« La Chronique de France, 1904/Chapitre X » : différence entre les versions

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Imprimerie A. Lanier (p. 201-215).

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UN GRAND MAÎTRETIONAL
UN GRDE L’ART NATIONAL

Auguste Bartholdi s’intitulait modestement statuaire ; il était aussi architecte ; il était barde surtout ; son ciseau lui servit à chanter les gloires et les douleurs de la patrie et à fixer en d’admirables silhouettes les grandes pensées dont vibrait son âme. Le génie de la France moderne s’incarnait véritablement en lui, génie fait d’idées claires et d’aspirations violentes dominées et tempérées par le sens esthétique de l’ordre et de la mesure ; lumière, passion et beauté, telle aurait pu être sa devise artistique.

Né à Colmar le 2 août 1834, élève du lycée Louis le Grand de Paris, le futur auteur de la Liberté éclairant le monde avait été destiné par sa famille à la carrière d’avocat. Le peintre Ary Scheffer, ami des siens, l’accueillit heureusement dans son atelier où le poussait une vocation précoce. Il apprit à manier le pinceau et en conserva toujours le goût. C’est là un détail peu connu parce que la plupart des tableaux de Bartholdi sont signés d’un pseudonyme ; il lui arriva pourtant d’exposer sous son nom des scènes d’orient et aussi des paysages californiens. Mais la peinture devait demeurer pour lui un accessoire, une distraction ; la sculpture l’attirait totalement. Il se donna à elle avec toute la fougue de son tempérament et toute la générosité de sa nature.

Le palais de Longchamp.

Et, dès l’abord, les caractéristiques de son talent s’affirmèrent. Déjà, bien qu’il fut tout jeune encore, une de ses œuvres — la statue du général Rapp — se dressait sur la place principale de Colmar et son projet de fontaine monumentale pour un concours ouvert a Bordeaux venait d’obtenir le premier prix — déjà deux groupes, les « Sept Souabes » et la « Lyre berbère » attestaient ses tendances historiques et symboliques lorsque le public se trouva en présence d’un dessin révélateur ; il s’agissait de ce palais de Longchamp dont la grandiose façade commande désormais l’admiration de quiconque visite Marseille. Figures, gestes, décoration s’y mêlent et s’y harmonisent d’une façon large et superbe. Les hommes de notre temps avaient perdu la notion d’une œuvre pareille quand le projet de celle-là surgit soudainement à leurs yeux étonnés. Il parait que la jeunesse de l’artiste effraya les édiles marseillais ; ils se refusèrent à lui confier l’exécution de l’édifice conçu par lui. Mais la forme s’en imposait à tel point, elle cadrait si parfaitement avec l’emplacement fixé que celui auquel ils s’adressèrent quelques années plus tard dut bon gré mal gré s’inspirer des lignes tracées par Bartholdi ; les modifications plus ou moins heureuses qu’il introduisit dans le plan primitif n’en altérèrent pas l’économie ; impossible d’en transformer l’originalité. Le larcin était flagrant. Appuyé par la Société des artistes français, Bartholdi assigna la ville de Marseille en dommages-intérêts ; le Conseil d’État lui donna gain de cause et tout dernièrement, après des années d’une résistance peu compréhensible, Marseille s’est résignée à apposer sur le monument un nom qui pourtant ne peut qu’en rehausser le prestige.

Le palais de Longchamp possède toutefois un ancêtre lointain ; il évoque directement cette fontaine de Trevi dont la vue réjouit les Romains et les fait se détourner, dit-on, de leur route quotidienne pour en contempler la magnifique opulence. Là aussi l’architecture et la sculpture collaborent étroitement, les attitudes s’accordent à la fonction et les silhouettes s’affirment avec ampleur et autorité. Bartholdi est visiblement inspiré par des soucis analogues ; il est seulement moins préoccupé de richesse et d’élégance et il introduit dans sa conception une note un peu raide, un peu austère qui se retrouvera jusqu’au bout dans tout ce qu’enfantera sa pensée.

Les souffrances d’un patriote.

Les épreuves de 1870 n’étaient pas faites pour atténuer ce trait distinctif. Bartholdi fut plus atteint qu’un autre par la cruauté d’une défaite dont il sentait que son pays natal serait le prix. Tandis qu’il se battait vaillamment, l’Alsace déjà se trouvait séparée virtuellement de la France, en attendant que le traité de Francfort obligeât ses fils à une option douloureuse. Gambetta l’avait envoyé au devant de Garibaldi à son arrivée. C’est comme officier d’ordonnance du célèbre général italien que Bartholdi fit la campagne et c’est durant ces jours sombres que l’idée germa en lui d’un monument extraordinaire propre à commémorer dans le passé l’alliance franco-américaine et peut-être à la faire revivre dans l’avenir. Le citoyen plus encore que l’artiste s’exaltait à ce projet. Bartholdi croyait à l’avènement dans son pays d’une démocratie devant laquelle se dresseraient irréconciliables les monarchies césariennes du vieux monde et il lui semblait logique et prudent que la France nouvelle cherchât de l’autre côté de l’océan l’écho des sympathies qui naguère, à l’aube de la liberté américaine, s’étaient manifestées si chaudes autour du nom français.

Seulement beaucoup de temps avait passé sur ces souvenirs et beaucoup de malentendus aussi. D’autre part les Français se sentaient peu enclins, dans un moment tragique, à s’occuper d’élever des statues et d’embellir un site lointain, si ami fut-il. Bartholdi rencontra à Paris comme à New-York des difficultés sans nombre ; son plus grand mérite fut d’y faire face avec une inlassable énergie. Narrateur plein d’esprit, écrivain pittoresque, il est dommage qu’il ne nous ait pas laissé le récit de ses démarches et de ses négociations ; il y fit preuve d’une rare ingéniosité, sachant prendre successivement Américains et Français par leurs côtés faibles et obtenir d’eux les sacrifices nécessaires. Le fait de donner généreusement son travail ne facilitait, en effet, que dans une mesure très relative l’érection de la Liberté éclairant le monde. Il fallait fondre la statue, opération coûteuse : il fallait aussi lui dresser un robuste piédestal sur l’étroit îlot que Bartholdi avait choisi. Cette dernière dépense incomba aux États-Unis. Si parfois les souscripteurs se montrèrent, pour employer une locution populaire, « un peu durs la détente » il est probable qu’ils n’ont jamais regretté de s’être laissé convaincre. Nul n’imaginerait plus l’entrée de la baie de New-York dépourvue du colossal objet d’art qui contribue si heureusement à la décorer. Le modèle de la Liberté éclairant le monde est répandu dans le monde entier ; une réduction a été élevée à Paris ; l’imagerie s’est emparée de sa silhouette et l’a popularisée ; mais pour en apprécier la beauté il faut l’avoir contemplée sur place, se détachant glorieusement sur le panorama des trois cités populeuses assises sur les rives de l’énorme baie. Cette beauté n’est pas parfaite, sans doute ; au point de vue de la ligne, Bartholdi a fait mieux ; il se dégage toutefois de l’ensemble une impression de puissance très marquée. Dans le geste du bras qui tient la torche et l’élève au plus haut se révèle une volonté d’éclairer qui séduit et entraîne. Somme toute, aucun monument dans tout l’univers ne réunit ainsi le triple prestige de la grandeur matérielle, de l’art et de la valeur historique. Celui-là est digne des événements qu’il commémore et le but de l’artiste-patriote est atteint car il est impossible d’entrer à New-York ou d’en sortir sans que surgisse le souvenir de la part prise par la France à l’émancipation des États-Unis. N’y a-t-il pas là comme une sorte de revanche de la prise de Québec ?

Le patriotisme blessé de Bartholdi s’est exhalé en un autre monument moins souvent visité mais plus saisissant et plus parfait. C’est le Lion de Belfort. Belfort assiégé par les Allemands en 1870 résista près de quatre mois malgré un bombardement qui dura 73 jours et couvrit la ville héroïque de plus de 500.000 projectiles. Au centre se dresse la citadelle assise sur une roche formidable. C’est dans le flanc même de ce sombre piédestal préparé par la nature que Bartholdi sculpta le lion gigantesque destiné à symboliser à travers les âges une des plus belles défenses dont l’histoire fasse mention.

Le culte du souvenir.

Longue est la liste des œuvres qui suivirent et par lesquelles le vaillant sculpteur s’attacha à consacrer la mémoire d’événements patriotiques ou à rendre hommage à d’illustres victimes du devoir. C’est ainsi qu’il exécuta les monuments dédiés aux gardes nationaux de Colmar et aux soldats français de l’armée de Bourbaki morts à Schinznach, le tombeau de Paul Bert mort gouverneur de l’Indo-Chine et inhumé dans le cimetière d’Auxerre, le fameux groupe commémoratif la Suisse secourant les douleurs de Strasbourg érigé à Bâle, le monument en l’honneur de Gambetta placé dans la propriété des Jardies à Ville d’Avray près Paris, où mourut en 1882 le célèbre tribun, le Vercingétorix géant qui évoque sur les plateaux d’Auvergne la résistance opposée par les Gaulois aux armées romaines envahissantes, le monument des aéronautes du siège de Paris… À défaut d’une fortune, ces travaux là — les deux derniers surtout — valurent à Bartholdi beaucoup de soucis et de difficultés ; c’est que, pas plus que la Liberté éclairant le monde, ils n’avaient été réclamés par l’opinion. On trouve aisément les sommes nécessaires pour célébrer dans un jardin public la gloire du romancier scabreux qui vient de disparaître, mais quand il s’agit de rappeler les hauts faits des hommes qui en 1870 réussirent à piloter hors de Paris assiégé 66 ballons porteurs de trois millions de lettres, l’argent ne jaillit point tout seul. Bartholdi en cette circonstance ne se borna pas à répondre à l’appel de l’Aero-club, initiateur de la souscription, il figura lui-même parmi les souscripteurs. L’œuvre était achevée peu avant sa mort. Paris la possédera bientôt ; elle est d’une intense originalité, le groupe d’airain des figures dominé par la masse du ballon qui s’élève. Le Vercingétorix, issu plus directement encore de la volonté du maître, rappela les aventures de la Liberté ; la question du transport et celle du socle se posèrent à nouveau. Une fois de plus Bartholdi se montra ingénieux et spirituel ; de même qu’il avait, à la suite de l’Exposition de 1876, laissé à Philadelphie le bras de son colosse « afin d’obliger les Américains, disait-il plaisamment, à construire le piédestal pour débarrasser leur ville de ce membre encombrant » de même il fit voyager le chef gaulois sur le châssis d’une automobile à travers toute la France donnant ainsi une leçon d’histoire nationale aux paysans ébahis et l’alla déposer sur une place de Clermont d’où la municipalité dut prendre les mesures nécessaires pour le conduire à sa demeure définitive.

Les dernières heures que vécut le noble artiste, malgré que la maladie courbât déjà ses membres robustes, furent encore consacrées à ce culte du souvenir qui vibrait si fortement en lui. À part d’une statue en l’honneur d’un modeste et vaillant soldat, le sergent Hoff, il travaillait une seconde fois pour la ville de Belfort. Devant commémorer d’une rapide évocation historique les trois sièges subis par elle à différentes époques, il avait conçu un édifice triangulaire portant sur chaque face la statue de l’homme qui avait dirigé sa défense ; le dessin était saisissant à la fois par sa simplicité et séduisant par sa grâce ; ce serait grand dommage que la municipalité de Belfort renonçât à l’exécuter, d’autant que là encore la générosité du maître avait trouvé le moyen de s’exercer une fois de plus.

Production infatigable.

Passionné pour son art, secondé et encouragé par la présence d’une femme éminente qui partageait toutes ses pensées en véritable épouse, Bartholdi a produit autant, sinon plus, que le plus productif de ses rivaux. Boston possède de lui de fameux bas-reliefs, les « quatre étapes de la vie chrétienne » ; à Washington se dressent une fontaine et un Lafayette ; le Collège de France a sa statue de Champollion ; Avallon, celle de Vauban ; Colmar, celle de l’amiral Bruat ; Langres, celle de Diderot ; Rouen, le fronton d’un musée ; Lyon, la fameuse fontaine dite du Char de la Saône. Les bustes qu’il sculpta sont innombrables, ses statuettes symboliques ou fantaisistes se chiffrent par centaines. Malheureusement un inventaire complet des œuvres de Bartholdi est presque impossible à dresser. Lui-même s’y est essayé tout à la fin de sa vie. Nous avons eu entre les mains les précieux feuillets couverts de ratures et de corrections. Une solide et lucide mémoire a fourni, on le voit, à l’artiste, les bases certaines de ce travail ; il y a des dates qu’il retrouve sinon immédiatement du moins après quelques tâtonnements et, le classement des principaux événements de son existence aidant, la liste a été s’allongeant. Mais précisément elle s’est allongée de façon si prodigieuse qu’il est difficile de la croire complète. Et pourtant quelle masse énorme d’idées, de recherches et de sentiments elle accuse ! Quelques indications ne correspondent point à des entreprises connues ; les mots « phare, Suez » reparaissent à plusieurs reprises sans que nous ayons pu parvenir à leur trouver une signification. Un certain nombre de projets de Bartholdi, d’autre part, sont demeurés inexécutés : tels les monuments conçus pour la république de l’Équateur et celle du Pérou. Le premier se composait d’une assise d’architecture supportant quatre grandes colonnes ; au sommet une figure symbolique ; au bas, sur la plinthe, un lion parmi des attributs de guerre ; à la base des colonnes, un aigle éployé tenant un écusson dans ses serres. Le monument du Pérou était un assemblage triangulaire de six colonnes surélevé par cinq rangs de gradins. Au centre la statue du colonel Bolognesi, héros de la guerre dite du Pacifique. La maquette fut envoyée à Lima mais on renonça à l’utiliser, faute de crédits probablement.

Un des derniers concours auxquels Bartholdi participa fut celui de l’Union postale à Berne ; il s’agissait d’en commémorer le cinquantenaire ; on ne peut que regretter la décision du jury écartant son très remarquable et pittoresque projet dans lequel une portion de la boule terrestre apparaissait géante, encastrée dans un portique d’où s’élançait le quadrige des postes.

Bartholdi a laissé enfin une dernière idée que son crayon n’a pas même eu le loisir de fixer en un croquis quelconque et qui n’en sera pas moins réalisée tant la description en fut précise. Il s’agissait de commencer ce renouveau de l’athlétisme qui s’est manifesté à travers tout le xixe siècle, à travers les efforts successifs et divers de l’Angleterre, de la Suède, de l’Allemagne et de la France. « Je placerai au centre, écrivait-il à M. Pierre de Coubertin, qui lui avait suggéré ce projet, la Meta, la borne fatidique autour de laquelle, dans le stade, la lutte s’avivant, devenait plus audacieuse et plus âpre — cette borne où la terreur superstitieuse des anciens installait une divinité subalterne méchante et sournoise, empressée à tromper et à perdre les concurrents. Contre le marbre poli viendra se ruer la cohue des sports, escrime et football, patinage et boxe, hippisme et cyclisme — jusqu’à une auto dernier modèle : car la tempête musculaire change d’aspect avec les âges, mais l’âme en est identique, l’expression similaire et toujours la Meta domine, silhouette rude, inexorable et par là même attachante et compréhensive ».

Une sculpture éducatrice.

Une silhouette attachante et compréhensive, ce fut bien, en toutes circonstances, la préoccupation dominante de Bartholdi. Il voulait que ses monuments s’imposassent à la foule par la signification indiscutée d’un contour clair et précis. Avec quelle éloquence et quelle conviction chaleureuse il reprenait l’énoncé de cette théorie de la sculpture éducatrice et la développait devant ses amis. En l’écoutant il semblait qu’on aperçut, comme à vol d’oiseau, toute son œuvre et on en saisissait mieux le sens et la portée. Faire comprendre, faire sentir, faire vouloir, cela résumait à ses yeux la mission du sculpteur. Peu lui importaient l’éloge d’un raffiné ou l’admiration d’une élite. C’est à la masse qu’il en voulait ; il sculptait pour elle ; il souhaitait de lui faire éprouver ces grands frissons collectifs qui sèment l’enthousiasme et préparent à l’immolation. La statuette délicate et menue que font valoir les tentures d’un salon ou les vitrines d’un musée ne l’intéressait qu’un moment. Le monument public satisfaisait seul ses aspirations — le monument de grande taille, harmonisé avec le lieu, sobre et franc de lignes — le monument dressé de façon à défier le temps, à mater l’indifférence et propre à servir l’avenir en racontant le passé — le monument par lequel s’évoquent la sérénité du devoir accompli, l’élan patriotique, les espoirs sans déchéance, les abnégations sans limites. N’est-ce point là ce qu’enseignent en leur langage robuste la Liberté de New-York, le Lion de Belfort et le Vercingétorix de Clermont ?