« La physique depuis vingt ans/Le Temps, l’espace et la causalité dans la physique contemporaine » : différence entre les versions

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'''M. LANGEVIN.''' — Je me propose de vous indiquer aussi clairement que possible les faits nouveaux qui ont obligé les physiciens à modifier les conceptions habituelles de l’espace et du temps, telles que les imposaient les lois de la mécanique classique et la conviction que ces lois permettaient d’expliquer les phénomènes. C’est la découverte de nouveaux faits expérimentaux, grâce à des moyens d’investigation perfectionnés, qui nous a fait pénétrer dans un domaine inconnu jusqu’ici et qui nous oblige à remanier les notions anciennes, telles que nos ancêtres, ignorants de ces faits, nous les ont transmises.
 
Le langage que parlent les physiciens s’écarte quelquefois de celui des philosophes et nous devons nous efforcer, pour notre propre compréhension mutuelle, d’éviter les difficultés tenant à l’emploi des mêmes mots, dans des sens parfois différents. C’est ainsi qu’il semble exister une divergence de ce genre en ce qui concerne la question du temps ; pour beaucoup de philosophes, cette notion se confond avec celle de la succession des états de conscience d’un même individu, des événements qui s’enchaînent dans une même portion de matière ; les physiciens ont à envisager des événements qui se passent en des points différents et en particulier à préciser la notion de simultanéité. Ils se sont demandé ce qu’on entend par simultanéité et par succession de deux événements distants dans l’espace. Nous verrons qu’une grande partie des résultats récents concerne la réponse à cette question. Au point de vue des conceptions habituelles ou de la mécanique, la simultanéité ou l’ordre de succession de deux événements distants dans l’espace a une signification absolue, indépendante des observateurs ; dans les conceptions nouvelles, au contraire, cette signification est purement relative : deux événements simultanés pour certains observateurs ne le sont pas pour d’autres en mouvement par rapport aux premiers ; deux événements qui se succèdent dans un certain ordre pour les premiers observateurs peuvent se succéder dans l’ordre opposé pour les seconds. Le temps du philosophe correspond à la succession d’une série très particulière d’événements, ceux qui s’enchaînent dans une même portion de matière ou dans une même conscience, et se confond, au point de vue de la mesure, avec ce que nous appellerons le « temps propre » de cette portion de matière ; nous aurons à nous poser la question de comparer les temps propres de diverses portions de matière en mouvement les unes par rapport aux autres.
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Parmi les grandeurs antérieurement conçues, très peu satisfont à cette condition : seules la charge électrique, la pression, l’entropie et l’action (produit d’une énergie par un temps) peuvent constituer des éléments connus d’un langage d’Univers. Comme en mécanique se sont introduites les notions vectorielles, telles que celles de la force et du couple, les physiciens devront introduire des éléments invariants nouveaux qui permettront de donner à leurs lois la forme générale et simple que permet l’existence du principe de relativité. Un élément de ce genre, d’importance analogue à celle de la distance en géométrie, c’est la quantité R, caractéristique de chaque couple d’événements et dont le signe détermine si ces événements peuvent ou non influer l’un sur l’autre, s’ils peuvent être amenés à coïncider dans l’espace ou dans le temps par un choix convenable du système de référence.
 
 
 
* Paul LANGEVIN.
 
 
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'''M. REY.''' — L’intérêt que présente la communication de M. Langevin me paraît considérable, même — et peut-être surtout — pour ceux qui ne voient pas de rapports étroits entre la recherche scientifique et la recherche philosophique. Nous ne saurions trop le remercier d’avoir consacré tant d’efforts et de peine à venir nous instruire.
 
Il faut remarquer en effet qu’il ne s’agit pas d’une conception individuelle surgie brusquement dans une pensée hardie, aventureuse, à propos d’expériences ou très restreintes ou plus ou moins vagues. Il ne s’agit pas d’une de ces inductions, qualitatives si je puis dire, qui d’une base fragile s’efforcent de tirer par un effort imaginatif et un raisonnement analogique, des conclusions dont l’ampleur ne saurait dissimuler les lacunes et les hiatus. Il ne s’agit même pas d’une de ces représentations mathématiques, choisies entre beaucoup et auxquelles on en pourrait substituer une infinité d’autres. Certes une théorie physique se rapportant à un ensemble déterminé d’expériences peut toujours sembler le résultat d’une série de choix entre plusieurs hypothèses possibles, et de fait elle est bien le résultat d’un choix de ce genre. Mais sa valeur n’a rien à voir avec ce fait qu’elle est le résultat d’un choix. C’est ce qui a guidé le choix qui détermine sa valeur. Si l’on veut seulement une traduction mathématique élégante des phénomènes, on choisit la plus simple, la plus commode. Et on a le droit de dire qu’il n’y avait d’autres raisons à ce faire que cette commodité — encore que ce cas soit un cas limité qui ne s’est certainement jamais rencontré sous cette forme brutale et naïve dans l’histoire des sciences. Mais ici il en va tout autrement.
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'''M. PERRIN.''' — Il est remarquable qu’un retour à l’hypothèse de l’émission, en admettant que les particules lumineuses sont émises par chaque source avec une même vitesse ''par rapport à elle'' dans toutes les directions expliquerait, dans les conceptions de la Mécanique classique, le résultat négatif de l’expérience de Michelson et Morley quel que soit le mouvement d’ensemble du système. D’autre part les physiciens, en développant la théorie des ondulations au point de vue du principe de relativité, sont amenés à conclure que la lumière est inerte et probablement pesante. N’est-ce pas un retour vers l’ancienne théorie de l’émission ?
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — Tout d’abord la théorie de l’émission sous sa forme ancienne compatible avec la mécanique s’est montrée impuissante à expliquer les phénomènes les plus simples de l’optique en particulier la réfraction et les interférences utilisées dans l’expérience même de Michelson et Morley. Elle a dû être abandonnée depuis l’expérience cruciale de Foucault sur la vitesse de la lumière dans les milieux réfringents. S’il est vrai que par un singulier retour le principe de relativité conduise à reconnaître à la lumière des propriétés analogues à l’inertie et même à la pesanteur, une théorie de l’émission qui représenterait ces faits devrait être singulièrement différente de la théorie ancienne et devrait, pour tenir compte de la nature commune des phénomènes optiques et électromagnétiques expliquer aussi ces derniers phénomènes ; et comme ceux-ci paraissent exactement régis par les équations des Maxwell, la nouvelle théorie devrait correspondre à l’espace et au temps dont les transformations conservent leur forme à ces équations, c’est-à-dire à l’espace et au temps du groupe de Lorentz. Il est d’ailleurs bien difficile de discuter une théorie non encore formulée.
 
 
 
'''M. MILHAUD.''' — Je me demande si les conceptions qu’on vient de nous présenter sont vraiment exigées par les faits expérimentaux, si, au contraire, elles ne reposent pas sur une base quelque peu fragile. En somme, si j’ai bien compris, il y a là une interprétation curieuse de l’insuccès de quelques expériences, toutes analogues d’ailleurs : On a cherché à mettre en évidence le mouvement de la terre par rapport à l’éther, et on a constaté que l’on n’y réussissait pas, du moins en essayant de sauver à la fois l’hypothèse électro-magnétîique et les notions courantes de la mécanique sur la vitesse, l’espace et le temps. C’est bien simple, a-t-on dit alors : osons renoncer à nos vieux préjugés et admettons que la vitesse de la lumière soit un absolu, c’est-à-dire qu’elle reste invariable pour toutes les directions et pour tous les observateurs, quelle que soit leur vitesse propre. De ce postulat ont découlé aussitôt les conséquences qu’a exposées M. Langevin sur l’espace et le temps. Mais cette tentative d’interprétation du résultat négatif de quelques expériences n’est certainement pas la seule possible ; nous nous doutons bien qu’il doit pouvoir s’en présenter une infinité d’autres, qui postuleraient tel ou tel changement sur quelqu’un des éléments dont l’ensemble a été supposé intangible dans l’hypothèse électro-magnétique. Cette hypothèse certes rend trop de services pour ne pas exprimer à sa manière une part appréciable de réalité et de vérité, mais tout de même, nous sommes tous convaincus qu’elle n’est pas adéquate à la réalité totale, et qu’il est dans sa destinée de se transformer un jour elle aussi au moins partiellement : ce jour-là, peut-être, le postulat de la vitesse absolue de la lumière et les conceptions nouvelles sur l’espace et le temps auront vécu…
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — Je ne vois pourtant rien d’arbitraire à tirer des expériences nouvelles, ce résultat bien simple et bien évident et qui traduit immédiatement toute une collection de faits d’expérience, à savoir que la lumière se propage dans toutes les directions et pour tous les observateurs avec la même vitesse. — Or ceci admis, la transformation de la notion de temps s’impose.
 
 
 
'''M. {{corr|MILHIAUD|MILHAUD}}.''' — Peut-être si on admet l’hypothèse électro-magnétique, si on accepte telles quelles les équations de l’électro-magnétisme pour interpréter, à partir d’elles, et sans y rien changer, des expériences nouvelles.
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — Il suffit d’admettre la théorie des ondulations qui se déduit d’ailleurs de la théorie électro-magnétiqueélectromagnétique. Qu’il y ait dans ces raisonnements une part d’interprétation, sans doute. Pourtant les notions qui interviennent, notion de propagation, de vitesse uniforme de propagation, n’ont rien que de très simple. Et surtout je ne vois pas que nous supposions grand chose d’électro-magnétique pour lire ces expériences. Pour aboutir aux conclusions concernant l’espace et le temps, il suffit, comme je l’ai montré, d’admettre, conformément à la théorie des ondulations, l’existence d’une vitesse de propagation indépendante du mouvement de la source.
 
 
 
'''M. MILHAUD.''' — Je ne méconnais pas l’intérêt de ces conceptions : elles forment un système plus complet, plus riche, plus symétrique que celles que traduisaient les équations de la mécanique ordinaire, ce qui, dans certaines mesures, semble justifier l’assertion que celles-ci n’étaient qu’une approximation des équations de l’électro-magnétisme. Mais n’y a-t-il pas là quelque chose de trop artificiel ? Sans parler au nom d’un système philosophique ou métaphysique quelconque, ne peut-on dire que ces notions nouvelles choquent par trop le sens commun ? Pouvons-nous vraiment renoncer au caractère absolu, par exemple, de la simultanéité ou de l’irréversibilité de deux événements dans le temps ? L’ordre dans lequel m’apparaissait un fait dont je me souviens et un fait actuel pourrait être renversé à la rigueur pour un observateur placé dans certaines conditions ?… Chose curieuse, cet absolu, qui me semble si naturellement impliqué dans notre idée du temps, M. Langevin l’en retire volontiers, mais pour le transporter à la relation de cause et d’effet. Je serais disposé plutôt à faire l’inverse. L’antériorité nécessaire de la cause ne me semble s’imposer que parce que nous projetons dans le temps la cause et l’effet ; abstraction faite du temps, l’effet peut en certains sens avoir une antériorité par rapport à la cause, comme dans le simple cas de finalité.
 
Bref, sans vouloir assurément que le sens commun suffise à faire rejeter une théorie scientifique quelle qu’elle soit, je me demande si du moins les conceptions nouvelles ne sont pas trop choquantes pour que nous nous contentions de les faire reposer sur le résultat négatif de quelques expériences. Je sais bien que M. Langevin s’est efforcé de les confirmer par un autre argument. Une fois énoncé le postulat de la vitesse absolue de la lumière, et établi par là l’ensemble des conséquences relatives au temps et à l’espace, on est revenu aux équations de l’électro-magnétisme, et on a constaté, ce dont ni Maxwell ni Lorentz n’avaient eu conscience en les établissant, qu’elles étaient justement compatibles avec le postulat nouveau. Mais y a-t-il lieu d’être surpris de cet accord, si l’on n’a eu recours au postulat nouveau que pour sauver intégralement l’hypothèse électro-magnétique ? Si l’effort pour interpréter l’insuccès de l’expérience a été guidé par le désir de conserver tous les éléments que traduisent les équations de l’électro-magnétisme ?
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'''M. LANGEVIN.''' — Je ne suis pas sensible à l’argument de M. Milhaud en faveur de la signification absolue du temps. L’exemple qu’il a pris, l’impossibilité pour moi de concevoir qu’une chose vue hier puisse ne pas précéder mes souvenirs ou mes perceptions d’aujourd’hui se trouve dénué de force probante, précisément parce que dans la théorie nouvelle du temps l’ordre de succession de tels phénomènes (j’entends des phénomènes qui se trouvent sur une même ligne d’univers, ou encore, ce qui revient au même, qui se passent pour moi en un même point, tout proche de moi) l’ordre de succession de tels phénomènes reste en effet absolument irréversible. L’interversion n’est concevable et n’est possible que pour deux événements tellement éloignés dans l’espace que leur distance soit supérieure à l’espace parcouru par la lumière durant leur intervalle temporel. Dès lors, comment décider de la possibilité ou de l’impossibilité d’une telle interversion, en recourant à des événements courants, à des événements de notre propre existence ! Et c’est précisément parce que jusqu’à présent on s’en est tenu à des déterminations du temps, conformes à ce que nous appréhendons dans notre propre expérience, dans notre expérience restreinte, d’homme individuel, qu’on se heurte aux difficultés que j’ai dites, quand on a affaire à des phénomènes aussi différents de ceux qui nous sont habituels. Bref notre expérience personnelle humaine est impuissante à trancher la question, et une interversion dans le temps est parfaitement admissible et, je crois, nécessaire à admettre dès qu’on s’aventure au delà des données de notre vie courante.
 
Il serait tout à fait inexact de penser que les conceptions nouvelles n’ont été introduites que pour sauver les équations de l’électro-magnétisme, et qu’il est par suite tout naturel de les trouver en accord avec ces équations.
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'''M. LE ROY.''' — Je voudrais appeler l’attention sur un point qui me semble important.
 
Voici écrites, je suppose, les équations de la mécanique, relativement à un certain système d’axes. Elles admettent un groupe de transformation qui fait qu’elles reparaissent avec la même forme quand on passe de ce système de référence à un second système en translation rectiligne et uniforme par rapport au premier. Adoptons maintenant les idées qui se traduisent par l’existence du groupe électro-magnétique. Alors les équations de la mécanique ne se conservent plus rigoureusement. Mais elles se reproduisent à peu près, si bien qu’il reste la ressource de les considérer comme une première approximation valable pour les faibles vitesses. Il y a en somme une sorte de continuité dans leurs changements de propriétés.
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'''M. LANGEVIN.''' — Les remarques de Le Roy sont importantes. Nous nous trouvons ici en présence de deux interprétations différentes des phénomènes. Il y a désaccord entre ces deux conceptions. Mais la synthèse électro-magnétique réalise précisément un progrès sur l’explication mécanique. C’est ce que j’exprimais à Bologne en parlant d’adaptation progressive. Nous avons besoin d’adapter nos représentations aux nouveaux faits : c’est indispensable pour des raisons de logique et de symétrie. Nous prévoyons dès maintenant une troisième approximation qui paraît aussi compatible avec le principe de relativité.
 
 
 
'''M. LE ROY.''' — On pourrait se dire que le principe de relativité n’est peut-être pas intangible. On pourrait se demander si les résultats négatifs des expériences à son sujet ne proviennent pas de ce qu’on n’a pu opérer que sur des vitesses trop faibles. Il y a certainement quelque chose à chercher de ce côté. Toutefois il ne faut pas oublier que le principe se vérifie pour des changements de vitesse d’une soixantaine de kilomètres par seconde qui correspondent aux diverses positions de la Terre sur son orbite. Et cela n’est pas sans signification, étant donnée surtout la remarque que je faisais tout à l’heure.
 
 
 
'''M. BOREL.''' — Jusqu’à présent, on n’a pas pu réaliser expérimentalement des vitesses suffisantes pour nous apprendre si le principe de relativité s’impose en toute rigueur à la mécanique des corps solides. De ce chef, par conséquent, aucune difficulté.
 
Mais on peut faire à M. Milhaud une réponse générale. Dès que, pour un vaste ensemble de phénomènes, on est arrivé, par un procédé quelconque, à un seul et unique système d’équations satisfaisantes, ce peut être une distraction pour le mathématicien que d’en chercher un autre équivalent : l’important sera toujours qu’on ait pu en obtenir un, quel qu’il soit.
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'''M. LE ROY.''' — Je ne trouve pas qu’il y ait là une réponse véritable à M. Milhaud. L’expérience, nous dit-il, rend manifeste la nécessité de certains changements dans nos théories. Mais elle ne nous dit pas sur quel point précis doit porter le remaniement. À nous de choisir. Sans doute il y a des choix arbitraires, bien que logiquement légitimes, que nul ne fera, ne fût-ce que pour ne pas heurter des habitudes d’esprit. Cela réduit le nombre des changements entre lesquels on peut hésiter. Mais il ne s’ensuit pas qu’on n’ait qu’à opter entre des systèmes totalement hétérogènes, qui seraient comme deux systématisations mathématiques différentes des mêmes faits. La nécessité de choisir n’apparaît pas seulement au début du travail, une fois pour toutes. Chaque moment de l’expérience est un point de ramification, d’où partent de multiples embranchements théoriques.
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — C’est là l’affaire des mathématiciens. La théorie qui a pu résister à l’examen des mathématiciens en acquiert une nouvelle force par cela même.
 
 
 
'''M. LE ROY.''' — Permettez-moi d’exprimer une impression dont je ne puis me défendre. J’ai lu attentivement l’article de M. Langevin dans la ''Revue'' ; je viens d’écouter non moins attentivement ses explications d’aujourd’hui. Eh bien ! Il me semble — est-ce illusion ? — qu’il parle presque toujours un langage de temps et d’espace absolus. On dirait qu’il sous-entend un ordre vrai de succession entre les phénomènes…
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — Un ordre propre à chaque groupe d’observateurs.
 
 
 
'''M. LE ROY.''' — Là est la question. Je voudrais la voir posée rigoureusement en termes de temps et d’espace relatifs. Dans le schème d’expérience que vous nous avez présenté, vous paraissez quelquefois sous-entendre aux deux systèmes de référence un système absolue qui serait l’éther…
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — J’ai soin de dire pour chaque raisonnement par quels observateurs je le suppose fait. Je dis par exemple que des observateurs O voient simultanés deux événements qui sont vus successifs par d’autres observateurs O'.
 
 
 
'''M. LE ROY.''' — Soit. Les premiers observateurs voient simultanés les signaux lumineux et se disent que les seconds observateurs ne doivent point les voir tels. En quelle mesure y a-t-il là autre chose que la théorie, faite du point de vue des premiers observateurs, d’une illusion inévitable des seconds ?
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — Il ne saurait être question ici d’illusion. Chaque groupe d’observateurs a son système de mesures aussi légitime que celui des autres, mais il n’est pas interdit à un groupe de raisonner en se plaçant au point de vue d’un autre. C’est seulement par des raisonnements de ce genre qu’on peut comprendre la signification du principe de relativité.
 
 
 
'''M. BRUNSCHVICG.''' — Je remercie M. Langevin du soin qu’il a mis à répondre dans son exposé aux questions que je lui avais posées, et je crois, comme il me disait, qu’à quelques différences de langage près, nous étions d’accord. Je voudrais seulement lui demander de préciser la difficulté sur laquelle il invite les philosophes à réfléchir. Dans ma pensée cette difficulté se présente sous la forme suivante. La mécanique classique avait réussi à satisfaire à la notion commune du temps, parce qu’elle fournissait une mesure unique et objective du temps. La physique nouvelle est partie de cette unité objective, qui est impliquée dans la notion de vitesse de la lumière, et elle a été conduite par une interprétation (qui n’est peut-être pas l’interprétation nécessaire, mais qui est en tout cas une interprétation rationnelle des expériences) à briser l’unité objective du temps mesuré suivant la théorie classique. Vous obtenez alors (je ne sais si vous accepterez le mot) une multiplicité subjective de systèmes de mesure, et vous cherchez alors comment revenir à l’unité objective. Bref, la difficulté serait celle-ci : vous avez donné à divers groupes d’observateurs des horloges montées d’une façon identique, et quand ces groupes sont en mouvement les uns par rapport aux autres, il est impossible que l’accord continue.
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — La notion de vitesse de la lumière n’implique l’unité des temps que pour des observateurs immobiles les uns par rapport aux autres, appartenant à un même groupe. Les nouvelles conceptions conservent cela. Mais les divergences apparaissent quand on compare les temps de deux groupes en mouvement l’un par rapport à l’autre. La lumière ne peut, conformément aux faits, se propager pour tous les groupes avec la même vitesse dans toutes les directions, sans nous obliger à admettre la relativité du temps. La divergence se manifeste en particulier quand deux horloges sont liées, l’une à un système en translation uniforme qu’on peut considérer comme immobile et l’autre à un système en mouvement varié qui s’écarte du premier puis y revient. Des deux horloges l’une a vieilli plus que l’autre, celle qui reste ; si les deux horloges ont été réglées ensemble, l’une avancera sur l’autre après le mouvement. Mais nous sommes nous-mêmes des horloges. Si la vie d’un homme représente 30000 rotations de l’horloge, il en sera toujours de même quels que soient la position et le mouvement de l’individu. Nous manquons sans doute là-dessus d’expériences biologiques ; mais nous avons par contre des expériences magnétiques, optiques, mécaniques.
 
 
 
'''M. BRUNSCHVICG.''' — Ici la question devient plus intéressante encore ; mais je crois qu’elle dépasse la portée de l’expérience initiale. Il faudrait établir qu’au mouvement de l’horloge est liée la vie de l’horloger, que les phénomènes biologiques ou psychologiques sont sous la dépendance des phénomènes physiques qui servent à la mesure du temps. Dans ce cas, vous auriez en effet remanié, non plus le système de la mesure du temps, mais la conception même que le sens commun se fait du temps.
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — Il y a divers aspects de la notion commune de temps ; nous ne prétendons pas les modifier tous. Mais quand il s’agit de comparer deux systèmes il y a modification. Le sens absolu de la simultanéité ne paraît pas impliqué dans notre point de départ. Nous n’empruntons à la notion usuelle du temps qu’un aspect particulier, celui du temps propre, mais il semble bien probable que les phénomènes biologiques et psychologiques se comportent comme les phénomènes physico-chimiques auxquels ils sont liés et que les conséquences auxquelles nous aboutissons pour la mesure physique du temps doivent s’étendre à toute la conception commune du temps.
 
 
 
'''M. {{corr|BRUNSCHVIG|BRUNSCHVICG}}.''' — C’est ce qui fait bien la difficulté : vous ne substituez pas à la notion commune des temps la notion nouvelle du temps propre, vous les gardez toutes les deux. Vous n’êtes pas seulement un des horlogers liés à l’horloge, vous êtes fabricant d’horloges, c’est-à-dire que vous voudriez dominer les groupes divers d’observateurs, incapables d’accorder leurs montres, au lieu de vous confondre avec l’un d’eux. La question posée par les expériences sur la constance de la vitesse de la lumière est celle-ci : peut-on refaire, en partant des temps propres, l’unité du temps ?
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — Je ne crois pas qu’il y ait lieu de chercher à refaire l’unité des temps ; il y a seulement à comprendre comment et pourquoi l’intervalle de temps entre deux mêmes événements peut être mesuré de manières différentes par diverses horloges, également bien réglées, mais en mouvement les unes par rapport aux autres. L’unité se retrouve, non plus dans la notion de temps, mais dans la notion plus haute d’Univers, indépendante de tout système particulier de référence et dont le temps n’est qu’un aspect relatif, variable avec le mouvement de l’observateur, comme la perspective d’une même figure de l’espace n’est qu’un aspect relatif de cette figure, variable avec la position de l’observateur. De même que les hommes ont pu passer, de l’ensemble variable des perspectives qui leur sont immédiatement données, à la notion d’une figure géométrique ayant une existence objective indépendante de leur position par rapport à elle, nous devons conclure aujourd’hui à l’existence d’une réalité nouvelle, l’Univers, dont l’espace et le temps particuliers à un groupe donné d’observateurs ne constituent que des perspectives, plus immédiatement données, mais relatives et variables avec le mouvement du système d’observation.
 
Remarquons d’ailleurs que le principe de relativité affirme seulement l’impossibilité de mettre en évidence par des expériences intérieures à un système le mouvement de translation uniforme, la vitesse. Il n’en est pas de même du changement de vitesse, de l’accélération, sauf peut-être de celui qui est produit directement sur toutes les portions du système par un champ uniforme de gravitation.
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'''M. LE ROY.''' — Qu’il soit possible de mettre en évidence les changements de vitesse d’un système par des expériences intérieures à ce système, on en peut donner un exemple très simple. Voici un wagon en mouvement et, dans ce wagon, un observateur portant un vase plein d’eau. Que le wagon s’arrête brusquement : toute l’eau se répandra.
 
 
 
'''M. BOREL.''' — Il y aurait sans doute intérêt à obtenir une exposition de la mécanique ou de la physique tout à fait indépendante des locutions de temps et d’espace absolus. Mais une telle exposition ne saurait être réalisée immédiatement, et on ne peut même que la pressentir comme une limite, car il est impossible à l’homme de parler sans partir du langage du sens commun. Un effort considérable est toujours nécessaire avant d’arriver à une exposition indépendante de toute hypothèse inutile.
 
 
 
'''M. LE ROY.''' — Que ce soit difficile et qu’il ne faille pas commencer ainsi avec les élèves, je l’accorde. Encore est-il qu’il est possible aujourd’hui d’exposer les principes de la mécanique en langage de temps et d’espace strictement relatifs.
 
 
 
'''M. DARLU.''' — Je ne prétends pas apporter ici une objection, mais je voudrais signaler une difficulté qui m’embarrasse et m’empêche de concevoir la portée philosophique de ces considérations scientifiques. On nous parle de deux groupes d’observateurs qui mesurent, ''chacun de son côté'', la durée d’une série de mouvements. Il y a nécessairement un tiers, un savant, si l’on veut, qui s’assure qu’il s’agit ''de la même'' suite de mouvements et qui, rapprochant les deux mesures, trouve qu’elles donnent des temps différents. Ce tiers a donc dans son esprit une notion déterminée du mouvement, une notion déterminée du temps qu’il applique également aux deux expériences. Les expériences diffèrent, mais en quoi sa notion du temps est-elle changée ? Par l’hypothèse même, elle est la même puisqu’elle lui permet de rapprocher, de comparer les deux expériences, d’en énoncer le résultat. La différence est dans les faits, dans les expériences. Il lui appartient de chercher si l’une est plus vraie ou plus illusoire que l’autre. Les vérités les plus opposées s’accordent fort bien quand elles ne sont que relatives. Il est vrai, relativement, que le soleil se lève et se couche ; il est vrai, sous un autre rapport, qu’il est immobile et que la terre tourne ; il est vrai encore que le soleil se déplace, etc., etc. Mais nos idées de l’espace, du temps, du mouvement et de sa vitesse demeurent les mêmes, étant nécessairement communes à ces vérités successives.
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — Chaque groupe d’observateurs a une horloge qui évalue les temps. Il n’y a pas lieu de se placer au point de vue d’un temps particulier.
 
 
 
'''M. DARLU.''' — Le troisième observateur, le savant qui rapproche dans sa pensée les résultats des deux observations différentes constate que le nombre des heures n’est pas le même pour les deux horloges. Mais sa notion de l’heure en est-elle changée ? Il faut bien qu’il attache le même sens au mot heure dans les deux cas, ou il ne constatera rien du tout.
 
 
 
'''M. PERRIN.''' — Mais on vous a dit qu’il y avait vieillissement.
 
 
 
'''M. DARLU.''' — On nous disait tout à l’heure, je crois, que l’application de ces considérations à la physiologie n’a pas été tentée. Mais soit ! appelons vieillissement, si l’on veut, l’accélération de la marche des aiguilles de l’horloge. Je vois là un changement dans les faits observés, je n’en vois pas dans l’idée même du changement, dans l’idée qu’un changement dure, commence à un moment et finit à un autre. Et c’est cette idée elle-même qui permet de mesurer le changement dans un cas comme dans l’autre.
 
J’ai la même peine à concevoir que ces considérations entraînent un changement de notre idée d’espace.
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'''M. LANGEVIN''' montre que cette nouvelle manière de concevoir, les faits physiques implique qu’il y a dans certains cas une sorte de contraction d’un espace déterminé ; ce qui conduit à concevoir une sorte de contraction symétrique du temps.
 
 
 
'''M. DARLU.''' — Je commence à comprendre. Il me paraît que ces conceptions scientifiques nouvelles introduisent dans la notion commune du temps un degré de relativité de plus. Nous savions déjà, surabondamment, que le temps est une idée relative, que, par exemple, ''subjectivement'' il y a au moins autant de durées différentes pour le même événement qu’il y a de consciences individuelles à le percevoir ; on nous découvre aujourd’hui que pour la mesure scientifique du temps, relativement objective, il peut y avoir des durées différentes du même événement. C’est, en effet, une nouveauté intéressante, et sans doute importante. Ce qui fait que le philosophe, disons le professeur de philosophie, a quelque peine à concevoir cette sorte de modification dans l’idée du temps, c’est qu’à la différence du savant qui s’efforce de ne considérer dans le temps que des relations, il considère d’abord et essentiellement toutes les déterminations du temps que lui fournit l’intuition : succession, simultanéité, continuité, antériorité, postériorité, etc., etc., etc., et il lui paraît que ces déterminations restent les mêmes et sont impliquées de la même manière dans l’hypothèse mécaniste comme dans l’hypothèse électro-magnétique.
 
 
 
'''M. LANGEVIN''' répond qu’il n’a pas eu la prétention de se placer au point de vue du philosophe. Il a voulu simplement exposer les faits : c’est au philosophe à dire quels sont les éléments de la notion du temps qui sont à modifier.
 
 
 
'''M. LE ROY.''' — Permettez-moi de faire un moment l’office d’interprète. Il y a souvent méprise et malentendu entre savants et philosophes sur l’acception du mot ''temps''. Pour le philosophe, il y a primordialement une intuition du temps, à partir de laquelle on procède pour obtenir d’abord une définition analytique, puis une mesure. Mais le savant au contraire définit le temps par sa mesure même. En prononçant le même mot « ''temps'' », l’un pense à une durée, l’autre à un certain nombre de coïncidences. Demandez à un philosophe : — qu’est-ce que le temps ? il commencera un discours. Posez la même question à un savant ; il tirera sa montre et vous dira : le voilà.
 
 
 
'''M. LANGEVIN.''' — Le philosophe se place au point de vue du temps propre, du temps particulier à chacun ; le physicien à celui du temps commun : les questions qu’il se pose l’amènent à comparer les temps propres des divers observateurs.
 
 
 
'''M. LE ROY.''' — Entre savants et philosophes, il faudrait une bonne fois s’entendre sur le langage à employer. Par exemple, les philosophes conviendraient de dire « temps » et les savants « heure ».
 
 
 
'''M. PERRIN.''' — Que les savants disent « vieillissement ». C’est un mot auquel je tiens.
 
 
 
'''M. LE ROY.''' — Il me paraît malheureux, car il fait intervenir en des questions de physique une image empruntée à la biologie. Pour parler le langage de M. Bergson, ce terme conviendrait à la durée, non au temps scientifique.
 
 
 
'''M. DARLU.''' — L’heure est une partie du temps.
 
 
 
'''M. LE ROY.''' — Voilà bien la confusion que je signalais. Oui, pour le philosophe, l’heure est un intervalle. Mais, pour le savant, ce n’est qu’une coïncidence, un alignement instantané.
 
* Source: site internet de la Société Française de Philosophie
 
* Mise en page par Paul-Eric Langevin
 
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