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==CONTRE LES CANONS DE LA PENSÉE==
----
 
<references/>
Allons enfants…!
 
<poem>
Vous entrerez dans la carriè-ère
quand vos aînés n’y seront plus…
Vous y trouverez leurs poussières
et l’exemple de leurs vertus.
Et l’exem-emple de leurs vertus.
Bien moins jaloux de leur survivre
que de partager leur cercueil,
vous aurez le sublime orgueil… etc., etc.
</poem>
 
Poussières et vertus. Exemples. On ne saurait trop insister sur les
facultés de mimétisme des grands singes.
Faire pareil. Telle est la loi. David Riesman a très bien décortiqué les
mécanismes par lesquels « la société s’assure un certain degré de conformité
de la part des individus qui la composent.<ref>La Foule solitaire, David Riesman, Arthaud, 1978.</ref> » Car si, comme je te le
disais plus haut, le premier but de
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l’école est de donner l’habitude de la
discipline, son deuxième est bien d’investir à bon escient le capital
humain que l’État lui confie. C’est qu’elle s’y connaît en investissements
et investitures. Et elle place chacun de telle façon qu’il rapporte. Par
étapes et suivant un long rituel, l’enfant est initié à ce qu’on attend de
lui. Il est question ici d’apprentissages divers qui marqueront son appartenance
à tel ou tel clan. C’est l’abc de la sociologie et Durkheim le dit
sans détour : « L’éducation est l’action exercée par les générations adultes
sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour
objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre
d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la
société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est
particulièrement destiné1. »
Qui dit mieux ?
L’école sait se plier et sait faire plier à toutes les exigences de qui
gouverne. Faut-il former des aristocrates ? On forme des aristocrates.
Des patriotes ? Va pour les patriotes. Des humanistes ? En voici. Des
communistes ? Comment donc. Ces buts répondent à la demande d’un
groupe social possédant momentanément le pouvoir politique. Ils ont en
commun d’être des buts.
C’est sans doute ce qu’on nous pardonne le moins à nous qui
tentons de vivre d’une autre manière auprès des enfants : nous n’avons
pas pour eux de buts.
On nous vilipende aujourd’hui comme il y a quatre-vingts ans.
Écoute Jakob Robert Schmid qui fait la critique des « maîtres-camarades
» si proches de nous. Il parle de ces enfants des communautés
scolaires libertaires, entre les deux guerres, sur lesquelles j’aurai encore
bien des choses à te dire : « Ce ne sont peut-être pas avant tout les
lacunes dans leurs connaissances qui ont dû plus tard les gêner mais
surtout leur incapacité à travailler en vue d’un but à atteindre et par
devoir […]. Le principe qui consiste à orienter l’éducation scolaire
uniquement d’après les besoins présents nous paraît inacceptable,
non seulement sous l’angle des besoins de l’enfant, mais aussi du
point de vue de la mission de l’école. Au risque d’être traité de réactionnaire,
nous estimons que l’école n’a pas comme unique but d’être au
service de l’enfant ! La société, qui a créé l’école et qui fait des sacrifices
pour elle, a aussi des droits sur elle […]. Elle a le droit d’exiger que
l’école collabore à la tâche spirituelle qui incombe à l’humanité ;
qu’elle transmette à la jeunesse les valeurs religieuses, morales, esthétiques,
scientifiques et sociales que la société s’efforce de réaliser à
tout moment de son existence ; qu’elle l’éduque dans le respect de
ces valeurs et qu’elle lui communique la volonté de participer à leur
réalisation. Il s’agit là non seulement d’un droit, mais d’un devoir de
l’école2. »
Ah les tristes sires… ! Comme ils se sont bien perpétués jusqu’à
nous ! J’ai entendu trop souvent, vraiment trop souvent exactement les
mêmes choses. « Comment fera Marie, plus tard, pour faire ce qui lui sera
Insoumission à l’école obligatoire
42
1– Éducation et sociologie, Émile Durkheim, PUF, 2005.
2– Le Maître-Camarade et la pédagogie libertaire, Jakob Robert Schmid, François Maspéro, 1979.
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pénible ? » Mais elle ne saura pas ! répondais-je. On me regardait, consterné.
Eux savent.
Ce sont les bien-pensants. D’une classe à l’autre, ils connaissent les
convenances, toutes.
Dans une classe maternelle d’Auchy-les-Mines, on apprend à
ranger ses affaires, à être propre, à se lever quand entre la directrice ;
au Vésinet, la maîtresse, dans la même classe de maternelle, dit qu’il
est « mal poli » de ne pas entrer dans la ronde et que « pleurer donne
du chagrin à Maman ». Les bonnes manières peuvent ainsi changer
d’une classe à l’autre, l’essentiel étant qu’elles restent « manières » et
« bonnes ».
L’Éducation nationale se choisit bien sûr les instruments nécessaires
à la formation des citoyens. Ceux-ci se doivent d’être le mieux adaptés
possible aux besoins des gouvernements en place. Dans un pays démocrate
ou pseudo-démocrate, il est évident que les options philosophiques
ou politiques auxquelles il faut complaire sont celles du plus grand
nombre. Aucun rapport d’un quelconque « savoir » avec les sciences,
les arts ni la culture, encore moins avec les goûts des uns et des
autres. Les programmes scolaires, c’est un fait, peuvent sembler parfaitement
hétéroclites. Va-t’en savoir pourquoi on a tenté de m’enseigner
la trigonométrie et pas la médecine, pourquoi j’ai su par coeur le nom de
tous les fleuves de Chine sans jamais avoir entendu prononcer le nom
du canal près duquel j’étais née, pourquoi on s’est évertué, bien en vain,
à m’enseigner trente-six points de tricot mais pas à sculpter le bois. Je
voudrais maintenant connaître le nom de tous les fleuves de Chine et
aussi le nom des outils des hommes. Je ne dis pas – oh non – qu’il est
sans intérêt de savoir tricoter ou peindre. Je dis que ce qu’on apprend en
classe ne répond à rien de rationnel mais surtout – et c’est pire – à rien
de volontairement irrationnel. C’est le bric-à-brac des bibelots et
quelques livres qui « ornent » la bibliothèque du Français moyen.
Et tu sais comme je m’amuse quand on m’assure que ce n’est plus
« comme de mon temps », qu’au lieu des brassières on fait faire aux
filles de la mécanique et que l’informatique remplace le grec. La belle
avance !
Ce qui n’a pas changé et ne risque pas de changer, c’est qu’on a
choisi pour moi non ce qui me serait agréable donc utile, mais ce qui est
utile à la société. (L’école, de par ses structures d’une invraisemblable
lourdeur, est toujours, dans ses programmes, en retard d’une génération,
mais cela ne change rien au fond.) Quelques-uns convainquent même
Contre les canons de la pensée
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les gens que ce qui leur sera utile à eux, c’est justement ce qui sera utile
à la machine appelée « société ». Le plus fort, c’est que l’école inculque
l’idée de je ne sais quel « bien commun », persuadant certains qu’ils choisissent
leur alvéole par « altruisme » !
« La société, c’est vous. » Si je veux. J’en prends, j’en laisse.
Ce qui est bon pour moi n’est pas bon pour lui, elle ou toi. En revanche,
je ne crois guère m’avancer en disant qu’il est bon pour toi, elle ou lui
que moi je sois bien dans mes petites bottines. Que nous avons tous
intérêt à ce que chacun soit lui-même dans son harmonie, singulier et
profond dans son être.
L’enseignement est une affaire personnelle. Tu as le droit le plus
absolu d’apprendre ce que tu veux. Plus varié et inattendu sera le savoir
des autres et plus fantastique sera toute rencontre. J’ai quelque chose à
défendre dans ce qui circule entre les gens, dans cet obscur rapport qui
me lie aux hommes vivants et morts.
Certains connaissent de près le prix de la scolarité ; ceux-là m’assurent
de leur soutien ; ce sont souvent des éducateurs d’enfants dits
caractériels ou déficients, ou encore cette femme qui travaille dans le
service de réanimation d’un grand hôpital de la région parisienne et qui
est « spécialisée » dans le suicide des enfants : elle sait combien de
compositions ratées, de « mots à faire signer par les parents », d’amitiés
trop surveillées par des maîtres sadiques mènent des enfants de sept ou
dix ans à se jeter par la fenêtre ou du pont des autoroutes, « modalité
typique de leur âge » ; à partir de treize ans, on est grand, alors on se
suicide comme les grands en se pendant ou en se faisant un petit cocktail
pharmaceutique1. Ces « accidents regrettables » ne sauraient remettre en
cause, etc.
Mais j’en reviens à ces gens qui tous les jours reçoivent les fruits du
massacre dans leurs institutions ou anti-institutions.
À Bonneuil, Maud Mannoni accueille des enfants psychotiques.
Quand se pose pour un enfant le problème de la scolarité, elle ne saisit
pas l’occasion comme d’autres pour « normaliser »: « On peut à ce
moment-là, dit-elle, l’inscrire au télé-enseignement et lui procurer l’aide
d’un aîné, qui souvent n’a pas vingt ans – car ce qui importe c’est de
pouvoir critiquer l’absurdité du programme et des énoncés : c’est bien
plus utile que n’importe quelle technique de réadaptation qui ne vient là
Insoumission à l’école obligatoire
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1– Quelques suicides exemplaires causés par l’école dans Les Dossiers noirs du suicide,
Denis Langlois, Seuil, 1976.
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que comme garant du savoir de l’adulte, savoir (livresque) qu’il s’agit
justement de contester1. »
Les journalistes croient (je fus de ces niais) que les mass media
peuvent aider les gens à prendre conscience de « ce qui se passe » et donc
à critiquer la vie en transmettant des informations d’ordre culturel.
Bourdieu et Passeron2 ont fait au scalpel le tour de l’école comme appareil
premier d’oppression idéologique. Ils ont établi avec l’implacable rigueur
de leur enquête que les jeux étaient faits à l’école.
Quels que soient les contenus des programmes, l’enseignement
donné répond à des besoins précis qui n’ont rien à voir avec ce qui
semble à première vue « de notre temps » ou non. On peut bien supprimer
un peu plus tôt ou un peu plus tard l’enseignement de la philosophie,
pour ce qu’on en fait ! Car la seule chose qui importe, c’est ce qui passe
à travers n’importe quel programme. Illich dit que le meilleur enseignant
du monde ne peut protéger efficacement ses élèves contre ce qu’il
appelle le « programme occulte de la scolarité ». Ce qui est en cause dans
l’école, c’est ce qu’il y a par exemple de commun entre un cours de
physique en première, et une leçon de gymnastique en classe de C.P. Par
ses quatre caractéristiques (l’enseignement est obligatoire et prend un
maximum de temps ; il est donné par des enseignants patentés ; à une
classe d’âge spécifique ; il suit un programme établi), l’école remplit sa
fonction qui est de « conserver », par la sélection, les normes sociales en
vigueur grâce à la transmission d’une culture elle-même « conservée ».
L’inculcation du savoir, quel qu’il soit, permet le dressage et l’entraînement
à la soumission. Le programme occulte ne transmet telle ou telle
qualification (qui pourrait bien mieux se trouver dans la vie et auprès des
praticiens) que d’une manière autoritaire qui vise à « socialiser » l’individu
dans un certain sens : la société pour laquelle on le taille est forcément
dirigiste, inégalitaire. Le programme de l’école n’est pas d’enseigner la
théorie des quanta ou les Géorgiques, mais de persuader qu’il existe des
savants ou plutôt des SAVISTES, que ces savistes ont droit à des privilèges
tels qu’exercer un métier moins tuant que d’autres. Je ne fais que répéter
ce que tout le monde a dit avant moi. Les plus éclairés des esprits,
Stirner dès 1842, Nietzsche en 1872, ont vu qu’on jouait sa tête dans
l’école qui ne peut être que conformiste. Les écrits de Bakounine de 1869
Contre les canons de la pensée
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1– Dans l’excellent numéro de novembre 1974 des Temps Modernes : « Normalisation de
l’école – scolarisation de la société. »
2– Cf. La Reproduction, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Éd. de Minuit, 1970, et
Les Héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Éd. de Minuit, 1964.
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sur « l’éducation intégrale » sont plus connus encore : on y trouve cette
démonstration jamais réfutée que ceux qui possèdent le savoir assoient
leur pouvoir sur le non-savoir des autres1.
Cette transmission d’une « façon de penser et d’être », c’est très
exactement la transmission d’une morale. En 1913, c’était la patrie,
aujourd’hui, la rentabilité ; c’est pareil. Aussi meurtrier.
Je n’ai pas éprouvé le besoin de te dire que l’idéologie dominante,
pour reprendre le vocabulaire marxiste, n’était pas forcément l’idéologie
de la classe dominante. Les mécanismes sont bien plus subtils que ça et
les rouages ne tournent qu’avec l’huile de tous les compromis nécessaires
aux armistices réitératifs entre les classes. Par exemple, à l’école il est
mal vu de « tricher » alors que la tricherie constitue un art fort prisé dans
la bourgeoisie qui y voit une preuve d’intelligence, voire d’élégance.
Même chose pour la bonté ou la générosité qui sont chantées avec
accompagnement d’harmonium de siècle en siècle, alors que l’examen et
à plus forte raison le concours te montrent de façon bien plus réaliste
quelles autres « vertus » la société exige en fait de toi. Ces décalages ne
peuvent être uniquement dûs au fameux retard institutionnel de l’école
mais servent à ménager certaines petites gens qui restent attachés aux
valeurs chrétiennes ou marxistes. Hochets insignifiants (comme l’enseignement
bien ridicule de la poésie) qui ne trompent que les vraiment pas
bien malins.
On a vite fait le tour des valeurs réelles « objectives » que transmettent
la crèche et l’école : l’esprit prévaut sur le corps, le devoir sur le plaisir,
l’adulte sur l’enfant, le conformisme sur l’originalité, l’obéissance sur la
responsabilité, la répétition sur la créativité. Et le tout baignant en eaux
troubles, car toute morale doit bien sûr sa fermeté à la souplesse dont
elle sait user. L’élite des élèves s’oblige par exemple (c’est Bourdieu et
Passeron qui le font remarquer) à ne pas rédiger de devoirs « trop scolaires
». Ce qui importe seul, c’est la conformité aux schémas exigés, non
l’uniformité, comme il a été dit plus haut, car l’école ne peut vouloir
qu’une société en pièces. La professionnalisation est indispensable aux
pouvoirs ; n’est-on pas allé jusqu’à créer des diplômes réservés aux
« métiers de la communication » que la spécialisation outrancière rend
« nécessaires » aux échanges2 ?
Insoumission à l’école obligatoire
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1– Articles de l’été 1869 parus dans le journal L’Égalité.
2– Jacques Piveteau dans Attention, écoles, Seuil, 1972, relève ce pléonasme qui en dit
long d’« université pluridisciplinaire ».
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Au fur et à mesure que l’enfant prend de l’âge, son champ de possibilités
lui est rogné en même temps qu’on le fait passer au fil des ans du
jardin d’enfants, où il jouit d’une relative « autonomie », en terminale où
il se soumet totalement au programme d’abord, puis – apogée ! – à la
divination de ce qui peut bien plaire à un examinateur inconnu.
Que le prof soit intelligent ou non, socialiste ou national-socialiste,
féministe ou obtus ne peut rien changer à ce qu’on cherche à former
dans l’esprit des « futurs adultes ». L’enfant doit être enfantin, le vieillard
sénile, la femme féminine1, le penseur intellectuel. Amères calembredaines,
douce Amie. Laissons les adultes s’adultérer.
Tu connais la parade particulièrement excitante qui consiste à seriner :
« La famille impose à l’enfant des structures mentales aussi conformistes
que l’école ; na ! » En regardant autour de moi, je m’aperçois, quoi qu’on
en dise, qu’on se sort apparemment plus facilement de l’emprise de la
famille. Sans doute est-il moins ardu de rejeter père et mère que l’ensemble
polymorphe de l’institution scolaire, justement parce qu’il s’y trouve des
gens qui semblent de votre bord (professeurs ou élèves), ce qui permet
à l’école toutes les feintes dans ce jeu d’escrime auquel certains se
livrent pour l’amour de l’art.
Je suis toujours aussi effarée de constater la candeur avec laquelle
on ose me rétorquer : « Mais qu’allez-vous chercher là ! L’école permet
l’acquisition du savoir, c’est tout ! »
Il s’agit bien en effet d’acquérir, d’avoir. Et donc, dans la logique du
marché, de produire, de se vendre. Les maîtres modernes insistent
d’ailleurs de plus en plus souvent « au nom de l’autonomie de l’enfant »
sur une pédagogie qui doit amener l’élève à « vendre sa production »2 !
Il est d’ailleurs notable que l’escroquerie commence au berceau. Ne
dit-on pas qu’on construit des crèches pour le « développement des
petits », alors que chacun sait pertinemment qu’on ne construit des
crèches que lorsqu’on a besoin de « libérer » des femmes pour le travail ? Il
n’y a pas, il n’y aura jamais de raisons autres qu’économiques à l’élevage
en série des enfants.
Contre les canons de la pensée
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1– Je mets en annexe de ce chapitre l’un des plus splendides exemples de bêtise qu’on
puisse lire dans un manuel scolaire ; on aurait tout aussi bien pu trouver l’équivalence
de pareille impudence dans un livre d’histoire. Mais c’eût été moins drôle.
2– C’est ce qu’on appelle avoir les idées avancées. Un exemple : « Mais on n’est plus à la
belle époque du troc, et il faut savoir se situer dans son temps. Si le “fric” est une
donnée de notre société – j’attends qu’on me prouve le contraire – il ne faut pas avoir
peur de s’y salir les mains, et l’esprit, même avec des enfants. » Écoute, maîtresse, op. cit.
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Toute l’économie du monde est fondée sur la prostitution : on loue
notre intelligence ou notre musculature au mois (avec le sexe en sus par
des voies à peine détournées). On s’évertue à faire croire que la putain vend
un ersatz d’amour et que ce n’est pas joli. Les professeurs, les chercheurs
ne vendent-ils pas un ersatz de pensée ? Et il y a des véroles mentales
plus infectes que certains chancres.
Acquérir le savoir… Non seulement le môme sait très vite que celui
qui est en face de lui est en effet payé pour vendre son savoir, mais très
vite on lui apprend à faire la pute : vingt billets s’il baise à la perfection,
quinze quand ce n’est vraiment pas mal, onze cinquante quand c’est
triste mais honorable, trois billets si c’est minable. Il sait ainsi ce que
vaut chaque devoir et, par une supercherie élémentaire, on lui fait gober
que c’est ce qu’il vaut, lui.
Cette négation de l’être, Michelet l’a bien vue qui conseille aux élèves
de se méfier de la prétendue culture qu’on les engage à acquérir et de se
faire une contre-éducation à partir de leur propre vie. Quand je te dis que
l’École exalte l’avoir au détriment de l’être, je dis bien que seules les
apparences auront une valeur pour elle. On sait à quel point la « présentation
» compte dans l’institution scolaire (tant chez les enseignants que
chez les élèves). C’est pourquoi les magasins de vêtements font des
affaires en septembre, surtout dans les quartiers les plus populaires.
Et ils ont bien raison, les malheureux ! Un gosse miteux ne plaira pas,
ne réussira pas, veux-je dire.
Mais j’entends déjà les voix outrées de certains instits : « Ce n’est pas vrai !
J’ai dans ma classe un petit Arabe loqueteux mais qui a l’air si intelligent ! »
Ah oui ? Parlons-en de l’air intelligent des enfants ! Une grande
enquête menée par le magazine américain Psychology Today a révélé des
résultats pour une fois intéressants. On demandait au tout-venant de
juger d’après des photos un certain nombre d’inconnu(e)s selon leur
aspect sympathique et intelligent. Les tests dépassèrent de loin ce à quoi
on pouvait s’attendre : ont été classés « sympathiques et intelligents »
les visages correspondant exactement aux canons « habituellement
reconnus » de la beauté : l’échelle des « notes » suivait même rigoureusement
la notation imaginée par les chercheurs pour estimer « beauté » et
« laideur ». Soyons clairs : on ne dira pas d’une enfant laide qu’elle a l’air
intelligent. Au mieux on admettra que « pourtant elle est intelligente ».
Quand on dit d’un gosse : « Il a tout pour plaire, il est beau et intelligent »,
on exprime la plus vieille vérité du monde : que ses attraits lui ont valu
qu’on s’intéressât à lui.
Insoumission à l’école obligatoire
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==[[Page:Baker - Insoumission à l'école obligatoire, 2006.djvu/49]]==
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Ceux-là même qui sont les victimes de l’institution scolaire la
défendent. L’idée de la promotion par l’école est bien enracinée sur tous
les méridiens, si bien que les pauvres se font flouer deux fois : ils se
savaient miséreux, ils se savent maintenant « incapables ». Que l’appareil
scolaire est un appareil de reproduction, personne n’a jamais pu démontrer
le contraire ; en France, je n’ai pas entendu parler d’une réfutation de la
fameuse enquête de Bourdieu et Passeron publiée en 19641, pas plus que
de celle de 19702, et si certains ont critiqué l’analyse de L’École capitaliste
en France faite par Christian Baudelot et Roger Establet3, on n’en a pas
contesté les irrécusables données. Les avantages sociaux permettent
d’acquérir les avantages sociaux qui permettent etc.
Je ne vais pas t’enquiquiner avec les théories du P.C. Tu les connais
aussi bien que moi ; nous étions souvent ensemble quand Clotilde nous
assenait son catéchisme : lorsque les moyens de production seront aux
mains de la classe ouvrière, la dictature du prolétariat – pardon, je
retarde –, la volonté du prolétariat transformera les superstructures idéologiques.
C’est simple à saisir. Le tout est de s’attaquer à l’infrastructure
économique. Le reste nous sera donné par surcroît. Clotilde est institutrice.
Dame ! il faut bien vivre…
Les intellectuels, qui se savent des privilégiés, nourrissent l’espoir
d’une école où l’on respecterait mieux l’égalité des chances : ils veulent
bien que tout le monde soit riche et instruit et tout ça. Ce qu’ils ne
veulent pas – on comprend ça –, c’est avoir une part plus petite du
gâteau4. Ils cherchent une solution (mais si !). En attendant, eh bien, ils
ne vont quand même pas sacrifier leurs mômes à la Cause. Moi non plus
d’ailleurs (puisque « je n’ai mis ma cause en rien »).
Phénomène qui ne manque jamais de m’amuser, ils assurent que
l’enseignement scolaire est un peu bête et que la plupart des professeurs
manquent singulièrement de culture, ils reconnaissent volontiers
que l’école transmet l’ensemble des croyances nécessaires au maintien
de l’État mais, tellement assurés de leur autorité aristocratique, ils
concluent habituellement par : « Heureusement que les parents
Contre les canons de la pensée
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1– Les Héritiers, op. cit.
2– La Reproduction, op. cit.
3– L’École capitaliste en France, Christian Baudelot et Roger Establet, Maspéro, 1971.
4– L’intelligentsia n’a pas fait grand écho par exemple du livre d’Everett Reimer, Mort de
l’école (Fleurus, 1972), qui propose de faire voter des lois rendant obligatoire une
égale répartition des ressources éducatives publiques « en raison inverse des privilèges
actuels ».
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peuvent faire contrepoids à l’école ! » Vois-tu, Marie, moi je ne me
sentais pas de taille.
Tu ris, tu penses à ces « marginaux contestataires » que tu connais, fiers
de ce « milieu » qui préservera leurs bambins de la bêtise scolaire. Il me
semble les entendre chanter « on ira pendre le linge sur la ligne Siegfried!…»
Tous ces gens de gauche, volontiers cyniques, savent très bien que
les programmes politiques ne peuvent envisager un enseignement non
obligatoire, car la gauche comme la droite a besoin de reproduire ses
propres couches sociales, selon sa hiérarchie propre. Elle a ses croyances
à elle qu’il lui faut bien transmettre aussi.
C’est entre autres raisons pourquoi je n’ai jamais espéré, même
lorsque nous étions à la Barque, que « s’étende le mouvement ». Dans les
plus belles années des « écoles parallèles », Jules Chancel1 avait déjà fait
remarquer avec son malicieux sourire que, pour une petite vingtaine
d’enfants hors circuit, la presse s’était empressée de faire grand battage
et qu’il s’agissait bien évidemment de spectacle. Car personne ne croit à
une société sans école.
Nous pas davantage, franc-tireurs qui vivons le rêve non d’une
société sans école mais de notre vie sans école, ce qui n’est déjà pas
négligeable.
Qu’avons-nous donc en commun, nous qui nous méfions tant des
« communautés de pensée » ? Seulement le goût, je crois, de cette
méfiance-là.
C’est un peu vrai que beaucoup d’entre nous auraient pu se connaître
ou reconnaître en 68 ; dans les beaux surgeons aussi des années 70.
Certains avaient déjà fait alors la grève des examens, voire des concours.
Au mois de mai, la contestation de l’école a été limpide, intelligente,
menée avec sérieux. Une fête pour l’esprit dans les C.E.T.* comme à la
Sorbonne. Une fête terriblement profonde dont on a beau jeu aujourd’hui
d’oublier la présence de la mort. Car s’il est vrai que l’armée n’allait pas
tirer, nous n’en savions rien alors. Et nous étions prêts à tout. Il est très
impudique de te confier de telles choses, mais c’est que l’usage s’est
décidément trop bien instauré de se goberger de ceux qui, à travers mai
des années 68 à 74, ont cherché leur vérité par-delà la Vérité des autres.
La plupart de ces rebelles ont rejoint les rangs. Paix à leurs cendres.
Insoumission à l’école obligatoire
50
1– « Où il n’est plus question de cheveux blonds ni de sourires panoramiques… mais de
politique » dans Autrement, n°13, avril 1978.
* Les C.E.T., collèges d’enseignement techniques, sont les ancêtres des lycées professionnels.
insoumission 14 définitif 21/09/06 10:24 Page
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50
Cependant, d’autres vivent dans une espèce d’intégrité qui leur
demande un courage invraisemblable. Des gens comme Maurice de
l’A.P.L. ou Christine embellissent la vie. Ils n’ont pas attendu mai pour
choisir le chemin d’être uniques, assurément, mais eux ne se permettraient
pas de douter qu’il y a eu alors une chance pour l’être et comme
une prophétie. Il est donc possible de se révolter ensemble. Je dis que
c’est bon à savoir.
Pour l’heure, vivons vigilantes. Rien ne se perd. Même pas certaines
naïvetés de « ces années-là », car j’ai changé sur plusieurs points et ne
suis pas en accord toujours avec ce que mes amies et amis ont dit à
l’époque, mais je sais, pour en avoir fait l’expérience, que la critique peut
se vivre dans le respect et le plaisir. L’une des pierres d’angle de la
contestation était par exemple l’idée que l’école devait se faire sous le
contrôle des travailleurs (c’est à ma connaissance la Fédération unifiée des
travailleurs de la métallurgie italienne qui, dans les années 70, a élaboré
le plus finement ce que pourrait être la stratégie d’une transformation
conjointe de l’école et de l’organisation du travail). Ainsi, certains
pensent que l’« ouverture de l’école » doit permettre un contrôle sur les
idées qu’on y transmet. Ce n’est pas tout à fait exclu, mais à condition que
soit toujours claire la relativité des jugements. On ne luttera jamais contre
les doctrines par des doctrines autres. L’enfant n’a pas besoin qu’on lui
assure que l’esprit d’autorité est destructeur (il le sait très bien), il a
besoin, comme chacun de nous, qu’on lui assure un peu moins de choses.
Qu’on ne me dise jamais que cette relativité des jugements conduit
à l’angoisse, car ce qui rend dément, c’est de ne plus pouvoir parvenir à
soi-même. C’est justement ce qu’on nous force à penser qui nous fait
perdre la raison. C’est avec une morsure au coeur, Enfant, que j’évoque la
folie ; je devine l’horreur de telles déchirures. Le pire, c’est que beaucoup
de gens « dans la vie de tous les jours » sont des malades mentaux. Que
pouvons-nous pour eux qui se sont perdus et jamais ne sauront qui ils
étaient ? Elles et eux, apparences, images et réponses à ce qu’on a voulu
faire d’eux.
Sois toi-même puisque quelqu’un a désiré te mettre au monde. Sois.
C’est le seul impératif que je veuille sur toi jamais me permettre.
Et que ta solitude soit accueillante aux tendresses. Je sais moi-même
ce que je dois à mes amies, à mes amis. Ce n’est pas les influences qu’il
faut craindre ; celles qu’on se choisit ont la douceur des caresses. La vie ne
doit-elle pas être vécue dans les grandes largeurs ? Elle est si généreuse,
on peut bien l’être aussi.
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Je suis commune, pas originale pour deux sous. Et tu n’as pas vécu
dans le luxe de moire des pensées singulières, isolées et superbes.
Très ordinaires aussi, dans l’ensemble, mes complices qui ont refusé
l’école. D’autant moins friqués que s’ils contestent l’obligation scolaire,
c’est aussi parce qu’ils contestent les obligations salariales. Beaucoup
travaillent à mi-temps et font fi de leurs diplômes, prenant n’importe
quel boulot pourvu qu’il leur laisse un maximum de temps libre. La
galère souvent ; ce n’est pas à toi que je dois faire un dessin.
Mais ceux-là que j’ai appelés insoumis ne se considèrent pas comme
des marginaux ; s’ils n’ont ni voiture ni télévision c’est parce qu’ils n’ont pas
les moyens de s’en acheter. Ce n’est pas une volonté de « faire autrement
que les autres ». Ils sont conséquents, voilà tout. Je voudrais bien que tu
saisisses que ce choix est aussi autre chose qu’un choix. Il y a une
logique du refus comme il y a une logique de l’acceptation. Chaque être
est un nombre entier.
Ce que nous défendons, c’est notre ordre propre. Nous voulons
mourir vivants. Penser par nous-mêmes. Pas seulement par respect pour
nous mais aussi par goût de l’amour. Parce qu’on ne peut aimer que des
êtres pléniers. Si un groupe doit m’ôter quelque chose, je m’en retire.
C’est un trop grand plaisir que de se donner. Que donnerai-je si l’on me
vole ?
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ANNEXE
Les canons de la pensée…
Ce texte « de lecture » est destiné aux enfants de cours élémentaire
deuxième année. Je l’ai trouvé dans « Le sexisme dans les manuels scolaires »
paru dans Les Temps Modernes1 cité par l’auteur, May d’Alençon, qui n’a
pas manqué de relever qu’il s’agit là d’un exemple de ce que Nathan
appelle dans la préface « une tentative pour présenter des textes de
qualité, éveilleurs de pensée et de sentiments2 ».
Bonne-Poulette et Chat-Sauvage
Comme elle était jolie la petite maison qu’habitait Bonne-Poulette !… De
briques roses avec un toit de tuiles rousses, des roses-trémières sur le seuil et
une guirlande de glycines d’une fenêtre à l’autre.
Pas un grain de poussière sur les meubles cirés, et des vitres si claires qu’on
se demandait si elles existaient tant on y voyait bien au travers.
C’est que Bonne-Poulette était une excellente ménagère ; une fameuse cuisinière
aussi. Elle faisait un si bon café que le parfum en embaumait les environs, et
toutes les planches de sa grande armoire étaient garnies de pots de délicieuses
confitures : poires, pommes, cerises, fraises, coings, mûres et de bien d’autres
fruits encore.
1– Novembre 1974, op. cit.
2– Le goût de lire, C.E.2, Nathan.
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Le soir, lorsque Bonne-Poulette, un peu lasse de sa longue journée de travail, se
reposait au coin de son feu clair, dans sa jolie maison confortable, elle se disait avec
un soupir de contentement qu’elle était une bien heureuse ménagère, la plus
heureuse des ménagères… surtout quand elle entendait le vent mugir dans le
bois voisin ou la pluie tomber sur les feuillages ou le Renard et le Chat-Sauvage
en chasse crier dans le noir et dans le froid.
Pourtant, certains soirs, il arrivait à Bonne-Poulette de s’ennuyer, oui ! Le
temps lui semblait long ; elle aurait aimé voir quelqu’un en face d’elle, de l’autre
côté de l’âtre, pour lui tenir compagnie ; elle lui aurait servi le café, aurait ouvert
un pot de confitures ; ils auraient bavardé tous les deux…
Voilà qu’une nuit, Bonne-Poulette entendit des gémissements et des appels
qui semblaient venir de derrière la haie de son jardinet. Vite et vite, elle se leva,
mit sa cape, enfila ses sabots et courut au dehors, sa lanterne à la main car il
faisait très noir.
Elle découvrit Chat-Sauvage étendu dans l’herbe et gravement blessé : une
patte démise, un oeil fermé et sa belle fourrure était salie, écorchée, trempée.
Tout apitoyée, Bonne-Poulette se hâta de secourir la pauvre bête :
– Pauvre, pauvre Chat, qu’est-il donc arrivé ?… Pourquoi aussi t’en vas-tu
courir les bois à cette heure ?
– C’est le Renard et le Putois, expliqua le Chat d’une voix essoufflée, je me
suis battu à mort contre eux… Ils prétendaient que j’étais sur leur terrain de
chasse…
Le blessé ne put en raconter plus long car il s’évanouit. Bonne-Poulette dut
appeler les voisins qui l’aidèrent à le transporter jusque dans sa maison. Elle le
coucha dans son propre lit sous l’édredon à fleurs, le lava, le pansa, banda ses
blessures, lui fit boire beaucoup de tisane et le veilla jour et nuit jusqu’à ce qu’il
fût guéri.
Oui ! Bonne-Poulette, sans pour cela négliger sa maison, soigna Chat-
Sauvage des jours et des jours et elle n’avait plus du tout le temps de s’ennuyer,
même le soir…
Et elle fut bien contente, lorsque le blessé se trouva assez fort pour s’asseoir
en face d’elle, de l’autre coté de la cheminée.
– Comme vous êtes donc bonne, Dame Poulette miaulait gentiment le Chat,
et comme on est bien dans votre maison ! Tout y est joli, confortable… Et si vous
me gâtez ainsi, je vais finir par engraisser !
Mais plus ses forces revenaient, plus souvent Chat-Sauvage regardait par la
fenêtre, celle qui donnait sur le bois : il regardait les branches qui s’agitaient dans
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le vent, les nuages qui passaient dans le ciel et il prêtait l’oreille aux cris des
bêtes qui partaient en chasse… De temps en temps, il soupirait et il oubliait de
répondre à Bonne-Poulette qui lui demandait s’il lui manquait quelque chose.
Un beau matin de printemps tout léger, tout bleu, comme les hirondelles
revenues volaient avec des cris joyeux, Chat-Sauvage ne put y tenir ; il remercia
Bonne-Poulette désolée, lui dit : «Au revoir ! » et retourna dans les bois pour y
chasser.
Dame Poulette, de nouveau, s’ennuya jusqu’à ce que Chat-Sauvage revienne
un soir de tempête ; il était épuisé, mouillé, crotté, affamé car il avait passé toute
la semaine dans les bois, sans attraper le moindre gibier.
Oui ! dans quel état il était ! Ses poils emmêlés et pleins de boue, ses bottes
déchirées et trempées, sa queue basse et presque sans poils…
Lorsqu’il eut traversé la cuisine, avant de se laisser tomber dans le fauteuil
près du feu, on aurait pu croire que la tempête était entrée avec lui dans la
maison : feuilles mortes, brindilles, tas de boue et flaques d’eau…
Bonne-Poulette fit semblant de ne rien voir ; vite elle attisa le feu, mit le café
à chauffer, prépara confitures et tartines, balaya, essuya, toute contente de voir
son Chat revenu.
Il resta une bonne semaine dans la maison, se laissa soigner et dorloter, mais
quand le temps fut redevenu beau, il quitta de nouveau Bonne-Poulette et
retourna dans les bois pour y chasser.
Et dix fois, vingt fois, il revint puis repartit. Bonne-Poulette en avait grandpeine
et bien du travail, quand il arrivait sale et crotté, à demi malade et fatigué ;
Chat-Sauvage le savait mais c’était plus fort que lui ; il aimait la maison claire et
sa gentille amie, mais il aimait encore plus la forêt, la chasse, le danger, la vie
sauvage.
Pourtant, chaque fois, il restait un peu plus longtemps chez Bonne-Poulette,
tant elle le gâtait, tant on était bien près du feu pétillant, tant étaient bons le
café, les petits plats et les confitures…
Et les mois passaient et Chat-Sauvage se faisait fatigué, plus vieux, si bien
qu’un beau jour, il ne partit plus.
Bonne-Poulette en fut joliment contente !
Et tout doucement, Chat-Sauvage devint plus doux, plus soigneux, plus
patient : il ne renversait plus d’eau par terre, ne crottait plus ses bottes, s’essuyait
les pattes sur le paillasson, n’arrachait plus les boutons de ses habits,
ne perdait plus ses chaussettes sous le lit, ne claquait plus les portes pour les
 
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refermer.
Chat-Sauvage et Bonne-Poulette devenus deux bons petits vieux ne se quittent
plus et ils s’entendent si bien que jamais les soirées qu’ils passent en tête à tête
devant le feu ne leur semblent longues.
Chat-Sauvage fume pipe sur pipe en racontant ses histoires de chasse et ses
batailles avec le Renard et le Putois. Bonne-Poulette l’écoute en lui tricotant des
chaussettes chaudes pour l’hiver. Et le vent peut souffler dans la forêt qui mugit
et la pluie battre les vitres tant qu’elle peut, c’est à peine si Chat-Sauvage et
Bonne-Poulette les entendent.
 
<references />
 
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