« Les Fleurs du mal (1861)/Bénédiction » : différence entre les versions

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Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,<br>
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,<br>
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes<br>
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié:
 
- "Ah! que n’ai-je mis bas tout un noeud de vipères,<br>
Plutôt que de nourrir cette dérision!<br>
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères<br>
Où mon ventre a conçu mon expiation!
 
Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes<br>
Pour être le dégoût de mon triste mari,<br>
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,<br>
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,
 
Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable<br>
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés,<br>
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,<br>
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés!"
 
Elle ravale ainsi l’écume de sa haine,<br>
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,<br>
Elle-même prépare au fond de la Géhenne<br>
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.
 
Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange,<br>
L’Enfant déshérité s’enivre de soleil,<br>
Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange<br>
Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.
 
Il joue avec le vent, cause avec le nuage,<br>
Et s’enivre en chantant du chemin de la croix;<br>
Et l’Esprit qui le suit dans son pèlerinage<br>
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
 
Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte,<br>
Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité,<br>
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,<br>
Et font sur lui l’essai de leur férocité.
 
Dans le pain et le vin destinés à sa bouche<br>
Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats;<br>
Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,<br>
Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas.
 
Sa femme va criant sur les places publiques:<br>
"Puisqu’il me trouve assez belle pour m’adorer,<br>
Je ferai le métier des idoles antiques,<br>
Et comme elles je veux me faire redorer;
 
Et je me soûlerai de nard, d’encens, de myrrhe,<br>
De génuflexions, de viandes et de vins,<br>
Pour savoir si je puis dans un coeur qui m’admire<br>
Usurper en riant les hommages divins!
 
Et, quand je m’ennuierai de ces farces impies,<br>
Je poserai sur lui ma frêle et forte main;<br>
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,<br>
Sauront jusqu’à son coeur se frayer un chemin.
 
Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,<br>
J’arracherai ce coeur tout rouge de son sein,<br>
Et, pour rassasier ma bête favorite,<br>
Je le lui jetterai par terre avec dédain!"
 
Vers le Ciel, où son oeil voit un trône splendide,<br>
Le Poète serein lève ses bras pieux,<br>
Et les vastes éclairs de son esprit lucide<br>
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux:
 
- "Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance<br>
Comme un divin remède à nos impuretés<br>
Et comme la meilleure et la plus pure essence<br>
Qui prépare les forts aux saintes voluptés!
 
Je sais que vous gardez une place au Poète<br>
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,<br>
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête<br>
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.
 
Je sais que la douleur est la noblesse unique<br>
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,<br>
Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique<br>
Imposer tous les temps et tous les univers.
 
Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,<br>
Les métaux inconnus, les perles de la mer,<br>
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire<br>
A ce beau diadème éblouissant et clair;
 
Car il ne sera fait que de pure lumière,<br>
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,<br>
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,<br>
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs!"
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