la Chine ait eu de bonnes lois et une
exacte police. Il y a grande apparence que les
chinois ont été meilleurs qu' ils ne sont. Je ne
veux pas désavouer qu' un peuple, quand il a
une bonne et constante forme de gouvernement, ne
puisse devenir fort supérieur aux autres peuples
moins bien policés. Par exemple, nous autres
grecs, qui avons eu de sages législateurs et
certains citoyens désintéressés qui n' ont songé
qu' au bien de la république, nous avons été bien
plus polis et plus vertueux que les peuples que
nous avons nommés barbares. Les égyptiens, avant
nous, ont eu aussi des sages qui les ont policés,
et c' est d' eux que nous sont venues les bonnes
lois. Parmi les républiques de la Grèce, la nôtre
a excellé dans les arts libéraux, dans les
sciences, dans les armes : mais celle qui a montré
plus long-temps une discipline pure et austère, c' est
celle de Lacédémone. Je conviens donc qu' un
peuple gouverné par de bons législateurs qui
se sont succédé les uns aux autres, et qui ont
soutenu les coutumes vertueuses, peut être
mieux policé que les autres qui n' ont pas eu
la même culture. Un peuple bien conduit sera
plus sensible à l' honneur, plus ferme contre
les périls, moins sensible à la volupté, plus
accoutumé à se passer de peu, plus juste pour
empêcher les usurpations et les fraudes de
citoyen à citoyen. C' est ainsi que les
lacédémoniens ont été disciplinés ; c' est ainsi que
les chinois ont pu l' être dans les siècles
reculés. Mais je persiste à croire que tout un
peuple n' est point capable de remonter aux principes
de la vraie sagesse : il peut garder certaines
règles utiles et louables, mais c' est plutôt par
l' autorité de l' éducation, par le respect des
lois, par le zèle de la patrie, par l' émulation
qui vient des exemples, par la force de la
coutume, souvent même par la crainte du
déshonneur et par l' espérance d' être récompensé.
Mais être philosophe, suivre le beau et le bon
en lui-même par la simple persuasion, et par
le vrai et libre amour du beau et du bon, c' est
ce qui ne peut jamais être répandu dans tout
un peuple ; c' est ce qui est réservé à certaines
ames choisies que le ciel a voulu séparer des
autres. Le peuple n' est capable que de certaines
vertus d' habitude et d' opinion, sur l' autorité
de ceux qui ont gagné sa confiance. Encore une fois,
je crois que telle fut la vertu de vos anciens
chinois. De telles gens sont justes dans les
choses où on les a accoutumés à mettre une règle
de justice, et point en d' autres plus importantes
où l' habitude de juger de même leur manque. On
sera juste pour son concitoyen, et inhumain contre
son esclave ; zélé pour sa patrie, et conquérant
injuste contre un peuple voisin, sans songer
que la terre entière n' est qu' une seule patrie
commune, où tous les hommes des divers peuples
devroient vivre comme une seule famille. Ces
vertus, fondées sur la coutume et sur les
préjugés d' un peuple, sont toujours des vertus
estropiées, faute de remonter jusqu' aux premiers
principes qui donnent dans toute son étendue la
véritable idée de la justice et de la vertu. Ces
mêmes peuples qui paroissent si vertueux dans
certains sentiments et dans certaines actions
détachées avoient une religion aussi remplie de
fraude, d' injustice et d' impureté, que leurs lois
étoient justes et austères. Quel mélange ! Quelle
contradiction ! Voilà pourtant ce qu' il y a eu de
meilleur dans ces peuples tant vantés : voilà
l' humanité regardée sous sa plus belle face.
Confucius.
Peut-être avons-nous été plus heureux que
vous, car la vertu a été grande dans la Chine.
Socrate.
On le dit ; mais, pour en être assuré par
une voie non suspecte, il faudroit que les
européens connussent de près votre histoire
comme ils connoissent la leur propre. Quand
le commerce sera entièrement libre et fréquent,
quand les critiques européens auront passé dans
la Chine pour examiner en rigueur tous les anciens
manuscrits de votre histoire, quand ils auront
séparé les fables et les choses douteuses d' avec
les certaines, quand ils auront vu le fort et le
foible du détail des moeurs antiques, peut-être
trouvera-t-on que la multitude des hommes a été
toujours foible, vaine, et corrompue, chez vous
comme par-tout ailleurs, et que les hommes ont été
hommes dans tous les pays et dans tous les temps.
Confucius.
Mais pourquoi n' en croirez-vous pas nos
historiens et vos relateurs ?
Socrate.
Vos historiens nous sont inconnus, on n' en
a que des morceaux extraits et rapportés par
des relateurs peu critiques. Il faudroit savoir
à fond votre langue, lire tous vos livres, voir
sur-tout les originaux, et attendre qu' un
grand nombre de savants eût fait cette étude
à fond, afin que, par le grand nombre d' examinateurs,
la chose pût être pleinement éclaircie. Jusque-là,
votre nation me paroît un spectacle beau et grand
de loin, mais très douteux et équivoque.
Confucius.
Voulez-vous ne rien croire parceque
Fernand Mendez Pinto a beaucoup exagéré ?
Douterez-vous que la Chine ne soit un vaste et
puissant empire, très peuplé et bien policé,
que les arts n' y fleurissent, qu' on n' y cultive
les hautes sciences, que le respect des lois n' y
soit admirable ?
Socrate.
Par où voulez-vous que je me convainque de toutes
ces choses ?
Confucius.
Par vos propres relateurs.
Socrate.
Il faut donc que je les croie, ces relateurs ?
Confucius.
Pourquoi non ?
Socrate.
Et que je les croie dans le mal comme dans le bien ?
Répondez, de grace.
Confucius.
Je le veux.
Socrate.
Selon ces relateurs, le peuple de la terre le
plus vain, le plus superstitieux, le plus
intéressé, le plus injuste, le plus menteur, c' est
le chinois.
Confucius.
Il y a par-tout des hommes vains et menteurs.
Socrate.
Je l' avoue ; mais à la Chine les principes de
toute la nation, auxquels on n' attache aucun
déshonneur, sont de mentir et de se prévaloir
du mensonge. Que peut-on attendre d' un tel
peuple pour les vérités éloignées et difficiles
à éclaircir ? Ils sont fastueux dans toutes leurs
histoires : comment ne le seroient-ils pas,
puisqu' ils sont même si vains et si exagérants
pour les choses présentes qu' on peut examiner
de ses propres yeux, et où on peut les convaincre
d' avoir voulu imposer aux étrangers ? Les
chinois, sur le portrait que j' en ai ouï faire,
me paroissent assez semblables aux égyptiens.
C' est un peuple tranquille et paisible dans un
beau et riche pays, un peuple vain qui méprise
tous les autres peuples de l' univers, un peuple
qui se pique d' une antiquité extraordinaire, et
qui met sa gloire dans le nombre
des siècles de sa durée ; c' est un peuple
superstitieux jusqu' à la superstition la plus
grossière et la plus ridicule malgré sa politesse ;
c' est un peuple qui a mis toute sa sagesse à garder
ses lois sans oser examiner ce qu' elles ont de
bon ; c' est un peuple grave, mystérieux, composé,
et rigide observateur de toutes ses anciennes
coutumes pour l' extérieur, sans y chercher la
justice, la sincérité, et les autres vertus
intérieures ; c' est un peuple qui a fait de grands
mystères de plusieurs choses très superficielles,
et dont la simple explication diminue beaucoup
le prix. Les arts y sont fort médiocres, et les
sciences n' y étoient presque rien de solide quand
nos européens ont commencé à les connoître.
Confucius.
N' avions-nous pas l' imprimerie, la poudre à canon,
la géométrie, la peinture, l' architecture, l' art
de faire la porcelaine, enfin une manière de
lire et d' écrire bien meilleure que celle de vos
occidentaux ? Pour l' antiquité de nos histoires,
elle est constante par nos observations
astronomiques. Vos occidentaux prétendent que nos
calculs sont fautifs ; mais les observations ne
leur sont pas suspectes, et ils avouent qu' elles
quadrent juste avec les révolutions du ciel.
Socrate.
Voilà bien des choses que vous mettez ensemble
pour réunir tout ce que la Chine a de plus
estimable ; mais examinons-les de près l' une après
l' autre.
Confucius.
Volontiers.
Socrate.
L' imprimerie n' est qu' une commodité pour les
gens de lettres, et elle ne mérite pas une
grande gloire. Un artisan, avec des qualités
peu estimables, peut être l' auteur d' une telle
invention : elle est même imparfaite chez vous,
car vous n' avez que l' usage des planches ; au lieu
que les occidentaux ont avec l' usage des planches
celui des caractères, dont ils font telle
composition qu' il leur plaît en fort peu de temps.
De plus, il n' est pas tant question d' avoir un art
pour faciliter les études, que de l' usage qu' on
en fait. Les athéniens de mon temps n' avoient pas
l' imprimerie, et néanmoins on voyoit fleurir chez
eux les beaux arts et les hautes sciences ; au
contraire, les occidentaux, qui ont trouvé
l' imprimerie mieux que les chinois, étoient des
hommes grossiers, ignorants, et barbares.
La poudre à canon est une invention pernicieuse
pour détruire le genre humain ; elle
nuit à tous les hommes, et ne sert véritablement
à aucun peuple : les uns imitent bientôt ce que
les autres font contre eux. Chez les occidentaux,
où les armes à feu ont été bien plus perfectionnées
qu' à la Chine, de telles armes ne décident rien de
part ni d' autre : on a proportionné les moyens
de défense aux armes de ceux qui attaquent ; tout
cela revient à une espèce de compensation, après
laquelle chacun n' est pas plus avancé que quand on
n' avoit que des tours et de simples murailles,
avec des piques, des javelots, des épées, des
arcs, des tortues, et des beliers. Si on
convenoit de part et d' autre de renoncer aux armes
à feu, on se débarrasseroit mutuellement d' une
infinité de choses superflues et incommodes : la
valeur, la discipline, la vigilance, et le génie,
auroient plus de part à la décision de toutes les
guerres. Voilà donc une invention qu' il n' est guère
permis d' estimer.
Confucius.
Mépriserez-vous aussi nos mathématiciens ?
Socrate.
Ne m' avez-vous pas donné pour règle de croire les
faits rapportés par nos relateurs ?
Confucius.
Il est vrai ; mais ils avouent que nos
mathématiciens sont habiles.
Socrate.
Ils disent qu' ils ont fait certains progrès, et
qu' ils savent bien faire plusieurs opérations :
mais ils ajoutent qu' ils manquent de méthode,
qu' ils font mal certaines démonstrations, qu' ils
se trompent sur des calculs, qu' il y a plusieurs
choses très importantes dont ils n' ont rien
découvert. Voilà ce que j' entends dire. Ces hommes
si entêtés de la connoissance des astres, et qui y
bornent leur principale étude, se sont trouvés dans
cette étude même très inférieurs aux occidentaux qui
ont voyagé dans la Chine, et qui, selon les
apparences, ne sont pas les plus parfaits
astronomes de l' Occident. Tout cela ne répond
point à cette idée merveilleuse d' un peuple
supérieur à toutes les autres nations. Je ne
dis rien de votre porcelaine ; c' est plutôt le
mérite de votre terre que de votre peuple ; ou
du moins si c' est un mérite pour les hommes,
ce n' est qu' un mérite de vil artisan. Votre
architecture n' a point de belles proportions ;
tout y est bas et écrasé ; tout y est confus et
chargé de petits ornements qui ne sont ni
nobles ni naturels. Votre peinture a quelque
vie et une grace je ne sais quelle ; mais elle
n' a ni correction de dessin, ni ordonnance, ni
noblesse dans les figures, ni vérité dans les
représentations ; on n' y voit ni paysages
naturels, ni histoires, ni pensées raisonnables et
suivies ; on n' est ébloui que par la beauté des
couleurs et du vernis.
Confucius.
Ce vernis même est une merveille inimitable dans
tout l' Occident.
Socrate.
Il est vrai : mais vous avez cela de commun
avec les peuples les plus barbares, qui ont
quelquefois le secret de faire en leur pays,
par le secours de la nature, des choses que les
nations les plus industrieuses ne sauroient
exécuter chez elles.
Confucius.
Venons à l' écriture.
Socrate.
Je conviens que vous avez dans votre écriture un
grand avantage pour la mettre en commerce chez tous
les peuples voisins qui parlent des langues
différentes de la chinoise. Chaque caractère
signifiant un objet, de même que nos mots entiers,
un étranger peut lire vos écrits sans savoir votre
langue, et il peut vous répondre par les mêmes
caractères, quoique sa langue vous soit entièrement
inconnue. De tels caractères, s' ils étoient
par-tout en usage, seroient comme une langue
commune pour tout le genre humain, et la
commodité en seroit infinie pour le commerce
d' un bout du monde à l' autre. Si toutes les
nations pouvoient convenir entre elles d' enseigner à
tous leurs enfants ces caractères, la diversité
des langues n' arrêteroit plus les voyageurs, il y
auroit un lien universel de société. Mais rien
n' est plus impraticable que cet usage universel
de vos caractères : il y en a un si prodigieux
nombre pour signifier tous les objets qu' on
désigne dans le langage humain, que vos savants
mettent un grand nombre d' années à apprendre à
écrire. Quelle nation s' assujettira à une étude si
pénible ? Il n' y a aucune science épineuse qu' on
n' apprît plus promptement. Que sait-on, en vérité,
quand on ne sait encore que lire et écrire ?
D' ailleurs, peut-on espérer que tant de nations
s' accordent à enseigner cette écriture à leurs
enfants ? Dès que vous renfermerez cet art dans un
seul pays, ce n' est plus rien que de très
incommode : dès-lors vous n' avez plus l' avantage de
vous faire entendre aux nations d' une langue
inconnue, et vous avez l' extrême désavantage
de passer misérablement la meilleure partie
de votre vie à apprendre à écrire ; ce qui vous
jette dans deux inconvénients, l' un d' admirer
vainement un art pénible et infructueux,
l' autre de consumer toute votre jeunesse dans
cette étude sèche qui vous exclut de tout
progrès pour les connoissances les plus solides.
Confucius.
Mais notre antiquité, de bonne foi, n' en
êtes-vous pas convaincu ?
Socrate.
Nullement : les raisons qui persuadent aux
astronomes occidentaux que vos observations
doivent être véritables peuvent avoir frappé
de même vos astronomes, et leur avoir fourni
une vraisemblance pour autoriser vos vaines
fictions sur les antiquités de la Chine. Vos
astronomes auront vu que telles choses ont dû
arriver en tels et en tels temps par les mêmes
règles qui en persuadent nos astronomes
d' Occident : ils n' auront pas manqué de faire leurs
prétendues observations sur ces règles pour
leur donner une apparence de vérité. Un peuple
fort vain et fort jaloux de la gloire de son
antiquité, si peu qu' il soit intelligent dans
l' astronomie, ne manque pas de colorer ainsi ses
fictions ; le hasard même peut les avoir un peu
aidés. Enfin il faudroit que les plus savants
astronomes d' Occident eussent la commodité
d' examiner dans les originaux toute cette suite
d' observations. Les égyptiens étoient grands
observateurs des astres, et en
même temps amoureux de leurs fables : pour
remonter à des milliers de siècles, il ne faut
pas douter qu' ils n' aient travaillé à accorder
ces deux passions.
Confucius.
Que concluriez-vous donc sur notre empire ? Il
étoit hors de tout commerce avec vos nations
où les sciences ont régné ; il étoit environné
de tous côtés par des nations grossières ; il a
certainement, depuis plusieurs siècles au-dessus
de mon temps, des lois, une police et des arts
que les autres peuples orientaux n' ont point eus.
L' origine de notre nation est inconnue : elle se
cache dans l' obscurité des siècles les plus reculés.
Vous voyez bien que je n' ai ni entêtement ni
vanité là-dessus. De bonne foi, que pensez-vous
sur l' origine d' un tel peuple ?
Socrate.
Il est difficile de décider juste ce qui est
arrivé parmi tant de choses qui ont pu se faire
et ne se faire pas dans la manière dont les
terres ont été peuplées. Mais voici ce qui me
paroît assez naturel. Les peuples les plus
anciens de nos histoires, les peuples les plus
puissants et les plus polis, sont ceux de l' Asie
et de l' égypte : c' est là comme la source des
colonies. Nous voyons que les égyptiens ont
fait des colonies dans la Grèce, et en ont formé
les moeurs. Quelques asiatiques, comme les
phéniciens et les phrygiens, ont fait de même
sur toutes les côtes de la mer Méditerranée.
D' autres asiatiques de ces royaumes qui étoient
sur les bords du Tigre et de l' Euphrate
ont pu pénétrer jusque dans les Indes pour
les peupler. Les peuples, en se multipliant,
auront passé les fleuves et les montagnes, et
insensiblement auront répandu leurs colonies
jusque dans la Chine : rien ne les aura arrêtés
dans ce vaste continent qui est presque tout
uni. Il n' y a guère d' apparence que les hommes
soient parvenus à la Chine par l' extrémité
du Nord, qu' on nomme à présent la Tartarie ;
car les chinois paroissent avoir été dès la plus
grande antiquité des peuples doux, paisibles,
policés, et cultivant la sagesse, ce qui est le
contraire des nations violentes et farouches
qui ont été nourries dans les pays sauvages du
Nord. Il n' y a guère d' apparence non plus que
les hommes soient arrivés à la Chine par la
mer : les grandes navigations n' étoient alors
ni usitées, ni possibles. De plus, les moeurs,
les arts, les sciences et la religion des chinois
se rapportent très bien aux moeurs, aux arts,
aux sciences, à la religion des babyloniens et
de ces autres peuples que nos histoires nous
dépeignent. Je croirois donc que quelques
siècles avant le vôtre ces peuples asiatiques
ont pénétré jusqu' à la Chine ; qu' ils y ont
fondé votre empire ; que vous avez eu des rois
habiles et de vertueux législateurs ; que la
Chine a été plus estimable encore qu' elle ne
l' est aujourd' hui pour les arts et pour les
moeurs ; que vos historiens ont flatté l' orgueil
de la nation ; qu' on a exagéré des choses qui
méritoient quelque louange ; qu' on a mêlé la
fable avec la vérité, et qu' on a voulu dérober à
la postérité l' origine de la nation, pour la
rendre plus merveilleuse à tous les autres peuples.
Confucius.
Vos grecs n' en ont-ils pas fait autant ?
Socrate.
Encore pis : ils ont leurs temps fabuleux,
qui approchent beaucoup du vôtre. J' ai vécu,
suivant la supputation commune, environ 300 ans
après vous. Cependant, quand on veut en rigueur
remonter au-dessus de mon temps, on ne trouve
aucun historien qu' Hérodote, qui a écrit
immédiatement après la guerre des perses,
c' est-à-dire environ soixante ans avant ma
mort : cet historien n' établit rien de suivi et ne
pose aucune date précise par des auteurs
contemporains pour tout ce qui est beaucoup plus
ancien que cette guerre. Les
temps de la guerre de Troie, qui n' ont
qu' environ six cents ans au-dessus de moi, sont
encore des temps reconnus pour fabuleux. Jugez
s' il faut s' étonner que la Chine ne soit pas
bien assurée de ce grand nombre de siècles que
ses histoires lui donnent avant votre temps.
Confucius.
Mais pourquoi auriez-vous inclination de
croire que nous sommes sortis des babyloniens ?
Socrate.
Le voici. Il y a beaucoup d' apparence que
vous venez de quelque peuple de la haute Asie
qui s' est répandu de proche en proche jusqu' à
la Chine, et peut-être même dans les temps
de quelque conquête des Indes, qui a mené
le peuple conquérant jusque dans les pays
qui composent aujourd' hui votre empire. Votre
antiquité est grande : il faut donc que votre
espèce de colonie se soit faite par quelqu' un
de ces anciens peuples, comme ceux de Ninive
ou de Babylone. Il faut que vous veniez de
quelque peuple puissant et fastueux, car c' est
encore le caractère de votre nation. Vous êtes
seul de cette espèce dans tous vos pays ; et les
peuples voisins, qui n' ont rien de semblable,
n' ont pu vous donner vos moeurs. Vous avez,
comme les anciens babyloniens, l' astronomie
et même l' astrologie judiciaire, la superstition,
l' art de deviner, une architecture plus
somptueuse que proportionnée, une vie de
délices et de faste, de grandes villes, un
empire où le prince a une autorité absolue, des
lois fort révérées, des temples en abondance,
et une multitude de dieux de toutes les figures.
Tout ceci n' est qu' une conjecture, mais elle
pourroit être vraie.
Confucius.
Je vais en demander des nouvelles au roi Yao,
qui se promène, dit-on, avec vos anciens
rois d' Argos et d' Athènes dans ce petit bois de
myrtes.
Socrate.
Pour moi, je ne me fie ni à Cécrops, ni à
Inachus, ni à Pélops, pas même aux héros
d' Homère, sur nos antiquités.
 
==Dialogue 8==
 
Romulus et Rémus.
La grandeur où on ne parvient que par le crime ne
sauroit donner ni gloire ni bonheur solide.
Rémus.
Enfin vous voilà, mon frère, au même état
que moi ; cela ne valoit pas la peine de me
faire mourir. Quelques années où vous avez
régné seul sont finies, il n' en reste rien ; et
vous les auriez passées plus doucement, si
vous aviez vécu en paix, partageant l' autorité
avec moi.
Romulus.
Si j' avois eu cette modération, je n' aurois
ni fondé la puissante ville que j' ai établie, ni
fait les conquêtes qui m' ont immortalisé.
Rémus.
Il valoit mieux être moins puissant et être
plus juste et plus vertueux : je m' en rapporte
à Minos et à ses deux collègues qui vont vous
juger.
Romulus.
Cela est bien dur. Sur la terre personne
n' eût osé me juger.
Mon sang, dans lequel vous avez trempé vos
mains, fera votre condamnation ici-bas, et
noircira à jamais votre réputation sur la terre.
Vous vouliez de l' autorité et de la gloire.
L' autorité n' a fait que passer dans vos mains ; elle
vous a échappé comme un songe. Pour la
gloire, vous ne l' aurez jamais. Avant que d' être
grand homme, il faut être honnête homme ;
et l' on doit s' éloigner des crimes indignes des
hommes, avant que d' aspirer aux vertus des
dieux. Vous aviez l' inhumanité d' un monstre,
et vous prétendiez être un héros !
Romulus.
Vous ne m' auriez pas parlé de la sorte
impunément, quand nous tracions notre ville.
Rémus.
Il est vrai : je ne l' ai que trop senti. Mais
d' où vient que vous êtes descendu ici ? On
disoit que vous étiez devenu immortel.
Romulus.
Mon peuple a été assez sot pour le croire.
 
==Dialogue 9==
 
Romulus et Tatius.
Le vrai héroïsme est incompatible avec la fraude et
la violence.
Tatius.
Je suis arrivé ici un peu plus tôt que toi :
mais enfin nous y sommes tous deux ; et tu
n' es pas plus avancé que moi, ni mieux dans
tes affaires.
Romulus.
La différence est grande. J' ai la gloire d' avoir
fondé une ville éternelle avec un empire
qui n' aura d' autres bornes que celles de
l' univers ; j' ai vaincu les peuples voisins ; j' ai
formé une nation invincible d' une foule de
criminels réfugiés. Qu' as-tu fait qu' on puisse
comparer à ces merveilles ?
Tatius.
Belles merveilles ! Assembler des voleurs,
des scélérats ; se faire chef de bandits, ravager
impunément les pays voisins, enlever des
femmes par trahison, n' avoir pour loi que la
fraude et la violence, massacrer son propre
frère ; voilà ce que j' avoue que je n' ai point
fait. Ta ville durera tant qu' il plaira aux
dieux ; mais elle est élevée sur de mauvais
fondements. Pour ton empire, il pourra
aisément s' étendre ; car tu n' as appris à tes
citoyens qu' à usurper le bien d' autrui : ils ont
grand besoin d' être gouvernés par un roi plus
modéré et plus juste que toi. Aussi dit-on que
Numa, mon gendre, t' a succédé : il est sage,
juste, religieux, bienfaisant. C' est justement
l' homme qu' il faut pour redresser ta république,
et réparer tes fautes.
Romulus.
Il est aisé de passer sa vie à juger des procès, à
apaiser des querelles, à faire observer une
police dans une ville ; c' est une conduite
foible et une vie obscure : mais remporter des
victoires, faire des conquêtes, voilà ce qui fait
les héros.
Tatius.
Bon ! Voilà un étrange héroïsme, qui n' aboutit
qu' à assassiner les gens dont on est jaloux !
Romulus.
Comment, assassiner ! Je vois bien que tu
me soupçonnes de t' avoir fait tuer.
Tatius.
Je ne t' en soupçonne nullement ; car je n' en
doute point, j' en suis sûr. Il y avoit
long-temps que tu ne pouvois plus souffrir que je
partageasse la royauté avec toi. Tous ceux qui
ont passé le Styx après moi m' ont assuré que
tu n' as pas même sauvé les apparences : nul
regret de ma mort, nul soin de la venger ni
de punir mes meurtriers. Mais tu as trouvé ce
que tu méritois. Quand on apprend à des
impies à massacrer un roi, bientôt ils sauront
faire périr l' autre.
Romulus.
Hé bien ! Quand je t' aurois fait tuer, j' aurois
suivi l' exemple de mauvaise foi que tu m' avois
donné en trompant cette pauvre fille qu' on
nommoit Tarpéia. Tu voulus qu' elle te
laissât monter avec tes troupes pour surprendre
la roche qui fut de son nom appelée Tarpéienne.
Tu lui avois promis de lui donner ce que les
sabins portoient à la main gauche. Elle croyoit
avoir les bracelets de grand prix qu' elle avoit
vus : on lui donna tous les boucliers, dont on
l' accabla sur le champ. Voilà une action perfide
et cruelle.
Tatius.
La tienne de me faire tuer en trahison est
encore plus noire ; car nous avions juré
alliance, et uni nos deux peuples. Mais je suis
vengé. Tes sénateurs ont bien su réprimer ton
audace et ta tyrannie. Il n' est resté aucune
parcelle de ton corps déchiré : chacun
apparemment eut soin d' emporter son morceau
sous sa robe. Voilà comment on te fit dieu.
Proculus te vit avec une majesté d' immortel.
N' es-tu pas content de ces honneurs, toi qui
es si glorieux ?
Romulus.
Pas trop : mais il n' y a point de remède à
mes maux. On me déchire, et on m' adore : c' est
une espèce de dérision. Si j' étois encore
vivant, je les...
Tatius.
Il n' est plus temps de menacer, les ombres ne sont
plus rien. Adieu, méchant, je t' abandonne.
 
==Dialogue 10==
 
Romulus et Numa Pompilius.
Combien est plus solide la gloire d' un roi sage et
pacifique, que celle d' un conquérant injuste.
Romulus.
Vous avez bien tardé à venir ici ! Votre règne
a été bien long !
Numa Pompilius.
C' est qu' il a été très paisible. Le moyen de
parvenir en régnant à une extrême vieillesse,
c' est de ne faire mal à personne, de n' abuser
point de l' autorité, et de faire en sorte que
personne n' ait d' intérêt à souhaiter notre
mort.
Romulus.
Quand on se gouverne avec tant de modération, on
vit obscurément, on meurt sans gloire ; on a la
peine de gouverner les hommes : l' autorité ne
donne aucun plaisir. Il vaut bien mieux vaincre,
abattre tout ce qui résiste, et aspirer à
l' immortalité.
Numa Pompilius.
Mais votre immortalité, je vous prie, en
quoi consiste-t-elle ? J' avois ouï dire que vous
étiez au rang des dieux, nourri de nectar
à la table de Jupiter : d' où vient que je vous
trouve ici ?
Romulus.
à parler franchement, les sénateurs, jaloux
de ma puissance, se défirent de moi, et me
comblèrent d' honneurs après m' avoir mis en
pièces. Ils aimèrent mieux m' invoquer comme
dieu que de m' obéir comme à leur roi.
Numa Pompilius.
Quoi donc ! Ce que Proculus raconta n' est
pas vrai ?
Romulus.
Hé ! Ne savez-vous pas combien on fait accroire
de choses au peuple ? Vous en êtes plus
instruit qu' un autre, vous qui leur avez persuadé
que vous étiez inspiré par la nymphe égérie.
Proculus, voyant le peuple irrité de ma mort,
voulut le consoler par une fable. Les hommes
aiment à être trompés ; la flatterie apaise les
plus grandes douleurs.
Numa Pompilius.
Vous n' avez donc eu pour toute immortalité que
des coups de poignard ?
Romulus.
Mais j' ai eu des autels, des prêtres, des
victimes, de l' encens.
Numa Pompilius.
Mais cet encens ne guérit de rien ; vous n' en
êtes pas moins ici une ombre vaine et impuissante,
sans espérance de revoir jamais la lumière du
jour. Vous voyez donc qu' il n' y a rien de si
solide que d' être bon, juste, modéré, et aimé
des peuples : on vit long-temps, on est toujours
en paix. à la vérité, on n' a point d' encens, on
ne passe point pour immortel ; mais on se porte
bien, on règne sans trouble, et on fait beaucoup
de bien aux hommes qu' on gouverne.
Romulus.
Vous qui avez vécu si long-temps, vous n' étiez
pas jeune quand vous avez commencé à régner.
Numa Pompilius.
J' avois quarante ans, et ç' a été mon bonheur : si
j' eusse commencé à régner plus tôt, j' aurois été,
sans expérience et sans sagesse, exposé à toutes
mes passions. La puissance est trop dangereuse
quand on est jeune et ardent. Vous l' avez bien
éprouvé, vous qui dans vos emportements avez tué
votre propre frère, et qui vous êtes rendu
insupportable à tous vos citoyens.
Romulus.
Puisque vous avez vécu si long-temps, il
falloit que vous eussiez une bonne et fidèle
garde autour de vous.
Numa Pompilius.
Point du tout ; je commençai par me défaire
de ces trois cents gardes que vous aviez choisis,
et qu' on nommoit '' célères ''
. Un homme qui
accepte avec peine la royauté, qui ne la veut
que pour le bien public, et qui seroit content
de la quitter, n' a point à craindre la mort,
comme un tyran. Pour moi, je croyois faire
une grace aux romains de les gouverner : je
vivois pauvrement pour enrichir le peuple : toutes
les nations voisines auroient souhaité d' être sous
ma conduite. En cet état faut-il des gardes ? Pour
moi, pauvre mortel, personne n' avoit d' intérêt
à me donner l' immortalité, dont le sénat vous
jugea digne. Ma garde étoit l' amitié des
citoyens, qui me regardoient comme leur père. Un
roi ne peut-il pas confier sa vie à un peuple
qui lui confie ses biens, son repos, sa
conservation ? La confiance est égale des deux
côtés.
Romulus.
à vous entendre, on croiroit que vous avez
été roi malgré vous. Mais vous avez là-dessus
trompé le peuple, comme vous lui avez imposé
sur la religion.
Numa Pompilius.
On m' est venu chercher dans ma solitude
de Cures. D' abord j' ai représenté que je
n' étois point propre à gouverner un peuple
belliqueux accoutumé à des conquêtes ; qu' il leur
falloit un Romulus toujours prêt à vaincre.
J' ajoutai que la mort de Tatius et la vôtre ne
me donnoient pas grande envie de succéder
à ces deux rois. Enfin je représentai que je
n' avois jamais été à la guerre. On persista à
me desirer, je me rendis : mais j' ai toujours
vécu pauvre, simple, modéré dans la royauté,
sans me préférer à aucun citoyen. J' ai réuni
les deux peuples des sabins et des romains,
en sorte que l' on ne peut plus les distinguer.
J' ai fait revivre l' âge d' or. Tous les peuples,
non seulement des environs de Rome, mais
encore de l' Italie, ont senti l' abondance que
j' ai répandue par-tout. Le labourage mis en
honneur a adouci les peuples farouches, et les
a attachés à la patrie sans leur donner une
ardeur inquiète pour envahir les terres de
leurs voisins.
Romulus.
Cette paix et cette abondance ne servent qu' à
enorgueillir les peuples, qu' à les rendre
indociles à leur roi, et qu' à les amollir ; en
sorte qu' ils ne peuvent plus ensuite supporter
les fatigues et les périls de la guerre. Si on fût
venu vous attaquer, qu' auriez-vous fait, vous
qui n' aviez jamais rien vu pour la guerre ? Il
auroit fallu dire aux ennemis d' attendre jusqu' à
ce que vous eussiez consulté la nymphe.
Numa Pompilius.
Si je n' ai pas su faire la guerre comme vous,
j' ai su l' éviter, et me faire respecter et aimer
de tous mes voisins. J' ai donné aux romains
des lois qui, en les rendant justes, laborieux,
sobres, les rendront toujours assez redoutables
à ceux qui voudroient les attaquer. Je crains
bien encore qu' ils ne se ressentent trop de
l' esprit de rapine et de violence auquel vous
les aviez accoutumés.
 
==Dialogue 11==
 
Xerxès et Léonidas.
La sagesse et la valeur rendent les états
invincibles, et non pas le grand nombre des sujets,
ni l' autorité sans bornes des princes.
Xerxès.
Je prétends, Léonidas, te faire un grand
honneur. Il ne tient qu' à toi d' être toujours à
ma suite sur le bord du Styx.
Léonidas.
Je n' y suis descendu que pour ne te voir jamais,
et pour repousser ta tyrannie. Va chercher tes
femmes, tes eunuques, tes esclaves, et tes
flatteurs : voilà la compagnie qu' il te faut.
Xerxès.
Voyez ce brutal, cet insolent, un gueux qui
n' eut jamais que le nom de roi sans autorité,
un capitaine de bandits ! Quoi ! Tu n' as point
de honte de te comparer au grand roi ? As-tu
donc oublié que je couvrois la terre de
soldats et la mer de navires ? Ne sais-tu pas que
mon armée ne pouvoit, en un repas, se désaltérer
sans faire tarir des rivières ?
Léonidas.
Comment oses-tu vanter la multitude de
tes troupes ? Trois cents spartiates que je
commandois aux Thermopyles furent tués par ton
armée innombrable sans pouvoir être vaincus : ils ne
succombèrent qu' après s' être lassés de tuer. Ne
vois-tu pas encore ici ces ombres errant en foule
qui couvrent le rivage ? Ce sont les vingt mille
perses que nous avons tués. Demande-leur combien
un spartiate seul vaut d' autres hommes, et
sur-tout des tiens. C' est
la valeur, et non pas le nombre, qui rend
invincible.
Xerxès.
Ton action étoit un coup de fureur et de
désespoir.
Léonidas.
C' étoit une action sage et généreuse. Nous
crûmes que nous devions nous dévouer à une
mort certaine pour t' apprendre ce qu' il en
coûte quand on veut mettre les grecs dans la
servitude, et pour donner le temps à toute la
Grèce de se préparer à vaincre ou à périr
comme nous. En effet cet exemple de courage
étonna les perses, et ranima les grecs découragés.
Notre mort fut bien employée.
Xerxès.
Oh ! Que je suis fâché de n' être point entré
dans le Péloponnèse après avoir ravagé
l' Attique ! J' aurois mis en cendres ta
Lacédémone, comme j' y ai mis Athènes. Misérable
impudent, je t' aurois...
Léonidas.
Ce n' est plus ici le temps ni des injures ni
des flatteries : nous sommes au pays de la
vérité. T' imagines-tu donc être encore le grand
roi ? Tes trésors sont bien loin ; tu n' as plus de
gardes ni d' armées, plus de faste ni de délices ;
la louange ne vient plus chatouiller tes oreilles ;
te voilà nu, seul, prêt à être jugé par Minos.
Mais ton ombre est encore bien colère et bien
superbe : tu n' étois pas plus emporté quand tu
faisois fouetter la mer. En vérité, tu méritois
bien d' être fouetté toi-même pour cette
extravagance. Et ces fers dorés, t' en
souviens-tu ? Que tu fis jeter dans
l' Hellespont pour tenir les tempêtes dans ton
esclavage ? Plaisant homme, pour dompter la mer ! Tu
fus contraint bientôt après de repasser à la
hâte en Asie dans une barque comme un pêcheur.
Voilà à quoi aboutit la folle vanité des
hommes qui veulent forcer les lois de la nature
et oublier leur propre foiblesse.
Xerxès.
Ah ! Les rois qui peuvent tout (je le vois
bien, mais, hélas ! Je le vois trop tard), sont
livrés à toutes leurs passions. Hé ! Quel moyen,
quand on est homme, de résister à sa propre
puissance et à la flatterie de tous ceux dont
on est entouré ? Oh ! Quel malheur de naître
dans de si grands périls !
Léonidas.
Voilà pourquoi je fais plus de cas de ma
royauté que de la tienne. J' étois roi à condition
de mener une vie dure, sobre et laborieuse, comme
mon peuple. Je n' étois roi que pour défendre ma
patrie, et pour faire régner
les lois ; ma royauté me donnoit le pouvoir de
faire du bien, sans me permettre de faire du
mal.
Xerxès.
Oui, mais tu étois pauvre, sans éclat, sans
autorité. Un de mes satrapes étoit bien plus
grand et plus magnifique que toi.
Léonidas.
Je n' aurois pas eu de quoi percer le mont Athos,
comme toi. Je croyois même que chacun de tes
satrapes voloit dans la province plus d' or et
d' argent que nous n' en avions dans toute notre
république. Mais nos armes, sans être dorées,
savoient fort bien percer ces hommes lâches et
efféminés dont la multitude innombrable te donnoit
une si vaine confiance.
Xerxès.
Mais enfin, si je fusse entré d' abord dans le
Péloponnèse, toute la Grèce étoit dans les
fers. Aucune ville, pas même la tienne, n' eût
pu me résister.
Léonidas.
Je le crois comme tu le dis ; et c' est en quoi
je méprise la grande puissance d' un peuple
barbare qui n' est ni instruit, ni aguerri. Il
manque de sages conseils : ou si on les lui
offre, il ne sait pas les suivre, et préfère
toujours
d' autres conseils foibles et trompeurs.
Xerxès.
Les grecs vouloient faire une muraille pour
fermer l' isthme : mais elle n' étoit pas encore
faite, et je pouvois y entrer.
Léonidas.
La muraille n' étoit pas encore faite, il est
vrai : mais tu n' étois pas fait pour prévenir
ceux qui la vouloient faire. Ta foiblesse fut
encore plus salutaire aux grecs que leur force.
Xerxès.
Si j' eusse pris cet isthme, j' aurois fait voir...
Léonidas.
Tu aurois fait quelque autre faute ; car il
falloit que tu en fisses, étant aussi gâté que tu
l' étois par la mollesse, par l' orgueil, et par la
haine des conseils sincères. Tu étois encore
plus facile à surprendre que l' isthme.
Mais je n' étois ni lâche ni méchant comme
tu t' imaginois.
Léonidas.
Tu avois naturellement du courage et de la
bonté de coeur. Les larmes que tu répandis à
la vue de tant de milliers d' hommes, dont il
n' en devoit rester aucun sur la terre avant la
fin du siècle, marquent assez ton humanité.
C' est le plus bel endroit de ta vie. Si tu n' avois
pas été un roi trop puissant et trop heureux,
tu aurois été un assez honnête homme.
 
==Dialogue 12==
 
Solon et Pisistrate.
La tyrannie est souvent plus funeste aux souverains
qu' aux peuples.
Solon.
Hé bien ! Tu croyois devenir le plus heureux
des mortels en rendant tes concitoyens tes
esclaves : te voilà bien avancé ! Tu as méprisé
toutes mes remontrances, tu as foulé aux pieds
toutes mes lois : que te reste-t-il de ta
tyrannie, que l' exécration des athéniens, et les
justes peines que tu vas endurer dans le
noir Tartare ?
Pisistrate.
Mais je gouvernois assez doucement. Il est
vrai que je voulois gouverner, et sacrifier tout
ce qui étoit suspect à mon autorité.
Solon.
C' est ce qu' on appelle un tyran. Il ne fait
pas le mal pour le seul plaisir de le faire ; mais
le mal ne lui coûte rien toutes les fois qu' il le
croit utile à l' accroissement de sa grandeur.
Pisistrate.
Je voulois acquérir de la gloire.
Solon.
Quelle gloire, à mettre sa patrie dans les
fers, et à passer dans toute la postérité pour un
impie qui n' a connu ni justice, ni bonne foi,
ni humanité ! Tu devois acquérir de la gloire,
comme tant d' autres grecs, en servant ta patrie, et
non en l' opprimant comme tu as fait.
Pisistrate.
Mais quand on a assez d' élévation, de génie
et d' éloquence pour gouverner, il est bien
rude de passer sa vie dans la dépendance d' un
peuple capricieux.
Solon.
J' en conviens ; mais il faut tâcher de mener
justement les peuples par l' autorité des lois.
Moi qui te parle, j' étois, tu le sais bien, de la
race royale : ai-je montré quelque ambition
pour gouverner Athènes ? Au contraire, j' ai
tout sacrifié pour mettre en autorité des lois
salutaires ; j' ai vécu pauvre ; je me suis éloigné ;
je n' ai jamais voulu employer que la
persuasion et le bon exemple, qui sont les armes de
la vertu. Est-ce ainsi que tu as fait ? Parle.
Pisistrate.
Non ; mais c' est que je songeois à laisser à
mes enfants la royauté.
Solon.
Tu as fort bien réussi ; car tu leur as laissé
pour tout héritage la haine et l' horreur
publique. Les plus généreux citoyens ont mérité
une gloire immortelle et des statues pour
avoir poignardé l' un ; l' autre, fugitif, est allé
servilement chez un roi barbare implorer son
secours contre sa propre patrie. Voilà les biens
que tu as laissés à tes enfants. Si tu leur avois
laissé l' amour de la patrie et le mépris du
faste, ils vivroient encore heureux parmi les
athéniens.
Pisistrate.
Mais quoi ! Vivre sans gloire dans l' obscurité ?
Solon.
La gloire ne s' acquiert-elle que par des crimes ?
Il la faut chercher dans la guerre contre les
ennemis, dans toutes les vertus modérées
d' un bon citoyen, dans le mépris de tout ce
qui enivre et qui amollit les hommes.
ô Pisistrate, la gloire est belle : heureux ceux
qui la savent trouver ! Mais qu' il est pernicieux
de la vouloir trouver où elle n' est pas !
Pisistrate.
Mais le peuple avoit trop de liberté ; et le
peuple trop libre est le plus insupportable de
tous les tyrans.
Solon.
Il falloit m' aider à modérer la liberté du
peuple en établissant mes lois, et non pas
renverser les lois pour tyranniser le peuple. Tu
as fait comme un père qui, pour rendre son
fils modéré et docile, le vendroit pour lui
faire passer sa vie dans l' esclavage.
Pisistrate.
Mais les athéniens sont trop jaloux de leur
liberté.
Solon.
Il est vrai que les athéniens sont jusqu' à
l' excès jaloux d' une liberté qui leur
appartient : mais toi, n' étois-tu pas encore plus
jaloux d' une tyrannie qui ne pouvoit
t' appartenir ?
Pisistrate.
Je souffrois impatiemment de voir le peuple à la
merci des sophistes et des rhéteurs qui
prévaloient sur les gens sages.
Solon.
Il valoit mieux encore que les sophistes et
les rhéteurs abusassent quelquefois le peuple
par leurs raisonnements et par leur éloquence,
que de te voir fermer la bouche des bons et
des mauvais conseillers, pour accabler le peuple,
et pour n' écouter plus que tes propres passions.
Mais quelle douceur goûtois-tu dans
cette puissance ? Quel est donc le charme de
la tyrannie ?
Pisistrate.
C' est d' être craint de tout le monde, de ne
craindre personne, et de pouvoir tout.
Solon.
Insensé ! Tu avois tout à craindre ; et tu l' as
bien éprouvé quand tu es tombé du haut de
ta fortune, et que tu as eu tant de peine à te
relever. Tu le sens encore dans tes enfants.
Qui est-ce qui avoit plus à craindre, ou de toi,
ou des athéniens ; des athéniens, qui, en
portant le joug de la servitude, te détestoient ;
ou de toi, qui devois toujours craindre d' être
trahi, dépossédé, et puni de ton usurpation ?
Tu avois donc plus à craindre que ce peuple
même captif à qui tu te rendois redoutable.
Pisistrate.
Je l' avoue franchement, la tyrannie ne me
donnoit aucun vrai plaisir : mais je n' aurois
pas eu le courage de la quitter. En perdant
l' autorité, je serois tombé dans une langueur
mortelle.
Solon.
Reconnois donc combien la tyrannie est
pernicieuse pour le tyran aussi bien que pour
le peuple : il n' est point heureux de l' avoir, il
est malheureux de la perdre.
 
==Dialogue 13==
 
Solon et Justinien.
Idée juste des lois propres à rendre un peuple bon
et heureux.
Justinien.
Rien n' est semblable à la majesté des lois
romaines. Vous avez eu chez les grecs la
réputation d' un grand législateur ; mais si vous
aviez vécu parmi nous, votre gloire auroit été
bien obscurcie.
Solon.
Pourquoi m' auroit-on méprisé en votre pays ?
Justinien.
C' est que les romains ont bien enchéri sur
les grecs pour le nombre des lois et pour leur
perfection.
Solon.
En quoi ont-ils donc enchéri ?
Justinien.
Nous avons une infinité de lois merveilleuses
qui ont été faites en divers temps. J' aurai,
dans tous les siècles, la gloire d' avoir
compilé dans mon code tout ce grand corps
de lois.
J' ai ouï dire souvent à Cicéron ici-bas que
les lois des douze tables étoient les plus
parfaites que les romains aient eues. Vous
trouverez bon que je remarque en passant que ces
lois allèrent de Grèce à Rome, et qu' elles
venoient principalement de Lacédémone.
Justinien.
Elles viendront d' où il vous plaira : mais
elles étoient trop simples et trop courtes pour
entrer en comparaison avec nos lois, qui ont
tout prévu, tout décidé, tout mis en ordre
avec un détail infini.
Solon.
Pour moi, je croyois que des lois, pour être
bonnes, devoient être claires, simples, courtes,
proportionnées à tout un peuple qui doit
les entendre, les retenir facilement, les aimer,
les suivre à toute heure et à tout moment.
Justinien.
Mais des lois simples et courtes n' exercent
point assez la science et le génie des
jurisconsultes ; elles n' approfondissent point
assez les belles questions.
Solon.
J' avoue qu' il me paroissoit que les lois
étoient faites pour éviter les questions
épineuses, et pour conserver dans un peuple les
bonnes moeurs, l' ordre et la paix : mais vous
m' apprenez qu' elles doivent exercer les esprits
subtils, et fournir de quoi plaider.
Justinien.
Rome a produit de savants jurisconsultes :
Sparte n' avoit que des soldats ignorants.
Solon.
J' aurois cru que les bonnes lois sont celles
qui font qu' on n' a pas besoin de jurisconsultes,
et que tous les ignorants vivent en paix à l' abri
de ces lois simples et claires, sans être réduits
à consulter de vains sophistes sur le sens de
divers textes, sur la manière de les concilier.
Je conclurois que des lois ne sont guère
bonnes, quand il faut tant de savants pour les
expliquer, et qu' ils ne sont jamais d' accord
entre eux.
Justinien.
Pour accorder tout, j' ai fait ma compilation.
Solon.
Tribonien me disoit hier que c' est lui qui
l' a faite.
Justinien.
Il est vrai : mais il l' a faite par mes ordres.
Un empereur ne fait pas lui-même un tel ouvrage.
Solon.
Pour moi, qui ai régné, j' ai cru que la fonction
principale de celui qui gouverne les peuples
étoit de leur donner des lois qui règlent tout
ensemble le roi et les peuples pour les rendre
bons et heureux. Commander des armées et
remporter des victoires n' est rien en comparaison
de la gloire d' un législateur. Mais pour revenir à
Tribonien, il n' a fait qu' une compilation de
lois de divers temps qui ont souvent varié, et vous
n' avez jamais eu un vrai corps de lois faites
ensemble par un même dessein pour former les
moeurs et le gouvernement entier d' une nation : c' est
un recueil de lois particulières pour décider sur
les prétentions réciproques des particuliers.
Mais les grecs ont seuls la gloire d' avoir fait
des lois fondamentales pour conduire un peuple
sur des principes philosophiques, et pour
régler toute sa politique et tout son gouvernement.
Pour la multitude de vos lois que vous vantez
tant, c' est ce qui me fait croire que vous n' en
avez pas eu de bonnes, ou que vous n' avez pas su
les conserver dans la simplicité. Pour bien
gouverner un peuple, il faut peu de juges et peu
de lois. Il y a peu d' hommes capables d' être
juges : la multitude des juges corrompt tout. La
multitude des
lois n' est pas moins pernicieuse : on ne les
entend plus, on ne les garde plus. Dès qu' il y en
a tant, on s' accoutume à les révérer en
apparence, et à les violer sous de beaux prétextes.
La vanité les fait faire avec faste, l' avarice et
les autres passions les font mépriser. On s' en
joue par la subtilité des sophistes, qui les
expliquent comme chacun le demande pour son
argent : de là naît la chicane, qui est un
monstre né pour dévorer le genre humain. Je juge
des causes par leurs effets. Les lois ne me
paroissent bonnes que dans les pays où on ne
plaide point, et où des lois simples et courtes
ont évité toutes les questions. Je ne voudrois
ni dispositions par testament, ni adoptions,
ni exhérédations, ni substitutions, ni emprunts,
ni ventes, ni échanges. Je ne voudrois qu' une
étendue très bornée de terre dans chaque famille,
que ce bien fût inaliénable, et que le magistrat
le partageât également aux enfants, selon la
loi, après la mort du père. Quand les familles
se multiplieroient trop à proportion de l' étendue
des terres, j' enverrois une partie du peuple faire
une colonie dans quelque île déserte. Moyennant
cette règle courte et simple, je me passerois
de tous vos fatras de lois, et je ne songerois qu' à
régler les moeurs, qu' à élever la jeunesse à la
sobriété,
au travail, à la patience, au mépris de la
mollesse, au courage contre les douleurs et
contre la mort. Cela vaudroit mieux que de
subtiliser sur les contrats, ou sur les tutèles.
Justinien.
Vous renverseriez par des lois si sèches tout
ce qu' il y a de plus ingénieux dans la
jurisprudence.
Solon.
J' aime mieux des lois simples, dures et sauvages,
qu' un art ingénieux de troubler le repos des
hommes, et de corrompre le fond des moeurs.
Jamais on n' a vu tant de lois que de votre
temps : jamais on n' a vu votre empire si
lâche, si efféminé, si abâtardi, si indigne des
anciens romains qui ressembloient aux spartiates.
Vous-même vous n' avez été qu' un fourbe, qu' un
impie, un scélérat, un destructeur des bonnes
lois, un homme vain et faux en tout. Votre
Tribonien a été aussi méchant, aussi double, et
aussi dissolu. Procope vous a démasqués. Je
reviens aux lois : elles ne sont lois qu' autant
qu' elles sont facilement conçues, crues, aimées,
suivies, et ne sont bonnes qu' autant que leur
exécution rend les peuples bons et heureux. Vous
n' avez fait personne bon et heureux par votre
fastueuse compilation ; d' où je conclus qu' elle
mérite d' être brûlée.
Je vois que vous vous fâchez. La majesté
impériale se croit au-dessus de la vérité ; mais
son ombre n' est plus qu' une ombre à qui on
dit la vérité impunément. Je me retire
néanmoins pour apaiser votre bile allumée.
 
==Dialogue 14==
 
Démocrite et Héraclite.
Comparaison de Démocrite et d' Héraclite, où on
donne l' avantage au dernier, comme plus humain.
Démocrite.
Je ne saurois m' accommoder d' une philosophie
triste.
Héraclite.
Ni moi d' une gaie. Quand on est sage, on
ne voit rien dans le monde qui ne paroisse de
travers, et qui ne déplaise.
Démocrite.
Vous prenez les choses d' un trop grand sérieux ;
cela vous fera mal.
Héraclite.
Vous les prenez avec trop d' enjouement : votre
air moqueur est plutôt celui d' un satyre
que d' un philosophe. N' êtes-vous point touché
de voir le genre humain si aveugle, si
corrompu, si égaré ?
Démocrite.
Je suis bien plus touché de le voir si
impertinent et si ridicule.
Héraclite.
Mais enfin ce genre humain dont vous riez,
c' est le monde entier avec qui vous vivez, c' est
la société de vos amis, c' est votre famille, c' est
vous-même.
Démocrite.
Je ne me soucie guère de tous les fous que
je vois, et je me crois sage en me moquant d' eux.
Héraclite.
S' ils sont fous, vous n' êtes guère sage ni bon
de ne les plaindre pas et d' insulter à leur folie.
D' ailleurs qui vous répond que vous ne soyez
pas aussi extravagant qu' eux ?
Démocrite.
Je ne puis l' être, pensant en toutes choses
le contraire de ce qu' ils pensent.
Héraclite.
Il y a des folies de diverses espèces. Peut-être
qu' à force de contredire les folies des autres,
vous vous jetez dans une extrémité contraire
qui n' est pas moins folle.
Démocrite.
Croyez-en ce qu' il vous plaira, et pleurez
encore sur moi si vous avez des larmes de reste :
pour moi, je suis content de rire des fous. Tous
les hommes ne le sont-ils pas ? Répondez.
Héraclite.
Hélas ! Ils ne le sont que trop, c' est ce qui
m' afflige : nous convenons vous et moi en ce
point, que les hommes ne suivent point la
raison. Mais moi, qui ne veux pas faire comme
eux, je veux suivre la raison qui m' oblige de
les aimer ; et cette amitié me remplit de
compassion pour leurs égarements. Ai-je tort
d' avoir pitié de mes semblables, de mes frères,
de ce qui est, pour ainsi dire, une partie de
moi-même ? Si vous entriez dans un hôpital
de blessés, ririez-vous de voir leurs blessures ?
Les plaies du corps ne sont rien en comparaison
de celles de l' ame : vous auriez honte de votre
cruauté, si vous aviez ri d' un malheureux qui a
la jambe coupée ; et vous avez l' inhumanité de
vous moquer du monde entier qui a perdu la raison !
Démocrite.
Celui qui a perdu une jambe est à plaindre,
en ce qu' il ne s' est point ôté lui-même ce
membre : mais celui qui perd la raison la
perd par sa faute.
Héraclite.
Hé ! C' est en quoi il est plus à plaindre. Un
insensé furieux qui s' arracheroit lui-même les
yeux seroit encore plus digne de compassion
qu' un autre aveugle.
Démocrite.
Accommodons-nous : il y a de quoi nous
justifier tous deux. Il y a par-tout de quoi
rire et de quoi pleurer. Le monde est ridicule,
et j' en ris. Il est déplorable, et vous en
pleurez. Chacun le regarde à sa mode et suivant
son tempérament. Ce qui est de certain, c' est
que le monde est de travers. Pour bien faire,
pour bien penser, il faut faire, il faut penser
autrement que le grand nombre : se régler par
l' autorité et par l' exemple du commun des
hommes, c' est le partage des insensés.
Héraclite.
Tout cela est vrai : mais vous n' aimez rien ;
et le mal d' autrui vous réjouit. C' est n' aimer
ni les hommes, ni la vertu qu' ils abandonnent.
 
==Dialogue 15==
 
Hérodote et Lucien.
Une trop grande crédulité est un excès à éviter :
mais celui de l' incrédulité est bien plus
funeste.
Hérodote.
Ah ! Bonjour, mon ami. Tu n' as plus envie
de rire, toi qui as fait discourir tant d' hommes
célèbres en leur faisant passer la barque de
Caron. Te voilà donc descendu à ton tour sur
les bords du Styx ! Tu avois raison de te jouer
des tyrans, des flatteurs, des scélérats : mais
de moi !
Lucien.
Quand est-ce que je m' en suis moqué ? Tu
cherches querelle.
Hérodote.
Dans ton histoire véritable, et ailleurs, tu
prends mes relations pour des fables.
Lucien.
Avois-je tort ? Combien as-tu avancé de
choses sur la parole des prêtres et des autres
gens qui veulent toujours du mystère et du
merveilleux !
Impie ! Tu ne croyois pas la religion.
Lucien.
Il falloit une religion plus pure et plus
sérieuse que celle de Jupiter et de Vénus, de
Mars, d' Apollon, et des autres dieux, pour
persuader les gens de bon sens. Tant pis pour
toi de l' avoir crue.
Mais tu ne méprisois pas moins la philosophie.
Rien n' étoit sacré pour toi.
Lucien.
Je méprisois les dieux, parceque les poëtes
nous les dépeignoient comme les plus
mal-honnêtes gens du monde. Pour les philosophes,
ils faisoient semblant de n' estimer que la vertu,
et ils étoient pleins de vices. S' ils eussent été
philosophes de bonne foi, je les aurois respectés.
Hérodote.
Et Socrate, comment l' as-tu traité ? Est-ce
sa faute, ou la tienne ? Parle.
Lucien.
Il est vrai que j' ai badiné sur les choses dont
on l' accusoit ; mais je ne l' ai pas condamné
sérieusement.
Hérodote.
Faut-il se jouer aux dépens d' un si grand
homme sur des calomnies grossières ? Mais,
dis la vérité, tu ne songeois qu' à rire, qu' à te
moquer de tout, qu' à montrer du ridicule en
chaque chose, sans te mettre en peine d' en
établir aucune solidement.
Lucien.
Hé ! N' ai-je pas gourmandé les vices ? N' ai-je
pas foudroyé les grands qui abusent de leur
grandeur ? N' ai-je pas élevé jusqu' au ciel le
mépris des richesses et des délices ?
Hérodote.
Il est vrai, tu as bien parlé de la vertu : mais
pour blâmer les vices de tout le genre humain,
c' étoit plutôt un goût de satire, qu' un
sentiment de solide philosophie. Tu louois même
la vertu sans vouloir remonter jusqu' aux principes
de religion et de philosophie qui en sont
les vrais fondements.
Lucien.
Tu raisonnes mieux ici-bas que tu ne faisois
dans tes grands voyages. Mais accordons-nous.
Hé bien ! Je n' étois pas assez crédule, et tu
l' étois trop.
Hérodote.
Ah ! Te voilà encore toi-même, tournant
tout en plaisanterie. Ne seroit-il pas temps
que ton ombre eût un peu de gravité ?
Lucien.
Gravité ! J' en suis las, à force d' avoir vu des
hommes qui n' en avoient que les dehors. J' étois
environné de philosophes qui s' en piquoient,
sans bonne foi, sans justice, sans amitié, sans
modération, sans pudeur.
Hérodote.
Tu parles des philosophes de ton temps, qui
avoient dégénéré : mais...
Lucien.
Que voulois-tu donc que je fisse ? Que j' eusse
vu ceux qui étoient morts plusieurs siècles
avant ma naissance ? Je ne me souvenois point
d' avoir été au siège de Troie, comme
Pythagore. Tout le monde ne peut pas avoir été
Euphorbe.
Hérodote.
Autre moquerie. Et voilà tes réponses aux
plus solides raisonnements ! Je souhaite pour
ta punition que les dieux, que tu n' as pas
voulu croire, t' envoient dans le corps de
quelque voyageur qui aille dans tous les pays dont
j' ai raconté des choses que tu traites de
fabuleuses.
Lucien.
Après cela il ne me manqueroit plus que
de passer de corps en corps dans toutes les
sectes de philosophes que j' ai décriées : par là
je serois tour-à-tour de toutes les opinions
contraires dont je me suis moqué. Cela seroit
bien joli. Mais tu as dit des choses à peu près
aussi croyables.
Hérodote.
Va, je t' abandonne, et je me console quand
je songe que je suis avec Homère, Socrate,
Pythagore, que tu n' as pas épargnés plus que
moi ; enfin avec Platon, de qui tu as appris
l' art des dialogues, quoique tu te sois moqué
de sa philosophie.
 
==Dialogue 16==
 
Socrate et Alcibiade.
Les plus grandes qualités naturelles ne servent
souvent qu' à déshonorer, si elles ne sont
soutenues par un amour constant de la vertu.
Socrate.
Te voilà toujours agréable. Qui charmeras-tu
dans les enfers ?
Alcibiade.
Et toi, te voilà toujours censeur du genre
humain. Qui persuaderas-tu ici, toi qui veux
toujours persuader quelqu' un ?
Socrate.
Je suis rebuté de vouloir persuader les hommes,
depuis que j' ai éprouvé combien mes discours
ont mal réussi pour te persuader la vertu.
Voulois-tu que je vécusse pauvre comme
toi, sans me mêler des affaires publiques ?
Socrate.
Lequel valoit mieux, ou de ne s' en mêler
pas, ou de les brouiller, et de devenir
l' ennemi de sa patrie ?
Alcibiade.
J' aime mieux mon personnage que le tien.
J' ai été beau, magnifique, tout couvert de
gloire, vivant dans les délices, la terreur des
lacédémoniens et des perses. Les athéniens
n' ont pu sauver leur ville qu' en me rappelant.
S' ils m' eussent cru, Lysander ne seroit jamais
entré dans leur port. Pour toi, tu n' étois qu' un
pauvre homme, laid, camus, chauve, qui
passoit sa vie à discourir pour blâmer les
hommes dans tout ce qu' ils font. Aristophane
t' a joué sur le théâtre ; tu as passé pour un
impie, et on t' a fait mourir.
Socrate.
Voilà bien des choses que tu mets ensemble :
examinons-les en détail. Tu as été beau, mais
décrié pour avoir fait de honteux usages de
ta beauté. Les délices ont corrompu ton beau
naturel. Tu as rendu de grands services à ta
patrie ; mais tu lui as fait de grands maux.
Dans les biens et dans les maux que tu lui as
faits, c' est une vaine ambition qui t' a fait agir ;
par conséquent il ne t' en revient aucune gloire
véritable. Les ennemis de la Grèce, auxquels
tu t' étois livré, ne pouvoient se fier à toi, et
tu ne pouvois te fier à eux. N' auroit-il pas été
plus glorieux de vivre pauvre dans ta patrie,
et d' y souffrir patiemment tout ce que les
méchants font d' ordinaire pour opprimer la
vertu ? Il vaut mieux être laid et sage comme
moi, que beau et dissolu comme tu l' étois.
L' unique chose qu' on peut me reprocher est
de t' avoir trop aimé, et de m' être laissé éblouir
par un naturel aussi léger que le tien. Tes vices
ont déshonoré l' éducation philosophique que
Socrate t' avoit donnée : voilà mon tort.
Alcibiade.
Mais ta mort montre que tu étois un impie.
Socrate.
Les impies sont ceux qui ont brisé les statues
d' Hermès. J' aime mieux avoir avalé du
poison pour avoir enseigné la vérité et avoir
irrité les hommes qui ne la peuvent souffrir,
que de trouver la mort comme toi dans le
sein d' une courtisane.
Alcibiade.
Ta raillerie est toujours piquante.
Socrate.
Hé ! Quel moyen de souffrir un homme qui
étoit propre à faire tant de biens, et qui a fait
tant de maux ? Tu viens encore insulter à la
vertu.
Alcibiade.
Quoi ! L' ombre de Socrate et la vertu sont
donc la même chose ? Te voilà bien
présomptueux...
Socrate.
Compte pour rien Socrate, si tu veux, j' y
consens : mais, après avoir trompé mes espérances
sur la vertu, que je tâchois de t' inspirer,
ne viens point encore te moquer de la
philosophie, et me vanter toutes tes actions ; elles
ont eu de l' éclat, mais nulle règle. Tu n' as
point de quoi rire ; la mort t' a fait aussi laid
et aussi camus que moi : que te reste-t-il de
tes plaisirs ?
Alcibiade.
Ah ! Il est vrai, il ne m' en reste que la honte
et les remords. Mais où vas-tu ? Pourquoi donc
veux-tu me quitter ?
Socrate.
Adieu : je ne t' ai pas suivi dans tes voyages
ambitieux, ni en Sicile, ni à Sparte, ni en
Asie ; il n' est pas juste que tu me suives dans
les champs élysées, où je vais mener une vie
paisible et bienheureuse avec Solon, Lycurgue,
et les autres sages.
Alcibiade.
Ah ! Mon cher Socrate, faut-il que je sois
séparé de toi ! Hélas ! Où irai-je donc ?
Socrate.
Avec ces ames foibles et vaines dont la vie
a été un mélange perpétuel de bien et de mal,
et qui n' ont jamais aimé de suite la pure vertu.
Tu étois né pour la suivre : tu lui as préféré
tes passions. Maintenant elle te quitte à son
tour, et tu la regretteras éternellement.
Alcibiade.
Hélas ! Mon cher Socrate, tu m' as tant aimé :
ne veux-tu plus avoir jamais aucune pitié de
moi ? Tu ne saurois désavouer, car tu le sais
mieux qu' un autre, que le fond de mon naturel
étoit bon.
Socrate.
C' est ce qui te rend plus inexcusable. Tu
étois bien né, et tu as mal vécu. Mon amitié
pour toi, non plus que ton beau naturel, ne
sert qu' à ta condamnation. Je t' ai aimé pour
la vertu : mais enfin je t' ai aimé jusqu' à
hasarder ma réputation. J' ai souffert pour
l' amour de toi qu' on m' ait soupçonné
injustement
de vices monstrueux que j' ai condamnés
dans toute ma doctrine. Je t' ai sacrifié ma vie
aussi bien que mon honneur. As-tu oublié
l' expédition de Potidée, où je logeai toujours
avec toi ? Un père ne sauroit être plus attaché
à son fils que je l' étois à toi. Dans toutes les
rencontres des guerres j' étois toujours à ton
côté. Un jour le combat étant douteux, tu fus
blessé ; aussitôt je me jetai au-devant de toi
pour te couvrir de mon corps comme d' un
bouclier. Je sauvai ta vie, ta liberté, tes armes.
La couronne m' étoit due par cette action : je
priai les chefs de l' armée de te la donner. Je
n' eus de passion que pour ta gloire. Je n' eusse
jamais cru que tu eusses pu devenir la honte
de ta patrie et la source de tous ses malheurs.
Alcibiade.
Je m' imagine, mon cher Socrate, que tu
n' as pas oublié aussi cette autre occasion où,
nos troupes ayant été défaites, tu te retirois à
pied avec beaucoup de peine, et où me trouvant à
cheval je m' arrêtai pour repousser les
ennemis qui t' alloient accabler. Faisons
compensation.
Socrate.
Je le veux. Si je rappelle ce que j' ai fait pour
toi, ce n' est point pour te le reprocher, ni
pour me faire valoir ; c' est pour montrer les
soins que j' ai pris pour te rendre bon, et
combien tu as mal répondu à toutes mes peines.
Alcibiade.
Tu n' as rien à dire contre ma première jeunesse.
Souvent, en écoutant tes instructions, je
m' attendrissois jusqu' à en pleurer. Si quelquefois
je t' échappois étant entraîné par les
compagnies, tu courois après moi comme un
maître après son esclave fugitif. Jamais je n' ai
osé te résister. Je n' écoutois que toi ; je ne
craignois que de te déplaire.
Il est vrai que je fis une gageure un jour de
donner un soufflet à Hipponicus. Je le lui
donnai ; ensuite j' allai lui demander pardon,
et me dépouiller devant lui, afin qu' il me
punît avec des verges : mais il me pardonna,
voyant que je ne l' avois offensé que par la
légèreté de mon naturel enjoué et folâtre.
Socrate.
Alors tu n' avois commis que la faute d' un
jeune fou : mais dans la suite tu as fait les
crimes d' un scélérat qui ne compte pour rien
les dieux, qui se joue de la vertu et de la
bonne foi, qui met sa patrie en cendres pour
contenter son ambition, qui porte dans toutes
les nations étrangères des moeurs dissolues.
Va, tu me fais horreur et pitié. Tu étois fait
pour être bon, et tu as voulu être méchant ;
je ne puis m' en consoler. Séparons-nous. Les
trois juges décideront de ton sort : mais il ne
peut plus y avoir ici-bas d' union entre nous
deux.
 
==Dialogue 17==
 
Socrate et Alcibiade.
Le bon gouvernement est celui où les citoyens sont
élevés dans le respect des lois, et dans l' amour
de la patrie, et du genre humain, qui est la
grande patrie.
Socrate.
Vous voilà devenu bien sage à vos dépens, et aux
dépens de tous ceux que vous avez trompés. Vous
pourriez être le digne héros d' une seconde
odyssée ; car vous avez vu les moeurs d' un plus
grand nombre de peuples dans vos voyages,
qu' Ulysse n' en vit dans les siens.
Alcibiade.
Ce n' est pas l' expérience qui me manque, mais
la sagesse : mais, quoique vous vous moquiez de
moi, vous ne sauriez nier qu' un homme n' apprenne
bien des choses quand il voyage et qu' il étudie
sérieusement les moeurs de tant de peuples.
Socrate.
Il est vrai que cette étude, si elle étoit bien
faite, pourroit beaucoup agrandir l' esprit :
mais il faudroit un vrai philosophe, un
homme tranquille et appliqué, qui ne fût
point dominé comme vous par l' ambition et
par le plaisir, un homme sans passion et sans
préjugé, qui chercheroit tout ce qu' il y auroit
de bon en chaque peuple, et qui découvriroit
ce que les lois de chaque pays lui ont apporté
de bien et de mal. Au retour de ce voyage,
un philosophe seroit un excellent législateur.
Mais vous n' avez jamais été l' homme qu' il falloit
pour donner des lois ; votre talent étoit
tout pour les violer. à peine étiez-vous hors
de l' enfance, que vous conseillâtes à votre
oncle Périclès d' engager la guerre pour éviter
de rendre compte des deniers publics. Je crois
même qu' après votre mort vous seriez un dangereux
garde des lois.
Alcibiade.
Laissez-moi là, je vous prie ; le fleuve
d' oubli doit effacer toutes mes fautes : parlons des
moeurs des peuples. Je n' ai trouvé par-tout
que des coutumes, et fort peu de lois. Tous
les barbares n' ont d' autre règle que l' habitude
et l' exemple de leurs pères. Les perses mêmes,
dont on a tant vanté les moeurs du temps de
Cyrus, n' ont aucune trace de cette vertu. Leur
valeur et leur magnificence montrent un assez
beau naturel : mais il est corrompu par la
mollesse et par le faste le plus grossier. Leurs
rois, encensés comme des idoles, ne sauroient
être honnêtes gens, ni connoître la vérité :
l' humanité ne peut soutenir avec modération
une puissance aussi désordonnée que la leur ;
ils s' imaginent que tout est fait pour eux ; ils
se jouent du bien, de l' honneur et de la vie
de tous les autres hommes. Rien ne marque
tant de barbarie que cette forme de gouvernement ;
car il n' y a plus de lois, et la volonté
d' un seul homme dont on flatte toutes les
passions est sa loi unique.
Socrate.
Ce pays-là ne convenoit guère à un génie
aussi libre et aussi hardi que le vôtre : mais
ne trouvez-vous pas que la liberté d' Athènes
est dans une autre extrémité ?
Alcibiade.
Sparte est ce que j' ai vu de meilleur.
Socrate.
La servitude des ilotes ne vous paroît-elle
pas contraire à l' humanité ? Remontez hardiment
aux vrais principes ; défaites-vous de
tous les préjugés : avouez qu' en cela les grecs
sont eux-mêmes un peu barbares. Est-il permis
à une partie des hommes de traiter l' autre
comme des bêtes de charge ?
Alcibiade.
Pourquoi non, si c' est un peuple subjugué ?
Socrate.
Le peuple subjugué est toujours peuple ; le
droit de conquête est un droit moins fort que
celui de l' humanité. Ce qu' on appelle conquête
devient le comble de la tyrannie et l' exécration
du genre humain, à moins que le conquérant n' ait
fait sa conquête par une guerre juste, et n' ait
rendu heureux le peuple conquis en lui donnant
de bonnes lois. Il n' est donc pas permis aux
lacédémoniens de traiter si inhumainement les
ilotes, qui sont hommes comme eux. Quelle horrible
barbarie, que de voir un peuple qui se joue de la
vie d' un autre, et qui compte pour rien sa vie et
son repos ! De même qu' un chef de famille ne doit
jamais s' entêter de la grandeur de sa maison
jusqu' à vouloir troubler la paix et la
tranquillité publique de tout le peuple, dont lui
et sa famille ne sont qu' un membre ; de même
c' est une conduite insensée, brutale et
pernicieuse, que le chef d' une nation mette sa
gloire à augmenter la puissance de son peuple en
troublant le repos et la liberté des peuples
voisins. Un peuple n' est pas moins un membre
du genre humain, qui est la société générale,
qu' une famille est un membre d' une nation
particulière. Chacun doit incomparablement
plus au genre humain, qui est la grande patrie,
qu' à la patrie particulière dont il est né : il
est donc infiniment plus pernicieux de blesser
la justice de peuple à peuple, que de la blesser
de famille à famille contre sa république.
Renoncer au sentiment d' humanité, non seulement
c' est manquer de politesse et tomber dans la
barbarie, mais c' est l' aveuglement le plus
dénaturé des brigands et des sauvages ; c' est
n' être plus homme, et être anthropophage.
Alcibiade.
Vous vous fâchez ! Il me semble que vous
étiez de meilleure humeur dans le monde ;
vos ironies piquantes avoient quelque chose
de plus enjoué.
Socrate.
Je ne saurois être enjoué sur des choses
aussi sérieuses. Les lacédémoniens ont
abandonné tous les arts pacifiques pour ne se
réserver que celui de la guerre ; et comme la
guerre est le plus grand des maux, ils ne
savent que faire du mal ; ils s' en piquent ; ils
dédaignent tout ce qui n' est pas la destruction
du genre humain, et tout ce qui ne peut servir
à la gloire brutale d' une poignée d' hommes
qu' on appelle les spartiates. Il faut que
d' autres hommes cultivent la terre pour les
nourrir, pendant qu' ils se réservent pour ravager
les terres voisines. Ils ne sont pas sobres,
austères contre eux-mêmes, pour être justes et
modérés à l' égard d' autrui : au contraire, ils
sont durs et farouches contre tout ce qui n' est
point la patrie, comme si la nature humaine
n' étoit pas plus leur patrie que Sparte. La
guerre est un mal qui déshonore le genre
humain : si l' on pouvoit ensevelir toutes les
histoires dans un éternel oubli, il faudroit cacher
à la postérité que des hommes ont été capables
de tuer d' autres hommes. Toutes les guerres
sont civiles ; car c' est toujours l' homme
qui répand son propre sang, qui déchire ses
propres entrailles. Plus la guerre est étendue,
plus elle est funeste : donc celle des peuples
qui composent le genre humain est encore
pire que celle des familles qui troublent une
nation. Il n' est donc permis de faire la guerre
que malgré soi, à la dernière extrémité, pour
repousser la violence de l' ennemi. Comment
est-ce que Lycurgue n' a point eu d' horreur
de former un peuple oisif et imbécile pour
toutes les occupations douces et innocentes de
la paix, et de ne lui avoir donné d' autre
exercice d' esprit que celui de nuire par la guerre
à l' humanité ?
Alcibiade.
Votre bile s' échauffe avec raison : mais
aimeriez-vous mieux un peuple comme celui
d' Athènes, qui raffine jusqu' au dernier excès
sur les arts destinés à la volupté ? Il vaut
encore mieux souffrir des naturels farouches
comme ceux de Lacédémone.
Socrate.
Vous voilà bien changé ! Vous n' êtes plus cet
homme si décrié : les bords du Styx font de
beaux changements ! Mais peut-être que vous
parlez ainsi par complaisance ; car vous avez
toute votre vie été un protée sur les moeurs.
Quoi qu' il en soit, j' avoue qu' un peuple qui
par la contagion de ses moeurs porte le faste,
la mollesse, l' injustice et la fraude chez les
autres peuples, fait encore pis que celui qui
n' a d' autre occupation, d' autre mérite que
celui de répandre du sang ; car la vertu est
plus précieuse aux hommes que la vie. Lycurgue
est donc louable d' avoir banni de sa république
tous les arts qui ne servent qu' au faste et à la
volupté : mais il est inexcusable d' en avoir
ôté l' agriculture, et les autres arts nécessaires
pour une vie simple et frugale. N' est-il
pas honteux qu' un peuple ne se suffise pas
à lui-même, et qu' il lui faille un autre peuple
appliqué à l' agriculture pour le nourrir ?
Alcibiade.
Hé bien ! Je passe condamnation sur ce
chapitre : mais n' aimez-vous pas mieux la sévère
discipline de Sparte, et l' inviolable
subordination qui y soumet la jeunesse aux
vieillards, que la science effrénée d' Athènes ?
Socrate.
Un peuple gâté par une liberté excessive est
le plus insupportable de tous les tyrans ; ainsi
la populace soulevée contre les lois est le
plus insolent de tous les maîtres. Mais il faut
un milieu. Ce milieu est qu' un peuple ait des
lois écrites, toujours constantes, et consacrées
par toute la nation ; qu' elles soient au-dessus
de tout ; que ceux qui gouvernent n' aient
d' autorité que par elles ; qu' ils puissent tout
pour le bien, et suivant les lois ; qu' ils ne
puissent rien contre ces lois pour autoriser le
mal. Voilà ce que les hommes, s' ils n' étoient pas
aveugles et ennemis d' eux-mêmes, établiroient
unanimement pour leur félicité : mais les uns,
comme les athéniens, renversent les lois, de
peur de donner trop d' autorité aux magistrats,
par qui les lois devroient régner ; et les
autres, comme les perses, par un respect
superstitieux
des lois, se mettent dans un tel esclavage sous
ceux qui devroient faire les lois, que ceux-ci
règnent eux-mêmes, et qu' il n' y a plus d' autre loi
réelle que leur volonté absolue. Ainsi les uns et
les autres s' éloignent du but, qui est une liberté
modérée par la seule autorité des lois, dont ceux
qui gouvernent ne devroient être que les simples
défenseurs. Celui qui gouverne doit être le plus
obéissant à la loi. Sa personne détachée de la loi
n' est rien, et elle n' est consacrée qu' autant qu' il
est lui-même, sans intérêt et sans passion, la loi
vivante donnée pour le bien des hommes. Jugez
par là combien les grecs, qui méprisent tant les
barbares, sont encore dans la barbarie. La guerre
du Péloponnèse, où la jalousie ambitieuse des
deux républiques a mis tout en feu pendant
vingt-huit ans, en est une funeste preuve.
Vous-même qui parlez ici, n' avez-vous pas flatté
tantôt l' ambition triste et implacable des
lacédémoniens, tantôt l' ambition des athéniens
plus vaine et plus enjouée ? Athènes avec moins
de puissance a fait de plus grands efforts, et a
triomphé long-temps de toute la Grèce : mais
enfin elle a succombé tout-à-coup, parceque le
despotisme du peuple est une puissance folle et
aveugle, qui se forcène contre elle-même, et
qui n' est
absolue et au-dessus des lois que pour achever
de se détruire.
Alcibiade.
Je vois bien qu' Avitus n' a pas eu tort de
vous faire boire un peu de ciguë, et qu' on
devoit encore plus craindre votre politique que
votre nouvelle religion.
 
==Dialogue 18==
 
Socrate, Alcibiade, et Timon.
Juste milieu entre la misanthropie, et le caractère
corrompu d' Alcibiade.
Alcibiade.
Je suis surpris, mon cher Socrate, de voir
que vous ayez tant de goût pour ce misanthrope,
qui fait peur aux petits enfants.
Socrate.
Il faut être bien plus surpris de ce qu' il
s' apprivoise avec moi.
Timon.
On m' accuse de haïr les hommes, et je ne
m' en défends pas : on n' a qu' à voir comment
ils sont faits, pour juger si j' ai tort. Haïr le
genre humain, c' est haïr une méchante bête,
une multitude de sots, de fripons, de flatteurs,
de traîtres, et d' ingrats.
Alcibiade.
Voilà un beau dictionnaire d' injures. Mais
vaut-il mieux être farouche, dédaigneux,
incompatible, et toujours mordant ? Pour moi,
je trouve que les sots me réjouissent, et que
les gens d' esprit me contentent. J' ai envie de
leur plaire à mon tour, et je m' accommode
de tout pour me rendre agréable dans la société.
Timon.
Et moi, je ne m' accommode de rien : tout
me déplaît ; tout est faux, de travers,
insupportable ; tout m' irrite, et me fait bondir le
coeur. Vous êtes un protée qui prenez
indifféremment toutes les formes les plus
contraires, parceque vous ne tenez à aucune. Ces
métamorphoses, qui ne vous coûtent rien,
montrent un coeur sans principes ni de justice
ni de vérité. La vertu, selon vous, n' est
qu' un beau nom : il n' y en a aucune de fixe.
Ce que vous approuvez à Athènes, vous le
condamnez à Lacédémone. Dans la Grèce vous
êtes grec ; en Asie vous êtes perse. Ni dieux,
ni lois, ni patrie, ne vous retiennent : vous ne
suivez qu' une seule règle, qui est la passion de
plaire, d' éblouir, de dominer, de vivre dans
les délices, et de brouiller tous les états.
ô ciel ! Faut-il qu' on souffre sur la terre un tel
homme, et que les autres hommes n' aient point de
honte de l' admirer ! Alcibiade est aimé des
hommes, lui qui se joue d' eux, et qui les
précipite par ses crimes dans tant de malheurs.
Pour moi, je hais et Alcibiade, et tous les sots
qui l' aiment ; et je serois bien fâché d' être
aimé par eux, puisqu' ils ne savent aimer que
le mal.
Alcibiade.
Voilà une déclaration bien obligeante ! Je
ne vous en sais néanmoins aucun mauvais gré.
Vous me mettez à la tête de tout le genre humain,
et me faites beaucoup d' honneur. Mon parti est
plus fort que le vôtre : mais vous avez bon
courage, et ne craignez pas d' être seul
contre tous.
Timon.
J' aurois horreur de n' être pas seul, quand
je vois la bassesse, la lâcheté, la légèreté, la
corruption et la noirceur de tous les hommes
qui couvrent la terre.
Alcibiade.
N' en exceptez-vous aucun ?
Timon.
Non, non, en vérité, aucun, et vous moins
qu' un autre.
Alcibiade.
Quoi ! Pas vous-même ? Vous haïssez-vous aussi ?
Timon.
Oui, je me hais souvent, quand je me surprends
dans quelque foiblesse.
Alcibiade.
Vous faites très bien, et vous n' avez de tort
qu' en ce que vous ne le faites pas toujours.
Qu' y a-t-il de plus haïssable qu' un homme
qui a oublié qu' il est homme, qui hait sa propre
nature, qui ne voit rien qu' avec horreur
et avec une mélancolie farouche, qui tourne
tout en poison, et qui renonce à toute société,
quoique les hommes ne soient nés que pour
être sociables ?
Timon.
Donnez-moi des hommes simples, droits, mais en tout
bons et pleins de justice : je les aimerai, je ne
les quitterai jamais, je les encenserai comme des
dieux qui habitent sur la terre. Mais tant que
vous me donnerez des hommes qui ne sont pas
hommes, des renards en finesse, et des tigres
en cruauté, qui auront le visage, le corps, la
voix humaine, avec un coeur de monstre, comme les
sirènes, l' humanité même me les fera détester et
fuir.
Alcibiade.
Il faut donc vous faire des hommes exprès.
Ne vaut-il pas mieux s' accommoder aux hommes
tels qu' on les trouve, que de vouloir les
haïr jusqu' à ce qu' ils s' accommodent à nous ?
Avec ce chagrin si critique, on passe
tristement sa vie, méprisé, moqué, abandonné, et
on ne goûte aucun plaisir. Pour moi, je donne
tout aux coutumes et aux imaginations de
chaque peuple : par-tout je me réjouis, et je
fais des hommes tout ce que je veux. La
philosophie qui n' aboutit qu' à faire d' un
philosophe un hibou est d' un bien mauvais usage.
Il faut en ce monde une philosophie qui aille
plus terre à terre. On prend les honnêtes gens
par les motifs de la vertu, les voluptueux par
leurs plaisirs, et les fripons par leur intérêt.
C' est la seule bonne manière de savoir vivre ;
tout le reste est vision, et bile noire qu' il
faudroit purger avec un peu d' ellébore.
Timon.
Parler ainsi, c' est anéantir la vertu, et
tourner en ridicule les bonnes moeurs. On ne
souffriroit pas un homme si contagieux dans une
république bien policée : mais, hélas ! Où
est-elle ici-bas, cette république ? ô mon pauvre
Socrate ! La vôtre, quand la verrons-nous ?
Demain, oui, demain, je m' y retirerois si elle
étoit commencée ; mais je voudrois que nous
allassions, loin de toutes les terres connues,
fonder cette heureuse colonie de philosophes
purs dans l' île Atlantique.
Alcibiade.
Hé ! Vous ne songez pas que vous vous y porteriez.
Il faudroit auparavant vous réconcilier
avec vous-même, avec qui vous dites que vous
êtes si souvent brouillé.
Timon.
Vous avez beau vous en moquer, rien n' est plus
sérieux. Oui, je le soutiens que je me hais
souvent, et que j' ai raison de me haïr. Quand
je me trouve amolli par les plaisirs jusqu' à
supporter les vices des hommes, et prêt à leur
complaire ; quand je sens réveiller en moi
l' intérêt, la volupté, la sensibilité pour une
vaine réputation parmi les sots et les méchants, je
me trouve presque semblable à eux, je me fais
mon procès, je m' abhorre, et je ne puis me
supporter.
Alcibiade.
Qui est-ce qui fait ensuite votre accommodement ?
Le faites-vous tête à tête avec vous-même sans
arbitre ?
Timon.
C' est qu' après m' être condamné je me redresse, et
je me corrige.
Alcibiade.
Il y a donc bien des gens chez vous ! Un homme
corrompu, entraîné par les mauvais exemples ; un
second qui gronde le premier ; un troisième
qui les raccommode, en corrigeant celui qui s' est
gâté.
Timon.
Faites le plaisant tant qu' il vous plaira :
chez vous la compagnie n' est pas si nombreuse ;
car il n' y a dans votre coeur qu' un seul homme
toujours souple et dépravé, qui se travestit en
cent façons pour faire toujours également le
mal.
Alcibiade.
Il n' y a donc que vous sur la terre qui soyez
bon : encore ne l' êtes-vous que dans certains
intervalles.
Timon.
Non, je ne connois rien de bon, ni digne
d' être aimé.
Alcibiade.
Si vous ne connoissez rien de bon, rien qui
ne vous choque et dans les autres et au-dedans
de vous, si la vie entière vous déplaît, vous
auriez dû vous en délivrer, et prendre congé
d' une si mauvaise compagnie. Pourquoi
continuiez-vous à vivre pour être chagrin de tout
et pour blâmer tout depuis le matin jusqu' au
soir ? Ne saviez-vous pas qu' on ne manque à
Athènes ni de cordons coulants, ni de
précipices ?
Timon.
J' aurois été tenté de faire ce que vous dites,
si je n' avois craint de faire plaisir à tant
d' hommes qui sont indignes qu' on leur en fasse.
Alcibiade.
Mais n' auriez-vous eu aucun regret de quitter
personne ? Quoi ! Personne sans exception ?
Songez-y bien avant que de répondre.
J' aurois eu un peu de regret de quitter
Socrate ; mais...
Alcibiade.
Hé ! Ne savez-vous pas qu' il est homme ?
Timon.
Non, je n' en suis pas bien assuré : j' en doute
quelquefois ; car il ne ressemble guère aux
autres. Il me paroît sans artifice, sans intérêt,
sans ambition. Je le trouve juste, sincère,
égal. S' il y avoit au monde dix hommes comme
lui, en vérité je crois qu' ils me réconcilieroient
avec l' humanité.
Alcibiade.
Hé bien ! Croyez-le donc. Demandez-lui si
la raison permet d' être misanthrope au point
où vous l' êtes.
Timon.
Je le veux : quoiqu' il ait toujours été un
peu trop facile et trop sociable, je ne crains
pas de m' engager à suivre son conseil. ô mon
cher Socrate ! Quand je vois les hommes, et
que je jette ensuite les yeux sur vous, je suis
tenté de croire que vous êtes Minerve, qui est
venue sous une figure d' homme instruire sa
ville. Parlez, mais selon votre coeur ; me
conseilleriez-vous de rentrer dans la société
empestée des hommes, méchants, aveugles, et
trompeurs ?
Socrate.
Non, je ne vous conseillerai jamais de vous
rengager, ni dans les assemblées du peuple,
ni dans les festins pleins de licence, ni dans
aucune société avec un grand nombre de citoyens ;
car le grand nombre est toujours corrompu. Une
retraite honnête et tranquille à l' abri des
passions des hommes et des siennes propres est le
seul état qui convienne à un vrai philosophe.
Mais il faut aimer les hommes, et leur faire
du bien malgré leurs défauts. Il ne faut rien
attendre d' eux que de l' ingratitude, et les
servir sans intérêt. Vivre au milieu d' eux
pour les tromper, pour les éblouir, et pour en
tirer de quoi contenter ses passions, c' est être
le plus méchant des hommes, et se
préparer des malheurs qu' on mérite : mais se
tenir à l' écart, et néanmoins à portée
d' instruire et de servir certains hommes, c' est
être une divinité bienfaisante sur la terre.
L' ambition d' Alcibiade est pernicieuse : mais votre
misanthropie est une vertu foible, qui est
mêlée d' un chagrin de tempérament. Vous êtes plus
sauvage que détaché. Votre vertu âpre, impatiente,
ne sait pas assez supporter le vice d' autrui : c' est
un amour de soi-même, qui fait qu' on s' impatiente
quand on ne peut réduire les autres au point qu' on
voudroit. La philanthropie est une vertu douce,
patiente et désintéressée, qui supporte le mal sans
l' approuver. Elle attend les hommes ; elle ne
donne rien à son goût, ni à sa commodité. Elle se
sert de la connoissance de sa propre foiblesse
pour supporter celle d' autrui. Elle n' est jamais
dupe des hommes les plus trompeurs et les plus
ingrats ; car elle n' espère ni ne veut rien d' eux
pour son propre intérêt, elle ne leur demande rien
que pour leur bien véritable. Elle ne se lasse
jamais dans cette bonté désintéressée ; elle
imite les dieux, qui ont donné aux hommes la vie,
sans avoir besoin de leur encens ni de leurs
victimes.
Timon.
Mais je ne hais point les hommes par inhumanité ;
je ne les hais que malgré moi, parcequ' ils sont
haïssables. C' est leur dépravation que je hais, et
leurs personnes, parcequ' elles sont dépravées.
Socrate.
Hé bien ! Je le suppose. Mais si vous ne haïssez
dans l' homme que le mal, pourquoi n' aimez-vous
pas l' homme pour le délivrer de ce mal et pour
le rendre bon ? Le médecin hait la fièvre et
toutes les autres maladies qui tourmentent les
corps des hommes : mais il ne hait point les
malades. Les vices sont les maladies de l' ame :
soyez un sage et charitable médecin, qui songe à
guérir son malade par amitié pour lui, loin de le
haïr. Le monde est un grand hôpital de tout le
genre humain, qui doit exciter votre compassion :
l' avarice, l' ambition, l' envie et la colère, sont
des plaies plus grandes et plus dangereuses dans
les ames que des abcès et des ulcères ne le sont
dans les corps. Guérissez tous les malades que vous
pourrez guérir, et plaignez tous ceux qui se
trouveront incurables.
Timon.
Oh ! Voilà, mon cher Socrate, un sophisme
facile à démêler. Il y a une extrême différence
entre les vices de l' ame et les maladies du
corps. Les maladies sont des maux qu' on souffre
et qu' on ne fait pas ; on n' en est point coupable,
on est à plaindre. Mais pour les vices, ils
sont volontaires, ils rendent la volonté coupable.
Ce ne sont pas des maux qu' on souffre ; ce sont
des maux qu' on fait. Ces maux méritent de
l' indignation et du châtiment, et non pas de la
pitié.
Socrate.
Il est vrai qu' il y a deux sortes de maladies
des hommes : les unes involontaires et
innocentes ; les autres volontaires, et qui rendent
le malade coupable. Puisque la mauvaise volonté
est le plus grand des maux, le vice est la plus
déplorable de toutes les maladies. L' homme
méchant qui fait souffrir les autres souffre
lui-même par sa malice, et il se prépare les
supplices que les justes dieux lui doivent : il est
donc encore plus à plaindre qu' un malade
innocent. L' innocence est une santé précieuse de
l' ame : c' est une ressource et une consolation
dans les plus affreuses douleurs. Quoi !
Cesserez-vous de plaindre un homme, parcequ' il est
dans la maladie la plus funeste, qui est la
mauvaise volonté ? Si sa maladie n' étoit qu' au pied
ou à la main, vous le plaindriez ; et vous ne le
plaignez pas lorsqu' elle a gangrené le fond de
son coeur !
Timon.
Hé bien ! Je conviens qu' il faut plaindre les
méchants, mais non pas les aimer.
Socrate.
Il ne faut pas les aimer pour leur malice ;
mais il faut les aimer pour les en guérir. Vous
aimez donc les hommes sans croire les aimer ;
car la compassion est un amour qui s' afflige
du mal de la personne qu' on aime. Savez-vous
bien ce qui vous empêche d' aimer les méchants ? Ce
n' est pas votre vertu, mais c' est l' imperfection
de la vertu qui est en vous. La vertu imparfaite
succombe dans le support des imperfections
d' autrui. On s' aime encore trop soi-même pour
pouvoir toujours supporter ce qui est contraire à
son goût et à ses maximes. L' amour propre ne veut
non plus être contredit par la vertu que par le
vice. On s' irrite contre les ingrats, parcequ' on
veut de la reconnoissance par amour propre. La
vertu parfaite détache l' homme de lui-même, et fait
qu' il ne se lasse point de supporter la foiblesse
des autres. Plus on est loin du vice, plus on
est patient et tranquille pour s' appliquer à le
guérir. La vertu imparfaite est ombrageuse,
critique, âpre, sévère, et implacable. La vertu
qui ne cherche plus que le bien est toujours
égale, douce, affable, compatissante : elle n' est
surprise ni choquée de rien : elle prend tout
sur elle, et ne songe qu' à faire du bien.
Timon.
Tout cela est bien aisé à dire, mais difficile
à faire.
Socrate.
ô mon cher Timon ! Les hommes grossiers et
aveugles croient que vous êtes misanthrope
parceque vous avez poussé trop loin la vertu : et
moi je vous soutiens que si vous étiez plus
vertueux, vous feriez ceci comme je le dis ;
vous ne vous laisseriez entraîner ni par votre
humeur sauvage, ni par votre tristesse de
tempérament, ni par vos dégoûts, ni par
l' impatience que vous causent les défauts des
hommes. C' est à force de vous aimer trop, que
vous ne pouvez plus aimer les autres hommes
imparfaits. Si vous étiez parfait, vous
pardonneriez sans peine aux hommes d' être
imparfaits, comme les dieux le font. Pourquoi ne
pas souffrir doucement ce que les dieux, meilleurs
que vous, souffrent ? Cette délicatesse qui
vous rend si facile à être blessé est une
véritable imperfection. La raison qui se borne à
s' accommoder des choses raisonnables, et à
ne s' échauffer que contre ce qui est faux, n' est
qu' une demi-raison. La raison parfaite va plus
loin ; elle supporte en paix la déraison d' autrui.
Voilà le principe de vertu compatissante
pour autrui et détachée de soi-même, qui est
le vrai lien de la société.
Alcibiade.
En vérité, Timon, vous voilà bien confondu
avec votre vertu farouche et critique. C' est
s' aimer trop soi-même que de vouloir vivre
tout seul uniquement pour soi, et de ne pouvoir
souffrir rien de tout ce qui choque notre
propre sens. Quand on ne s' aime point tant,
on se donne librement aux autres.
Socrate.
Arrêtez, s' il vous plaît, Alcibiade ; vous
abuseriez aisément de ce que j' ai dit. Il y a deux
manières de se donner aux hommes. La première est
de se faire aimer, non pour être leur idole, mais
pour employer leur confiance à les rendre bons.
Cette philanthropie est toute divine. Il y en a
une autre qui est une fausse monnoie, quand on se
donne aux hommes pour leur plaire, pour les
éblouir, pour usurper de l' autorité sur eux en les
flattant. Ce n' est pas eux qu' on aime, c' est
soi-même. On n' agit que par vanité et par intérêt ;
on fait semblant de se donner, pour posséder ceux à
qui on fait accroire qu' on se donne à eux. Ce
faux philanthrope est comme un pêcheur qui
jette un hameçon avec un appât : il paroît
nourrir les poissons, mais il les prend et les
fait mourir. Tous les tyrans, tous les magistrats,
tous les politiques qui ont de l' ambition,
paroissent bienfaisants et généreux ; ils
paroissent se donner, et ils veulent prendre les
peuples ; ils jettent l' hameçon dans les festins,
dans les compagnies, dans les assemblées
publiques. Ils ne sont pas sociables pour
l' intérêt des hommes, mais pour abuser de tout le
genre humain. Ils ont un esprit flatteur,
insinuant, artificieux, pour corrompre les
moeurs des hommes comme les courtisanes, et pour
réduire en servitude tous ceux dont ils ont
besoin. La corruption de ce qu' il y a de
meilleur est le plus pernicieux de tous les
maux. De tels hommes sont les pestes du genre
humain. Au moins l' amour propre d' un misanthrope
n' est que sauvage et inutile au monde : mais
celui de ces faux philanthropes est traître et
tyrannique ; ils promettent toutes les vertus
de la société, et ils ne font de la société qu' un
trafic, dans lequel ils veulent tout attirer à eux,
et asservir tous les citoyens. Le misanthrope
fait plus de peur et moins de mal. Un serpent
qui se glisse entre les fleurs est plus à
craindre qu' un animal sauvage qui s' enfuit vers sa
tanière dès qu' il vous aperçoit.
Alcibiade.
Timon, retirons-nous, en voilà bien assez : nous
avons chacun une bonne leçon ; en profitera
qui pourra. Mais je crois que nous n' en
profiterons guère : vous serez encore furieux
contre toute la nature humaine ; et moi, je
vais faire le protée entre les grecs et le roi de
Perse.
 
==Dialogue 19==
 
Alcibiade et Périclès.
Sans la vertu les plus grands talents ne sont
comptés pour rien après la mort.
Périclès.
Mon cher neveu, je suis bien aise de te revoir.
J' ai toujours eu de l' amitié pour toi.
Alcibiade.
Tu me l' as bien témoigné dès mon enfance. Mais je
n' ai jamais eu tant de besoin de ton secours
qu' à présent : Socrate, que je viens de trouver,
me fait craindre les trois juges, devant lesquels
je vais comparoître.
Périclès.
Hélas ! Mon cher neveu, nous ne sommes
plus à Athènes : ces trois vieillards
inexorables ne comptent pour rien l' éloquence.
Moi-même j' ai senti leur rigueur, et je prévois que
tu n' en seras pas exempt.
Alcibiade.
Quoi ! N' y a-t-il pas quelque moyen pour
gagner ces trois hommes ? Sont-ils insensibles
à la flatterie, à la pitié, aux graces du discours,
à la poésie, à la musique, aux raisonnements
subtils, au récit des grandes actions ?
Périclès.
Tu sais bien que si l' éloquence avoit ici
quelque pouvoir, sans vanité, ma condition
devroit être aussi bonne que celle d' un autre ;
mais on ne gagne rien ici à parler. Ces traits
flatteurs qui enlevoient le peuple d' Athènes,
ces tours convaincants, ces manières insinuantes
qui prennent les hommes par leurs commodités et
par leurs passions, ne sont plus d' usage ici : les
oreilles y sont bouchées, et les coeurs de fer. Moi
qui suis mort dans cette malheureuse guerre du
Péloponnèse, je ne laisse pas d' en être puni. On
devroit bien me pardonner une faute qui m' a coûté
la vie ; et même c' est toi qui me la fis faire.
Alcibiade.
Il est vrai que je te conseillai d' engager la
guerre plutôt que de rendre compte. N' est-ce
pas ainsi que l' on fait toujours ? Quand on
gouverne un état, on commence par soi, par
sa commodité, sa réputation, son intérêt ; le
public va comme il peut : autrement quel seroit
le sot qui se donneroit la peine de gouverner, de
veiller nuit et jour pour faire bien dormir les
autres ? Est-ce que vos juges d' ici trouvent cela
mauvais ?
Périclès.
Oui, si mauvais, qu' après être mort de la
peste dans cette maudite guerre, où je perdis
la confiance du peuple, j' ai souffert ici de
grands supplices pour avoir troublé la paix
mal à propos. Juge par là, mon pauvre neveu, si
tu en seras quitte à meilleur marché.
Alcibiade.
Voilà de mauvaises nouvelles. Les vivants,
quand ils sont bien fâchés, disent, je voudrois
être mort : et moi, je dirois volontiers au
contraire, je voudrois me porter bien.
Périclès.
Oh ! Tu n' es plus au temps de cette belle robe
traînante de pourpre avec laquelle tu charmois
toutes les femmes d' Athènes et de Sparte. Tu
seras puni, non seulement de ce que tu as fait,
mais encore de ce que tu m' as conseillé de faire.
 
==Dialogue 20==
 
Alcibiade, Mercure, et Caron.
Caractère d' un jeune prince corrompu par
l' ambition et l' amour du plaisir.
Caron.
Quel homme mènes-tu là ? Il fait bien l' important.
Qu' a-t-il plus qu' un autre pour s' en faire
accroire ?
Mercure.
Il étoit beau, bien fait, habile, vaillant,
éloquent, propre à charmer tout le monde.
Jamais homme n' a été si souple, il prenoit
toutes sortes de formes comme Protée. à Athènes,
il étoit délicat, savant, et poli ; à Sparte,
dur, austère, et laborieux ; en Asie, efféminé,
mou, et magnifique, comme les perses ; en
Thrace, il étoit toujours à cheval, et buvoit
comme Silène. Aussi a-t-il tout brouillé et
tout renversé dans tous les pays où il a passé.
Caron.
Mais ne renversera-t-il pas aussi ma barque,
qui est vieille, et qui fait eau par-tout ?
Pourquoi vas-tu te charger de telle marchandise ?
Il valoit mieux le laisser parmi les vivants : il
auroit causé des guerres, des carnages, des
désolations, qui nous auroient envoyé ici bien
des ombres. Pour la sienne, elle me fait peur.
Comment s' appelle-t-il ?
Mercure.
Alcibiade. N' en as-tu point ouï parler ?
Caron.
Alcibiade ! Hé ! Toutes les ombres qui viennent
me rompent la tête à force de m' en entretenir. Il
m' a donné bien de la peine avec tous les morts
qu' il a fait périr en tant de guerres. N' est-ce
pas lui qui, s' étant réfugié à Sparte après les
impiétés qu' il avoit faites à Athènes, corrompit
la femme du roi Agis ?
Mercure.
C' est lui-même.
Caron.
Je crains qu' il ne fasse de même avec Proserpine ;
car il est plus joli et plus flatteur que
notre roi Pluton. Mais Pluton n' entend pas
raillerie.
Mercure.
Je te le livre tel qu' il est. S' il fait autant de
fracas aux enfers qu' il en a fait toute sa vie sur
la terre, ce ne sera plus ici le royaume du
silence. Mais demande-lui un peu comment il
fera. Ho ! Alcibiade, dis à Caron comment tu
prétends faire ici-bas.
Alcibiade.
Moi, je prétends y ménager tout le monde. Je
conseille à Caron de doubler son droit de
péage, à Pluton de faire la guerre contre
Jupiter pour être le premier des dieux, attendu
que Jupiter gouverne mal les hommes, et que
l' empire des morts est plus étendu que celui
des vivants. Que fait-il là-haut dans son
olympe où il laisse toute chose sur la terre
aller de travers ? Il vaut bien mieux
reconnoître pour souverain de toutes les divinités
celui qui punit ici-bas les crimes, et qui
redresse tout ce que son frère, par son indolence, a
laissé gâter. Pour Proserpine, je lui dirai des
nouvelles de la Sicile, qu' elle a tant aimée ; je
lui chanterai sur ma lyre les chansons qu' on
y a faites en son honneur ; je lui parlerai des
nymphes avec lesquelles elle cueilloit des
fleurs quand Pluton la vint enlever ; je lui
dirai aussi toutes mes aventures, et il y aura
bien du malheur si je ne puis lui plaire.
Mercure.
Tu vas gouverner les enfers ; je parierois
pour toi : Pluton te fera entrer dans son conseil,
et s' en trouvera mal. Voilà ce qui me console
pour Jupiter mon père, que tu veux faire
détrôner.
Alcibiade.
Pluton s' en trouvera fort bien, et vous le
verrez.
Mercure.
Tu as donné de pernicieux conseils en ta vie.
Alcibiade.
J' en ai donné de bons aussi.
Mercure.
Celui de l' entreprise de Sicile étoit-il bien
sage ? Les athéniens s' en sont-ils bien trouvés ?
Alcibiade.
Il est vrai que je donnai aux athéniens le
conseil d' attaquer les syracusains, non seulement
pour conquérir toute la Sicile et ensuite
l' Afrique, mais encore pour tenir Athènes
dans ma dépendance. Quand on a affaire à un
peuple léger, inégal, sans raison, il ne faut
pas le laisser sans affaire ; il faut le tenir
toujours dans quelque grand embarras, afin qu' il
ait sans cesse besoin de vous, et qu' il ne s' avise
pas de censurer votre conduite. Mais cette
affaire, quoiqu' un peu hasardeuse, n' auroit pas
laissé de réussir si je l' eusse conduite. On me
rappela à Athènes pour une sottise, pour ces
termes mutilés. Après mon départ, Lamachus
périt comme un étourdi. Nicias étoit un grand
indolent, toujours craintif et irrésolu. Les
gens qui craignent tant ont plus à craindre
que les autres ; car ils perdent les avantages
que la fortune leur présente, et ils laissent
venir tous les inconvénients qu' ils ont prévus.
On m' accusa encore d' avoir, par dérision avec
des libertins, représenté dans une débauche
les mystères de Cérès. On disoit que j' y faisois
le principal personnage, qui étoit celui du
sacrificateur. Mais tout cela, chansons ; on ne
pouvoit m' en convaincre.
Mercure.
Chansons ! D' où vient donc que tu n' osas
jamais te présenter, et répondre aux accusations ?
Alcibiade.
Je me serois livré à eux, s' il eût été question
de toute autre chose ; mais comme il s' agissoit
de ma vie, je ne l' aurois pas confiée à ma
propre mère.
Mercure.
Voilà une lâche réponse. N' as-tu point de
honte de me la faire ? Toi qui savois hasarder
ta vie à la merci d' un charretier brutal dès ta
plus tendre enfance, tu n' as point osé mettre
ta vie entre les mains des juges pour sauver
ton honneur dans un âge mûr ! ô mon ami,
il falloit que tu te sentisses coupable.
Alcibiade.
C' est qu' un enfant qui joue dans un chemin
et qui ne veut pas interrompre son jeu pour
laisser passer une charrette, fait par dépit et
par mutinerie ce qu' un homme ne fait point
par raison. Mais enfin vous direz ce qu' il vous
plaira ; je craignis mes envieux, et la sottise
du peuple, qui se met en fureur quand il est
question de toutes vos divinités.
Mercure.
Voilà un langage de libertin ; et je parierois
que tu t' étois moqué des mystères de Cérès
éleusine. Pour mes figures, je n' en doute point,
tu les avois mutilées.
Caron.
Je ne veux point recevoir dans ma barque
cet ennemi des dieux, cette peste du genre
humain.
Alcibiade.
Il faut bien que tu me reçoives ; où veux-tu
donc que j' aille ?
Caron.
Retourne à la lumière pour tourmenter tous
les vivants, et faire encore du bruit sur la
terre. C' est ici le séjour du silence et du repos.
Alcibiade.
Hé ! De grace, ne me laisse pas errer sur les
rives du Styx, comme les morts privés de la
sépulture : mon ame a été trop grande parmi
les hommes pour recevoir un tel affront. Après
tout, puisque j' ai reçu les honneurs funèbres,
je puis contraindre Caron à me passer dans
sa barque. Si j' ai mal vécu, les juges des enfers
me puniront ; mais pour ce vieux fantasque,
je l' obligerai bien...
Caron.
Puisque tu le prends sur un ton si haut, je
veux savoir comment tu as été inhumé ; car
on parle de ta mort bien confusément. Les
uns disent que tu as été poignardé dans le sein
d' une courtisane. Belle mort pour un homme
qui fait le grand personnage ! D' autres disent
qu' on te brûla. Jusqu' à ce que le fait soit
éclairci, je me moque de ta fierté. Non, tu
n' entreras point ici.
Alcibiade.
Je n' aurai pas de peine à raconter ma dernière
aventure ; elle est à mon honneur, et elle
couronne une belle vie. Lysander, sachant
combien j' avois fait de mal aux lacédémoniens
en servant ma patrie dans le combat, et en
négociant pour elle auprès des perses, résolut
de demander à Pharnabaze de me faire mourir. Ce
Pharnabaze commandoit sur les côtes d' Asie au
nom du grand roi. Pour moi, ayant vu que les
chefs athéniens se conduisoient
avec témérité, et qu' ils ne vouloient pas
même écouter mes avis pendant que leur flotte
étoit dans la rivière de la Chèvre, près de
l' Hellespont, je leur prédis leur ruine, qui
arriva bientôt après ; et je me retirai dans un
lieu de Phrygie que les perses m' avoient donné
pour ma subsistance. Là je vivois content,
désabusé de la fortune qui m' avoit tant de fois
trompé, et je ne songeois plus qu' à me réjouir.
La courtisane Thimandra étoit avec moi.
Pharnabaze n' osa refuser ma mort aux
lacédémoniens : il envoya son frère Magnaüs pour
me faire couper la tête et pour brûler mon
corps. Mais il n' osa avec tous ses perses entrer
dans la maison où j' étois : ils mirent le feu
tout autour, aucun d' eux n' ayant le courage
d' entrer pour m' attaquer. Dès que je m' aperçus
de leur dessein, je jetai sur le feu tous mes
habits, toutes les hardes que je trouvai, et
même les tapis qui étoient dans la maison : puis
je mis mon manteau plié autour de ma main gauche,
et, de la droite tenant mon épée nue, je me jetai
hors de la maison au travers de mes ennemis, sans
que le feu me fît aucun mal ; à peine
brûla-t-il un peu mes habits. Tous ces barbares
s' enfuirent dès que je parus ; mais, en fuyant, ils
me tirèrent tant de traits, que je tombai percé
de coups.
Quand ils se furent retirés, Thimandra alla
prendre mon corps, l' enveloppa, et lui donna
la sépulture le plus honorablement qu' elle put.
Mercure.
Cette Thimandra n' est-elle pas la mère de
la fameuse courtisane de Corinthe nommée Laïs ?
Alcibiade.
C' est elle-même. Voilà l' histoire de ma mort
et de ma sépulture. Vous reste-t-il quelques
difficultés ?
Caron.
Oui, une grande, sans doute, que je te défie
de lever.
Alcibiade.
Explique-la-nous, nous verrons.
Caron.
Tu n' as pu te sauver de cette maison brûlée
qu' en te jetant comme un désespéré au travers
de tes ennemis ; et tu veux que Thimandra,
qui demeura dans les ruines de cette maison
tout en feu, n' ait souffert aucun mal ! De plus,
j' entends dire à plusieurs ombres que les
lacédémoniens ni les perses ne t' ont point fait
mourir : on assure que tu avois séduit une
jeune femme d' une maison très noble, selon
ta coutume ; que les frères de cette femme
voulurent se venger de ce déshonneur, et te
firent brûler.
Alcibiade.
Quoi qu' il en soit, tu ne peux douter, suivant ce
compte même, que je n' aie été brûlé comme les
autres morts.
Caron.
Mais tu n' as pas reçu les honneurs de la
sépulture. Tu cherches des subtilités. Je vois
bien que tu as été un dangereux brouillon.
Alcibiade.
J' ai été brûlé comme les autres morts, et
cela suffit. Veux-tu donc que Thimandra
vienne t' apporter mes cendres, ou qu' elle
t' envoie un certificat ? Mais si tu veux encore
contester, je m' en rapporte aux trois juges
d' ici-bas. Laisse-moi passer pour plaider ma cause
devant eux.
Caron.
Bon ! Tu l' aurois gagnée si tu passois. Voici
un homme bien rusé !
Mercure.
Il faut avouer la vérité : en passant j' ai vu
l' urne où la courtisane avoit, disoit-on, mis
les cendres de son amant. Un homme qui savoit si
bien enchanter les femmes ne pouvoit manquer de
sépulture : il a eu des honneurs, des regrets, des
larmes, plus qu' il ne méritoit.
Alcibiade.
Je prends acte que Mercure a vu mes cendres
dans une urne. Maintenant je somme Caron de me
recevoir dans sa barque : il n' est plus en droit
de me refuser.
Mercure.
Je le plains d' avoir à se charger de toi, méchant
homme : tu as mis le feu par-tout. C' est toi
qui as allumé cette horrible guerre dans toute
la Grèce. Tu es cause que les athéniens et
les lacédémoniens ont été vingt-huit ans en
armes les uns contre les autres, par mer et
par terre.
Alcibiade.
Ce n' est pas moi qui en suis la cause, il faut
s' en prendre à mon oncle Périclès.
Mercure.
Périclès, il est vrai, engagea cette funeste
guerre, mais ce fut par ton conseil. Ne te
souviens-tu pas d' un jour que tu allas heurter à
sa porte ? Ses gens te dirent qu' il n' avoit pas le
temps de te voir, parcequ' il étoit embarrassé
pour les comptes qu' il devoit rendre aux
athéniens de l' administration des revenus de la
république. Alors tu répondis : au lieu de
songer à rendre compte, il feroit bien mieux
de songer à quelque expédient pour n' en
rendre jamais. L' expédient que tu lui fournis fut
de brouiller les affaires, d' allumer la guerre,
et de tenir le peuple dans la confusion. Périclès
fut assez corrompu pour te croire : il alluma
la guerre, il y périt. Ta patrie y est presque périe
aussi ; elle y a perdu sa liberté. Après
cela faut-il s' étonner si Archestrate
disoit que la Grèce entière n' étoit pas assez
puissante pour supporter deux Alcibiades ? Timon
le misanthrope n' étoit pas moins plaisant dans
son chagrin, lorsque indigné contre les athéniens,
dans lesquels il ne voyoit plus de traces
de vertu, et te rencontrant un jour dans
la rue, il te salua et te prit par la main en te
disant : courage, mon enfant ! Pourvu que tu
croisses encore en autorité, tu causeras
bientôt à ces gens-ci tous les maux qu' ils
méritent.
Alcibiade.
Faut-il s' amuser aux discours d' un mélancolique
qui haïssoit tout le genre humain ?
Mercure.
Laissons là ce mélancolique. Mais le conseil
que tu donnas à Périclès, n' est-ce pas le
conseil d' un voleur ?
Alcibiade.
Mon pauvre Mercure, ce n' est point à toi à
parler de voleur ; on sait que tu en as fait
longtemps le métier : un dieu filou n' est pas
propre
à corriger les hommes sur la mauvaise foi
en matière d' argent.
Mercure.
Caron, je te conjure de le passer le plus
vite que tu pourras ; car nous ne gagnerons
rien avec lui. Prends garde seulement qu' il ne
surprenne les trois juges, et Pluton même :
avertis-les de ma part que c' est un scélérat
capable de faire révolter tous les morts, et de
renverser le plus paisible de tous les empires.
La punition qu' il mérite, c' est de ne voir
aucune femme, et de se taire toujours. Il a trop
abusé de sa beauté et de son éloquence. Il a
tourné tous ses grands talents à faire du mal.
Caron.
Je donnerai de bons mémoires contre lui,
et je crois qu' il passera fort mal son temps
parmi les ombres, s' il n' a plus de mauvaises
intrigues à y faire.
 
==Dialogue 21==
 
Denys, Pythias, et Damon.
La véritable vertu ne peut aimer que la vertu.
Denys.
ô dieu ! Qu' est-ce qui se présente à mes
yeux ? C' est Pythias qui arrive ici, c' est Pythias
lui-même. Je ne l' aurois jamais cru. Ha ! C' est
lui, il vient pour mourir et pour dégager son
ami.
Pythias.
Oui, c' est moi. Je n' étois parti que pour
payer aux dieux ce que je leur avois voué,
régler mes affaires domestiques selon la justice,
et dire adieu à mes enfants, pour mourir avec plus
de tranquillité.
Denys.
Mais pourquoi reviens-tu ? Quoi donc ! Ne
crains-tu point la mort ? Viens-tu la chercher
comme un désespéré, un furieux ?
Pythias.
Je viens la souffrir, quoique je ne l' aie point
méritée ; je ne puis me résoudre à laisser
mourir mon ami en ma place.
Denys.
Tu l' aimes donc plus que toi-même ?
Pythias.
Non, je l' aime comme moi ; mais je trouve
que je dois périr plutôt que lui, puisque c' est
moi que tu as eu intention de faire mourir :
il ne seroit pas juste qu' il souffrît pour me
délivrer de la mort. Le supplice que tu m' as
préparé est-il prêt ?
Denys.
Mais tu prétends ne mériter pas plus la
mort que lui.
Pythias.
Il est vrai, nous sommes tous deux également
innocents ; et il n' est pas plus juste de
me faire mourir que lui.
Denys.
Pourquoi dis-tu donc qu' il ne seroit pas
juste qu' il mourût au lieu de toi ?
Pythias.
Il est également injuste à toi de faire mourir
Damon, ou bien de me faire mourir : mais
Pythias seroit injuste, s' il laissoit souffrir à
Damon une mort que le tyran n' a préparée
qu' à Pythias.
Denys.
Tu ne viens donc au jour marqué que
pour sauver la vie à un ami en perdant la
tienne ?
Pythias.
Je viens à ton égard souffrir une injustice
qui est ordinaire aux tyrans ; et, à l' égard de
Damon, faire une action de justice en le tirant
d' un péril où il s' est mis par générosité
pour moi.
Denys.
Et toi, Damon, ne craignois-tu pas, dis la
vérité, que Pythias ne revînt point, et de
payer pour lui ?
Damon.
Je ne savois que trop que Pythias reviendroit
ponctuellement, et qu' il craindroit bien
plus de manquer à sa parole que de perdre
la vie. Plût aux dieux que ses proches et ses
amis l' eussent retenu malgré lui ! Maintenant
il seroit la consolation des gens de bien ; et
j' aurois celle de mourir pour lui.
Denys.
Quoi ! La vie te déplaît-elle ?
Damon.
Oui, elle me déplaît quand je vois un
tyran.
Denys.
Hé bien ! Tu ne le verras plus. Je vais te faire
mourir tout-à-l' heure.
Pythias.
Excuse le transport d' un homme qui
regrette son ami prêt à mourir : mais
souviens-toi que c' est moi seul que tu as destiné
à la mort. Je viens la souffrir pour dégager mon
ami, ne me refuse pas cette consolation dans
ma dernière heure.
Denys.
Je ne puis souffrir deux hommes qui
méprisent la vie et ma puissance.
Damon.
Tu ne peux donc souffrir la vertu ?
Denys.
Non, je ne puis souffrir cette vertu fière et
dédaigneuse qui méprise la vie, qui ne craint
aucun supplice, qui est insensible aux
richesses et aux plaisirs.
Damon.
Du moins tu vois qu' elle n' est point
insensible à l' honneur, à la justice, et à l' amitié.
Denys.
çà, qu' on emmène Pythias au supplice ;
nous verrons si Damon continuera à mépriser
mon pouvoir.
Damon.
Pythias, en revenant se soumettre à tes
ordres, a mérité de toi que tu le fasses vivre ; et
moi, en me livrant pour lui à ton indignation,
je t' ai irrité : contente-toi, fais-moi mourir.
Pythias.
Non, non, Denys, souviens-toi que je suis
le seul qui t' ai déplu : Damon n' a pu...
Denys.
Hélas ! Que vois-je ! Où suis-je ! Que je suis
malheureux et digne de l' être ! Non, je n' ai
rien connu jusques ici : j' ai passé ma vie dans
les ténèbres et dans l' égarement. Toute ma
puissance m' est inutile pour me faire aimer :
je ne puis pas me vanter d' avoir acquis, depuis
plus de trente ans de tyrannie, un seul ami
dans toute la terre. Ces deux hommes, dans
une condition privée, s' aiment tendrement,
se confient l' un à l' autre sans réserve, sont
heureux en s' aimant, et veulent mourir l' un
pour l' autre.
Pythias.
Comment auriez-vous des amis, vous qui
n' avez jamais aimé personne ? Si vous aviez
aimé les hommes, ils vous aimeroient. Vous
les avez craints, ils vous craignent, ils vous
haïssent.
Denys.
Damon, Pythias, daignez me recevoir entre
vous deux, pour être le troisième ami d' une
si parfaite société ; je vous laisse vivre, et je
vous comblerai de biens.
Damon.
Nous n' avons pas besoin de tes biens ; et
pour ton amitié, nous ne pouvons l' accepter
que quand tu seras bon et juste. Jusque-là tu
ne peux avoir que des esclaves tremblants et
de lâches flatteurs. Il faut être vertueux,
bienfaisant, sociable, sensible à l' amitié, prêt à
entendre la vérité, et savoir vivre dans une
espèce d' égalité avec de vrais amis, pour être
aimé par des hommes libres.
 
==Dialogue 22==
 
Dion et Gélon.
Dans un souverain ce n' est pas l' homme qui doit
régner, ce sont les lois.
Dion.
Il y a long-temps, ô merveilleux homme,
que je desire de te voir ; je sais que Syracuse
te dut autrefois sa liberté.
Gélon.
Et moi, je sais que tu n' as pas eu assez de
sagesse pour la lui rendre. Tu n' avois pas mal
commencé contre le tyran, quoiqu' il fût ton
beau-frère ; mais, dans la suite, l' orgueil, la
mollesse et la défiance, vices d' un tyran,
corrompirent peu-à-peu tes moeurs. Aussi les
tiens mêmes t' ont fait périr.
Dion.
Peut-on gouverner une république sans
être exposé aux traîtres et aux envieux ?
Gélon.
Oui, sans doute : j' en suis une belle preuve.
Je n' étois pas syracusain ; quoique étranger,
on me vint chercher pour me faire roi ; on me
fit accepter le diadème ; je le portai avec tant
de douceur et de modération pour le bonheur
des peuples, que mon nom est encore aimé et
révéré par les citoyens, quoique ma famille,
qui a régné après moi, m' ait déshonoré par
ses vices. On les a soufferts pour l' amour de
moi. Après cet exemple, il faut avouer qu' on
peut commander sans se faire haïr. Mais ce
n' est pas à moi qu' il faut cacher tes fautes : la
prospérité t' avoit fait oublier la philosophie
de ton ami Platon.
Dion.
Hé ! Quel moyen d' être philosophe, quand
on est le maître de tout, et qu' on a des passions
qu' aucune crainte ne retient !
Gélon.
J' avoue que les hommes qui gouvernent les
autres me font pitié ; cette grande puissance
de faire le mal est un horrible poison. Mais
enfin j' étois homme comme toi, et cependant
j' ai vécu dans l' autorité royale jusqu' à une
extrême vieillesse, sans abuser de ma puissance.
Dion.
Je reviens toujours là : il est facile d' être
philosophe dans une condition privée ; mais
quand on est au-dessus de tout...
Gélon.
Hé ! C' est quand on se voit au-dessus de tout
qu' on a un plus grand besoin de philosophie
pour soi et pour les autres qu' on doit gouverner.
Alors il faut être doublement sage, et borner
au-dedans par sa raison une puissance que rien ne
borne au-dehors.
Dion.
Mais j' avois vu le vieux Denys, mon beau-père,
qui avoit fini ses jours paisiblement dans
la tyrannie ; je m' imaginois qu' il n' y avoit
qu' à faire de même.
Gélon.
Ne vois-tu pas que tu avois commencé
comme un homme de bien qui veut rendre
la liberté à sa patrie ? Espérois-tu qu' on te
souffriroit dans la tyrannie, puisqu' on ne
s' étoit confié à toi qu' afin de renverser le
tyran ? C' est un hasard quand les méchants
évitent les dangers qui les environnent : encore
même sont-ils assez punis par le besoin où ils
se trouvent de se précautionner contre ces
périls en répandant le sang humain, en désolant
les républiques ; ils n' ont aucun moment
de repos ni de sûreté ; ils ne peuvent jamais
goûter ni le plaisir de la vertu, ni la douceur
de l' amitié, ni celle de la confiance et d' une
bonne réputation. Mais toi, qui étois
l' espérance
des gens de bien, qui promettois des
vertus sincères, qui avois voulu établir la
république de Platon, tu commençois à vivre en
tyran, et tu croyois qu' on te laisseroit vivre !
Dion.
Ho bien ! Si je retournois au monde, je
laisserois les hommes se gouverner eux-mêmes
comme ils pourroient. J' aimerois mieux m' aller
cacher dans quelque île déserte que de me
charger de gouverner une république. Si on
est méchant, on a tout à craindre : si on est
bon, on a trop à souffrir.
Gélon.
Les bons rois, il est vrai, ont bien des
peines à souffrir ; mais ils jouissent d' une
tranquillité et d' un plaisir pur au-dedans
d' eux-mêmes que les tyrans ignorent toute leur vie.
Sais-tu bien le secret de régner ainsi ? Tu
devrois le savoir, car tu l' as souvent ouï dire à
Platon.
Dion.
Redis-le-moi, de grace, car la bonne fortune
me l' a fait oublier.
Gélon.
Il ne faut pas que l' homme règne, il faut
qu' il se contente de faire régner les lois. S' il
prend la royauté pour lui, il la gâte, et se
perd lui-même ; il ne doit l' exercer que pour
le maintien des lois et le bien des peuples.
Dion.
Cela est bien aisé à dire, mais difficile à
faire.
Gélon.
Difficile, il est vrai, mais non pas
impossible. Celui qui en parle l' a fait comme il te
le dit. Je ne cherchai point l' autorité, elle me
vint chercher ; je la craignis, j' en connus tous
les embarras, je ne l' acceptai que pour le bien
des hommes. Je ne leur fis jamais sentir que
j' étois le maître ; je leur fis seulement sentir
qu' eux et moi nous devions céder à la raison
et à la justice. Une vieillesse respectée, une
mort qui a mis toute la Sicile en deuil, une
réputation sans tache et immortelle, une vertu
récompensée ici-bas par le bonheur des champs
élysiens, sont le fruit de cette philosophie si
long-temps conservée sur le trône.
Dion.
Hélas ! Je savois tout ce que tu me dis, je
prétendois en faire autant ; mais je ne me
défiois point de mes passions, et elles m' ont
perdu. De grace, souffre que je ne te quitte
plus.
Gélon.
Non, tu ne peux être admis parmi ces ames
bienheureuses qui ont bien gouverné. Adieu.
 
==Dialogue 23==
 
Platon, et Denys Le Tyran.
Un prince ne peut trouver de véritable bonheur et
de sûreté que dans l' amour de ses sujets.
Denys Le Tyran.
Hé ! Bonjour, Platon. Te voilà comme je
t' ai vu en Sicile.
Platon.
Pour toi, il s' en faut bien que tu sois ici
aussi brillant que sur ton trône.
Denys Le Tyran.
Tu n' étois qu' un philosophe chimérique ;
ta république n' étoit qu' un beau songe.
Platon.
Ta tyrannie n' a pas été plus solide que ma
république ; elle est tombée par terre.
Denys Le Tyran.
C' est ton ami Dion qui me trahit.
Platon.
C' est toi qui te trahis toi-même. Quand on
se fait haïr, on a tout à craindre.
Denys Le Tyran.
Mais aussi, que n' en coûte-t-il pas pour se
faire aimer ! Il faut contenter les autres. Ne
vaut-il pas mieux se contenter soi-même au
hasard d' être haï ?
Platon.
Quand on se fait haïr pour contenter ses
passions, on a autant d' ennemis que de sujets,
on n' est jamais en sûreté. Dis-moi la vérité,
dormois-tu en repos ?
Denys Le Tyran.
Non, je l' avoue. C' est que je n' avois pas
encore fait mourir assez de gens.
Platon.
Hé ! Ne vois-tu pas que la mort des uns
t' attiroit la haine des autres ? Que ceux qui
voyoient massacrer leurs voisins attendoient
de périr à leur tour, et ne pouvoient se sauver
qu' en te prévenant ? Il faut, ou tuer jusqu' au
dernier des citoyens, ou abandonner la
rigueur des peines pour tâcher de se faire aimer.
Quand les peuples vous aiment, vous n' avez
plus besoin de gardes ; vous êtes au
milieu de votre peuple comme un père qui
ne craint rien au milieu de ses propres enfants.
Denys Le Tyran.
Je me souviens que tu me disois toutes ces
raisons quand je fus sur le point de quitter
la tyrannie pour être ton disciple ; mais un
flatteur m' en empêcha. Il faut avouer qu' il est
bien difficile de renoncer à la puissance
souveraine.
Platon.
N' auroit-il pas mieux valu la quitter
volontairement pour être philosophe, que d' en être
honteusement dépossédé pour aller gagner sa
vie à Corinthe par le métier de maître d' école ?
Denys Le Tyran.
Mais je ne prévoyois pas qu' on me chasseroit.
Platon.
Hé ! Comment pouvois-tu espérer de demeurer
le maître en un lieu où tu avois mis
tout le monde dans la nécessité de te perdre
pour éviter ta cruauté ?
Denys Le Tyran.
J' espérois qu' on n' oseroit jamais m' attaquer.
Platon.
Quand les hommes risquent davantage en
vous laissant vivre qu' en vous attaquant, il
s' en trouve toujours qui vous préviennent :
vos propres gardes ne peuvent assurer leur vie
qu' en vous arrachant la vôtre. Mais parle-moi
franchement, n' as-tu pas vécu avec plus de
douceur dans ta pauvreté de Corinthe que
dans ta splendeur de Syracuse ?
Denys Le Tyran.
Il est vrai : à Corinthe, le maître d' école
mangeoit et dormoit assez bien ; le tyran à
Syracuse avoit toujours des craintes et des
défiances ; il falloit égorger quelqu' un, ravir les
trésors, faire des conquêtes ; les plaisirs
n' étoient plus plaisirs, ils étoient usés pour moi,
et ne laissoient pas de m' agiter avec trop de
violence. Dis-moi aussi, philosophe, te trouvois-tu
bien malheureux quand je te fis vendre ?
Platon.
J' avois dans l' esclavage le même repos que
tu goûtois à Corinthe, avec cette différence,
que j' avois le bonheur de souffrir pour la vertu
par l' injustice du tyran, et que tu étois le
tyran honteusement dépossédé de sa tyrannie.
Denys Le Tyran.
Va, je ne gagne rien à disputer contre toi ;
si jamais je retourne au monde, je choisirai
une conditon privée, ou bien je me ferai
aimer par le peuple que je gouvernerai.
 
==Dialogue 24==
 
Platon et Aristote.
Critique de la philosophie d' Aristote, solidité des
idées éternelles de Platon.
Aristote.
Avez-vous oublié votre ancien disciple ? Ne
me connoissez-vous plus ?
Platon.
Je n' ai garde de reconnoître en vous mon
disciple. Vous n' avez jamais songé qu' à paroître
le maître de tous les philosophes, et qu' à
faire tomber dans l' oubli tous ceux qui vous
ont précédé.
Aristote.
C' est que j' ai dit des choses originales, et
que je les ai expliquées fort nettement. Je n' ai
point pris le style poétique ; en cherchant le
sublime, je ne suis point tombé dans le galimatias ;
je n' ai point donné dans les idées éternelles.
Platon.
Tout ce que vous avez dit étoit tiré des livres
que vous avez tâché de déprimer. Vous
avez parlé, j' en conviens, d' une manière nette,
précise, pure, mais sèche, et incapable de faire
sentir la sublimité des vérités divines. Pour
les idées éternelles, vous vous en moquerez
tant qu' il vous plaira : mais vous ne sauriez
vous en passer, si vous voulez établir quelques
vérités certaines. Quel moyen d' assurer ou de
nier une chose d' une autre, à moins qu' il n' y
ait des idées de ces deux choses qui ne
changent point ? Qu' est-ce que la raison, sinon nos
idées ? Si nos idées changeoient, la raison
seroit aussi changeante. Aujourd' hui le tout
seroit plus grand que la partie : demain la
mode en seroit passée, et la partie seroit plus
grande que le tout. Ces idées éternelles, que
vous voulez tourner en ridicule, ne sont donc
que les premiers principes de la raison, qui
demeurent toujours les mêmes. Bien loin que
nous puissions juger de ces premières vérités,
ce sont elles qui nous jugent, et qui nous
corrigent quand nous nous trompons. Si je
dis une chose extravagante, les autres hommes
en rient d' abord, et j' en suis honteux. C' est
que ma raison et celle de mes voisins est une
règle au-dessus de moi, qui me vient redresser
malgré moi, comme une règle véritable
redresseroit une ligne tortue que j' aurois tracée.
Faute de remonter aux idées qui sont les premières
et les simples notions de chaque chose,
vous n' avez point eu de principes assez fermes,
et vous n' alliez qu' à tâtons.
Aristote.
Y a-t-il rien de plus clair que ma morale ?
Platon.
Elle est claire, elle est belle, je l' avoue ;
votre logique est subtile, méthodique, exacte,
ingénieuse : mais votre physique n' est qu' un
amas de termes abstraits et de noms vagues,
pour accoutumer les esprits à se payer de mots
et à croire entendre ce qu' ils n' entendent pas.
C' est en cette occasion que vous auriez eu
grand besoin d' idées claires pour éviter le
galimatias que vous reprochez aux autres. Un
ignorant sensé avoue de bonne foi qu' il ne sait
ce que c' est que la matière première. Un de
vos disciples croit dire des merveilles, en
disant qu' elle n' est ni quoi, ni quelle, ni
combien, ni aucune des choses par lesquelles l' être
est déterminé. Avec ce jargon un homme se
croit grand philosophe, et méprise le vulgaire.
Les épicuriens venus après vous ont raisonné
plus sensément que vous sur le mouvement
et sur les figures des petits corps qui forment
par leur assemblage tous les composés que
nous voyons. Au moins leur physique explique
plusieurs choses d' une manière vraisemblable.
Il est vrai qu' ils n' ont jamais remonté jusqu' à
l' idée et à la nature de ces petits corps ; ils
supposent toujours sans preuve des règles
toutes faites, et sans savoir par qui ; puis ils
en tirent comme ils peuvent la composition
de toute la nature sensible. Cette philosophie
dans son principe est une pure fiction, il est
vrai ; mais enfin elle sert à entendre beaucoup
de choses dans la nature. Votre physique
n' enseigne que des mots ; ce n' est pas une
philosophie, ce n' est qu' une langue bizarre. Tirésias
vous menace qu' un jour il viendra d' autres
philosophes qui vous dépossèderont des
écoles où vous aurez régné long-temps, et qui
feront tomber de bien haut votre réputation.
Aristote.
Je voulois cacher mes principes, c' est ce
qui m' a fait envelopper ma physique.
Platon.
Vous y avez si bien réussi que personne ne
vous entend ; ou du moins si on vous entend,
on trouve que vous ne dites rien.
Aristote.
Je ne pouvois rechercher toutes les vérités,
ni faire toutes les expériences.
Platon.
Personne ne le pouvoit aussi commodément
que vous : vous aviez l' autorité et l' argent
d' Alexandre. Si j' avois eu les mêmes avantages,
j' aurois fait de belles découvertes.
Aristote.
Que ne ménagiez-vous Denys le tyran, pour
en tirer le même parti ?
Platon.
C' est que je n' étois ni courtisan ni flatteur :
mais vous, qui trouvez qu' on doit ménager
les princes, n' avez-vous pas perdu les bonnes
graces de votre disciple par vos entreprises
trop ambitieuses ?
Aristote.
Hélas ! Il n' est que trop vrai. Ici-bas même,
si quelquefois il se rappelle le temps de sa
confiance pour moi, d' autres fois il ne daigne
plus me reconnoître, et me regarde de travers.
Platon.
C' est qu' il n' a point trouvé dans votre
conduite la pure morale de vos écrits. Dites la
vérité, vous ne ressembliez point à votre
magnanime.
Aristote.
Et vous, n' avez-vous point parlé du mépris
de toutes les choses terrestres et passagères,
pendant que vous viviez magnifiquement ?
Platon.
Je l' avoue ; mais j' étois considérable dans
ma patrie. J' y ai vécu avec modération et honneur.
Sans autorité ni ambition, je me suis fait révérer des
grecs. Le philosophe venu de Stagire, qui veut tout
brouiller dans le royaume de son disciple, est un
personnage qui en bonne philosophie doit être fort
odieux.
 
==Dialogue 25==
 
Alexandre et Aristote.
Quelque grandes que soient les qualités naturelles
d' un jeune prince, il a tout à craindre s' il
n' éloigne les flatteurs, et s' il ne s' accoutume de
bonne heure à résister à ses passions, et à aimer
ceux qui auront le courage de lui dire la vérité.
Aristote.
Je suis ravi de voir mon disciple. Quelle
gloire pour moi d' avoir instruit le vainqueur
de l' Asie !
Alexandre.
Mon cher Aristote, je te revois avec plaisir.
Je ne t' avois point vu depuis que j' ai quitté
la Macédoine : mais je ne t' ai jamais oublié
pendant mes conquêtes, tu le sais bien.
Aristote.
Te souviens-tu de ta jeunesse, qui étoit si
aimable ?
Alexandre.
Oui, il me semble que je suis encore à Pella ou à
Pydne ; que tu viens de Stagire pour m' enseigner
la philosophie.
Aristote.
Mais tu avois un peu négligé mes préceptes, quand
la trop grande prospérité enivra ton coeur.
Alexandre.
Je l' avoue : tu sais bien que je suis sincère.
Maintenant que je ne suis plus que l' ombre
d' Alexandre, je reconnois qu' Alexandre étoit
trop hautain et trop superbe pour un mortel.
Aristote.
Tu n' avois point pris mon magnanime pour
te servir de modèle.
Alexandre.
Je n' avois garde : ton magnanime n' est qu' un
pédant ; il n' a rien de vrai ni de naturel ; il
est guindé et outré en tout.
Aristote.
Mais n' étois-tu pas outré dans ton héroïsme ?
Pleurer de n' avoir pas encore subjugué un
monde quand on disoit qu' il y en avoit plusieurs ;
parcourir des royaumes immenses pour les rendre
à leurs rois après les avoir vaincus ; ravager
l' univers pour faire parler de toi ; se jeter seul
sur les remparts d' une
ville ennemie ; vouloir passer pour une divinité !
Tu es plus outré que mon magnanime.
Alexandre.
Me voilà donc revenu à ton école ? Tu me
dis toutes mes vérités, comme si nous étions
encore à Pella. Il n' auroit pas été trop sûr de
me parler si librement sur les bords de
l' Euphrate : mais, sur les bords du Styx, on écoute
un censeur plus patiemment. Dis-moi donc, mon pauvre
Aristote, toi qui sais tout, d' où vient que certains
princes sont si jolis dans leur enfance, et
qu' ensuite ils oublient toutes les bonnes maximes
qu' ils ont apprises, lorsqu' il seroit question d' en
faire quelque usage ? à quoi sert-il qu' ils parlent
dans leur jeunesse comme des perroquets, pour
approuver tout ce qui est bon, et que la raison, qui
devroit croître en eux avec l' âge, semble s' enfuir
dès qu' ils sont entrés dans les affaires ?
Aristote.
En effet, ta jeunesse fut merveilleuse ; tu
entretenois avec politesse les ambassadeurs
qui venoient chez Philippe ; tu aimois les
lettres, tu lisois les poëtes, tu étois charmé
d' Homère, ton coeur s' enflammoit au récit des
vertus et des grandes actions des héros. Quand
tu pris Thèbes, tu respectas la maison de
Pindare ; ensuite tu allas, en entrant dans
l' Asie, voir le tombeau d' Achille et les ruines
de Troie. Tout cela marque un naturel humain
et sensible aux belles choses. On vit encore
ce beau naturel quand tu confias ta vie
au médecin Philippe, mais sur-tout lorsque
tu traitas si bien la famille de Darius, que ce
roi mourant se consoloit dans son malheur,
pensant que tu serois le père de sa famille.
Voilà ce que la philosophie et le beau naturel
avoient mis en toi. Mais le reste, je n' ose le
dire.
Alexandre.
Dis, dis, mon cher Aristote, tu n' as plus
rien à ménager.
Aristote.
Ce faste, cette mollesse, ces soupçons, ces
cruautés, ces colères, ces emportements furieux
contre tes amis, cette crédulité pour les
lâches flatteurs qui t' appeloient un dieu...
Alexandre.
Ah ! Tu dis vrai. Je voudrois être mort après
avoir vaincu Darius.
Aristote.
Quoi ! Tu voudrois n' avoir point subjugué le
reste de l' orient ?
Alexandre.
Cette conquête m' est moins glorieuse qu' il
ne m' est honteux d' avoir succombé à mes
prospérités, et d' avoir oublié la condition
humaine. Mais dis-moi donc d' où vient qu' on
est si sage dans l' enfance, et si peu raisonnable
quand il seroit temps de l' être.
Aristote.
C' est que dans la jeunesse on est instruit,
excité, corrigé par des gens de bien. Dans la
suite on s' abandonne à trois sortes d' ennemis :
à sa présomption, à ses passions, et aux flatteurs.
 
==Dialogue 26==
 
Alexandre et Clitus.
Funeste délicatesse des grands, qui ne peuvent
souffrir leurs véritables serviteurs lorsqu' ils
veulent leur faire connoître leurs défauts.
Clitus.
Bonjour, grand roi. Depuis quand es-tu descendu
sur ces rives sombres ?
Alexandre.
Ah ! Clitus, retire-toi : je ne puis supporter
ta vue ; elle me reproche ma faute.
Clitus.
Pluton veut que je demeure devant tes
yeux, pour te punir de m' avoir tué injustement.
J' en suis fâché, car je t' aime encore malgré le
mal que tu m' as fait ; mais je ne puis plus te
quitter.
Alexandre.
Oh ! La cruelle compagnie ! Voir toujours
un homme qui rappelle le souvenir de ce qu' on
a eu tant de honte d' avoir fait !
Clitus.
Je regarde bien mon meurtrier : pourquoi
ne saurois-tu pas regarder un homme que tu
as fait mourir ? Je vois bien que les grands
sont plus délicats que les autres hommes : ils
ne veulent voir que des gens contents d' eux,
qui les flattent, et qui fassent semblant de les
admirer. Il n' est plus temps d' être délicat sur
les bords du Styx. Il falloit quitter cette
délicatesse en quittant cette grandeur royale. Tu
n' as plus rien à donner ici, et tu ne trouveras
plus de flatteurs.
Alexandre.
Ah ! Quel malheur ! Sur la terre j' étois un
dieu ; ici je ne suis plus qu' une ombre, et on
m' y reproche sans pitié mes fautes.
Clitus.
Pourquoi les faisois-tu ?
Alexandre.
Quand je te tuai, j' avois trop bu.
Clitus.
Voilà une belle excuse pour un héros et
pour un dieu ! Celui qui devoit être assez
raisonnable pour gouverner la terre entière,
perdoit par l' ivresse toute sa raison, et se
rendoit semblable à une bête féroce. Mais avoue
de bonne foi la vérité, tu étois encore plus
enivré par la mauvaise gloire et par la colère
que par le vin : tu ne pouvois souffrir que je
condamnasse ta vanité qui te faisoit recevoir
les honneurs divins, et oublier les services
qu' on t' avoit rendus. Réponds-moi ; je ne
crains plus que tu me tues.
Alexandre.
ô dieux cruels, que ne puis-je me venger
de vous ! Mais hélas ! Je ne puis pas même me
venger de cette ombre de Clitus qui vient
m' insulter brutalement.
Clitus.
Te voilà aussi colère et aussi fougueux que
tu l' étois parmi les vivants. Mais personne ne
te craint ici ; pour moi, tu me fais pitié.
Alexandre.
Quoi ! Le grand Alexandre faire pitié à un
homme vil tel que Clitus ! Que ne puis-je ou
le tuer ou me tuer moi-même !
Clitus.
Tu ne peux plus ni l' un ni l' autre ; les ombres
ne meurent point ; te voilà immortel, mais
autrement que tu ne l' avois prétendu. Il faut
te résoudre à n' être qu' une ombre comme moi
et comme le dernier des hommes. Tu ne trouveras
plus ici de provinces à ravager, ni de
rois à fouler aux pieds, ni de palais à brûler
dans ton ivresse, ni de fables ridicules à conter
pour te vanter d' être le fils de Jupiter.
Alexandre.
Tu me traites comme un misérable.
Clitus.
Non, je te reconnois pour un grand conquérant,
d' un naturel sublime, mais gâté par de trop
grands succès. Te dire la vérité avec affection,
est-ce t' offenser ? Si la vérité t' offense,
retourne sur la terre chercher tes flatteurs.
Alexandre.
à quoi donc me servira toute ma gloire, si
Clitus même ne m' épargne pas ?
Clitus.
C' est ton emportement qui a terni ta gloire
parmi les vivants. Veux-tu la conserver pure
dans les enfers ? Il faut être modeste avec des
ombres qui n' ont rien à perdre ni à gagner
avec toi.
Alexandre.
Mais tu disois que tu m' aimois.
Oui, j' aime ta personne sans aimer tes
défauts.
Alexandre.
Si tu m' aimes, épargne-moi.
Clitus.
Parceque je t' aime, je ne t' épargnerai point.
Quand tu parus si chaste à la vue de la femme
et de la fille de Darius, quand tu montras
tant de générosité pour ce prince vaincu, tu
méritois de grandes louanges, je te les donnai.
Ensuite la prospérité te fit oublier le soin de
ta propre gloire même. Je te quitte, adieu.
 
==Dialogue 27==
 
Alexandre et Diogène.
La flatterie est pernicieuse aux princes.
Diogène.
Ne vois-je pas Alexandre parmi les morts ?
Alexandre.
Tu ne te trompes pas, Diogène.
Diogène.
Hé, comment ! Les dieux meurent-ils ?
Alexandre.
Non pas les dieux, mais les hommes mortels
par leur nature.
Diogène.
Mais crois-tu n' être qu' un simple homme ?
Alexandre.
Hé ! Pourrois-je avoir un autre sentiment
de moi-même ?
Diogène.
Tu es bien modeste après ta mort. Rien
n' auroit manqué à ta gloire, Alexandre, si tu
l' avois été autant pendant ta vie.
Alexandre.
En quoi donc me suis-je si fort oublié ?
Diogène.
Tu le demandes, toi qui, non content d' être
fils d' un grand roi qui s' étoit rendu maître de
la Grèce entière, prétendois venir de Jupiter ?
On te faisoit la cour, en te disant qu' un
serpent s' étoit approché d' Olympias. Tu aimois
mieux avoir ce monstre pour père, parceque
cela flattoit davantage ta vanité, que d' être
descendu de plusieurs rois de Macédoine, parceque
tu ne trouvois rien dans cette naissance
au-dessus de l' humanité. Ne souffrois-tu
pas les basses et honteuses flatteries de la
prêtresse de Jupiter Ammon ? Elle répondit
que tu blasphémois en supposant que ton père
pouvoit avoir des meurtriers ; tu sus profiter
de ses salutaires avis, et tu évitas avec un
grand soin de tomber dans la suite dans de
pareilles impiétés. ô homme trop foible pour
supporter les talents que tu avois reçus du
ciel !
Alexandre.
Crois-tu, Diogène, que j' aie été assez
insensé pour ajouter foi à toutes ces fables ?
Diogène.
Pourquoi donc les autorisois-tu ?
Alexandre.
C' est qu' elles m' autorisoient moi-même. Je
les méprisois, et je m' en servois parcequ' elles
me donnoient un pouvoir absolu sur les hommes.
Ceux qui auroient peu considéré le fils
de Philippe trembloient devant le fils de
Jupiter. Les peuples ont besoin d' être trompés !
La vérité est foible auprès d' eux ; le mensonge
est tout-puissant sur leur esprit. La seule
réponse de la prêtresse, dont tu parles avec
dérision, a plus avancé mes conquêtes que
mon courage et toutes les ressources de mon
esprit. Il faut connoître les hommes, se
proportionner à eux, et les mener par les voies
par lesquelles ils sont capables de marcher.
Diogène.
Les hommes du caractère que tu dépeins
sont dignes de mépris, comme l' erreur à
laquelle ils sont livrés : pour être estimé de ces
hommes si vils, tu as eu recours au mensonge,
qui t' a rendu plus indigne qu' eux.
 
==Dialogue 28==
 
Diogène et Denys L' Ancien.
Un prince qui fait consister son bonheur et sa gloire
à satisfaire ses voluptés et ses passions n' est
heureux ni en cette vie ni en l' autre.
Denys L' Ancien.
Je suis ravi de voir un homme de ta réputation.
Alexandre m' a parlé de toi depuis qu' il
est descendu en ces lieux.
Diogène.
Pour moi, je n' avois que trop entendu parler
de toi sur la terre. Tu y faisois du bruit
comme les torrents qui ravagent tout.
Denys L' Ancien.
Est-il vrai que tu étois heureux dans ton
tonneau ?
Diogène.
Une marque certaine que j' y étois heureux,
c' est que je ne cherchai jamais rien, et que je
méprisai même les offres de ce jeune macédonien
dont tu parles. Mais n' est-il pas vrai que
tu n' étois point heureux en possédant Syracuse
et la Sicile, puisque tu voulois encore entrer
par Rhège dans toute l' Italie ?
Denys L' Ancien.
Ta modération n' étoit que vanité et affectation
de vertu.
Diogène.
Ton ambition n' étoit que folie, qu' un orgueil
forcené qui ne peut faire justice ni aux
autres ni à soi.
Denys L' Ancien.
Tu parles bien hardiment.
Diogène.
Et toi, t' imagines-tu être encore tyran ici ?
Denys L' Ancien.
Hélas ! Je ne sens que trop que je ne le suis
plus. Je tenois les syracusains, comme je m' en
suis vanté bien des fois, dans des chaînes de
diamant ; mais le ciseau des parques a coupé
ces chaînes avec le fil de mes jours.
Diogène.
Je t' entends soupirer, et je suis sûr que tu
soupirois aussi dans ta gloire. Pour moi, je ne
soupirois point dans mon tonneau, et je n' ai
que faire de soupirer ici-bas ; car je n' ai laissé,
en mourant, aucun bien digne d' être regretté.
ô mon pauvre tyran, que tu as perdu à être
si riche ! Et que Diogène a gagné à ne posséder
rien !
Denys L' Ancien.
Tous les plaisirs en foule venoient s' offrir à
moi : ma musique étoit admirable ; j' avois une
table exquise, des esclaves sans nombre, des
parfums, des meubles d' or et d' argent, des
tableaux, des statues, des spectacles de toutes
les façons, des gens d' esprit pour m' entretenir
et pour me louer, des armées pour vaincre
tous mes ennemis.
Diogène.
Et par-dessus tout cela des soupçons, des
alarmes et des fureurs, qui t' empêchoient de
jouir de tant de biens.
Denys L' Ancien.
Je l' avoue. Mais aussi quel moyen de vivre
dans un tonneau ?
Diogène.
Hé ! Qui t' empêchoit de vivre paisiblement
en homme de bien comme un autre dans ta
maison, et d' embrasser une douce philosophie ?
Mais il est vrai que tu croyois toujours
voir un glaive suspendu sur ta tête au milieu
des plaisirs.
Denys L' Ancien.
N' en parlons plus, tu veux m' insulter.
Diogène.
Souffriras-tu une autre question aussi forte
que celle-là ?
Denys L' Ancien.
Il faut bien la souffrir, je n' ai plus de
menaces à te faire pour t' en empêcher, je suis ici
bien désarmé.
Diogène.
N' avois-tu pas promis des récompenses à
tous ceux qui inventeroient de nouveaux plaisirs ?
C' étoit une étrange rage pour la volupté.
Oh ! Que tu t' étois bien mécompté ! Avoir tout
renversé dans son pays pour être heureux, et
être si misérable, et si affamé de plaisirs !
Denys L' Ancien.
Il falloit bien tâcher d' en faire inventer de
nouveaux, puisque tous les plaisirs ordinaires
étoient usés pour moi.
Diogène.
La nature entière ne te suffisoit donc pas ?
Hé ! Qu' est-ce qui auroit pu apaiser tes
passions furieuses ? Mais les plaisirs nouveaux
auroient-ils pu guérir tes défiances et étouffer
les remords de tes crimes ?
Denys L' Ancien.
Non : mais les malades cherchent comme ils
peuvent à se soulager dans leurs maux. Ils
essaient de nouveaux remèdes pour se guérir,
et de nouveaux mets pour se ragoûter.
Diogène.
Tu étois donc dégoûté et affamé tout ensemble :
dégoûté de tout ce que tu avois, affamé de tout
ce que tu ne pouvois avoir. Voilà un bel
état ; et c' est là ce que tu as pris tant
de peine à acquérir et à conserver ! Voilà
une belle recette pour se faire heureux. C' est bien
à toi à te moquer de mon tonneau, où un
peu d' eau, de pain et de soleil, me rendoit
content ! Quand on sait goûter ces plaisirs
simples de la pure nature, ils ne s' usent jamais,
et on n' en manque point : mais quand on les
méprise, on a beau être riche et puissant, on
manque de tout, car on ne peut jouir de rien.
Denys L' Ancien.
Ces vérités que tu dis m' affligent ; car je
pense à mon fils que j' ai laissé tyran après
moi : il seroit plus heureux si je l' avois laissé
pauvre artisan, accoutumé à la modération,
et instruit par la mauvaise fortune ; au moins
il auroit quelques vrais plaisirs que la nature
ne refuse point dans les conditions médiocres.
Diogène.
Pour lui rendre l' appétit, il faudroit lui
faire souffrir la faim ; pour lui ôter l' ennui de
son palais doré, le mettre dans mon tonneau
vacant depuis ma mort.
Denys L' Ancien.
Encore ne saura-t-il pas se soutenir dans
cette puissance que j' ai eu tant de peine à lui
préparer.
Diogène.
Hé ! Que veux-tu que sache un homme élevé
dans la mollesse et né dans une trop grande
prospérité ? à peine sait-il prendre le plaisir
quand il vient à lui. Il faut que tout le monde
se tourmente pour le divertir.
 
==Dialogue 29==
 
Pyrrhon Et Son Voisin.
Fausseté et absurdité du pyrrhonisme.
Le Voisin.
Bonjour, Pyrrhon. On dit que vous avez
bien des disciples, et que votre école a une
haute réputation. Voudriez-vous bien me recevoir
et m' instruire ?
Pyrrhon.
Je le veux, ce me semble.
Le Voisin.
Pourquoi donc ajoutez-vous, ce me semble ?
Est-ce que vous ne savez pas ce que vous
voulez ? Si vous ne le savez pas, qui le saura
donc ? Et que savez-vous donc, vous qui passez
pour un si savant homme ?
Moi, je ne sais rien.
Le Voisin.
Qu' apprend-on donc en vous écoutant ?
Pyrrhon.
Rien du tout.
Le Voisin.
Pourquoi donc vous écoute-t-on ?
Pour se convaincre de son ignorance.
N' est-ce pas savoir beaucoup que de savoir qu' on ne
sait rien ?
Le Voisin.
Non, ce n' est pas savoir grand' chose. Un
paysan bien grossier et bien ignorant connoît
son ignorance, et il n' est pourtant ni philosophe,
ni habile homme ; il connoît pourtant
mieux son ignorance que vous la vôtre, car
vous vous croyez au-dessus de tout le genre
humain en affectant d' ignorer toutes choses.
Cette ignorance affectée ne vous ôte point la
présomption, au lieu que le paysan qui connoît
son ignorance se défie de lui-même en
toutes choses, et de bonne foi.
Pyrrhon.
Le paysan ne croit ignorer que certaines
choses élevées et qui demandent de l' étude ;
mais il ne croit pas ignorer qu' il marche,
qu' il parle, qu' il vit. Pour moi, j' ignore tout
cela, et par principes.
Le Voisin.
Quoi ! Vous ignorez tout cela de vous ? Beaux
principes de n' en admettre aucun !
Pyrrhon.
Oui, j' ignore si je vis, si je suis. En un mot,
j' ignore toutes choses sans exception.
Le Voisin.
Mais ignorez-vous que vous pensez ?
Pyrrhon.
Oui, je l' ignore.
Le Voisin.
Ignorer toutes choses, c' est douter de toutes
choses et ne trouver rien de certain, n' est-il
pas vrai ?
Pyrrhon.
Cela est vrai, si quelque chose le peut être.
Le Voisin.
Ignorer et douter, c' est la même chose ;
douter et penser sont encore la même chose :
donc vous ne pouvez douter sans penser. Votre
doute est donc la preuve certaine que vous
pensez : donc il y a quelque chose de certain,
puisque votre doute même prouve la certitude
de votre pensée.
Pyrrhon.
J' ignore même mon ignorance. Vous voilà
bien attrapé.
Le Voisin.
Si vous ignorez votre ignorance, pourquoi
en parlez-vous ? Pourquoi la défendez-vous ?
Pourquoi voulez-vous la persuader à vos
disciples, et les détromper de tout ce qu' ils ont
jamais cru ? Si vous ignorez jusqu' à votre
ignorance, il n' en faut plus donner les leçons, ni
mépriser ceux qui croient savoir la vérité.
Pyrrhon.
Toute la vie n' est peut-être qu' un songe
continuel. Peut-être que le moment de la
mort sera un réveil soudain, où l' on découvrira
l' illusion de ce qu' on a cru de plus réel ;
comme un homme qui s' éveille voit disparoître
tous les fantômes qu' il croit voir et toucher
pendant ses songes.
Le Voisin.
Vous craignez donc de dormir et de rêver
les yeux ouverts ? Vous dites de toutes choses,
peut-être : mais ce peut-être que vous dites
est une pensée. Votre songe, tout faux qu' il
est, est pourtant le songe d' un homme qui
rêve. Tout au moins il est sûr que vous rêvez ;
car il faut être quelque chose, et quelque
chose de pensant, pour avoir des songes. Le
néant ne peut ni dormir, ni rêver, ni se
tromper, ni ignorer, ni douter, ni dire peut-être.
Vous voilà donc malgré vous condamné à
savoir quelque chose qui est votre rêverie, et à
être tout au moins un être rêveur et pensant.
Pyrrhon.
Cette subtilité m' embarrasse. Je ne veux
point d' un disciple si subtil et si incommode
dans mon école.
Le Voisin.
Vous voulez donc, et vous ne voulez pas ?
En vérité, tout ce que vous dites et tout ce
que vous faites dément votre doute affecté :
votre secte est une secte de menteurs. Si vous
ne voulez point de moi pour disciple, je veux
encore moins de vous pour maître.
 
==Dialogue 30==
 
Pyrrhus Et Démétrius Poliorcètes.
La tempérance et la vertu rendent les hommes héros,
et non pas les conquêtes et les succès.
Démétrius.
Je viens saluer ici le plus grand héros que
la Grèce ait eu après Alexandre.
Pyrrhus.
N' est-ce pas là Démétrius que j' aperçois ? Je
le connois au portrait qu' on m' en a fait ici.
Démétrius.
Avez-vous entendu parler des grandes guerres
que j' ai eu à soutenir ?
Pyrrhus.
Oui ; mais j' ai aussi entendu parler de votre
mollesse et de votre lâcheté pendant la paix.
Démétrius.
Si j' ai eu un peu de mollesse, mes grandes
actions l' ont bien réparée.
Pyrrhus.
Pour moi, dans toutes les guerres que j' ai
faites j' ai toujours été ferme. J' ai montré aux
romains que je savois soutenir mes alliés ; car
lorsqu' ils attaquèrent les tarentins, je passai
à leur secours avec une armée formidable, et
fis sentir aux romains la force de mon bras.
Démétrius.
Mais Fabricius eut enfin bon marché de
vous, et on voyoit bien que vos troupes
n' étoient pas comparables aux romaines. Vos
éléphants furent cause de votre victoire : ils
troublèrent les romains, qui n' étoient pas
accoutumés à cette manière de combattre.
Mais, dès le second combat, l' avantage fut
égal de part et d' autre. Dans le troisième les
romains remportèrent une pleine victoire ;
vous fûtes contraint de repasser en épire, et
enfin vous mourûtes de la main d' une femme.
Pyrrhus.
Je mourus en combattant : mais pour vous,
je sais ce qui vous a mis au tombeau ; ce sont
vos débauches et votre gourmandise. Vous
avez soutenu de rudes guerres, je l' avoue, et
même vous avez eu de l' avantage : mais, au
milieu de ces guerres, vous étiez environné
d' un troupeau de courtisanes qui vous
suivoient incessamment comme des moutons
suivent leur berger. Pour moi, je me suis
montré ferme en toutes sortes d' occasions,
même dans mes malheurs, et je crois en cela
avoir surpassé Alexandre.
Démétrius.
Vous le croyez ? Cependant ses actions ont
bien surpassé les vôtres. Passer le Danube sur
des peaux de bouc ; forcer le passage du
Granique avec très peu de troupes contre une
multitude infinie de soldats ; battre toujours
les perses en plaine, en défilé ; prendre leurs
villes, percer jusqu' aux Indes, enfin
subjuguer toute l' Asie : cela est bien plus grand
qu' entrer en Italie, et être obligé d' en sortir
honteusement.
Pyrrhus.
Par ces grandes conquêtes, Alexandre
s' attira la mort : car on prétend qu' Antipater,
qu' il avoit laissé en Macédoine, le fit
empoisonner à Babylone pour avoir tous ses états.
Démétrius.
Son espérance fut vaine, et mon père lui
montra bien qu' il se jouoit à plus fort que lui.
Pyrrhus.
J' avoue que je donnai un mauvais exemple
à Alexandre, car j' avois dessein de conquérir
l' Italie. Mais lui, il vouloit se faire roi du
monde ; et il auroit été bien plus heureux en
demeurant roi de Macédoine qu' en courant
par toute l' Asie comme un insensé.
 
==Dialogue 31==
 
Démosthène Et Cicéron.
Parallèle de ces deux orateurs, où l' on donne le
caractère de la véritable éloquence.
Cicéron.
Quoi ! Prétends-tu que j' ai été un orateur
médiocre ?
Démosthène.
Non pas médiocre ; car ce n' est pas sur une
personne médiocre que je prétends avoir la
supériorité. Tu as été sans doute un orateur
célèbre. Tu avois de grandes parties ; mais
souvent tu t' es écarté du point en quoi
consiste la perfection.
Cicéron.
Et toi, n' as-tu point eu de défauts ?
Démosthène.
Je crois qu' on ne m' en peut reprocher aucun
pour l' éloquence.
Cicéron.
Peux-tu comparer la richesse de ton génie
à la mienne, toi qui es sec, sans ornement ;
qui es toujours contraint par des bornes étroites
et resserrées ; toi qui n' étends aucun sujet ;
toi à qui on ne peut rien retrancher, tant la
manière dont tu traites les sujets est, si j' ose
me servir de ce terme, affamée ? Au lieu que
je donne aux miens une étendue qui fait paroître
une abondance et une fertilité de génie
qui a fait dire qu' on ne pouvoit rien ajouter
à mes ouvrages.
Démosthène.
Celui à qui on ne peut rien retrancher n' a
rien dit que de parfait.
Cicéron.
Celui à qui on ne peut rien ajouter n' a rien
omis de tout ce qui pouvoit embellir son
ouvrage.
Démosthène.
Ne trouves-tu pas tes discours plus remplis
de traits d' esprit que les miens ? Parle de bonne
foi, n' est-ce pas là la raison pour laquelle tu
t' élèves au-dessus de moi ?
Cicéron.
Je veux bien te l' avouer, puisque tu me
parles ainsi. Mes pièces sont infiniment plus
ornées que les tiennes : elles marquent bien
plus d' esprit, de tour, d' art, de facilité. Je
fais paroître la même chose sous vingt
manières différentes. On ne pouvoit s' empêcher,
en entendant mes oraisons, d' admirer mon
esprit, d' être continuellement surpris de mon
art, de s' écrier sur moi, de m' interrompre
pour m' applaudir et me donner des louanges.
Tu devois être écouté fort tranquillement, et
apparemment tes auditeurs ne t' interrompoient
pas.
Démosthène.
Ce que tu dis de nous deux est vrai : tu ne
te trompes que dans la conclusion que tu en
tires. Tu occupois l' assemblée de toi-même ;
et moi je ne l' occupois que des affaires dont
je parlois. On t' admiroit ; et moi j' étois oublié
par mes auditeurs, qui ne voyoient que le
parti que je voulois leur faire prendre. Tu
réjouissois par les traits de ton esprit ; et moi je
frappois, j' abattois, j' atterrois par des coups
de foudre. Tu faisois dire : qu' il parle bien !
Et moi je faisois dire : allons, marchons contre
Philippe. On te louoit : on étoit trop hors de
soi pour me louer. Quand tu haranguois, tu
paroissois orné : on ne découvroit en moi
aucun ornement ; il n' y avoit dans mes pièces
que des raisons précises, fortes, claires,
ensuite des mouvements semblables à des foudres
auxquels on ne pouvoit résister. Tu as été un
orateur parfait, quand tu as été, comme moi,
simple, grave, austère, sans art apparent, en
un mot, quand tu as été démosthénique : mais
lorsqu' on a senti en tes discours l' esprit, le
tour, et l' art, alors tu n' étois que Cicéron,
t' éloignant de la perfection autant que tu
t' éloignois de mon caractère.
 
==Dialogue 32==
 
Démosthène Et Cicéron.
Différence entre l' orateur et le véritable philosophe.
Cicéron.
Pour avoir vécu du temps de Platon, et
avoir même été son disciple, il me semble
que vous avez bien peu profité de cet
avantage.
Démosthène.
N' avez-vous donc rien remarqué dans mes
oraisons, vous qui les avez si bien lues, qui
sentît les maximes de Platon et sa manière de
persuader ?
Cicéron.
Ce n' est pas ce que je veux dire. Vous avez
été le plus grand orateur des grecs ; mais enfin
vous n' avez été qu' orateur. Pour moi, quoique
je n' aie jamais connu Platon que dans ses écrits,
et que j' aie vécu environ trois cents ans après
lui, je me suis efforcé de l' imiter dans la
philosophie : je l' ai fait connoître aux romains,
et j' ai le premier introduit chez eux ce genre
d' écrire ; en sorte que j' ai rassemblé, autant
que j' en ai été capable, en une même personne,
l' éloquence et la philosophie.
Démosthène.
Et vous croyez avoir été un grand philosophe ?
Cicéron.
S' il suffit, pour l' être, d' aimer la sagesse, et
de travailler à acquérir la science et la vertu,
je crois me pouvoir donner ce titre sans trop
de vanité.
Démosthène.
Pour orateur, j' en conviens, vous avez été
le premier de votre nation ; et les grecs même
de votre temps vous ont admiré : mais pour
philosophe, je ne puis en convenir ; on ne l' est
pas à si bon marché.
Cicéron.
Vous ne savez pas ce qu' il m' en a coûté,
mes veilles, mes travaux, mes méditations,
les livres que j' ai lus, les maîtres que j' ai
écoutés, les traités que j' ai composés.
Démosthène.
Tout cela n' est point la philosophie.
Cicéron.
Que faut-il donc de plus ?
Démosthène.
Il faut faire ce que vous avez dit de Caton
en vous moquant de lui : étudier la philosophie,
non pour découvrir les vérités qu' elle enseigne,
afin d' en raisonner comme font la plupart
des hommes, mais pour la réduire en pratique.
Cicéron.
Et ne l' ai-je pas fait ? N' ai-je pas vécu
conformément à la doctrine de Platon et
d' Aristote, que j' avois embrassée ?
Démosthène.
Laissons Aristote, je lui disputerois
peut-être la qualité de philosophe ; et je ne puis
avoir grande opinion d' un grec qui s' est
attaché à un roi, et encore à Philippe. Pour
Platon, je vous maintiens que vous n' avez jamais
suivi ses maximes.
Cicéron.
Il est vrai que, dans ma jeunesse et pendant
la plus grande partie de ma vie, j' ai suivi la
vie active et laborieuse de ceux que Platon
appelle '' politiques ''
: mais quand j' ai vu que ma
patrie avoit changé de face, et que je ne
pouvois plus lui être utile par les grands emplois,
j' ai cherché à la servir par les sciences, et je
me suis retiré dans mes maisons de campagne
pour m' appliquer à la contemplation et à
l' étude de la vérité.
Démosthène.
C' est-à-dire que la philosophie a été votre
pis-aller, quand vous n' avez plus eu de part
au gouvernement, et que vous avez voulu vous
distinguer par vos études : car vous y avez plus
cherché la gloire que la vertu.
Cicéron.
Il ne faut point mentir, j' ai toujours aimé
la gloire, comme une suite de la vertu.
Démosthène.
Dites mieux, beaucoup la gloire et peu la
vertu.
Cicéron.
Sur quel fondement jugez-vous si mal de
moi ?
Démosthène.
Sur vos propres discours. Dans le même
temps que vous faisiez le philosophe, n' avez-vous
pas prononcé ces beaux discours où vous
flattiez César votre tyran plus bassement que
Philippe ne l' étoit par ses esclaves ? Cependant
on sait comme vous l' aimiez ; il y a bien paru
après sa mort, et de son vivant vous ne
l' épargniez pas dans vos lettres à Atticus.
Cicéron.
Il falloit bien s' accommoder au temps, et
tâcher d' adoucir le tyran, de peur qu' il ne fît
encore pis.
Démosthène.
Vous parlez en bon orateur et en mauvais
philosophe. Mais que devint votre philosophie
après sa mort ? Qui vous obligea de rentrer
dans les affaires ?
Cicéron.
Le peuple romain, qui me regardoit comme
son unique appui.
Démosthène.
Votre vanité vous le fit croire, et vous livra
à un jeune homme dont vous étiez la dupe.
Mais enfin revenons à notre point ; vous avez
toujours été orateur, et jamais philosophe.
Cicéron.
Vous, avez-vous jamais été autre chose ?
Démosthène.
Non, je l' avoue ; mais aussi n' ai-je jamais
fait d' autre profession. Je n' ai trompé
personne : j' ai compris de bonne heure qu' il
falloit choisir entre la rhétorique et la
philosophie ; que chacune demandoit un homme
entier. Le desir de la gloire m' a touché : j' ai cru
qu' il étoit beau de gouverner un peuple par
mon éloquence, et de résister à la puissance
de Philippe, n' étant qu' un simple citoyen, fils
d' un artisan. J' aimois le bien public, et la
liberté de la Grèce ; mais, je l' avoue à présent,
je m' aimois encore plus moi-même, et j' étois
fort sensible au plaisir de recevoir une
couronne en plein théâtre, et de laisser ma statue
dans la place publique avec une belle inscription.
Maintenant je vois les choses d' une autre
manière, et je comprends que Socrate avoit
raison, quand il soutenoit à Gorgias " que
l' éloquence n' étoit pas une si belle chose qu' il
pensoit ; dût-il arriver à sa fin, et rendre un
homme maître absolu dans sa république. "
nous y sommes arrivés, vous et moi : avouez
que nous n' en avons pas été plus heureux.
Cicéron.
Il est vrai que notre vie n' a été pleine que
de travaux et de périls. Je n' eus pas sitôt
défendu Roscius, qu' il fallut m' enfuir en Grèce
pour éviter l' indignation de Sylla. L' accusation
de Verrès m' attira bien des ennemis. Mon
consulat, le temps de ma plus grande
gloire, fut aussi le temps de mes plus grands
travaux et de mes plus grands périls : je fus
plusieurs fois en danger de ma vie, et la haine
dont je me chargeai alors éclata ensuite par
mon exil. Enfin ce n' est que mon éloquence
qui a causé ma mort ; et si j' avois moins poussé
Antoine, je serois encore en vie. Je ne vous
dis rien de vos malheurs ; il seroit inutile de
vous les rappeler : mais il ne nous en faut
prendre, l' un et l' autre, qu' au destin, ou, si
vous voulez, à la fortune, qui nous a fait naître
dans des temps si corrompus, qu' il étoit
impossible de redresser nos républiques, ni
même d' empêcher leur ruine.
Démosthène.
C' est en quoi nous avons manqué de jugement,
entreprenant l' impossible ; car ce n' est
point notre peuple qui nous a forcés à prendre
soin des affaires publiques, et nous n' y étions
point engagés par notre naissance. Je pardonne
à un prince né dans la pourpre de gouverner
le moins mal qu' il peut un état que les
dieux lui ont confié en le faisant naître d' une
certaine race, puisqu' il ne lui est pas libre de
l' abandonner, en quelque mauvais état qu' il
se trouve : mais un simple particulier ne doit
songer qu' à se régler soi-même et gouverner
sa famille ; il ne doit jamais desirer les charges
publiques, moins encore les rechercher. Si on
le force à les prendre, il peut les accepter par
l' amour de la patrie ; mais dès qu' il n' a pas la
liberté de bien faire, et que ses citoyens
n' écoutent plus les lois ni la raison, il doit
rentrer dans la vie privée, et se contenter
de déplorer
les calamités publiques qu' il ne peut détourner.
Cicéron.
à votre compte, mon ami Pomponius Atticus étoit
plus sage que moi, et que Caton même, que nous
avons tant vanté.
Démosthène.
Oui, sans doute, Atticus étoit un vrai philosophe.
Caton s' opiniâtra mal à propos à vouloir
redresser un peuple qui ne vouloit plus
vivre en liberté, et vous cédâtes trop facilement
à la fortune de César ; du moins vous
ne conservâtes pas assez votre dignité.
Cicéron.
Mais enfin l' éloquence n' est-elle pas une
bonne chose, et un grand présent des dieux ?
Démosthène.
Elle est très bonne en elle-même : il n' y a
que l' usage qui en peut être mauvais, comme
de flatter les passions du peuple, ou de contenter
les nôtres. Et que faisions-nous autre
chose dans nos déclamations amères contre
nos ennemis, moi contre Midias ou Eschine,
vous contre Pison, Vatinius ou Antoine ?
Combien nos passions et nos intérêts nous ont-ils
fait offenser la vérité et la justice ! Le
véritable usage de l' éloquence est de mettre la
vérité en son jour, et de persuader aux autres ce qui
leur est véritablement utile, c' est-à-dire la
justice et les autres vertus ; c' est l' usage qu' en
a fait Platon, que nous n' avons imité ni l' un
ni l' autre.
 
==Dialogue 33==
 
Coriolan Et Camille.
Les hommes ne naissent pas indépendants, mais
soumis aux lois de la patrie où ils sont nés, et où
ils ont été élevés et protégés dans leur enfance.
Coriolan.
Hé bien ! Vous avez senti comme moi l' ingratitude
de la patrie. C' est une étrange chose
que de servir un peuple insensé. Avouez-le de
bonne foi, et excusez un peu ceux à qui la
patience échappe.
Camille.
Pour moi, je trouve qu' il n' y a jamais
d' excuse pour ceux qui s' élèvent contre leur
patrie. On peut se retirer, céder à l' injustice,
attendre des temps moins rigoureux ; mais c' est une
impiété que de prendre les armes contre la mère
qui nous a fait naître.
Coriolan.
Ces grands noms de mère et de patrie ne
sont que des noms. Les hommes naissent libres
et indépendants : les sociétés, avec toutes leurs
subordinations et leurs polices, sont des
institutions humaines qui ne peuvent jamais
détruire la liberté essentielle à l' homme. Si la
société d' hommes dans laquelle nous sommes
nés manque à la justice et à la bonne foi,
nous ne lui devons plus rien, nous rentrons
dans les droits naturels de notre liberté, et
nous pouvons aller chercher quelque autre
société plus raisonnable pour y vivre en repos,
comme un voyageur passe de ville en ville
selon son goût et sa commodité. Toutes ces
belles idées de patrie ont été données par des
esprits artificieux et pleins d' ambition pour
nous dominer : les législateurs nous en ont
bien fait accroire. Mais il faut toujours
revenir au droit naturel qui rend chaque homme
libre et indépendant. Chaque homme étant
né dans cette indépendance à l' égard des autres,
il n' engage sa liberté, en se mettant dans
la société d' un peuple, qu' à condition qu' il
sera traité équitablement ; dès que la société
manquera à la condition, le particulier rentre
dans ses droits, et la terre entière est à lui
aussi bien qu' aux autres. Il n' a qu' à se garantir
d' une force supérieure à la sienne, et qu' à
jouir de sa liberté.
Camille.
Vous voilà devenu bien subtil philosophe
ici-bas ; on dit que vous étiez moins adonné
aux raisonnements pendant que vous étiez
vivant. Mais ne voyez-vous pas votre erreur ? Ce
pacte avec une société peut avoir quelque
vraisemblance quand un homme choisit un pays
pour y vivre ; encore même est-on en droit de
le punir selon les lois de la nation, s' il s' y est
agrégé, et qu' il n' y vive pas selon les moeurs
de la république. Mais les enfants qui naissent
dans un pays ne choisissent point leur
patrie : les dieux la leur donnent, ou plutôt
les donnent eux-mêmes à cette société d' hommes
qui est leur patrie, afin que cette patrie
les possède, les gouverne, les récompense, les
punisse comme ses enfants. Ce n' est point le
choix, la police, l' art, l' institution arbitraire,
qui assujettit les enfants à un père : c' est la
nature qui l' a décidé ; les pères joints ensemble
font la patrie, et ont une pleine autorité
sur les enfants qu' ils ont mis au monde.
Oseriez-vous en douter ?
Coriolan.
Oui, je l' ose. Quoiqu' un homme soit mon
père, je suis homme aussi bien que lui, et
aussi libre que lui, par la règle essentielle de
l' humanité. Je lui dois de la reconnoissance
et du respect ; mais enfin la nature ne m' a pas
fait dépendant de lui.
Camille.
Vous établissez là de belles règles pour la
vertu. Chacun se croira en droit de vivre selon
ses pensées ; il n' y aura plus sur la terre ni
police, ni sûreté, ni subordination, ni société
réglée, ni principes certains de bonnes moeurs.
Coriolan.
Il y aura toujours la raison et la vertu
imprimées par la nature dans les coeurs des
hommes. S' ils abusent de leur liberté, tant pis
pour eux ; mais quoique leur liberté mal prise
puisse se tourner en libertinage, il est
pourtant certain que par leur nature ils sont
libres.
Camille.
J' en conviens. Mais il faut avouer aussi que
tous les hommes les plus sages, ayant senti
l' inconvénient de cette liberté, qui feroit
autant de gouvernements bizarres qu' il y a de
têtes mal faites, ont conclu que rien n' étoit si
capital au repos du genre humain, que d' assujettir
la multitude aux lois établies en chaque
lieu. N' est-il pas vrai que c' est là le règlement
que les hommes sages ont fait en tous
les pays, comme le fondement de toute société ?
Coriolan.
Il est vrai.
Camille.
Ce règlement est nécessaire.
Coriolan.
Il est vrai encore.
Camille.
Non seulement il est sage, juste et nécessaire
en lui-même, mais encore il est autorisé
par le consentement presque universel, ou du
moins du plus grand nombre. S' il est nécessaire
pour la vie humaine, il n' y a que les
hommes indociles et déraisonnables qui le
rejettent.
Coriolan.
J' en conviens, mais il n' est qu' arbitraire.
Camille.
Ce qui est essentiel à la société, à la paix,
à la sûreté des hommes, ce que la raison demande
nécessairement, doit être fondé dans
la nature raisonnable même, et n' est point
arbitraire. Donc cette subordination n' est point
une invention pour mener les esprits foibles ;
c' est au contraire un lien nécessaire que la
raison fournit pour régler, pour pacifier, pour
unir les hommes entre eux. Donc il est vrai
que la raison, qui est la vraie nature des
animaux raisonnables, demande qu' ils s' assujettissent
à des lois et à de certains hommes qui
sont en la place des premiers législateurs,
qu' en un mot ils obéissent, qu' ils concourent
tous ensemble aux besoins et aux intérêts
communs, qu' ils n' usent de leur liberté que selon
la raison, pour affermir et perfectionner la
société. Voilà ce que j' appelle être bon citoyen,
aimer la patrie, et s' attacher à la république.
Coriolan.
Vous qui m' accusez de subtilité, vous êtes
plus subtil que moi.
Camille.
Point du tout. Rentrons, si vous voulez,
dans le détail : par quelle proposition vous
ai-je surpris ? La raison est la nature de l' homme.
Celle-là est-elle vraie ?
Coriolan.
Oui, sans doute.
Camille.
L' homme n' est point libre pour aller contre
la raison. Que dites-vous de celle-là ?
Coriolan.
Il n' y a pas moyen de l' empêcher de passer.
Camille.
La raison veut qu' on vive en société, et par
conséquent avec subordination. Répondez.
Coriolan.
Je le crois comme vous.
Camille.
Donc il faut qu' il y ait des règles inviolables
de société que l' homme nomme lois, et des
hommes gardiens des lois qu' on nomme magistrats,
pour punir ceux qui les violent : autrement il y
auroit autant de gouvernements arbitraires que de
têtes, et les têtes les plus mal faites seroient
celles qui voudroient le plus renverser les moeurs
et les lois, pour gouverner, ou du moins pour vivre
selon leurs caprices.
Coriolan.
Tout cela est clair.
Camille.
Donc il est de la nature raisonnable d' assujettir
sa liberté aux lois et aux magistrats de
la société où l' on vit.
Coriolan.
Cela est certain : mais on est libre de quitter
cette société.
Camille.
Si chacun est libre de quitter la sienne où
il est né, bientôt il n' y aura plus de société
réglée sur la terre.
Coriolan.
Pourquoi ?
Camille.
Le voici : c' est que le nombre des mauvaises
têtes étant le plus grand, toutes les mauvaises
têtes croiront pouvoir secouer le joug de leur
patrie, et aller ailleurs vivre sans règle et sans
joug ; ce plus grand nombre deviendra indépendant,
et détruira bientôt par-tout toute autorité.
Ils iront même hors de leur patrie chercher
des armes contre la patrie même. Dès ce moment
il n' y a plus de société de peuple qui soit
constante et assurée. Ainsi vous renverseriez
les lois et la société, que la raison selon vous
demande, pour flatter une liberté effrénée ou
plutôt le libertinage des fous et des méchants,
qui ne se croient libres que quand ils peuvent
impunément mépriser la raison et les
lois.
Coriolan.
Je vois bien maintenant toute la suite de
votre raisonnement, et je commence à le
goûter.
Camille.
Ajoutez que cet établissement de république
et de lois étant ensuite autorisé par le
consentement et la pratique universelle du
genre humain, excepté de quelques peuples
brutaux et sauvages, la nature humaine entière,
pour ainsi dire, s' est livrée aux lois depuis
des siècles innombrables, par une absolue
nécessité ; les fous mêmes et les méchants,
pourvu qu' ils ne le soient qu' à demi, sentent
et reconnoissent ce besoin de vivre en commun,
et d' être sujets à des lois.
Coriolan.
J' entends bien ; et vous voulez que la patrie
ayant ce droit, qui est sacré et inviolable, on
ne puisse s' armer contre elle.
Camille.
Ce n' est pas seulement moi qui le veux, c' est
la nature qui le demande. Quand Volumnia
votre mère et Veturia votre femme vous
parlèrent pour Rome, que vous dirent-elles ? Que
sentiez-vous au fond de votre coeur ?
Coriolan.
Il est vrai que la nature me parloit pour
ma mère, mais elle ne me parloit pas de même
pour Rome.
Camille.
Hé bien ! Votre mère vous parloit pour
Rome, et la nature vous parloit par la bouche
de votre mère. Voilà les liens naturels qui
nous attachent à la patrie. Pouviez-vous attaquer
la ville de votre mère, de tous vos parents,
de tous vos amis, sans violer les droits
de la nature ? Je ne vous demande là-dessus
aucun raisonnement ; c' est votre sentiment
sans réflexion que je consulte.
Coriolan.
Il est vrai, on agit contre la nature toutes
les fois que l' on combat contre sa patrie : mais
s' il n' est pas permis de l' attaquer, du moins
avouez qu' il est permis de l' abandonner quand
elle est injuste et ingrate.
Camille.
Non, je ne l' avouerai jamais. Si elle vous
exile, si elle vous rejette, vous pouvez aller
chercher un asile ailleurs. C' est lui obéir que
de sortir de son sein quand elle nous chasse ;
mais il faut encore loin d' elle la respecter,
souhaiter son bien, être prêt à y retourner, à
la défendre, et à mourir pour elle.
Coriolan.
Où prenez-vous toutes ces belles idées d' héroïsme ?
Quand ma patrie m' a renoncé, et ne veut
plus me rien devoir, le contrat est rompu
entre nous ; je la renonce réciproquement, et
ne lui dois plus rien.
Camille.
Vous avez déja oublié que nous avons mis
la patrie en la place de nos parents, et qu' elle
a sur nous l' autorité des lois ; faute de quoi il
n' y auroit plus aucune société fixe et réglée
sur la terre.
Coriolan.
Il est vrai, je conçois qu' on doit regarder
comme une vraie mère cette société qui nous
a donné la naissance, les moeurs, la nourriture,
qui a acquis de si grands droits sur nous
par nos parents et par nos amis qu' elle porte
dans son sein. Je veux bien qu' on lui doive
ce qu' on doit à une mère ; mais...
Camille.
Si ma mère m' avoit abandonné et maltraité,
pourrois-je la méconnoître et la combattre ?
Coriolan.
Non, mais vous pourriez...
Camille.
Pourrois-je la mépriser et l' abandonner, si
elle revenoit à moi, et me montroit un vrai
déplaisir de m' avoir maltraité ?
Coriolan.
Non.
Camille.
Il faut donc être toujours tout prêt à reprendre
les sentiments de la nature pour sa
patrie, ou plutôt ne les perdre jamais, et
revenir à son service toutes les fois qu' elle vous
en ouvre le chemin.
Coriolan.
J' avoue que ce parti me paroît le meilleur ;
mais la fierté et le dépit d' un homme qu' on a
poussé à bout ne lui laissent pas faire tant de
réflexions.
Le peuple romain, insolent, fouloit aux
pieds les patriciens. Je ne pus souffrir cette
indignité ; le peuple furieux me contraignit
de me retirer chez les volsques. Quand je fus
là, mon ressentiment et le desir de me faire
valoir chez le peuple ennemi des romains
m' engagèrent à prendre les armes contre mon
pays. Vous m' avez fait voir, mon cher Camille,
qu' il auroit fallu demeurer paisible dans mon
malheur.
Camille.
Nous avons ici-bas les ombres de plusieurs
grands hommes qui ont fait ce que je vous
dis. Thémistocle, ayant fait la faute de s' en
aller en Perse, aima mieux et mourir et
s' empoisonner en buvant du sang de taureau,
que de servir le roi de Perse contre les
athéniens. Scipion, vainqueur de l' Afrique, ayant
été traité indignement à Rome, à cause qu' on
accusoit son frère d' avoir pris de l' argent dans
sa guerre contre Antiochus, se retira à
Linternum, où il passa dans la solitude le reste de
ses jours, ne pouvant se résoudre, ni à vivre au
milieu de sa patrie ingrate, ni à manquer à
la fidélité qu' il lui devoit : voilà ce que nous
avons appris de lui, depuis qu' il est descendu
dans le royaume de Pluton.
Coriolan.
Vous citez les autres exemples, et vous ne
dites rien du vôtre, qui est le plus beau de tous.
Camille.
Il est vrai que l' injustice qu' on m' avoit
faite me rendoit inutile. Les autres capitaines
avoient même perdu toute autorité : on ne
faisoit plus que flatter le peuple, et vous savez
combien il est funeste à un état que ceux qui
le gouvernent le repaissent toujours d' espérances
vaines et flatteuses. Tout-à-coup les
gaulois, auxquels on avoit manqué de parole,
gagnèrent la bataille d' Allia ; c' étoit fait de
Rome, s' ils eussent poursuivi les romains.
Vous savez que la jeunesse se renferma dans
le Capitole, et que les sénateurs se mirent
dans leurs sièges curules où ils furent tués. Il
n' est pas nécessaire de raconter le reste, que
vous avez ouï dire cent fois. Si je n' eusse étouffé
mon ressentiment pour sauver ma patrie, tout
étoit perdu sans ressource. J' étois à Ardée
quand j' appris le malheur de Rome ; j' armai
les ardéates. J' appris par des espions que les
gaulois, se croyant les maîtres de tout, étoient
ensevelis dans le vin et dans la bonne chère.
Je les surpris la nuit, j' en fis un grand carnage.
à ce coup les romains, comme des gens ressuscités
qui sortent du tombeau, m' envoient
prier d' être leur chef. Je répondis qu' ils ne
pouvoient représenter la patrie, ni moi les
reconnoître, et que j' attendois les ordres des
jeunes patriciens qui défendoient le Capitole,
parceque ceux-ci étoient le vrai corps de la
république ; qu' il n' y avoit qu' eux à qui je
dusse obéir pour me mettre à la tête de leurs
troupes. Ceux qui étoient dans le Capitole
m' élurent dictateur. Cependant les gaulois se
consumoient par des maladies contagieuses
après un siège de sept mois devant le Capitole.
La paix fut faite ; et dans le moment qu' on
pesoit l' argent moyennant lequel ils promettoient
de se retirer, j' arrive, je rends l' or aux
romains : nous ne gardons point notre ville,
dis-je alors aux gaulois, avec l' or, mais avec
le fer ; retirez-vous. Ils sont surpris, ils se
retirent. Le lendemain, je les attaque dans leur
retraite, et je les taille en pièces.
 
==Dialogue 34==
 
Camille Et Fabius Maximus.
La générosité et la bonne foi sont plus utiles dans
la politique que la finesse et les détours.
Fabius.
C' est aux trois juges à nous régler pour le
rang, puisque vous ne voulez pas me céder ;
ils décideront, et je les crois assez justes pour
préférer ces grandes actions de la guerre
punique, où la république étoit déja puissante et
admirée de toutes les nations éloignées, aux
petites guerres de Rome naissante, pendant
lesquelles on combattoit toujours aux portes
de la ville.
Camille.
Ils n' auront pas grande peine à décider entre
un romain qui a été cinq fois dictateur,
quoiqu' il n' ait jamais été consul, qui a triomphé
quatre fois, qui a mérité le titre de second
fondateur de Rome, et un autre citoyen qui
n' a fait que temporiser par finesse, et fuir devant
Annibal.
Fabius.
J' ai plus mérité que vous le titre de second
fondateur ; car Annibal et toute la puissance
des carthaginois dont j' ai délivré Rome étoient
un mal plus redoutable que l' incursion d' une
foule de barbares que vous avez dissipés. Vous
serez bien embarrassé quand il faudra comparer
la prise de Véies, qui étoit un village,
avec celle de la superbe et belliqueuse Tarente,
cette seconde Lacédémone, dont elle étoit une
colonie.
Camille.
Le siège de Véies étoit plus important aux
romains que celui de Tarente. Il n' en faut
pas juger par la grandeur de la ville, mais par
les maux qu' elle causoit à Rome. Véies étoit
alors à proportion plus forte pour Rome naissante,
que Tarente ne le fut dans la suite pour
Rome qui avoit augmenté sa puissance par
tant de prospérité.
Fabius.
Mais cette petite ville de Véies, vous
demeurâtes dix ans à la prendre ; le siège dura
autant que celui de Troie : aussi entrâtes-vous
dans Rome après cette conquête sur un chariot
triomphal, traîné par quatre chevaux blancs.
Il vous fallut même des voeux pour parvenir
à ce grand succès ; vous promîtes aux dieux
la dixième partie du butin. Sur cette parole
ils vous firent prendre la ville ; mais dès qu' elle
fut prise, vous oubliâtes vos bienfaiteurs, et
vous donnâtes le pillage aux soldats, quoique
les dieux méritassent la préférence.
Camille.
Ces fautes-là se font sans mauvaise volonté
dans le transport que cause une victoire remportée.
Mais les dames romaines payèrent mon voeu ;
car elles donnèrent tout l' or de leurs joyaux
pour faire une coupe d' or du poids de huit
talents, qu' on offrit au temple de Delphes : aussi
le sénat ordonna qu' on feroit
l' éloge public de chacune de ces généreuses
femmes après sa mort.
Fabius.
Je consens à leur éloge, et point au vôtre.
C' est vous qui avez violé votre voeu ; ce sont
elles qui l' ont accompli.
Camille.
On ne peut point me reprocher d' avoir jamais
manqué volontairement à la bonne foi, j' en ai
donné une bonne marque.
Fabius.
Je vois déja venir de loin notre maître d' école
tant de fois rebattu.
Camille.
Ne pensez pas vous en moquer ; le maître
d' école me fait grand honneur. Les falériens
avoient, à la mode des grecs, un homme
instruit des lettres pour élever leurs enfants
en commun, afin que la société, l' émulation,
et les maximes du bien public, les rendissent
encore plus les enfants de la république que
de leurs parents : le traître me vint livrer
toute la jeunesse des falériens. Il ne tenoit
qu' à moi de subjuguer le peuple, ayant de si
précieux otages : mais j' eus horreur du traître
et de la trahison. Je ne fis pas comme ceux
qui ne sont qu' à demi gens de bien, et qui
aiment la trahison quoiqu' ils détestent le
traître ; je commandai au licteur de déchirer
les habits du maître d' école, je lui fis lier les
mains derrière le dos, et je chargeai les enfants
de le ramener en le fouettant jusque dans
leur ville. Est-ce avoir de la bonne foi ?
Qu' en croyez-vous, Fabius ? Parlez.
Fabius.
Je crois que cette action est belle, et elle
vous relève plus que la prise de Véies.
Camille.
Mais savez-vous la suite ? Elle marque bien ce
que fait la vertu, et combien la générosité est
plus utile pour la politique même que la finesse.
Fabius.
N' est-ce pas que les falériens, touchés de
votre bonne foi, vous envoyèrent des ambassadeurs
pour se mettre eux et leur ville à
votre discrétion, disant qu' ils ne pouvoient
rien faire de meilleur pour leur patrie, que
de la soumettre à un homme si juste et si
ennemi du crime ?
Camille.
Il est vrai : mais je renvoyai leurs ambassadeurs
à Rome, afin que le sénat et le peuple décidassent.
Fabius.
Vous craigniez l' envie et la jalousie de vos
concitoyens.
Camille.
N' avois-je pas raison ? Plus on pratique la
vertu au-dessus des autres, plus on doit
craindre d' irriter leur jalousie ; d' ailleurs je
devois cette déférence à la république. Mais on ne
voulut point décider ; on me renvoya les
ambassadeurs, et je finis l' affaire, comme je
l' avois commencée, par un procédé généreux. Je
laissai les falériens en liberté se gouverner
eux-mêmes selon leurs lois ; je fis avec eux
une paix juste et honorable pour leur ville.
Fabius.
J' ai ouï dire que les soldats de votre armée
furent bien irrités de cette paix, car ils
espéroient un grand pillage.
Camille.
Ne devois-je pas préférer la gloire de Rome
et mon honneur à l' avarice des soldats ?
Fabius.
J' en conviens. Mais revenons à notre question ;
vous ne savez peut-être pas que j' ai
donné des marques de probité plus fortes que
l' affaire de votre maître d' école.
Camille.
Non, je ne le sais point, et je ne saurois me
le persuader.
J' avois réglé avec Annibal qu' on échangeroit
dans les deux armées les prisonniers, et
que ceux qui ne pourroient être échangés
seroient rachetés deux cent cinquante drachmes
pour chaque homme. L' échange achevé, on
trouva qu' il y avoit encore, au-delà du nombre
des carthaginois, deux cent cinquante romains
qu' il falloit racheter. Le sénat désapprouve
mon traité et refuse le paiement : j' envoie
mon fils à Rome pour vendre mon bien, et je paie
à mes dépens toutes les rançons que le sénat ne
vouloit point payer. Vous n' étiez généreux qu' aux
dépens de la république ; mais moi je l' ai été sur
mon propre compte : vous ne l' aviez été que de
concert avec le sénat, je l' ai été contre le sénat
même.
Camille.
Il n' est pas difficile à un homme de coeur
de sacrifier un peu d' argent pour se procurer
tant de gloire. Pour moi, j' ai montré ma générosité
en sauvant ma patrie ingrate : sans moi, les
gaulois ne vous auroient pas même laissé une ville
de Rome à défendre. Allons trouver Minos afin
qu' il finisse notre contestation, et règle nos
rangs.
 
==Dialogue 35==
 
Fabius Maximus Et Annibal.
Un général d' armée doit sacrifier sa réputation au
salut public.
Annibal.
Je vous ai fait passer de mauvais jours et de
mauvaises nuits : avouez-le de bonne foi.
Fabius.
Il est vrai ; mais j' en ai eu ma revanche.
Annibal.
Pas trop : vous ne faisiez que reculer devant
moi, que chercher des campements inaccessibles
sur des montagnes ; vous étiez toujours
dans les nues. C' étoit mal relever la
réputation des romains que de montrer tant
d' épouvante.
Fabius.
Il faut aller au plus pressé. Après tant de
batailles perdues, j' eusse achevé la ruine de
la république en hasardant de nouveaux
combats. Il falloit relever le courage de nos
troupes, les accoutumer à vos armes, à vos
éléphants, à vos ruses, à votre ordre de bataille,
vous
laisser amollir dans les plaisirs de Capoue, et
attendre que vous usassiez peu-à-peu vos
forces.
Annibal.
Mais cependant vous vous déshonoriez par
votre timidité. Belle ressource pour la patrie
après tant de malheurs, qu' un capitaine qui
n' ose rien tenter, qui a peur de son ombre
comme un lièvre, qui ne trouve point de
rochers assez escarpés pour y faire grimper ses
troupes toujours tremblantes ! C' étoit
entretenir la lâcheté dans votre camp, et augmenter
l' audace dans le mien.
Fabius.
Il valoit mieux se déshonorer par cette lâcheté
que de faire massacrer toute la fleur des
romains, comme Terentius Varro le fit à
Cannes. Ce qui aboutit à sauver la patrie, et à
rendre les victoires des ennemis inutiles, ne
peut déshonorer un capitaine. On voit qu' il a
préféré le salut public à sa propre réputation,
qui lui est plus chère que sa vie ; et ce sacrifice
de sa réputation doit lui en attirer une grande :
encore même n' est-il pas question de sa
réputation ; il ne s' agit que de discours téméraires
de certains critiques qui n' ont pas des vues
assez étendues pour prévoir de loin combien
cette manière lente de faire la guerre sera enfin
avantageuse. Il faut laisser parler les gens
qui ne regardent que ce qui est présent et que
ce qui brille. Quand vous aurez obtenu par
votre patience un bon succès, les gens même
qui vous ont le plus condamné seront les plus
empressés à vous applaudir. Ils ne jugent que
par le succès ; ne songez qu' à réussir : si vous
y parvenez, ils vous accableront de louanges.
Annibal.
Mais que vouliez-vous que pensassent vos
alliés ?
Fabius.
Je les laissois penser tout ce qu' il leur plaisoit,
pourvu que je sauvasse Rome, comptant
bien que je serois justifié sur toutes leurs
critiques après que j' aurois prévalu sur vous.
Annibal.
Sur moi ! Vous n' avez jamais eu cette gloire
une seule fois. J' ai montré que je me savois
jouer de toute votre science dans l' art militaire ;
car, avec des feux attachés aux cornes
d' un grand nombre de boeufs, je vous donnai
le change, et je décampai la nuit pendant que
vous vous imaginiez que j' étois auprès de votre
camp.
Fabius.
Ces ruses-là peuvent surprendre tout le
monde, mais elles n' ont rien décidé entre
nous. Enfin vous ne pouvez désavouer que je
vous ai affoibli, que j' ai repris des places, que
j' ai relevé de leurs chutes les troupes romaines :
et si le plus jeune Scipion ne m' en eût
dérobé la gloire, je vous aurois chassé de
l' Italie. Si Scipion en est venu à bout, c' est
qu' il y avoit encore une Rome sauvée par la sagesse
de Fabius. Cessez donc de vous moquer d' un
homme qui, en reculant un peu devant vous,
est cause que vous avez abandonné toute
l' Italie et fait périr Carthage. Il n' est pas
question d' éblouir par des commencements
avantageux : l' essentiel est de bien finir.
 
==Dialogue 36==
 
Rhadamanthe, Caton Le Censeur,
Et Scipion L' Africain.
Les plus grandes vertus sont gâtées par une humeur
chagrine et caustique.
Rhadamanthe.
Qui es-tu donc, vieux romain ? Dis-moi ton
nom. Tu as la physionomie assez mauvaise,
un visage dur et rébarbatif. Tu as l' air d' un
vilain rousseau ; du moins je crois que tu l' as
été pendant ta jeunesse. Tu avois, si je ne me
trompe, plus de cent ans quand tu es mort.
Caton.
Point : je n' en avois que quatre-vingt-dix,
et j' ai trouvé ma vie bien courte ; car j' aimois
fort à vivre, et je me portois à merveille. Je
m' appelle Caton. N' as-tu point ouï parler de
moi, de ma sagesse, de mon courage contre
les méchants ?
Rhadamanthe.
Ho ! Je te reconnois sans peine sur le portrait
qu' on m' avoit fait de toi. Te voilà tout
juste, cet homme toujours prêt à se vanter et
à mordre les autres. Mais j' ai un différent à
régler entre toi et le grand Scipion qui vainquit
Annibal. Holà ! Scipion, hâtez-vous de
venir : voici Caton qui arrive enfin ; je prétends
juger tout-à-l' heure votre vieille querelle. çà, que
chacun défende sa cause.
Scipion.
Pour moi, j' ai à me plaindre de la jalousie
maligne de Caton ; elle étoit indigne de sa
haute réputation. Il se joignit à Fabius Maximus,
et ne fut son ami que pour m' attaquer. Il vouloit
m' empêcher de passer en Afrique. Ils étoient tous
deux timides dans leur politique : d' ailleurs
Fabius ne savoit que sa vieille méthode de
temporiser à la guerre, d' éviter
les batailles, de camper dans les nues, d' attendre
que les ennemis se consumassent d' eux-mêmes.
Caton, qui aimoit par pédanterie les vieilles
gens, s' attacha à Fabius, et fut jaloux
de moi, parceque j' étois jeune et hardi. Mais
la principale cause de son entêtement fut son
avarice : il vouloit qu' on fît la guerre avec
épargne comme il plantoit ses choux et ses
ognons. Pour moi, je voulois qu' on fît vivement
la guerre, pour la finir bientôt avec avantage ;
qu' on regardât non ce qu' il en coûteroit, mais les
actions que je ferois. Le pauvre Caton étoit
désolé, car il vouloit toujours gouverner la
république comme sa petite chaumière, et remporter
des victoires à juste prix. Il ne voyoit pas que le
dessein de Fabius ne pouvoit réussir. Jamais il
n' auroit chassé Annibal d' Italie. Annibal étoit
assez habile pour y subsister toujours aux dépens
du pays, et pour conserver des alliés ; il auroit
même toujours fait venir de nouvelles troupes
d' Afrique par mer. Si Néron n' eût défait Asdrubal
avant qu' il pût se joindre à son frère, tout
étoit perdu, Fabius le temporiseur eût été
sans ressource. Cependant Rome, pressée de
si près par un tel ennemi, auroit succombé à
la longue. Mais Caton ne voyoit point cette
nécessité de faire une puissante diversion, pour
transporter à Carthage la guerre qu' Annibal
avoit su porter jusqu' à Rome. Je demande
donc réparation de tous les torts que Caton a
eus contre moi, et des persécutions qu' il a
faites à ma famille.
Caton.
Et moi je demande récompense d' avoir soutenu
la justice et le bien public contre ton
frère Lucius, qui étoit un brigand. Laissons
là cette guerre d' Afrique, où tu fus plus
heureux que sage. Venons au fait. N' est-ce pas
une chose indigne que tu aies arraché à la
république un commandement d' armée pour
ton frère, qui en étoit incapable ? Tu promis
de le suivre et de servir sous lui. Tu étois son
pédagogue dans cette guerre contre Antiochus. Ton
frère fit toutes sortes d' injustices et de
concussions. Tu fermois les yeux pour ne les
pas voir : la passion fraternelle t' avoit
aveuglé.
Scipion.
Mais quoi ! Cette guerre ne finit-elle pas
glorieusement ? Le grand Antiochus fut
défait, chassé, et repoussé des côtes d' Asie. C' est
le dernier ennemi qui ait pu nous disputer la
suprême puissance. Après lui tous les royaumes
venoient tomber les uns sur les autres aux pieds
des romains.
Caton.
Il est vrai qu' Antiochus pouvoit bien embarrasser,
s' il eût cru les conseils d' Annibal : mais il ne
fit que s' amuser, que se déshonorer par d' infames
plaisirs. Il épousa dans sa vieillesse une jeune
grecque. Philopoemen disoit alors que s' il eût
été protecteur des achéens, il eût voulu sans peine
défaire toute l' armée d' Antiochus, en la surprenant
dans les cabarets. Ton frère, et toi, Scipion, vous
n' eûtes pas grande peine à vaincre des ennemis qui
s' étoient déja ainsi vaincus eux-mêmes par
leur mollesse.
Scipion.
La puissance d' Antiochus étoit pourtant formidable.
Caton.
Mais revenons à notre affaire. Lucius ton
frère n' a-t-il pas enlevé, pillé, ravagé ?
Oserois-tu dire qu' il a gouverné en homme de bien ?
Scipion.
Après ma mort tu as eu la dureté de le condamner
à une amende, et de vouloir le faire prendre par des
licteurs.
Caton.
Il le méritoit bien. Et toi, qui avois...
Scipion.
Pour moi, je pris mon parti avec courage,
quand je vis que le peuple se tournoit contre
moi. Au lieu de répondre à l' accusation, je
dis : allons au Capitole remercier les dieux
de ce qu' en un jour semblable à celui-ci je
vainquis Annibal et les carthaginois. Après
quoi je ne m' exposai plus à la fortune ; je me
retirai à Linternum, loin d' une patrie ingrate,
dans une solitude tranquille et respectée
de tous les honnêtes gens, où j' attendis
la mort en philosophe. Voilà ce que Caton,
censeur implacable, me contraignit de faire.
Voilà de quoi je demande justice.
Caton.
Tu me reproches ce qui fait ma gloire. Je
n' ai épargné personne pour la justice. J' ai fait
trembler tous les plus illustres romains. Je
voyois combien les moeurs se corrompoient
tous les jours par le faste et par les délices.
Par exemple, peut-on me refuser d' immortelles
louanges pour avoir chassé du sénat Lucius
Quinctius qui avoit été consul et qui
étoit frère de T. Q. Flaminius vainqueur de
Philippe roi de Macédoine, qui eut la cruauté
de faire tuer un homme devant un jeune garçon
qu' il aimoit, pour contenter la curiosité
de cet enfant par un si horrible spectacle ?
Scipion.
J' avoue que cette action est juste, et que tu
as souvent puni le crime. Mais tu étois trop
ardent contre tout le monde ; et quand tu
avois fait une bonne action, tu t' en vantois
trop grossièrement. Te souviens-tu d' avoir dit
autrefois que Rome te devoit plus que tu ne
devois à Rome ? Ces paroles sont ridicules dans
la bouche d' un homme grave.
Rhadamanthe.
Que réponds-tu, Caton, à ce qu' il te reproche ?
Caton.
Que j' ai en effet soutenu la république romaine
contre la mollesse et le faste des femmes qui
en corrompoient les moeurs ; que j' ai tenu
les grands dans la crainte des lois ; que j' ai
pratiqué moi-même ce que j' ai enseigné aux
autres ; et que la république ne m' a pas soutenu
de même contre les gens qui n' étoient mes
ennemis qu' à cause que je les avois attaqués
pour l' intérêt de la patrie. Comme mon bien de
campagne étoit dans le voisinage de celui de Manius
Curius, je me proposai dès ma jeunesse d' imiter ce
grand homme par la simplicité des moeurs, pendant
que d' un autre côté je me proposois Démosthène
pour mon modèle d' éloquence. On m' appeloit même le
Démosthène latin. On me voyoit tous les jours
marchant nu avec mes
esclaves pour aller labourer la terre. Mais ne
croyez pas que cette application à l' agriculture
et à l' éloquence me détournât de l' art militaire.
Dès l' âge de dix-sept ans je me montrai
intrépide dans les guerres contre Annibal.
Bientôt mon corps fut tout couvert de cicatrices.
Quand je fus envoyé préteur en Sardaigne, je
rejetai le luxe que tous les autres préteurs
avoient introduit avant moi ; je ne songeai qu' à
soulager le peuple, qu' à maintenir le bon ordre,
qu' à rejeter tous les présents. Ayant été fait
consul, je gagnai en Espagne au-deçà de Baetis une
bataille contre les barbares. Après cette victoire,
je pris plus de villes en Espagne que je n' y
demeurai de jours.
Scipion.
Autre vanterie insupportable. Mais nous la
connoissons déjà, car tu l' as souvent faite, et
plusieurs morts venus ici depuis vingt ans me
l' avoient racontée pour me réjouir. Mais, mon
pauvre Caton, ce n' est pas devant moi qu' il
faut parler ainsi ; je connois l' Espagne et tes
belles conquêtes.
Caton.
Il est certain que quatre cents villes se
rendirent presque en même temps, et tu n' en as
jamais tant fait.
Scipion.
Carthage seule vaut mieux que tes quatre
cents villages.
Caton.
Mais que diras-tu de ce que je fis sous Maximus
Acilius pour aller, au travers des précipices,
surprendre Antiochus dans les montagnes entre la
Macédoine et la Thessalie ?
J' approuve cette action, et il seroit injuste
de lui refuser des louanges. On t' en doit aussi
pour avoir réprimé les mauvaises moeurs. Mais
on ne peut t' excuser sur ton avarice sordide.
Caton.
Tu parles ainsi parceque c' est toi qui as
accoutumé les soldats à vivre délicieusement.
Mais il faut se représenter que je me suis vu
dans une république qui se corrompoit tous
les jours. Les dépenses y augmentoient sans
mesure. On y achetoit un poisson plus cher
qu' un boeuf n' avoit été vendu quand j' entrai
dans les affaires publiques. Il est vrai que les
choses qui étoient au plus bas prix me paroissoient
encore trop chères, quand elles étoient
inutiles. Je disois aux romains : à quoi vous
sert de gouverner les nations, si vos femmes
vaines et corrompues vous gouvernent ? Avois-je
tort de parler ainsi ? On vivoit sans pudeur ;
chacun se ruinoit, et vivoit avec toute sorte de
bassesse et de mauvaise foi, pour avoir de quoi
soutenir ses folles dépenses. J' étois censeur,
j' avois acquis de l' autorité par ma vieillesse et
par ma vertu : pouvois-je me taire ?
Scipion.
Mais pourquoi être encore le délateur universel
à quatre-vingt-dix ans ? C' est un beau métier
à cet âge !
Caton.
C' est le métier d' un homme qui n' a rien
perdu de sa vigueur, ni de son zèle pour la
république, et qui se sacrifie pour l' amour
d' elle à la haine des grands, qui veulent être
impunément dans le désordre.
Scipion.
Mais tu as été accusé aussi souvent que tu
as accusé les autres. Il me semble que tu l' as
été jusqu' à soixante et dix fois, et jusqu' à l' âge
de quatre-vingts ans.
Caton.
Il est vrai, je m' en glorifie. Il n' étoit pas
possible que les méchants ne fissent, par
des calomnies, une guerre continuelle à un
homme qui ne leur a jamais rien pardonné.
Scipion.
Ce ne fut pas sans peine que tu te défendis
contre les dernières accusations.
Je l' avoue : faut-il s' en étonner ? Il est bien
malaisé de rendre compte de toute sa vie
devant les hommes d' un autre siècle que celui
où l' on a vécu. J' étois un pauvre vieillard
exposé aux insultes de la jeunesse, qui croyoit
que je radotois, et qui comptoit pour des fables
tout ce que j' avois fait autrefois. Quand
je le racontois, ils ne faisoient que bâiller et
que se moquer de moi, comme d' un homme
qui se louoit sans cesse.
Scipion.
Ils n' avoient pas grand tort. Mais enfin pourquoi
aimois-tu tant à reprendre les autres ? Tu étois
comme un chien qui aboie contre tous les passants.
Caton.
J' ai trouvé toute ma vie que j' apprenois
beaucoup plus en reprenant les fous qu' en
fréquentant les sages. Les sages ne le sont qu' à
demi, et ne donnent que de foibles leçons :
mais les fous sont bien fous, et il n' y a qu' à les
voir pour savoir comment il ne faut pas faire.
Scipion.
J' en conviens : mais toi qui étois si sage,
pourquoi étois-tu d' abord si ennemi des grecs ?
Caton.
C' est que je craignois que les grecs ne nous
communiquassent bien plus leurs arts que leur
sagesse, et leurs moeurs dissolues que leurs
sciences. Je n' aimois point tous ces joueurs
d' instruments, ces musiciens, ces poëtes, ces
peintres, ces sculpteurs ; tout cela ne sert qu' à
la curiosité et à une vie voluptueuse. Je trouvois
qu' il valoit mieux garder notre simplicité
rustique, notre vie laborieuse et pauvre dans
l' agriculture, être plus grossiers et mieux
vivre, moins discourir sur la vertu et la
pratiquer davantage.
Scipion.
Pourquoi donc, dans la suite, pris-tu tant
de peine dans ta vieillesse pour apprendre la
langue grecque ?
Caton.
à la fin je me laissai enchanter par les
sirènes comme les autres. Je prêtai l' oreille aux
muses grecques. Mais je crains bien que tous
ces petits sophistes grecs, qui viennent affamés à
Rome pour faire fortune, n' achèvent de
corrompre les moeurs romaines.
Scipion.
Ce n' est pas sans sujet que tu le crains : mais
tu aurois dû craindre aussi de corrompre les
moeurs romaines par ton avarice.
Caton.
Moi avare ! J' étois bon ménager ; je ne voulois
laisser rien perdre. Mais je ne dépensois
que trop !
Rhadamanthe.
Ho ! Voilà le langage de l' avarice, qui croit
toujours être prodigue.
Scipion.
N' est-il pas honteux que tu aies abandonné
l' agriculture pour te jeter dans l' usure la plus
infame ? Tu ne trouvois pas sur tes vieux jours,
à ce que j' ai ouï dire, que les terres et les
troupeaux rapportassent assez de revenu : tu devins
usurier. Est-ce là le métier d' un censeur qui
veut réformer la ville ? Qu' as-tu à répondre ?
Rhadamanthe.
Tu n' oses parler, et je vois bien que tu es
coupable. Voici une cause assez difficile à
juger. Il faut, mon pauvre Caton, te punir et
te récompenser tout ensemble. Tu m' embarrasses fort.
Voici ma décision. Je suis touché de tes vertus et
de tes grandes actions pour ta république : mais
aussi quelle apparence de mettre un usurier dans
les champs élysées ? Ce seroit un trop grand
scandale. Tu demeureras donc, s' il te plaît, à la
porte : mais ta consolation sera d' empêcher les
autres d' y entrer. Tu contrôleras tous ceux qui se
présenteront ; tu seras censeur ici-bas, comme tu
l' étois à Rome. Tu auras, pour menus plaisirs,
toutes
les vertus du genre humain à critiquer. Je te
livre L. Scipion, et L. Quintius, et tous les
autres, pour répandre sur eux ta bile : tu
pourras même l' exercer sur tous les autres
morts qui viendront en foule de tout l' univers ;
citoyens romains, grands capitaines, rois
barbares, tyrans des nations, tous seront soumis
à ton chagrin et à ta satire. Mais prends garde
à Lucius Scipion ; car je l' établis pour te
censurer à son tour impitoyablement. Tiens, voilà
de l' argent pour en prêter à tous les morts qui
n' en auront point dans la bouche pour passer
la barque de Caron. Si tu prêtes à quelqu' un
à usure, Lucius ne manquera pas de m' en
avertir, et je te punirai comme les plus
infames voleurs.
 
==Dialogue 37==
 
Scipion Et Annibal.
La vertu seule fait sa récompense par le pur plaisir
qui l' accompagne.
Annibal.
Nous voici assemblés, vous et moi, comme
nous le fûmes en Afrique un peu avant la bataille
de Zama.
Scipion.
Il est vrai : mais la conférence d' aujourd' hui
est bien différente de l' autre. Nous n' avons
plus de gloire à acquérir, ni de victoire à
remporter. Il ne nous reste qu' une ombre
vaine et légère de ce que nous avons été, avec
un souvenir de nos aventures qui ressemble à
un songe. Voilà ce qui met d' accord Annibal et
Scipion. Les mêmes dieux qui ont mis
Carthage en poudre ont réduit à un peu de
cendre le vainqueur de Carthage que vous
voyez.
Annibal.
Sans doute c' est dans votre solitude de
Linternum que vous avez appris toute cette belle
philosophie.
Scipion.
Quand je ne l' aurois pas apprise dans ma
retraite, je l' apprendrois ici : car la mort
donne les plus grandes leçons pour désabuser
de tout ce que le monde croit merveilleux.
Annibal.
La disgrace et la solitude ne vous ont pas
été inutiles pour faire ces sages réflexions.
J' en conviens ; mais vous n' avez pas eu moins
que moi ces instructions de la fortune. Vous
avez vu tomber Carthage, et il vous a fallu
abandonner votre patrie ; et après avoir fait
trembler Rome, vous avez été contraint de
vous dérober à sa vengeance par une vie
errante de pays en pays.
Annibal.
Il est vrai : mais je n' ai abandonné ma patrie
que quand je ne pouvois plus la défendre,
et qu' elle ne pouvoit me sauver du supplice ;
je l' ai quittée pour épargner sa ruine entière,
et pour ne voir point sa servitude. Au contraire,
vous avez été réduit à quitter votre patrie au
plus haut point de sa gloire, et d' une
gloire qu' elle tenoit de vous. Y a-t-il rien de
si amer ? Quelle ingratitude !
Scipion.
C' est ce qu' il faut attendre des hommes
quand on les sert le mieux. Ceux qui font le
bien par ambition sont toujours mécontents :
un peu plus tôt, un peu plus tard, la fortune
les trahit, et les hommes sont ingrats pour
eux. Mais quand on fait le bien pour l' amour
de la vertu, la vertu qu' on aime récompense
toujours assez par le plaisir qu' il y a à la
suivre, et elle fait mépriser toutes les autres
récompenses dont on est privé.
 
==Dialogue 38==
 
Scipion Et Annibal.
L' ambition n' a point de bornes.
Scipion.
Il me semble que je suis encore à notre
conférence avant la bataille de Zama ; mais nous
ne sommes pas ici dans la même situation.
Nous n' avons plus de différent ; toutes nos
guerres sont éteintes dans les eaux du fleuve
d' oubli. Après avoir conquis l' un et l' autre
tant de provinces, une urne a suffi à recueillir
nos cendres.
Annibal.
Tout cela est vrai : notre gloire passée n' est
plus qu' un songe ; nous n' avons plus rien à
conquérir ici : pour moi, je m' en ennuie.
Scipion.
Il faut avouer que vous étiez bien inquiet
et bien insatiable.
Annibal.
Pourquoi ? Je trouve que j' étois bien modéré.
Scipion.
Modéré ! Quelle modération ! D' abord les
carthaginois ne songeoient qu' à se maintenir
en Sicile dans la partie occidentale. Le sage
roi Gélon, et puis le tyran Denys, leur avoient
donné bien de l' exercice.
Annibal.
Il est vrai : mais dès-lors nous songions à
subjuguer toutes ces villes florissantes qui se
gouvernoient en république, comme Léonte,
Agrigente, Sélinonte.
Scipion.
Mais enfin les romains et les carthaginois
étant vis-à-vis les uns des autres, la mer entre
deux, se regardoient d' un oeil jaloux, et se
disputoient l' île de Sicile, qui étoit au milieu
des deux peuples prétendants. Voilà à quoi se
bornoit votre ambition.
Annibal.
Point du tout. Nous avions encore nos prétentions
du côté de l' Espagne. Carthage la neuve nous
donnoit en ce pays-là un empire presque égal à celui
de l' ancienne au milieu de l' Afrique.
Scipion.
Tout cela est vrai. Mais c' étoit par quelque
port pour vos marchandises que vous aviez
commencé à vous établir sur les côtes d' Espagne :
les facilités que vous y trouvâtes vous
donnèrent peu-à-peu la pensée de conquérir
ces vastes régions.
Annibal.
Dès le temps de notre première guerre contre
les romains, nous étions puissants en Espagne, et
nous en aurions été bientôt les maîtres sans votre
république.
Scipion.
Enfin le traité que nous conclûmes avec les
carthaginois les obligeoit à renoncer à tous
les pays qui sont entre les Pyrénées et l' Ebre.
Annibal.
La force nous réduisit à cette paix honteuse :
nous avions fait des pertes infinies sur terre
et sur mer. Mon père ne songea qu' à nous
relever après cette chute. Il me fit jurer sur les
autels, à l' âge de neuf ans, que je serois jusqu' à
la mort ennemi des romains. Je le jurai,
je l' ai accompli. Je suivis mon père en Espagne ;
après sa mort, je commandai l' armée carthaginoise,
et vous savez ce qui arriva.
Scipion.
Oui, je le sais, et vous le savez bien aussi à
vos dépens. Mais si vous fîtes bien du chemin,
c' est que vous trouvâtes la fortune qui venoit
par-tout au-devant de vous pour vous solliciter
à la suivre. L' espérance de vous joindre
aux gaulois, nos anciens ennemis, vous fit
passer les Pyrénées. La victoire que vous
remportâtes sur nous au bord du Rhône vous
encouragea à passer les Alpes : vous y perdîtes
beaucoup de soldats, de chevaux, et d' éléphants.
Quand vous fûtes passé, vous défîtes sans peine
nos troupes étonnées que vous surprîtes à Ticinum.
Une victoire en attire une autre en consternant
les vaincus, et en procurant aux vainqueurs
beaucoup d' alliés ; car tous les peuples du pays
se donnent en foule aux plus forts.
Annibal.
Mais la bataille de Trébie, qu' en pensez-vous ?
Scipion.
Elle vous coûta peu, venant après tant
d' autres. Après cela vous fûtes le maître de
l' Italie. Trasimène et Cannes furent plutôt
des carnages que des batailles. Vous perçâtes
toute l' Italie. Dites la vérité, vous n' aviez pas
d' abord espéré de si grands succès.
Annibal.
Je ne savois pas bien jusqu' où je pourrois
aller ; mais je voulois tenter la fortune. Je
déconcertai les romains par un coup si hardi
et si imprévu. Quand je trouvai la fortune si
favorable, je crus qu' il falloit en profiter : le
succès me donna des desseins que je n' aurois
jamais osé concevoir.
Scipion.
Hé bien ! N' est-ce pas là ce que je disois ?
La Sicile, l' Espagne, l' Italie, n' étoient plus
rien pour vous. Les grecs, avec lesquels vous
vous étiez ligués, auroient bientôt subi votre
joug.
Annibal.
Mais, vous qui parlez, n' avez-vous pas fait
précisément ce que vous nous reprochez d' avoir
été capables de faire ?
L' Espagne, la Sicile, Carthage même, et
l' Afrique, ne furent rien : bientôt toute la
Grèce, la Macédoine, toutes les îles, l' égypte,
l' Asie, tombèrent à vos pieds ; et vous aviez
encore bien de la peine à souffrir que les
parthes et les arabes fussent libres. Le monde
entier étoit trop petit pour ces romains qui,
pendant cinq cents ans, avoient été bornés à
vaincre autour de leur ville les volsques, les
sabins, et les samnites.
 
==Dialogue 39==
 
Sylla, Catilina, Et César.
Les funestes suites du vice ne corrigent point les
princes corrompus.
Sylla.
Je viens à la hâte vous donner un avis, César,
et je mène avec moi un bon second pour
vous persuader. C' est Catilina. Vous le
connoissez, et vous n' avez été que trop de sa
cabale. N' ayez point de peur de nous ; les ombres
ne font point de mal.
César.
Je me passerois bien de votre visite : vos
figures sont tristes, et vos conseils le seront
peut-être encore davantage. Qu' avez-vous
donc de si pressé à me dire ?
Sylla.
Qu' il ne faut point que vous aspiriez à la
tyrannie.
César.
Pourquoi ? N' y avez-vous pas aspiré vous-mêmes ?
Sylla.
Sans doute, et c' est pour cela que nous sommes
plus croyables quand nous vous conseillons d' y
renoncer.
César.
Pour moi, je veux vous imiter en tout,
chercher la tyrannie comme vous l' avez cherchée,
et ensuite revenir comme vous de l' autre
monde après ma mort désabuser les tyrans
qui viendront en ma place.
Sylla.
Il n' est pas question de ces gentillesses et de
ces jeux d' esprit : nous autres ombres, nous ne
voulons rien que de sérieux. Venons au fait.
J' ai quitté volontairement la tyrannie, et
m' en suis bien trouvé. Catilina s' est efforcé
d' y parvenir, et a succombé malheureusement. Voilà
deux exemples bien instructifs pour vous.
César.
Je n' entends point tous ces beaux exemples.
Vous avez tenu la république dans les fers, et
vous avez été assez mal-habile homme pour
vous dégrader vous-même. Après avoir quitté
la suprême puissance, vous êtes demeuré avili,
obscur, inutile, abattu. L' homme fortuné fut
abandonné de la fortune. Voilà déja un de
vos exemples que je ne comprends point. Pour
l' autre, Catilina a voulu se rendre le maître,
et a bien fait jusque-là. Il n' a pas bien su
prendre ses mesures, tant pis pour lui. Quant
à moi, je ne tenterai rien qu' avec de bonnes
précautions.
Catilina.
J' avois pris les mêmes mesures que vous :
flatter la jeunesse, la corrompre par des
plaisirs, l' engager dans des crimes, l' abymer par
la dépense et par les dettes, s' autoriser par
des femmes d' un esprit intrigant et brouillon.
Pouviez-vous mieux faire ?
César.
Vous dites là des choses que je ne connois
point. Chacun fait comme il peut.
Catilina.
Vous pouvez éviter les maux où je suis tombé,
et je suis venu vous en avertir.
Sylla.
Pour moi, je vous le dis encore, je me suis
bien trouvé d' avoir renoncé aux affaires avant
ma mort.
César.
Renoncer aux affaires ! Faut-il abandonner
la république dans ses besoins ?
Sylla.
Hé ! Ce n' est pas ce que je vous dis. Il y a
bien de la différence entre la servir ou la
tyranniser.
César.
Hé ! Pourquoi donc avez-vous cessé de la
servir ?
Sylla.
Ho ! Vous ne voulez pas m' entendre. Je dis
qu' il faut servir la patrie jusqu' à la mort ;
mais qu' il ne faut ni chercher la tyrannie,
ni s' y maintenir quand on y est parvenu.
 
==Dialogue 40==
 
César Et Caton.
Le pouvoir despotique et tyrannique, loin d' assurer
le repos et l' autorité des princes, les rend au
contraire malheureux, et entraîne inévitablement
leur ruine.
César.
Hélas ! Mon cher Caton, te voilà en pitoyable
état ! L' horrible plaie !
Caton.
Je me perçai moi-même à Utique, après la
bataille de Pharsale, pour ne point survivre
à la liberté. Mais toi, à qui je fais pitié, d' où
vient que tu m' as suivi de si près ? Qu' est-ce
que j' aperçois ? Combien de plaies sur ton
corps ! Attends que je les compte. En voilà
vingt-trois !
César.
Tu seras bien surpris quand tu sauras que
j' ai été percé d' autant de coups au milieu du
sénat par mes meilleurs amis. Quelle trahison !
Caton.
Non, je n' en suis point surpris. N' étois-tu
pas le tyran de tes amis aussi bien que du
reste des citoyens ? Ne devoient-ils pas prêter
leurs bras à la vengeance de la patrie opprimée ?
Il faudroit immoler non seulement son ami, mais
encore son propre frère, à l' exemple de
Timoléon, et ses propres enfants, comme
fit l' ancien Brutus.
César.
Un de ses descendants n' a que trop suivi
cette belle leçon. C' est Brutus, que j' aimois
tant, et qui passoit pour mon propre fils, qui
a été le chef de la conjuration pour me massacrer.
Caton.
ô heureux Brutus, qui a rendu Rome libre,
et qui a consacré ses mains dans le sang d' un
nouveau Tarquin plus impie et plus superbe
que celui qui fut chassé par Junius !
César.
Tu as toujours été prévenu contre moi, et
outré dans tes maximes de vertu.
Caton.
Qui est-ce qui m' a prévenu contre toi ? Ta
vie dissolue, prodigue, artificieuse, efféminée,
tes dettes, tes brigues, ton audace ; voilà
ce qui a prévenu Caton contre cet homme
dont la ceinture, la robe traînante, l' air de
mollesse, ne promettoient rien qui fût digne
des anciennes moeurs. Tu ne m' as point trompé :
m' avoit cru...
César.
Tu m' aurois enveloppé dans la conjuration
de Catilina pour me perdre.
Caton.
Alors tu vivois en femme, et tu n' étois homme
que contre ta patrie. Que ne fis-je point
pour te convaincre ! Mais Rome couroit à sa
perte, et elle ne vouloit pas connoître ses
ennemis.
César.
Ton éloquence me fit peur, je l' avoue, et
j' eus recours à l' autorité. Mais tu ne peux
désavouer que je me tirai d' affaire en habile
homme.
Caton.
Dis en habile scélérat. Tu éblouissois les
plus sages par tes discours modérés et
insinuants : tu favorisois les conjurés sous
prétexte
de ne pousser pas la rigueur trop loin. Moi seul
je résistai en vain : dès-lors les dieux étoient
irrités contre Rome.
César.
Dis-moi la vérité : tu craignois après la bataille
de Pharsale de tomber entre mes mains ;
tu aurois été fort embarrassé de paroître devant
moi. Hé ! Ne savois-tu pas que je ne voulois
que vaincre et pardonner ?
Caton.
C' est le pardon du tyran, c' est la vie même,
oui, la vie de Caton due à César, que je
craignois. Il valoit mieux mourir que de te
voir.
César.
Je t' aurois traité généreusement, comme je
traitai ton fils. Ne valoit-il pas mieux secourir
encore la république ?
Caton.
Il n' y a plus de république dès qu' il n' y a
plus de liberté.
César.
Mais quoi ! être furieux contre soi-même ?
Caton.
Mes propres mains m' ont mis en liberté
malgré le tyran, et j' ai méprisé la vie qu' il
m' eût offerte. Pour toi, il a fallu que tes
propres amis t' aient déchiré comme un monstre.
César.
Mais si la vie étoit si honteuse pour un
romain après ma victoire, pourquoi m' envoyer
ton fils ? Voulois-tu le faire dégénérer ?
Caton.
Chacun prend son parti selon son coeur pour
vivre ou pour mourir. Caton ne pouvoit que
mourir : son fils, moins grand que lui,
pouvoit encore supporter la vie, et espérer, à
cause de sa jeunesse, des temps plus libres
et plus heureux. Hélas ! Que ne souffris-je
point lorsque je laissai aller mon fils vers le
tyran !
César.
Mais pourquoi me donnes-tu le nom de tyran ? Je
n' ai jamais pris le titre de roi.
Caton.
Il est question de la chose, et non pas du
nom. De plus, combien de fois te vit-on prendre
divers détours pour accoutumer le sénat
et le peuple à ta royauté ! Antoine même, dans
la fête des lupercales, fut assez imprudent
pour te mettre, sous une apparence de jeu, un
diadème autour de la tête. Ce jeu parut trop
sérieux, et fit horreur. Tu sentis bien
l' indignation publique, et tu renvoyas à Jupiter
un honneur que tu n' osois accepter. Voilà ce
qui acheva de déterminer les conjurés à ta
perte. Hé bien ! Ne savons-nous pas ici-bas
d' assez bonnes nouvelles ?
César.
Trop bonnes ! Mais tu ne me fais pas justice.
Mon gouvernement a été doux ; je me suis
comporté en vrai père de la patrie : on en
peut juger par la douleur que le peuple témoigna
après ma mort. C' est un temps où tu sais que la
flatterie n' est plus de saison. Hélas !
Les pauvres gens, quand on leur présenta ma
robe sanglante, voulurent me venger. Quels
regrets ! Quelle pompe au champ de Mars à
mes funérailles ! Qu' as-tu à répondre ?
Caton.
Que le peuple est toujours peuple, crédule,
grossier, capricieux, aveugle, ennemi de son
véritable intérêt. Pour avoir favorisé les
successeurs du tyran et persécuté ses libérateurs,
qu' est-ce que ce peuple n' a pas souffert ? On a
vu ruisseler le plus pur sang des citoyens par
d' innombrables proscriptions. Les triumvirs
ont été plus barbares que les gaulois mêmes
qui prirent Rome. Heureux qui n' a point vu
ces jours de désolation ! Mais enfin parle-moi.
ô tyran, pourquoi déchirer les entrailles de
Rome ta mère ? Quel fruit te reste-t-il d' avoir
mis ta patrie dans les fers ? Est-ce de la gloire
que tu cherchois ? N' en aurois-tu pas trouvé
une plus pure et plus éclatante à conserver la
liberté et la grandeur de cette ville reine de
l' univers, comme les Fabius, les Fabricius,
les Marcellus, les Scipions ? Te falloit-il une
vie douce et heureuse ? L' as-tu trouvée dans
les horreurs inséparables de la tyrannie ? Tous
les jours de ta vie étoient pour toi aussi périlleux
que celui où tant de bons citoyens immortalisèrent
leur vertu en te massacrant. Tu ne voyois aucun vrai
romain dont le courage ne dût te faire pâlir d' effroi.
Est-ce donc là cette vie tranquille et heureuse que tu
as achetée par tant de peines et de crimes ? Mais que
dis-je ? Tu n' as pas même eu le temps de jouir
du fruit de ton impiété. Parle, parle, tyran ;
tu as maintenant autant de peine à soutenir
mes regards que j' en aurois eu à souffrir ta
présence odieuse quand je me donnai la mort
à Utique. Dis, si tu l' oses, que tu as été
heureux.
César.
J' avoue que je ne l' étois pas : mais c' étoient
tes semblables qui troubloient mon bonheur.
Caton.
Dis plutôt que tu le troublois toi-même. Si
tu avois aimé la patrie, la patrie t' auroit aimé.
Celui que la patrie aime n' a pas besoin de
gardes : la patrie entière veille autour de lui.
La vraie sûreté est de ne faire que du bien, et
d' intéresser le monde entier à sa conservation.
Tu as voulu régner et te faire craindre. Hé
bien ! Tu as régné, on t' a craint : mais les
hommes se sont délivrés du tyran et de la
crainte tout ensemble. Ainsi périssent ceux
qui, voulant être craints de tous les hommes,
ont eux-mêmes tout à craindre de tous les
hommes intéressés à les prévenir et à se délivrer
de leur tyrannie.
César.
Mais cette puissance que tu appelles tyrannique
étoit devenue nécessaire. Rome ne pouvoit
plus soutenir sa liberté ; il lui falloit un
maître. Pompée commençoit à l' être : je ne pus
souffrir qu' il le fût à mon préjudice.
Caton.
Il falloit abattre le tyran sans aspirer à la
tyrannie. Après tout, si Rome étoit assez lâche
pour ne pouvoir plus se passer d' un maître,
il valoit mieux laisser faire ce crime à un autre.
Quand un voyageur va tomber entre les mains
des scélérats qui se préparent à le voler, faut-il
les prévenir en se hâtant de faire une action
si horrible ? Mais la trop grande autorité de
Pompée t' a servi de prétexte. Ne sait-on pas
ce que tu dis, en allant en Espagne, dans une
petite ville où divers citoyens briguoient la
magistrature ? Crois-tu qu' on ait oublié ces
vers grecs qui étoient si souvent dans ta
bouche ? De plus, si tu connoissois la misère
et l' infamie de la tyrannie, que ne la quittois-tu ?
César.
Hé ! Quel moyen de la quitter ? Le sentier
par où on y monte est rude et escarpé : mais
il n' y a point de chemin pour en descendre ;
on n' en sort que pour tomber dans le précipice.
Caton.
Malheureux ! Pourquoi donc y aspirer ?
Pourquoi tout renverser pour y parvenir ?
Pourquoi verser tant de sang, et n' épargner
pas le tien même, qui fut encore répandu
trop tard ? Tu cherches de vaines excuses.
César.
Et toi, tu ne me réponds pas : je te demande
comment on peut avec sûreté quitter la tyrannie.
Caton.
Va le demander à Sylla, et tais-toi. Consulte
ce monstre affamé de sang : son exemple
te fera rougir. Adieu ; je crains que l' ombre
de Brutus ne soit indignée, si elle me voit
parler avec toi.
 
==Dialogue 41==
 
Caton Et Cicéron.
Caractère de ces deux philosophes, avec un
admirable contraste de ce qu' il y avoit de trop
farouche et de trop austère dans la vertu de l' un,
et de trop foible dans celle de l' autre.
Caton.
Il y a long-temps, grand orateur, que je
vous attendois ici. Il y a long-temps que vous
y deviez arriver. Mais vous y êtes venu le plus
tard qu' il vous a été possible.
Cicéron.
J' y suis venu après une mort pleine de courage.
J' ai été la victime de la république ; car
depuis le temps de la conjuration de Catilina,
où j' avois sauvé Rome, personne ne pouvoit
plus être ennemi de la république, sans me
déclarer la guerre.
Caton.
J' ai pourtant su que vous aviez trouvé grace
auprès de César par vos soumissions, que vous
lui prodiguiez les plus magnifiques louanges,
que vous étiez l' ami intime de tous ses lâches
favoris, et que vous persuadiez même dans
vos lettres d' avoir recours à sa clémence, pour
vivre en paix au milieu de Rome dans la
servitude. Voilà à quoi sert l' éloquence.
Cicéron.
Il est vrai que j' ai harangué César pour
obtenir la grace de Marcellus et de Ligarius.
Caton.
Hé ! Ne vaut-il pas mieux se taire que d' employer
son éloquence à flatter un tyran ? ô Cicéron,
j' ai su plus que vous : j' ai su me taire
et mourir.
Cicéron.
Vous n' avez pas vu une belle observation
que j' ai faite dans mes offices, qui est que
chacun doit suivre son caractère. Il y a des
hommes d' un naturel fier et intraitable, qui
doivent soutenir cette vertu austère et farouche
jusqu' à la mort : il ne leur est pas permis
de supporter la vue du tyran ; ils n' ont d' autre
ressource que celle de se tuer. Il y a une
autre vertu, douce et plus sociable, de certaines
personnes modérées qui aiment mieux
la république que leur propre gloire : ceux-là
doivent vivre, et ménager le tyran pour le bien
public ; ils se doivent à leurs citoyens, et il ne
leur est pas permis d' achever par une mort
précipitée la ruine de leur patrie.
Caton.
Vous avez bien rempli ce devoir ; et, s' il faut
juger de votre amour pour Rome par votre
crainte de la mort, il faut avouer que Rome
vous doit beaucoup. Mais les gens qui parlent
si bien devroient ajuster toutes leurs paroles
avec assez d' art pour ne se pas contredire
eux-mêmes. Ce Cicéron qui a élevé jusqu' au ciel
César, et qui n' a point eu de honte de prier
les dieux de n' envier pas un si grand bien aux
hommes, de quel front a-t-il pu dire ensuite
que les meurtriers de César étoient les libérateurs
de la patrie ? Quelle grossière contradiction !
Quelle lâcheté infame ! Peut-on se fier à la
vertu d' un homme qui parle ainsi selon le temps ?
Cicéron.
Il falloit bien s' accommoder aux besoins de
la république. Cette souplesse valoit encore
mieux que la guerre d' Afrique entreprise par
Scipion et par vous contre les règles de la
prudence. Pour moi, je l' avois bien prédit (et l' on
n' a qu' à lire mes lettres) que vous succomberiez.
Mais votre naturel inflexible et âpre ne
pouvoit souffrir aucun tempérament ; vous
étiez né pour les extrémités.
Caton.
Et vous pour tout craindre, comme vous
l' avez souvent avoué vous-même. Vous n' étiez
capable que de prévoir des inconvénients.
Ceux qui prévaloient vous entraînoient toujours
jusqu' à vous faire dédire de vos premiers
sentiments. Ne vous a-t-on pas vu admirer
Pompée, et exhorter tous vos amis à se livrer
à lui ? Ensuite n' avez-vous pas cru que
Pompée mettroit Rome dans la servitude, s' il
surmontoit César ? Comment, disiez-vous,
croira-t-il les gens de bien s' il est le maître,
puisqu' il ne veut croire aucun de nous pendant la
guerre où il a besoin de notre secours ? Enfin
n' avez-vous pas admiré César ? N' avez-vous pas
recherché et loué Octave ?
Cicéron.
Mais j' ai attaqué Antoine. Qu' y a-t-il de
plus véhément que mes harangues contre lui,
semblables à celles de Démosthène contre
Philippe ?
Caton.
Elles sont admirables : mais Démosthène
savoit mieux que vous comment il faut mourir ;
Antipater ne put lui donner la mort ni
la vie. Falloit-il fuir comme vous fîtes, sans
savoir où vous alliez, et attendre la mort des
mains de Popilius ? J' ai mieux fait de me la
donner moi-même à Utique.
Cicéron.
Et moi j' aime mieux n' avoir point désespéré
de la république jusqu' à la mort, et l' avoir
soutenue par des conseils modérés, que d' avoir
fait une guerre foible et imprudente, et
d' avoir fini par un coup de désespoir.
Caton.
Vos négociations ne valoient pas mieux que
ma guerre d' Afrique : car Octave, tout jeune
qu' il étoit, s' est joué de ce grand Cicéron qui
étoit la lumière de Rome. Il s' est servi de vous
pour s' autoriser ; ensuite il vous a livré à
Antoine. Mais vous, qui parlez de guerre,
l' avez-vous jamais su faire ? Je n' ai pas encore
oublié votre belle conquête de Pindenisse, petite
ville des détroits de la Cilicie ; un parc de
moutons n' est guère plus facile à prendre. Pour cette
belle expédition il vous falloit un triomphe,
si on eût voulu vous en croire ; les supplications
ordonnées par le sénat ne suffisoient pas
pour de tels exploits. Voici ce que je répondis
aux sollicitations que vous me fîtes là-dessus.
Vous devez être plus content, disois-je, des
louanges du sénat, que vous avez méritées par
votre bonne conduite, que d' un triomphe ;
car le triomphe marqueroit moins la vertu du
triomphateur que le bonheur dont les dieux
auroient accompagné ses entreprises. C' est
ainsi qu' on tâche d' amuser comme on peut
les hommes vains et incapables de se faire
justice.
Cicéron.
Je reconnois que j' ai toujours été passionné
pour les louanges ; mais faut-il s' en étonner ?
N' en ai-je pas mérité de grandes par mon
consulat, par mon amour pour la république,
par mon éloquence, enfin par mon goût pour
la philosophie ? Quand je ne voyois plus de
moyens de servir Rome dans ses malheurs, je
me consolois dans une honnête oisiveté à
raisonner, à écrire sur la vertu.
Caton.
Il valoit mieux la pratiquer dans les périls,
que d' en écrire. Avouez-le franchement, vous
n' étiez qu' un foible copiste des grecs : vous
mêliez Platon avec épicure, l' ancienne
académie avec la nouvelle ; et après avoir fait
l' historien sur leurs préceptes dans des dialogues
où un homme parloit presque toujours
seul, vous ne pouviez presque jamais rien
conclure. Vous étiez toujours étranger dans la
philosophie, et vous ne songiez qu' à orner
votre esprit de ce qu' elle a de beau. Enfin vous
avez toujours été flottant en politique et en
philosophie.
Cicéron.
Adieu, Caton. Votre mauvaise humeur va
trop loin. à vous voir si chagrin, on croiroit
que vous regrettez la vie. Pour moi, je suis
consolé de l' avoir perdue, quoique je n' aie point
tant fait le brave. Vous vous en faites trop
accroire, pour avoir fait en mourant ce qu' ont
fait beaucoup d' esclaves avec autant de
courage que vous.
 
==Dialogue 42==
 
César Et Alexandre.
Caractères d' un tyran, et d' un prince qui, étant né
avec les plus belles qualités pour faire un grand
roi, s' abandonne à son orgueil et à ses passions.
L' un et l' autre sont les fléaux du genre humain ;
mais l' un est à plaindre, et l' autre fait
l' horreur de l' humanité.
Alexandre.
Qui est donc ce romain nouvellement venu ?
Il est percé de bien des coups. Ah ! J' entends
qu' on dit que c' est César. Je te salue, grand
romain : on disoit que tu devois aller vaincre
les parthes et conquérir tout l' orient ; d' où
vient que nous te voyons ici ?
César.
Mes amis m' ont assassiné dans le sénat.
Alexandre.
Pourquoi étois-tu devenu leur tyran, toi
qui n' étois qu' un simple citoyen de Rome ?
César.
C' est bien à toi à parler ainsi ! N' as-tu pas
fait l' injuste conquête de l' Asie ? N' as-tu pas
mis la Grèce dans la servitude ?
Alexandre.
Oui : mais les grecs étoient des peuples
étrangers et ennemis de la Macédoine. Je n' ai
point mis, comme toi, dans les fers ma
propre patrie ; au contraire, j' ai donné aux
macédoniens une gloire immortelle avec l' empire
de tout l' orient.
César.
Tu as vaincu des hommes efféminés, tu es
devenu aussi efféminé qu' eux. Tu as pris les
richesses des perses, et les richesses des perses
t' ont vaincu en te corrompant. As-tu porté
jusqu' aux enfers cet orgueil insensé qui te fit
croire que tu étois un dieu ?
Alexandre.
J' avoue mes fautes et mes erreurs. Mais est-ce
à toi à me reprocher ma mollesse ? Ne sait-on
pas ta vie infame en Bithynie, ta corruption
à Rome, où tu n' obtins les honneurs que
par des intrigues honteuses ? Sans tes infamies
tu n' aurois jamais été qu' un particulier dans
ta république. Il est vrai aussi que tu vivrois
encore.
César.
Le poison fit contre toi à Babylone ce que
le fer a fait contre moi dans Rome.
Alexandre.
Mes capitaines n' ont pu m' empoisonner sans
crime ; tes concitoyens ; en te poignardant,
sont les libérateurs de leur patrie : ainsi nos
morts sont bien différentes. Mais nos jeunesses
le sont encore davantage : la mienne fut chaste,
noble, ingénue ; la tienne fut sans pudeur et
sans probité.
César.
Ton ombre n' a rien perdu de l' orgueil et
de l' emportement qui ont paru dans ta vie.
Alexandre.
J' ai été emporté par mon orgueil, je l' avoue.
Ta conduite a été plus mesurée que la mienne :
mais tu n' as point imité ma candeur et ma
franchise. Il falloit être honnête homme avant
que d' aspirer à la gloire de grand homme. J' ai
été souvent foible et vain ; mais au moins j' étois
meilleur pour ma patrie et moins injuste
que toi.
César.
Tu fais grand cas de la justice sans l' avoir
suivie. Pour moi, je crois que le plus habile
homme doit se rendre le maître, et puis
gouverner sagement.
Alexandre.
Je ne l' ai que trop cru comme toi. éaque,
Rhadamanthe et Minos m' en ont sévèrement
repris, et ont condamné mes conquêtes. Je
n' ai pourtant jamais cru dans mes égarements
qu' il fallût mépriser la justice. Tu te trouves
mal de l' avoir violée.
César.
Les romains ont beaucoup perdu en me
tuant : j' avois fait des projets pour les rendre
heureux.
Alexandre.
Le meilleur projet eût été d' imiter Sylla,
qui, ayant été tyran de sa patrie comme toi,
lui rendit la liberté : tu aurois fini ta vie en
paix comme lui. Mais tu ne peux me croire :
je te quitte, et vais t' attendre devant les trois
juges qui te vont juger.
 
==Dialogue 43==
 
Pompée Et César.
Rien n' est plus fatal dans un état libre que la
corruption des femmes et la prodigalité de ceux qui
aspirent à la tyrannie.
Pompée.
Je m' épuise en dépenses pour plaire aux
romains, et j' ai bien de la peine à y parvenir.
à l' âge de vingt-cinq ans j' avois déja triomphé.
J' ai vaincu Sertorius, Mithridate, les pirates
de Cilicie. Ces trois triomphes m' ont attiré
mille envieux. Je fais sans cesse des largesses,
je donne des spectacles, j' attire par mes
bienfaits des clients innombrables ; tout cela
n' apaise point l' envie. Le chagrin Caton refuse
même mon alliance. Mille autres me traversent
dans mes desseins. Mon beau-père, que
pensez-vous là-dessus ? Vous ne dites rien ?
César.
Je pense que vous prenez de fort mauvais
moyens pour gouverner la république.
Pompée.
Comment donc ! Que voulez-vous dire ? En
sauriez-vous de meilleurs que de donner à
pleines mains aux particuliers pour enlever
leurs suffrages, et que de gagner la faveur du
peuple par des gladiateurs, par des combats
de bêtes farouches, par des mesures de blé et
de vin, enfin que d' avoir beaucoup de clients
zélés pour les sportules que je donne ? Cinna,
Marius, Sylla, tous les autres les plus habiles,
n' ont-ils pas pris ce chemin-là ?
César.
Tout cela ne va point au but, et vous n' y
entendez rien. Catilina étoit de meilleur sens
que tous ces gens-là.
Pompée.
En quoi ? Vous me surprenez : parlez-vous
sérieusement ?
César.
Oui. Je ne fus jamais si sérieux.
Pompée.
Quel est donc ce secret pour apaiser
l' envie, pour guérir les soupçons, pour charmer
les patriciens et les plébéiens ?
César.
Le voulez-vous savoir ? Faites comme moi.
Je ne vous conseille que ce que je pratique
moi-même.
Pompée.
Quoi ? Flatter le peuple sous une apparence
de justice et de liberté ? Faire le tribun ardent
et le zélé Gracchus ?
César.
C' est quelque chose, mais ce n' est pas tout ;
il y a encore quelque chose de bien plus sûr.
Pompée.
Quoi donc ? Est-ce quelque enchantement
magique, quelque invocation de génie, quelque
science des astres ?
César.
Bon ! Tout cela n' est rien : ce ne sont que
contes de vieilles.
Pompée.
Ho ! Vous êtes bien méprisant. Vous avez
donc quelque commerce avec les dieux, comme
Numa, Scipion, et plusieurs autres ?
César.
Non, tous ces artifices-là sont usés.
Pompée.
Quoi donc ? Enfin ne me tenez plus en suspens.
César.
Voici les deux points fondamentaux de ma
doctrine : premièrement, corrompre toutes
les femmes, pour entrer dans le secret le plus
intime de toutes les familles ; en second lieu,
emprunter et dépenser toujours sans mesure,
ne payer jamais rien. Chaque créancier est
intéressé à avancer votre fortune, pour ne
perdre point l' argent que vous lui devez. Ils
vous donnent leurs suffrages ; ils remuent
ciel et terre pour vous procurer ceux de leurs
amis. Plus vous avez de créanciers, plus votre
brigue est forte. Pour me rendre maître de
Rome, je travaille à être le débiteur universel
de toute la ville. Plus je suis ruiné, plus je
suis puissant. Il n' y a qu' à dépenser, les
richesses nous viennent comme un torrent.
 
==Dialogue 44==
 
Cicéron Et Auguste.
Obliger des ingrats, c' est se perdre soi-même.
Auguste.
Bonjour, grand orateur. Je suis ravi de vous
revoir ; car je n' ai pas oublié toutes les
obligations que je vous ai.
Cicéron.
Vous pouvez vous en souvenir ici-bas, mais
vous ne vous en souveniez guère dans le monde.
Auguste.
Après votre mort même je trouvai un jour
un de mes petits-fils qui lisoit vos ouvrages :
il craignit que je ne blâmasse cette lecture, et
fut embarrassé ; mais je le rassurai, en disant
de vous : c' étoit un grand homme, et qui
aimoit bien sa patrie. Vous voyez que je n' ai
pas attendu la fin de ma vie pour bien parler
de vous.
Cicéron.
Belle récompense de tout ce que j' ai fait
pour vous élever ! Quand vous parûtes, jeune
et sans autorité, après la mort de César, je
vous donnai mes conseils, mes amis, mon
crédit.
Auguste.
Vous le faisiez moins pour l' amour de moi
que pour contrebalancer l' autorité d' Antoine,
dont vous craigniez la tyrannie.
Cicéron.
Il est vrai, je craignis moins un enfant que
cet homme puissant et emporté. En cela je me
trompois, car vous étiez plus dangereux que
lui. Mais enfin vous me devez votre fortune.
Que ne disois-je point au sénat, pendant que
vous étiez au siège de Modène, où les deux
consuls Hirtius et Pansa, victorieux, périrent ?
Leur victoire ne servit qu' à vous mettre à la
tête de l' armée. C' étoit moi qui avois fait
déclarer la république contre Antoine par mes
harangues qu' on a nommées philippiques. Au
lieu de combattre pour ceux qui vous avoient
mis les armes à la main, vous vous unîtes
lâchement avec votre ennemi Antoine, et avec
Lépide, le dernier des hommes, pour mettre
Rome dans les fers. Quand ce monstrueux
triumvirat fut formé, vous vous demandâtes
des têtes les uns aux autres. Chacun, pour
obtenir des crimes de son compagnon, étoit
obligé d' en commettre. Antoine fut contraint
de sacrifier à votre vengeance L. César, son
propre oncle, pour obtenir de vous ma tête ;
et vous m' abandonnâtes indignement à sa
fureur.
Auguste.
Il est vrai, je ne pus résister à un homme
dont j' avois besoin pour me rendre maître du
monde. Cette tentation est violente, et il faut
l' excuser.
Cicéron.
Il ne faut jamais excuser une si noire ingratitude.
Sans moi vous n' auriez jamais paru
dans le gouvernement de la république. Oh !
Que j' ai de regret aux louanges que je vous ai
données ! Vous êtes devenu un tyran cruel ;
vous n' étiez qu' un ami trompeur et perfide.
Auguste.
Voilà un torrent d' injures. Je crois que
vous allez faire contre moi une philippique
plus véhémente que celles que vous fîtes
contre Antoine.
Cicéron.
Non, j' ai laissé mon éloquence en passant
les ondes du Styx : mais la postérité saura que
je vous ai fait ce que vous avez été, et que
c' est vous qui m' avez fait mourir, pour flatter
la passion d' Antoine. Mais ce qui me fâche le
plus, c' est que votre lâcheté, en vous rendant
odieux à tous les siècles, me rendra méprisable
aux hommes critiques : ils diront que j' ai
été la dupe d' un jeune homme qui s' est servi
de moi pour contenter son ambition. Obligez
les hommes mal nés, il ne vous en revient
que de la douleur et de la honte.
 
==Dialogue 45==
 
Sertorius Et Mercure.
Les fables et les illusions font plus sur la populace
crédule, que la vérité et la vertu.
Mercure.
Je suis bien pressé de m' en retourner vers
l' Olympe ; et j' en suis fort fâché, car je meurs
d' envie de savoir par où tu as fini ta vie.
Sertorius.
En deux mots je te l' apprendrai. Le jeune
apprenti et la bonne vieille ne pouvoient me
vaincre ; Perpenna le traître me fit mourir :
sans lui j' aurois fait voir bien du pays à mes
ennemis.
Mercure.
Qui appelles-tu le jeune apprenti et la
bonne vieille ?
Sertorius.
Hé ! Ne le savez-vous pas ? C' est Pompée et
Métellus. Métellus étoit mou et appesanti,
incertain, trop vieux, et usé ; il perdoit les
occasions décisives par sa lenteur. Pompée
étoit au contraire sans expérience. Avec des
barbares ramassés, je me jouois de ces deux
capitaines et de leurs légions.
Mercure.
Je ne m' en étonne pas. On dit que tu étois
magicien, que tu avois une biche qui venoit
dans ton camp te dire tous les desseins de tes
ennemis, et tout ce que tu pouvois entreprendre
contre eux.
Sertorius.
Tandis que j' ai eu besoin de ma biche, je
n' en ai découvert le secret à personne : mais
maintenant que je ne puis plus m' en servir,
j' en dirai tout le mystère.
Mercure.
Hé bien ! étoit-ce quelque enchantement ?
Sertorius.
Point du tout : c' étoit une sottise qui m' a
plus servi que mon argent, que mes troupes,
que le débris du parti de Marius contre Sylla
que j' avois recueilli dans un coin des montagnes
d' Espagne et de Lusitanie. Une illusion faite
à propos mène loin des peuples crédules.
Mercure.
Mais cette illusion n' étoit-elle pas bien
grossière ?
Sertorius.
Sans doute : mais les peuples pour qui elle
étoit préparée étoient encore plus grossiers.
Mercure.
Quoi ! Ces barbares croyoient tout ce que tu
racontois de ta biche ?
Sertorius.
Tout. Il ne tenoit qu' à moi d' en dire encore
davantage, ils l' auroient cru. Avois-je
découvert par des coureurs ou par des espions la
marche des ennemis, c' étoit la biche qui me
l' avoit dit à l' oreille. Avois-je été battu, la
biche me parloit pour déclarer que les dieux
alloient relever mon parti. La biche ordonnoit
aux habitants du pays de me donner
toutes leurs forces, faute de quoi la peste et
la famine devoient les désoler. Ma biche
étoit-elle perdue depuis quelques jours et ensuite
retrouvée secrètement, je la faisois tenir bien
cachée ; et je déclarois par un pressentiment,
ou sur quelque présage, qu' elle alloit revenir ;
après quoi je la faisois rentrer dans le camp,
où elle ne manquoit pas de me rapporter des
nouvelles de vous autres dieux. Enfin ma
biche faisoit tout ; elle seule réparoit mes
malheurs.
Mercure.
Cet animal t' a bien servi. Mais tu nous
servois mal : car de telles impostures décrient les
immortels, et font grand tort à tous nos
mystères. Franchement tu étois un impie.
Sertorius.
Je ne l' étois pas plus que Numa avec sa
nymphe égérie, que Lycurgue et Solon avec
leur commerce secret des dieux, que Socrate
avec son esprit familier, enfin que Scipion
avec sa façon mystérieuse d' aller au Capitole
consulter Jupiter, qui lui inspiroit toutes ses
entreprises de guerre contre Carthage. Tous
ces gens-là ont été des imposteurs aussi bien
que moi.
Mercure.
Mais ils ne l' étoient que pour établir de
bonnes lois, ou pour rendre la patrie victorieuse.
Sertorius.
Et moi pour me défendre contre le parti
du tyran Sylla qui avoit opprimé Rome, et
qui avoit envoyé des citoyens changés en
esclaves pour me faire périr comme le dernier
soutien de la liberté.
Mercure.
Quoi donc ! La république entière, tu ne la
regardes que comme le parti de Sylla ? De
bonne foi tu étois demeuré seul contre tous
les romains. Mais enfin tu trompois ces
pauvres barbares par des mystères de religion.
Sertorius.
Il est vrai : mais comment faire autrement
avec les sots ? Il faut bien les amuser par des
sottises, et aller à son but. Si on ne leur disoit
que des vérités solides, ils ne les croiroient
pas. Racontez des fables, flattez, amusez ;
grands et petits courent après vous.
 
==Dialogue 46==
 
Le Jeune Pompée Et Ménas L' Affranchi.
Caractère d' un homme qui, n' aimant pas la vertu
pour elle-même, n' est ni assez bon pour ne vouloir
pas profiter d' un crime, ni assez méchant pour
vouloir le commettre.
Ménas.
Voulez-vous que je fasse un beau coup ?
Pompée.
Quoi donc ? Parle. Te voilà tout troublé ;
tu as l' air d' une sibylle dans son antre, qui
étouffe, qui écume, qui est forcenée.
Ménas.
C' est de joie. ô l' heureuse occasion ! Si
c' étoit mon affaire, tout seroit déja achevé.
Le voulez-vous ? Un mot, oui ou non.
Quoi ? Tu ne m' expliques rien ; et tu demandes
une réponse ! Dis donc ce que tu veux ;
parle clairement.
Ménas.
Vous avez là Antoine et Octave, couchés à
cette table dans votre vaisseau, ils ne songent
qu' à faire bonne chère.
Crois-tu que je n' aie pas des yeux pour les
voir ?
Ménas.
Mais avez-vous des oreilles pour m' entendre ? Le
beau coup de filet !
Pompée.
Quoi ! Voudrois-tu que je les trahisse ! Moi
manquer à la foi donnée à mes ennemis ! Le
fils du grand Pompée agir en scélérat ! Ha !
Ménas, tu me connois mal.
Ménas.
Vous m' entendez encore plus mal : ce n' est
pas vous qui devez faire ce coup. Voilà la
main qui le prépare. Tenez votre parole en
grand homme, et laissez faire Ménas, qui n' a
rien promis.
Pompée.
Mais tu veux que je te laisse faire, moi à
qui on s' est confié ? Tu veux que je le sache et
que je le souffre ? Ah ! Ménas ! Mon pauvre
Ménas ! Pourquoi me l' as-tu dit ? Il falloit le
faire sans me le dire.
Ménas.
Mais vous n' en saurez rien. Je couperai la
corde des ancres ; nous irons en pleine mer :
les deux tyrans de Rome sont dans vos mains.
Les mânes de votre père seront vengés des
deux héritiers de César. Rome sera en liberté.
Qu' un vain scrupule ne vous arrête pas :
Ménas n' est pas Pompée. Pompée sera fidèle à sa
parole, généreux, tout couvert de gloire ;
Ménas l' affranchi, Ménas fera le crime ; et le
vertueux Pompée en profitera.
Pompée.
Mais Pompée ne peut savoir le crime et le
permettre sans y participer. Ah ! Malheureux !
Tu as tout perdu en me parlant. Que je regrette
ce que tu pouvois faire !
Ménas.
Si vous le regrettez, pourquoi ne le permettez-vous
pas ? Et si vous ne le pouvez permettre, pourquoi
le regrettez-vous ? Si la chose est bonne, il faut
la vouloir hardiment, et n' en point faire de
façon ; si elle est mauvaise, pourquoi vouloir
qu' elle fût faite, et ne vouloir pas qu' on la
fasse ? Vous êtes contraire à vous-même. Un fantôme
de vertu vous rend ombrageux, et vous me faites
bien sentir la vérité de ce qu' on dit, qu' il faut
une ame forte pour oser faire de grands crimes.
Pompée.
Il est vrai, Ménas, je ne suis ni assez bon
pour ne vouloir pas profiter d' un crime, ni
assez méchant pour oser le commettre moi-même. Je
me vois dans un entre-deux qui n' est
ni vertu ni vice. Ce n' est pas le vrai honneur,
c' est une mauvaise honte qui me retient. Je
ne puis autoriser un traître, et je n' aurois
point d' horreur de la trahison si elle étoit faite
pour me rendre maître du monde.
 
==Dialogue 47==
 
Caligula Et Néron.
Danger du pouvoir despotique quand un souverain
a la tête foible.
Caligula.
Je suis ravi de te voir. Tu es une rareté. On
a voulu me donner de la jalousie contre toi
en m' assurant que tu m' as surpassé en prodiges ;
mais je n' en crois rien.
Néron.
Belle comparaison ! Tu étois un fou. Pour
moi, je me suis joué des hommes, et je leur ai
fait voir des choses qu' ils n' avoient jamais
vues. J' ai fait périr ma mère, ma femme, mon
gouverneur, et mon précepteur ; j' ai brûlé ma
patrie. Voilà des coups d' un grand courage
qui s' élève au-dessus de la foiblesse humaine.
Le vulgaire appelle cela cruauté ; moi je l' appelle
mépris de la nature entière, et grandeur
d' ame.
Caligula.
Tu fais le fanfaron. As-tu étouffé comme
moi ton père mourant ? As-tu caressé comme
moi ta femme, en lui disant : jolie petite tête
que je ferai couper quand je voudrai !
Néron.
Tout cela n' est que gentillesse ; pour moi,
je n' avance rien qui ne soit solide. Hé !
Vraiment j' avois oublié un des beaux endroits de
ma vie : c' est d' avoir fait mourir mon frère
Britannicus.
Caligula.
C' est quelque chose, je l' avoue. Sans doute
tu l' as fait pour imiter la vertu du grand
fondateur de Rome, qui, pour le bien public,
n' épargna pas même le sang de son frère. Mais
tu n' étois qu' un musicien.
Néron.
Pour toi, tu avois des prétentions plus
hautes ; tu voulois être dieu, et massacrer tous
ceux qui en auroient douté.
Caligula.
Pourquoi non ? Pouvoit-on mieux employer
la vie des hommes que de la sacrifier à ma
divinité ? C' étoient autant de victimes immolées
sur mes autels.
Néron.
Je ne donnois point dans de telles visions :
mais j' étois le plus grand musicien et le
comédien le plus parfait de l' empire ; j' étois
même bon poëte.
Caligula.
Du moins tu le croyois ; mais les autres n' en
croyoient rien : on se moquoit de ta voix et de
tes vers.
Néron.
On ne s' en moquoit pas impunément. Lucain se
repentit de m' avoir voulu surpasser.
Caligula.
Voilà un bel honneur pour un empereur
romain, que de monter sur le théâtre comme
un bouffon, d' être jaloux des poëtes, et de
s' attirer la dérision publique !
Néron.
C' est le voyage que je fis dans la Grèce qui
m' échauffa la cervelle pour le théâtre et pour
toutes les représentations.
Caligula.
Tu devois demeurer en Grèce pour y gagner
ta vie en comédien, et laisser faire un autre
empereur à Rome, qui en soutînt mieux la
majesté.
Néron.
N' avois-je pas ma maison dorée, qui devoit
être plus grande que les plus grandes villes ?
Oui-dà, je m' entendois en magnificence.
Caligula.
Si on l' eût achevée, cette maison, il auroit
fallu que les romains fussent allés loger hors
de Rome. Cette maison étoit proportionnée
au colosse qui te représentoit, et non pas à
toi qui n' étois pas plus grand qu' un autre
homme.
Néron.
C' est que je visois au grand.
Caligula.
Non : tu visois au gigantesque et au monstrueux.
Mais tous ces beaux desseins furent
renversés par Vindex.
Néron.
Et les tiens par Chéréas, comme tu allois
au théâtre.
Caligula.
à n' en point mentir, nous fîmes tous deux
une fin assez malheureuse, et dans la fleur de
notre jeunesse.
Néron.
Il faut dire la vérité, peu de gens étoient
portés à faire des voeux pour nous, et à nous
souhaiter une longue vie. On passe mal son
temps à se croire toujours entre des poignards.
Caligula.
De la manière que tu en parles, tu ferois
croire que si tu retournois au monde tu
changerois de vie.
Néron.
Point du tout, je ne pourrois gagner sur
moi de me modérer. Vois-tu bien, mon pauvre
ami, et tu l' as senti aussi bien que moi, c' est
une étrange chose que de pouvoir tout quand
on a la tête un peu foible ; elle tourne bien
vite dans cette puissance sans bornes. Tel
seroit sage dans une condition médiocre, qui
devient insensé quand il est le maître du
monde.
Caligula.
Cette folie seroit bien jolie si elle n' avoit
rien à craindre ; mais les conjurations, les
troubles, les remords, les embarras d' un
grand empire, gâtent le métier. D' ailleurs la
comédie est courte ; ou plutôt c' est une
horrible tragédie qui finit tout-à-coup. Il faut
venir compter ici avec ces trois vieillards
chagrins et sévères, qui n' entendent point
raillerie, et qui punissent comme des scélérats
ceux qui se faisoient adorer sur la terre. Je
vois venir Domitien, Commode, Caracalla,
Héliogabale, chargés de chaînes, qui vont
passer leur temps aussi mal que nous.
 
==Dialogue 48==
 
Antonin Pie Et Marc Aurèle.
Il faut aimer sa patrie plus que sa famille.
Marc Aurèle.
ô mon père, j' ai grand besoin de venir me
consoler avec vous. Je n' eusse jamais cru
pouvoir sentir une si vive douleur, ayant été
nourri dans la vertu insensible des stoïciens,
et étant descendu dans ces demeures bienheureuses
où tout est si tranquille.
Antonin.
Hélas ! Mon pauvre fils, quel malheur te
jette dans ce trouble ? Tes larmes sont bien
indécentes pour un stoïcien. Qu' y a-t-il donc ?
Marc Aurèle.
Ah ! C' est mon fils Commode que je viens
de voir : il a déshonoré notre nom si aimé du
peuple. C' est une femme débauchée qui l' a
fait massacrer pour prévenir ce malheureux,
parcequ' il l' avoit mise dans une liste de gens
qu' il devoit faire mourir.
Antonin.
J' ai su qu' il a mené une vie infame. Mais
pourquoi as-tu négligé son éducation ? Tu es
cause de son malheur ; il a bien plus à se
plaindre de ta négligence qui l' a perdu, que tu n' as
à te plaindre de ses désordres.
Marc Aurèle.
Je n' avois pas le loisir de penser à un enfant ;
j' étois toujours accablé de la multitude des
affaires d' un si grand empire et des guerres
étrangères ; je n' ai pourtant pas laissé d' en
prendre quelque soin. Hélas ! Si j' eusse été un
simple particulier, j' aurois moi-même instruit
et formé mon fils, je l' aurois laissé honnête
homme ; mais je lui ai laissé trop de puissance
pour lui laisser de la modération et de la vertu.
Antonin.
Si tu prévoyois que l' empire dût le gâter, il
falloit s' abstenir de le faire empereur, et pour
l' amour de l' empire qui avoit besoin d' être
bien gouverné, et pour l' amour de ton fils qui
eût mieux valu dans une condition médiocre.
Marc Aurèle.
Je n' ai jamais prévu qu' il se corromproit.
Antonin.
Mais ne devois-tu pas le prévoir ? N' est-ce
point que la tendresse paternelle t' a aveuglé ?
Pour moi, je choisis en ta personne un
étranger, foulant aux pieds tous les intérêts de ma
famille : si tu en avois fait autant, tu n' aurois
pas tant de déplaisirs. Mais ton fils te fait
autant de honte que tu m' as fait d' honneur.
Dis-moi la vérité, ne voyois-tu rien de mauvais
dans ce jeune homme ?
Marc Aurèle.
J' y voyois d' assez grands défauts, mais
j' espérois qu' il se corrigeroit.
Antonin.
C' est-à-dire que tu en voulois faire
l' expérience aux dépens de l' empire. Si tu avois
sincèrement aimé la patrie plus que ta famille,
tu n' aurois pas voulu hasarder le bien public
pour soutenir la grandeur particulière de ta
maison.
Marc Aurèle.
Pour parler ingénument, je n' ai jamais eu
d' autre intention que celle de préférer
l' empire à mon fils. Mais l' amitié que j' avois pour
mon fils m' a empêché de l' observer d' assez
près. Dans le doute, je me suis flatté, et
l' espérance a séduit mon coeur.
Antonin.
ô quel malheur, que les meilleurs hommes
soient si imparfaits, et qu' ayant tant de peine
à faire du bien, ils fassent souvent sans le
vouloir des maux irréparables !
Marc Aurèle.
Je le voyois bien fait, adroit à tous les
exercices
du corps, et environné de sages conseillers
qui avoient eu ma confiance, et qui pouvoient
modérer sa jeunesse. Il est vrai que son
naturel étoit léger, violent, adonné au
plaisir.
Antonin.
Ne connoissois-tu dans Rome aucun homme
plus digne de l' empire du monde ?
Marc Aurèle.
J' avoue qu' il y en avoit plusieurs ; mais je
croyois pouvoir préférer mon fils, pourvu qu' il
eût de bonnes qualités.
Antonin.
Que signifioit donc ce langage de vertu si
héroïque, quand tu écrivois à Faustine que si
Avidius Cassius étoit plus digne de l' empire
que toi et ta famille, il falloit consentir qu' il
prévalût et que ta famille pérît avec toi ?
Pourquoi ne suivre point ces grandes maximes,
lorsqu' il s' agissoit de choisir un successeur ?
Ne devois-tu pas à la patrie de préférer le plus
digne ?
Marc Aurèle.
J' avoue ma faute : mais la femme que tu
m' avois donnée avec l' empire, et dont j' ai
souffert les désordres par reconnoissance pour
toi, ne m' a jamais permis de suivre la pureté
de ces maximes. En me donnant ta fille avec
l' empire, tu fis la première faute, dont la
mienne a été la suite. Tu me fis deux présents,
dont l' un a gâté l' autre, et m' a empêché d' en
faire un bon usage. J' avois de la peine à
m' excuser en te blâmant : mais enfin tu me presses
trop. N' as-tu pas fait pour ta fille ce que tu
me reproches d' avoir fait pour mon fils ?
Antonin.
En te reprochant ta faute, je n' ai garde de
désavouer la mienne. Mais je t' avois donné
une femme qui n' avoit aucune autorité ; elle
n' avoit que le nom d' impératrice : tu pouvois
et tu devois la répudier selon les lois, quand
elle eut une mauvaise conduite. Enfin il falloit
au moins t' élever au-dessus des importunités
d' une femme. De plus, elle étoit morte,
et tu étois libre, quand tu laissas l' empire à
ton fils. Tu as reconnu le naturel léger et
emporté de ce fils ; il n' a songé qu' à donner des
spectacles, qu' à tirer de l' arc, qu' à percer les
bêtes farouches, qu' à se rendre aussi farouche
qu' elles, qu' à devenir un gladiateur, qu' à
égarer son imagination, allant tout nu avec une
peau de lion, comme s' il eût été Hercule, qu' à
se plonger dans des vices qui font horreur, et
qu' à suivre tous ses soupçons avec une cruauté
monstrueuse. ô mon fils, cesse de t' excuser :
un homme si insensé et si méchant ne pouvoit
tromper un homme aussi éclairé que toi,
si la tendresse n' avoit point affoibli ta
prudence et ta vertu.
 
==Dialogue 49==
 
Horace Et Virgile.
Caractères de ces deux poëtes.
Virgile.
Que nous sommes tranquilles et heureux
sur ces gazons toujours fleuris, au bord de
cette onde si pure, auprès de ce bois odoriférant !
Horace.
Si vous n' y prenez garde, vous allez faire
une églogue. Les ombres n' en doivent point
faire. Voyez Homère, Hésiode, Théocrite,
couronnés de laurier : ils entendent chanter leurs
vers, mais ils n' en font plus.
Virgile.
J' apprends avec joie que les vôtres sont
encore après tant de siècles les délices des gens
de lettres. Vous ne vous trompiez pas quand
vous disiez dans vos odes d' un ton si assuré :
je ne mourrai pas tout entier.
Horace.
Mes ouvrages ont résisté au temps, il est
vrai ; mais il faut vous aimer autant que je le
fais pour n' être point jaloux de votre gloire.
On vous place d' abord après Homère.
Virgile.
Nos muses ne doivent point être jalouses
l' une de l' autre : leurs genres sont différents.
Ce que vous avez de merveilleux, c' est la
variété. Vos odes sont tendres, gracieuses,
souvent véhémentes, rapides, sublimes. Vos
satires sont simples, naïves, courtes, pleines de
sel ; on y trouve une profonde connoissance
de l' homme, une philosophie très sérieuse,
avec un tour plaisant qui redresse les moeurs
des hommes et qui les instruit en se jouant.
Votre art poétique montre que vous aviez
toute l' étendue des connoissances acquises, et
toute la force de génie nécessaire pour exécuter
les plus grands ouvrages, soit pour le
poëme épique, soit pour la tragédie.
Horace.
C' est bien à vous à parler de variété, vous
qui avez mis dans vos églogues la tendresse
naïve de Théocrite ! Vos géorgiques sont pleines
de peintures les plus riantes : vous embellissez et
vous passionnez toute la nature. Enfin, dans votre
énéide, le bel ordre, la magnificence,
la force et la sublimité d' Homère éclatent
par-tout.
Virgile.
Mais je n' ai fait que le suivre pas à pas.
Horace.
Vous n' avez point suivi Homère quand vous
avez traité les amours de Didon. Ce quatrième
livre est tout original. On ne peut pas même
vous ôter la louange d' avoir fait la descente
d' énée aux enfers plus belle que n' est
l' évocation des ames qui est dans l' odyssée.
Virgile.
Mes derniers livres sont négligés. Je ne prétendois
pas les laisser si imparfaits. Vous savez
que je voulus les brûler.
Horace.
Quel dommage, si vous l' eussiez fait ! C' étoit
une délicatesse excessive : on voit bien que
l' auteur des géorgiques auroit pu finir
l' énéide avec le même soin. Je regarde moins
cette dernière exactitude, que l' essor du génie,
la conduite de tout l' ouvrage, la force et la
hardiesse des peintures. à vous parler ingénument,
si quelque chose vous empêche d' égaler Homère, c' est
d' être plus poli, plus châtié, plus fini, mais moins
simple, moins fort, moins sublime : car d' un seul
trait il met la nature toute nue devant les yeux.
Virgile.
J' avoue que j' ai dérobé quelque chose à la
simple nature pour m' accommoder au goût
d' un peuple magnifique et délicat sur toutes
les choses qui ont rapport à la politesse.
Homère semble avoir oublié le lecteur pour ne
songer à peindre en tout que la vraie nature.
En cela je lui cède.
Horace.
Vous êtes toujours ce modeste Virgile qui
eut tant de peine à se produire à la cour
d' Auguste. Je vous ai dit librement ce que j' ai
pensé sur vos ouvrages, dites-moi de même les
défauts des miens. Quoi donc ! Me croyez-vous
incapable de les reconnoître ?
Virgile.
Il y a, ce me semble, quelques endroits de
vos odes qui pourroient être retranchés sans
rien ôter au sujet, et qui n' entrent point dans
votre dessein. Je n' ignore point le transport
que l' ode doit avoir : mais il y a des choses
écartées qu' un beau transport ne va point
chercher. Il y a aussi quelques endroits
passionnés, merveilleux, où vous remarquerez
peut-être que quelque chose manque, ou pour
l' harmonie, ou pour la simplicité de la passion.
Jamais homme n' a donné un tour plus heureux que
vous à la parole, pour lui faire
signifier un beau sens avec brièveté et délicatesse :
les mots deviennent tout nouveaux par
l' usage que vous en faites. Mais tout n' est pas
également coulant ; il y a des choses que je
croirois un peu trop tournées.
Horace.
Pour l' harmonie, je ne m' étonne pas que
vous soyez si difficile. Rien n' est si doux et si
nombreux que vos vers : leur cadence seule
attendrit, et fait couler les larmes des yeux...
Virgile.
L' ode demande une autre harmonie toute
différente, que vous avez trouvée presque toujours,
et qui est plus variée que la mienne.
Horace.
Enfin je n' ai fait que de petits ouvrages. J' ai
blâmé ce qui est mal ; j' ai montré les règles de
ce qui est bien : mais je n' ai rien exécuté de
grand comme votre poëme héroïque.
Virgile.
En vérité, mon cher Horace, il y a déja
bien long-temps que nous nous donnons des
louanges : pour d' honnêtes gens, j' en ai honte.
Finissons.
 
==Dialogue 50==
 
Parrhasius Et Poussin.
Parrhasius.
Il y a déja assez long-temps qu' on nous
faisoit attendre votre venue : il faut que vous
soyez mort assez vieux.
Poussin.
Oui, et j' ai travaillé jusque dans une
vieillesse fort avancée.
Parrhasius.
On vous a marqué ici une place assez honorable
à la tête des peintres françois : si vous
aviez été mis parmi les italiens, vous seriez
en meilleure compagnie. Mais ces peintres,
que Vasari nous vante tous les jours, vous
auroient fait bien des querelles. Il y a ces deux
écoles lombarde et florentine, sans parler de
celle qui se forma encore à Rome : tous ces
gens-là nous rompent sans cesse la tête par
leurs jalousies. Ils avoient pris pour juges de
leurs différents Apelles, Zeuxis, et moi : mais
nous aurions plus d' affaires que Minos, éaque
et Rhadamanthe, si nous les voulions accorder.
Ils sont même jaloux des anciens, et osent
se comparer à nous. Leur vanité est insupportable.
Poussin.
Il ne faut point faire de comparaison, car
vos ouvrages ne restent point pour en juger :
et je crois que vous n' en faites plus sur le bord
du Styx ; il y fait un peu trop obscur pour y
exceller dans le coloris, dans la perspective,
et dans la dégradation de lumière. Un tableau
fait ici-bas ne pourroit être qu' une nuit, tout
y seroit ombre. Pour revenir à vous autres
anciens, je conviens que le préjugé général est
en votre faveur. Il y a sujet de croire que votre
art, qui est du même goût que la sculpture,
avoit été poussé jusqu' à la même perfection,
et que vos tableaux égaloient les statues de
Praxitèle, de Scopas et de Phidias : mais enfin
il ne nous reste rien de vous, et la comparaison
n' est plus possible ; par là vous êtes hors de
toute atteinte, et vous nous tenez en respect.
Ce qui est vrai, c' est que, nous autres peintres
modernes, nous devons nos meilleurs ouvrages
aux modèles antiques que nous avons étudiés
dans les bas-reliefs. Ces bas-reliefs,
quoiqu' ils appartiennent à la sculpture, font
assez entendre avec quel goût on devoit peindre
dans ce temps-là. C' est une demi-peinture.
Parrhasius.
Je suis ravi de trouver un peintre moderne
si équitable et si modeste. Vous comprenez
bien que, quand Zeuxis fit des raisins qui
trompoient les petits oiseaux, il falloit que la
nature fût bien imitée pour tromper la nature
même. Quand je fis ensuite un rideau qui
trompa les yeux si habiles du grand Zeuxis, il
se confessa vaincu. Voyez jusqu' où nous avions
poussé cette belle erreur. Non, non, ce n' est
pas pour rien que tous les siècles nous ont
vantés. Mais dites-moi quelque chose de vos
ouvrages. On a rapporté ici à Phocion que
vous aviez fait de beaux tableaux où il est
représenté. Cette nouvelle l' a réjoui. Est-elle
véritable ?
Poussin.
Sans doute, j' ai représenté son corps que
deux esclaves emportent hors de la ville
d' Athènes. Ils paroissent tous deux affligés, et ces
deux douleurs ne se ressemblent en rien. Le
premier de ces esclaves est vieux, il est
enveloppé dans une draperie négligée : le nu des
bras et des jambes montre un homme fort et
nerveux ; c' est une carnation qui marque un
corps durci au travail. L' autre est jeune,
couvert d' une tunique qui fait des plis assez
gracieux. Les deux attitudes sont différentes dans
la même action ; et les deux airs des têtes sont
fort variés, quoiqu' ils soient tous deux
serviles.
Parrhasius.
Bon ! L' art n' imite bien la nature qu' autant
qu' il attrape cette variété infinie dans ses
ouvrages. Mais le mort...
Poussin.
Le mort est caché sous une draperie confuse
qui l' enveloppe. Cette draperie est négligée et
pauvre. Dans ce convoi tout est capable
d' exciter la pitié et la douleur.
Parrhasius.
On ne voit donc point le mort ?
Poussin.
On ne laisse pas de remarquer sous cette
draperie confuse la forme de la tête et de tout
le corps. Pour les jambes, elles sont découvertes :
on y peut remarquer, non seulement la couleur
flétrie de la chair morte, mais encore la roideur
et la pesanteur des membres affaissés. Ces
deux esclaves qui emportent ce corps le long
d' un grand chemin trouvent à côté du
chemin de grandes pierres taillées en
carré, dont quelques unes sont élevées en
ordre au-dessus des autres ; en sorte qu' on croit
voir les ruines de quelque majestueux édifice.
Le chemin paroît sablonneux et battu.
Parrhasius.
Qu' avez-vous mis aux deux côtés de ce tableau
pour accompagner vos figures principales ?
Poussin.
Au côté droit sont deux ou trois arbres dont
le tronc est d' une écorce âpre et noueuse. Ils
ont peu de branches, dont le vert, qui est un
peu foible, se perd insensiblement dans le
sombre azur du ciel. Derrière ces longues tiges
d' arbres, on voit la ville d' Athènes.
Parrhasius.
Il faut un contraste bien marqué dans le
côté gauche.
Poussin.
Le voici. C' est un terrain raboteux : on y
voit des creux qui sont dans une ombre très
forte, et des pointes de rochers fort éclairées.
Là se présentent aussi quelques buissons
sauvages. Il y a un peu au-dessus un chemin qui
mène à un bocage sombre et épais : un ciel
extrêmement clair donne encore plus de force
à cette verdure sombre.
Parrhasius.
Bon ; voilà qui est bien. Je vois que vous
savez le grand art des couleurs, qui est de
fortifier l' une par son opposition avec l' autre.
Poussin.
Au-delà de ce terrain rude se présente un
gazon frais et tendre. On y voit un berger
appuyé sur sa houlette et occupé à regarder
ses moutons blancs comme la neige, qui errent
en paissant dans une prairie. Le chien du
berger est couché et dort derrière lui. Dans
cette campagne, on voit un autre chemin où
passe un chariot traîné par des boeufs. Vous
remarquez d' abord la force et la pesanteur de
ces animaux, dont le cou est penché vers la
terre, et qui marchent à pas lents. Un homme
d' un air rustique est devant le chariot : une
femme marche derrière, et elle paroît la fidèle
compagne de ce simple villageois. Deux autres
femmes voilées sont sur le chariot.
Parrhasius.
Rien ne fait un plus sensible plaisir que ces
peintures champêtres. Nous les devons aux
poëtes. Ils ont commencé à chanter dans leurs
vers les graces naïves de la nature simple et
sans art : nous les avons suivis. Les ornements
d' une campagne où la nature est belle font
une image plus riante que toutes les magnificences
que l' art a pu inventer.
Poussin.
On voit, au côté droit, dans ce chemin,
un cheval alezan, un cavalier enveloppé dans
un manteau rouge. Le cavalier et le cheval
sont penchés en avant : ils semblent s' élancer
pour courir avec plus de vitesse. Les crins du
cheval, les cheveux de l' homme, son manteau,
tout est flottant et repoussé par le vent en
arrière.
Parrhasius.
Ceux qui ne savent que représenter des figures
gracieuses n' ont atteint que le genre
médiocre. Il faut peindre l' action et le
mouvement, animer les figures, et exprimer les
passions de l' ame. Je vois que vous êtes bien
entré dans le goût de l' antique.
Poussin.
Plus avant on trouve un gazon sous lequel
paroît un terrain de sable. Trois figures
humaines sont sur cette herbe : il y en a une
debout, couverte d' une robe blanche à grands
plis flottants ; les deux autres sont assises
auprès d' elle sur le bord de l' eau, et il y en a
une qui joue de la lyre. Au bout de ce terrain
couvert de gazon, on voit un bâtiment carré,
orné de bas-reliefs et de festons, d' un bon goût
d' architecture simple et noble. C' est sans doute
un tombeau de quelque citoyen qui étoit mort
peut-être avec moins de vertu, mais plus de
fortune que Phocion.
Parrhasius.
Je n' oublie pas que vous m' avez parlé du
bord de l' eau. Est-ce la rivière d' Athènes
nommée Ilissus ?
Poussin.
Oui, elle paroît en deux endroits aux côtés
de ce tombeau. Cette eau est pure et claire :
le ciel serein qui est peint dans cette eau sert
à la rendre encore plus belle. Elle est bordée
de saules naissants et d' autres arbrisseaux
tendres dont la fraîcheur réjouit la vue.
Parrhasius.
Jusque-là il ne me reste rien à souhaiter.
Mais vous avez encore un grand et difficile
objet à me représenter : c' est là que je vous
attends.
Poussin.
Quoi ?
Parrhasius.
C' est la ville. C' est là qu' il faut montrer que
vous savez l' histoire, le costume, l' architecture.
Poussin.
J' ai peint cette grande ville d' Athènes sur
la pente d' un coteau, pour la mieux faire voir.
Les bâtiments y sont par degrés dans un
amphithéâtre naturel. Cette ville ne paroît point
grande du premier coup d' oeil : on n' en voit
près de soi qu' un morceau assez médiocre ;
mais le derrière qui s' enfuit découvre une
grande étendue d' édifices.
Parrhasius.
Y avez-vous évité la confusion ?
Poussin.
J' ai évité la confusion et la symétrie. J' ai
fait beaucoup de bâtiments irréguliers ; mais
ils ne laissent pas de faire un assemblage
gracieux, où chaque chose a sa place la plus
naturelle. Tout se démêle et se distingue sans
peine, tout s' unit et fait corps : ainsi il y a une
confusion apparente, et un ordre véritable
quand on l' observe de près.
Parrhasius.
N' avez-vous pas mis sur le devant quelque
principal édifice ?
Poussin.
J' y ai mis deux temples. Chacun a une
grande enceinte comme il la doit avoir, où
l' on distingue le corps du temple, des autres
bâtiments qui l' accompagnent. Le temple qui
est à la droite a un portail orné de quatre
grandes colonnes de l' ordre corinthien, avec
un fronton et des statues. Autour de ce temple
on voit des festons pendants : c' est une fête
que j' ai voulu représenter suivant la vérité de
l' histoire. Pendant qu' on emporte Phocion
hors de la ville vers le bûcher, tout le peuple
en joie et en pompe fait une grande solennité
autour du temple dont je vous parle. Quoique
ce peuple paroisse assez loin, on ne laisse pas
de remarquer sans peine une action de joie
pour honorer les dieux. Derrière ce temple
paroît une grosse tour très haute, au sommet
de laquelle est une statue de quelque divinité.
Cette tour est comme une grosse colonne.
Parrhasius.
Où est-ce que vous en avez pris l' idée ?
Poussin.
Je ne m' en souviens plus : mais elle est
sûrement prise dans l' antique ; car jamais je n' ai
pris la liberté de rien donner à l' antiquité qui
ne fût tiré de ses monuments. On voit aussi
auprès de cette tour un obélisque.
Parrhasius.
Et l' autre temple, n' en direz-vous rien ?
Poussin.
Cet autre temple est un édifice rond,
soutenu de colonnes ; l' architecture en paroît
majestueuse et singulière. Dans l' enceinte on
remarque divers grands bâtiments avec des
frontons. Quelques arbres en dérobent une
partie à la vue. J' ai voulu marquer un bois
sacré.
Parrhasius.
Mais venons au corps de la ville.
Poussin.
J' ai cru y devoir marquer les divers temps
de la république d' Athènes, sa première
simplicité, à remonter jusque vers les temps
héroïques, et sa magnificence dans les siècles
suivants où les arts y ont fleuri. Ainsi j' ai
fait beaucoup d' édifices ou ronds ou carrés,
avec une architecture régulière, et beaucoup
d' autres qui sentent cette antiquité rustique
et guerrière. Tout y est d' une figure bizarre :
on ne voit que tours, que créneaux, que hautes
murailles, que petits bâtiments inégaux et
simples. Une chose rend cette ville agréable,
c' est que tout y est mêlé de grands édifices et
de bocages. J' ai cru qu' il falloit mettre de la
verdure par-tout, pour représenter les bois
sacrés des temples, et les arbres qui étoient soit
dans les gymnases ou dans les autres édifices
publics. Par-tout j' ai tâché d' éviter de faire
des bâtiments qui eussent rapport à ceux de
mon temps et de mon pays, pour donner à
l' antiquité un caractère facile à reconnoître.
Parrhasius.
Tout cela est observé judicieusement. Mais
je ne vois point l' Acropolis. L' avez-vous oublié ?
Ce seroit dommage.
Poussin.
Je n' avois garde. Il est derrière toute la ville
sur le sommet de la montagne, laquelle domine
tout le coteau en pente. On voit à ses
pieds de grands bâtiments fortifiés par des
tours. La montagne est couverte d' une agréable
verdure. Pour la citadelle, il paroît une
assez grande enceinte avec une vieille tour qui
s' élève jusque dans la nue. Vous remarquerez
que la ville, qui va toujours en baissant vers
le côté gauche, s' éloigne insensiblement et se
perd entre un bocage fort sombre dont je vous
ai parlé, et un petit bouquet d' autres arbres
d' un vert brun et foncé, qui est sur le bord
de l' eau.
Parrhasius.
Je ne suis pas encore content. Qu' avez-vous
mis derrière toute cette ville ?
Poussin.
C' est un lointain où l' on voit des montagnes
escarpées et assez sauvages. Il y en a une
derrière ces beaux temples et cette pompe si
riante dont je vous ai parlé, qui est un roc
tout nu et affreux. Il m' a paru que je devois
faire le tour de la ville cultivé et gracieux
comme celui des grandes villes l' est toujours :
mais j' ai donné une certaine beauté sauvage
au lointain, pour me conformer à l' histoire,
qui parle de l' Attique comme d' un pays rude
et stérile.
Parrhasius.
J' avoue que ma curiosité est bien satisfaite,
et je serois jaloux pour la gloire de l' antiquité,
si on pouvoit l' être d' un homme qui l' a imitée
si modestement.
Poussin.
Souvenez-vous au moins que si je vous ai
long-temps entretenu de mon ouvrage, je l' ai
fait pour ne vous rien refuser et pour me
soumettre à votre jugement.
Parrhasius.
Après tant de siècles vous avez fait plus
d' honneur à Phocion, que sa patrie n' auroit
pu lui en faire le jour de sa mort par de
somptueuses funérailles. Mais allons dans ce bocage
ici près, où il est avec Timoléon et Aristide,
pour lui apprendre de si agréables nouvelles.
 
==Dialogue 51==
 
Léonard De Vinci Et Poussin.
Léonard.
Votre conversation avec Parrhasius fait beaucoup
de bruit en ce bas monde ; on assure qu' il
est prévenu en votre faveur, et qu' il vous met
au-dessus de tous les peintres italiens. Mais
nous ne le souffrirons jamais.
Poussin.
Le croyez-vous si facile à prévenir ? Vous
lui faites tort, vous vous faites tort à
vous-même, et vous me faites trop d' honneur.
Léonard.
Mais il m' a dit qu' il ne connoissoit rien de
si beau que le tableau que vous lui aviez
représenté. à quel propos offenser tant de grands
hommes, pour en louer un seul qui...
Poussin.
Mais pourquoi croyez-vous qu' on vous offense
en louant les autres ? Parrhasius n' a
point fait de comparaison. De quoi vous fâchez-vous ?
Léonard.
Oui vraiment, un petit peintre françois qui
fut contraint de quitter sa patrie pour aller
gagner sa vie à Rome !
Poussin.
Ho ! Puisque vous le prenez par là, vous
n' aurez pas le dernier mot. Hé bien ! Je quittai
la France, il est vrai, pour aller vivre à Rome,
où j' avois étudié les modèles antiques, et où la
peinture étoit plus en honneur qu' en mon
pays : mais enfin, quoique étranger, j' étois
admiré dans Rome. Et vous, qui étiez italien,
ne fûtes-vous pas obligé d' abandonner votre
pays, quoique la peinture y fût honorée, pour
aller mourir à la cour de François Ier ?
Léonard.
Je voudrois bien examiner un peu quelqu' un
de vos tableaux sur les règles de peinture
que j' ai expliquées dans mes livres. On
verroit autant de fautes que de coups de pinceau.
Poussin.
J' y consens. Je veux croire que je ne suis
pas aussi grand peintre que vous, mais je suis
moins jaloux de mes ouvrages. Je vais vous
mettre devant les yeux toute l' ordonnance
d' un de mes tableaux : si vous y remarquez
des défauts, je les avouerai franchement ; si
vous approuvez ce que j' ai fait, je vous contraindrai
à m' estimer un peu plus que vous ne faites.
Léonard.
Hé bien ! Voyons donc. Mais je suis un sévère
critique, souvenez-vous-en.
Poussin.
Tant mieux. Représentez-vous un rocher
qui est dans le côté gauche du tableau. De ce
rocher tombe une source d' eau pure et claire,
qui, après avoir fait quelques petits bouillons
dans sa chute, s' enfuit au travers de la
campagne.
Un homme qui étoit venu puiser de
cette eau est saisi par un serpent monstrueux :
le serpent se lie autour de son corps,
et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs
tours, le serre, l' empoisonne de son venin, et
l' étouffe. Cet homme est déja mort ; il est
étendu ; on voit la pesanteur et la roideur de
tous ses membres ; sa chair est déja livide ; son
visage affreux représente une mort cruelle.
Léonard.
Si vous ne nous représentez point d' autre
objet, voilà un tableau bien triste.
Poussin.
Vous allez voir quelque chose qui augmente
encore cette tristesse. C' est un autre homme
qui s' avance vers la fontaine : il aperçoit le
serpent autour de l' homme mort, il s' arrête
soudainement : un de ses pieds demeure
suspendu ; il lève un bras en haut, l' autre tombe
en bas ; mais les deux mains s' ouvrent, elles
marquent la surprise et l' horreur.
Léonard.
Ce second objet, quoique triste, ne laisse
pas d' animer le tableau, et de faire un certain
plaisir semblable à ceux que goûtoient les
spectateurs de ces anciennes tragédies, où tout
inspiroit la terreur et la pitié ; mais nous
verrons bientôt si vous avez...
Poussin.
Ah ! Ah ! Vous commencez à vous humaniser
un peu : mais attendez la suite, s' il vous plaît ;
vous jugerez selon vos règles quand j' aurai tout
dit. Là auprès est un grand chemin, sur le bord
duquel paroît une femme qui voit l' homme
effrayé, mais qui ne sauroit voir l' homme
mort, parcequ' elle est dans un enfoncement
et que le terrain fait une espèce de rideau
entre elle et la fontaine. La vue de cet homme
effrayé fait en elle un contre-coup de terreur.
Ces deux frayeurs sont, comme on dit, ce que
les douleurs doivent être : les grandes se
taisent, les petites se plaignent. La frayeur de
cet homme le rend immobile : celle de cette
femme, qui est moindre, est plus marquée
par la grimace de son visage ; on voit en elle
une peur de femme, qui ne peut rien retenir,
qui exprime toute son alarme, qui se laisse
aller à ce qu' elle sent ; elle tombe assise, elle
laisse tomber ce qu' elle porte, elle tend les
bras et semble crier. N' est-il pas vrai que ces
airs divers de crainte et de surprise font une
espèce de jeu qui touche et plaît ?
Léonard.
J' en conviens. Mais qu' est-ce que ce dessein ?
Est-ce une histoire ? Je ne la connois pas. C' est
plutôt un caprice.
Poussin.
C' est un caprice. Ce genre d' ouvrage nous
sied fort bien, pourvu que le caprice soit
réglé, et qu' il ne s' écarte en rien de la vraie
nature. On voit au côté gauche quelques grands
arbres qui paroissent vieux, et tels que ces
antiques chênes qui ont passé autrefois pour
les divinités d' un pays. Leurs tiges vénérables
ont une écorce dure et âpre, qui fait fuir un
bocage tendre et naissant, placé derrière. Ce
bocage a une fraîcheur délicieuse : on voudroit
y être. On s' imagine un été brûlant, qui
respecte ce bois sacré. Il est planté le long
d' une eau claire, et semble se mirer dedans.
On voit d' un côté un vert foncé, de l' autre
une eau pure où l' on découvre le sombre azur
d' un ciel serein. Dans cette eau se présentent
divers objets qui amusent la vue, pour la
délasser de tout ce qu' elle a vu d' affreux. Sur le
devant du tableau, les figures sont toutes
tragiques. Mais dans le fond tout est paisible,
doux, et riant : ici on voit de jeunes gens qui
se baignent et qui se jouent en nageant ; là,
des pêcheurs dans un bateau : les uns se penchent
en avant et semblent près de tomber, c' est qu' ils
tirent un filet ; deux autres, penchés en arrière,
rament avec effort. D' autres sont sur le bord de
l' eau, et jouent à la
mourre : il paroît dans les visages que l' un
pense à un nombre pour surprendre son
compagnon, qui paroît être attentif de peur d' être
surpris. D' autres se promènent au-delà de
cette eau sur un gazon frais et tendre. En les
voyant dans un si beau lieu, peu s' en faut
qu' on n' envie leur bonheur. On voit assez loin
une femme qui va sur un âne à la ville voisine,
et qui est suivie de deux hommes. Aussitôt on
s' imagine voir ces bonnes gens qui, dans leur
simplicité rustique, vont porter aux villes
l' abondance des champs qu' ils ont cultivés.
Dans le même coin gauche paroît au-dessus
du bocage une montagne assez escarpée, sur
laquelle est un château.
Léonard.
Le côté gauche de votre tableau me donne
la curiosité de voir le côté droit.
Poussin.
C' est un petit coteau qui vient en pente
insensible jusqu' au bord de la rivière. Sur cette
pente on voit en confusion des arbrisseaux et
des buissons sur un terrain inculte. Au-devant
de ce coteau sont plantés de grands arbres,
entre lesquels on aperçoit la campagne, l' eau
et le ciel.
Léonard.
Mais ce ciel, comment l' avez-vous fait ?
Poussin.
Il est d' un bel azur, mêlé de nuages clairs
qui semblent être d' or et d' argent.
Léonard.
Vous l' avez fait ainsi, sans doute, pour avoir
la liberté de disposer à votre gré de la lumière,
et pour la répandre sur chaque objet selon vos
desseins.
Poussin.
Je l' avoue : mais vous devez avouer aussi
qu' il paroît par là que je n' ignore point vos
règles que vous vantez tant.
Léonard.
Qu' y a-t-il dans le milieu de ce tableau au-delà
de cette rivière ?
Poussin.
Une ville dont j' ai déja parlé. Elle est dans
un enfoncement où elle se perd ; un coteau
plein de verdure en dérobe une partie. On
voit de vieilles tours, des créneaux, de grands
édifices, et une confusion de maisons dans
une ombre très forte ; ce qui relève certains
endroits éclairés par une certaine lumière
douce et vive qui vient d' en haut. Au-dessus
de cette ville paroît ce que l' on voit presque
toujours au-dessus des villes dans un beau
temps : c' est une fumée qui s' élève, et qui fait
fuir les montagnes qui font le lointain. Ces
montagnes, de figure bizarre, varient l' horizon,
en sorte que les yeux sont contents.
Léonard.
Ce tableau, sur ce que vous m' en dites, me
paroît moins savant que celui de Phocion.
Poussin.
Il y a moins de science d' architecture, il est
vrai ; d' ailleurs on n' y voit aucune connoissance
de l' antiquité. Mais en revanche la science
d' exprimer les passions y est assez
grande : de plus, tout ce paysage a des graces
et une tendresse que l' autre n' égale point.
Léonard.
Vous seriez donc, à tout prendre, pour ce
dernier tableau ?
Poussin.
Sans hésiter, je le préfère ; mais vous, qu' en
pensez-vous sur ma relation ?
Léonard.
Je ne connois pas assez le tableau de Phocion
pour le comparer. Je vois que vous avez
assez étudié les bons modèles du siècle passé
et mes livres ; mais vous louez trop vos
ouvrages.
Poussin.
C' est vous qui m' avez contraint d' en parler :
mais sachez que ce n' est ni dans vos livres ni
dans les tableaux du siècle passé que je me
suis instruit ; c' est dans les bas-reliefs antiques,
où vous avez étudié aussi bien que moi. Si je
pouvois un jour retourner parmi les vivants,
je peindrois bien la jalousie ; car vous m' en
donnez ici d' excellents modèles. Pour moi, je
ne prétends vous rien ôter de votre science ni
de votre gloire ; mais je vous cèderois avec plus
de plaisir, si vous étiez moins entêté de votre
rang. Allons trouver Parrhasius : vous lui ferez
votre critique, il décidera, s' il vous plaît ; car
je ne vous cède à vous autres messieurs les
modernes qu' à condition que vous cèderez
aux anciens. Après que Parrhasius aura prononcé,
je serai prêt à retourner sur la terre pour
corriger mon tableau.
 
==Dialogue 52==
 
Léger Et ébroin.
La vie solitaire et simple n' a point de charmes pour
un ambitieux.
ébroin.
Ma consolation dans mes malheurs est de
vous trouver dans cette solitude.
Léger.
Et moi, je suis fâché de vous y voir ; car on
y est sans fruit, quand on y est malgré soi.
ébroin.
Pourquoi désespérez-vous donc de ma conversion ?
Peut-être que vos conseils et vos exemples me
rendront meilleur que vous ne pensez. Vous qui
êtes si charitable, vous devriez bien dans
ce loisir prendre un peu soin de moi.
Léger.
On ne m' a mis ici qu' afin que je ne me mêle
de rien : je suis assez chargé d' avoir à me
corriger moi-même.
ébroin.
Quoi ! En entrant dans la solitude on renonce
à la charité ?
Léger.
Point du tout. Je prierai Dieu pour vous.
ébroin.
Ho ! Je le vois bien, c' est que vous m' abandonnez,
comme un homme indigne de vos instructions. Mais vous
ne me faites pas justice : j' avoue que j' ai été
fâché de venir ici ; mais maintenant je suis assez
content d' y être. Voici le plus beau désert qu' on
puisse voir. N' admirez-vous pas ces ruisseaux qui
tombent des montagnes, ces rochers escarpés et en
partie couverts de mousse, ces vieux arbres qui
paroissent aussi anciens que la terre où ils sont
plantés ? La nature a ici je ne sais quoi de brut
et d' affreux qui plaît, et qui fait rêver
agréablement.
Léger.
Toutes ces choses sont bien fades à qui a le
goût de l' ambition, et qui n' est point désabusé
des choses vaines. Il faut avoir le coeur
innocent et paisible pour être sensible à ces
beautés champêtres.
ébroin.
Mais j' étois las du monde et de ses embarras, quand
on m' a mis ici.
Léger.
Il paroît que vous en étiez fort las, puisque
vous en êtes sorti par force.
ébroin.
Je n' aurois pas eu le courage d' en sortir ;
mais j' en étois pourtant fort dégoûté.
Léger.
Dégoûté comme un homme qui y retourneroit
encore avec joie, et qui ne cherche qu' une
porte pour y rentrer. Je vous connois ;
vous avez beau dissimuler : avouez votre
inquiétude, soyez au moins de bonne foi.
ébroin.
Mais, saint prélat, si nous rentrions vous
et moi dans les affaires, nous y ferions des
biens infinis. Nous nous soutiendrions l' un
l' autre pour protéger la vertu ; nous abattrions
de concert tout ce qui s' opposeroit à nous.
Léger.
Confiez-vous à vous-même tant qu' il vous
plaira sur vos expériences passées ; cherchez
des prétextes pour flatter vos passions : pour
moi, qui suis ici depuis plus de temps que
vous, j' y ai eu le loisir d' apprendre à me
défier de moi et du monde. Il m' a trompé une
fois ce monde ingrat : il ne me trompera plus.
J' ai tâché de lui faire du bien, il ne m' a fait
que du mal. J' ai voulu aider une reine bien
intentionnée, on l' a décréditée et réduite à se
retirer. On m' a rendu ma liberté en croyant
me mettre en prison : trop heureux de n' avoir
plus d' autre affaire que de mourir en paix
dans ce désert.
ébroin.
Mais vous n' y songez pas ; si nous voulons
encore nous réunir, nous pouvons être les
maîtres absolus.
Léger.
Les maîtres de quoi ? De la mer, des vents,
et des flots ? Non, je ne me rembarque plus
après avoir fait naufrage. Allez chercher la
fortune, tourmentez-vous, soyez malheureux
dès cette vie, hasardez tout, périssez à la fleur
de votre âge, damnez-vous pour troubler le
monde et pour faire parler de vous ; vous le
méritez bien, puisque vous ne pouvez demeurer
en repos.
ébroin.
Mais quoi ! Est-il bien vrai que vous ne
desirez plus la fortune ? L' ambition est-elle bien
éteinte dans les derniers replis de votre coeur ?
Léger.
Me croiriez-vous si je vous le disois ?
ébroin.
En vérité j' en doute fort. J' aurois bien de
la peine : car enfin...
Léger.
Je ne vous le dirai donc pas : il est inutile
de vous parler non plus qu' aux sourds. Ni les
peines infinies de la prospérité, ni les
adversités affreuses qui l' ont suivie, n' ont pu vous
corriger. Allez, retournez à la cour, gouvernez,
faites le malheur du monde, et trouvez-y
le vôtre.
 
==Dialogue 53==
 
Le Prince De Galles Et Richard Son Fils.
Caractère d' un prince foible.
Le P. De Galles.
Hélas ! Mon cher fils, je te revois avec
douleur ; j' espérois pour toi une vie plus longue,
et un règne plus heureux. Qu' est-ce qui a
rendu ta mort si prompte ? N' as-tu point fait
la même faute que moi, en ruinant ta santé
par un excès de travail dans la guerre contre
la France ?
Richard.
Non, mon père : ma santé n' a point manqué ;
d' autres malheurs ont fini ma vie.
Le P. De Galles.
Quoi donc ? Quelque traître a-t-il trempé
ses mains dans ton sang ? Si cela est, l' Angleterre,
qui ne m' a pas oublié, vengera ta mort.
Richard.
Hélas ! Mon père, toute l' Angleterre a été
de concert pour me déshonorer, pour me dégrader,
pour me faire périr.
Le P. De Galles.
ô ciel ! Qui l' auroit pu croire ? à qui se fier
désormais ? Mais qu' as-tu donc fait, mon fils ?
N' as-tu point de tort ? Dis la vérité à ton père.
Richard.
Ah ! Mon père ! Ils disent que vous ne l' êtes
pas, et que je suis fils d' un chanoine de
Bordeaux.
Le P. De Galles.
C' est de quoi personne ne peut répondre ;
mais je ne saurois le croire. Ce n' est pas la
conduite de ta mère qui leur donne cette
pensée ; mais n' est-ce point la tienne qui leur fait
tenir ce discours ?
Richard.
Ils disent que je prie Dieu comme un chanoine,
que je ne sais ni conserver l' autorité sur
les peuples, ni exercer la justice, ni faire
la guerre.
Le P. De Galles.
ô mon enfant ! Tout cela est-il vrai ? Il auroit
mieux valu pour toi passer ta vie, moine à
Westminster, que d' être sur le trône avec tant
de mépris.
Richard.
J' ai eu de bonnes intentions, j' ai donné de
bons exemples, j' ai eu même quelquefois assez
de vigueur. Par exemple, je fis enlever et exécuter
le Duc De Glocester mon oncle, qui rallioit
tous les mécontents contre moi, et qui
m' auroit détrôné si je ne l' eusse prévenu.
Le P. De Galles.
Ce coup étoit hardi et peut-être nécessaire ;
car je connoissois bien mon frère, qui étoit
dissimulé, artificieux, entreprenant, ennemi
de l' autorité légitime, propre à rallier une
cabale dangereuse. Mais, mon fils, ne lui
avois-tu donné aucune prise sur toi ? D' ailleurs,
ce coup étoit-il assez mesuré ? L' as-tu
bien soutenu ?
Richard.
Le Duc De Glocester m' accusoit d' être trop
uni avec les françois ennemis de notre nation :
mon mariage avec la fille de Charles Vi roi
de France servit au duc à éloigner de moi les
coeurs des anglois.
Le P. De Galles.
Quoi ! Mon fils, tu t' es rendu suspect aux
tiens par une alliance avec les ennemis
irréconciliables de l' Angleterre ! Et que t' ont-ils
donné par ce mariage ? As-tu joint le
Poitou et la Touraine à la Guienne, pour
unir tous nos états de France jusqu' à la
Normandie ?
Richard.
Nullement : mais j' ai cru qu' il étoit bon
d' avoir hors de l' Angleterre un appui contre
les anglois factieux.
Le P. De Galles.
ô malheur de l' état ! ô déshonneur de la
maison royale ! Tu vas mendier le secours de
tes ennemis, qui auront toujours un intérêt
capital de rabaisser ta puissance ! Tu veux
affermir ton règne en prenant des intérêts
contraires à la grandeur de ta propre nation ! Tu
ne te contentes pas d' être aimé de tes sujets,
tu veux être craint comme leur ennemi qui
s' entend avec les étrangers pour les opprimer !
Hélas ! Que sont devenus ces beaux jours où
je mis en fuite le roi de France dans les plaines
de Creci, inondées du sang de trente mille
françois, et où je pris un autre roi de cette
nation aux portes de Poitiers ? Oh ! Que les
temps sont changés ! Non, je ne m' étonne plus
qu' on t' ait pris pour le fils d' un chanoine. Mais
qui est-ce qui t' a détrôné ?
Richard.
Le Comte D' Erby.
Le P. De Galles.
Comment ? A-t-il assemblé une armée ? A-t-il
gagné une bataille ?
Richard.
Rien de tout cela. Il étoit en France à cause
d' une querelle avec le grand maréchal, pour
laquelle je l' avois chassé : l' archevêque de
Cantorbery y passa secrètement, pour l' inviter à
entrer dans une conspiration. Il passa par la
Bretagne, arriva à Londres pendant que je
n' y étois pas, trouva le peuple prêt à se
soulever. La plupart des mutins prirent les armes ;
leurs troupes montèrent jusqu' à soixante mille
hommes ; tout m' abandonna ; le comte vint
me trouver dans un château où je me renfermai. Il
eut l' audace d' y entrer presque seul.
Je pouvois alors le faire périr.
Le P. De Galles.
Pourquoi ne le fis-tu pas, malheureux ?
Richard.
Les peuples que je voyois de toutes parts
armés dans la campagne m' auroient massacré.
Le P. De Galles.
Et ne valoit-il pas mieux mourir en homme
de courage ?
Richard.
Il y eut d' ailleurs un présage qui me découragea.
Le P. De Galles.
Qu' étoit-ce ?
Richard.
Ma chienne, qui n' avoit jamais voulu caresser
que moi seul, me quitta d' abord pour aller
caresser le comte : je vis bien ce que cela
signifioit, et je le dis au comte même.
Le P. De Galles.
Voilà une belle naïveté ! Un chien a donc
décidé de ton autorité, de ton honneur, de ta
vie, et du sort de toute l' Angleterre ! Alors
que fis-tu ?
Richard.
Je priai le comte de me mettre en sûreté
contre la fureur de ce peuple.
Le P. De Galles.
Hélas ! Il ne te manquoit plus que de demander
lâchement la vie à l' usurpateur. Te la
donna-t-il au moins ?
Richard.
Oui, d' abord. Il me renferma dans la tour,
où j' aurois vécu assez doucement : mais mes
amis me firent plus de mal que mes ennemis ;
ils voulurent se rallier pour me tirer de
captivité et pour renverser l' usurpateur. Alors il
se défit de moi malgré lui ; car il n' avoit pas
envie de se rendre coupable de ma mort.
Le P. De Galles.
Voilà un malheur complet. Mon fils est
foible et inégal : sa vertu mal soutenue le rend
méprisable ; il s' allie avec ses ennemis, et
soulève ses sujets ; il ne prévoit point l' orage ; il
se décourage dès qu' il est attaqué ; il perd les
occasions de punir l' usurpateur ; il demande
lâchement la vie, et ne l' obtient pas. ô ciel,
vous vous jouez de la gloire des princes et de
la prospérité des états ! Voilà le petit-fils
d' édouard qui a vaincu Philippe et ravagé son
royaume ! Voilà mon fils, de moi qui ai pris
le roi Jean, et fait trembler la France et
l' Espagne !
 
==Dialogue 54==
 
Charles Vii Et Jean Duc De Bourgogne.
La cruauté et la perfidie augmentent les périls, loin
de les diminuer.
Le Duc De Bourgogne.
Maintenant que toutes nos affaires sont
finies, et que nous n' avons plus d' intérêt parmi
les vivants, parlons, je vous prie, sans passion :
pourquoi me faire assassiner ? Un dauphin
faire cette trahison à son propre sang,
et à son cousin, qui...
Charles Vii.
à son cousin qui vouloit tout brouiller, et
qui pensa ruiner la France. Vous prétendiez
me gouverner comme vous aviez gouverné les
deux dauphins mes frères qui étoient avant
moi.
Le D. De Bourgogne.
Mais quoi ! Assassiner ! Cela est infame.
Charles Vii.
Assassiner est le plus sûr.
Le D. De Bourgogne.
Quoi ! Dans un lieu où vous m' aviez attiré
par les promesses les plus solennelles ! J' entre
dans la barrière (il me semble que j' y suis
encore) avec Noailles frère du captal de Buch :
ce perfide Tanneguy Du Châtel me massacre
inhumainement avec ce pauvre Noailles.
Charles Vii.
Vous déclamerez tant qu' il vous plaira,
mon cousin ; je m' en tiens à ma première
maxime : quand on a affaire à un homme
aussi violent et aussi brouillon que vous
l' étiez, assassiner est le plus sûr.
Le D. De Bourgogne.
Le plus sûr ! Vous n' y songez pas.
Charles Vii.
J' y songe ; c' est le plus sûr, vous dis-je.
Le D. De Bourgogne.
Est-ce le plus sûr de se jeter dans tous les
périls où vous vous êtes précipité en me faisant
périr ? Vous vous êtes fait plus de mal en
me faisant assassiner, que je n' aurois pu vous
en faire.
Charles Vii.
Il y a bien à dire. Si vous ne fussiez mort,
j' étois perdu, et la France avec moi.
Le D. De Bourgogne.
Avois-je intérêt de ruiner la France ? Je
voulois la gouverner, et point la détruire ni
l' abattre : il auroit mieux valu souffrir quelque
chose de ma jalousie et de mon ambition. Après
tout j' étois de votre sang. Assez près de
succéder à la couronne, j' avois un très grand
intérêt d' en conserver la grandeur. Jamais je
n' aurois pu me résoudre à me liguer contre
la France avec les anglois ses ennemis : mais
votre trahison et mon massacre mirent mon
fils, quoiqu' il fût bon homme, dans une espèce
de nécessité de venger ma mort, et de s' unir
aux anglois. Voilà le fruit de votre perfidie :
c' étoit de former une ligue de la maison de
Bourgogne avec la reine votre mère et avec
les anglois pour renverser la monarchie françoise.
La cruauté et la perfidie, bien loin de
diminuer les périls, les augmentent sans mesure.
Jugez-en par votre propre expérience : ma mort,
en vous délivrant d' un ennemi, vous en fit de bien
plus terribles, et mit la France dans un état
cent fois plus déplorable ; toutes les provinces
furent en feu, toute la campagne étoit au pillage ;
et il a fallu des miracles pour vous tirer de
l' abyme où cet exécrable assassinat vous avoit jeté.
Après cela, venez encore me dire d' un ton décisif :
assassiner est le plus sûr.
Charles Vii.
J' avoue que vous m' embarrassez par le
raisonnement, et je vois que vous êtes bien subtil
et politique : mais j' aurai ma revanche par les
faits. Pourquoi croyez-vous qu' il n' est pas bon
d' assassiner ? N' avez-vous pas fait assassiner
mon oncle le Duc D' Orléans ? Alors vous pensiez
sans doute comme moi, et vous n' étiez pas encore si
philosophe.
Le D. De Bourgogne.
Il est vrai, et je m' en suis mal trouvé,
comme vous voyez. Une bonne preuve que
l' assassinat est un mauvais expédient est de
voir combien il m' a réussi mal. Si j' eusse
laissé vivre le Duc D' Orléans, vous n' auriez
jamais songé à m' ôter la vie, et je m' en serois
fort bien trouvé : celui qui commence de telles
affaires doit prévoir qu' elles finiront par lui ;
dès qu' il entreprend sur la vie des autres, la
sienne n' a plus un quart d' heure d' assuré.
Charles Vii.
Hé bien ! Mon cousin, nous avons tous
deux tort. Je n' ai pas été assassiné à mon tour
comme vous, mais j' ai souffert d' étranges
malheurs.
 
==Dialogue 55==
 
Louis Xi Et Le Cardinal Bessarion.
Un savant n' est pas propre pour gouverner ; mais il
vaut encore mieux qu' un bel esprit qui ne peut
souffrir ni la justice ni la bonne foi.
Louis Xi.
Bonjour, monsieur le cardinal. Je vous recevrai
aujourd' hui plus civilement que quand
vous vîntes me voir de la part du pape. Le
cérémonial ne peut plus nous brouiller, toutes
les ombres sont ici pêle-mêle et '' incognito ''
, les
rangs sont confondus.
Le C. Bessarion.
J' avoue que je n' ai pas encore oublié votre
injustice, quand vous me prîtes par la barbe,
dès le commencement de ma harangue.
Louis Xi.
Cette barbe grecque me surprit, et je voulois
couper court pour la harangue, qui eût été
longue et superflue.
Le C. Bessarion.
Pourquoi cela ? Ma harangue étoit des plus
belles : je l' avois composée sur le modèle
d' Isocrate, de Lysias, d' Hypéride, et de Périclès.
Je ne connois point tous ces messieurs-là.
Vous aviez été voir le Duc De Bourgogne mon
vassal, avant que de venir chez moi ; il auroit
bien mieux valu ne lire pas tant vos vieux
auteurs, et savoir mieux les règles du siècle
présent : vous vous conduisîtes comme un pédant
qui n' a aucune connoissance du monde.
Le C. Bessarion.
J' avois pourtant étudié à fond les lois de
Dracon, celles de Lycurgue et de Solon, les
lois et la république de Platon, tout ce qui
nous reste des anciens orateurs qui ont gouverné
le peuple ; enfin les meilleurs scoliastes
d' Homère, qui ont parlé de la police d' une
république.
Louis Xi.
Et moi je n' ai jamais rien lu de tout cela ;
mais je sais qu' il ne falloit pas qu' un cardinal
envoyé par le pape pour faire rentrer le Duc
De Bourgogne dans mes bonnes graces allât
le voir avant que de venir chez moi.
Le C. Bessarion.
J' avois cru pouvoir suivre l' '' Usteron Proteron ''
 
des grecs ; je savois même par la philosophie
'' que ce qui est le premier quant à l' intention est le dernier quant à l' exécution ''
.
Louis Xi.
Oh ! Laissons là votre philosophie : venons
au fait.
Le C. Bessarion.
Je vois en vous toute la barbarie des latins,
chez qui la Grèce désolée, après la prise de
Constantinople, essaie en vain de défricher
l' esprit et les lettres.
Louis Xi.
L' esprit ne consiste que dans le bon sens,
et point dans le grec ; la raison est dans toutes
les langues. Il falloit garder l' ordre, et mettre
le seigneur avant le vassal. Les grecs, que vous
vantez tant, n' étoient que des sots, s' ils ne
savoient pas ce que savent les hommes les plus
grossiers. Mais je ne puis m' empêcher de rire
quand je me souviens comment vous voulûtes
négocier : dès que je ne convenois pas de vos
maximes, vous ne me donniez pour toute raison
que des passages de Sophocle, de Lycophron, et de
Pindare. Je ne sais comment j' ai retenu ces noms,
dont je n' avois jamais ouï parler qu' à vous : mais
je les ai retenus à force d' être choqué de vos
citations. Il étoit question des places de la
Somme, et vous me citiez un vers de Ménandre ou de
Callimaque. Je voulois demeurer uni aux suisses et
au Duc De Lorraine contre le Duc De
Bourgogne, et vous me prouviez par Gorgias et
Platon que ce n' étoit pas mon véritable intérêt. Il
s' agissoit de savoir si le roi d' Angleterre seroit
pour ou contre moi, vous m' alléguiez l' exemple
d' épaminondas. Enfin vous me consolâtes de n' avoir
jamais guère étudié. Je disois en moi-même :
heureux celui qui ne sait point tout ce que
les autres ont dit, et qui sait un peu ce qu' il
faut dire !
Le C. Bessarion.
Vous m' étonnez par votre mauvais goût. Je
croyois que vous aviez assez bien étudié : on
m' avoit dit que le roi votre père vous avoit
donné un assez bon précepteur, et qu' ensuite
vous aviez pris plaisir en Flandre, chez le Duc
De Bourgogne, à faire raisonner tous les jours
de la philosophie.
Louis Xi.
J' étois encore bien jeune quand je quittai
le roi mon père, et mon précepteur : je passai
à la cour de Bourgogne, où l' inquiétude et
l' ennui me réduisirent à écouter un peu quelques
savants. Mais j' en fus bientôt dégoûté ; ils
étoient pédants, imbéciles, comme vous ;
ils n' entendoient point les affaires ; ils ne
connoissoient point les différents caractères des
hommes ; ils ne savoient ni dissimuler, ni se
taire, ni s' insinuer, ni entrer dans les passions
d' autrui, ni trouver des ressources dans les
difficultés, ni deviner les desseins des autres ;
ils étoient vains, indiscrets, disputeurs,
toujours occupés de mots et de faits inutiles,
pleins de subtilités qui ne persuadent
personne, incapables d' apprendre à vivre et de
se contraindre. Je ne peux souffrir de tels
animaux.
Le C. Bessarion.
Il est vrai que les savants ne sont pas d' ordinaire
trop propres à l' action, parcequ' ils aiment le
repos des muses ; il est vrai aussi qu' ils
ne savent guère se contraindre ni dissimuler,
parcequ' ils sont au-dessus des passions grossières
des hommes, et de la flatterie que les tyrans
demandent.
Louis Xi.
Allez, grande barbe, pédant hérissé de grec ;
vous perdez le respect qui m' est dû.
Le C. Bessarion.
Je ne vous en dois point. Le sage, suivant
les stoïciens et toute la secte du portique, est
plus roi que vous ne l' avez jamais été par le
rang et par la puissance ; vous ne le fûtes jamais,
comme le sage, par un véritable empire sur vos
passions. D' ailleurs vous n' avez plus qu' une ombre
de royauté ; d' ombre à ombre, je ne vous cède point.
Louis Xi.
Voyez l' insolence de ce vieux pédant !
Le C. Bessarion.
J' aime encore mieux être pédant que fourbe
et tyran du genre humain. Je n' ai pas fait
mourir mon frère ; je n' ai pas tenu en prison
mon fils ; je n' ai employé ni le poison ni
l' assassinat pour me défaire de mes ennemis ; je
n' ai point eu une vieillesse affreuse, semblable
à celle des tyrans que la Grèce a tant détestés.
Mais il faut vous excuser : avec beaucoup de
finesse et de vivacité, vous aviez beaucoup de
choses d' une tête un peu démontée. Ce n' étoit
pas pour rien que vous étiez fils d' un homme
qui s' étoit laissé mourir de faim, et petit-fils
d' un autre qui avoit été renfermé tant
d' années. Votre fils même n' a la cervelle guère
assurée ; et ce sera un grand bonheur pour la
France, si la couronne passe après lui dans
une branche plus sensée.
Louis Xi.
J' avoue que ma tête n' étoit pas tout-à-fait
bien réglée ; j' avois des foiblesses, des visions
noires, des emportements furieux : mais j' avois
de la pénétration, du courage, de la ressource
dans l' esprit, des talents pour gagner les
hommes, et pour accroître mon autorité ; je savois
fort bien laisser à l' écart un pédant inutile à
tout, et découvrir les qualités utiles dans les
sujets les plus obscurs. Dans les langueurs
mêmes de ma dernière maladie, je conservai
encore assez de fermeté d' esprit pour travailler
à faire une paix avec Maximilien. Il attendoit
ma mort, et ne cherchoit qu' à éluder la
conclusion : par mes émissaires secrets, je soulevai
les gantois contre lui ; je le réduisis à faire
malgré lui un traité de paix avec moi, où il
me donnoit, pour mon fils, Marguerite sa fille
avec trois provinces. Voilà mon chef-d' oeuvre
de politique dans ces derniers jours où l' on
me croyoit fou. Allez, vieux pédant, allez
chercher vos grecs, qui n' ont jamais su autant
de politique que moi : allez chercher vos
savants, qui ne savent que lire et parler de leurs
livres, qui ne savent ni agir ni vivre avec les
hommes.
Le C. Bessarion.
J' aime encore mieux un savant qui n' est pas
propre aux affaires, et qui ne sait que ce qu' il
a lu, qu' un esprit inquiet, artificieux et
entreprenant, qui ne peut souffrir ni la justice
ni la bonne foi, et qui renverse tout le genre
humain.
 
==Dialogue 56==
 
Louis Xi Et Le Cardinal De La Balue.
Un méchant prince rend ses sujets traîtres et
infidèles.
Louis Xi.
Comment osez-vous, scélérat, vous présenter
devant moi après toutes vos trahisons ?
Le C. De La Balue.
Où voulez-vous donc que je m' aille cacher ?
Ne suis-je pas assez caché dans la foule des
ombres ? Nous sommes tous égaux ici-bas.
Louis Xi.
C' est bien à vous à parler ainsi, vous qui
n' étiez que le fils d' un meunier de Verdun !
Le C. De La Balue.
Hé ! C' étoit un mérite auprès de vous que
d' être de basse condition : votre compère le
prévôt Tristan, votre médecin Coctier, votre
barbier Olivier Le Diable, étoient vos favoris
et vos ministres. Janfredy, avant moi, avoit
obtenu la pourpre par votre faveur. Ma naissance
valoit à peu près celle de ces gens-là.
Louis Xi.
Aucun d' eux n' a fait des trahisons aussi
noires que toi.
Le C. De La Balue.
Je n' en crois rien. S' ils n' avoient pas été de
malhonnêtes gens, vous ne les auriez ni bien
traités ni employés.
Louis Xi.
Pourquoi voulez-vous que je ne les aie pas
choisis pour leur mérite ?
Le C. De La Balue.
Parceque le mérite vous étoit toujours suspect
et odieux ; parceque la vertu vous faisoit
peur, et que vous n' en saviez faire aucun
usage ; parceque vous ne vouliez vous servir
que d' ames basses et prêtes à entrer dans vos
intrigues, dans vos tromperies, dans vos
cruautés. Un honnête homme qui auroit eu
horreur de tromper et de faire du mal ne
vous auroit été bon à rien, à vous qui ne
vouliez que tromper et nuire pour contenter votre
ambition sans bornes. Puisqu' il faut parler
franchement dans le pays de vérité, j' avoue
que j' ai été un malhonnête homme : mais
c' étoit par là que vous m' aviez préféré à
d' autres. Ne vous ai-je pas bien servi avec adresse
pour jouer les grands et les peuples ? Avez-vous
trouvé un fourbe plus souple que moi pour tous
les personnages ?
Louis Xi.
Il est vrai : mais en trompant les autres pour
m' obéir, il ne falloit pas me tromper moi-même :
vous étiez d' intelligence avec le pape pour me
faire abolir la pragmatique, sans consulter si
cela s' accordoit avec les véritables intérêts de la
France.
Le C. De La Balue.
Hé ! Vous étiez-vous jamais soucié ni de la
France, ni de ses véritables intérêts ? Vous
n' avez jamais regardé que les vôtres ; vous
vouliez tirer parti du pape. Je n' ai fait que vous
servir à votre mode.
Louis Xi.
Mais c' est vous qui me portiez à ne compter
pour rien tout ce qui n' étoit pas mon intérêt
présent, sans m' embarrasser de celui de ma
couronne même, à laquelle étoit attachée ma
véritable grandeur.
Le C. De La Balue.
Point : je voulois que vous vendissiez chèrement
cette pancarte crasseuse à la cour de
Rome. Mais allons plus loin. Quand même je
vous aurois trompé, qu' auriez-vous à me dire ?
Louis Xi.
Comment ! à vous dire ? Je vous trouve bien
plaisant. Si nous étions encore vivants, je vous
remettrois bien en cage.
Le C. De La Balue.
Ho ! J' y ai assez demeuré. Si vous me fâchez,
je ne dirai plus mot. Savez-vous que je ne
crains guère les mauvaises humeurs d' une
ombre de roi ? Quoi donc ! Vous croyez être
encore au Plessis-Lès-Tours avec vos assassins !
Louis Xi.
Non, je sais que je n' y suis pas, et bien vous
en vaut. Mais enfin je veux bien vous entendre
pour la rareté du fait. çà, prouvez-moi par
vives raisons que vous avez dû trahir votre
maître.
Le C. De La Balue.
Ce paradoxe vous surprend : mais je m' en
vais vous le vérifier à la lettre.
Louis Xi.
Voyons ce qu' il va dire.
Le C. De La Balue.
N' est-il pas vrai qu' un pauvre fils de meunier,
qui n' a jamais eu d' autre éducation que la
cour d' un grand roi, a dû suivre les maximes
qui passoient pour les plus utiles et pour
les meilleures d' un commun consentement ?
Louis Xi.
Ce que vous dites a quelque vraisemblance.
Mais répondez oui ou non sans vous fâcher.
Louis Xi.
Je n' ose nier une chose qui paroît si bien
fondée, ni avouer ce qui peut m' embarrasser
par ses conséquences.
Le C. De La Balue.
Je vois bien qu' il faut que je prenne votre
silence pour un aveu forcé. La maxime fondamentale
de tous vos conseils, que vous avez
répandue dans toute votre cour, étoit de faire
tout pour vous seul. Vous ne comptiez pour
rien les princes de votre sang, ni la reine, que
vous teniez captive et éloignée, ni le dauphin,
que vous éleviez dans l' ignorance et en prison,
ni le royaume, que vous désoliez par votre
politique dure et cruelle, aux intérêts duquel
vous préfériez sans cesse la jalousie pour
l' autorité tyrannique ; vous ne comptiez même
pour rien les favoris et les ministres les plus
affidés, dont vous vous serviez pour tromper
les autres. Vous n' en avez jamais aimé aucun,
et ne vous êtes jamais confié à aucun d' eux
que pour le besoin : vous cherchiez à les tromper
à leur tour, comme le reste des hommes ;
vous étiez prêt à les sacrifier sur le moindre
ombrage, ou pour la moindre utilité. On n' avoit
jamais un seul moment d' assuré avec vous : vous
vous jouiez de la vie des hommes. Vous n' aimiez
personne : qui vouliez-vous qui vous aimât ? Vous
vouliez tromper tout le monde : qui vouliez-vous qui
se livrât à vous de bonne foi, de bonne amitié, et
sans intérêt ? Cette fidélité désintéressée, où
l' aurions-nous apprise ? La méritiez-vous ?
L' espériez-vous ? La pouvoit-on pratiquer auprès de
vous et dans votre cour ? Auroit-on pu durer huit
jours chez vous avec un coeur droit et sincère ?
N' étoit-on pas forcé d' être un fripon dès qu' on
vous approchoit ? N' étoit-on pas déclaré scélérat
dès qu' on parvenoit à votre faveur, puisqu' on n' y
parvenoit jamais que par la scélératesse ? Ne
deviez-vous pas le tenir pour dit ? Si on
avoit voulu conserver quelque honneur et
quelque conscience, on se seroit bien gardé
d' être connu de vous : on seroit allé au bout
du monde plutôt que de vivre à votre service.
Dès qu' on est fripon, on l' est pour tout le
monde. Voudriez-vous qu' une ame que vous
avez gangrenée, et à qui vous n' avez inspiré
que la scélératesse pour tout le genre humain,
n' ait jamais que vertu pure et sans tache, que
fidélité désintéressée et héroïque pour vous
seul ? étiez-vous assez dupe pour le penser ?
Ne comptiez-vous pas que tous les hommes
seroient pour vous comme vous pour eux ?
Quand même on auroit été bon et sincère pour
tous les autres hommes, on auroit été forcé de
devenir faux et méchant à votre égard en vous
trahissant. Je n' ai donc fait que suivre vos
leçons, que marcher sur vos traces, que vous
rendre ce que vous donniez tous les jours, que
faire ce que vous attendiez de moi, que prendre
pour le principe de ma conduite le principe que vous
regardiez comme le seul qui doit animer tous les
hommes. Vous auriez méprisé un homme qui auroit
connu d' autre intérêt que le sien propre. Je n' ai pas
voulu mériter votre mépris ; et j' ai mieux aimé vous
tromper, que d' être un sot selon vos principes.
Louis Xi.
J' avoue que votre raisonnement me presse
et m' incommode. Mais pourquoi vous entendre
avec mon frère le Duc De Guienne, et
avec le Duc De Bourgogne, mon plus cruel
ennemi ?
Le C. De La Balue.
C' est parcequ' ils étoient vos plus dangereux
ennemis que je me liai avec eux, pour avoir
une ressource contre vous, si votre jalousie
ombrageuse vous portoit à me perdre. Je savois
que vous compteriez sur mes trahisons,
et que vous pourriez les croire sans fondement :
j' aimois mieux vous trahir pour me sauver de
vos mains, que périr dans vos mains sur des
soupçons sans vous avoir trahi. Enfin j' étois
bien aise, selon vos maximes, de me faire valoir
dans les deux partis, et de tirer de vous
dans l' embarras des affaires la récompense de
mes services, que vous ne m' auriez jamais
accordée de bonne grace dans un temps de paix.
Voilà ce que doit attendre de ses ministres un
prince ingrat, défiant, trompeur, qui n' aime
que lui.
Louis Xi.
Mais voici tout de même ce que doit attendre
un traître qui vend son roi : on ne le fait
pas mourir quand il est cardinal ; mais on le
tient onze ans en prison, on le dépouille de
ses trésors.
Le C. De La Balue.
J' avoue que mon unique faute fut de ne
vous tromper pas avec assez de précaution, et
de laisser intercepter mes lettres. Remettez-moi
encore dans l' occasion, je vous tromperai
encore selon vos mérites : mais je vous
tromperai plus subtilement, de peur d' être
découvert.
 
==Dialogue 57==
 
Louis Xi Et Philippe De Commines.
Les foiblesses et les crimes des rois ne sauroient
être cachés.
Louis Xi.
L' on dit que vous avez écrit mon histoire.
Ph. De Commines.
Il est vrai, sire ; et j' ai parlé en bon
domestique.
Louis Xi.
Mais on assure que vous avez raconté bien
des choses dont je me serois passé volontiers.
Ph. De Commines.
Cela peut être ; mais en gros j' ai fait de vous
un portrait fort avantageux. Voudriez-vous
que j' eusse été un flatteur perpétuel, au lieu
d' être un historien ?
Louis Xi.
Vous deviez parler de moi comme un sujet
comblé des graces de son maître.
Ph. De Commines.
C' est le moyen de n' être cru de personne.
La reconnoissance n' est pas ce qu' on cherche
dans une histoire : au contraire, c' est ce qui
la rend suspecte.
Louis Xi.
Pourquoi faut-il qu' il y ait des gens qui
aient la démangeaison d' écrire ! Il faut laisser
les morts en paix, et ne flétrir point leur mémoire.
Ph. De Commines.
La vôtre étoit étrangement noircie : j' ai tâché
d' adoucir les impressions déja faites ; j' ai
relevé toutes vos bonnes qualités ; je vous ai
déchargé de toutes les choses odieuses. Que
pouvois-je faire de mieux ?
Louis Xi.
Ou vous taire, ou me défendre en tout. On
dit que vous avez représenté toutes mes
grimaces, toutes mes contorsions, lorsque je
parlois tout seul, toutes mes intrigues avec de
petites gens. On dit que vous avez parlé du
crédit de mon prévôt, de mon médecin, de
mon barbier, et de mon tailleur ; vous avez
étalé mes vieux habits. On dit que vous n' avez
pas oublié mes petites dévotions, sur-tout à
la fin de mes jours ; mon empressement à ramasser
des reliques, à me faire frotter depuis la tête
jusqu' aux pieds de l' huile de la sainte
ampoule, et à faire des pélerinages, par où je
prétendois toujours avoir été guéri. Vous avez
fait mention de ma petite Notre-Dame de
plomb que je baisois dès que je voulois faire
un mauvais coup ; enfin de la croix de Saint
Lo, par laquelle je n' osois jurer sans vouloir
garder mon serment, parceque j' aurois cru
mourir dans l' année, si j' y avois manqué. Tout
cela est fort ridicule.
Ph. De Commines.
Tout cela n' est-il pas vrai ? Pouvois-je le
taire ?
Louis Xi.
Vous pouviez n' en rien dire.
Ph. De Commines.
Vous pouviez n' en rien faire.
Louis Xi.
Mais cela étoit fait, et il ne falloit pas le
dire.
Ph. De Commines.
Mais cela étoit fait, et je ne pouvois pas le
cacher à la postérité.
Louis Xi.
Quoi ! Ne peut-on pas cacher certaines
choses ?
Ph. De Commines.
Et croyez-vous qu' un roi puisse être caché
après sa mort, comme vous cachiez certaines
intrigues pendant votre vie ? Je n' aurois rien
sauvé par mon silence, et je me serois déshonoré.
Contentez-vous que je pouvois dire bien
pis et être cru, et je ne l' ai pas voulu faire.
Louis Xi.
Quoi ! L' histoire ne doit-elle pas respecter
les rois ?
Ph. De Commines.
Les rois ne doivent-ils pas respecter l' histoire
et la postérité, à la censure de laquelle ils ne
peuvent échapper ? Ceux qui veulent qu' on ne
parle pas mal d' eux n' ont qu' une seule ressource,
qui est de bien faire.
 
==Dialogue 58==
 
Louis Xi Et Charles Duc De Bourgogne.
Les méchants qui ne connoissent point la vraie vertu,
à force de tromper, et de se défier des autres, sont
trompés eux-mêmes.
Louis Xi.
Je suis fâché, mon cousin, des malheurs
qui vous sont arrivés.
Charles De Bourgogne.
C' est vous qui en êtes cause ; vous m' avez
trompé.
Louis Xi.
C' est votre orgueil et votre emportement
qui vous trompoient. Avez-vous oublié que je
vous avertis qu' un homme m' avoit offert de
vous faire périr ?
Je ne pus le croire ; je m' imaginai que si la
chose eût été vraie vous n' auriez pas eu assez
de probité pour m' en avertir, et que vous
l' aviez inventée pour me faire peur, en me
rendant suspects tous ceux dont je me servois :
cette fourberie étoit assez de votre caractère, et
je n' avois pas grand tort de vous l' attribuer. Qui
n' eût pas été trompé comme moi dans une occasion où
vous étiez bon et sincère ?
Louis Xi.
Je conviens qu' il n' étoit pas à propos de se
fier souvent à ma sincérité ; mais encore
valoit-il mieux se fier à moi qu' au traître
Campobache, qui te vendit six mille écus.
Charles De Bourgogne.
Voulez-vous que je parle ici franchement,
puisqu' il ne s' agit plus de politique chez Pluton ?
Nous étions tous deux dans d' étranges maximes ; nous
ne connoissions, ni vous ni moi, aucune vertu. En
cet état, à force de se défier, on persécute souvent
les gens de bien ; puis on se livre par une espèce de
nécessité au premier venu, et ce premier venu est
d' ordinaire
un scélérat qui s' insinue par sa flatterie.
Mais, dans le fond, mon naturel étoit meilleur
que le vôtre : j' étois prompt, et d' une
humeur un peu farouche ; mais je n' étois ni
trompeur ni cruel comme vous. Avez-vous
oublié qu' à la conférence de Conflans vous
m' avouâtes que j' étois un vrai gentilhomme,
et que je vous avois bien donné la parole que
j' avois donnée à l' archevêque de Narbonne ?
Louis Xi.
Bon ! C' étoient des paroles flatteuses que je
vous dis alors pour vous amuser, et pour vous
détacher des autres chefs de la ligue du bien
public. Je savois bien qu' en vous louant je
vous prendrois pour dupe.
 
==Dialogue 59==
 
Louis Xi Et Louis Xii.
La générosité et la bonne foi sont de plus sûres
maximes de la politique que la cruauté et la
finesse.
Louis Xi.
Voilà, si je ne me trompe, un de mes successeurs.
Quoique les ombres n' aient plus ici-bas aucune
majesté, il me semble que celle-ci pourroit bien
être quelque roi de France ; car
je vois que ces autres ombres la respectent et
lui parlent françois. Qui es-tu ? Dis-le-moi, je
te prie.
Louis Xii.
Je suis le Duc D' Orléans, devenu roi sous le
nom de Louis Xii.
Louis Xi.
Comment as-tu gouverné mon royaume ?
Louis Xii.
Tout autrement que toi. Tu te faisois craindre ;
je me suis fait aimer. Tu as commencé par charger
les peuples ; je les ai soulagés, et j' ai préféré
leur repos à la gloire de vaincre mes ennemis.
Louis Xi.
Tu savois donc bien mal l' art de régner.
C' est moi qui ai mis mes successeurs dans une
autorité sans bornes ; c' est moi qui ai dissipé
les ligues des princes et des seigneurs ; c' est
moi qui ai levé des sommes immenses. J' ai
découvert les secrets des autres ; j' ai su cacher
les miens. La finesse, la hauteur, et la sévérité,
sont les vraies maximes du gouvernement. Tu auras
tout gâté, j' en ai grand' peur, et ta mollesse aura
détruit tout mon ouvrage.
Louis Xii.
J' ai montré, par le succès de mes maximes,
que les tiennes étoient fausses et pernicieuses.
Je me suis fait aimer : j' ai vécu en paix sans
manquer de parole, sans répandre de sang,
sans ruiner mon peuple. Ta mémoire est
odieuse ; la mienne est respectée. Pendant ma
vie on m' a été fidèle ; après ma mort on me
pleure, et on craint de ne retrouver jamais
un aussi bon roi. Quand on se trouve si bien
de la générosité et de la bonne foi, on doit
bien mépriser la cruauté et la finesse.
Louis Xi.
Voilà une belle philosophie, que tu auras
sans doute apprise dans cette longue prison où
l' on m' a dit que tu as langui avant de monter
sur le trône.
Louis Xii.
Cette prison a été moins honteuse que la
tienne de Péronne. Voilà à quoi servent la
finesse et la tromperie ; on se fait prendre par
son ennemi. La bonne foi n' exposeroit pas à
de si grands périls.
Louis Xi.
Mais j' ai su par adresse me tirer des mains
du Duc De Bourgogne.
Louis Xii.
Oui, à force d' argent, dont tu corrompis
ses domestiques, et en le suivant honteusement
à la ruine de tes alliés les liégeois, qu' il
te fallut aller voir périr.
Louis Xi.
As-tu étendu le royaume comme je l' ai fait ?
J' ai réuni à la couronne le duché de Bourgogne, le
comté de Provence, et la Guienne même.
Louis Xii.
Je t' entends : tu savois l' art de te défaire
d' un frère pour avoir son partage ; tu as
profité du malheur du Duc De Bourgogne, qui
courut à sa perte ; tu gagnas le conseiller du
Comte De Provence pour attraper sa succession.
Pour moi, je me suis contenté d' avoir la
Bretagne par une alliance légitime avec l' héritière
de cette maison, que j' aimois, et que j' épousai
après la mort de ton fils. D' ailleurs j' ai moins
songé à avoir de nouveaux sujets, qu' à rendre
fidèles et heureux ceux que j' avois déja. J' ai
éprouvé même, par les guerres de Naples et
de Milan, combien les conquêtes éloignées
nuisent à un état.
Louis Xi.
Je vois bien que tu manquois d' ambition et
de génie.
Louis Xii.
Je manquois de ce génie faux et trompeur
qui t' avoit tant décrié, et de cette ambition
qui met l' honneur à compter pour rien la
sincérité et la justice.
Louis Xi.
Tu parles trop.
Louis Xii.
C' est toi qui as souvent trop parlé. As-tu
oublié le marchand de Bordeaux établi en
Angleterre, et le roi édouard que tu convias à
venir à Paris ? Adieu.
 
==Dialogue 60==
 
Le Connétable De Bourbon Et Bayard.
Il n' est jamais permis de prendre les armes contre sa
patrie.
Le Connétable.
N' est-ce point le pauvre Bayard que je vois,
au pied de cet arbre, étendu sur l' herbe, et
percé d' un grand coup ? Oui, c' est lui-même.
Hélas ! Je le plains. En voilà deux qui périssent
aujourd' hui par nos armes, Vandenesse et lui.
Ces deux françois étoient deux ornements de
leur nation par leur courage. Je sens que mon
coeur est encore touché pour sa patrie. Mais
avançons pour lui parler. Ah ! Mon pauvre
Bayard, c' est avec douleur que je te vois en cet
état.
Bayard.
C' est avec douleur que je vous vois aussi.
Le Connétable.
Je comprends bien que tu es fâché de te
voir dans mes mains par le sort de la guerre.
Mais je ne veux point te traiter en prisonnier ;
je te veux garder comme un bon ami, et prendre
soin de ta guérison comme si tu étois mon
propre frère : ainsi tu ne dois point être fâché
de me voir.
Bayard.
Hé ! Croyez-vous que je ne sois point fâché
d' avoir obligation au plus grand ennemi de
la France ? Ce n' est point de ma captivité ni
de ma blessure que je suis en peine. Je meurs
dans un moment ; la mort va me délivrer de
vos mains.
Le Connétable.
Non, mon cher Bayard, j' espère que nos
soins réussiront à te guérir.
Bayard.
Ce n' est point là ce que je cherche, et je
suis content de mourir.
Le Connétable.
Qu' as-tu donc ? Est-ce que tu ne saurois te
consoler d' avoir été vaincu et fait prisonnier
dans la retraite de Bonnivet ? Ce n' est pas ta
faute ; c' est la sienne : les armes sont journalières.
Ta gloire est assez bien établie par tant
de belles actions. Les impériaux ne pourront
jamais oublier cette vigoureuse défense de
Mézières contre eux.
Bayard.
Pour moi, je ne puis jamais oublier que vous
êtes ce grand connétable, ce prince du plus
noble sang qu' il y ait dans le monde, et qui
travaille à déchirer de ses propres mains sa
patrie et le royaume de ses ancêtres.
Le Connétable.
Quoi ! Bayard, je te loue, et tu me condamnes ! Je
te plains, et tu m' insultes !
Bayard.
Si vous me plaignez, je vous plains aussi ; et
je vous trouve bien plus à plaindre que moi :
je sors de la vie sans tache. J' ai sacrifié la
mienne à mon devoir ; je meurs pour mon
pays, pour mon roi, estimé des ennemis de
la France, et regretté de tous les bons françois.
Mon état est digne d' envie.
Le Connétable.
Et moi, je suis victorieux d' un ennemi qui
m' a outragé ; je me venge de lui ; je le chasse
du Milanois ; je fais sentir à toute la France
combien elle est malheureuse de m' avoir perdu
en me poussant à bout : appelles-tu cela
être à plaindre ?
Bayard.
Oui, on est toujours à plaindre quand on
agit contre son devoir ; il vaut mieux périr en
combattant pour la patrie, que de la vaincre
et de triompher d' elle. Ah ! Quelle horrible
gloire que celle de détruire son propre pays !
Le Connétable.
Mais ma patrie a été ingrate après tant de
services que je lui avois rendus. Madame m' a
fait traiter indignement, par un dépit d' amour.
Le roi, par foiblesse pour elle, m' a fait
une injustice énorme. En me dépouillant de
mon bien, on a détaché de moi jusqu' à mes
domestiques, Matignon et D' Argouges. J' ai été
contraint, pour sauver ma vie, de m' enfuir
presque seul : que voulois-tu que je fisse ?
Bayard.
Que vous souffrissiez toutes sortes de maux,
plutôt que de manquer à la France et à la
grandeur de votre maison. Si la persécution
étoit trop violente, vous pouviez vous retirer ;
mais il valoit mieux être pauvre, obscur,
inutile à tout, que de prendre les armes contre
nous. Votre gloire eût été au comble dans la
pauvreté et dans le plus misérable exil.
Le Connétable.
Mais ne vois-tu pas que la vengeance s' est
jointe à l' ambition pour me jeter dans cette
extrémité ? J' ai voulu que le roi se repentît de
m' avoir traité si mal.
Bayard.
Il falloit l' en faire repentir par une patience
à toute épreuve, qui n' est pas moins la vertu
d' un héros que le courage.
Le Connétable.
Mais le roi, étant si injuste et si aveuglé par
sa mère, méritoit-il que j' eusse de si grands
égards pour lui ?
Bayard.
Si le roi ne le méritoit pas, la France entière
le méritoit. La dignité même de la couronne,
dont vous êtes un des héritiers, le méritoit.
Vous vous deviez à vous-même d' épargner la
France, dont vous pouvez être un jour roi.
Le Connétable.
Hé bien ! J' ai tort, je l' avoue ; mais ne
sais-tu pas combien les meilleurs coeurs ont de
peine à résister à leur ressentiment ?
Bayard.
Je le sais bien : mais le vrai courage consiste
à résister. Si vous connoissez votre faute,
hâtez-vous de la réparer. Pour moi, je meurs ; et
je vous trouve plus à plaindre dans vos
prospérités, que moi dans mes souffrances. Quand
l' empereur ne vous tromperoit pas, quand
même il vous donneroit sa soeur en mariage,
et qu' il partageroit la France avec vous, il
n' effaceroit point la tache qui déshonore votre
vie. Le connétable De Bourbon rebelle ! Ah !
Quelle honte ! écoutez Bayard mourant
comme il a vécu, et ne cessant de dire la vérité.
 
==Dialogue 61==
 
Henri Vii Et Henri Viii D' Angleterre.
Henri Vii.
Hé bien ! Mon fils, comment avez-vous régné après
moi ?
Henri Viii.
Heureusement et avec gloire pendant trente-huit
ans.
Henri Vii.
Cela est beau ! Mais encore, les autres ont-ils
été aussi contents de vous que vous le paroissez
de vous-même ?
Henri Viii.
Je ne dis que la vérité. Il est vrai que c' est
vous qui êtes monté sur le trône par votre
courage et par votre adresse ; vous me l' avez
laissé paisible : mais aussi que n' ai-je point
fait ! J' ai tenu l' équilibre entre les deux plus
grandes puissances de l' Europe, François I et
Charles-Quint. Voilà mon ouvrage au-dehors.
Pour le dedans, j' ai délivré l' Angleterre de la
tyrannie papale, et j' ai changé la religion,
sans que personne ait osé résister. Après avoir
fait un tel renversement, mourir en paix dans
son lit, c' est une belle et glorieuse fin.
Henri Vii.
Mais j' avois ouï dire que le pape vous avoit
donné le titre de défenseur de l' église, à cause
d' un livre que vous aviez fait contre les
sentiments de Luther. D' où vient que vous avez
ensuite changé ?
Henri Viii.
J' ai reconnu combien l' église romaine étoit
injuste et superstitieuse.
Henri Vii.
Vous a-t-elle traversé dans quelque dessein ?
Henri Viii.
Oui. Je voulois me démarier. Cette aragonoise me
déplaisoit : je voulois épouser Anne De Boulen. Le
pape Clément Vii commit le cardinal Campegge pour
cette affaire. Mais de peur de fâcher l' empereur,
neveu de Catherine, il ne vouloit que m' amuser :
Campegge demeura près d' un an à aller d' Italie en
France.
Henri Vii.
Hé bien ! Que fîtes-vous ?
Henri Viii.
Je rompis avec Rome, je me moquai de ses
censures, j' épousai Anne De Boulen, et je me
fis chef de l' église anglicane.
Henri Vii.
Je ne m' étonne plus si j' ai vu tant de gens
qui étoient sortis du monde fort mécontents
de vous.
Henri Viii.
On ne peut faire de si grands changements
sans quelque rigueur.
Henri Vii.
J' entends dire de tout côté que vous avez
été léger, inconstant, lascif, cruel, et sanguinaire.
Henri Viii.
Ce sont les papistes qui m' ont décrié.
Henri Vii.
Laissons là les papistes ; mais venons au fait.
N' avez-vous pas eu six femmes, dont vous
avez répudié la première sans fondement, fait
mourir la seconde, fait ouvrir le ventre à la
troisième pour sauver son enfant, fait mourir
la quatrième, répudié la cinquième, et choisi
si mal la dernière, qu' elle se remaria avec
l' amiral peu de jours après votre mort.
Henri Viii.
Tout cela est vrai ; mais si vous saviez quelles
étoient ces femmes, vous me plaindriez au lieu
de me condamner : l' aragonoise étoit laide, et
ennuyeuse dans sa vertu ; Anne De Boulen
étoit une coquette scandaleuse ; Jeanne Seymour ne
valoit guère mieux ; N. Howard étoit
très corrompue ; la princesse De Clèves étoit
une statue sans agrément ; la dernière m' avoit
paru sage, mais elle a montré après ma mort
que je m' étois trompé. J' avoue que j' ai été la
dupe de ces femmes.
Henri Vii.
Si vous aviez gardé la vôtre, tous ces malheurs ne
vous seroient jamais arrivés : il est visible que
Dieu vous a puni. Mais combien de sang avez-vous
répandu ! On parle de plusieurs milliers de
personnes que vous avez fait mourir pour la religion,
parmi lesquelles on compte beaucoup de nobles
prélats et de religieux.
Henri Viii.
Il l' a bien fallu, pour secouer le joug de Rome.
Henri Vii.
Quoi ! Pour soutenir la gageure, pour maintenir
votre mariage avec cette Anne De Boulen, que vous
avez jugée vous-même digne du supplice !
Henri Viii.
Mais j' avois pris le bien des églises, que je
ne pouvois rendre.
Henri Vii.
Bon ! Vous voilà bien justifié de votre schisme
par vos mariages ridicules et par le pillage des
églises !
Henri Viii.
Puisque vous me pressez tant, je vous dirai
tout. J' étois passionné pour les femmes ; et,
volage dans mes amours, j' étois aussi prompt
à me dégoûter qu' à prendre une inclination.
D' ailleurs j' étois né jaloux, soupçonneux,
inconstant, âpre sur l' intérêt. Je trouvai que les
chefs de l' église anglicane flattoient mes
passions et autorisoient ce que je voulois faire :
le cardinal Wolsey, archevêque d' Yorck,
m' encouragea à répudier Catherine D' Aragon ;
Cranmer, archevêque de Cantorbery, me fit
faire tout ce que j' ai fait pour Anne De Boulen
et contre l' église romaine. Mettez-vous en
la place d' un pauvre prince violemment tenté
par les passions et flatté par les prélats.
Henri Vii.
Hé bien ! Ne savez-vous pas qu' il n' y a rien
de si lâche ni de si prostitué que les prélats
ambitieux qui s' attachent à la cour ? Il falloit
les renvoyer dans leurs diocèses, et consulter
des gens de bien. Les laïques sages et bons
politiques ne vous auroient jamais conseillé,
pour la sûreté même de votre royaume, de
changer l' ancienne religion, et de diviser vos
sujets en plusieurs communions opposées.
N' est-il pas ridicule que vous vous plaigniez
de la tyrannie du pape, et que vous vous fassiez
pape en sa place ; que vous vouliez réformer
l' église anglicane, et que cette réforme
aboutisse à autoriser tous vos mariages monstrueux,
et à piller tous les biens consacrés ?
Vous n' avez achevé cet horrible ouvrage qu' en
trempant vos mains dans le sang des personnes
les plus vertueuses. Vous avez rendu votre
mémoire à jamais odieuse, et vous avez laissé
dans l' état une source de division éternelle.
Voilà ce que c' est que d' écouter ses passions et
de méchants prêtres. Je ne dis point ceci par
dévotion ; vous savez que ce n' est pas là mon
caractère : je ne parle qu' en politique, comme
si la religion étoit à compter pour rien. Mais,
à ce que je vois, vous n' avez jamais fait que du
mal.
Henri Viii.
Je n' ai pu éviter d' en faire. Le cardinal Renaud
De La Poule fit contre moi avec les
papistes une conspiration. Il fallut bien punir
les conjurés pour la sûreté de ma vie.
Henri Vii.
Hé ! Voilà le malheur qu' il y a à entreprendre
des choses injustes. Quand on les a commencées,
on les veut soutenir. On passe pour tyran, on est
exposé aux conjurations. On soupçonne des
innocents qu' on fait périr. On trouve des
coupables, et on les a faits tels ; car le
prince qui gouverne mal met ses sujets
en tentation de lui manquer de fidélité. En
cet état un roi est malheureux et digne de
l' être ; il a tout à craindre ; il n' a pas un
moment de libre ni d' assuré : il faut qu' il répande
du sang ; plus il en répand, plus il est odieux
et exposé aux conjurations. Mais enfin, voyons
ce que vous avez fait de louable.
Henri Viii.
J' ai tenu la balance égale entre François I
et Charles-Quint.
Henri Vii.
Chose bien difficile ! Encore n' avez-vous
pas su faire ce personnage. Wolsey vous jouoit
pour plaire à Charles-Quint, dont il étoit la
dupe, et qui lui promettoit de le faire pape.
Vous avez entrepris de faire des descentes en
France, et n' avez eu aucune application pour
y réussir. Vous n' avez suivi aucune négociation.
Vous n' avez su faire ni la paix ni la guerre. Il ne
tenoit qu' à vous d' être l' arbitre de l' Europe, et de
vous faire donner des places des deux côtés ; mais
vous n' étiez capable ni de fatigue, ni de patience,
ni de modération, ni de fermeté. Il ne vous falloit
que vos maîtresses, des favoris, des divertissements ;
vous n' avez montré de vigueur que contre la
religion, et en exerçant votre cruauté pour
contenter vos passions honteuses. Hélas ! Mon fils,
vous êtes une étrange leçon pour tous les rois qui
viendront après vous.
 
==Dialogue 62==
 
Louis Xii Et François Ier.
Il vaut mieux être père de la patrie en gouvernant
son royaume en paix, que d' être grand conquérant.
Louis Xii.
Mon cher cousin, dites-moi des nouvelles
de la France. J' ai toujours aimé mes sujets
comme mes enfants. J' avoue que j' en suis en
peine. Vous étiez bien jeune en toute manière,
quand je vous laissai la couronne. Comment
avez-vous gouverné mon pauvre royaume ?
François I.
J' ai eu quelques malheurs ; mais si vous
voulez que je vous parle franchement, mon
règne a donné à la France bien plus d' éclat
que le vôtre.
Louis Xii.
ô mon dieu ! C' est cet éclat que j' ai toujours
craint. Je vous ai connu dès votre enfance d' un
naturel à ruiner les finances, à hasarder tout
pour la guerre, à ne rien soutenir avec
patience, à renverser le bon ordre au-dedans de
l' état, et à tout gâter pour faire parler de vous.
François I.
C' est ainsi que les vieilles gens sont toujours
préoccupés contre ceux qui doivent être leurs
successeurs. Mais voici le fait. J' ai soutenu
une horrible guerre contre Charles-Quint,
empereur, et roi d' Espagne. J' ai gagné en Italie
les fameuses batailles de Marignan contre les
suisses, et de Cerisoles contre les impériaux.
J' ai vu le roi d' Angleterre ligué avec
l' empereur contre la France ; et j' ai rendu leurs
efforts inutiles. J' ai cultivé les sciences. J' ai
mérité d' être immortalisé par les gens de lettres.
J' ai fait revivre le siècle d' Auguste au
milieu de ma cour. J' y ai mis la magnificence,
la politesse, l' érudition et la galanterie : avant
moi, tout étoit grossier, pauvre, ignorant,
gaulois. Enfin je me suis fait nommer le père
des lettres.
Louis Xii.
Cela est beau, et je ne veux point en diminuer
la gloire : mais j' aimerois mieux encore
que vous eussiez été le père du peuple, que le
père des lettres. Avez-vous laissé les françois
dans la paix et dans l' abondance ?
François I.
Non ; mais mon fils, qui est jeune, soutiendra
la guerre, et ce sera à lui à soulager enfin
les peuples épuisés. Vous les ménagiez plus
que moi : mais aussi vous faisiez foiblement la
guerre.
Louis Xii.
Vous l' avez donc faite sans doute avec de
grands succès. Quelles sont vos conquêtes ?
Avez-vous pris le royaume de Naples ?
François I.
Non, j' ai eu d' autres expéditions à faire.
Louis Xii.
Du moins vous avez conservé le milanois !
François I.
Il m' est arrivé bien des accidents imprévus.
Louis Xii.
Quoi donc ? Charles-Quint vous l' a enlevé !
Avez-vous perdu quelque bataille ? Parlez :
vous n' osez tout dire.
François I.
J' y fus pris dans une bataille à Pavie.
Louis Xii.
Comment ! Pris ? Hélas ! En quel abyme s' est-il
jeté par de mauvais conseils ! C' est donc
ainsi que vous m' avez surpassé à la guerre !
Vous avez replongé la France dans les malheurs
qu' elle souffrit sous le roi Jean. ô pauvre
France, que je te plains ! Je l' avois bien
prévu. Hé bien ! Je vous entends ; il a fallu
rendre des provinces entières, et payer des
sommes immenses. Voilà à quoi aboutirent ce
faste, cette hauteur, cette témérité, cette
ambition. Et la justice... comment va-t-elle ?
François I.
Elle m' a donné de grandes ressources. J' ai
vendu les charges de magistrature.
Louis Xii.
Et les juges qui les ont achetées ne vendront-ils
pas à leur tour la justice ? Mais tant de
sommes levées sur le peuple ont-elles été bien
employées pour lever et faire subsister les
armées avec économie ?
François I.
Il en a fallu une partie pour la magnificence de ma
cour.
Louis Xii.
Je parie que vos maîtresses y ont eu une
plus grande part que les meilleurs officiers
d' armée : si bien donc que le peuple est ruiné,
la guerre encore allumée, la justice vénale, la
cour livrée à toutes les folies des femmes
galantes, tout l' état en souffrance. Voilà ce règne
si brillant qui a effacé le mien. Un peu de
modération vous auroit fait bien plus d' honneur.
François I.
Mais j' ai fait plusieurs grandes choses qui
m' ont fait louer comme un héros. On m' appelle le
grand roi François.
Louis Xii.
C' est-à-dire que vous avez été flatté pour
votre argent, et que vous vouliez être héros
aux dépens de l' état, dont la seule prospérité
devoit faire toute votre gloire.
François I.
Non, les louanges qu' on m' a données étoient
sincères.
Louis Xii.
Hé ! Y a-t-il quelque roi si foible et si
corrompu à qui on n' ait pas donné autant de
louanges que vous en avez reçu ? Donnez-moi
le plus indigne de tous les princes, on lui
donnera tous les éloges qu' on vous a donnés.
Après cela achetez des louanges par tant de
sang, et par tant de sommes qui ruinent un
royaume !
François I.
Du moins j' ai eu la gloire de me soutenir
avec constance dans mes malheurs.
Louis Xii.
Vous auriez mieux fait de ne vous mettre
jamais dans le besoin de faire éclater cette
constance : le peuple n' avoit que faire de cet
héroïsme. Le héros ne s' est-il point ennuyé en
prison ?
François I.
Oui, sans doute, et j' achetai la liberté bien
chèrement.
 
==Dialogue 63==
 
Charles-Quint Et Un Jeune Moine
De Saint-Just.
On cherche souvent la solitude par inquiétude ; et
ceux qui sont accoutumés au fracas du monde ne
sauroient s' accoutumer à la retraite.
Charles-Quint.
Allons, mon frère, il est temps de se lever ;
vous dormez trop pour un jeune novice qui
doit être fervent.
Le Moine.
Quand voulez-vous que je dorme, sinon
pendant que je suis jeune ? Le sommeil n' est
point incompatible avec la ferveur.
Charles-Quint.
Quand on aime l' office, on est bientôt éveillé.
Le Moine.
Oui, quand on est à l' âge de votre majesté ;
mais au mien on dort tout debout.
Charles-Quint.
Hé bien ! Mon frère, c' est aux gens de mon
âge à éveiller la jeunesse trop endormie.
Le Moine.
Est-ce que vous n' avez plus rien de meilleur
à faire ? Après avoir si long-temps troublé le
repos du monde entier, ne sauriez-vous me
laisser le mien ?
Charles-Quint.
Je trouve qu' en se levant ici de bon matin,
on est encore bien en repos dans cette profonde
solitude.
Le Moine.
Je vous entends, sacrée majesté : quand vous
vous êtes levé ici de bon matin, vous y
trouvez la journée bien longue : vous êtes
accoutumé à un plus grand mouvement. Avouez-le
sans façon : vous vous ennuyez de n' avoir ici
qu' à prier Dieu, qu' à monter vos horloges, et
qu' à éveiller de pauvres novices qui ne sont
pas coupables de votre ennui.
Charles-Quint.
J' ai ici douze domestiques que je me suis
réservés.
Le Moine.
C' est une triste conversation pour un homme
qui étoit en commerce avec toutes les nations
connues.
Charles-Quint.
J' ai un petit cheval pour me promener dans
ce beau vallon orné d' orangers, de myrtes, de
grenadiers, de lauriers et de mille fleurs, au
pied de ces belles montagnes de l' Estramadure,
couvertes de troupeaux innombrables.
Le Moine.
Tout cela est beau ; mais tout cela ne parle
point. Vous voudriez un peu de bruit et de
fracas.
Charles-Quint.
J' ai cent mille écus de pension.
Le Moine.
Assez mal payés. Le roi votre fils n' en a
guère de soin.
Charles-Quint.
Il est vrai qu' on oublie bientôt les gens qui
se sont dépouillés et dégradés.
Le Moine.
Ne comptiez-vous pas là-dessus quand vous
avez quitté vos couronnes ?
Charles-Quint.
Je vois bien que cela devoit être ainsi.
Le Moine.
Si vous avez compté là-dessus, pourquoi
vous étonnez-vous de le voir arriver ?
Tenez-vous-en à votre premier projet : renoncez à
tout ; oubliez tout ; ne desirez plus rien ;
reposez-vous, et laissez reposer les autres.
Charles-Quint.
Mais je vois que mon fils, après la bataille
de Saint-Quentin, n' a pas su profiter de la
victoire ; il devroit être déja à Paris. Le Comte
D' Egmont lui a gagné une autre bataille à
Gravelines ; et il laisse tout perdre. Voilà
Calais repris par le Duc De Guise sur les
anglois. Voilà ce même duc qui a pris Thionville
pour couvrir Metz. Mon fils gouverne mal : il ne
suit aucun de mes conseils ; il ne me paie point ma
pension ; il méprise ma conduite et les plus fidèles
serviteurs dont je me suis servi. Tout cela me
chagrine et m' inquiète.
Le Moine.
Quoi ! N' étiez-vous venu chercher le repos dans cette
retraite qu' à condition que le roi votre fils feroit
des conquêtes, croiroit tous vos conseils, et
achèveroit d' exécuter tous vos projets ?
Charles-Quint.
Non, mais je croyois qu' il feroit mieux.
Le Moine.
Puisque vous avez tout quitté pour être en
repos, demeurez-y, quoi qu' il arrive ; laissez
faire le roi votre fils comme il voudra. Ne
faites point dépendre votre tranquillité des
guerres qui agitent le monde : vous n' en êtes
sorti que pour n' en plus entendre parler. Mais
dites la vérité, vous ne connoissiez guère la
solitude quand vous l' avez cherchée. C' est par
inquiétude que vous avez desiré le repos.
Charles-Quint.
Hélas ! Mon pauvre enfant, tu ne dis que
trop vrai ; et Dieu veuille que tu ne te sois pas
mécompté comme moi en quittant le monde
dans ce noviciat !
 
==Dialogue 64==
 
Charles-Quint Et François Ier.
La justice et le bonheur ne se trouvent que dans la
bonne foi, la droiture, et le courage.
Charles-Quint.
Maintenant que toutes nos affaires sont finies,
nous ne ferions pas mal de nous éclaircir sur les
déplaisirs que nous nous sommes donnés l' un à
l' autre.
François I.
Vous m' avez fait beaucoup d' injustices et
de tromperies ; je ne vous ai jamais fait de
mal que par les lois de la guerre : mais vous
m' avez arraché, pendant que j' étois en prison,
l' hommage du comté de Flandre ; le vassal
s' est prévalu de la force pour donner la loi à
son souverain.
Charles-Quint.
Vous étiez libre de ne renoncer pas.
François I.
Est-on libre en prison ?
Charles-Quint.
Les hommes foibles n' y sont pas libres :
mais quand on a un vrai courage, on est libre
par-tout. Si je vous eusse demandé votre
couronne, l' ennui de votre prison vous auroit-il
réduit à me la céder ?
François I.
Non, sans doute ; j' aurois mieux aimé mourir
que de faire cette lâcheté : mais pour la
mouvance du comté de Flandre, je vous l' abandonnai
par ennui, par crainte d' être empoisonné, par le desir
de retourner dans mon royaume, où tout avoit besoin
de ma présence,
enfin par l' état de langueur qui me
menaçoit d' une mort prochaine. Et en effet,
je crois que je serois mort sans l' arrivée de ma
soeur.
Charles-Quint.
Non seulement un grand roi, mais un vrai
chevalier, aime mieux mourir que de donner
une parole, à moins qu' il ne soit résolu de la
tenir à quelque prix que ce puisse être. Rien
n' est si honteux que de dire qu' on a manqué
de courage pour souffrir, et qu' on s' est délivré
en manquant de bonne foi. Si vous étiez persuadé
qu' il ne vous étoit pas permis de sacrifier
la grandeur de votre état à la liberté de
votre personne, il falloit savoir mourir en
prison, mander à vos sujets de ne plus compter
sur vous et de couronner votre fils : vous
m' auriez bien embarrassé. Un prisonnier qui
a ce courage se met en liberté dans sa prison ;
il échappe à ceux qui le tiennent.
François I.
Ces maximes sont vraies. J' avoue que l' ennui
et l' impatience m' ont fait promettre ce
qui étoit contre l' intérêt de mon état, et que
je ne pouvois exécuter ni éluder avec honneur.
Mais est-ce à vous à me faire un tel reproche ?
Toute votre vie n' est-elle pas un continuel
manquement de parole ? D' ailleurs ma foiblesse
ne vous excuse point. Un homme intrépide, il est
vrai, se laisse égorger plutôt que de promettre ce
qu' il ne peut pas tenir : mais un homme juste
n' abuse point de la foiblesse d' un autre homme pour
lui arracher, dans sa captivité, une promesse qu' il
ne peut ni ne doit exécuter. Qu' auriez-vous fait, si
je vous eusse retenu en France, quand vous y passâtes,
quelque temps après ma prison, pour aller
dans les Pays-Bas ? J' aurois pu vous
demander la cession des Pays-Bas, et du
milanois que vous m' aviez usurpé.
Charles-Quint.
Je passois librement en France sur votre
parole ; vous n' étiez pas venu librement en
Espagne sur la mienne.
François I.
Il est vrai ; je conviens de cette différence :
mais comme vous m' aviez fait une injustice
dans ma prison en m' arrachant un traité
désavantageux, j' aurois pu réparer ce tort en
vous arrachant à mon tour un autre traité
plus équitable ; d' ailleurs je pouvois vous
arrêter chez moi, jusqu' à ce que vous m' eussiez
restitué mon bien, qui étoit le milanois.
Charles-Quint.
Attendez ; vous joignez plusieurs choses qu' il
faut que je démêle. Je ne vous ai jamais manqué
de parole à Madrid ; et vous m' en auriez
manqué à Paris, si vous m' eussiez arrêté sous
aucun prétexte de restitution, quelque juste
qu' elle pût être. C' étoit à vous à ne me
permettre le passage qu' en me demandant le
préliminaire de la restitution : mais comme vous
ne l' avez pas demandé, vous ne pouviez l' exiger
en France sans violer votre promesse. D' ailleurs,
croyez-vous qu' il soit permis de repousser la fraude
par la fraude ? Dès qu' une tromperie en attire une
autre, il n' y a plus rien d' assuré parmi les
hommes, et les suites funestes de cet engagement
vont à l' infini. Le plus sûr pour vous-même est de ne
vous venger du trompeur qu' en repoussant toutes ses
ruses sans le tromper.
François I.
Voilà une sublime philosophie ; voilà Platon
tout pur. Mais je vois bien que vous avez
fait vos affaires avec plus de subtilité que moi :
mon tort est de m' être fié à vous. Le connétable de
Montmorenci aida à me tromper : il me persuada
qu' il falloit vous piquer d' honneur, en vous
laissant passer sans condition. Vous aviez déja
promis de donner l' investiture du duché de Milan au
plus jeune de mes trois fils : après votre passage en
France, vous retirâtes votre promesse. Si je
n' eusse pas cru le
connétable, je vous aurois fait rendre le milanois
avant de vous laisser passer dans les Pays-Bas.
Jamais je n' ai pu pardonner ce mauvais conseil de mon
favori : je le chassai de ma cour.
Charles-Quint.
Plutôt que de rendre le milanois, j' aurois
traversé la mer.
François I.
Votre santé, la saison, et les périls de la
navigation, vous ôtoient cette ressource. Mais
enfin, pourquoi me jouer si indignement à la
face de toute l' Europe, et abuser de l' hospitalité
la plus généreuse ?
Charles-Quint.
Je voulois bien donner le duché de Milan à votre
troisième fils : un Duc De Milan de la
maison de France ne m' auroit guère plus embarrassé
que les autres princes d' Italie. Mais votre second
fils, pour lequel vous demandiez cette investiture,
étoit trop près de succéder à la couronne ; il n' y
avoit entre vous et lui que le dauphin, qui mourut.
Si j' avois donné l' investiture au second, il se
seroit bientôt trouvé tout ensemble roi de France et
Duc De Milan ; par là toute l' Italie auroit été à
jamais dans la servitude. C' est ce que j' ai prévu, et
c' est ce que j' ai dû éviter.
François I.
Servitude pour servitude, ne valoit-il pas
mieux rendre le milanois à son maître, qui
étoit moi, que de le retenir dans vos mains,
sans aucune apparence de droit ? Les françois,
qui n' avoient plus un pouce de terre en Italie,
étoient moins à craindre dans le milanois pour
la liberté publique, que la maison d' Autriche
revêtue du royaume de Naples et des droits de
l' empire sur tous les fiefs qui relèvent de lui
en ce pays-là. Pour moi, je dirai franchement,
toute subtilité à part, la différence de nos
deux procès : vous aviez toujours assez
d' adresse pour mettre les formes de votre côté,
et pour me tromper dans le fond ; moi, par
foiblesse, par impatience ou par légèreté, je
ne prenois pas assez de précautions, et les
formes étoient contre moi. Ainsi je n' étois
trompeur qu' en apparence, et vous l' étiez
dans l' essentiel. Pour moi, j' ai été assez puni
de mes fautes dans le temps où je les ai faites.
Pour vous, j' espère que la fausse politique de
votre fils me vengera assez de votre injuste
ambition. Il vous a contraint de vous dépouiller
pendant votre vie. Vous êtes mort dégradé et
malheureux, vous qui avez prétendu mettre toute
l' Europe dans les fers. Ce fils achèvera son
ouvrage : sa jalousie et sa défiance
abattront toute ambition et toute vertu
chez les espagnols ; le mérite, devenu suspect
et odieux, n' osera paroître ; l' Espagne n' aura
plus ni grand capitaine, ni génie élevé dans
les négociations, ni discipline militaire, ni
bonne police dans les peuples. Ce roi toujours
caché et toujours impraticable, comme les
rois de l' orient, abattra le dedans de l' Espagne,
et soulèvera les nations éloignées qui dépendent de
cette monarchie. Ce grand corps tombera de lui-même,
et ne servira plus que d' exemple de la vanité des
trop grandes fortunes. Un état réuni et médiocre,
quand il est bien peuplé, bien policé et bien cultivé
pour les arts et pour les sciences utiles, quand
il est d' ailleurs gouverné selon les lois avec
modération par un prince qui rend lui-même
la justice et qui va lui-même à la guerre,
promet quelque chose de plus heureux que
votre monarchie, qui n' a plus de tête pour
réunir le gouvernement. Si vous ne voulez pas
m' en croire, attendez un peu ; nos arrière-neveux
vous en diront des nouvelles.
Charles-Quint.
Hélas ! Je ne prévois que trop la vérité de
vos prédictions. La prévoyance de ces malheurs qui
renverseront tous mes ouvrages m' a découragé et m' a
fait quitter l' empire.
Cette inquiétude troubloit mon repos dans
ma solitude de Saint-Just.
 
==Dialogue 65==
 
Henri Iii Et La Duchesse De Montpensier.
Ménager les différents partis et les différents
esprits d' un royaume, ce n' est pas être hypocrite et
fourbe.
Henri Iii.
Bonjour, ma cousine. Ne sommes-nous pas
raccommodés au moins après notre mort ?
La D. De Montpensier.
Moins que jamais. Je ne saurois vous pardonner
tous vos massacres, et sur-tout le sang
de ma famille cruellement répandu.
Henri Iii.
Vous m' avez fait plus de mal dans Paris
avec votre ligue, que je ne vous en ai fait par
les choses que vous me reprochez. Faisons
compensation, et soyons bons amis.
La D. De Montpensier.
Non, je ne serai jamais amie d' un homme
qui a conseillé l' horrible massacre de Blois.
Henri Iii.
Mais le Duc De Guise m' avoit poussé à bout.
Avez-vous oublié la journée des barricades,
où il vint faire le roi de Paris et me chasser
du Louvre ? Je fus contraint de me sauver par
les Tuileries et par les feuillants.
La D. De Montpensier.
Mais il s' étoit réconcilié avec vous par la
médiation de la reine-mère. On dit que vous
aviez communié avec lui, en rompant tous
une même hostie, et que vous aviez juré sa
conservation.
Henri Iii.
Mes ennemis ont dit bien des choses sans
preuve, pour donner plus de crédit à la ligue.
Mais enfin je ne pouvois plus être roi, si votre
frère n' eût été abattu.
La D. De Montpensier.
Quoi ! Vous ne pouviez plus être roi, sans
tromper et sans faire assassiner ! Quels moyens
de maintenir votre autorité ! Pourquoi signer
l' union ? Pourquoi la faire signer à tout le
monde aux états de Blois ? Il falloit résister
courageusement ; c' étoit la vraie manière d' être
roi. La royauté bien entendue consiste à demeurer
ferme dans la raison, et à se faire obéir.
Henri Iii.
Mais je ne pouvois m' empêcher de suppléer
à la force par l' adresse et par la politique.
La D. De Montpensier.
Vous vouliez ménager les huguenots et les
catholiques, et vous vous rendiez méprisable
aux uns et aux autres.
Henri Iii.
Non, je ne ménageois point les huguenots.
La D. De Montpensier.
Les conférences de la reine avec eux, et les
soins que vous preniez de les flatter toutes les
fois que vous vouliez contrebalancer le parti
de l' union, vous rendoient suspect à tous les
catholiques.
Henri Iii.
Mais d' ailleurs ne faisois-je pas tout ce qui
dépendoit de moi pour témoigner mon zèle
sur la religion ?
La D. De Montpensier.
Oui, mille grimaces ridicules, et qui étoient
démenties par d' autres actions scandaleuses.
Aller en masque le mardi-gras, et le jour des
cendres à la procession en sac de pénitent avec
un grand fouet ; porter à votre ceinture un
grand chapelet long d' une aune avec des
grains qui étoient de petites têtes de mort,
et porter en même temps à votre cou un
panier pendu à un ruban, qui étoit plein de
petits épagneuls, dont vous faisiez tous les ans
une dépense de cent mille écus ; d' un côté
faire des confréries, des voeux, des pélerinages, des
oratoires, vivre avec des feuillants, des
minimes, des hiéronymitains, qu' on fait
venir d' Espagne, et de l' autre passer sa vie
avec ses infames mignons ; découper, coller
des images, et se jeter en même temps dans
les curiosités de la magie, dans l' impiété, et
dans la politique de Machiavel ; enfin courir
la bague en femme, faire des repas avec vos
mignons, où vous étiez servi par des femmes
nues et déchevelées, puis faire le dévot, et
chercher par-tout des ermitages : quelle
disproportion ! Aussi dit-on que votre médecin
Miron assuroit que cette humeur noire qui
causoit tant de bizarreries, ou vous feroit
mourir bientôt, ou vous feroit tomber dans
la folie.
Henri Iii.
Tout cela étoit nécessaire pour ménager les
esprits : je donnois des plaisirs aux gens
débauchés, et de la dévotion aux dévots, pour
les tenir tous.
La D. De Montpensier.
Vous les avez fort bien tenus. C' est ce qui a
fait dire que vous n' étiez bon qu' à tondre et
à faire moine.
Henri Iii.
Je n' ai point oublié ces ciseaux que vous
montriez à tout le monde, disant que vous les
portiez pour me tondre.
La D. De Montpensier.
Vous m' aviez assez outragée pour mériter
cette insulte.
Henri Iii.
Mais enfin que pouvois-je faire ? Il falloit
ménager tous les partis.
La D. De Montpensier.
Ce n' est point les ménager, que de montrer
de la foiblesse, de la dissimulation, et de
l' hypocrisie de tous les côtés.
Henri Iii.
Chacun parle bien à son aise : mais on a
besoin de bien des gens, quand on trouve tant
de gens prêts à se révolter.
La D. De Montpensier.
Voyez le roi de Navarre votre cousin. Vous
avez trouvé tout votre royaume soumis, et
vous l' avez laissé tout en feu par une cruelle
guerre civile : lui, sans dissimulation, sans
massacre ni hypocrisie, a acquis le royaume
entier qui refusoit de le reconnoître ; il a tenu
dans ses intérêts les huguenots en quittant
leur religion ; il a attiré tous les catholiques,
et dissipé la ligue si puissante. Ne cherchez
point à vous excuser ; les choses ne valent que
ce qu' on les fait valoir.
 
==Dialogue 66==
 
Henri Iii Et Henri Iv.
Différence entre un roi qui se fait craindre et haïr
par la cruauté et la finesse, et un roi qui se fait
aimer par sa sincérité et son désintéressement.
Henri Iii.
Hé ! Mon pauvre cousin, vous voilà tombé
dans le même malheur que moi.
Henri Iv.
Ma mort a été violente comme la vôtre. Mais
personne ne vous a regretté que vos mignons, à cause
des biens immenses que vous répandiez sur eux avec
profusion : pour moi, toute la France m' a pleuré
comme le père de toutes les familles. On me proposera
dans la suite des siècles comme le modèle d' un bon et
sage roi. Je commençois à mettre le royaume
dans le calme, dans l' abondance, et dans le
bon ordre.
Henri Iii.
Quand je fus tué à Saint-Cloud, j' avois déja
abattu la ligue ; Paris étoit prêt à se rendre :
j' aurois bientôt rétabli mon autorité.
Henri Iv.
Mais quel moyen de rétablir votre réputation
si noircie ? Vous passiez pour un fourbe,
un hypocrite, un impie, un homme efféminé et
dissolu. Quand on a une fois perdu la réputation de
probité et de bonne foi, on n' a jamais une autorité
tranquille et assurée. Vous vous étiez défait des
deux Guises à Blois ; mais vous ne pouviez jamais
vous défaire de tous ceux qui avoient horreur de vos
fourberies.
Henri Iii.
Hé ! Ne savez-vous pas que l' art de dissimuler
est l' art de régner ?
Henri Iv.
Voilà les belles maximes que Duguast et
quelques autres vous avoient inspirées. L' abbé
d' Elbène et les autres italiens vous avoient
mis dans la tête la politique de Machiavel.
La reine votre mère vous avoit nourri dans
ces sentiments. Mais elle eut bien sujet de s' en
repentir ; elle eut ce qu' elle méritoit : elle vous
avoit appris à être dénaturé ; vous le fûtes
contre elle.
Henri Iii.
Mais quel moyen d' agir sincèrement, et de
se confier aux hommes ? Ils sont tous déguisés
et corrompus.
Henri Iv.
Vous le croyez, parceque vous n' avez jamais
vu d' honnêtes gens, et vous ne croyez pas qu' il
y en puisse avoir au monde. Mais vous n' en
cherchiez pas : au contraire, vous les fuyiez, et
ils vous fuyoient ; ils vous étoient suspects et
incommodes. Il vous falloit des scélérats qui
vous inventassent de nouveaux plaisirs, qui
fussent capables des crimes les plus noirs, et
devant lesquels rien ne vous fît souvenir ni de
la religion ni de la pudeur violées. Avec de
telles moeurs, on n' a garde de trouver des gens
de bien. Pour moi, j' en ai trouvé ; j' ai su m' en
servir dans mon conseil, dans les négociations
étrangères, dans plusieurs charges ; par exemple,
Sully, Jeannin, D' Ossat, etc.
Henri Iii.
à vous entendre parler, on vous prendroit
pour un Caton ; votre jeunesse a été aussi
déréglée que la mienne.
Henri Iv.
Il est vrai, j' ai été inexcusable dans ma passion
honteuse pour les femmes : mais, dans mes désordres,
je n' ai jamais été ni trompeur, ni méchant, ni
impie ; je n' ai été que foible. Le malheur m' a
beaucoup servi ; car j' étois
naturellement paresseux et trop adonné aux
plaisirs. Si je fusse né roi, je me serois
peut-être déshonoré : mais la mauvaise fortune à
vaincre, et mon royaume à conquérir, m' ont
mis dans la nécessité de m' élever au-dessus de
moi-même.
Henri Iii.
Combien avez-vous perdu de belles occasions de
vaincre vos ennemis, pendant que vous vous
amusiez sur le bord de la Garonne à soupirer
pour la Comtesse De Guiche ! Vous
étiez comme Hercule filant auprès d' Omphale.
Henri Iv.
Je ne puis le désavouer : mais Coutras,
Ivri, Arques, Fontaine-Françoise, réparent
un peu...
Henri Iii.
N' ai-je pas gagné les batailles de Jarnac et
de Moncontour ?
Henri Iv.
Oui ; mais le roi Henri Iii soutint mal les
espérances qu' on avoit conçues du Duc D' Anjou.
Henri Iv, au contraire, a mieux valu que
le roi de Navarre.
Henri Iii.
Vous croyez donc que je n' ai point ouï parler de la
Duchesse De Beaufort, de la Marquise
De Verneuil, de la... ? Mais je ne puis les
compter toutes, tant il y en a eu.
Henri Iv.
Je n' en désavoue aucune, et je passe condamnation :
mais je me suis fait aimer et craindre ; j' ai détesté
cette politique cruelle et trompeuse dont vous étiez
si empoisonné, et qui a causé tous vos malheurs ;
j' ai fait la guerre avec vigueur ; j' ai conclu
au-dehors une solide paix ; au-dedans j' ai policé
l' état, et je l' ai rendu florissant ; j' ai rangé les
grands à leur devoir, et même les plus insolents
favoris : tout cela sans tromper, sans assassiner,
sans faire d' injustice, me fiant aux gens de bien,
et mettant toute ma gloire à soulager les peuples.
 
==Dialogue 67==
 
Henri Iv Et Le Duc De Mayenne.
Les malheurs font les grands héros et les bons rois.
Henri Iv.
Mon cousin, j' ai oublié tout le passé, et je
suis bien aise de vous voir.
Le Duc De Mayenne.
Vous êtes trop bon, sire, d' oublier mes fautes ; il
n' y a rien que je ne voulusse faire pour
en effacer le souvenir.
Henri Iv.
Promenons-nous dans cette allée entre ces
deux canaux ; et, en nous promenant, nous
parlerons d' affaires.
Le Duc De Mayenne.
Je suivrai avec joie votre majesté.
Henri Iv.
Hé bien ! Mon cousin, je ne suis plus ce
pauvre béarnois qu' on vouloit chasser du
royaume. Vous souvenez-vous du temps que
nous étions à Arques, et que vous mandiez à
Paris que vous m' aviez acculé au bord de la
mer, et qu' il faudroit que je me précipitasse
dedans pour pouvoir me sauver ?
Le Duc De Mayenne.
Il est vrai : mais il est vrai aussi que vous
fûtes sur le point de céder à la mauvaise
fortune, et que vous auriez pris le parti de vous
retirer en Angleterre, si Biron ne vous eût
représenté les suites d' un tel parti.
Henri Iv.
Vous parlez franchement, mon cousin, et je
ne le trouve point mauvais. Allez, ne craignez
rien, et dites tout ce que vous avez sur le coeur.
Le Duc De Mayenne.
Mais je n' en ai peut-être déja que trop dit ;
les rois ne veulent point qu' on nomme les
choses par leurs noms. Ils sont accoutumés à
la flatterie ; ils en font une partie de leur
grandeur. L' honnête liberté avec laquelle on parle
aux autres hommes les blesse ; ils ne veulent
point qu' on ouvre la bouche que pour les louer
et les admirer. Il ne faut pas les traiter en
hommes ; il faut dire qu' ils sont toujours et
par-tout des héros.
Henri Iv.
Vous en parlez si savamment, qu' il paroît
bien que vous en avez l' expérience. C' est ainsi
que vous étiez flatté et encensé pendant que
vous étiez le roi de Paris.
Le Duc De Mayenne.
Il est vrai qu' on m' a amusé par beaucoup
de vaines flatteries, qui m' ont donné de fausses
espérances, et fait faire de grandes fautes.
Henri Iv.
Pour moi, j' ai été instruit par mon malheur.
De telles leçons sont rudes, mais elles sont
bonnes ; et il m' en restera toute ma vie
d' écouter plus volontiers qu' un autre mes vérités.
Dites-les-moi donc, mon cher cousin, si vous
m' aimez.
Le Duc De Mayenne.
Tous nos mécomptes sont venus de l' idée
que nous avions conçue de vous dans votre
jeunesse. Nous savions que les femmes vous
amusoient par-tout ; que la Comtesse De Guiche
vous avoit fait perdre tous les avantages
de la bataille de Coutras ; que vous aviez été
jaloux de votre cousin le Prince De Condé,
qui paroissoit plus ferme, plus sérieux, et
plus appliqué que vous aux grandes affaires,
et qui avoit un bon esprit, une grande vertu.
Nous vous regardions comme un homme mou
et efféminé, que la reine mère avoit trompé
par mille intrigues d' amourettes, qui avoit
fait tout ce qu' on avoit voulu dans le temps
de la Saint-Barthélemi pour changer de religion,
qui s' étoit encore soumis après la conjuration de la
Môle à tout ce que la cour desiroit. Enfin nous
espérions avoir bon marché de vous. Mais en vérité,
sire, je n' en puis plus ; me voilà tout en sueur et
hors d' haleine. Votre majesté est aussi maigre et
aussi légère que je suis gros et pesant. Je ne puis
plus la suivre.
Henri Iv.
Il est vrai, mon cousin, que j' ai pris plaisir
à vous lasser ; mais c' est aussi le seul mal que
je vous ferai de ma vie. Achevez ce que vous
avez commencé.
Le Duc De Mayenne.
Vous nous avez bien surpris, quand nous
vous avons vu, à cheval nuit et jour, faire des
actions d' une vigueur et d' une diligence incroyable
à Cahors, à Lause en Gascogne, à Arques en
Normandie, à Ivri, devant Paris, à Arnai-Le-Duc,
et à Fontaine-Françoise. Vous avez su gagner la
confiance des catholiques sans perdre les huguenots ;
vous avez choisi des gens capables et dignes de votre
confiance pour les affaires ; vous les avez consultés
sans jalousie, et avez su profiter de leurs bons avis
sans vous laisser gouverner ; vous nous avez
prévenus par-tout ; vous êtes devenu un autre
homme, ferme, vigilant, laborieux, tout à vos
devoirs.
Henri Iv.
Je vois bien que ces vérités si hardies que
vous me deviez dire se tournent en louanges ;
mais il faut revenir à ce que je vous ai dit
d' abord, qui est que je dois tout ce que je suis
à ma mauvaise fortune. Si je me fusse trouvé
d' abord sur le trône, environné de pompe,
de délices, et de flatteries, je me serois
endormi dans les plaisirs ; mon naturel penchoit
à la mollesse : mais j' ai senti la contradiction
des hommes, et le tort que mes défauts me
pouvoient faire ; il a fallu m' en corriger,
m' assujettir,
me contraindre, suivre de bons conseils, profiter de
mes fautes, entrer dans toutes les affaires ; voilà
ce qui redresse et forme les hommes.
 
==Dialogue 68==
 
Henri Iv Et Sixte-Quint.
Les grands hommes s' estiment malgré l' opposition
de leurs intérêts.
Sixte-Quint.
Il y a long-temps que j' étois curieux de vous
voir. Pendant que nous étions tous deux en
bonne santé, cela n' étoit guère possible : la
mode des conférences entre les papes et les
rois étoit déja passée en notre temps. Cela étoit
bon pour Léon X et François I, qui se virent
à Bologne, et pour Clément Vii, avec le même
roi à Marseille, pour le mariage de Catherine De
Médicis. J' aurois été ravi d' avoir de même
avec vous une conférence ; mais je n' étois pas
libre, et votre religion ne me le permettoit
pas.
Henri Iv.
Vous voilà bien radouci : la mort, je le vois
bien, vous a mis à la raison. Dites la vérité, vous
n' étiez pas de même du temps que je n' étois encore
que ce pauvre béarnois excommunié.
Sixte-Quint.
Voulez-vous que je vous parle sans déguisement ?
D' abord je crus qu' il n' y avoit qu' à vous pousser à
toute extrémité. J' avois par là bien embarrassé votre
prédécesseur ; aussi le fis-je bien repentir d' avoir
osé faire massacrer un cardinal de la sainte église.
S' il n' eût fait tuer que le Duc De Guise, il en
eût eu meilleur marché : mais attaquer la sacrée
pourpre, c' étoit un crime irrémissible ; je n' avois
garde de tolérer un attentat d' une si dangereuse
conséquence. Il me parut capital, après la
mort de votre cousin, d' user contre vous de
rigueur comme contre lui, d' animer la ligue,
et de ne laisser point monter sur le trône de
France un hérétique : mais bientôt j' aperçus
que vous prévaudriez sur la ligue, et votre
courage me donna bonne opinion de vous. Il
y avoit deux personnes dont je ne pouvois avec
aucune bienséance être ami, et que j' aimois
naturellement.
Henri Iv.
Qui étoient donc ces deux personnes qui
avoient su vous plaire ?
Sixte-Quint.
C' étoit vous et la reine élisabeth D' Angleterre.
Henri Iv.
Pour elle, je ne m' étonne pas qu' elle fût
selon votre goût. Premièrement elle étoit
pape, aussi bien que vous, étant chef de
l' église anglicane : et c' étoit un pape aussi fier
que vous ; elle savoit se faire craindre et faire
voler les têtes. Voilà sans doute ce qui lui a
mérité l' honneur de vos bonnes graces.
Sixte-Quint.
Cela n' y a pas nui ; j' aime les gens vigoureux, et
qui savent se rendre maîtres des autres. Le mérite
que j' ai reconnu en vous et qui m' a gagné le coeur,
c' est que vous avez battu la ligue, ménagé la
noblesse, tenu la balance entre les catholiques et
les huguenots. Un homme qui sait faire tout cela est
un homme, et je ne le méprise point comme son
prédécesseur, qui perdoit tout par sa mollesse, et qui
ne se relevoit que par des tromperies. Si j' eusse
vécu, je vous aurois reçu à l' abjuration sans
vous faire languir. Vous en auriez été quitte
pour quelques petits coups de baguette, et
pour déclarer que vous receviez la couronne
de roi très chrétien de la libéralité du saint-siège.
Henri Iv.
C' est ce que je n' eusse jamais accepté ; j' aurois
plutôt recommencé la guerre.
Sixte-Quint.
J' aime à vous voir cette fierté. Mais, faute
d' être assez appuyé de mes successeurs, vous
avez été exposé à tant de conjurations, qu' enfin
on vous a fait périr.
Henri Iv.
Il est vrai : mais vous, avez-vous été épargné ? La
cabale espagnole ne vous a pas mieux traité que moi ;
le fer ou le poison, cela est bien égal. Mais allons
voir cette bonne reine que vous aimez tant ; elle a
su régner tranquillement, et plus long-temps que vous
et moi.
 
==Dialogue 69==
 
Le Cardinal De Richelieu Et Le Cardinal
Ximénès.
La vertu vaut mieux que la naissance.
Le C. Ximénès.
Maintenant que nous sommes ensemble, je
vous conjure de me dire s' il est vrai que vous
avez songé à m' imiter.
Le C. De Richelieu.
Point. J' étois trop jaloux de la bonne gloire,
pour vouloir être la copie d' un autre. J' ai
toujours montré un caractère hardi et original.
Le C. Ximénès.
J' avois ouï dire que vous aviez pris la Rochelle,
comme moi Oran ; abattu les huguenots, comme je
renversai les maures de Grenade pour les convertir ;
protégé les lettres, abaissé l' orgueil des grands,
relevé l' autorité royale, établi la Sorbonne comme
mon université D' Alcala De Hénarès, et même
profité de la faveur de la reine Marie De Médicis,
comme je fus élevé par celle d' Isabelle De
Castille.
Le C. De Richelieu.
Il est vrai qu' il y a entre nous certaines
ressemblances que le hasard a faites : mais je n' ai
envisagé aucun modèle ; je me suis contenté
de faire les choses que le temps et les affaires
m' ont offertes pour la gloire de la France.
D' ailleurs nos conditions étoient bien différentes.
J' étois né à la cour ; j' y avois été nourri
dès ma plus grande jeunesse ; j' étois évêque
de Luçon et secrétaire d' état, attaché à la reine
et au maréchal D' Ancre. Tout cela n' a rien de
commun avec un moine obscur et sans appui,
qui n' entre dans le monde et dans les affaires
qu' à soixante ans.
Le C. Ximénès.
Rien ne me fait plus d' honneur que d' y être
entré si tard. Je n' ai jamais eu de vues
d' ambition, ni d' empressement : je comptois
achever dans le cloître ma vie déja bien avancée.
Le cardinal De Mendozza, archevêque de Tolède, me
fit confesseur de la reine ; et la reine, prévenue
pour moi, me fit successeur de ce cardinal pour
l' archevêché de Tolède, contre le desir du roi, qui
vouloit y mettre son bâtard ; ensuite je devins le
principal conseil de la reine dans ses peines à
l' égard du roi. J' entrepris la conversion de Grenade
après que Ferdinand en eut fait la conquête. La reine
mourut. Je me trouvai entre Ferdinand et son
gendre Philippe D' Autriche. Je rendis de
grands services à Ferdinand après la mort de
Philippe. Je procurai l' autorité au beau-père.
J' administrai les affaires, malgré les grands,
avec vigueur. Je fis ma conquête d' Oran, où
j' étois en personne, conduisant tout, et n' ayant
point là de roi qui eût part à cette action,
comme vous à la Rochelle et au pas de Suse.
Après la mort de Ferdinand, je fus régent
dans l' absence du jeune prince Charles ; c' est
moi qui empêchai les communautés d' Espagne
de commencer la révolte, qui arriva après
ma mort : je fis changer le gouverneur et les
officiers du second infant Ferdinand, qui
vouloient le faire roi au préjudice de son frère
aîné. Enfin je mourus tranquille, ayant perdu
toute autorité par l' artifice des flamands qui
avoient prévenu le roi Charles contre moi. En tout
cela je n' ai jamais fait aucun pas vers la
fortune ; les affaires me sont venues trouver, et je
n' y ai regardé que le bien public. Cela est plus
honorable que d' être né à la cour, fils d' un
grand-prévôt, chevalier de l' ordre.
Le C. De Richelieu.
La naissance ne diminue jamais le mérite
des grandes actions.
Le C. Ximénès.
Non ; mais puisque vous me poussez, je vous
dirai que le désintéressement et la modération
valent mieux qu' un peu de naissance.
Le C. De Richelieu.
Prétendez-vous comparer votre gouvernement
au mien ? Avez-vous changé le système
du gouvernement de toute l' Europe ? J' ai
abattu cette maison d' Autriche que vous avez
servie, mis dans le coeur de l' Allemagne un
roi de Suède victorieux, révolté la Catalogne,
relevé le royaume de Portugal usurpé par les
espagnols, rempli la chrétienté de mes négociations.
Le C. Ximénès.
J' avoue que je ne dois point comparer mes
négociations aux vôtres : mais j' ai soutenu
toutes les affaires les plus difficiles de Castille
avec fermeté, sans intérêt, sans ambition,
sans vanité, sans foiblesse. Dites-en autant, si
vous le pouvez.
 
==Dialogue 70==
 
La Reine Marie De Médicis
Et Le Cardinal De Richelieu.
Le C. De Richelieu.
Ne puis-je pas espérer, madame, de vous
apaiser en me justifiant au moins après ma
mort ?
La Reine.
ôtez-vous de devant moi, ingrat, perfide,
scélérat, qui m' avez brouillée avec mon fils,
et qui m' avez fait finir une vie misérable hors
du royaume. Jamais domestique n' a dû tant
de bienfaits à sa maîtresse, et ne l' a traitée si
indignement.
Le C. De Richelieu.
Je n' aurois jamais perdu votre confiance,
si vous n' aviez pas écouté des brouillons. Bérulle,
la Du Fargis, les Marillac, ont commencé. Ensuite
vous vous êtes livrée au père Chanteloube, à
Saint-Germain de Mourgues, et à Fabroni, qui
étoient des têtes mal faites et dangereuses. Avec de
telles gens, vous n' aviez pas moins de peine à bien
vivre avec monsieur à Bruxelles, qu' avec le roi à
Paris. Vous ne pouviez plus supporter ces beaux
conseillers, et vous n' aviez pas le courage de vous
en défaire.
La Reine.
Je les aurois chassés pour me raccommoder
avec le roi mon fils. Mais il falloit faire des
bassesses, revenir sans autorité, et subir votre
joug tyrannique : j' aimois mieux mourir.
Le C. De Richelieu.
Ce qui étoit le plus bas et le moins digne
de vous, c' étoit de vous unir à la maison d' Autriche,
dans des négociations publiques, contre l' intérêt de
la France. Il auroit mieux valu vous soumettre au
roi votre fils : mais Fabroni vous en détournoit
toujours par des prédictions.
La Reine.
Il est vrai qu' il m' assuroit toujours que la
vie du roi ne seroit pas longue.
Le C. De Richelieu.
C' étoit une prédiction bien facile à faire : la
santé du roi étoit très mauvaise, et il la
gouvernoit très mal. Mais votre astrologue auroit
dû vous prédire que vous vivriez encore moins
que le roi. Les astrologues ne disent jamais
tout, et leurs prédictions ne font jamais prendre des
mesures justes.
La Reine.
Vous vous moquez de Fabroni, comme un
homme qui n' auroit jamais été crédule sur
l' astrologie judiciaire. N' aviez-vous pas de
votre côté le P. Campanelle qui vous flattoit
par ses horoscopes ?
Le C. De Richelieu.
Au moins le P. Campanelle disoit la vérité :
car il me promettoit que monsieur ne règneroit
jamais, et que le roi auroit un fils qui lui
succèderoit. Le fait est arrivé, et Fabroni vous
a trompée.
La Reine.
Vous justifiez par ce discours l' astrologie
judiciaire et ceux qui y ajoutent foi : car vous
reconnoissez la vérité des prédictions du P.
Campanelle. Si un homme instruit comme
vous, et qui se piquoit d' être un si fort génie,
a été si crédule sur les horoscopes, faut-il
s' étonner qu' une femme l' ait été aussi ? Ce
qu' il y a de vrai et de plaisant, c' est que,
dans l' affaire la plus sérieuse et la plus
importante de toute l' Europe, nous nous déterminions
de part et d' autre, non sur les vraies raisons de
l' affaire, mais sur les promesses de nos
astrologues. Je ne voulois point revenir,
parcequ' on me faisoit toujours attendre la
mort du roi ; et vous, de votre côté, vous ne
craigniez point de tomber dans mes mains ou
dans celles de monsieur à la mort du roi,
parceque vous comptiez sur l' horoscope qui
vous répondoit de la naissance d' un dauphin.
Quand on veut faire le grand homme, on
affecte de mépriser l' astrologie : mais quoiqu' on
fasse en public l' esprit fort, on est curieux et
crédule en secret.
Le C. De Richelieu.
C' est une foiblesse indigne d' une bonne
tête. L' astrologie est la cause de tous vos
malheurs, et a empêché votre réconciliation avec
le roi. Elle a fait autant de mal à la France
qu' à vous ; c' est une peste dans toutes les cours.
Les biens qu' elle promet ne servent qu' à enivrer les
hommes, et qu' à les endormir par de vaines
espérances : les maux dont elle menace ne peuvent
point être évités par la prédiction, et rendent par
avance une personne malheureuse.
Il vaut donc mieux ignorer l' avenir, quand même on
pourroit en découvrir quelque chose par l' astrologie.
La Reine.
J' étois née italienne et au milieu des horoscopes.
J' avois vu en France des prédictions véritables de la
mort du roi mon mari.
Le C. De Richelieu.
Il est aisé d' en faire. Les restes d' un dangereux
parti songeoient à le faire périr. Plusieurs
parricides avoient déja manqué leur coup. Le danger de
la vie du roi étoit manifeste. Peut-être que les gens
qui abusoient de votre confiance n' en savoient que
trop de nouvelles. D' ailleurs, les prédictions
viennent après coup, et on n' en examine guère la
date. Chacun est ravi de favoriser ce qui est
extraordinaire.
La Reine.
J' aperçois, en passant, que votre ingratitude
s' étend jusque sur le pauvre maréchal D' Ancre, qui
vous avoit élevé à la cour. Mais venons au fait. Vous
croyez donc que l' astrologie n' a point de
fondement ? Le P. Campanelle n' a-t-il pas dit la
vérité ? Ne l' a-t-il pas dite contre la
vraisemblance ? Quelle apparence que le roi eût un
fils après vingt-un ans de mariage sans en avoir ?
Répondez.
Le C. De Richelieu.
Je réponds que le roi et la reine étoient
encore jeunes, et que les médecins, plus dignes
d' être crus que les astrologues, comptoient qu' ils
pourroient avoir des enfants. De plus, examinez les
circonstances. Fabroni, pour vous flatter, assuroit
que le roi mourroit bientôt sans enfants. Il avoit
d' abord bien pris ses avantages : il prédisoit ce qui
étoit le plus vraisemblable. Que restoit-il à faire
pour le P. Campanelle ? Il falloit qu' il me donnât
de son côté de grandes espérances ; sans cela il
n' y a pas de l' eau à boire dans ce métier. C' étoit à
lui à dire le contraire de Fabroni, et à soutenir la
gageure. Pour moi, je voulois être sa dupe ; et, dans
l' incertitude de l' évènement, l' opinion populaire qui
faisoit espérer un dauphin contre la cabale de
monsieur n' étoit pas inutile pour soutenir mon
autorité. Enfin il n' est pas étonnant que, parmi tant
de prédictions frivoles dont on ne remarque point
la fausseté, il s' en trouve une dans tout un
siècle qui réussisse par un jeu du hasard. Mais
remarquez le bonheur de l' astrologie : il falloit
que Fabroni ou Campanelle fût confondu ; du
moins il auroit fallu donner d' étranges
contorsions à leurs horoscopes pour les
concilier, quoique le public soit si indulgent pour
se payer des plus grossières équivoques sur
l' accomplissement des prédictions. Mais enfin
en quelque péril que fût la réputation des
deux astrologues, la gloire de l' astrologie étoit
en pleine sûreté : il falloit que l' un des deux
eût raison ; c' étoit une nécessité que le roi eût
des enfants ou qu' il n' en eût pas. Lequel des
deux qui pût arriver, l' astrologie triomphoit.
Vous voyez par là qu' elle triomphe à bon marché. On ne
manque pas de dire maintenant que les principes sont
certains, mais que Campanelle avoit mieux pris le
moment de la nativité du roi que Fabroni.
La Reine.
Mais j' ai toujours ouï dire qu' il y a des
règles infaillibles pour connoître l' avenir par
les astres.
Le C. De Richelieu.
Vous l' avez ouï dire comme une infinité
d' autres choses que la vanité de l' esprit humain
a autorisées. Mais il est certain que cet
art n' a rien que de faux et de ridicule.
La Reine.
Quoi ! Vous doutez que le cours des astres
et leurs influences ne fassent les biens et les
maux des hommes ?
Le C. De Richelieu.
Non, je ne doute point : car je suis convaincu
que l' influence des astres n' est qu' une
chimère. Le soleil influe sur nous par la chaleur de
ses rayons ; mais tous les autres astres, par leur
distance, ne sont à notre égard que comme une
étincelle de feu. Une bougie, bien allumée, a bien
plus de vertu, d' un bout de la chambre à l' autre, pour
agir sur nos corps, que Jupiter et Saturne n' en
ont pour agir sur le globe de la terre. Les étoiles
fixes, qui sont infiniment plus éloignées que les
planètes, sont encore bien plus hors de portée de
nous faire du bien ou du mal. D' ailleurs les
principaux évènements de la vie roulent sur nos
volontés libres ; les astres ne pourroient agir par
leurs influences que sur nos corps, et indirectement
sur nos ames, qui seroient toujours libres de
résister à leurs impressions, et de rendre les
prédictions fausses.
La Reine.
Je ne suis pas assez savante, et je ne sais si
vous l' êtes assez vous-même pour décider cette
question de philosophie : car on a toujours dit
que vous étiez plus politique que savant. Mais
je voudrois que vous eussiez entendu parler
Fabroni sur les rapports qu' il y a entre les
noms des astres et leurs propriétés.
Le C. De Richelieu.
C' est précisément le foible de l' astrologie.
Les noms des astres et des constellations leur
ont été donnés sur les métamorphoses et sur
les fables les plus puériles des poëtes. Pour les
constellations, elles ne ressemblent par leur
figure à aucune des choses dont on leur a imposé
le nom. Par exemple, la balance ne ressemble pas plus
à une balance qu' à un moulin à vent. Le belier, le
scorpion, le sagittaire, les deux ourses, n' ont
aucun rapport raisonnable à ces noms. Les astrologues
ont raisonné vainement sur les noms imposés au hasard
par rapport aux fables des poëtes. Jugez s' il
n' est pas ridicule de prétendre sérieusement
fonder toute une science de l' avenir sur des
noms expliqués au hasard, sans aucun rapport
naturel à ces fables, dont on ne peut qu' endormir les
enfants. Voilà le fond de l' astrologie.
La Reine.
Il faut ou que vous soyez devenu bien plus
sage que vous ne l' étiez, ou que vous soyez
encore un grand fourbe de parler ainsi contre
vos sentiments : car personne n' a jamais été
plus passionné que vous pour les prédictions.
Vous en cherchiez par-tout, pour flatter votre
ambition sans bornes. Peut-être que vous avez
changé d' avis depuis que vous n' avez plus rien
à espérer du côté de ces astres. Mais enfin vous
avez un grand désavantage pour me persuader, qui
est d' avoir en cela, comme en tout le reste,
toujours démenti vos paroles par votre conduite.
Le C. De Richelieu.
Je vois bien, madame, que vous avez oublié mes
services d' Angoulême et de Tours, pour ne vous
souvenir que de la journée des dupes et du voyage de
Compiègne. Pour moi, je ne veux point oublier le
respect que je vous dois, et je me retire. Aussi bien
ai-je aperçu l' ombre pâle et bilieuse de M.
D' épernon, qui s' approche avec toute sa fierté
gasconne. Je serois mal entre vous deux, et je vais
chercher son fils le cardinal, qui est mon bon ami.
 
==Dialogue 71==
 
Le Cardinal De Richelieu
Et Le Chancelier D' Oxenstiern.
Différence entre un ministre qui agit par vanité et
par hauteur, et un autre qui agit pour l' amour de la
patrie.
Le C. De Richelieu.
Depuis ma mort on n' a point vu de ministre en
Europe qui m' ait ressemblé.
Le Ch. D' Oxenstiern.
Non, aucun n' a eu tant d' autorité.
Le C. De Richelieu.
Ce n' est pas ce que je dis : je parle du génie
pour le gouvernement ; et je puis sans vanité
dire de moi, comme je dirois d' un autre qui
seroit en ma place, que je n' ai rien laissé qui
ait pu m' égaler.
Le Ch. D' Oxenstiern.
Quand vous parlez ainsi, songez-vous que
je n' étois ni marchand, ni laboureur, et que
je me suis mêlé de politique autant qu' un
autre ?
Le C. De Richelieu.
Vous ! Il est vrai que vous avez donné quelques
conseils à votre roi : mais il n' a rien entrepris que
sur les traités qu' il a faits avec la France,
c' est-à-dire avec moi.
Le Ch. D' Oxenstiern.
Il est vrai : mais c' est moi qui l' ai engagé à
faire ces traités.
Le C. De Richelieu.
J' ai été instruit des faits par le P. Joseph ;
puis j' ai pris mes mesures sur les choses que
Charnacé avoit vues de près.
Le Ch. D' Oxenstiern.
Votre P. Joseph étoit un moine visionnaire. Pour
Charnacé, il étoit bon négociateur :
mais sans moi on n' eût jamais rien fait. Le
grand Gustave, qui manquoit de tout, eut
dans les commencements, il est vrai, besoin
de l' argent de la France : mais dans la suite il
battit les bavarois et les impériaux ; il releva
le parti protestant dans toute l' Allemagne.
S' il eût vécu après la victoire de Lutzen, il
auroit bien embarrassé la France même, alarmée de
ses progrès, et auroit été la principale puissance de
l' Europe. Vous vous repentiez déja, mais trop tard,
de l' avoir aidé : on vous soupçonna même d' être
coupable de sa mort.
Le C. De Richelieu.
J' en suis aussi innocent que vous.
Le Ch. D' Oxenstiern.
Je le veux croire : mais il est bien fâcheux
pour vous que personne ne mourût à propos
pour vos intérêts, qu' aussitôt on ne crût que
vous étiez auteur de sa mort. Ce soupçon ne
vient que de l' idée que vous aviez donnée de
vous par le fond de votre conduite, dans laquelle
vous avez sacrifié sans scrupule la vie
des hommes à votre propre grandeur.
Le C. De Richelieu.
Cette politique est nécessaire en certains cas.
Le Ch. D' Oxenstiern.
C' est de quoi les honnêtes gens douteront
toujours.
Le C. De Richelieu.
C' est de quoi vous n' avez jamais douté non
plus que moi. Mais enfin qu' avez-vous tant
fait dans l' Europe, vous qui vous vantez
jusqu' à comparer votre ministère au mien ? Vous
avez été le conseiller d' un petit roi barbare,
d' un goth chef de bandits, et aux gages du
roi de France, dont j' étois ministre.
Le Ch. D' Oxenstiern.
Mon roi n' avoit point une couronne égale
à celle de votre maître : mais c' est ce qui fait
la gloire de Gustave et la mienne. Nous sommes
sortis d' un pays sauvage et stérile, sans
troupes, sans artillerie, sans argent : nous
avons discipliné nos soldats, formé des officiers,
vaincu les armées triomphantes des impériaux, changé
la face de l' Europe, et laissé des généraux qui ont
appris la guerre après nous à tout ce qu' il y a eu de
grands hommes.
Le C. De Richelieu.
Il y a quelque chose de vrai à tout ce que
vous dites : mais, à vous entendre, on croiroit
que vous étiez aussi grand capitaine que Gustave.
Le Ch. D' Oxenstiern.
Je ne l' étois pas autant que lui : mais j' entendois
la guerre, et je l' ai fait assez voir après
la mort de mon maître.
Le C. De Richelieu.
N' aviez-vous pas Tortenson, Bannier, et le
Duc De Weimar, sur qui tout rouloit ?
Le Ch. D' Oxenstiern.
Je n' étois pas seulement occupé des négociations pour
maintenir la ligue, j' entrois encore dans tous les
conseils de guerre ; et ces grands hommes vous diront
que j' ai eu la principale part à toutes ces belles
campagnes.
Le C. De Richelieu.
Apparemment vous étiez du conseil, quand
on perdit la bataille de Nordlingue, qui abattit
la ligue.
Le Ch. D' Oxenstiern.
J' étois dans les conseils : mais c' est au Duc
De Weimar à vous répondre sur cette bataille
qu' il perdit. Quand elle fut perdue, je soutins
le parti découragé. L' armée suédoise demeura
étrangère dans un pays où elle subsistoit par
mes ressources. C' est moi qui ai fait par mes
soins un petit état conquis, que le Duc De
Weimar auroit conservé s' il eût vécu, et que
vous avez usurpé indignement après sa mort.
Vous m' avez vu en France chercher du secours
pour ma nation, sans me mettre en peine de
votre hauteur, qui auroit nui aux intérêts de
votre maître, si je n' eusse été plus modéré et
plus zélé pour ma patrie que vous pour la
vôtre. Vous vous êtes rendu odieux à votre
nation ; j' ai fait les délices et la gloire de la
mienne. Je suis retourné dans les rochers sauvages
d' où j' étois sorti, j' y suis mort en paix ;
et toute l' Europe est pleine de mon nom aussi
bien que du vôtre. Je n' ai eu ni vos dignités,
ni vos richesses, ni votre autorité, ni vos
poëtes ni vos orateurs pour me flatter. Je n' ai
pour moi que la bonne opinion des suédois,
et celle de tous les habiles gens qui lisent les
histoires et les négociations. J' ai agi suivant
ma religion contre les impériaux catholiques,
qui, depuis la bataille de Prague, tyrannisoient
toute l' Allemagne : vous avez, en mauvais
prêtre, relevé par nous les protestants et abattu
les catholiques en Allemagne. Il est aisé de
juger entre vous et moi.
Le C. De Richelieu.
Je ne pouvois éviter cet inconvénient sans
laisser l' Europe entière dans les fers de la
maison d' Autriche, qui visoit à la monarchie
universelle. Mais enfin je ne puis m' empêcher de
rire de voir un chancelier qui se donne pour
un grand capitaine.
Le Ch. D' Oxenstiern.
Je ne me donne pas pour un grand capitaine, mais
pour un homme qui a servi utilement les généraux
dans les conseils de guerre.
Je vous laisse la gloire d' avoir paru à cheval
avec des armes et un habit de cavalier au pas
de Suse. On dit même que vous vous êtes fait
peindre à Richelieu à cheval avec un buffle,
une écharpe, et un bâton de commandant.
Le C. De Richelieu.
Je ne puis plus souffrir vos reproches. Adieu.
 
==Dialogue 72==
 
Le Cardinal De Richelieu Et Le Cardinal
Mazarin.
Caractères de ces deux ministres. Différence entre la
vraie et la fausse politique.
Le C. De Richelieu.
Hé ! Vous voilà, seigneur Jules ! On dit que
vous avez gouverné la France après moi. Comment
avez-vous fait ? Avez-vous achevé de réunir
toute l' Europe contre la maison d' Autriche ?
Avez-vous renversé le parti huguenot, que j' avois
affoibli ? Enfin avez-vous achevé d' abaisser
les grands ?
Le C. Mazarin.
Vous aviez commencé tout cela : mais j' ai
eu bien d' autres choses à démêler ; il m' a fallu
soutenir une régence orageuse.
Le C. De Richelieu.
Un roi inappliqué, et jaloux du ministre
même qui le sert, donne bien plus d' embarras
dans le cabinet, que la foiblesse et la confusion
d' une régence. Vous aviez une reine assez
ferme, et sous laquelle on pouvoit plus facilement
mener les affaires, que sous un roi épineux qui
étoit toujours aigri contre moi par quelque favori
naissant. Un tel prince ne gouverne ni ne laisse
gouverner. Il faut le servir malgré lui ; et on ne le
fait qu' en s' exposant chaque jour à périr. Ma vie a
été malheureuse par celui de qui je tenois toute mon
autorité. Vous savez que de tous les rois qui
traversèrent le siège de La Rochelle, le roi
mon maître fut celui qui me donna le plus
de peine. Je n' ai pas laissé de donner le coup
mortel au parti huguenot, qui avoit tant de
places de sûreté et tant de chefs redoutables.
J' ai porté la guerre jusque dans le sein de la
maison d' Autriche. On n' oubliera jamais la
révolte de la Catalogne ; le secret impénétrable
avec lequel le Portugal s' est préparé à secouer
le joug injuste des espagnols ; la Hollande
soutenue par notre alliance dans une longue
guerre contre la même puissance ; tous les
alliés du nord, de l' empire, et de l' Italie,
attachés à moi personnellement, comme à un
homme incapable de leur manquer ; enfin au-dedans
de l' état les grands rangés à leur devoir. Je les
avois trouvés intraitables, se faisant honneur de
cabaler sans cesse contre tous ceux à qui le roi
confioit son autorité, et ne croyant devoir obéir
au roi même, qu' autant qu' il les y engageoit en
flattant leur ambition et en leur donnant dans leurs
gouvernements un pouvoir sans bornes.
Le C. Mazarin.
Pour moi, j' étois un étranger ; tout étoit
contre moi ; je n' avois de ressource que dans
mon industrie. J' ai commencé par m' insinuer
dans l' esprit de la reine ; j' ai su écarter les gens
qui avoient sa confiance ; je me suis défendu
contre les cabales des courtisans, contre le
parlement déchaîné, contre la fronde, parti
animé par un cardinal audacieux et jaloux
de ma fortune, enfin contre un prince qui se
couvroit tous les ans de nouveaux lauriers, et
qui n' employoit la réputation de ses victoires
qu' à me perdre avec plus d' autorité : j' ai dissipé
tant d' ennemis. Deux fois chassé du royaume, j' y
suis rentré deux fois triomphant. Pendant mon
absence même, c' étoit moi qui gouvernois l' état. J' ai
poussé jusqu' à Rome le
Cardinal De Retz ; j' ai réduit le Prince De
Condé à se sauver en Flandre ; enfin j' ai
conclu une paix glorieuse, et j' ai laissé en
mourant un jeune roi en état de donner la loi à
toute l' Europe. Tout cela s' est fait par mon
génie fertile en expédients, par la souplesse
de mes négociations, et par l' art que j' avois
de tenir toujours les hommes dans quelque
nouvelle espérance. Remarquez que je n' ai pas
répandu une seule goutte de sang.
Le C. De Richelieu.
Vous n' aviez garde d' en répandre : vous étiez
trop foible et trop timide.
Le C. Mazarin.
Timide ! Hé ! N' ai-je pas fait mettre les trois
princes à Vincennes ? M. Le prince eut tout le
temps de s' ennuyer dans sa prison.
Le C. De Richelieu.
Je parie que vous n' osiez ni le retenir en
prison ni le délivrer, et que votre embarras
fut la vraie cause de la longueur de sa prison.
Mais venons au fait. Pour moi, j' ai répandu
du sang ; il l' a fallu pour abaisser l' orgueil des
grands toujours prêts à se soulever. Il n' est
pas étonnant qu' un homme qui a laissé tous
les courtisans et tous les officiers d' armée
reprendre leur ancienne hauteur n' ait fait mourir
personne dans un gouvernement si foible.
Le C. Mazarin.
Un gouvernement n' est point foible, quand
il mène les affaires au but par souplesse, sans
cruauté. Il vaut mieux être renard que lion
ou tigre.
Le C. De Richelieu.
Ce n' est point cruauté que de punir des
coupables dont les mauvais exemples en produiroient
d' autres : l' impunité attirant sans cesse des
guerres civiles, elle eût anéanti l' autorité du roi,
eût ruiné l' état, et eût coûté le sang de je ne sais
combien de milliers d' hommes ; au lieu que j' ai
établi la paix et l' autorité en sacrifiant un petit
nombre de têtes coupables : d' ailleurs je n' ai jamais
eu d' autres ennemis que ceux de l' état.
Le C. Mazarin.
Mais vous pensiez être l' état en personne.
Vous supposiez qu' on ne pouvoit être bon
françois sans être à vos gages.
Le C. De Richelieu.
Avez-vous épargné le premier prince du
sang, quand vous l' avez cru contraire à vos
intérêts ? Pour être bien à la cour, ne falloit-il
pas être Mazarin ? Je n' ai jamais poussé plus
loin que vous les soupçons et la défiance. Nous
servions tous deux l' état ; en le servant, nous
voulions l' un et l' autre tout gouverner. Vous
tâchiez de vaincre vos ennemis par la ruse et
par un lâche artifice : pour moi, j' ai abattu les
miens à force ouverte, et j' ai cru de bonne foi
qu' ils ne cherchoient à me perdre, que pour
jeter encore une fois la France dans les calamités
et dans la confusion d' où je venois de la
tirer avec tant de peines. Mais enfin j' ai tenu
ma parole ; j' ai été ami et ennemi de bonne
foi ; j' ai soutenu l' autorité de mon maître avec
courage et dignité. Il n' a tenu qu' à ceux que
j' ai poussés à bout d' être comblés de graces ;
j' ai fait toutes sortes d' avances vers eux ; j' ai
aimé, j' ai cherché le mérite dès que je l' ai
reconnu : je voulois seulement qu' ils ne traversassent
pas mon gouvernement, que je croyois nécessaire au
salut de la France. S' ils eussent voulu servir le
roi selon leurs talents, sur mes ordres, ils eussent
été mes amis.
Le C. Mazarin.
Dites plutôt qu' ils eussent été vos valets :
des valets bien payés à la vérité ; mais il falloit
s' accommoder d' un maître jaloux, impérieux,
implacable sur tout ce qui blessoit sa jalousie.
Le C. De Richelieu.
Hé bien ! Quand j' aurois été trop jaloux et
trop impérieux, c' est un grand défaut, il est
vrai : mais combien avois-je de qualités qui
marquent un génie étendu et une ame élevée !
Pour vous, seigneur Jules, vous n' avez montré
que de la finesse et de l' avarice. Vous avez bien
fait pis aux françois que de répandre leur
sang : vous avez corrompu le fond de leurs
moeurs ; vous avez rendu la probité gauloise
et ridicule. Je n' avois que réprimé l' insolence
des grands ; vous avez abattu leur courage,
dégradé la noblesse, confondu toutes les conditions,
rendu toutes les graces vénales. Vous craigniez le
mérite ; on ne s' insinuoit auprès de vous qu' en vous
montrant un caractère d' esprit bas, souple, et
capable de mauvaises intrigues. Vous n' avez même
jamais eu la vraie connoissance des hommes ; vous ne
pouviez rien croire que le mal, et tout le reste
n' étoit pour vous qu' une belle fable : il ne vous
falloit que des esprits fourbes, qui trompassent
ceux avec qui vous aviez besoin de négocier, ou des
trafiquants qui vous fissent argent de tout. Aussi
votre nom demeure avili et odieux : au contraire, on
m' assure que le mien croît tous les jours en gloire
dans la nation françoise.
Le C. Mazarin.
Vous aviez les inclinations plus nobles que
moi, un peu plus de hauteur et de fierté :
mais vous aviez je ne sais quoi de vain et de
faux. Pour moi, j' ai évité cette grandeur de
travers, comme une vanité ridicule : toujours
des poëtes, des orateurs, des comédiens ! Vous
étiez vous-même poëte, orateur, rival de Corneille ;
vous faisiez des livres de dévotion sans être
dévot : vous vouliez être de tous les métiers, faire
le galant, exceller en tout genre. Vous avaliez
l' encens de tous les auteurs. Y a-t-il en Sorbonne
une porte, ou un panneau de vitre, où vous n' ayez
fait mettre vos armes ?
Le C. De Richelieu.
Votre satire est assez piquante, mais elle
n' est pas sans fondement. Je vois bien que la
bonne gloire devroit faire fuir certains honneurs
que la grossière vanité cherche, et qu' on
se déshonore à force de vouloir trop être
honoré. Mais enfin j' aimois les lettres ; j' ai
excité l' émulation pour les rétablir. Pour vous, vous
n' avez jamais eu aucune attention, ni à l' église,
ni aux lettres, ni aux arts, ni à la vertu.
Faut-il s' étonner qu' une conduite si odieuse
ait soulevé tous les grands de l' état et tous les
honnêtes gens contre un étranger ?
Le C. Mazarin.
Vous ne parlez que de votre magnanimité
chimérique : mais pour bien gouverner un
état, il n' est question ni de générosité, ni de
bonne foi, ni de bonté de coeur ; il est question
d' un esprit fécond en expédients, qui soit
impénétrable
dans ses desseins, qui ne donne rien à ses passions,
mais tout à l' intérêt, qui ne s' épuise jamais en
ressources pour vaincre les difficultés.
Le C. De Richelieu.
La vraie habileté consiste à n' avoir jamais
besoin de tromper, et à réussir toujours par
des moyens honnêtes. Ce n' est que par foiblesse, et
faute de connoître le droit chemin, qu' on prend des
sentiers détournés et qu' on a recours à la ruse. La
vraie habileté consiste à ne s' occuper point de tant
d' expédients, mais à choisir d' abord par une vue
nette et précise celui qui est le meilleur en le
comparant aux autres. Cette fertilité d' expédients
vient moins d' étendue et de force de génie, que de
défaut de force et de justesse pour savoir choisir.
La vraie habileté consiste à comprendre qu' à la
longue la plus grande de toutes les ressources dans
les affaires est la réputation universelle de
probité. Vous êtes toujours en danger, quand vous ne
pouvez mettre dans vos intérêts que des dupes ou des
fripons : mais quand on compte sur votre probité, les
bons et les méchants mêmes se fient à vous ; vos
ennemis vous craignent bien, et vos amis
vous aiment de même. Pour vous, avec tous
vos personnages de Protée, vous n' avez su
vous faire ni aimer, ni estimer, ni craindre.
J' avoue que vous étiez un grand comédien,
mais non pas un grand homme.
Le C. Mazarin.
Vous parlez de moi comme si j' avois été un
homme sans coeur ; j' ai montré en Espagne,
pendant que j' y portois les armes, que je ne
craignois point la mort. On l' a encore vu dans
les périls où j' ai été exposé pendant les guerres
civiles de France. Pour vous, on sait que vous
aviez peur de votre ombre, et que vous pensiez
toujours voir sous votre lit quelque assassin prêt à
vous poignarder. Mais il faut croire que vous
n' aviez ces terreurs paniques que dans certaines
heures.
Le C. De Richelieu.
Tournez-moi en ridicule tant qu' il vous
plaira : pour moi, je vous ferai toujours justice
sur vos bonnes qualités. Vous ne manquiez
pas de valeur à la guerre : mais vous manquiez de
courage, de fermeté, et de grandeur d' ame, dans les
affaires. Vous n' étiez souple que par foiblesse, et
faute d' avoir dans l' esprit des principes fixes. Vous
n' osiez résiter en face : c' est ce qui vous faisoit
promettre trop facilement, et éluder ensuite toutes
vos paroles par cent défaites captieuses. Ces
défaites étoient pourtant grossières et inutiles :
elles
ne vous mettoient à couvert qu' à cause que
vous aviez l' autorité ; et un honnête homme auroit
mieux aimé que vous lui eussiez dit nettement, j' ai
eu tort de vous promettre, et je me vois dans
l' impuissance d' exécuter ce que je vous ai promis,
que d' ajouter au manquement de parole des
pantalonnades pour vous jouer des malheureux. C' est
peu que d' être brave dans un combat, si on est
foible dans une contradiction. Beaucoup de princes
capables de mourir avec gloire se sont déshonorés
comme les derniers des hommes par leur mollesse dans
les affaires journalières.
Le C. Mazarin.
Il est bien aisé de parler ainsi : mais quand
on a tant de gens à contenter, on les amuse
comme on peut. On n' a pas assez de graces
pour en donner à tous ; chacun d' eux est bien
loin de se faire justice. N' ayant pas autre chose
à leur donner, il faut bien au moins leur
laisser de vaines espérances.
Le C. De Richelieu.
Je conviens qu' il faut laisser espérer à beaucoup de
gens. Ce n' est pas les tromper ; car chacun en son
rang peut trouver sa récompense, et s' avancer même en
certaines occasions au-delà de ce qu' on auroit cru.
Pour les espérances disproportionnées et ridicules,
s' ils
les prennent tant pis pour eux. Ce n' est pas
vous qui les trompez, ils se trompent eux-mêmes, et
ne peuvent s' en prendre qu' à leur propre folie. Mais
leur donner dans la chambre des paroles dont vous
riez dans le cabinet, c' est ce qui est indigne d' un
honnête homme, et pernicieux à la réputation des
affaires. Pour moi, j' ai soutenu et agrandi
l' autorité du roi, sans recourir à de si misérables
moyens. Le fait est convaincant ; et vous disputez
contre un homme qui est un exemple décisif contre
vos maximes.