« Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Tome 4 » : différence entre les versions

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XIV.
XIV.
 
CONTENANT DEUX JOURS.
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Nécessité pour un auteur de connaître un peu le sujet qu’il traite.
 
De nos jours quelques écrivains sans étude, sans lecture, sont parvenus par la seule force de leur génie à se faire un nom dans la république des lettres. Certains critiques en ont conclu que la science était tout-à-fait inutile à un auteur. Si
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on les en croit, elle refroidit l’imagination ; c’est comme un poids qui la comprime, et l’empêche d’atteindre à cette hauteur sublime où l’élèverait son activité naturelle.
 
Nous craignons qu’on n’ait poussé ce système beaucoup trop loin ; car pourquoi l’art d’écrire différerait-il de tous les autres arts ? Le maître à danser, qui a reçu des leçons avant d’en donner, n’a rien perdu par là de sa souplesse ni de sa légèreté. L’ouvrier ne se sert pas plus mal de ses instruments, pour avoir appris à en faire usage. Il nous est impossible de nous persuader qu’Homère et Virgile eussent écrit avec plus de feu, si au lieu déposséder toutes les connaissances de leur siècle, ils eussent été aussi ignorants que la plupart des auteurs du nôtre. Nous ne croyons pas non plus que l’illustre Pitt, malgré l’imagination, la véhémence et le solide jugement dont la nature l’avait doué, fût jamais devenu l’heureux émule des orateurs d’Athènes et de Rome, si une lecture réfléchie de Démosthène et de Cicéron ne l’eût mis en état de faire passer dans ses discours la chaleur, l’énergie et la victorieuse dialectique qui caractérisent les harangues de ces grands hommes.
 
Ce n’est pas que nous demandions à aucun de nos confrères les vastes connaissances que Cicéron exige de l’orateur. Au contraire le poëte, à
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notre avis, a besoin de peu de lecture, le critique de moins encore, et le publiciste s’en passe plus aisément que l’un et l’autre. L’art poétique de Byshe, un petit nombre de nos poésies modernes, peuvent suffire au premier ; un mince recueil de pièces de théâtre, au second ; et une collection quelconque de journaux politiques, au troisième.
 
Dans le fait, nous nous bornons à demander que l’homme qui se mêle d’écrire ait quelque teinture du sujet qu’il traite y suivant l’ancienne maxime de jurisprudence : Quam quisque norit artem, in ea se exerceat[49] ». Avec ce léger fonds de savoir, on peut obtenir parfois une espèce de succès : sans cela, fût-on d’ailleurs le plus habile homme du monde, on ne tirera de sa science aucun parti.
 
Supposons, par exemple, que le ciel eût fait naître à la même époque et dans le même lieu Homère, Virgile, Aristote, Cicéron, Thucydide, et Tite-Live, et que ces beaux génies eussent réuni leurs divers talents pour composer un traité de danse, croit-on que l’ouvrage sorti de leurs mains valût celui de M. Essex, intitulé : Rudiments d’une éducation distinguée ? Et si l’admirable M. Broughton daignait compléter l’œuvre de M. Essex en publiant les vrais principes de l’athlétique, aurait-
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on lieu de regretter que nul écrivain célèbre, ancien ou moderne, ne se fût occupé d’un art si noble et si utile ?
 
Il est superflu de multiplier les exemples dans une question de cette évidence. Allons droit au but. Il nous semble que le peu de succès de la plupart de nos écrivains, dans la peinture des mœurs du grand monde, vient de ce qu’ils n’en ont aucune notion. C’est malheureusement une connaissance que peu d’auteurs sont à portée d’acquérir. Les livres n’en donnent qu’une idée très-imparfaite ; le théâtre n’en procure pas une beaucoup plus exacte. La lecture seule ne peut guère former qu’un pédant, et le théâtre, qu’un fat.
 
Les caractères tirés de ces sources manquent essentiellement de vérité. Vanbrugh et Congrève ont copié la nature ; mais ceux qui les copient ne font pas du siècle présent un portrait plus ressemblant que ne le ferait Hogarth, s’il peignait aujourd’hui les acteurs d’un bal ou d’une fête, avec les costumes du temps du Titien et de Vandyck. Dans ce genre, l’imitation ne remplit pas son objet. Il faut peindre d’après nature. On n’étudie bien les hommes que dans le monde. Pour connaître toutes les classes de la société, il faut les fréquenter : or la plus élevée ne se voit ni gratuitement dans les rues, dans les boutiques et les
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cafés, comme le reste de l’espèce humaine, ni pour de l’argent comme les animaux curieux. En un mot, c’est un spectacle auquel personne n’est admis sans le privilège, soit de la naissance, soit de la fortune, ou, ce qui est l’équivalent de toutes deux, sans l’honorable profession de joueur : et, par malheur pour le public, quand on possède un de ces avantages, il est bien rare qu’on se soucie du méchant métier d’écrivain. Ce sont en général des hommes obscurs et pauvres qui s’y livrent, comme à une sorte de commerce qui n’exige d’avance aucun fonds.
 
De là naissent ces monstres bizarres vêtus de soie, d’argent, et d’or, parés de dentelles et de broderies, avec d’énormes perruques et de larges paniers, qui, sous le nom de lords et de ladys, se pavanent sur la scène, aux grands applaudissements du parterre et des galeries, et qu’on ne rencontre pas plus dans le monde que la Chimère, le Centaure, ou toute autre semblable fiction.
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Nous confierons pourtant au lecteur, sous le sceau du secret, que la connaissance du grand monde, quoique nécessaire pour éviter de fâcheuses méprises, n’est pas fort utile aux auteurs de comédies ou de romans dont les ouvrages se rapprochent, ainsi que le nôtre, du genre comique.
 
La réflexion de M. Pope sur les femmes s’applique
La réflexion de M. Pope sur les femmes s’applique parfaitement à la plupart des gens du bon ton. Ils sont si maniérés, si pétris d’affectation, qu’ils n’ont point de caractère, ou du moins n’en laissent voir aucun. Osons le dire, il règne dans leurs cercles une monotonie, une insipidité que rien n’égale. Les classes inférieures présentent un tout autre aspect. La diversité des professions y produit une grande variété de caractères aussi plaisants qu’originaux ; tandis que, dans la classe supérieure, sauf les individus livrés en petit nombre aux soins de l’ambition, et en plus petit nombre encore à la recherche du plaisir, tout n’est que vanité et servile imitation. La parure, le jeu, la table, les compliments, les révérences, voilà l’unique emploi de la vie.
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parfaitement à la plupart des gens du bon ton. Ils sont si maniérés, si pétris d’affectation, qu’ils n’ont point de caractère, ou du moins n’en laissent voir aucun. Osons le dire, il règne dans leurs cercles une monotonie, une insipidité que rien n’égale. Les classes inférieures présentent un tout autre aspect. La diversité des professions y produit une grande variété de caractères aussi plaisants qu’originaux ; tandis que, dans la classe supérieure, sauf les individus livrés en petit nombre aux soins de l’ambition, et en plus petit nombre encore à la recherche du plaisir, tout n’est que vanité et servile imitation. La parure, le jeu, la table, les compliments, les révérences, voilà l’unique emploi de la vie.
 
Les passions néanmoins exercent aussi leur empire tyrannique sur quelques membres de cette classe, et les emportent fort au delà des bornes de la bienséance. On voit des femmes de qualité se distinguer autant des fragiles bourgeoises par leur noble intrépidité et leur superbe dédain de l’opinion, qu’une vertueuse duchesse se distingue d’une fermière ou d’une marchande honnête, par l’élévation et la délicatesse de ses sentiments. Lady Bellaston était du nombre de ces femmes dont l’audace ne connaît point de frein ; mais que nos lecteurs de province ne concluent pas de son exemple que toutes les grandes
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dames lui ressemblent, ou que nous ayons dessein de les peindre des mêmes couleurs : ils pourraient aussi bien supposer que nous avons voulu représenter tous les ecclésiastiques dans la personne de Thwackum, et tous les militaires dans celle de l’enseigne Northerton.
 
On commet une erreur grossière quand, sur la foi d’ignorants satiriques, on accuse notre siècle d’un excès de licence. Nous sommes convaincu qu’on n’a jamais vu parmi les femmes de qualité moins d’intrigues galantes qu’à présent. Les jeunes filles apprennent de leurs mères à tourner toutes leurs pensées du côté de la vanité et de l’ambition, et à mépriser l’amour, comme indigne de captiver leurs cœurs ; puis, grâce aux soins de ces sages institutrices, mariées sans avoir de maris, elles s’affermissent dans les principes de l’éducation qu’elles ont reçue, et consacrent le reste de leur ennuyeuse existence à d’insipides amusements dont le détail conviendrait mal à la dignité de cette histoire. Dans notre humble opinion, le grand monde d’aujourd’hui se signale moins par le vice que par la folie, et la seule épithète qu’il mérite est celle de frivole.
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Jones, à peine rentré chez lui, reçut la lettre suivante :
 
« Je n’ai jamais été plus surprise qu’en apprenant que vous étiez parti. Quand vous êtes sorti du salon, j’étais loin de penser que vous eussiez l’intention de vous en aller sans me voir. Votre conduite ne se dément pas ; elle me prouve combien je dois mépriser un cœur capable de s’enflammer pour une idiote. J’ignore cependant ce que je dois admirer le plus, de sa ruse, ou de sa simplicité. L’une et l’autre sont en vérité bien étonnantes. Sans savoir un mot de ce qui s’est passé entre nous, elle a eu l’adresse, l’effronterie, la… que dirai-je enfin ? de me nier en face qu’elle vous eût jamais vu. Était-ce un plan concerté entre vous ? Avez-vous eu la bassesse de me trahir ? Oh ! quel mépris je me sens pour elle, pour vous, pour tout le monde, pour moi surtout, car…
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je n’ose écrire ce que je ne saurais lire sans un transport de rage. Adieu, sachez que la violence de ma haine peut égaler l’ardeur de mon amour. »
 
Jones n’avait pas eu le temps de faire de longues réflexions sur cette lettre, lorsqu’on lui en remit une seconde de la même main. Elle était conçue en ces termes :
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« P. S. Venez sans délai. »
 
Nous laissons aux héros d’intrigue à décider lequel causa le plus d’embarras à Jones, du billet
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dicté par la colère, on du billet inspiré par l’amour. Il est certain qu’il n’existait qu’une seule personne à qui notre ami eût un vif désir de rendre visite ce soir-là ; mais il croyait son honneur engagé ; et quand ce motif n’aurait pas été suffisant, il n’osait courir le risque d’exciter chez lady Bellaston une fureur dont il la jugeait trop capable, et d’où pouvait résulter la découverte d’un mystère qu’il avait tant d’intérêt de cacher à Sophie.
 
L’esprit agité et mécontent, il fit plusieurs tours dans sa chambre ; comme il allait sortir, il en fut empêché, non par une nouvelle lettre, mais par l’arrivée de l’obligeante lady. Elle entra, les yeux égarés, ses vêtements en désordre, se jeta sur un fauteuil, et dès qu’elle eut repris haleine : « Vous le voyez, monsieur Jones, dit-elle, quand les femmes ont franchi certaines bornes, elles n’en connaissent plus aucune. Si l’on m’eût prédit, il y a huit jours, que je ferais une pareille démarche, je ne l’aurais pas cru possible.
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– Si sensible à mes bienfaits ! je n’attendais pas de M. Jones ce froid langage.
 
– Pardonnez-moi, chère milady, si après les
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lettres que j’ai reçues de vous… la crainte de votre colère… sans que j’aie su en quoi je l’ai méritée…
 
– Eh quoi ! reprit-elle en souriant, ai-je donc l’air si en colère ? lisez-vous sur mon visage l’expression du reproche ?
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– Bien maudit en effet, » répéta lady Bellaston en passant derrière le lit, et aussitôt entra mistress Honora.
 
« Vive Dieu ! M. Jones, dit-elle, qu’y a-t-il donc ? votre coquin de valet ne voulait-il pas m’empêcher
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de monter ? Il n’a point ici, j’espère, la même raison qu’à Upton, pour m’interdire votre porte. Avouez que vous ne vous attendiez guère à me voir. Il faut que vous ayez ensorcelé ma maîtresse. La pauvre chère demoiselle ! je l’aime, je vous l’assure, comme si c’était ma propre sœur. Le ciel ait pitié de vous, si vous n’êtes par pour elle un bon mari ! car, en ce cas, je ne connais point de châtiment dont vous ne soyez digne.
 
– Parlez bas, dit Jones, il y a dans la chambre voisine une dame qui se meurt.
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– Eh ! que m’importe ? je ne calomnie personne. Les gens de milady ne se font point scrupule de dire qu’elle donne des rendez-vous à des hommes hors de chez elle, dans une maison louée sous le nom d’une pauvre femme ; mais c’est milady qui paie le loyer, et l’on assure qu’elle fait en outre beaucoup de présents à son officieuse confidente. »
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Ici Jones en proie au plus pénible tourment, voulut lui fermer la bouche.
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– Ce ne sont point des calomnies, monsieur. Pourquoi milady va-t-elle trouver des hommes hors de chez elle ? ce ne peut être avec de bonnes intentions. Si elle n’avait en vue que les hommages qu’il est permis à toute femme honnête de recevoir des hommes, quelle serait la raison de ce mystère ?
 
– Je ne puis vous entendre parler ainsi d’une dame de distinction, d’une parente de Sophie… D’ailleurs, le bruit de votre voix incommode la
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pauvre malade logée dans la chambre voisine. Descendons, je vous prie.
 
– Non, monsieur ; si vous ne voulez pas me laisser parler, j’ai fini. Tenez, monsieur, voici une lettre de ma maîtresse. Bien des gens payeraient cher une pareille faveur ; mais M. Jones ne se pique pas de générosité. J’ai pourtant ouï dire à quelques domestiques qu’il était d’usage… Quant à moi, vous en conviendrez, je n’ai pas encore vu la couleur de votre argent. »
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Lady Bellaston sortit alors de derrière le rideau. Dans l’excès de sa rage, elle ne put d’abord proférer une seule parole, mais des étincelles jaillissaient de ses yeux, et annonçaient le feu terrible dont son cœur était embrasé. Aussitôt qu’elle eut recouvré la voix, au lieu d’exhaler son indignation contre Honora ou contre ses gens, elle s’en prit à Jones. « Vous voyez, s’écria-t-elle, tout ce que je vous ai sacrifié ; ma réputation, mon honneur, sont perdus sans retour. Et comment avez-vous reconnu ma tendresse ? je suis négligée, méprisée pour une petite campagnarde, pour une idiote !
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– De quelle négligence, madame, de quel mépris me suis-je rendu coupable ?
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– Fort bien, je n’ai pas besoin d’exiger que vous vous rendiez méprisable à vos propres yeux. Cette lettre, au reste, ne m’apprendrait rien que je ne sache d’avance ; je vois clairement sur quel pied vous êtes ensemble. »
 
À cette scène succéda un long entretien dont le lecteur, à moins qu’il ne soit trop curieux, nous saura gré de lui épargner les détails. Lady Bellaston s’apaisa peu à peu, et crut enfin, ou feignit de croire que la rencontre de Jones avec
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Sophie était l’effet du hasard. Elle n’éleva non plus aucun doute sur les autres incidents que l’on connaît déjà. Jones sut les présenter sous des couleurs si naturelles, qu’il ne laissa dans son esprit nul sujet réel de mécontentement contre lui.
 
Elle n’était pourtant pas, au fond de l’âme, pleinement satisfaite du refus qu’il avait fait de lui montrer la lettre ; tant les meilleures raisons ont peu de force contre une passion dominante. Il lui était impossible de douter que Sophie ne tînt la première place dans le cœur de Jones ; et cependant cette femme si hautaine, si emportée, se résigna à n’y occuper que la seconde, ou, pour emprunter un terme de droit, elle se contenta de l’usufruit d’un bien dont une autre avait la propriété.
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Cette invention de la dame plut infiniment à Jones. Il était charmé de l’idée de voir sa Sophie, à quelque prix que ce fût. Lady Bellaston, de son côté, ne trouvait pas un médiocre plaisir à duper sa rivale par un artifice que Jones ne pouvait lui découvrir sans se perdre.
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On fixa la première visite au lendemain. Lady Bellaston prit congé de Jones, et s’en retourna chez elle.
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Dès que Jones fut seul, il s’empressa d’ouvrir sa lettre et lut ce qui suit :
 
« Il m’est impossible, monsieur de vous exprimer tout ce que j’ai souffert depuis que vous avez quitté cette maison. Comme j’ai lieu de croire que vous vous proposez d’y revenir, et qu’Honora sait votre adresse, je l’envoie, quoiqu’il soit bien tard, pour vous détourner de ce dessein. Au nom de l’intérêt que vous prenez à moi, ne cherchez pas à me revoir ici. Vous ne pourriez manquer d’être découvert. Déjà même quelques mots échappés à lady Bellaston me font craindre qu’elle n’ait des soupçons. Il peut se présenter une occasion favorable. Sachons l’attendre
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avec patience. Encore une fois, je vous en conjure, si mon repos vous est cher, ne songez pas à revenir dans cette maison. »
 
Cette lettre procura au pauvre Jones une consolation assez semblable à celle que Job reçut autrefois de ses amis. Outre qu’elle détruisait l’espérance qu’il avait conçue de revoir Sophie, elle le mettait dans un fâcheux embarras à l’égard de son impérieuse maîtresse. Il savait très-bien qu’on n’est guère excusable de manquer à certains engagements ; et d’un autre côté, se rendre chez lady Bellaston, malgré la défense positive de Sophie, c’était une démarche à laquelle nulle puissance humaine ne pouvait le contraindre. Après une longue délibération qui le priva de sommeil pendant toute la nuit, il résolut de feindre une indisposition, seul moyen qu’il imaginât d’éviter le rendez-vous convenu, sans irriter lady Bellaston, qu’il avait plus d’une raison de ménager.
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Le lendemain de très-bonne heure, son premier soin fut d’écrire à Sophie une lettre sous l’enveloppe d’Honora. Il en adressa une autre à lady Bellaston pour lui faire agréer l’excuse dont nous venons de parler. Bientôt après, il reçut de cette dernière la réponse suivante :
 
« Je suis extrêmement contrariée de penser que je ne vous verrai pas chez moi cette après-midi, et plus affligée encore de la cause qui me
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prive de ce plaisir. Prenez grand soin de vous, appelez le meilleur médecin. J’espère que votre indisposition n’aura pas de suites. Des importuns m’obsèdent depuis le matin, et me laissent à peine le temps de vous écrire un mot. Adieu.
 
« P. S. Je tâcherai d’aller vous voir ce soir à neuf heures. Arrangez-vous pour être seul. »
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– Je vous assure, madame, répondit Jones, que des deux femmes qui sont venues chez moi hier au soir, l’une n’a fait que me remettre une lettre, et l’autre qui ne m’a quitté qu’assez tard, est une dame de distinction et ma proche parente.
 
– J’ignore sa qualité, reprit mistress Miller, mais je suis sûre qu’une honnête femme ne vient point chez un jeune homme à dix heures du soir,
– J’ignore sa qualité, reprit mistress Miller, mais je suis sûre qu’une honnête femme ne vient point chez un jeune homme à dix heures du soir, et ne reste pas seule avec lui dans sa chambre quatre heures de suite, à moins qu’elle ne soit en effet sa très-proche parente. D’ailleurs, monsieur, ses porteurs font assez connaître par leurs discours qui elle est. Ils n’ont cessé toute la soirée de s’égayer à ses dépens, dans le vestibule. Ils ont demandé à M. Partridge, de manière à être entendus de ma servante, si madame avait le projet de passer toute la nuit avec son maître, et se sont permis beaucoup d’autres plaisanteries grossières qu’il ne serait pas convenable de répéter. J’ai réellement pour vous, M. Jones, beaucoup de considération ; je vous dois de plus une reconnaissance infinie pour votre conduite envers mon cousin. Ce n’est que depuis peu que je sais jusqu’où vous avez poussé la générosité à son égard. J’étais loin de soupçonner à quelle funeste résolution la misère avait porté ce malheureux. J’étais loin de penser, lorsque vous me remîtes pour lui dix guinées, que vous les donniez à un voleur de grand chemin. Ô ciel ! Quelle noblesse d’âme vous avez montrée ! Avec quelle humanité vous avez sauvé cette famille infortunée !… M. Allworthy ne m’a pas trompée dans le bien qu’il m’a dit de vous… Et d’ailleurs, quand je ne vous devrais rien, je lui ai de si grandes obligations, qu’à cause de lui je me sentirais disposée à vous traiter avec toutes sortes d’égards… Croyez-moi, mon cher M. Jones, n’eussé-je aucun motif d’inquiétude pour l’honneur de mes filles, ni pour le mien, je serais fâchée, par l’intérêt que je vous porte, de voir un jeune homme aussi aimable que vous l’êtes, entretenir commerce avec des femmes mal famées. Mais si vous avez résolu de continuer ce train de vie, je dois vous prier de prendre un autre logement. Je veux que ma maison soit à l’abri de tout reproche ; je le veux pour moi, et surtout pour mes pauvres filles, qui ne peuvent guère, Dieu le sait, se recommander aux yeux du monde que par une bonne renommée.
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et ne reste pas seule avec lui dans sa chambre quatre heures de suite, à moins qu’elle ne soit en effet sa très-proche parente. D’ailleurs, monsieur, ses porteurs font assez connaître par leurs discours qui elle est. Ils n’ont cessé toute la soirée de s’égayer à ses dépens, dans le vestibule. Ils ont demandé à M. Partridge, de manière à être entendus de ma servante, si madame avait le projet de passer toute la nuit avec son maître, et se sont permis beaucoup d’autres plaisanteries grossières qu’il ne serait pas convenable de répéter. J’ai réellement pour vous, M. Jones, beaucoup de considération ; je vous dois de plus une reconnaissance infinie pour votre conduite envers mon cousin. Ce n’est que depuis peu que je sais jusqu’où vous avez poussé la générosité à son égard. J’étais loin de soupçonner à quelle funeste résolution la misère avait porté ce malheureux. J’étais loin de penser, lorsque vous me remîtes pour lui dix guinées, que vous les donniez à un voleur de grand chemin. Ô ciel ! Quelle noblesse d’âme vous avez montrée ! Avec quelle humanité vous avez sauvé cette famille infortunée !… M. Allworthy ne m’a pas trompée dans le bien qu’il m’a dit de vous… Et d’ailleurs, quand je ne vous devrais rien, je lui ai de si grandes obligations, qu’à cause de lui je me sentirais disposée à vous traiter avec toutes sortes d’égards…
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Croyez-moi, mon cher M. Jones, n’eussé-je aucun motif d’inquiétude pour l’honneur de mes filles, ni pour le mien, je serais fâchée, par l’intérêt que je vous porte, de voir un jeune homme aussi aimable que vous l’êtes, entretenir commerce avec des femmes mal famées. Mais si vous avez résolu de continuer ce train de vie, je dois vous prier de prendre un autre logement. Je veux que ma maison soit à l’abri de tout reproche ; je le veux pour moi, et surtout pour mes pauvres filles, qui ne peuvent guère, Dieu le sait, se recommander aux yeux du monde que par une bonne renommée.
 
Au nom de M. Allworthy, Jones tressaillit et changea de couleur. « En vérité, mistress Miller, répondit-il avec un peu de vivacité, votre compliment n’est pas flatteur. Je ne causerai jamais de scandale dans votre maison ; mais je veux être libre de recevoir chez moi qui bon me semble. Si cela vous déplaît, je me procurerai le plus tôt possible un autre logement.
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– À la bonne heure, madame.
 
– J’espère, monsieur, que vous n’êtes pas indisposé
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contre moi. Je ne voudrais pour rien au monde offenser un parent de M. Allworthy. Tout cela m’a empêchée de fermer l’œil un seul instant, cette nuit.
 
– Je suis au désespoir, madame, d’avoir troublé votre repos ; mais ayez, je vous prie, la bonté de m’envoyer sur-le-champ Partridge. »
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– Si j’ai dit un mot de la rencontre que nous fîmes de lui, c’était sans mauvaise intention. Je n’aurais eu garde d’en ouvrir la bouche à d’autres qu’à ses parents et à ses amis, qui, pensais-je, n’en rediraient rien à personne.
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– J’ai un tort beaucoup plus grave à vous reprocher. Pourquoi, malgré ma défense expresse, avez-vous osé prononcer le nom de M. Allworthy dans cette maison ? »
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« Mais comment mistress Miller est-elle instruite de mes rapports avec M. Allworthy ? Elle vient de me dire que c’était à lui que je devais les égards qu’elle avait pour moi.
 
– Au nom de Dieu, monsieur, daignez m’écouter un moment. Il n’y eut jamais de hasard plus malheureux. Daignez m’écouter, et vous serez convaincu de mon innocence. Hier au soir, comme mistress Honora descendait de chez vous, je la rencontrai au bas de l’escalier. Elle me demanda si mon maître avait reçu des nouvelles de M. Allworthy : mistress Miller entendit sans doute sa question ; car Honora ne fut pas plus tôt partie, qu’elle me fit venir chez elle. « M. Partridge, me dit-elle, quel est ce M. Allworthy dont cette femme vous parlait ? Est-ce l’illustre écuyer Allworthy du comté de Somerset ? – Sur ma parole, madame, répondis-je, je n’en sais rien. – Votre maître, continua-t-elle, ne serait-il pas ce M. Jones dont j’ai ouï parler à M. Allworthy ? – Sur ma parole, madame, répliquai-je, je l’ignore. – C’est lui, dit-elle en s’adressant à sa fille Nancy, c’est lui-même, aussi sûr que deux et deux font
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quatre. Il ressemble de tout point au portrait que l’écuyer m’en a fait. » Dieu sait qui l’avait si bien instruite ; car je veux être le plus grand maraud que la terre ait porté, si je lui ai dit un mot de tout cela. Croyez, monsieur, que je suis capable de garder un secret, quand on m’en prie… Loin de lui dire que je connaissais M. Allworthy, je lui assurai le contraire. Je ne voulus pas, il est vrai, la contredire tout d’abord ; mais comme les secondes pensées sont, dit-on, les meilleures, venant à réfléchir qu’il fallait que quelqu’un lui eût donné des renseignements : Oh ! Dis-je en moi-même, je vais mettre fin à cette histoire. En conséquence, j’allai la retrouver un moment après, et je lui dis : « Sur ma parole, quiconque vous a dit que ce jeune homme était M. Jones, c’est-à-dire que ce M. Jones-ci était ce M. Jones-là, vous a fait un mensonge ; et je vous prie, lui dis-je, de ne jamais répéter cela : car mon maître croirait que c’est moi qui vous l’ai dit ; et je défie qui que ce soit dans la maison de dire que j’en aie sonné mot. » Assurément, monsieur, il y a là dedans de la magie. Depuis hier, je cherche en vain à deviner par qui mistress Miller a été si bien informée, à moins que ce ne soit par la vieille que je vis l’autre jour demander l’aumône à la porte, et qui ressemblait trait pour trait à la pauvresse du comté de Warwick, dont la rencontre
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nous fut si fatale. Il n’est pas prudent de passer à côté de vieilles mendiantes, sans leur rien donner, surtout si elles vous regardent ; car on ne m’ôtera jamais de l’esprit qu’elles n’aient le pouvoir de faire beaucoup de mal. Quant à moi, je n’en verrai plus une seule que je ne répète en moi-même :
 
Infandum, regina, jubes renovare dolorem[50].
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Que les jeunes gens des deux sexes ne liront pas, nous l’espérons, sans attention.
 
Dès que Partridge fut sorti, Nightingale, qui était devenu l’intime ami de Jones, entra chez lui. «
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Eh bien ! Tom, dit-il sans autre préambule, j’apprends que vous avez eu hier la visite d’une dame qui vous a quitté fort tard. Sur ma parole, vous êtes un heureux mortel. À peine arrivé dans cette ville depuis quinze jours, déjà les porteurs de chaise attendent à votre porte jusqu’à deux heures du matin. » Il continua quelque temps sur ce ton de plaisanterie ; Jones l’interrompit en lui disant : « C’est, je suppose, de mistress Miller que vous tenez vos nouvelles. Elle est venue tout à l’heure me donner mon congé. La bonne femme paraît craindre pour la réputation de ses filles.
 
– Elle est, reprit Nightingale, d’une délicatesse prodigieuse sur ce chapitre. Vous souvient-il qu’elle ne voulut pas permettre à Nancy d’aller avec nous au bal masqué ?
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– Quoi ! mon ami, mistress Miller vous a-t-elle aussi donné congé ?
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– Non, mais mon appartement est incommode ; je suis las d’habiter ce quartier : il faut que je me rapproche des lieux de divertissement ; j’irai m’établir dans Pall-mall.
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– Eh ! qu’aurait-elle vu ?
 
– Que vous aviez tourné la tête à sa fille. La pauvre enfant ne peut cacher le feu qui la dévore. Elle rougit toutes les fois que vous entrez dans le salon. Ses yeux ne se détachent pas de vous un instant. Ah ! je la plains de toute mon âme ;
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car je la crois une des meilleures et des plus honnêtes créatures qu’il y ait au monde.
 
– À vous entendre, il faudrait donc s’interdire avec les femmes tous les lieux communs de galanterie, dans la crainte de leur inspirer de l’amour ?
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– Comment ? soupçonneriez-vous entre nous une intimité…
 
– Non, sur mon honneur, répondit Jones d’un ton sérieux, je pense mieux de vous. Je dirai plus, je ne suppose pas que vous ayez conçu froidement le dessein de jeter le trouble dans l’âme d’une jeune fille sans défiance, ni même que vous ayez prévu les conséquences de votre conduite avec elle ; car vous êtes un honnête homme, et vous n’avez pu vous rendre coupable d’une pareille cruauté : mais vous avez sacrifié légèrement à votre vanité le repos de Nancy, et tout en ne cherchant qu’un frivole amusement, vous lui avez donné lieu de se flatter que vous aviez sur elle des vues sérieuses. Je vous en prie, Jacques, parlez-moi avec franchise. Quel était le but de ces riantes peintures que vous faisiez sans
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cesse devant elle du bonheur que procure une vive et mutuelle tendresse ; de vos brûlantes protestations d’amour, de générosité, de désintéressement ? Pensiez-vous qu’elle ne s’imaginerait pas en être l’objet, ou plutôt, soyez sincère, n’aviez-vous pas l’intention qu’elle les prît pour elle ?
 
– Sur mon âme, Tom, je ne te connaissais point ce genre de talent. Comment ! tu ferais un excellent prédicateur. Ainsi donc, je suppose que Nancy voulût bien t’accorder ses faveurs, tu les refuserais ?
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D’un amoureux larcin fut l’unique complice[51].
 
– Écoutez, monsieur Nightingale, je hais l’hypocrisie. Je ne prétends pas être plus sage qu’un autre. J’ai eu, j’en conviens, avec plusieurs femmes, des liaisons que la morale réprouve ; mais je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais fait tort à aucune, et je ne pourrais me résoudre à causer sciemment, pour une jouissance passagère, le malheur de la dernière des créatures humaines.
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le malheur de la dernière des créatures humaines.
 
– Fort bien, je vous crois, et je pense que vous n’avez pas moins bonne opinion de moi.
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– Je vous la souhaiterais de tout mon cœur ; car si la chose est ainsi, je vous plains sincèrement tous deux : mais assurément vous ne comptez pas vous en aller sans lui dire adieu.
 
– Lui dire adieu ! je m’en garderai bien. Cette scène douloureuse, au lieu de produire un bon
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effet, ne servirait qu’à redoubler l’affliction de ma pauvre Nancy. Mon ami, je compte partir ce soir, ou demain matin ; gardez-m’en le secret.
 
– Je vous le promets ; et quand j’y réfléchis, il me semble que vous n’avez rien de mieux à faire, après la détermination que vous avez prise, et dans la nécessité où vous êtes de quitter Nancy. » Jones ajouta qu’il serait charmé de se retrouver avec lui dans la même maison.
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Ce Nightingale, dont nous aurons bientôt occasion de parler plus longuement, se montrait dans les circonstances ordinaires de la vie, un homme d’honneur, et, ce qui est plus rare parmi les jeunes gens à la mode, un honnête homme. Seulement il professait, en amour, une morale assez relâchée : ce n’est pas qu’il fut à cet égard aussi dépourvu de principes que ses pareils le sont quelquefois, et plus souvent encore affectent de l’être ; mais il est certain qu’il avait commis envers les femmes des trahisons inexcusables, et que, dans certains mystères connus sous le nom d’intrigues galantes, il s’était rendu coupable de beaucoup de tromperies qui lui auraient valu, dans le commerce, le titre d’insigne fripon.
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Toutefois, comme le monde, nous ignorons pour quel motif, traite avec plus d’indulgence cette espèce de perfidie, Nightingale, loin de rougir de ses iniquités, prenait plaisir à s’en glorifier ; il se vantait souvent de son adresse dans l’art de la séduction, et du nombre de ses conquêtes. Jones, avant cette époque, s’était permis quelquefois de lui reprocher sa jactance ; car il s’indignait toujours du moindre outrage fait à l’honneur du sexe. Les femmes, disait-il, si on les considère, ainsi que le veut la justice, comme les amies les plus chères que nous ayons, méritent toute notre estime, tous nos hommages, et toute notre affection ; envisagées comme ennemies, leur défaite trop facile doit inspirer à un vainqueur généreux moins d’orgueil que de honte.
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Histoire de mistress Miller.
 
Jones, ce jour-là, dîna fort bien pour un malade ; il mangea plus de la moitié d’une épaule de mouton. Dans l’après-midi, mistress Miller l’invita
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à prendre le thé. L’excellente femme avait su, par l’indiscrétion de Partridge, ou par quelque autre moyen, ses rapports avec M. Allworthy, et elle ne pouvait supporter la pensée de se séparer de lui d’un air fâché.
 
Jones accepta son invitation. Après le thé elle renvoya ses filles et s’exprima ainsi : « En vérité, monsieur, il arrive dans ce monde des choses bien surprenantes. N’en est-ce pas une fort étrange que j’aie dans ma maison un parent de M. Allworthy, sans m’en être doutée jusqu’à présent ? Hélas ! vous ne sauriez vous figurer quel protecteur a été pour moi et pour les miens ce digne gentilhomme. Oui, monsieur, je ne rougis point de l’avouer, c’est à sa bonté que je dois d’avoir été préservée du malheur de mourir de faim, et de laisser après moi deux pauvres petites orphelines sans secours, sans appui, abandonnées à la pitié, ou plutôt à la cruelle indifférence du monde.
 
« Quoique je sois réduite aujourd’hui à louer des chambres garnies pour vivre, je suis née d’une honnête famille, et j’ai reçu une bonne éducation. Mon père était officier, il mourut dans un grade élevé ; mais il n’avait que ses appointements pour vivre ; et comme cette ressource finit avec lui, sa mort nous laissa dans la misère. Nous étions trois sœurs. L’une de nous eut le bonheur de mourir bientôt après de la petite
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vérole. Une dame daigna prendre la seconde, par charité, dit-elle, pour lui tenir compagnie. Sa mère avait été servante chez mon aïeule ; mais ayant hérité de son père de grands biens acquis par l’usure, elle avait épousé un homme riche et de qualité. Cette dame accabla ma sœur des plus durs traitements, lui rappelant sans cesse avec aigreur sa naissance et sa pauvreté, la traitant par dérision de demoiselle ; enfin elle l’abreuva de tant d’amertume, que la malheureuse ne tarda pas à mourir aussi. La fortune se montra moins rigoureuse envers moi. Dans l’année qui suivit la mort de mon père, j’épousai un ministre qui m’aimait depuis longtemps, et qu’on accueillait fort mal chez nous, pour cette raison ; car mon pauvre père, sans avoir un schelling à nous donner, nous élevait en filles de condition ; il nous considérait et voulait que nous nous considérassions nous-mêmes, comme si nous avions été de riches héritières. Mon amant oublia tous les mauvais traitements qu’il avait reçus de lui. Dès qu’il me vit libre, il me demanda ma main avec ardeur ; et moi qui l’avais toujours aimé, et qui l’estimais maintenant plus que jamais, je me rendis à ses vœux. Je passai cinq années avec lui dans un bonheur parfait ; mais, hélas ! ô cruelle, cruelle fortune, tu nous séparas pour jamais ; tu ravis à mon amour le meilleur des époux, et à
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mes filles le plus tendre des pères. Ô mes chers enfants, vous n’avez pas connu le bien que vous avez perdu ! J’ai honte de ma faiblesse, M. Jones, mais je ne puis parler de cet excellent homme sans répandre des larmes.
 
– C’est moi plutôt, madame, dit Jones, qui devrais avoir honte de n’en pas verser avec vous.
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« Madame,
 
« Je vous fais bien sincèrement mon compliment de condoléance sur la perte douloureuse que vous venez d’éprouver. Votre raison et les excellentes leçons que vous avez reçues du plus digne des hommes, vous aideront mieux à la supporter, que tous les conseils que je pourrais vous donner. J’aime à croire aussi qu’une personne dont on m’a toujours parlé comme de la meilleure des mères, ne permettra pas qu’un excès d’affliction
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l’empêche de remplir ses devoirs envers de pauvres enfants qui ont seuls, aujourd’hui, besoin de sa tendresse.
 
« Cependant, comme vous devez être en ce moment hors d’état de vous occuper d’affaires, vous me pardonnerez d’avoir chargé quelqu’un de passer chez vous, et de vous remettre vingt guinées que je vous prie d’accepter, en attendant que j’aie le plaisir de vous voir.
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« Veuillez me croire, madame, etc. »
 
« Je reçus cette lettre quinze jours après la perte irréparable dont je vous ai parlé, et dans la quinzaine suivante M. Allworthy… le digne, le respectable M. Allworthy vint me faire une visite. Il m’établit dans cette maison, il me donna une somme d’argent considérable pour la meubler, et m’assura une rente de cinquante livres sterling que j’ai toujours touchée exactement depuis. Jugez donc, M. Jones, de la reconnaissance, de la vénération que je dois à l’homme généreux qui a conservé mes jours et ceux de ces chers enfants, pour l’amour desquels j’attache encore quelque prix à la vie. Je sais le cas que M. Allworthy fait de tous, et les égards que vous méritez. Ne croyez pas que j’y manque, en vous priant de rompre toute liaison avec des femmes sans mœurs. Vous êtes jeune, et vous ne connaissez pas la moitié de leurs artifices. Ne me sachez point mauvais
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gré, monsieur, de ce que je vous ai dit au sujet de ma maison. Vous sentez que, dans l’intérêt de mes pauvres filles, je n’y puis souffrir un commerce suspect. D’ailleurs, M. Allworthy ne me pardonnerait pas de le favoriser, surtout lorsqu’il s’agit de vous.
 
– Ne prenez pas la peine, madame, dit Jones, de vous excuser davantage. Je vous proteste que vous ne m’avez nullement offensé ; mais comme personne n’a plus de respect que moi pour M. Allworthy, permettez que je vous tire d’une erreur dont sa réputation pourrait souffrir. Je ne suis point son parent.
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– Hélas ! monsieur, je le sais ; je sais très-bien qui vous êtes. M. Allworthy m’a tout conté ; mais fussiez-vous son propre fils, il n’aurait pu me parler de vous avec plus d’intérêt. Ne rougissez pas, monsieur, de votre naissance ; il n’y a pas un honnête homme, croyez-moi, qui vous en estime moins. Non, M. Jones, ces mots, naissance déshonorante, sont vides de sens, à moins, comme le disait mon cher et digne époux, que le déshonneur ne s’attache au père et à la mère ; car il ne peut rejaillir sur les enfants, pour une action dont ils sont innocents.
 
– Je vois, madame, dit Jones en poussant un profond soupir, que vous me connaissez en effet, et que M. Allworthy a jugé à propos de vous
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parler de moi. Le récit touchant que vous m’avez fait de votre histoire, m’engage à vous communiquer quelques particularités de la mienne, que vous ignorez. »
 
Mistress Miller ayant montré un vif désir d’en être instruite, Jones lui raconta toutes ses aventures ; mais il n’y mêla pas une seule fois le nom de Sophie.
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Mistress Miller s’étant à la fin laissé gagner, Jones remonta dans sa chambre, où il attendit vainement lady Bellaston jusqu’à minuit.
 
Nous avons dit, et l’on a dû s’en apercevoir, que cette dame avait une grande affection pour
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Jones. Peut-être sera-t-on surpris qu’informée de son indisposition, elle ait manqué pour la première fois au rendez-vous qu’elle lui avait donné, et dans une circonstance qui semblait exiger plus particulièrement les soins de l’amitié. Si la conduite de lady Bellaston paraît peu naturelle, ce n’est pas à nous qu’il faut s’en prendre ; nous ne faisons que rapporter les faits avec exactitude.
 
 
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Scène attendrissante.
 
Jones passa une grande partie de la nuit sans fermer l’œil. Ce qui l’empêcha de dormir ne fut ni le chagrin d’avoir été trompé dans son attente par lady Bellaston, ni même l’image de Sophie, qui le tenait si souvent éveillé. Dans la vérité, notre ami était d’un excellent naturel. Il avait au suprême degré cette faiblesse qu’on nomme pitié, imperfection de caractère bien éloignée de cette noble fermeté d’âme qui replie, pour ainsi dire,
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un homme sur lui-même, et le met en état de rouler dans le monde comme une boule polie, sans être arrêté un seul instant par les malheurs d’autrui. Il ne pouvait s’empêcher de plaindre l’infortunée Nancy. L’amour dont elle brûlait pour Nightingale était si visible, qu’il s’étonnait que sa mère ne s’en fût pas aperçue. La veille encore, cette mère aveugle lui faisait remarquer le changement survenu dans l’humeur de sa fille. « Il n’y avait pas naguère, disait-elle, de jeune personne plus vive et plus gaie ; et elle est tombée tout-à-coup dans une mélancolie profonde. »
 
Le sommeil finit cependant par triompher de toute résistance ; et comme s’il eût été, suivant l’opinion des anciens, un dieu véritable, et un dieu irrité, il parut se plaire à jouir d’une victoire qu’il avait longtemps disputée. Parlons sans figure : notre héros dormit jusqu’à onze heures du matin, et peut-être aurait-il goûté plus longtemps les douceurs du repos, s’il n’avait été réveillé par un violent tumulte. Il appela Partridge pour en savoir la cause. Le pédagogue lui dit qu’il se passait en bas une scène terrible ; que miss Nancy avait des convulsions ; que sa sœur et sa mère pleuraient et se lamentaient autour d’elle.
 
Partridge, s’apercevant de l’extrême chagrin que cette nouvelle causait à Jones, se hâta d’ajouter d’un air fin : « Tranquillisez-vous, monsieur, la
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jeune personne n’est pas en danger de mort. Susanne m’a donné à entendre que l’événement n’avait rien que de fort ordinaire ; en un mot, miss Nancy a voulu être aussi savante que sa mère, voilà tout. Il paraît qu’elle avait grand’faim, elle s’est mise à table avant le Benedicite, et il en est résulté un enfant pour l’hôpital.
 
– Laisse là, je te prie, tes sottes plaisanteries, répondit Jones. Peux-tu rire du malheur de ces pauvres gens ? Va trouver sur-le-champ mistress Miller, dis-lui que je la prie… Mais non, demeure. Tu ferais quelque balourdise, je veux aller la trouver moi-même : aussi bien elle m’a invité à déjeuner avec elle. »
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Il se leva aussitôt. Pendant qu’il s’habillait à la hâte, Partridge, malgré ses sévères réprimandes, se permit encore sur le même sujet plusieurs quolibets grossiers. Dès que Jones fut prêt, il descendit dans la salle à manger. Il n’y vit personne, ni aucuns préparatifs pour le déjeuner. Mistress Miller, qui était avec sa fille dans la pièce contiguë, lui fit dire par Susanne qu’un accident imprévu la priverait du plaisir de déjeuner avec lui ; qu’elle était désolée de ce contre-temps, et lui demandait pardon de ne l’en avoir pas prévenu plus tôt.
 
Jones répondit qu’il la suppliait de ne point se tourmenter pour si peu de chose ; qu’il prenait
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une part sensible à la peine qu’elle éprouvait, et que s’il pouvait lui rendre quelque service, il était à ses ordres.
 
Mistress Miller, qui avait entendu ces derniers mots, ouvrit la porte, et courant à lui les yeux baignés de larmes : « Ô M. Jones ! s’écria-t-elle, vous êtes bien le meilleur jeune homme qu’il y ait au monde. Je vous remercie mille fois de vos offres généreuses. Hélas ! il n’est pas en votre pouvoir de sauver ma pauvre fille. Ô mon enfant ! mon enfant ! elle est perdue, perdue pour jamais.
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« Chère Nancy,
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« N’ayant pu me résoudre à vous apprendre de vive voix une nouvelle qui vous affligera sans doute autant que moi, j’ai pris le parti de vous l’écrire. Mon père exige impérieusement que dès aujourd’hui je fasse ma cour à une jeune et riche héritière qu’il me destine pour… Ma main se refuse à tracer un mot odieux. Votre excellent esprit vous fera sentir l’indispensable nécessité où je suis de me soumettre à un ordre qui doit hélas ! m’arracher de vos bras pour toujours. La tendresse de votre mère doit vous encourager à lui confier les suites malheureuses de notre amour. Il est facile d’en dérober la connaissance au public. J’aurai soin de pourvoir à tous vos besoins. Je souhaite que vous souffriez moins que moi du coup qui nous sépare. Armez-vous de courage, pardonnez à un homme que la perspective d’une ruine certaine pouvait seule contraindre à vous écrire cette lettre… Oubliez-moi, je vous en conjure, comme amant, je veux dire ; mais comme ami, comptez à jamais sur votre fidèle et infortuné. J. N. »
 
Lorsque Jones eut achevé la lecture de cette lettre, mistress Miller et lui restèrent un instant immobiles,
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se regardant l’un l’autre en silence. Enfin Jones prit la parole. « Je ne puis, madame, lui dit-il, vous exprimer combien je suis indigné de ce que je viens de lire. J’oserai pourtant vous conseiller d’écouter sur un point l’auteur de la lettre. Songez à la réputation de votre fille.
 
– C’en est fait, M. Jones ! s’écria mistress Miller ; c’en est fait de sa réputation aussi bien que de son innocence. Elle a reçu cette lettre devant une nombreuse compagnie, elle s’est évanouie en la lisant, et tout le monde a su ce qu’elle contenait. Mais la ruine de sa réputation, quelque affreuse qu’elle soit, n’est pas le plus grand de mes malheurs ; je perdrai mon enfant. Elle a déjà tenté deux fois de s’ôter la vie. Nous avons réussi jusqu’à présent à l’en empêcher ; mais elle a juré de ne pas survivre à son honneur ; et si je la perds, je ne survivrai point moi-même à cet excès d’infortune. Que deviendra alors ma petite Betsy ? une orpheline, un enfant sans appui. La pauvre petite aura le cœur brisé de douleur, en voyant le désespoir de sa sœur et de sa mère, quoiqu’elle en ignore la cause. Elle est si bonne ! si sensible ! Le cruel, le barbare, nous a toutes assassinées. Ô mes enfants ! est-ce là le prix de mes sacrifices ? est-ce là le terme où doivent aboutir mes espérances ? n’ai-je rempli envers vous avec tant de plaisir les pénibles devoirs
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de mère, veillé sur votre enfance avec tant de sollicitude, donné à votre éducation des soins si assidus ; n’ai-je enfin travaillé tant d’années à vous assurer une honnête existence, en me privant moi-même des commodités de la vie, que pour perdre l’une de vous, toutes deux peut-être, d’une manière si déplorable ?
 
– En vérité, madame, s’écria Jones les larmes aux yeux, je vous plains de toute mon âme.
 
– Ô M. Jones ! vous ne pouvez, malgré la bonté de votre cœur, vous faire une idée de ce que je souffre. Où trouver une fille aussi tendre, aussi soumise que ma pauvre Nancy, Nancy l’idole de mon âme, les délices de mes yeux, l’orgueil de mon cœur ? Oh ! j’en étais trop fière, et ma folle ambition, née de sa beauté, a causé sa perte. Hélas ! je voyais avec plaisir le penchant de ce jeune homme pour elle, je lui supposais des intentions louables, et l’idée d’une union si avantageuse flattait ma vanité ! mille fois en ma présence, souvent même devant vous, il a nourri, encouragé de ces espérances par les discours remplis de passion et de désintéressement qu’il semblait adresser à Nancy ; et moi, comme elle, je les croyais sincères. Pouvais-je m’imaginer que ce n’étaient que des pièges tendus à l’innocence de ma fille, et préparés pour notre ruine commune ? »
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À ces mots, la petite Betsy entra précipitamment dans la chambre en criant : « Chère maman ! au nom de Dieu, viens près de ma sœur. Elle éprouve une nouvelle crise, et ma cousine n’est pas assez forte pour la tenir. »
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– Ô monsieur ! répondit l’enfant, je serais au désespoir de leur faire du mal. J’aimerais mieux mourir que de pleurer devant elles ; mais ma pauvre sœur ne peut me voir pleurer maintenant, et je crains bien qu’elle ne voie plus jamais couler mes larmes. Ah ! je ne puis me séparer d’elle, non, je ne le puis. Et que deviendra ma pauvre maman ? Elle dit qu’elle mourra aussi et me laissera seule ; mais je suis bien décidée à ne pas rester après elle.
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– Et n’avez-vous pas peur de mourir, ma petite Betsy ?
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Rassurez-vous, madame ; rassurez miss Nancy. Je vais de ce pas trouver M. Nightingale, et je me flatte de vous apporter bientôt d’heureuses nouvelles. »
 
Mistress Miller, tombant aux genoux de Jones,
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appela sur sa tête toutes les bénédictions du ciel, et lui prodigua mille témoignages de reconnaissance. Il la quitta, pour aller trouver Nightingale ; la bonne mère retourna auprès de sa fille. Ce qu’elle lui dit la ranima un peu ; et toutes deux célébrèrent à l’envi les louanges de M. Jones.
 
 
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Il n’est pas rare qu’on se ressente du bien ou du mal qu’on fait à autrui. Si les personnes généreuses jouissent autant de leurs bienfaits que celles qui les reçoivent, il est peu de gens assez pervers, assez endurcis pour causer sans remords la ruine de leurs semblables.
 
M. Nightingale n’était pas de ce nombre. Jones le trouva dans son nouveau logement, tristement assis auprès du feu, et déplorant l’état malheureux où il avait réduit Nancy. Dès qu’il vit son ami, il s’empressa d’aller au-devant de lui, et le
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remercia de son obligeante visite. « Elle ne pouvait être, lui dit-il, plus opportune. Je n’ai jamais été plus chagrin de ma vie.
 
– Je suis fâché, répondit Jones, d’apporter des nouvelles qui, loin d’adoucir votre affliction, ne serviront qu’à l’accroître. Il est pourtant nécessaire que vous en soyez instruit. Je vous dirai, M. Nightingale, que je viens vous trouver de la part d’une honnête famille que vous avez plongée dans le désespoir. »
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Nightingale ne l’interrompit pas une seule fois, malgré la violente émotion qui se manifesta à diverses reprises sur son visage. Quand Jones eut fini : « Mon ami, lui dit-il en soupirant, ce que vous venez de m’apprendre m’affecte de la manière la plus sensible. C’est un accident bien funeste que la publicité donnée à ma lettre par cette pauvre fille. Sans cela, sa réputation était sauvée l’affaire demeurait secrète, et n’aurait point eu de suites fâcheuses. Tous les jours il arrive ici de pareilles aventures. Si le mari, quand il n’est plus temps, vient à concevoir des soupçons, le plus sage parti qu’il ait à prendre, c’est de les cacher à sa femme et au public.
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– Mon ami, répondit Jones, vous connaissez mal Nancy. Vous avez pris sur son âme un tel empire, que c’est moins la perte de sa réputation qui l’afflige, que celle de son amant ; et son désespoir finira par être aussi funeste à sa famille qu’à elle-même.
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– Eh ! que puis-je faire ?
 
– Demandez-le à miss Nancy, repartit Jones avec chaleur. Dans l’état où vous l’avez mise, c’est à elle, je vous le dis sans détour, à fixer la réparation qui lui est due. Oubliez votre propre intérêt, pour ne vous occuper que du sien. Vous me demandez ce que vous avez à faire ? le voici : remplissez l’attente de Nancy, celle de sa mère, et la mienne aussi, s’il faut vous parler franchement. Oui, j’ai partagé leur espoir dès le premier moment que je vous ai vus ensemble. Pardonnez, si ma compassion pour ces infortunées me rend indiscret ; mais votre propre cœur vous dira mieux que moi si vous n’avez pas voulu, par votre conduite, persuader à la mère ainsi qu’à la fille que vous aviez des vues honorables ; et dans ce cas, quoiqu’il n’existe peut-être point de promesse positive de mariage, je vous laisse à juger de bonne foi jusqu’à quel point vous êtes engagé.
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de bonne foi jusqu’à quel point vous êtes engagé.
 
– Vos réflexions sont justes, je suis forcé d’en convenir, je dirai plus, je crains d’avoir fait une promesse de mariage.
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– Écoutez, mon ami, vous connaissez les lois de l’honneur ; vous ne conseilleriez à personne de les enfreindre : or, mettant de côté toute autre considération, puis-je, sans me déshonorer, songer à épouser Nancy après l’éclat de son aventure ?
 
– Oui, sans doute, et le véritable honneur, qui n’est autre que la justice et l’humanité, vous y oblige. Puisque vous m’opposez un scrupule de cette nature, souffrez que je l’examine en peu de mots. Avez-vous pu, avec honneur, tromper une jeune personne par de faux semblants d’amour, et lui ravir traîtreusement son innocence ? Avez-vous pu, avec honneur, travailler sciemment, de plein gré, à sa ruine ? Pouvez-vous, avec honneur, détruire sa réputation, son repos, et selon toute apparence la priver de la vie et lui fermer le ciel ? L’honneur vous permet-il d’abandonner une jeune fille sensible, sans protection, sans défense ; une jeune fille qui vous aime, qui vous adore, qui meurt pour vous, qui a mis dans vos promesses toute sa confiance, et dont la crédule
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tendresse vous a sacrifié ce qu’elle avait de plus cher au monde ? L’honneur n’est-il pas révolté d’une pareille barbarie ?
 
– Vous parlez, mon ami, le langage de la raison ; mais vous savez qu’il n’est pas conforme à l’opinion commune. Si j’épousais une fille déshonorée, même par moi, je n’oserais plus me montrer nulle part.
 
– Ah ! M. Nightingale, ne traitez pas Nancy avec cette indignité. Lorsque vous lui avez promis de l’épouser, elle est devenue votre femme : elle a moins manqué de vertu que de prudence. Et quels sont ceux devant qui vous rougiriez de vous montrer ? des misérables, des insensés, des libertins. Excusez ma franchise, votre scrupule part d’une fausse honte qui accompagne toujours le faux honneur, comme son ombre. Croyez-moi, il n’y a pas un honnête homme, pas un homme raisonnable qui ne vous loue d’une généreuse résolution, qui n’y applaudisse. Mais quand le monde vous refuserait son approbation, n’auriez-vous pas, mon ami, celle de votre conscience ? Et le sentiment d’un acte de bonté, de vertu, de bienfaisance, ne cause-t-il pas de plus vives, de plus délicieuses jouissances que des millions de suffrages qu’on n’a point mérités ? Pesez avec équité l’alternative où vous êtes placé. Voyez d’un côté votre infortunée et trop sensible amante, prête
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à rendre auprès de sa mère le dernier soupir, déplorant sa cruelle destinée, sans en accuser l’auteur ; entendez votre nom s’échapper de son sein brisé par la douleur ; peignez-vous la plus tendre des mères perdant, avec une fille adorée, la raison et peut-être la vie ; voyez son autre fille orpheline, privée d’appui ; et quand vous aurez fixé un instant les yeux sur ce tableau, dites-vous : C’est moi qui ai causé tant d’infortunes.
 
D’un autre côté, figurez-vous ces pauvres et innocentes créatures délivrées par vous de leurs souffrances passagères. Songez avec quel transport de joie l’aimable Nancy va voler dans vos bras ; voyez le sang colorer ses joues pâles et flétries, le feu de l’amour ranimer ses yeux presque éteints, et l’allégresse renaître dans son âme abattue ; pensez à l’ivresse de sa mère ; représentez-vous enfin toute une petite famille qu’un seul acte de votre volonté rend au bonheur… Si je connais bien mon ami, loin de la laisser plongée dans l’abîme, il n’hésitera pas à l’en tirer ; non, loin de la livrer à la misère et au désespoir, il l’élèvera par un effort magnanime au comble de la félicité. Je n’ajouterai qu’une réflexion, c’est que la justice vous fait un devoir de cette conduite, puisque le malheur auquel il s’agit de remédier est votre ouvrage.
 
– Ô mon cher ami, vous n’aviez pas besoin
– Ô mon cher ami, vous n’aviez pas besoin de tant d’éloquence pour m’émouvoir. La pauvre Nancy m’inspire une pitié profonde et je donnerais volontiers ma vie pour qu’il n’eût jamais existé entre nous d’imprudentes liaisons. Ah ! croyez que j’ai soutenu de rudes combats, avant de me résoudre à écrire cette lettre fatale, source de tant de maux. Si je ne suivais que le penchant de mon cœur, j’épouserais Nancy dès aujourd’hui, oui, dès aujourd’hui ; mais comment obtenir de mon père qu’il consente à notre union, lorsqu’il m’a choisi une autre femme, et que demain est le jour fixé par lui pour la première entrevue.
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de tant d’éloquence pour m’émouvoir. La pauvre Nancy m’inspire une pitié profonde et je donnerais volontiers ma vie pour qu’il n’eût jamais existé entre nous d’imprudentes liaisons. Ah ! croyez que j’ai soutenu de rudes combats, avant de me résoudre à écrire cette lettre fatale, source de tant de maux. Si je ne suivais que le penchant de mon cœur, j’épouserais Nancy dès aujourd’hui, oui, dès aujourd’hui ; mais comment obtenir de mon père qu’il consente à notre union, lorsqu’il m’a choisi une autre femme, et que demain est le jour fixé par lui pour la première entrevue.
 
– Je n’ai pas l’honneur de connaître monsieur votre père ; mais supposez qu’on obtînt son consentement, vous prêteriez-vous au seul moyen de sauver ces pauvres gens ?
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– Avec autant d’empressement que j’en mettrais à chercher le bonheur ; car je ne le trouverai jamais auprès d’aucune autre femme. Ô mon ami, si vous pouviez vous représenter ce que j’ai souffert depuis douze heures pour ma chère Nancy, je suis sûr qu’elle ne serait pas l’unique objet de votre pitié. Je l’aime éperdument ; et s’il me restait de vains scrupules d’honneur, vous venez de les détruire. Que mon père exauce mes vœux, rien ne manquera à mon bonheur, ni à celui de ma Nancy.
 
– Eh bien, je me charge de voir monsieur
– Eh bien, je me charge de voir monsieur votre père ; mais sous quelque couleur que je sois forcé de lui présenter l’affaire, promettez-moi d’avance votre approbation. Persuadez-vous bien qu’il ne peut ignorer longtemps ce qui se passe. De pareilles aventures, quand elles ont une fois transpiré comme celle-ci, acquièrent une prompte publicité. D’ailleurs, s’il arrivait une catastrophe, ce qui n’est que trop à craindre, à moins qu’on ne se hâte d’y obvier, votre nom exciterait dans le monde un scandale qui indignerait votre père contre vous, pour peu qu’il ait d’humanité. Enseignez-moi donc sa demeure. J’irai le trouver sans perdre un moment. Vous, cependant, remplissez un devoir d’honneur, volez auprès de Nancy ; vous verrez que je n’ai point exagéré son désespoir, ni celui de sa famille. »
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votre père ; mais sous quelque couleur que je sois forcé de lui présenter l’affaire, promettez-moi d’avance votre approbation. Persuadez-vous bien qu’il ne peut ignorer longtemps ce qui se passe. De pareilles aventures, quand elles ont une fois transpiré comme celle-ci, acquièrent une prompte publicité. D’ailleurs, s’il arrivait une catastrophe, ce qui n’est que trop à craindre, à moins qu’on ne se hâte d’y obvier, votre nom exciterait dans le monde un scandale qui indignerait votre père contre vous, pour peu qu’il ait d’humanité. Enseignez-moi donc sa demeure. J’irai le trouver sans perdre un moment. Vous, cependant, remplissez un devoir d’honneur, volez auprès de Nancy ; vous verrez que je n’ai point exagéré son désespoir, ni celui de sa famille. »
 
Nightingale accepta l’offre de Jones, et lui indiqua la demeure de son père, ainsi que le café où il pourrait le trouver. Puis hésitant un moment ; « Mon cher Jones, dit-il, vous tentez l’impossible. Si vous connaissiez mon père, vous ne songeriez pas à obtenir son consentement… Attendez pourtant ; il me vient une idée… Si vous lui disiez que je suis marié, peut-être deviendrait-il plus traitable, croyant la chose faite : et plût à Dieu qu’elle le fût en effet ! Ce que vous m’avez dit a laissé dans mon âme une si vive impression, j’aime si passionnément ma Nancy, que je suis prêt à tout braver pour elle. »
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Nancy, que je suis prêt à tout braver pour elle. »
 
Jones approuva ce plan et promit de s’y conformer. Là-dessus les deux jeunes gens se séparèrent ; l’un se rendit auprès de Nancy, l’autre alla chercher le père de son ami.
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Le satirique romain[52] et le philosophe Sénèque[53] nient la divinité de la fortune. Cicéron, plus éclairé, selon nous, que l’un et l’autre, est d’un avis contraire. Il arrive en effet des événements si étranges, si inconcevables, qu’on ne saurait guère les attribuer à la sagacité ni à la prévoyance humaines.
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Tel fut l’incident que nous allons raconter. Jones se présenta chez M. Nightingale dans la conjoncture la plus critique. La fortune, quand elle eût mérité le culte dont on l’honorait à Rome, n’aurait pu en imaginer une autre aussi fâcheuse. Le vieux gentilhomme et le père de la jeune personne promise à son fils, avaient eu ensemble une longue et vive contestation sur les articles du contrat de mariage. Après avoir épuisé les arguments, chacun en faveur de son opinion, ils venaient de se séparer, convaincus tous deux, comme il arrive d’ordinaire en pareille circonstance, qu’ils avaient complètement raison.
 
Le personnage auquel M. Jones s’adressait, était ce qu’on appelle un homme du monde, c’est-à-dire, un de ces hommes qui vivent ici-bas avec l’intime persuasion qu’il n’y a point d’autre monde, et par conséquent avec la ferme résolution de tirer de celui-ci le meilleur parti possible. Il s’était livré, dans sa jeunesse, au négoce. Ayant acquis une honnête fortune, il avait depuis peu quitté les affaires, ou à parler plus exactement, le commerce de marchandises pour le commerce d’argent. Son coffre-fort était toujours bien garni d’espèces ; personne n’entendait mieux que lui l’art de les placer avec avantage, et de mettre à profit tantôt les besoins des particuliers, tantôt ceux de l’état. Enfin il avait fait de l’argent
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l’objet si exclusif de ses soins, de ses spéculations, qu’on eût dit qu’à ses yeux il n’existait aucune autre chose dans le monde. C’était du moins la seule à laquelle il attachât du prix.
 
On conviendra que la capricieuse fortune ne pouvait mettre Jones aux prises avec un adversaire plus redoutable, ni dans un moment moins opportun.
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– Eh quoi ! monsieur, répondit Jones, auriez-vous deviné le sujet qui m’amène ?
 
– Si je l’ai deviné ! répliqua le vieillard ; je vous répète que vous perdrez votre peine. Vous m’avez
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la mine d’être un de ces libertins qui entraînent mon fils dans des parties de jeu et de débauche qui lui seront funestes. Mais je ne paierai plus un seul de ses billets, je vous en avertis. Mon fils, je m’en flatte, cessera de fréquenter désormais si mauvaise compagnie. Sans cet espoir, je me serais gardé de lui procurer une femme ; car je ne voudrais causer la ruine de qui que ce fût.
 
– Comment, monsieur, c’est à vous qu’il est redevable de cette jeune personne ?
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– Mon cher monsieur, ne vous offensez pas de l’intérêt que je prends au bonheur de votre fils. J’ai pour lui la plus haute estime. C’est justement le motif de la démarche que je me permets de faire auprès de vous. Je ne puis vous exprimer combien je me réjouis de ce que vous venez de dire ; car, je vous le proteste, je suis pénétré d’estime pour votre fils. Croyez aussi, monsieur, à l’admiration que m’inspirent votre indulgence, votre bonté, votre tendresse, votre générosité. Quelle femme vous lui avez choisie ! J’ose vous garantir qu’elle le rendra le plus heureux des hommes. »
 
Rien n’est si propre à nous faire prendre quelqu’un en gré, que d’avoir éprouvé un sentiment d’inquiétude à sa première vue. Quand cette impression désagréable commence à s’effacer,
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nous nous croyons redevables de la tranquillité d’esprit dont elle est suivie, à la personne même qui nous avait d’abord alarmés.
 
C’est ce qui arriva à M. Nightingale. Dès qu’il reconnut que Jones, contre son attente, n’avait rien à lui demander, il le vit de meilleur œil. « Mon bon monsieur, lui dit-il, prenez, je vous prie, la peine de vous asseoir. Je ne me souviens pas d’avoir jamais eu le plaisir de vous voir ; mais si vous êtes un ami de mon fils, et que vous ayez quelque chose à me dire au sujet de la jeune personne en question, je vous écouterai volontiers. Quant à rendre mon fils heureux, elle ne peut manquer d’y réussir. S’il ne l’est pas, ce sera sa faute. J’ai rempli mon devoir en m’occupant de l’objet essentiel. Elle lui apporte une fortune suffisante pour faire le bonheur d’un homme raisonnable et modéré dans ses désirs.
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– Sans doute, car elle vaut elle seule une fortune. Elle est si jolie, si gracieuse, si douce, si bien élevée. Je ne connais pas, en vérité, de jeune personne plus accomplie. Elle chante à ravir, elle joue du clavecin comme un ange.
 
– Je l’ignorais, car je ne l’ai jamais vue : mais je ne l’en aime pas moins pour cela, et je sais un gré infini à son père de n’avoir fait entrer pour rien ces talents dans notre marché. C’est une preuve de sens que je n’oublierai point. Un sot
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les aurait portés en ligne de compte, comme un surcroît de dot. Mais je conviens, à sa louange, qu’il n’en a pas dit un mot, quoique assurément ce soient des avantages qui ne déprécient point une femme.
 
– Je vous proteste, monsieur, qu’elle les possède dans un degré éminent. Quant à moi, je craignais, je l’avoue, que vous n’eussiez peu de goût, peu d’empressement pour ce mariage. On m’avait dit que vous n’aviez jamais vu la jeune personne : c’est pourquoi je venais vous prier, vous conjurer, au nom du bonheur de votre fils, de ne point mettre obstacle à son union avec une jeune personne douée de toutes les rares qualités dont je vous ai parlé, et de beaucoup d’autres encore.
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– Pas si désintéressé, jeune homme, pas si désintéressé.
 
– Vous me paraissez toujours de plus en plus
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noble, et permettez-moi d’ajouter, de plus en plus sage ; car il faut être presque fou pour regarder l’argent comme la seule base du bonheur. Une pareille femme avec sa médiocre, sa mince fortune…
 
– Vous avez, mon ami, une singulière idée de l’argent, ou vous connaissez mieux les qualités de la jeune personne que l’état de son bien. Voyons, je vous prie, quelle est, selon vous, sa fortune ?
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– Non, sur mon âme, je parle sérieusement. Je crois même n’avoir pas omis un denier dans mon estimation. Si je fais tort à la jeune personne, je lui en demande pardon.
 
– Oui certes, vous lui faites tort. Elle a, j’en suis sûr, cinquante fois cette somme ; et elle en
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fournira la preuve avant que je donne mon consentement.
 
– Il est trop tard à présent pour le refuser, quand elle n’aurait pas cinquante deniers. Votre fils est marié.
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À cette nouvelle, le vieillard resta immobile et muet. Dans le même instant entra un homme qui le salua du nom de frère.
 
Ces deux personnages si étroitement unis par
Ces deux personnages si étroitement unis par les liens du sang, étaient en quelque sorte l’opposé l’un de l’autre, par le caractère. Le frère qui venait d’arriver avait aussi suivi la carrière du commerce ; mais à peine avait-il été en possession de six mille livres sterling, qu’il en avait employé la plus grande partie à l’acquisition d’une petite terre, et s’était retiré à la campagne. Il y avait épousé la fille d’un ministre sans bénéfice, jeune personne dépourvue de fortune et de beauté, mais douée d’une agréable humeur qui avait déterminé son choix.
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les liens du sang, étaient en quelque sorte l’opposé l’un de l’autre, par le caractère. Le frère qui venait d’arriver avait aussi suivi la carrière du commerce ; mais à peine avait-il été en possession de six mille livres sterling, qu’il en avait employé la plus grande partie à l’acquisition d’une petite terre, et s’était retiré à la campagne. Il y avait épousé la fille d’un ministre sans bénéfice, jeune personne dépourvue de fortune et de beauté, mais douée d’une agréable humeur qui avait déterminé son choix.
 
Il menait depuis vingt-cinq ans avec cette femme une vie plus conforme à la peinture que les poëtes nous font de l’âge d’or, qu’aux mœurs du siècle présent. Il en avait eu quatre enfants, dont trois étaient morts en bas âge. Il ne lui restait qu’une fille, que sa femme et lui avaient, comme on dit, gâtée de leur mieux, c’est-à-dire, élevée avec une extrême indulgence. Cette fille répondait si bien à leur tendresse que, pour ne point se séparer d’eux, elle venait de refuser un gentilhomme d’environ quarante ans, qui lui offrait plus de fortune qu’elle n’en pouvait espérer.
 
L’héritière choisie par M. Nightingale était proche voisine de son frère, et très-connue de sa nièce. Le vieux campagnard s’était rendu à Londres avec le dessein, non de seconder, mais de rompre un projet de mariage qui, dans son opinion, devait
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faire le malheur de son neveu ; car il ne prévoyait pas d’autre résultat d’une union avec miss Harris, héritière, il est vrai, de grands biens, mais incapable, par sa figure et par son caractère, de rendre un mari heureux. C’était une grande fille, maigre, laide, maniérée, sotte, et méchante. En conséquence, au premier mot proféré par M. Nightingale du mariage de son fils avec miss Miller, le campagnard en témoigna la plus vive satisfaction ; et après avoir laissé le père exhaler sa colère contre le jeune homme en amères invectives et en menaces d’exhérédation : « Mon frère, lui dit-il, si vous étiez un peu plus calme, je vous ferais une question. Aimez-vous votre fils pour lui, ou pour vous ? Votre réponse, je pense, ne saurait être douteuse. Vous cherchiez certainement son bonheur, dans le mariage que vous aviez projeté.
 
« Eh bien, mon frère, j’ai toujours regardé comme une absurdité, de prescrire aux autres des règles de bonheur, et comme une tyrannie de les obliger à s’y conformer. C’est une erreur commune, je le sais, mais ce n’en est pas moins une erreur. Ce despotisme, insensé dans d’autres cas, paraît surtout révoltant en fait de mariage, où le bonheur dépend entièrement de l’affection réciproque des deux parties.
 
« Les parents ont donc grand tort, à mon gré,
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de vouloir choisir pour leurs enfants, en pareille circonstance. L’affection ne se commande point. L’amour est si ennemi de la contrainte que, par une perversité malheureuse mais incurable de la nature humaine, il souffre même avec impatience le langage de la persuasion.
 
« Cependant, si la raison défend à un père de commander en maître absolu, elle exige qu’il soit consulté, peut-être même, à la rigueur, qu’il ait une voix négative. Ainsi mon neveu, je l’avoue, a fait une faute en se mariant sans vous demander votre agrément ; mais, mon frère, soyez juste, n’êtes-vous pas un peu l’auteur de sa faute ? Ne lui avez-vous pas donné, par une fréquente manifestation de vos sentiments, la certitude morale d’un refus, en cas d’insuffisance de fortune ? et votre colère en ce moment a-t-elle une autre cause ? Si votre fils a manqué à son devoir, n’avez-vous pas excédé de beaucoup votre autorité en concluant pour lui, à son insu, un mariage avec une femme que vous n’aviez jamais vue, et que vous n’auriez pu, sans folie, songer à introduire dans votre famille, si vous l’aviez vue et connue aussi bien que moi ?
 
« Encore une fois, mon neveu a tort, mais son tort est-il impardonnable ? On ne peut nier qu’il n’ait agi sans votre consentement dans une affaire où il devait le demander ; mais c’est une
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affaire qui le regardait particulièrement. Vous-même, vous devez en convenir et vous en conviendrez, vous n’aviez en vue que son intérêt. Si son sentiment a différé du vôtre, s’il s’est mépris sur la route du bonheur, voulez-vous, mon frère, pour peu que vous aimiez votre fils, l’éloigner du but encore davantage ? Il a fait un mauvais choix, d’accord : voulez-vous en accroître les fâcheuses conséquences ? Son malheur est douteux : voulez-vous le rendre certain ? Enfin, mon frère, pour le punir de vous avoir mis dans l’impossibilité de le faire aussi riche que vous le souhaitiez, voulez-vous le faire aussi misérable que vous le pouvez ? »
 
Saint Antoine de Padoue[54], par un miracle de la foi, vint à bout, dit-on, de convertir les poissons. Orphée et Amphion firent davantage. Le charme de leurs accords rendit sensibles les objets même inanimés : c’étaient de grands enchanteurs ; mais ni l’histoire ni la fable ne rapportent aucun exemple du triomphe de la raison sur l’avarice.
 
M. Nightingale n’essaya point de répondre à
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son frère ; il se contenta de lui dire qu’ils avaient toujours été d’avis opposé sur la manière d’élever leurs enfants. « J’aurais voulu, ajouta-t-il, que vous eussiez borné vos soins à l’éducation de votre fille, sans vous mêler de celle de mon fils, à qui vos leçons n’ont guère mieux profité, je crois, que votre exemple. »
 
Le jeune Nightingale avait passé une grande partie de sa jeunesse à la campagne, chez son oncle, dont il était le filleul, et qui l’aimait presque autant que s’il eût été son propre fils.
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Contre-temps.
 
Jones, à son retour chez son hôtesse, y trouva un heureux changement. La mère, les deux filles,
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et le jeune Nightingale, soupaient ensemble. L’oncle, suivant le désir qu’il en témoigna, fut reçu sans cérémonie. Comme il était venu voir plusieurs fois son neveu dans cette maison, toute la famille le connaissait. Il alla droit à miss Nancy, et lui fit son compliment, ainsi qu’à sa mère et à sa jeune sœur, puis il félicita son neveu d’un air aussi cordial et aussi satisfait que s’il eût épousé avec toutes les formalités requises une fille dont la fortune eût égalé ou surpassé la sienne.
 
Miss Nancy et son mari supposé pâlirent et demeurèrent interdits. Mistress Miller saisit la première occasion de se retirer. Jones étant allé la trouver au salon, elle se jeta à ses pieds, les larmes aux yeux, l’appela son ange tutélaire, le sauveur de sa pauvre petite famille, lui prodigua les noms les plus respectueux, les plus tendres, et tous les remercîments que peut inspirer à un cœur reconnaissant le bienfait le plus signalé.
 
Après ce premier transport qui l’aurait, dit-elle, étouffée, si elle avait voulu le contenir, elle apprit à Jones que tout était arrangé entre M. Nightingale et sa fille, et que le mariage devait se faire le lendemain matin. Le plaisir qu’il parut en ressentir redoubla sa joie et sa reconnaissance. Jones eut grand’peine à en modérer l’effusion. Il détermina enfin la digne femme à rentrer avec lui dans la salle à manger, où ils retrouvèrent les convives d’aussi bonne humeur qu’ils les avaient laissés.
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les convives d’aussi bonne humeur qu’ils les avaient laissés.
 
Cette petite société passa fort agréablement deux ou trois heures. Le vieux campagnard, grand amateur de la bouteille, poussa vivement son neveu. Celui-ci commençait à avoir la tête un peu étourdie, quoiqu’il ne fût pas encore ivre. Avant de l’être tout-à-fait, il monta avec son oncle dans l’appartement qu’il occupait peu de jours auparavant, et lui ouvrit ainsi son cœur :
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– Non, sur mon honneur, je vous ai dit la pure vérité.
 
– Mon cher enfant, s’écria l’oncle en l’embrassant, cette nouvelle m’enchante. Je n’ai senti de ma vie un plus grand plaisir. Si vous aviez été marié, je vous aurais aidé à vous tirer d’une mauvaise affaire ; mais il y a bien de la différence entre une chose faite et une chose qui est encore à
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faire. Ouvrez les yeux à la raison, Jacques, et ce mariage vous paraîtra si déraisonnable, si insensé, que je n’aurai besoin d’employer aucun argument pour vous en détourner.
 
– Quoi ! monsieur, y a-t-il quelque différence entre une chose déjà faite et celle que l’honneur commande de faire ?
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– Pardonnez-moi, mon cher oncle, je ne puis être de votre avis. Non-seulement l’honneur, mais la conscience, mais l’humanité, y sont intéressés. Si je manquais aujourd’hui de parole à cette jeune fille je suis convaincu qu’elle en mourrait de douleur. Je me regarderais comme son meurtrier, oui, comme son meurtrier ; et ne serait-ce pas commettre le plus cruel des meurtres, que de lui briser le cœur ?
 
– Lui briser le cœur, dites-vous ? Non, non,
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Jacques, les cœurs des femmes ne se brisent pas si aisément. Ils sont durs, mon garçon, ils sont durs.
 
– Mais, monsieur, elle a toute ma tendresse ; nulle autre femme ne pourrait me rendre heureux. Combien de fois vous ai-je entendu dire qu’on devait laisser les enfants libres dans leur choix, et que vous ne contrarieriez jamais l’inclination de ma cousine Henriette ?
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– Vous l’épouserez, jeune homme ! je n’attendais pas de vous une pareille réponse. Si vous parliez de ce ton à votre père, je n’en serais point surpris : il vous a toujours traité rudement et en vrai despote. Mais moi qui ai vécu avec vous en ami, je devais compter sur plus d’égards. Au reste, votre conduite n’a rien qui m’étonne. Tout le mal vient de votre éducation, à laquelle j’ai eu trop peu de part. Voyez ma fille : je l’ai élevée avec douceur ; elle ne fait rien sans me demander mon avis, et ne refuse jamais de le suivre.
 
– Vous ne lui en avez pas encore donné dans une affaire de cette nature ; car je me trompe fort,
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ou ma cousine serait peu disposée à se soumettre aux ordres même les plus formels, s’il s’agissait du sacrifice de son inclination.
 
– Ne calomniez pas ma fille, s’écria le vieillard avec émotion ; ne calomniez pas mon Henriette. Je lui ai appris à n’avoir d’autre inclination que la mienne. En lui laissant faire tout ce qu’elle veut, je l’ai accoutumée à n’aimer que ce qui me plaît.
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– Mon oncle, il y a bien peu de vos ordres que je ne me fasse un plaisir d’exécuter.
 
– Je ne vous demande qu’une chose, c’est de m’accompagner chez moi : j’y veux traiter un peu plus à fond l’affaire avec vous ; car j’ai à cœur de sauver, s’il est possible, l’honneur de ma famille,
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malgré la folle opiniâtreté de mon frère, qui se croit le plus sage des hommes. »
 
Le jeune Nightingale, connaissant son oncle pour n’être pas moins entêté que son père, consentit à l’accompagner chez lui. Le vieillard promit de se conduire envers la famille avec la même politesse qu’auparavant, et tous deux allèrent la retrouver.
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La longue absence de l’oncle et du neveu avait causé quelque inquiétude à la compagnie, qui attendait leur retour. Pendant le dialogue précédent, la voix bruyante du vieillard s’était fait entendre à plusieurs reprises dans l’étage inférieur, et Nancy, sa mère, Jones lui-même, sans pouvoir saisir le sens de ses paroles, en avaient tiré un fâcheux augure.
 
Quand tout le monde fut de nouveau réuni,
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une altération frappante se manifesta sur toutes les physionomies. La gaîté qui les animait d’abord fit place à une expression de tristesse. Ainsi, dans notre climat inconstant, on voit souvent un ciel serein s’obscurcir tout-à-coup, et se couvrir, en plein été, des mêmes brouillards qu’en automne.
 
Personne cependant ne fut frappé de ce changement ; chacun était trop occupé à cacher ses pensées et à jouer son rôle, pour observer ce qui se passait sous ses yeux. L’oncle et le neveu ne s’aperçurent d’aucun trouble dans la mère ou dans la fille, et la mère et la fille ne remarquèrent pas non plus la politesse affectée du vieillard, et le faux air de satisfaction du jeune homme.
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Par la même raison il n’est pas rare que deux personnes fassent à la fois un marché de dupes, quoique dans une proportion différente. Nous en citerons pour preuve cet homme qui vendit un cheval aveugle, et reçut en paiement un faux billet.
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Au bout d’une demi-heure environ, on se sépara. L’oncle emmena son neveu : ce dernier, avant de sortir, assura tout bas à Nancy qu’il reviendrait de bonne heure le lendemain, et qu’il remplirait tous ses engagements.
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Tandis que Jones délibérait en lui-même s’il ferait part de ses soupçons à mistress Miller, on vint l’avertir qu’une femme désirait de lui parler. Il sortit aussitôt, et prenant la lumière des mains de la servante, il fit monter la personne qui le demandait. C’était Honora. Elle lui donna de si terribles nouvelles de Sophie, qu’il devint à l’instant incapable de toute autre pensée. Son propre malheur et celui de sa chère maîtresse absorbèrent entièrement sa pitié.
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Quel était le cruel événement qu’on venait lui annoncer ? Nous n’en instruirons le lecteur qu’après avoir exposé les différentes causes qui le produisirent. Ce sera la matière du livre suivant.
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Les théologiens et les moralistes nous enseignent, qu’ici-bas, la vertu conduit par une route certaine au bonheur, et le vice, au malheur : salutaire et consolante doctrine, à laquelle il ne manque que d’être vraie.
 
En effet, si par vertu nos docteurs entendent cette qualité solide qui, peu jalouse de briller dans le monde, s’occupe uniquement, comme une bonne ménagère, de soins domestiques, nous serons volontiers de leur avis. Elle conduit au bonheur d’une manière si infaillible, qu’en dépit de tous les philosophes anciens et modernes,
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nous serions tenté de l’appeler sagesse, plutôt que vertu ; car, à ne considérer que le seul intérêt de cette vie, nous ne concevons pas de système plus raisonnable que celui des anciens épicuriens, qui attachaient le souverain bien à la sagesse, ni d’opinion plus absurde que celle de leurs modernes adversaires, qui placent la félicité suprême dans la complète satisfaction des appétits sensuels.
 
Mais si la vertu, comme nous inclinons à le croire, est une qualité relative qui s’exerce sans cesse au dehors, et pour l’ordinaire dans le seul intérêt d’autrui, nous aurons peine à convenir qu’elle soit le plus sûr chemin du bonheur ; car nous craignons qu’il ne fallût alors comprendre dans l’idée du bonheur, la pauvreté, le mépris, et tous les maux que la calomnie, l’ingratitude, et l’envie, peuvent répandre sur l’espèce humaine. Peut-être même serions-nous quelquefois obligé d’aller chercher le bonheur au fond d’un cachot, puisque la vertu dont nous parlons y a conduit un grand nombre de ses adorateurs.
 
Nous n’avons pas le temps de parcourir en ce moment le vaste champ de spéculations philosophiques qui s’ouvre devant nous. Notre dessein n’était que de combattre en passant une doctrine erronée. Tandis que M. Jones s’efforçait de sauver de leur ruine des infortunés, le diable, ou
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quelque malin esprit sous une forme humaine, mettait tout en œuvre pour le rendre le plus malheureux des hommes, en tramant la perte de sa Sophie.
 
On pourrait ne voir dans un tel exemple qu’une exception à la règle, si cet exemple était unique ; mais nous en avons observé tant d’autres, que nous croyons devoir attaquer la règle elle-même comme fausse, comme contraire à la religion, et destructive du plus puissant argument en faveur de l’immortalité de l’âme.
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Noir complot contre Sophie.
 
Un sage vieillard disait : « Lorsque les enfants ne font rien, ils font du mal. » Dieu nous garde d’appliquer, sans distinction, cette sentence à la plus aimable moitié du genre humain ; mais on
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conviendra que quand la jalousie du sexe n’éclate point avec sa violence naturelle, on peut soupçonner que cette terrible passion agit en secret, et mine sourdement ce qu’elle n’ose attaquer à découvert.
 
Lady Bellaston nous en fournit une preuve. Sous les dehors de la bienveillance, elle cachait une haine profonde pour Sophie. Voyant que la présence de cette jeune personne était un obstacle à l’entier accomplissement de ses désirs, elle résolut de l’éloigner d’elle à tout prix, et la fortune lui en offrit bientôt le moyen.
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On croira aisément qu’obligé par la simple politesse de rendre une visite à celle qui l’avait charmé, il ne laissa pas échapper une occasion si favorable de lui faire sa cour.
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Il se présenta donc le lendemain matin chez Sophie, et lui dit, après les compliments d’usage, qu’il espérait que l’aventure de la veille n’avait point eu de suites fâcheuses pour elle.
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L’amour est un feu qui, une fois allumé, prend un rapide accroissement. En peu d’instants, le noble lord devint éperdument épris de Sophie. Il se sentit retenu près d’elle par un invincible attrait. Sa visite durait déjà depuis deux heures, avant qu’il lui vînt à l’esprit qu’elle avait été trop longue. Cette circonstance aurait suffi pour alarmer notre héroïne, qui calculait avec plus de justesse la marche du temps ; mais les regards du lord l’instruisirent encore mieux de ce qui se passait dans son cœur. Quoiqu’il ne lui déclarât point ouvertement sa passion, il se servit d’expressions si vives, si tendres, qu’on n’aurait pu les attribuer à la galanterie, dans le siècle même où elle régnait ; et l’on sait qu’elle est bien passée de mode aujourd’hui.
 
Lady Bellaston avait été avertie sur-le-champ de l’arrivée du lord. La longueur de sa visite lui persuada que les choses allaient au gré de ses souhaits, et la confirma dans l’idée qui lui était venue, dès la seconde fois qu’elle l’avait vu avec Sophie. En femme prudente, elle jugea que son intervention était inutile au succès de l’affaire. Elle se borna donc à donner l’ordre de ne pas laisser
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sortir le lord, sans lui dire qu’elle voulait lui parler. Cependant elle imagina un projet dont elle ne doutait pas qu’il n’embrassât avec ardeur l’exécution.
 
Lord Fellamar (ainsi se nommait le jeune seigneur) ne fut pas plus tôt entré chez lady Bellaston, qu’elle lui dit : « Bon Dieu, milord, vous êtes encore ici ! Je craignais que mes gens, malgré les ordres que je leur avais donnés, ne vous eussent laissé partir. Je désirais de vous entretenir d’une affaire de quelque importance.
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– Je parle de la jeune personne que je vis ici l’autre jour, à qui je donnai le bras hier au spectacle, de l’objet enfin de cette visite si ridiculement longue.
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– Oh ! de ma cousine Western ? Eh bien ! milord, cet astre éblouissant est la fille d’un sot gentilhomme campagnard, arrivée pour la première fois à Londres il y a quinze jours.
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– J’espère, milady, que vous pensez trop bien de moi pour me croire capable de plaisanter avec vous sur un sujet de cette nature.
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– En ce cas, je vais, sans perdre de temps, vous proposer à son père. Je ne doute point qu’il n’accueille avec joie votre demande ; mais il existe un obstacle dont je n’ose presque vous parler, et qui est pourtant insurmontable. Vous avez un rival, milord, un rival que ni vous ni personne ne viendrez à bout de supplanter, quoique je rougisse de le nommer.
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– Est-il possible qu’une jeune personne douée de tant de charmes, s’oublie au point de vouloir former une union si indigne d’elle ?
 
– Hélas ! milord, songez à ce que c’est que la
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province. La province est la perte de toutes les jeunes personnes. Elles s’y remplissent la tête de mille idées d’amour romanesque, de mille extravagances dont un hiver entier passé à Londres en bonne compagnie, peut à peine les guérir.
 
– Votre cousine, milady, est d’un trop grand prix pour ne pas chercher à la sauver. Il faut prévenir sa ruine.
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– Ce que vous me dites-là, milady, m’affecte d’une manière sensible, et au lieu de diminuer l’amour que m’a inspiré votre cousine, ne fait qu’exciter ma compassion pour elle. Il faut, je le répète, trouver un moyen de sauver cet inestimable trésor. Avez-vous essayé sur elle le langage de la raison ? »
 
Lady Bellaston fit semblant de rire. « Mon cher lord, dit-elle, nous connaissez-vous assez peu, pour croire qu’il soit possible de combattre avec les armes de la raison l’inclination d’une jeune fille ? Autant vaudrait se donner de la tête contre un mur ; le temps, milord, le temps est le seul remède à la folie de ma cousine ; mais c’est un
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remède dont on ne peut espérer qu’elle fasse usage. Elle me jette dans des transes continuelles. Je ne vois de ressource que dans la violence…
 
– Que faire ? à quel expédient recourir ? Parlez, milady, il n’en est point que l’espoir d’une telle récompense ne m’engage à tenter.
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– J’en ai milady ; personne, j’espère, n’en doute. Il faudrait d’ailleurs en manquer étrangement pour reculer dans une pareille occasion.
 
– Ce n’est pas de votre courage, milord, c’est du mien que je doute. Je crains l’horrible danger auquel je m’expose. Il faut que j’aie en vous une confiance telle, qu’une femme sage n’en accorde guère à un homme, pour quelque raison que ce soit. »
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guère à un homme, pour quelque raison que ce soit. »
 
Le lord n’eut pas de peine à la rassurer sur ce point ; car sa réputation était irréprochable, et la voix publique, en faisant son éloge, ne lui rendait que justice.
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Le lord remercia lady Bellaston, accepta son invitation, et la quitta pour aller faire sa toilette ; car la matinée commençait à s’avancer, c’est-à-dire que, suivant l’ancien style, il était trois heures après-midi.
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Nos lecteurs ont déjà pu s’apercevoir que lady Bellaston tenait dans le grand monde un rang fort distingué ; mais c’était surtout dans le petit monde qu’elle brillait. On appelait ainsi une honorable société qui florissait depuis peu en Angleterre. Parmi ses bizarres statuts, il y en avait un très-remarquable. Comme le fameux club des héros qui se forma sur la fin de la dernière guerre, exigeait que chacun de ses membres se battît au moins une fois par jour, celui du petit monde obligeait de même les siens, hommes et femmes, à conter, au moins toutes les vingt-quatre heures, une historiette plaisante qu’ils devaient ensuite répandre dans le public.
 
On fit sur cette société beaucoup de contes ridicules et d’un genre tel, qu’on peut les supposer, sans injustice, de sa propre invention. On disait, par exemple, que le diable en était
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le président, et qu’assis dans un fauteuil, il occupait le haut bout de la table. Des recherches très-exactes nous ont convaincu que c’étaient de pures fables, et que l’assemblée se composait d’excellentes gens dont les innocents mensonges n’avaient pour but que l’amusement.
 
Tom Édouard faisait partie de cette joyeuse réunion. Lady Bellaston le jugea un instrument propre à seconder ses vues. En conséquence elle lui conta une histoire de sa façon, en le priant de ne la répéter que le soir à un certain signal qu’elle lui donnerait, lorsque tout le monde, excepté lord Fellamar et lui, se serait retiré, et pendant qu’on jouerait au whist.
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Chers lecteurs, transportez-vous donc entre sept et huit heures du soir dans le salon de lady Bellaston. Cette dame, lord Fellamar, miss Western, et Tom Édouard, jouent au whist ; la dernière partie est sur le point de finir, lady Bellaston s’adresse à Tom Édouard et lui donne ainsi le signal convenu : « En vérité, Tom, vous êtes devenu depuis peu insupportable. Vous aviez coutume de nous conter toutes les nouvelles de la ville, et maintenant vous ne savez pas plus ce qui se passe dans le monde, que si vous aviez cessé d’y vivre.
 
– Ne vous en prenez pas à moi, milady, répondit Édouard, mais à la sottise du siècle. On
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ne fait plus rien qui mérite d’être cité… Attendez pourtant, à présent que j’y pense, il est arrivé un terrible accident au colonel Wilcox. Le pauvre colonel ! vous le connaissez, milord. Il n’y a personne qui ne le connaisse. Sur mon honneur, je suis fort en peine de lui.
 
– Et pourquoi, je vous prie ? dit lady Bellaston.
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Sophie commençait à donner, quand Tom Édouard parla d’un homme tué. Elle s’interrompit et prêta une oreille attentive ; car ces sortes d’histoires faisaient toujours beaucoup d’impression sur elle. Aussitôt qu’il eut achevé son récit, elle reprit les cartes, en donna trois à l’un, sept à l’autre, dix à un troisième, et laissant échapper le reste de ses mains, elle s’évanouit.
 
Il arriva ce qui arrive d’ordinaire en pareille occasion. On s’effraya d’abord, on appela ensuite au secours. À la fin, Sophie recouvra ses sens et
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demanda qu’on la conduisît dans sa chambre. Le lord pria lady Bellaston de l’y accompagner, afin de dissiper son erreur. Dès qu’elle fut seule avec Sophie : « Mon enfant, lui dit-elle, vos alarmes n’ont aucun fondement. Le prétendu duel n’est qu’une plaisanterie de mon invention. C’est moi qui me suis avisée de conter cette histoire à lord Fellamar et à Tom Édouard ; mais soyez sans inquiétude, ils n’ont pas le moindre soupçon de l’intérêt que vous y pouvez prendre. »
 
L’évanouissement de Sophie suffit à lord Fellamar pour le convaincre qu’on ne lui avait rien exagéré. Quand lady Bellaston fut de retour au salon, elle concerta avec lui un plan diabolique. Le lord, il est vrai, ne l’envisagea pas sous un jour si odieux ; car il promit et résolut sincèrement de réparer autant qu’il le pourrait ses torts envers la jeune personne, par le mariage. Nous ne doutons pas cependant que ce noir complot n’inspire une juste indignation au plus grand nombre de nos lecteurs. On en fixa l’exécution au lendemain à sept heures du soir. Lady Bellaston se chargea de prendre les mesures nécessaires pour que Sophie se trouvât seule dans son appartement ; et que le lord y fût introduit. Elle s’engagea à disposer tout dans cette vue, et à écarter, sous différents prétextes, la plupart de ses domestiques. Quant à mistress Honora, qu’il
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fallait bien, pour ne point exciter de soupçons, laisser auprès de sa maîtresse jusqu’à l’arrivée du lord, lady Bellaston devait l’attirer dans une chambre si éloignée du lieu où se passerait l’indigne scène, que la voix de Sophie ne pût s’y faire entendre.
 
Les choses ainsi réglées, lord Fellamar prit congé de lady Bellaston, qui alla se coucher, ravie d’un projet dont la réussite lui paraissait infaillible. Elle pensait qu’elle pourrait désormais entretenir avec Tom un libre commerce. Pour comble de bonheur, elle arrivait à son but par un artifice que personne ne lui imputerait, quand même l’aventure deviendrait publique. Elle se flattait d’ailleurs d’en prévenir l’éclat, en précipitant un mariage auquel la malheureuse Sophie se verrait obligée de consentir, et qui serait pour toute sa famille un sujet de joie.
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L’assassin pour frapper cherche un heureux moment,
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Son esprit inquiet où la rage respire,
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La violente passion du lord lui avait fait saisir avidement la première idée d’un projet d’autant plus excusable en apparence, qu’il venait d’une parente de Sophie. Mais quand la nuit, cette amie de la réflexion et du conseil, eut mis devant ses yeux l’action elle-même revêtue de ses noires couleurs, accompagnée de toutes les conséquences qui pouvaient et devaient naturellement en résulter, il commença à hésiter, ou plutôt à changer de pensée. Après un long combat entre l’honneur et la passion, le premier finit par l’emporter ; lord Fellamar résolut d’aller trouver lady Bellaston, et de renoncer au dessein qu’elle avait conçu.
 
Quoique la matinée fût déjà fort avancée, lady Bellaston était encore au lit, et Sophie était assise à côté d’elle, lorsqu’un domestique vint annoncer lord Fellamar. Lady Bellaston le fit prier d’attendre un moment. Dès que le domestique fut sorti, Sophie conjura sa cousine de ne point
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encourager les visites de cet odieux lord (elle l’appelait ainsi un peu injustement). « Je ne puis, dit-elle, me tromper sur ses intentions. Il m’a fait hier matin une déclaration d’amour : mais comme je suis décidée à ne point l’écouter, je vous conjure, madame, de ne plus me laisser seule avec lui, et de défendre, à vos gens de l’introduire jamais chez moi.
 
– Bon Dieu ! mon enfant, répondit lady Bellaston, vous autres provinciales vous voyez des amants partout. Un homme est-il poli avec vous, vous en concluez aussitôt qu’il vous fait la cour. Lord Fellamar est un des jeunes gens les plus galants de Londres. Je suis convaincue qu’il n’a pas les vues que vous lui supposez. Amoureux de vous ! ah ! je voudrais de tout mon cœur qu’il le fût ; et vous feriez une insigne folie de le refuser.
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– En vérité, madame, vous me faites injure. Je ne m’enfuirai avec aucun homme, et ne me marierai jamais sans le consentement de mon père.
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– Eh bien, miss Western, si vous n’êtes pas d’humeur à voir du monde ce matin, vous pouvez retourner dans votre appartement. Pour moi, qui n’ai point peur du lord, je vais le recevoir dans mon cabinet de toilette.
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Une femme qui fait servir son éloquence au succès d’un mauvais dessein est un dangereux avocat
 
Lady Bellaston traita les scrupules du jeune lord avec ce dédain qu’un vieux scélérat témoigne pour la conscience, encore timorée, d’un novice dans la carrière du crime. « Mon cher lord, lui dit-elle, vous avez certainement besoin de cordiaux. Je vais envoyer demander à lady Edgely un flacon de ses meilleurs sels. Fi donc ! ayez plus de résolution. Êtes-vous effrayé du mot de rapt ? ou craignez-vous… En vérité, si l’histoire d’Hélène était
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moderne, je la croirais fabuleuse : je veux dire en ce qui concerne la conduite de Pâris, non la passion de la dame ; car les femmes ont aimé de tout temps les hommes de cœur. On conte encore une autre histoire des Sabines, et celle-là, grâce au ciel, est aussi fort ancienne. Vous vous étonnerez peut-être de mon érudition. M. Hooke nous dit, ce me semble, que ces Sabines devinrent ensuite d’assez bonnes femmes. Je ne pense pas que beaucoup de femmes de ma connaissance aient été enlevées par leurs maris.
 
– De grâce, chère lady Bellaston, épargnez-moi.
 
– Eh ! mon cher lord, croyez-vous qu’il y ait une seule femme en Angleterre, quelque prude qu’elle paraisse, qui ne se moquât de vous dans le fond du cœur ? Vous me forcez à vous tenir un étrange langage, et à trahir indignement les secrets de mon sexe. Mais il me suffît de savoir que mes intentions sont pures, et que je sers les intérêts de ma cousine. Oui, je me flatte, après tout, que vous serez pour elle un bon mari : sans quoi je ne lui conseillerais sûrement pas de sacrifier son bonheur à un vain titre. Je serais inconsolable qu’elle pût me reprocher un jour de lui avoir fait perdre un homme de cœur ; car les ennemis mêmes de votre rival rendent justice à son courage. »
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Que ceux qui ont eu le plaisir de recevoir d’une femme ou d’une maîtresse de pareilles leçons, veuillent bien nous dire si la douceur de l’organe en diminue en rien l’amertume. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles firent sur l’esprit du lord une impression telle, que Démosthène et Cicéron, avec toute leur éloquence, n’auraient pu en produire une semblable.
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– Pardonnez-moi, milord, dit lady Bellaston en se regardant dans la glace, on a vu, je vous assure, des femmes qui avaient plus de la moitié de ses charmes : non que j’aie dessein de rabaisser ceux de ma cousine. C’est une fille adorable sans doute, et sous peu d’heures elle sera dans les bras d’un homme qui certainement ne la mérite pas, mais à qui on ne saurait refuser du cœur.
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– Je l’espère, milady, tout en convenant avec vous que je ne la mérite pas. Car si le ciel ni vous ne trompez mes vœux, elle sera sous peu d’heures dans mes bras.
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Comme ce sujet est le plus tragique de notre histoire, nous le traiterons dans un chapitre particulier.
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– En effet, milord, cette visite inattendue a lieu de me surprendre.
 
– Inattendue, mademoiselle ! mes yeux ont donc été des interprètes bien infidèles de mes sentiments, la dernière fois que j’ai eu l’honneur
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de vous voir ? sans quoi vous n’auriez pas cru possible de retenir mon cœur captif, sans recevoir l’hommage de votre esclave. »
 
Sophie tout interdite répondit, comme elle le devait, par un regard de dédain à ce compliment ampoulé.
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– Je ne puis, milord, en entendre davantage. Vous m’obligez à vous fuir.
 
– N’ayez pas la cruauté de me quitter ainsi. Si vous connaissiez la moitié des tourments que j’endure, votre âme sensible aurait pitié du mal
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que vos yeux m’ont fait. » Puis poussant un profond soupir et s’emparant de sa main, il se répandit pendant quelques minutes en discours qui ne seraient guère plus agréables au lecteur qu’ils ne le furent a Sophie. Il finit par lui déclarer que, s’il était maître du monde, il le mettrait à ses pieds.
 
Sophie retira vivement sa main de la sienne : « Et moi, monsieur, s’écria-t-elle d’un ton plein de fierté, je vous proteste que je repousserais avec un égal mépris et le présent et celui qui me l’offrirait. »
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– Milord, renoncez, je vous prie, à de vaines prétentions. Je n’entendrai pas un mot de plus. Laissez ma main, milord, je suis décidée à vous quitter sur-le-champ, et à ne vous revoir jamais.
 
– Eh bien, mademoiselle, il faut que je profite de l’occasion qui s’offre à moi ; car je ne puis ni ne veux vivre sans vous.
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profite
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de l’occasion qui s’offre à moi ; car je ne puis ni ne veux vivre sans vous.
 
– Que voulez-vous dire, milord ? Je vais appeler les gens de milady.
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À quel excès de détresse devait être réduite la pauvre Sophie, pour que la voix d’un père furieux frappât agréablement son oreille ! Ce fut pourtant l’effet qu’elle produisit. L’écuyer arriva bien à propos. Sa présence seule pouvait préserver sa fille d’une douleur éternelle.
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Sophie, malgré son effroi, reconnut aussitôt la voix de son père, et le lord, malgré son emportement, entendit celle de la raison qui lui dit que le moment d’exécuter son infâme dessein était passé. Les mots de fille et de père prononcés plusieurs fois, l’un par l’écuyer dans sa colère, l’autre par Sophie dans sa lutte contre le lord, ne laissant à Fellamar aucun doute sur la qualité de l’étranger qui venait d’arriver, il crut devoir abandonner sa proie, sans avoir obtenu d’autre succès que de déranger un peu le mouchoir de Sophie, et de laisser sur son cou charmant l’empreinte de ses brutales caresses.
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Si l’imagination du lecteur ne vient à notre secours, jamais nous ne pourrons lui peindre la situation de miss Western et du lord, à l’instant où l’écuyer entra dans la chambre. Qu’on se figure d’un côté Sophie tremblante sur son fauteuil, pâle, en désordre, hors d’haleine, lançant à Fellamar des regards d’indignation, effrayée, mais plus contente encore de l’arrivée de son père ; de l’autre côté, le lord assis près d’elle, les boucles de ses cheveux défrisées, son jabot froissé, et dans tous ses traits la surprise, le dépit, et la honte.
 
Quant à M. Western, il se trouvait alors au pouvoir d’un ennemi qui poursuit bien souvent, et manque rarement d’atteindre la plupart de nos
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gentilshommes campagnards : pour parler sans figure, il était ivre. Son impétuosité naturelle, redoublée par l’effet du vin, le fit courir aussitôt vers sa fille. Dans sa fureur, il l’accabla des plus grossières injures ; peut-être même l’eût-il frappée, si le ministre Supple ne se fût jeté entre elle et lui, en s’écriant : « Au nom de Dieu, monsieur, songez que vous êtes dans la maison d’une dame de distinction. Calmez-vous, je vous en conjure ; vous devriez être pleinement satisfait d’avoir retrouvé vôtre fille. Ce n’est pas à nous, c’est au ciel qu’appartient la vengeance. Je remarque sur le visage de la jeune personne une véritable contrition. Je suis sûr que si vous daignez lui pardonner, elle se repentira de ses fautes passées et rentrera dans le devoir. »
 
La force physique du ministre avait d’abord été plus efficace que son éloquence. Toutefois ses dernières paroles firent quelque impression sur l’écuyer. « Eh bien ! dit-il, je lui pardonnerai, si elle consent à l’épouser. Oui, Sophie, je te pardonnerai tout, si tu consens à l’épouser. Tu ne réponds rien ? L’épouseras-tu ? Dis-moi, de par tous les diables, l’épouseras-tu ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? À-t-on jamais vu une créature si obstinée ?
 
– De grâce, monsieur, répliqua le ministre, un peu plus de modération, s’il vous plaît. Vous
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effrayez tellement cette jeune personne, que vous lui ôtez l’usage de la parole.
 
– Morbleu ! répondit l’écuyer, tu prends son parti, je crois, tu oses la soutenir ! Voilà vraiment un drôle de ministre, qui se range du côté d’un enfant rebelle. Ouf, oui, je te donnerai un bénéfice, tu peux y compter ; j’aimerais mieux en donner un au diable.
Ligne 851 ⟶ 1 041 :
 
– En vérité, cousin Western, répondit lady Bellaston, vous faites tort à votre fille. Elle a certainement plus de raison que vous ne lui en supposez. Je suis persuadée qu’elle ne refusera pas un parti qui doit lui paraître si avantageux. »
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C’était de la part de lady Bellaston une méprise volontaire ; car elle savait très-bien de qui M. Western voulait parler. Peut-être aussi croyait-elle qu’il accepterait sans difficulté la proposition de lord Fellamar.
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– Chère Sophie, dit lady Bellaston, laissez-moi lui donner votre main. C’est aujourd’hui la mode d’abréger le temps. On ne le perd plus à se faire la cour.
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– Bah ! reprit l’écuyer, que parlez-vous de temps ? N’en auront-ils pas assez pour se faire la cour après le mariage ? »
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– Monsieur, j’aurai plus de patience avec vous qu’avec tout autre. Je dois pourtant vous avertir que je n’ai pas coutume d’entendre de sang-froid un pareil langage.
 
– Fâche-toi tant qu’il te plaira. Crois-tu me faire peur, parce que tu as une broche pendue
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à ton côté ? Quitte ta rapière, et je te montrerai à te mêler de ce qui ne te regarde pas ; je t’apprendrai à me traiter de beau-père ; approche, et je te donnerai sur les oreilles.
 
– Cela suffit, monsieur, je ne ferai point de scène devant ces dames. Nous nous reverrons. Je vous salue, monsieur ; lady Bellaston, votre très-humble serviteur. »
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Lady Bellaston releva poliment le mot d’embarras.
 
« Vous êtes trop bonne, repartit l’écuyer, soyez persuadée de ma reconnaissance. Ce que vous avez fait pour ma fille, je le ferais pour vous. Entre parents on doit s’obliger réciproquement. Milady, je vous souhaite le bonsoir. – Allons, mademoiselle,
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dit-il à Sophie, suivez-moi de bonne grâce, ou je vous ferai porter dans la voiture.
 
– Je vous suivrai, mon père, répondit Sophie, sans qu’il soit besoin d’employer la violence ; mais permettez-moi d’aller en chaise à porteurs, car je suis hors d’état de supporter la voiture.
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– Eh bien, meurs, et va-t-en au diable, si un bon mari doit te faire mourir. Je ne donnerais pas un sou, pas un liard d’un enfant rebelle. » En prononçant ces mots il la saisit violemment par le bras. Le ministre s’entremit encore une fois, et le conjura d’user de douceur. Western furieux lui imposa silence en jurant. « Te crois-tu donc en chaire ? lui dit-il. Tu sais que je ne t’écoute guère, même quand tu y es. Apprends que je ne suis pas homme à recevoir des leçons de toi, et à me laisser mener par un prêtre. Bonsoir, milady. Allons, Sophie, sois bonne fille, et tout ira bien. Tu l’épouseras, morbleu ! tu l’épouseras. »
 
Honora, qui attendait au bas de l’escalier, fit à l’écuyer une profonde révérence, et se mit en devoir de suivre sa maîtresse. Western la repoussa
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rudement. « Halte-là, m’amie, s’écria-t-il, halte-là. Je vous défends de remettre désormais le pied chez moi.
 
– Eh quoi ! mon père, dit Sophie, voulez-vous m’ôter ma femme de chambre ?
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On peut croire que l’écuyer aurait eu plus de peine à emmener sa fille, si lady Bellaston avait voulu la retenir ; mais, dans le fait, elle était charmée de la captivité à laquelle Sophie allait être condamnée ; et le complot formé par elle avec lord Fellamar ayant échoué, elle n’envisageait pas sans plaisir les mesures rigoureuses qu’on se disposait à prendre pour séparer à jamais Sophie de Tom Jones.
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Dans un grand nombre d’histoires le lecteur est forcé de se prêter, sans qu’on lui donne d’explication satisfaisante, à des événements beaucoup plus étranges que l’arrivée subite de M. Western chez lady Bellaston. Nous n’en userons pas ainsi à son égard. Le désir de l’obliger toutes les fois que la chose est en notre pouvoir, nous engage à lui apprendre sur-le-champ par quels moyens l’écuyer était parvenu à découvrir sa fille.
 
Nous avons insinué dans le troisième chapitre du livre précédent (car ce n’est pas notre usage d’entrer dans plus de détails, que la circonstance n’en exige) ; nous avons insinué, disons-nous, que mistress Fitz-Patrick, qui souhaitait ardemment de se réconcilier avec son oncle et sa tante Western, croyait en trouver le moyen, en préservant sa cousine, par un bon office, d’une faute semblable à celle qui avait attiré sur elle-même
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le courroux de sa famille. Elle résolut donc, après de mûres réflexions, d’instruire sa tante Western du lieu où était Sophie, et lui adressa la lettre suivante, que nous rapporterons tout entière pour plus d’une raison :
 
« Madame,
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« Je vous dirai sans plus de préambule, qu’au moment où, accablée sous le poids du malheur, j’allais me jeter à vos pieds, j’ai rencontré par un singulier hasard, ma cousine Sophie, dont vous connaissez l’histoire mieux que moi, quoique, hélas ! je ne la connaisse que trop bien. Oui, j’en sais assez pour être convaincue que si l’on ne se hâte de l’arrêter, elle va se précipiter dans l’abîme où je suis tombée, pour avoir rejeté avec autant d’imprévoyance que de folie vos salutaires conseils.
 
« En un mot, j’ai vu le jeune homme dont elle est éprise, j’ai même passé hier avec lui une partie de la journée ; je vous assure qu’il est charmant. Vous dire comment je l’ai connu, serait un
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détail dénué d’intérêt. J’ai cru devoir ce matin changer de logement pour l’éviter, et ne point lui fournir involontairement le moyen de découvrir la demeure de ma cousine ; car il l’ignore encore, et il est à propos qu’il continue à l’ignorer jusqu’à ce que mon oncle l’ait mise en sûreté. Le temps est précieux ; il suffit de vous apprendre qu’elle est chez lady Bellaston. J’ai vu cette dame, et je lui soupçonne fort l’intention de la cacher à sa famille. Vous savez, madame, que c’est une étrange femme. Rien ne me siérait moins que de prétendre donner des avis à une personne aussi clairvoyante, aussi expérimentée que vous. Je me borne donc au simple exposé des faits.
 
« J’espère, madame, que ma conduite en cette circonstance me recommandera à la bienveillance d’une parente toujours si zélée pour l’honneur et pour le véritable intérêt de notre famille, et me redonnera quelque titre à son amitié, qui m’a rendue jadis si heureuse, et sans laquelle je ne puis l’être à l’avenir.
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« HENRIETTE FITZ-PATRICK. »
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Mistress Western était chez son frère, quand elle reçut cette lettre. Depuis la fuite de sa nièce, elle lui tenait fidèle compagnie pour le consoler dans son affliction. Or on connaît par l’échantillon que nous en avons donné précédemment, la nature des consolations dont elle lui administrait une dose journalière.
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L’écuyer eut à peine parcouru la lettre, qu’il sauta de son fauteuil, jeta sa pipe au feu, et poussa un cri de joie. Il appela ensuite ses gens, demanda ses bottes, ordonna qu’on sellât le Chevalier et plusieurs autres chevaux, et qu’on courut chercher le ministre Supple. Cela fait, il se tourna vers sa sœur, la prit brusquement par le milieu du corps, et la serrant dans ses bras : « Morbleu ! dit-il, vous n’avez pas l’air content. On vous croirait fâchée que j’aie retrouvé ma fille ?
 
– Mon frère, répondit-elle, les habiles politiques qui pénètrent le fond des choses, les voient
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souvent sous un aspect bien différent de celui qu’elles offrent à la surface. L’affaire est, j’en conviens, moins désespérée que ne le paraissait la situation de la Hollande, quand Louis XIV était aux portes d’Amsterdam ; mais elle exige, mon frère, pardonnez ma franchise, une certaine délicatesse dont je vous crois peu capable. Il faut avec une femme du rang de lady Bellaston un ton et des manières qui demandent, je le crains, plus de connaissance du monde que vous n’en avez.
 
– Ma sœur, je sais que vous faites peu de cas de mon esprit ; mais je vous montrerai dans cette occasion si je suis un sot. Vous doutez de ma capacité ! Pensez-vous que j’aie vécu si longtemps sans avoir acquis quelque connaissance des lois du pays ? Je sais que je puis prendre mon bien partout où je le trouve. Qu’on me dise où est ma fille, et si je ne viens pas à bout de m’en ressaisir, traitez-mot d’imbécile tant que je vivrai. Il y a des juges de paix à Londres comme ailleurs.
 
– Vous me faites trembler. Vous allez gâter une affaire qui pourrait réussir selon vos vœux, si vous consentiez à suivre mes avis. Vraiment, mon frère, vous imaginez-vous qu’on attaque la maison d’une femme de qualité avec des juges de paix et des brutaux d’huissiers ? Apprenez de
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quelle manière il faut vous comporter. Aussitôt que vous serez arrivé à Londres, votre premier soin doit être de vous procurer un habit décent ; car assurément, mon frère, le vôtre ne l’est pas. Vous enverrez ensuite offrir vos hommages à lady Bellaston, et lui ferez demander la permission de l’aller voir. Elle vous l’accordera sans difficulté. Quand vous serez admis en sa présence, vous lui conterez votre histoire, et vous n’oublierez pas de me nommer à propos ; car, quoique parents, vous ne vous connaissez, je crois, que de vue. Je suis sûre qu’après vous avoir entendu, elle retirera sa protection à ma nièce, qui lui en a certainement imposé. Telle est la marche que vous devez suivre. Mais des juges de paix ! des huissiers ! fi ! peut-on faire un pareil outrage à une femme de qualité, dans un pays civilisé ?
 
– Au diable la qualité ! C’est, par ma foi, un pays merveilleusement civilisé que celui où les femmes sont au-dessus de la loi. Quoi ! il faut que j’envoie faire des compliments, à une coquine qui soustrait une fille à son père, et que j’attende patiemment sa réponse ! Je ne suis point aussi ignorant que vous le pensez ; c’est moi qui vous le dis, ma sœur. Vous voudriez me persuader que les femmes sont au-dessus de la loi. Il n’en est rien. J’ai entendu dire au président des assises
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que personne n’était au-dessus de la loi ; mais la loi dont vous parlez est, je suppose, une loi d’Hanovre.
 
– M. Western, je crois, Dieu me pardonne, que votre ignorance va tous les jours en croissant. Vous êtes devenu un véritable ours.
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– M. Western, dites tout ce que vous voudrez ; je vous méprise trop pour me fâcher de rien. Au reste, cette nièce dont je tais l’odieux nom irlandais, rend justice, dans sa lettre, à mes sentiments. Oui, j’ai à cœur la considération de ma famille, ainsi que l’intérêt de votre fille, qui en fait partie, et j’ai résolu d’aller à Londres pour y traiter l’affaire en personne ; car en vérité, mon frère, vous n’êtes pas propre à figurer comme négociateur dans une cour polie. Le Groenland, le Groenland, voilà le théâtre qui convient à vos talents.
 
– Grâce au ciel je ne vous comprends pas. Vous retombez dans votre jargon hanovrien. Toutefois je ne veux pas être en reste de politesse avec vous ; et si vous me pardonnez ma vivacité, je
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vous pardonne aussi la vôtre. J’ai toujours pensé qu’entre parents, c’était une folie de se brouiller pour des bagatelles. Vous échappe-t-il dans la discussion une parole un peu piquante, on vous en répond une autre sur le même ton. C’est un prêté pour un rendu. Quant à moi, je n’ai point de rancune ; et je vous sais, ma sœur, un gré infini de la résolution que vous annoncez d’aller à Londres ; je n’y ai fait que deux voyages en ma vie, et n’y suis resté chaque fois qu’une quinzaine de jours. Vous jugez qu’en si peu de temps j’ai mal appris à connaître les rues et les gens. Jamais je ne vous ai contesté votre supériorité dans la science du monde. Ce serait de ma part une prétention aussi ridicule que si vous vous avisiez de me disputer l’art de conduire une meute, ou de surprendre un lièvre au gîte.
 
– C’est, je vous jure, ce que je me garderai bien de faire.
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Alors, pour emprunter une expression de mistress Western, il se forma une ligue entre les parties belligérantes. Le ministre arriva sur ces entrefaites, et les chevaux étant prêts, M. Western partit, après avoir promis à sa sœur de ne point s’écarter de ses instructions. Celle-ci se prépara de son côté à le suivre le lendemain.
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Chemin faisant, M. Western et le ministre tinrent conseil ensemble. Tous deux furent d’avis qu’on pouvait très-bien se dispenser des formalités prescrites par mistress Western, et l’écuyer se conduisit comme on l’a raconté.
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– Tout ce qu’il y a de plus affreux. Ah ! je ne retrouverai jamais une pareille maîtresse. Faut-il que j’aie assez vécu pour voir ce triste jour ? »
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Jones pâlit, et saisi d’un soudain tremblement, il ne put que balbutier.
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– Qu’est-il arrivé ? s’écria Jones hors de lui.
 
– Tout ce qu’il y avait de pis à craindre pour vous et pour moi. Son père est débarqué subitement à Londres, et nous l’a enlevée à tous deux. »
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à Londres, et nous l’a enlevée à tous deux. »
 
Jones se jeta à genoux, et rendit grâces au ciel de ce qu’il n’était arrivé rien de pis.
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– Oui, mistress Honora, je sais les obligations que je vous ai, et je ne négligerai rien pour vous dédommager.
 
– Eh ! monsieur, le seul moyen de dédommager
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une pauvre domestique de la perte de sa place, c’est de lui en procurer une autre aussi bonne.
 
– Ne vous désespérez pas, mistress Honora, je me flatte de vous faire rentrer dans celle que vous avez perdue.
 
– Hélas ! monsieur, comment croire qu’il y ait du remède à mon malheur, quand je vois que la chose est impossible ? M. Western est si prévenu contre moi ! Je pourrais cependant concevoir quelque espérance, si vous épousiez un jour ma maîtresse ; ce que je désire de tout mon cœur : car vous êtes un brave et bon jeune homme. Vous l’aimez, j’en suis sûre, et je vous réponds qu’elle vous aime autant que sa vie ; on ne saurait le nier. Pour peu qu’on ait de rapports avec elle, cela se voit clairement. Cette chère demoiselle ne sait rien dissimuler. Or, si, en s’aimant de la sorte, on n’est pas heureux, qui donc le sera ? Le bonheur ne dépend pas toujours du bien qu’on possède. D’ailleurs, ma maîtresse en a assez pour deux. Assurément il y aurait une grande cruauté à séparer deux amants si passionnés l’un pour l’autre. Quant à moi, je suis convaincue que vous finirez par être unis. Si c’est votre destinée, elle s’accomplira. Lorsqu’un mariage est écrit dans le ciel, tous les tribunaux du monde ne peuvent l’empêcher. Je souhaiterais, je l’avoue, que le
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ministre Supple eût le courage de représenter à l’écuyer, qu’en forçant l’inclination de sa fille, il abuse de l’autorité paternelle ; mais le pauvre ministre est dans une position dépendante. S’il blâme en arrière la conduite de son patron, il n’ose, tout honnête et religieux qu’il est, se permettre la plus simple observation devant lui. Je ne l’ai jamais vu si hardi que tout à l’heure. J’ai craint que l’écuyer ne le frappât… Allons, monsieur, ne vous abandonnez point à la tristesse. Il ne faut désespérer de rien, tant que vous serez sûr de ma maîtresse ; et je vous garantis que vous pouvez l’être. Jamais on ne la fera consentir à en épouser un autre que vous ; mais j’ai grand’peur que son père ne la maltraite dans un accès de colère ; car il est furieusement emporté. J’ai bien peur aussi qu’il ne la fasse mourir de chagrin. Elle est si sensible ! si soumise ! Oh ! que n’a-t-elle un peu de mon courage ? Si j’avais une passion dans le cœur, et que mon père voulût m’enfermer, je lui arracherais les yeux, et je m’enfuirais bien vite avec mon amant. Mais il y a ici une fortune considérable qu’il dépend du père de donner, ou de retenir, et cela change la thèse. »
 
Nous ne pouvons dire si Jones prêta une attention soutenue à cette longue harangue, ou si elle fut prononcée avec une volubilité de langue
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qui ne lui permit pas d’en interrompre le cours. Quoi qu’il en soit, il n’essaya point de prendre la parole, et Honora ne s’arrêta que lorsque Partridge vint en courant annoncer à son maître que la grande dame montait l’escalier.
 
On ne peut se peindre l’embarras de Jones. Honora ignorait sa liaison avec lady Bellaston ; et c’était presque la dernière personne à qui il eût voulu en faire confidence. Dans l’excès de son trouble, il prit, comme il arrive d’ordinaire, le plus mauvais parti. Au lieu de laisser voir Honora à lady Bellaston, ce qui aurait eu peu d’inconvénients, il aima mieux laisser voir lady Bellaston à Honora. Il se détermina donc à cacher la soubrette, et n’eut que le temps de la faire passer derrière son lit et de tirer le rideau.
 
La peine que Jones s’était donnée tout le jour pour obliger la pauvre mistress Miller et sa famille, les alarmes qu’Honora lui avait causées, la confusion où le jetait l’arrivée imprévue de lady Bellaston, lui firent perdre entièrement la mémoire. Il oublia son rôle de malade, avec lequel s’accordaient mal l’élégance de sa parure et la fraîcheur de son teint, et reçut lady Bellaston d’une manière plus conforme à ses vœux qu’à son attente, c’est-à-dire de l’air le plus riant qu’il put prendre, sans la moindre apparence réelle ou feinte d’indisposition.
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Lady Bellaston, à peine entrée dans la chambre, s’assit sur le lit. « Vous le voyez, mon cher Jones, dit-elle, rien ne peut me retenir longtemps loin de vous. Peut-être devrais-je me plaindre que vous ne m’ayez donné, dans la journée, aucun signe de vie ; car il me semble que votre indisposition aurait pu vous permettre de sortir. Je suppose même, à vous voir habillé avec tant d’élégance, que vous avez pas gardé la chambre tout le long du jour, comme une jolie femme qui relève de couche et attend des visites. Loin de moi pourtant l’intention de vous quereller. Je ne veux point, en prenant le ton grondeur d’une femme, vous autoriser à montrer la froideur d’un mari.
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– Assurément, milady, répondit Jones, vous ne pouvez me reprocher d’avoir négligé mon devoir, puisque je n’ai fait qu’attendre vos ordres. Qui de nous deux, je vous prie, est en droit de se plaindre ? qui a manqué au rendez-vous d’hier au soir, et laissé un malheureux languir, soupirer, et se consumer en vains désirs ?
 
– Ah ! mon cher Jones, ne me parlez pas de ce fatal contre-temps. Si vous en saviez la cause, vous auriez pitié de moi. Il vous est impossible de vous faire une idée de ce que les femmes de qualité ont à souffrir de l’impertinence des sots, et des bizarres lois du monde. Au demeurant, je
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suis charmée que vos soupirs et votre tendre impatience n’aient point altéré votre santé. Vous ne m’avez jamais paru mieux portant de votre vie. Sur ma parole, Jones, vous pourriez en ce moment fournir à un peintre le modèle d’Adonis. »
 
Il y a des mots piquants auxquels les gens de cœur ne croient pouvoir répondre que par un soufflet. Peut-être aussi y a-t-il, entre amants, des expressions si passionnées, qu’elles exigent pour réponse un baiser. Le compliment de lady Bellaston semblait être de cette nature. On le croira d’autant plus aisément, qu’il fut accompagné d’un regard où se peignait plus de tendresse et d’amour que la parole n’aurait pu en exprimer.
 
Jones se trouvait dans la situation la plus pénible et la plus embarrassante qu’on puisse imaginer ; car pour suivre notre comparaison, quoique la provocation vînt de la dame, il ne pouvait en demander, ni en tirer satisfaction en présence d’un tiers, l’usage des seconds, dans ces sortes de duels, n’étant point autorisé par la loi des armes. Cette difficulté ne se présenta pas à l’esprit de lady Bellaston. Comme elle ignorait qu’il y eût dans la chambre une autre femme, elle s’étonnait du silence de Jones. Celui-ci, honteux du ridicule personnage qu’il jouait, demeurait immobile, et n’osant faire la réponse convenable, il n’en faisait aucune. On ne saurait se
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figurer rien de plus comique que cette scène, et rien de moins plaisant, si elle se fût prolongée. Déjà la dame avait changé deux ou trois fois de couleur ; elle s’était levée et rassise ; Jones priait le ciel que le plancher s’ouvrît sous ses pieds, ou que la maison s’écroulât sur sa tête, lorsqu’un étrange incident le sauva d’un embarras dont ni l’éloquence de Cicéron, ni la politique de Machiavel n’auraient pu le tirer heureusement.
 
L’incident dont nous parlons n’était autre que l’arrivée du jeune Nightingale. Il se trouvait dans cet état d’ivresse qui ôte à l’homme l’usage de sa raison, sans lui ôter celui de ses jambes.
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Mistress Miller et ses filles étaient couchées, et Partridge fumait sa pipe auprès du feu de la cuisine, en sorte que Nightingale arriva sans obstacle à la porte de Jones. Il l’ouvrit violemment, et il allait entrer sans cérémonie, quand Jones s’élança de son siège et courut au-devant de lui avec tant de promptitude, qu’il lui donna à peine le temps de voir la femme qui était assise sur le lit.
 
Nightingale avait pris la chambre de Jones pour celle qu’il occupait lui-même précédemment, et il voulait y entrer à toute force, jurant énergiquement qu’on ne l’empêcherait pas de coucher dans son lit. Jones parvint toutefois à s’emparer de lui, et à le remettre entre les mains
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de Partridge qui, attiré par le bruit, était accouru au secours de son maître.
 
Cette contestation terminée, Jones retourna, bien malgré lui, dans sa chambre. Comme il y rentrait, il entendit lady Bellaston pousser un faible cri et la vit au même instant se jeter dans un fauteuil, en donnant des signes d’une agitation qui aurait pu causer une attaque de nerfs à une femme de complexion plus délicate.
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– La malheureuse ! répéta mistress Honora sortant en fureur de derrière le lit. Tredame ! je suis malheureuse en effet, mais honnête, et je vois certaines personnes plus riches que moi, qui n’en pourraient pas dire autant. »
 
Jones, au lieu de commencer par calmer la colère d’Honora, comme il l’eût fait avec plus d’expérience, se mit à maudire son étoile, à déplorer l’excès de son infortune, puis s’adressant à lady
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Bellaston, il l’assura sottement de son innocence. Pendant ce temps, la dame, qui se possédait mieux qu’aucune femme au monde, avait recouvré sa présence d’esprit. « Monsieur Jones, dit-elle avec sang-froid, vous n’avez nul besoin de justification. Mes doutes sont éclaircis. Je ne m’étais pas d’abord remis les traits de mistress Honora ; mais à présent que je la reconnais, je ne puis rien soupçonner de répréhensible entre elle et vous. Honora, j’en suis sûre, a aussi trop de bon sens pour donner une mauvaise interprétation à ma visite. Je lui ai toujours voulu du bien, et peut-être serai-je en état de lui en faire par la suite. »
 
Honora s’apaisait aussi facilement qu’elle s’emportait. Dès qu’elle vit lady Bellaston prendre un ton doux, elle adoucit le sien. « Assurément, dit-elle, je n’ai point oublié les bontés dont milady m’a comblée. Personne ne m’a jamais témoigné autant de bienveillance que milady ; et maintenant que je sais à qui je parlais, peu s’en faut que je ne m’arrache la langue, pour me punir des sottises que j’ai dites. Moi ! me permettre de donner une mauvaise interprétation à la conduite de milady ! de mal penser d’une si grande dame ! c’est ce que ne doit pas faire une domestique comme moi… Que dis-je ? une domestique. Hélas ! je ne la suis plus de personne. Il n’y a
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pas de créature plus malheureuse que moi. J’ai perdu la meilleure des maîtresses. » Ici Honora crut à propos de verser un torrent de larmes.
 
« Ne pleurez pas, mon enfant, dit la compatissante lady. On pourra trouver moyen de vous dédommager. Venez me voir demain matin. » En prononçant ces mots, elle ramassa son éventail qui était tombé par terre, et sans daigner jeter un regard sur Jones, elle sortit majestueusement de la chambre. Il y a dans l’impudence des grandes dames une sorte de dignité à laquelle leurs inférieures essaieraient en vain d’atteindre. Jones la suivit jusqu’au bas de l’escalier, en lui offrant son bras à plusieurs reprises ; elle le refusa obstinément, et monta dans sa chaise avec une froide indifférence pour tous les témoignages de respect qu’il lui prodiguait.
 
De retour dans sa chambre, Jones eut un long entretien avec Honora, pendant qu’elle réparait le désordre de son ajustement. Elle lui reprocha en termes amers l’infidélité dont il s’était rendu coupable envers sa jeune maîtresse. Il réussit enfin à l’apaiser ; il en obtint même l’assurance d’une discrétion à toute épreuve, et la promesse que dès le lendemain matin elle tâcherait de découvrir la demeure de Sophie, et viendrait lui apprendre ce que l’écuyer aurait fait de sa fille, après l’avoir enlevée de chez lady Bellaston.
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Ainsi finit cette malheureuse aventure. La seule Honora eut sujet d’en être satisfaite ; car elle se trouvait maîtresse d’un secret important. Or on peut savoir par expérience qu’un secret est souvent un trésor précieux. Il profite, non-seulement au dépositaire fidèle, mais quelquefois encore à l’indiscret qui le confie à voix basse jusqu’à ce que personne ne l’ignore, excepté la dupe assez crédule pour continuer à payer le mérite d’une discrétion imaginaire.
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Court et agréable.
 
Malgré toutes les obligations que mistress Miller avait à Jones, elle ne put s’empêcher le lendemain matin de l’inviter à descendre chez elle, et de lui faire des remontrances sur le bruit qu’elle avait entendu la nuit précédente dans sa chambre. Elle lui parla toutefois avec tant de douceur et d’amitié, elle l’assura d’un air si sincère qu’elle n’avait en vue que son propre bien,
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que Jones, loin de se fâcher, reçut avec reconnaissance les représentations de l’excellente femme. Il lui témoigna beaucoup de regret de ce qui s’était passé, s’en excusa du mieux qu’il put, et lui promit de ne plus causer à l’avenir le même trouble dans sa maison.
 
Mais si mistress Miller ne crut pas d’abord devoir épargner à Jones quelques plaintes, un sujet plus agréable occupait son esprit. Elle voulait le prier de servir de père à miss Nancy, et de la conduire à l’autel. Le jeune Nightingale, déjà paré pour la cérémonie, avait tout juste le degré de raison qu’on peut supposer à un homme qui se marie d’une manière si imprudente.
 
Peut-être voudra-t-on savoir de quelle manière il avait échappé à son oncle, et s’était présenté la veille à la porte de Jones dans l’état d’ivresse où nous l’avons vu. Voici comment. Le vieux Nightingale, quand il l’eut emmené de chez mistress Miller à son auberge, commença, en buveur déterminé, par demander du vin, tant pour satisfaire son goût, que pour ôter à son neveu la faculté d’exécuter sur-le-champ une folle résolution. Le jeune homme, sans avoir l’habitude de boire, ne haïssait point assez la bouteille pour manquer de complaisance ou de soumission, et l’oncle le poussa si vivement, qu’il le mit bientôt hors de combat.
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Au moment où il venait de remporter cette victoire et faisait préparer un lit pour le vaincu, un messager lui apporta une lettre qui lui causa tant de surprise et d’émotion, qu’à l’instant il oublia son neveu, et ne songea plus qu’à ce qui le regardait personnellement.
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Le vieux Nightingale, accablé de douleur, envoya aussitôt chercher des chevaux de poste, recommanda son neveu aux soins d’un domestique, et quitta l’auberge, sachant à peine ce qu’il faisait, ni où il allait.
 
Après le départ de l’oncle, le domestique se disposa à mettre le neveu au lit ; il l’éveilla dans ce dessein, et lui fit entendre avec assez de difficulté que son oncle était parti. À cette nouvelle, le jeune homme, au lieu d’accepter le service qu’on voulait lui rendre, demanda instamment une chaise à porteurs. Le domestique, qui n’avait point reçu d’ordres contraires, s’empressa de lui
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obéir. C’est ainsi qu’il fut reconduit chez mistress Miller, et qu’il arriva en chancelant, comme nous l’avons dit, à la porte de Jones.
 
L’obstacle de l’oncle une fois écarté, sans que Nightingale sût encore comment, et tout le monde étant prêt, mistress Miller, M. Jones, M. Nightingale, et la jeune épousée, montèrent dans un carrosse de louage qui les conduisit à l’église, où bientôt miss Nancy reçut, en langage vulgaire, le titre d’honnête femme, et où sa pauvre mère devint, dans toute l’étendue du terme, une des plus heureuses créatures du monde.
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Jones, ayant assuré par ses soins le bonheur de son hôtesse et de sa famille, songea à s’occuper de ses propres intérêts. Mais de crainte que la chaleur de son zèle pour ceux d’autrui ne soit taxée de folie, ou qu’on ne juge sa conduite plus désintéressée qu’elle ne l’était en effet, nous dirons que, loin d’être étranger à cette affaire, il lui importait beaucoup de l’amener à une heureuse fin.
 
Pour expliquer en un mot cette espèce de paradoxe, Jones pouvait dire avec vérité, comme le personnage de Térence : Je suis homme, rien de ce qui intéresse l’humanité ne m’est étranger[56]. Jamais, il ne voyait d’un œil d’indifférence le malheur
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ou le bonheur d’autrui ; et il s’y montrait d’autant plus sensible, qu’il y avait eu plus de part. Notre ami Jones ne pouvait donc se considérer comme l’instrument dont la Providence s’était servie pour élever toute une famille de l’abîme de l’infortune au comble de la prospérité, sans goûter une vive et douce jouissance, une jouissance supérieure peut-être à celles que les gens du monde se procurent au prix des plus pénibles efforts, et souvent par les voies les plus iniques.
 
Quelque court que soit ce chapitre, les lecteurs que la nature a formés sur le même modèle que notre héros, y trouveront assez de faits et de réflexions. Les autres au contraire nous reprocheront probablement, malgré sa brièveté, de ne l’avoir pas retranché comme inutile, d’une histoire qui, selon eux, doit finir pour M. Jones par la potence, ou par une catastrophe, s’il est possible, plus déplorable encore.
 
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CHAPITRE IX.
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LETTRE Ire
 
« Il faut que la tête m’ait tourné. Dans un moment, je prends une forte et juste résolution, et l’instant d’après je change de sentiment. Hier au soir, j’étais décidée à ne plus vous voir ; ce matin, je veux m’assurer si vous êtes en état, comme vous le dites, de vous justifier : et pourtant je sais que cela est impossible. Je me suis dit d’avance tout ce que vous pouviez imaginer… Tout ?… peut-être que non ; peut-être avez-vous plus d’invention que moi. Venez donc me trouver aussitôt que vous aurez reçu cette lettre. Si vous pouvez forger une excuse, je vous promets presque d’y croire. Trahie pour… je n’y veux
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plus penser. Venez chez moi sans délai. Voici la troisième lettre que j’écris ; j’ai brûlé les deux premières ; je suis tentée de brûler encore celle-ci. Puissé-je ne pas perdre l’esprit ! Venez sur-le-champ. »
 
LETTRE II.
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– De lady Bellaston ? répondit Jones d’un ton sérieux.
 
– Allons, cher Tom, ne soyez pas si mystérieux avec vos amis. Quoique le vin m’eût un peu brouillé les idées hier au soir, en apercevant cette dame je n’ai pas laissé de me rappeler que
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je l’avais vue au bal masqué. Pensez-vous que j’ignore qui était la reine des fées ?
 
– Quoi ! réellement vous avez reconnu la dame du bal masqué ?
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Quoique Jones n’eût pas lieu de penser qu’avant son commerce avec lui, lady Bellaston eût vécu en vestale, il était si étranger à Londres, il en connaissait si peu les mœurs, qu’il ne se faisait aucune espèce d’idée de ces femmes d’une réputation équivoque qui, sous une apparence de vertu, lient des intrigues galantes avec quiconque leur plaît, de ces femmes dont quelques prudes évitent la compagnie, mais qui voient, comme on dit, toute la ville, et qu’en un mot chacun juge dignes du nom que personne ne leur donne.
 
Quand il vit que Nightingale était si bien instruit, il crut que la réserve scrupuleuse qu’il avait
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gardée jusque-là devenait désormais peu nécessaire. Il laissa donc un libre cours à la langue de son ami, et le pria de lui dire franchement ce qu’il savait par lui-même ou par d’autres de lady Bellaston.
 
Nightingale, dont le caractère léger et frivole tenait beaucoup de celui des femmes, avait aussi, comme elles, une forte inclination au babil. Aussitôt que Jones lui eut lâché la bride, il entra dans de longs détails sur la dame, et se permit d’en raconter nombre de traits peu honorables, que notre profond respect pour les femmes de qualité nous empêche de répéter ici. Nous nous gardons soigneusement de fournir aux futurs commentateurs de nos ouvrages, l’occasion de faire de malignes applications, et de nous rendre, malgré nous, les instruments d’un scandale qui fut toujours loin de notre pensée.
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Jones, après avoir écouté attentivement Nightingale jusqu’au bout, poussa un profond soupir. Son ami s’en aperçut : « Ouais ! dit-il, vous n’êtes pas amoureux, j’espère ? Si j’avais soupçonné que l’histoire de votre belle fît sur vous tant d’impression, je vous aurais épargné, je vous jure, la peine de l’entendre.
 
– Ô mon cher ami, je suis tellement enlacé dans les filets de cette femme, que je ne sais de quelle façon m’en tirer… Amoureux ! non, mon
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ami ; mais je lui ai des obligations, de grandes obligations. Puisque vous en savez si long, je ne vous dissimulerai rien. C’est à elle seule, peut-être, que je dois de n’avoir pas manqué de pain jusqu’à ce jour. Comment l’abandonner après cela ? et cependant il faut que je l’abandonne, ou que, par une lâche trahison, je lui sacrifie une jeune personne infiniment plus digne qu’elle de mon affection, une jeune personne, mon cher Nightingale, pour qui je brûle d’un amour difficile à concevoir. Quel parti prendre ? Je crains d’en perdre la tête.
 
– Et cette autre nymphe, je vous prie, est-ce une honnête femme ?
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– Arrêtez, ne l’outragez pas davantage. Je hais jusqu’à l’idée de l’ingratitude.
 
– Bah ! vous n’êtes pas le premier qui lui ait
– Bah ! vous n’êtes pas le premier qui lui ait de semblables obligations. Lady Bellaston est très-libérale quand elle aime. Toutefois, souffrez que je vous le dise, elle accorde ses faveurs avec tant d’art, qu’elles doivent inspirer à ses amants plus de vanité que de reconnaissance. » Nightingale ne tarit point sur ce chapitre ; il conta mille aventures de la dame, en attesta la vérité avec serment, et parvint ainsi à détruire dans le cœur de son ami tout sentiment de gratitude et d’estime pour elle. Jones regarda les secours qu’il en avait reçus, moins comme des bienfaits que comme un salaire qui, à ses yeux, les dégradait également l’un et l’autre. Aussi mécontent de lui-même que de lady Bellaston, en se détachant d’elle il revint naturellement à Sophie. La vertu de cette charmante personne, sa candeur, la constance de son amour, les souffrances qu’elle avait éprouvées à cause de lui, devinrent l’unique objet de ses pensées, et lui rendirent encore plus odieux les liens qui l’attachaient à lady Bellaston. Malgré l’impossibilité de quitter, sans mourir de faim, le service de cette dame (car ses rapports avec elle ne lui semblaient plus mériter un autre nom), il prit le parti d’y renoncer, pour peu qu’il en trouvât un prétexte honnête.
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de semblables obligations. Lady Bellaston est très-libérale quand elle aime. Toutefois, souffrez que je vous le dise, elle accorde ses faveurs avec tant d’art, qu’elles doivent inspirer à ses amants plus de vanité que de reconnaissance. » Nightingale ne tarit point sur ce chapitre ; il conta mille aventures de la dame, en attesta la vérité avec serment, et parvint ainsi à détruire dans le cœur de son ami tout sentiment de gratitude et d’estime pour elle. Jones regarda les secours qu’il en avait reçus, moins comme des bienfaits que comme un salaire qui, à ses yeux, les dégradait également l’un et l’autre. Aussi mécontent de lui-même que de lady Bellaston, en se détachant d’elle il revint naturellement à Sophie. La vertu de cette charmante personne, sa candeur, la constance de son amour, les souffrances qu’elle avait éprouvées à cause de lui, devinrent l’unique objet de ses pensées, et lui rendirent encore plus odieux les liens qui l’attachaient à lady Bellaston. Malgré l’impossibilité de quitter, sans mourir de faim, le service de cette dame (car ses rapports avec elle ne lui semblaient plus mériter un autre nom), il prit le parti d’y renoncer, pour peu qu’il en trouvât un prétexte honnête.
 
Il communiqua ce dessein à son ami. Nightingale réfléchit un moment, et lui dit : « Mon garçon, j’y suis, j’ai imaginé un moyen infaillible.
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Propose-lui de l’épouser ; je veux être pendu, si le succès ne répond pas à mon attente.
 
– De l’épouser ?
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– Le voici. Le jeune homme dont je viens de te parler, et avec qui je suis fort lié, est si furieux contre lady Bellaston pour de mauvais tours qu’elle lui a joués depuis leur brouillerie, qu’il ne ferait pas difficulté, j’en suis sûr, de te montrer ses lettres. Tu aurais alors un motif plausible de rompre avec elle et de te retirer avant le mariage, en supposant, ce que je ne crois pas, qu’elle consentit à t’épouser.
 
Jones, vaincu par cet argument, n’opposa plus de résistance ; mais il jura qu’il n’avait pas la
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hardiesse de faire en face une pareille proposition à lady Bellaston. Nightingale, pour l’obliger, lui dicta la lettre suivante :
 
« Madame,
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« THOMAS JONES. »
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Lady Bellaston fit aussitôt à cette lettre la réponse suivante ;
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« Madame,
 
« Il m’est impossible de vous exprimer combien je suis blessé du soupçon injurieux que vous manifestez à mon égard. Lady Bellaston a-t-elle pu
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honorer de ses bontés un homme qu’elle croyait capable d’un dessein aussi bas ? ou peut-elle parler avec mépris des plus saints nœuds de l’amour ? Si dans un instant d’ivresse et d’oubli ma passion l’a emporté sur le vif intérêt que je prends à votre réputation, vous êtes-vous imaginé, madame, que je me résoudrais à continuer un commerce qui ne saurait rester longtemps secret, et dont la découverte vous perdrait dans le monde ? En supposant que vous ayez de moi cette opinion, veuillez, je vous prie, me procurer une prompte occasion de m’acquitter des obligations pécuniaires que j’ai eu le malheur de contracter envers vous. Quant à celles d’une nature plus tendre, je demeurerai toujours, etc. »
 
Il termina sa lettre par la même formule que la précédente.
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« Je vois que vous êtes un faquin. Vous m’inspirez le plus profond mépris. Si vous venez chez moi, ma porte vous sera fermée. »
 
Quoique Jones fût ravi d’être délivré d’une chaîne dont tous ceux qui l’ont portée connaissent le poids, il ne jouissait pas d’un contentement parfait. Le plan qu’il avait suivi était trop contraire à la franchise, pour satisfaire un homme qui abhorrait toute espèce de mensonge, ou de déloyauté. Jamais il n’aurait consenti à l’adopter,
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sans l’embarras cruel de sa position, qui le forçait à trahir lady Bellaston ou Sophie ; et l’on conviendra que tous les principes d’honneur et de vertu plaidaient aussi éloquemment que l’amour, en faveur de la dernière.
 
Nightingale s’applaudit du succès de son stratagème, qui lui valut, de la part de son ami, beaucoup de remercîments et d’éloges. « Cher Tom, dit-il, nous nous sommes rendu l’un à l’autre des services d’un genre bien différent. Vous me devez votre liberté, et je vous dois la perte de la mienne ; mais si vous êtes aussi content que moi, nous pouvons nous vanter d’être les deux hommes les plus heureux de l’Angleterre. »
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Vers la fin du dîner, mistress Miller reçut une lettre ; mais ce chapitre en contient déjà tant, que nous ne rendrons compte de celle-ci que dans le chapitre suivant.
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La lettre dont on vient de parler était de M. Allworthy. Il annonçait qu’il se rendait à Londres avec M. Blifil, et demandait à mistress Miller son logement accoutumé, c’est-à-dire le premier étage pour lui, et le second pour son neveu.
 
La gaîté qui avait animé jusque-là les traits de la pauvre femme, s’altéra alors un peu. Cette nouvelle lui causait un grand embarras. Mettre son gendre à la porte, au moment même où il venait de donner, en épousant sa fille, une si grande preuve de désintéressement, lui paraissait un procédé inexcusable. D’un autre côté, après les bienfaits dont M. Allworthy l’avait comblée, elle ne pouvait supporter l’idée de lui refuser, sous quelque prétexte que ce fût, un logement auquel il avait toute espèce de droit. En effet, ce gentilhomme, dans les services sans nombre qu’il aimait à rendre, s’était fait une règle diamétralement opposée à
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celle que suivent d’ordinaire les personnes les plus généreuses. Il cherchait toujours à cacher sa bienfaisance, non-seulement au public, mais encore à ceux qui en étaient l’objet. Au mot donner il substituait les mots prêter, payer ; tandis qu’il répandait ses dons à pleines mains, il prenait soin de les accompagner d’expressions qui en diminuaient la valeur. Ainsi, en constituant à mistress Miller une rente annuelle de cinquante livres sterling, il lui avait dit que c’était à condition qu’il occuperait le premier étage de sa maison quand il viendrait à Londres, où il comptait ne jamais faire un long séjour ; et pour lui laisser la liberté d’en disposer le reste de l’année, il avait pris l’engagement de la prévenir de son arrivée, un mois d’avance. Cette fois-ci cependant, il s’était vu forcé de partir si précipitamment, qu’il n’avait pu l’avertir à temps. Ce fut là, sans doute, ce qui l’empêcha d’ajouter dans sa lettre, qu’il ne demandait son logement accoutumé que dans le cas où il serait vacant ; car il y aurait certainement renoncé pour une beaucoup moins bonne raison que celle que mistress Miller avait à lui donner.
 
Mais il est des personnes qui, suivant l’excellente remarque de Prior, agissent d’après des principes d’un ordre supérieur aux règles communes de la morale,
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Et par un sentier peu battu
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C’est peu pour elles d’être acquittées au tribunal de la justice et même à celui de la conscience, le plus sévère de tous ; rien que ce qui est beau et honnête ne peut satisfaire la délicatesse de leur âme. Si quelqu’une de leurs actions s’éloigne le moins du monde des règles austères de la vertu, elles tombent dans une morne tristesse, elles éprouvent la même agitation, le même trouble qu’un assassin à l’aspect d’un fantôme ou d’un bourreau.
 
Mistress Miller était de ce nombre. Elle ne put cacher l’impression que fit sur elle la lettre de M. Allworthy ; mais à peine eut-elle instruit la compagnie du contenu de cette lettre et de l’embarras qu’elle éprouvait, que Jones, son bon ange, la délivra de son anxiété. « Madame, lui dit-il, vous pouvez disposer de mon logement, dès que vous le souhaiterez ; je suis sûr aussi que M. Nightingale, qui n’a pas encore eu le temps de trouver un appartement convenable pour sa femme, consentira à retourner dans sa demeure actuelle, et que mistress Nightingale ne fera pas difficulté de l’y suivre. »
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Nightingale ne fera pas difficulté de l’y suivre. »
 
Les deux époux consentirent aussitôt à cet arrangement.
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On ne s’étonnera pas qu’un nouveau sentiment de reconnaissance brillât en ce moment sur le visage de mistress Miller. Ce qui pourra surprendre, c’est que le nom de mistress Nightingale donné par Jones à sa fille, doux nom qui frappait pour la première fois son oreille, procura à cette tendre mère plus de satisfaction, et pénétra son cœur d’une plus vive gratitude pour notre héros, que sa prompte attention à la tirer de peine.
 
Le changement d’habitation du jeune ménage et de Jones, qui devait loger dans la même maison que son ami, fut fixé au jour suivant. La petite société, libre enfin de tout souci, passa le reste du jour dans la joie. Jones seul, quoiqu’il partageât en apparence la gaîté commune, sentait au fond du cœur de cruelles angoisses, en pensant à sa Sophie. La nouvelle de l’arrivée de Blifil à Londres augmentait beaucoup son tourment ; car il ne pouvait se tromper sur le motif de ce voyage. Pour surcroît d’affliction, mistress Honora, qui avait promis de s’enquérir de la demeure de Sophie, et de venir le lendemain au soir de bonne heure, l’informer du résultat de
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ses recherches, lui avait manqué de parole. Sa situation et celle de sa maîtresse ne lui permettaient guère d’espérer de bonnes nouvelles. Cependant il était aussi impatient de voir mistress Honora, et aussi chagrin de l’avoir vainement attendue, que s’il se fût flatté de recevoir, par son entremise, une lettre de Sophie, avec la promesse d’un rendez-vous.
 
Son impatience était-elle l’effet de cette faiblesse naturelle à l’esprit humain, qui nous porte à percer l’obscurité de notre destinée, quelque fâcheuse qu’elle puisse être, et nous fait regarder l’incertitude comme le plus insupportable de tous les maux ? ou se berçait-il encore d’un secret espoir ? C’est ce que nous ne saurions décider. Ceux qui ont aimé ne manqueront pas d’adopter la dernière supposition : car, de tous les miracles que produit l’amour, le plus surprenant est d’entretenir l’espérance au sein du désespoir. Obstacle, invraisemblance, impossibilité même, rien ne l’arrête : de sorte qu’on peut dire de tout homme éperdument amoureux, ce qu’Addison dit de César :
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Abaissent leurs fronts sous ses pas[58].
 
Il est vrai aussi que cette passion change quelquefois
Il est vrai aussi que cette passion change quelquefois une taupinière en montagne, et fait naître le désespoir au sein de l’espérance ; mais les âmes fortes ne se laissent pas longtemps abattre par le découragement : c’est au lecteur à deviner de quelle trempe était celle de Jones. Nous ne pouvons, faute de renseignements, lui rien dire de positif à cet égard. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après deux heures d’attente, se sentant hors d’état de dissimuler plus longtemps l’excès de son trouble, il se retira dans sa chambre ; et peu s’en fallait qu’il ne perdît la tête, quand il reçut de mistress Honora la lettre suivante, que nous allons transcrire mot pour mot.
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une taupinière en montagne, et fait naître le désespoir au sein de l’espérance ; mais les âmes fortes ne se laissent pas longtemps abattre par le découragement : c’est au lecteur à deviner de quelle trempe était celle de Jones. Nous ne pouvons, faute de renseignements, lui rien dire de positif à cet égard. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après deux heures d’attente, se sentant hors d’état de dissimuler plus longtemps l’excès de son trouble, il se retira dans sa chambre ; et peu s’en fallait qu’il ne perdît la tête, quand il reçut de mistress Honora la lettre suivante, que nous allons transcrire mot pour mot.
 
« Monsieur,
 
« Je me serais certainement rendue chez vous, suivant ma promesse, si ce n’était que milady m’en a empêchée. Vous savez, monsieur, que chacun doit d’abord penser à soi. Assurément, jamais je n’aurais trouvé une autre place semblable, et je serais sans excuse si j’avais refusé l’offre que milady m’a faite avec tant de bonté de me prendre pour femme de chambre, sans que je le lui eusse demandé. C’est bien la meilleure dame qu’il y ait au monde : il n’y a que des méchants qui puissent dire le contraire. Si j’ai tenu quelques propos sur elle, c’était par ignorance, et je
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m’en repens sincèrement. Je sais que monsieur est trop bon, trop honnête pour les répéter, avec le dessein de nuire à une pauvre domestique qui a toujours eu pour lui le plus grand respect. On devrait bien penser à retenir sa langue ; car on ne sait pas ce qui peut arriver. Si quelqu’un m’avait dit hier que j’aurais aujourd’hui une si bonne place, je ne l’aurais pas cru. Je n’avais jamais songé à pareille chose, et je suis incapable de chercher à supplanter qui que ce soit ; mais comme milady a eu la bonté de me prendre à son service sans que je le lui eusse demandé, certainement mistress Etoff elle-même ni personne ne peut me blâmer d’avoir profité d’une occasion qui s’est rencontrée sur mon chemin. Je prie monsieur de ne point parler des propos que j’ai tenus ; je lui souhaite tous les biens du monde, et je ne doute pas qu’il n’obtienne à la fin mademoiselle Sophie. Quant à moi, monsieur sait que je ne puis plus me mêler de cette affaire, étant aux ordres d’une autre maîtresse, et obligée de lui consacrer tout mon temps. Je prie monsieur de ne rien dire du passé, et de me croire, jusqu’à la mort,
 
« Sa très-obéissante et très-humble servante,
 
« HONORA BLACKMORE. »
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Jones se livra à diverses conjectures sur le motif qui avait engagé lady Bellaston à prendre à son service mistress Honora. Dans le vrai, cette dame n’avait eu d’autre dessein que de s’assurer de la dépositaire d’un secret qu’il lui importait d’étouffer. Elle désirait surtout en dérober la connaissance à Sophie, qui était peut-être cependant la seule personne incapable de le divulguer. Mais c’est ce que lady Bellaston ne pouvait croire. Animée d’une haine implacable contre Sophie, elle supposait une égale aversion pour elle dans le tendre cœur de notre héroïne, où nulle passion de ce genre n’avait jamais trouvé d’accès.
 
Tandis que Jones s’imaginait voir dans la nouvelle condition d’Honora un effrayant complot et le mystère d’une profonde politique, la fortune, qui jusque-là semblait s’être plu à traverser son union avec Sophie, inventa un nouveau moyen d’y mettre un obstacle éternel, en lui suscitant une tentation à laquelle il paraissait difficile qu’il eût la force de résister, dans l’état désespéré de ses affaires.
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Contenant un fait curieux, mais non sans exemple.
 
Une dame nommée mistress Hunt, intime amie de mistress Miller et de ses filles, avait eu souvent occasion de voir Jones dans leur maison. On pouvait lui donner trente ans, car elle en avouait vingt-six. Sa figure et sa taille n’auraient rien laissé à désirer, sans une disposition un peu trop marquée à l’embonpoint. Ses parents l’avaient mariée fort jeune à un vieux marchand qui, après avoir fait une fortune considérable, s’était retiré du commerce. Elle avait vécu environ douze ans avec lui sans reproche, mais non sans peine et dans une entière abnégation d’elle-même. Enfin, sa vertu fut récompensée par la mort et par la riche succession de son mari. La première année de son veuvage venait d’expirer. Elle l’avait passée en grande partie dans la retraite, ne voyant qu’un petit nombre d’amis
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intimes, et partageant son temps entre des pratiques de dévotion et la lecture des gazettes, dont elle était fort avide. Une excellente santé, un tempérament ardent joint à de sévères principes de religion, lui faisaient une nécessité de se remarier ; et comme elle avait pris son premier époux sur le choix de ses parents, elle résolut de prendre le second à son goût. Dans cette vue, elle écrivit la lettre suivante à Jones :
 
« Monsieur,
 
« Je crains que mes yeux ne vous aient dit trop clairement, dès le premier jour où je vous ai vu, que vous ne m’étiez point indifférent ; mais jamais je ne vous en aurais fait l’aveu, ni de vive voix, ni par écrit, si les dames chez qui vous logez ne m’avaient donné des preuves assez manifestes de votre vertu et de votre bonté, pour me convaincre que vous étiez à la fois le plus aimable et le meilleur des hommes. J’ai aussi la satisfaction de savoir par elles que ma figure, mon esprit et mon caractère ne vous déplaisent pas. Je possède une belle fortune, elle suffit pour faire votre bonheur et le mien, et ne peut me rendre heureuse sans vous. En disposant ainsi de moi, je sais que j’encourrai la censure du monde ; mais si je ne vous aimais pas plus que je ne crains le monde, je ne serais pas digne de
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vous. Une seule difficulté m’arrête. Je suis instruite que vous êtes engagé dans un commerce de galanterie avec une femme d’un rang distingué. Si vous croyez que la possession de ma personne mérite le sacrifice de cette intrigue, je suis à vous ; sinon, oubliez ma faiblesse, et qu’elle reste à jamais un secret entre vous et
 
« ARABELLA HUNT.
 
La lecture de cette lettre causa à Jones une violente agitation. Ses finances étaient épuisées, et la source qui les alimentait venait de tarir. De toutes les largesses de lady Bellaston, il ne lui restait que cinq guinées : encore, le matin même, avait-il été vivement pressé par un marchand auquel il devait le double de cette somme. Le digne objet de sa tendresse, Sophie, était au pouvoir de son père, et il n’avait presque aucun espoir de parvenir jamais à l’y soustraire. L’idée de vivre à ses dépens sur le bien modique qui lui appartenait en propre, répugnait également à son amour et à sa délicatesse. La fortune de mistress Hunt lui offrait des avantages inespérés. Loin de sentir pour cette dame le moindre éloignement, il l’aimait autant qu’il était capable d’aimer une autre femme que Sophie. Mais abandonner Sophie ! en épouser une autre ! il n’y pouvait penser à aucun prix… et pourquoi non, puisqu’il était
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évident qu’elle ne serait jamais à lui ? N’y aurait-il pas plus de générosité de sa part à écouter la proposition de mistress Hunt, qu’à entretenir dans le cœur de Sophie une passion dénuée de toute espérance ? Ne devait-il pas en agir ainsi, ne fût-ce que par amitié pour elle ? Cette considération prévalut quelques moments dans son esprit, et il était presque décidé à trahir son amante, par excès de vertu ; mais ces raisonnements subtils ne purent tenir longtemps contre la voix de la nature, qui lui criait qu’un tel sacrifice à l’amitié était une trahison envers l’amour. Enfin il demanda une plume, de l’encre, du papier, et fit à mistress Hunt la réponse suivante :
 
« Madame,
 
« Ce serait payer d’un bien faible retour la faveur dont vous m’honorez, que de me borner à vous sacrifier un commerce quelconque de galanterie ; et je ferais sans balancer ce sacrifice, quand je ne serais pas aussi dégagé que je le suis maintenant de toute espèce d’intrigue. Mais je ne mériterais pas le titre d’honnête homme que vous m’accordez, si je ne vous disais que j’aime une jeune personne pleine de vertu, une jeune personne à laquelle je ne puis renoncer, quoiqu’il soit probable que je ne la posséderai jamais.
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À Dieu ne plaise qu’en retour de vos bontés, je vous fasse la cruelle injure d’accepter votre main, lorsque je ne saurais vous donner mon cœur. Non, j’aimerais mieux mourir de faim que de me rendre coupable de cette bassesse. Quand même ma maîtresse serait unie à un autre, je ne vous épouserais pas, à moins que l’impression qu’elle a faite sur moi ne fût entièrement effacée. Soyez persuadée, madame, que votre secret n’est pas plus en sûreté dans votre sein que dans celui de
 
« Votre très-obligé, très-reconnaissant, et très-humble serviteur,
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Partridge fait une découverte.
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Tandis que Jones s’applaudissait intérieurement de sa généreuse conduite, Partridge entra dans sa chambre en sautant, en cabriolant selon sa coutume, toutes les fois qu’il apportait ou croyait apporter une bonne nouvelle. Son maître l’avait mis le matin en campagne pour tâcher de découvrir, soit par les gens de lady Bellaston, soit par quelque autre moyen, le lieu où l’on avait conduit Sophie. Il venait, la joie peinte sur le front, annoncer à son maître, qu’il avait trouvé l’oiseau perdu. « Monsieur, dit-il, j’ai vu Black Georges le garde-chasse. Il est du nombre des domestiques que l’écuyer a amenés avec lui à Londres. Je l’ai reconnu sur-le-champ, quoique je ne l’eusse pas vu depuis plusieurs années ; mais vous savez, monsieur, que c’est un homme très-remarquable, je veux dire remarquable par sa barbe noire et touffue. Quant à lui, il a été quelque temps à me reconnaître.
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– Fort bien, dit Jones ; mais quelle est ta bonne nouvelle ? Que sais-tu de ma Sophie ?
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– C’est bon ; mais Black Georges ?
 
– Eh bien, monsieur, comme je le disais, il a été longtemps à me remettre : et en effet, je suis
– Eh bien, monsieur, comme je le disais, il a été longtemps à me remettre : et en effet, je suis terriblement changé depuis que je ne l’ai vu : non sum qualis eram[59]. J’ai eu bien des peines dans ma vie, et rien ne change tant un homme que le chagrin. J’ai ouï-dire qu’il est capable de vous blanchir les cheveux en une nuit. À la fin pourtant Georges m’a reconnu ; car nous sommes du même âge, et nous avons été ensemble à l’école. Georges était, il m’en souvient, un grand âne ; mais qu’importe ? tous les hommes ne prospèrent pas dans le monde, à proportion de leur science. J’ai de bonnes raisons pour parler ainsi ; mais il en sera de même encore dans mille ans. Eh bien, monsieur, où en étais-je ? Bon ! m’y voici. Nous ne nous sommes pas plus tôt reconnus, qu’après nous être serré cordialement la main, nous avons été boire ensemble un pot de bière au cabaret ; et par bonheur la bière qu’on nous a servie s’est trouvée la meilleure que j’aie bue depuis que je suis dans cette ville : maintenant, monsieur, j’arrive au fait. À peine vous ai-je nommé, et lui ai-je dit que nous étions venus de compagnie à Londres, et que nous ne nous étions pas quittés depuis un seul instant, il a demandé un autre pot de bière, en jurant qu’il voulait boire à votre santé : et en effet, il a bu de si grand cœur, que j’ai été ravi de voir qu’il y eût encore dans le monde tant de reconnaissance. Ce second pot vidé, j’ai dit que je voulais aussi en payer un. Nous l’avons bu, comme les deux précédents, à votre santé, et je me suis empressé de venir vous annoncer la nouvelle.
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terriblement changé depuis que je ne l’ai vu : non sum qualis eram[59]. J’ai eu bien des peines dans ma vie, et rien ne change tant un homme que le chagrin. J’ai ouï-dire qu’il est capable de vous blanchir les cheveux en une nuit. À la fin pourtant Georges m’a reconnu ; car nous sommes du même âge, et nous avons été ensemble à l’école. Georges était, il m’en souvient, un grand âne ; mais qu’importe ? tous les hommes ne prospèrent pas dans le monde, à proportion de leur science. J’ai de bonnes raisons pour parler ainsi ; mais il en sera de même encore dans mille ans. Eh bien, monsieur, où en étais-je ? Bon ! m’y voici. Nous ne nous sommes pas plus tôt reconnus, qu’après nous être serré cordialement la main, nous avons été boire ensemble un pot de bière au cabaret ; et par bonheur la bière qu’on nous a servie s’est trouvée la meilleure que j’aie bue depuis que je suis dans cette ville : maintenant, monsieur, j’arrive au fait. À peine vous ai-je nommé, et lui ai-je dit que nous étions venus de compagnie à Londres, et que nous ne nous étions pas quittés depuis un seul instant, il a demandé un autre pot de bière, en jurant qu’il voulait boire à votre santé : et en effet, il a bu de si grand cœur, que j’ai été ravi de voir qu’il y eût encore dans le monde tant de reconnaissance. Ce second pot
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vidé, j’ai dit que je voulais aussi en payer un. Nous l’avons bu, comme les deux précédents, à votre santé, et je me suis empressé de venir vous annoncer la nouvelle.
 
– Quelle nouvelle ? tu ne m’as pas dit un mot de ma Sophie.
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À ces mots, Jones furieux accusa Partridge de l’avoir trahi.
 
« Ah ! monsieur, répondit le pauvre homme, je n’ai nommé personne. D’ailleurs, monsieur, je puis vous certifier que Georges a pour vous un sincère attachement ; il a donné plus d’une fois M. Blifil au diable. Il m’a juré qu’il se mettrait
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en quatre pour vous servir, et l’on peut compter sur sa parole. Vous trahir ! monsieur, je doute qu’après moi vous ayez sur la terre un ami plus franc et qui vous soit plus dévoué que Black Georges.
 
– À là bonne heure, repartit Jones un peu calmé. Eh bien, tu dis que Black Georges, que je crois en effet disposé à se montrer mon ami, demeure dans la même maison que Sophie ?
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– Ainsi tu ne sais pas dans quelle rue loge ma Sophie ?
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– Pardonnez-moi, monsieur, je le sais.
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Après avoir renvoyé le rusé Partridge, Jones se mit à écrire. Nous le laisserons quelque temps livré à cette douce occupation, et nous terminerons ici notre quinzième livre.
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Un auteur dramatique disait qu’il aimerait mieux faire une comédie qu’un prologue. Nous pouvons dire aussi que nous avons moins de peine à composer un livre de cette histoire, que le chapitre qui en forme la préface.
 
On a dû maudire plus d’une fois de bon cœur le premier qui s’est avisé de mettre à la tête d’une pièce de théâtre cette espèce de prélude qu’on appelle prologue. C’était ordinairement une partie de l’ouvrage ; mais depuis quelques années, ce morceau postiche a si peu de rapport avec le drame devant lequel on le place, que le prologue d’une pièce pourrait également servir à une autre.
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En effet, les prologues modernes semblent ne rouler que sur trois points : la critique du goût et des mœurs de la capitale, la satire des auteurs contemporains, et l’éloge de la pièce qu’on va représenter. Les idées en sont peu variées, et ne sauraient l’être beaucoup : aussi avons-nous souvent admiré la prodigieuse fécondité des auteurs qui ont imaginé tant d’expressions différentes, pour rendre la même pensée.
 
Nous craignons à notre tour qu’après s’être bien gratté la tête, quelque historien futur (s’il en est qui nous fasse l’honneur de marcher sur nos traces) ne maudisse notre mémoire pour avoir introduit l’usage de ces chapitres préliminaires, dont la plupart, comme les prologues modernes, conviendraient indistinctement à chaque livre de cette histoire, ou même à toute autre histoire que celle-ci.
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Mais quelque tourment que causent aux écrivains ces deux inventions, le lecteur profitera autant de l’une que le spectateur a, depuis longtemps, profité de l’autre.
 
On sait d’abord que le prologue donne aux critiques l’occasion d’essayer et d’accorder leurs sifflets ; et nous avons vu quelquefois ces instruments de musique si bien préparés avant la pièce, qu’ils jouaient tous de concert dès la première scène. Les critiques pourront tirer un
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pareil avantage de nos chapitres préliminaires ; ils y trouveront toujours de quoi aiguiser leur esprit, et le rendre plus mordant. Leur sagacité nous dispense de faire observer ici avec quelle complaisance nous fournissons des armes à leur malignité naturelle. Jamais nous ne manquons de semer ces chapitres de traits piquants et propres à aiguillonner la censure.
 
Les prologues et les chapitres préliminaires ont un agrément particulier pour le spectateur, aussi bien que pour le lecteur paresseux. Comme rien n’oblige de voir les uns ni de lire les autres, le spectateur est libre de donner un quart d’heure de plus à son dîner, et le lecteur de commencer le livre à la quatrième ou à la cinquième page : ce qui n’est pas indifférent pour les personnes habituées à ne lire un livre qu’afin de dire qu’elles l’ont lu ; motif plus commun qu’on ne le croit d’ordinaire, et qui engage bien des gens à feuilleter, non-seulement de graves traités de jurisprudence ou de politique, mais encore les chefs-d’œuvre immortels d’Homère, de Virgile, de Swift et de Cervantès.
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Les prologues et les chapitres préliminaires offrent encore une multitude d’autres avantages si faciles à saisir, que nous ne perdrons pas le temps à en faire l’énumération. Il ne faut pas oublier que leur principal mérite est d’être courts.
 
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CHAPITRE II.
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Veuillez maintenant, cher lecteur, vous transporter avec nous dans Piccadilly, où M. Western a pris un appartement, sur la recommandation de l’hôte des Colonnes d’Hercule, à Hyde-Park-Corner ; car cette auberge étant la première que l’écuyer eût trouvée sur son chemin en arrivant à Londres, il y avait mis ses chevaux, et s’y était d’abord logé lui-même.
 
Aussitôt que Sophie fut descendue du fiacre qui l’avait amenée de chez lady Bellaston, elle demanda à son père la permission de se retirer dans la chambre qu’on lui avait destinée. Il la lui accorda sans difficulté, et voulut l’y accompagner en personne : ils eurent alors ensemble un court entretien, dont le récit paraîtrait dénué d’importance et d’intérêt. L’écuyer pressa vivement sa fille de consentir à épouser Blifil, qu’il attendait, lui dit-il, à Londres sous peu de jours. Sophie ne répondit à ses instances que par le refus
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le plus formel et le plus absolu. M. Western en fut si irrité, qu’après avoir juré plusieurs fois qu’elle épouserait Blifil de gré ou de force, il la quitta en l’accablant d’injures et de malédictions, ferma la porte sur elle et en mit la clef dans sa poche.
 
Tandis que Sophie n’avait, pour charmer l’ennui de sa captivité, que cet adoucissement qu’on ne refuse pas au prisonnier d’état le plus étroitement gardé, c’est-à-dire, du feu et de la lumière, l’écuyer s’amusait à boire avec le ministre Supple et l’hôte des Colonnes d’Hercule. Ce dernier était, selon lui, un excellent compagnon, et pourrait l’instruire des nouvelles de la ville et de la situation des affaires publiques. « Il doit en savoir long, disait-il, puisqu’il loge chez lui les chevaux d’une foule de gens de qualité. »
 
M. Western passa dans cette agréable société la soirée entière et une grande partie du jour suivant. Il ne survint pendant ce temps aucun incident digne de trouver place dans notre histoire. Sophie resta seule, livrée à ses tristes réflexions. Son père avait fait serment qu’elle ne sortirait pas vivante de sa chambre, à moins qu’elle ne consentit à épouser Blifil. Il tenait sa porte soigneusement fermée. On n’entrait chez elle que pour lui porter à manger, et toujours en sa présence.
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Le surlendemain de son arrivée, comme il était à déjeuner avec le ministre Supple, on vint l’avertir qu’il y avait en bas quelqu’un qui demandait à lui parler.
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– Milord qui ? dit l’écuyer, ce nom-là m’est inconnu.
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– Milord, continua l’officier, veut bien imputer ce qui s’est passé à l’effet du vin. Il se contentera du plus simple aveu que vous en ferez. Comme il aime éperdument votre fille, vous êtes, monsieur, le dernier homme au monde sur qui il voudrait avoir à venger un affront. Il est heureux pour vous et pour lui qu’il ait donné des preuves si publiques de son courage, qu’elles lui permettent d’arranger une affaire de cette nature, sans courir le risque de compromettre son honneur. Tout ce que milord désire donc, c’est que vous consentiez à faire, devant moi, quelque excuse de votre conduite. Le moindre mot lui suffira, et il se propose de venir cette après-midi vous rendre ses devoirs, et solliciter la permission d’offrir ses hommages à votre fille, en qualité d’amant.
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– Peut-être, monsieur, ne connaissez-vous pas assez la grandeur de l’alliance qui vous est offerte. Je pense que la personne, le titre, et la fortune de milord, n’essuieraient de refus nulle part.
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– À vous parler net, monsieur, ma fille est déjà promise ; et ne le fût-elle pas, ce ne serait point à un lord que je la donnerais. Je hais tous les lords. C’est un tas de courtisans et d’Hanovriens avec qui je ne veux rien avoir à démêler.
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– Qui ? moi ! c’est un odieux mensonge, je ne lui ai fait aucune insulte. »
 
L’officier lui répondit en termes aussi secs que laconiques ; et à cette riposte verbale, il en joignit une manuelle qui n’eut pas plus tôt atteint le bon écuyer, qu’il se mit à beugler de toutes ses forces, et à cabrioler autour de la chambre,
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comme s’il eût voulu rassembler les voisins pour être témoins de son agilité[60].
 
Le ministre, qui avait laissé le pot de bière encore presque plein, ne s’était pas fort éloigné. Aux cris de l’écuyer, il accourut à la hâte. « Bon Dieu ! monsieur, dit-il, qu’avez-vous donc ?
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– Comment ! monsieur, reprit le capitaine, ne m’avez-vous pas dit que je mentais ?
 
– Non, comme j’espère être sauvé. J’ai bien pu dire qu’il était faux que j’eusse insulté milord ; mais jamais je n’ai dit que vous mentiez. J’ai trop de savoir-vivre pour cela ; et vous auriez dû rougir de tomber, comme vous l’avez fait, sur un homme sans défense. Si j’avais eu une canne à la main, tu te serais bien gardé de me frapper ; je t’aurais frotté l’échine et donné sur le museau. Descends avec moi dans la cour. Veux-tu jouer du bâton ? veux-tu boxer ? parle, voyons qui des deux cassera la tête à l’autre, ou lui portera dans le ventre le meilleur coup de poing.
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Mais tu n’es pas un homme, ni même la moitié d’un homme, j’en suis sûr.
 
– Monsieur, repartit le capitaine avec dédain, je vois que vous ne méritez pas ma colère, et j’informerai milord que vous êtes indigne de la sienne. Je suis fâché de m’être sali les mains en vous touchant. »
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Content de cette bravade, il se retira. Le ministre s’entremit pour empêcher M. Western de l’arrêter ; et il en vint aisément à bout. L’écuyer, malgré son air de résolution, n’avait dans le fond nulle envie de le retenir. Toutefois, à peine était-il sorti, que notre vaillant champion lâcha contre lui une bordée de malédictions et de menaces ; mais elle ne sortit de sa bouche que lorsque le capitaine fut au bas de l’escalier ; et comme le bruit n’en devenait de plus en plus tort qu’à mesure qu’il s’éloignait, elle n’arriva pas jusqu’à son oreille, ou du moins ne retarda point sa marche.
 
Cependant la pauvre Sophie, qui avait entendu de la chambre où elle était enfermée les cris de son père, frappa d’abord du pied avec force sur le plancher, et cria ensuite aussi haut que lui, quoique d’une voix beaucoup plus douce. Ses douloureux accents suspendirent la fureur du vieux gentilhomme, et tournèrent toute son attention vers sa fille. Il l’aimait avec une telle tendresse, qu’il perdait la tête dès qu’il la croyait
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menacée du moindre accident. Sophie, hors le seul point d’où dépendait le bonheur de sa vie, avait sur le cœur de son père un empire absolu.
 
Après avoir exhalé sa rage contre le capitaine et juré de le traduire devant les tribunaux, l’écuyer monta chez sa fille. Il la trouva pâle, tremblante, désolée. Aussitôt qu’elle le vit elle rassembla ses forces, et le saisissant par la main : « Ô mon père ! s’écria-t-elle, je suis à demi morte d’effroi. Mon Dieu ! que vous est-il arrivé ?
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– Mais, mon père, quelle était la cause de votre querelle avec lui ?
 
– Puis-je en avoir d’autre que vous, Sophie ? C’est de vous que viennent toutes mes peines. Vous finirez par faire mourir votre père. Un lord, et Dieu sait quel lord, s’est avisé de
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prendre du goût pour vous ; et parce que je refuse d’écouter ses propositions, il m’envoie un cartel par un de ses valets. Allons, Sophie, soyez bonne fille ; mettez un terme aux chagrins de votre père : allons, consentez à l’épouser. Il sera ici aujourd’hui ou demain : promettez-moi seulement de l’épouser à son arrivée. Vous me rendrez le plus heureux des hommes, et je vous rendrai la plus heureuse des femmes. Vous aurez les plus belles parures qu’il y ait à Londres, les plus riches bijoux : vous aurez à vos ordres un carrosse à six chevaux. J’ai déjà promis à Allworthy de donner la moitié de mon bien… Morbleu ! il ne tient à rien que je ne donne tout.
 
– Mon père, aurez-vous la bonté de m’entendre un instant ?
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– Peux-tu le demander, Sophie ? ignores-tu que je préfère le son de ta voix à la musique de la meilleure meute d’Angleterre ?… Si je veux t’entendre, ma chère enfant ! J’espère bien t’entendre aussi longtemps que je vivrai. Si je venais à perdre ce plaisir, je ne ferais plus aucun cas de la vie. Vous ne savez pas, Sophie, à quel point je vous aime ; non, vous ne le savez pas : autrement vous ne vous seriez jamais enfuie de chez moi, vous n’auriez jamais quitté votre pauvre père, qui n’a d’autre joie, d’autre consolation sur la terre, que sa petite Sophie. »
 
Comme il achevait ces mots, des
Comme il achevait ces mots, des larmes roulèrent dans ses yeux, et coulèrent en abondance de ceux de Sophie. « Mon père, dit-elle, je sais que vous m’avez toujours tendrement aimée, et le ciel m’est témoin que je n’ai jamais cessé de répondre du fond du cœur à votre affection. La crainte seule d’être forcée d’épouser cet homme, a pu me pousser à fuir un père si chéri, que je m’immolerais avec plaisir à son bonheur. J’ai tâché de prendre sur moi d’en faire davantage. Je m’étais presque résignée, pour vous complaire, au plus douloureux sacrifice ; mais je n’ai pas eu la force de le consommer, et je ne l’aurai jamais. »
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larmes roulèrent dans ses yeux, et coulèrent en abondance de ceux de Sophie. « Mon père, dit-elle, je sais que vous m’avez toujours tendrement aimée, et le ciel m’est témoin que je n’ai jamais cessé de répondre du fond du cœur à votre affection. La crainte seule d’être forcée d’épouser cet homme, a pu me pousser à fuir un père si chéri, que je m’immolerais avec plaisir à son bonheur. J’ai tâché de prendre sur moi d’en faire davantage. Je m’étais presque résignée, pour vous complaire, au plus douloureux sacrifice ; mais je n’ai pas eu la force de le consommer, et je ne l’aurai jamais. »
 
Ici l’écuyer commença à prendre un air farouche ; le feu de la colère étincela dans ses yeux. Sophie, effrayée de ces terribles symptômes, le supplia de l’écouter encore, et continua ainsi :
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– Je te dis, mon enfant, que cela me sauvera, me donnera la santé, le bonheur, la vie, tout au monde. Je mourrai si tu me refuses, j’en aurai le cœur brisé.
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– Pouvez-vous avoir un tel désir de me rendre malheureuse ?
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– Mon père, si cela peut vous satisfaire, je prendrai l’engagement solennel de ne jamais épouser ni lui ni aucun autre sans votre consentement. Laissez-moi vous consacrer ma vie entière. Souffrez que je sois encore votre petite Sophie ; et mon unique plaisir, mon unique soin sera, comme par le passé, de vous amuser et de vous plaire.
 
– Écoutez, Sophie, je ne suis pas homme à me laisser duper de la sorte. Si je donnais dans ce piège, c’est bien alors que votre tante Western aurait raison de me traiter de sot. Non, non, Sophie, j’ai trop de bon sens, trop d’expérience,
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pour me fier à la parole d’une femme, dans une affaire où il s’agit de son amant.
 
– Comment ai-je mérité, mon père, ce manque de confiance ? Vous ai-je jamais fait une promesse que je n’aie tenue ? Depuis que j’existe, m’a-t-on trouvée coupable d’un mensonge ?
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En prononçant ces mots, il ferma le poing, fronça les sourcils, se mordit les lèvres, et poussa de tels cris, que Sophie, glacée d’épouvante, se laissa tomber sur sa chaise ; et sans un torrent de larmes, qui vint à son secours, peut-être eût-elle expiré sous les yeux de son père.
 
Western envisagea l’état déplorable de sa fille avec aussi peu d’émotion qu’en éprouve le geôlier de Newgate à la vue des angoisses d’une femme éplorée, qui dit le dernier adieu à son mari condamné au supplice ; ou plutôt il la regarda du même air dont un honnête marchand considère son débiteur qu’on traîne en prison, pour une dette de dix livres sterling que le malheureux ne saurait lui payer, toute juste qu’elle est ; ou, pour emprunter une comparaison encore plus frappante, il sentit le même mouvement de
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dépit que montre une appareilleuse, lorsqu’une pauvre innocente qu’elle a prise dans ses filets tombe en convulsion, à la première proposition d’un honteux trafic de ses charmes. Observons pourtant une différence ; c’est que l’appareilleuse a un intérêt manifeste au succès de son infâme commerce, et qu’un père, quelque aveuglé qu’on le suppose, n’en peut avoir aucun à vouer sa fille à une prostitution presque aussi condamnable.
 
L’écuyer, non content de laisser Sophie dans cette cruelle situation, fit, en se retirant, une froide observation sur l’heureux effet des larmes, ferma la porte, et alla rejoindre le ministre Supple. Ce dernier hasarda auprès de lui quelques représentations en faveur de la jeune personne ; mais cette tentative, quoique beaucoup trop faible, causa à M. Western un nouvel accès de rage, et lui inspira contre le clergé une indécente diatribe que notre respect pour cet auguste corps nous engage à supprimer.
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La maîtresse de la maison où logeait l’écuyer n’avait pas tardé à concevoir une étrange opinion de son hôte. Cependant comme elle savait que c’était un homme fort riche, et qu’elle avait eu soin de porter le loyer de ses chambres à un prix exorbitant, elle crut à propos de le ménager. Elle voyait, il est vrai, avec une sorte de peine, l’emprisonnement de Sophie, dont sa servante et tous les gens de l’écuyer attestaient la douceur et la bonté ; mais son intérêt personnel l’emportant sur la pitié, elle ne voulut pas offenser un homme qu’elle jugeait d’un caractère très-violent.
 
Quoique Sophie mangeât peu, on la servait régulièrement aux heures des repas. Nous croyons même que si elle avait eu envie de quelque mets rare, M. Western, malgré sa colère, n’aurait épargné ni peine ni dépense pour le lui procurer ; car, dût-on ne voir dans cette assertion qu’un
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paradoxe, il idolâtrait sa fille, et sa plus vive jouissance était de satisfaire le moindre de ses désirs.
 
L’heure du dîner arrivée, Black Georges porta à Sophie une volaille. L’écuyer, qui avait juré de ne confier la clef de sa chambre à personne, l’accompagna jusqu’à la porte.
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Sophie, n’ayant pas faim, voulait qu’il remportât la volaille. Georges la pria d’y goûter, et lui recommanda surtout les œufs, dont il lui dit qu’elle était pleine.
 
Pendant ce temps, l’écuyer attendait à la porte. Georges, qu’il employait dans les affaires d’une haute importance, comme dans ce qui concernait la chasse, était en grande faveur auprès de lui, et se permettait beaucoup de libertés. Il avait offert de monter le dîner, pour avoir, disait-il, le plaisir de voir sa jeune maîtresse. Il laissa donc sans scrupule M. Western debout, plus de dix minutes, dans le corridor, tandis qu’il s’entretenait avec Sophie. Quand il sortit de la chambre, il en fut quitte pour une réprimande que l’écuyer lui fit en riant.
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il en fut quitte pour une réprimande que l’écuyer lui fit en riant.
 
Georges savait que miss Western aimait fort les œufs de poulettes, de perdrix et de faisans. Ainsi on ne doit pas s’étonner qu’étant doué d’un bon naturel, il eût pris soin de la régaler de cette espèce de friandise, dans un moment où tous les domestiques de la maison craignaient qu’elle ne se laissât mourir de faim ; car elle n’avait presque rien pris depuis quarante-huit heures.
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Bien que le chagrin ne produise pas sur tout le monde le même effet qu’il a coutume de produire sur une veuve, dont il aiguise souvent l’appétit plus que ne ferait l’air vif des dunes de Bansted, ou de la plaine de Salisbury, il finit toujours, quoi qu’on en dise, par céder à la faim. Sophie, après quelques instants de réflexion, se mit à couper la volaille, et la trouva remplie d’œufs, comme Georges le lui avait dit.
 
À cette découverte très-agréable pour elle, s’en joignit une autre bien capable d’exciter l’attention d’une compagnie de savants. Si un oiseau à trois pattes, phénomène dont on citerait peut-être mille exemples, passe pour un objet infiniment curieux, que penser d’une volaille qui, contre toutes les lois de l’économie animale, renferme une lettre dans son sein ? Ovide nous raconte la métamorphose du jeune Hyacinthe en
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une fleur qui porte des lettres sur ses feuilles, et Virgile a célébré dans ses vers cette singularité, comme une merveille digne de fixer les regards des doctes naturalistes de son temps ; mais dans aucun siècle, chez aucun peuple, on n’a ouï parler d’un oiseau qui contînt une lettre dans son estomac.
 
Toutes les académies des sciences de l’Europe auraient cherché en vain à expliquer un tel prodige. Quant au lecteur, pour peu qu’il se rappelle le dernier entretien de Jones et de Partridge, il devinera sans peine d’où venait cette lettre, et comment elle avait passé dans le corps de la volaille.
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« Mademoiselle,
 
« Si je ne savais à qui j’ai l’honneur d’écrire, je tâcherais, quelque difficile que cela me fût, de vous peindre le trouble affreux où m’a jeté la nouvelle que j’ai apprise par mistress Honora ; mais comme une âme sensible peut seule comprendre les peines que cause la sensibilité, cette aimable qualité, que ma Sophie possède à un si haut degré, l’instruira suffisamment de ce que
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j’ai dû souffrir dans cette triste circonstance. Est-il quelque chose au monde qui puisse ajouter à mon désespoir, quand je vous sais malheureuse ? Oui sans doute, et j’en fais la cruelle expérience, c’est, ma Sophie, de sentir que je suis l’auteur de votre infortune. Peut-être montré-je ici trop d’orgueil ; mais personne ne m’enviera un honneur qui me coûte si cher. Pardonnez-moi cette présomption, pardonnez-m’en une plus grande encore. Veuillez me dire si mes conseils, mon secours, ma présence, mon absence, ma mort, ou mes tourments, vous procureraient quelque soulagement. La plus parfaite admiration, les soins les plus assidus, l’intérêt le plus tendre, la plus entière soumission à vos volontés, le plus ardent amour, peuvent-ils vous dédommager du sacrifice que vous feriez à mon bonheur ? Volez, ange du ciel, volez dans ces bras toujours ouverts pour vous recevoir, toujours prêts à vous défendre. Venez sans autre trésor que vos charmes, ou avec toutes les richesses de la terre, peu m’importe. Si au contraire la sagesse est la plus forte, si, après de mûres réflexions, elle vous dit que le sacrifice est trop grand, si vous ne pouvez recouvrer les bontés paternelles et rendre la paix à votre âme agitée qu’en m’abandonnant, bannissez-moi à jamais de votre pensée ; prenez une courageuse résolution, et que la pitié pour mes
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souffrances n’exerce aucune influence sur votre tendre cœur. Croyez-moi, mademoiselle, je vous aime cent fois plus que moi-même ; mon unique but est votre bonheur. Le premier de mes vœux (et pourquoi la fortune ne l’exaucerait-elle pas ?) fut et, permettez-moi de le dire, sera toujours de vous voir la plus heureuse des femmes ; le second est d’apprendre que vous l’êtes : mais nul malheur n’égalera le mien, tant que je croirai que vous devez un instant de peine à celui qui est, mademoiselle, dans tous les sens et à tous égards, votre dévoué
 
« THOMAS JONES. »
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Nous laissons au lecteur à deviner ce que dit, ce que fit, ou pensa Sophie de cette lettre, combien de fois elle la lut, ou si elle la lut plus d’une fois. Peut-être verra-t-on par la suite sa réponse. Nous ne saurions la donner à présent, parce qu’elle n’en fit pas dans le moment ; et cela pour plusieurs bonnes raisons dont la meilleure est qu’elle n’avait ni papier, ni plumes, ni encre.
 
Le soir, tandis que Sophie réfléchissait sur la lettre qu’elle avait reçue, ou sur quelque autre sujet, un bruit violent qui partait de l’appartement au-dessous du sien, troubla ses méditations. Ce bruit provenait d’une vive dispute entre deux personnes. Sophie distingua aussitôt dans les cris
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éclatants de l’une, la voix de son père ; mais elle ne reconnut pas aussi vite, dans les accents plus aigus de l’autre, l’aigre fausset de sa tante Western. Cette dame venait d’arriver à Londres, et un de ses gens, qui était entré en passant à l’auberge des Colonnes d’Hercule, lui avait appris la demeure de son frère, où elle s’était fait conduire sur-le-champ.
 
Nous allons donc prendre, pour le moment, congé de Sophie, et nous rendre, comme la politesse l’exige, auprès de mistress Western.
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Sophie recouvre sa liberté.
 
M. Western et le ministre Supple, après le départ de l’hôte des Colonnes d’Hercule, fumaient chacun leur pipe, lorsqu’on leur annonça l’arrivée de mistress Western. Dès que l’écuyer entendit prononcer son nom, il courut au bas de l’escalier pour lui offrir la main ; car il se piquait
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d’observer scrupuleusement les règles de la politesse, surtout envers sa sœur, à laquelle il portait, sans vouloir en convenir et peut-être à son insu, plus de respect qu’à aucune personne au monde.
 
Mistress Western, en entrant dans la salle à manger, se jeta sur un fauteuil et s’écria avec humeur : « Il est impossible assurément de faire un plus rude voyage. Je crois que depuis qu’on a publié tant de règlements sur les grandes routes, elles sont devenues pires que jamais. Eh ! mon frère, comment avez-vous pu vous loger dans cette horrible maison ? je jurerais que pas une personne de condition n’y a mis le pied avant vous.
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– Comment ! ma nièce est dans cette maison ? Elle ne sait donc pas que je suis ici ?
 
– Non, personne n’a pu le lui dire, je la tiens en lieu de sûreté ; elle est enfermée sous clef. Le
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soir même de mon arrivée à Londres, j’ai été la chercher chez ma cousine lady Bellaston, et je n’ai cessé de veiller sur elle depuis. Elle ne peut non plus s’échapper qu’un renard pris dans un sac, je vous en réponds.
 
– Bon Dieu ! qu’entends-je ? Je m’étais bien doutée que vous feriez quelque sottise, si vous vous rendiez à Londres ; mais vous l’avez voulu ; je n’ai point à me reprocher d’y avoir consenti. Ne m’aviez-vous pas promis, mon frère, que vous ne prendriez point de mesures violentes ? N’est-ce pas ainsi que vous avez forcé ma nièce de s’enfuir de chez vous ? Voulez-vous la réduire à faire une nouvelle escapade ?
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– Tudieu ! s’écria l’écuyer en jetant sa pipe à terre, a-t-on jamais rien entendu de pareil ? me voir traiter de la sorte, quand je comptais ne recevoir de vous que des éloges !
 
– Comment ! mon frère, vous ai-je donné sujet de croire que je vous louerais de tenir votre fille enfermée ? Ne vous ai-je pas dit cent fois que, dans un pays libre, il n’est pas permis d’exercer sur les femmes un pouvoir arbitraire ? Nous avons les mêmes droits que les hommes à la liberté, et je voudrais de bon cœur n’être pas dans le cas de dire que nous en sommes plus dignes qu’eux. Si vous souhaitez que je reste un moment de plus dans ce misérable gîte, que je
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vous reconnaisse encore pour mon frère, et que je consente à me charger des affaires de votre famille, j’exige qu’à l’instant ma nièce soit mise en liberté. »
 
Elle prononça ces mots de l’air le plus impérieux, debout devant le feu, ayant une main derrière le dos, et dans l’autre une prise de tabac. Nous doutons que Thalestris, à la tête de ses Amazones, eût une figure plus imposante. On ne sera donc pas surpris que l’écuyer ait cédé à la crainte qu’elle lui inspirait.
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– Je réponds de tout sur ma tête ; mais je ne me chargerai de l’affaire qu’à une condition ; c’est que vous me donnerez carte blanche, et ne vous mêlerez de rien, à moins que, par hasard, je ne juge à propos de vous faire agir. Si vous ratifiez ces préliminaires, j’essaierai encore de sauver l’honneur de votre famille : sinon, mon frère, je continuerai à rester neutre.
 
– Mon bon monsieur, je vous en prie, dit le ministre Supple, suivez pour cette fois les conseils de madame votre sœur. Peut-être obtiendra-t-elle
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plus de mademoiselle Sophie par un entretien amical, que vous ne l’avez fait par des mesures de rigueur.
 
– Que me chantes-tu là ? dit l’écuyer. Si tu t’avises de jaser, je t’étrillerai comme il faut.
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– Non, mon frère, j’exige, comme une formalité indispensable, qu’elle me soit remise par vous-même, avec une pleine et entière ratification de tous les articles stipulés et convenus.
 
– Eh bien, je vais vous la remettre… La voici… Assurément, ma sœur, vous ne m’accuserez pas d’avoir jamais refusé de vous confier ma fille.
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Elle a demeuré avec vous plus d’une année entière, sans que je l’aie vue une seule fois pendant ce temps.
 
– Et c’eût été un bonheur pour elle d’être toujours restée avec moi. Rien de semblable à ce que nous voyons ne serait arrivé sous mes yeux.
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– De grâce, madame, s’écria le ministre, n’irritez pas monsieur votre frère.
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– L’irriter ! Vous êtes, ma foi, aussi sot que lui. Eh bien, mon frère, puisque vous m’avez promis de ne vous mêler de rien, je consens à me charger encore de la direction de ma nièce. Le ciel ait pitié des affaires abandonnées aux soins des hommes ! Une tête de femme en vaut mille des vôtres. »
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À peine eut-elle les talons tournés, que l’écuyer ferma la porte et vomit contre elle mille injures grossières, mille imprécations, sans s’épargner lui-même, pour avoir eu la sottise de penser à sa succession. « Mais pourtant, ajouta-t-il, il serait fâcheux, après un si long esclavage, de finir par en être frustré, faute d’un peu de patience. La pécore ne vivra pas toujours, et je sais qu’elle me lègue tout son bien par testament. »
 
M. Supple loua fort sa prudence, et l’écuyer ayant demandé une bouteille de vin, suivant sa coutume, toutes les fois qu’il éprouvait quelque sentiment de plaisir ou de peine, fit une si copieuse libation de ce julep salutaire, qu’elle éteignit entièrement sa colère. Le calme et la sérénité avaient reparu sur son front, quand mistress Western rentra avec Sophie. La jeune personne avait son chapeau et son mantelet. « Mon frère,
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dit la tante, je l’emmène à l’hôtel où je suis descendue ; car en vérité ce taudis n’est pas fait pour loger des chrétiens.
 
– Comme il vous plaira, madame ; ma fille ne saurait être en de meilleures mains que les vôtres, et M. Supple, ici présent, peut attester qu’en votre absence j’ai répété plus de cinquante fois que vous étiez une des femmes les plus sensées qu’il y eût au monde.
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– Eh bien, ma sœur, si telle est votre façon de penser, je bois de bon cœur à votre santé. Il est vrai que je m’emporte un peu quelquefois ; mais je ne sais point garder de rancune. Allons, Sophie, soyez bonne fille, et faites tout ce que votre tante vous dira.
 
– Je ne doute pas de la soumission de ma nièce ; elle a déjà devant les yeux le fatal exemple de sa cousine Henriette, qui s’est perdue pour avoir négligé de suivre mes conseils. Oh ! mon frère, je vais bien vous étonner. Quand vous partîtes pour
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Londres, à peine avait-on cessé d’entendre le bruit de votre voiture, devinez qui se présenta chez moi… Cet impudent aventurier avec son odieux nom irlandais, ce Fitz-Patrick ! Il entra dans ma chambre sans se faire annoncer : autrement je ne l’aurais pas reçu. Il me conta sur sa triste moitié une longue et inintelligible histoire qu’il me força d’entendre. Mon accueil fut des plus froids. Je lui remis la lettre de sa femme, en le chargeant d’y répondre lui-même. Je présume que la malheureuse tâchera de découvrir notre demeure ; mais ne la recevez pas, je vous prie, car je suis déterminée à ne point la voir.
 
– Moi, la recevoir ! ne craignez rien. Je ne suis pas homme à encourager des enfants rebelles. Son coquin de mari doit s’estimer heureux que je ne me sois pas trouvé à la maison. Jour de Dieu ! je l’aurais fait sauter dans l’abreuvoir. Vous voyez, Sophie, les suites de la désobéissance. Votre propre famille vous en offre un exemple.
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– Oui, oui, j’y consens, j’y consens. »
 
Mistress Western, heureusement pour Sophie, rompit ici l’entretien en envoyant chercher des chaises à porteurs : nous disons heureusement ; car si la conversation eût duré plus longtemps,
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il est très-probable qu’il se serait élevé quelque nouveau sujet de discussion entre le frère et la sœur. Ils ne différaient que par le sexe et par l’éducation. Tous deux étaient également violents et entêtés ; tous deux avaient une extrême affection pour Sophie, et un souverain mépris l’un pour l’autre.
 
 
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Monsieur,
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« Comme je ne doute pas de la sincérité des sentiments que vous m’exprimez, vous serez bien aise d’apprendre que l’arrivée de ma tante Western m’a délivrée d’une partie de mes peines. Je suis maintenant avec elle, et je jouis de toute la liberté que je puis désirer. Elle n’y a mis qu’une restriction, c’est de ne recevoir aucune visite, et de n’avoir de relations avec personne, à son insu, et sans son consentement. Je lui en ai fait la promesse solennelle, et j’ai résolu de la tenir. Ma tante, il est vrai, ne m’a pas expressément défendu d’écrire ; mais ce doit être un oubli de sa part. Il se peut même que cette défense soit comprise dans l’injonction qu’elle m’a faite de n’avoir de relations avec personne. Ne pouvant donc considérer une correspondance avec vous que comme un abus de la confiance généreuse qu’elle me témoigne, n’attendez pas que je continue à vous écrire, ni à recevoir des lettres de vous en secret. Une promesse est pour moi un lien sacré ; elle embrasse ce qu’elle sous-entend aussi bien que ce qu’elle exprime. En y réfléchissant, vous trouverez peut-être dans ma façon de penser un motif de consolation ; mais pourquoi vous parler de consolation ? Quoiqu’il y ait un point sur lequel je ne céderai jamais aux instances du meilleur
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des pères, j’ai pris la ferme résolution de respecter son autorité, et de ne me permettre aucune démarche importante sans son aveu. Vous devez par conséquent renoncer à une espérance qui semble ne pouvoir se réaliser. Votre propre intérêt vous le conseille. Vous pouvez ainsi vous réconcilier avec M. Allworthy, et j’exige que vous tentiez tous les moyens d’y réussir. Des événements dont je ne saurais perdre la mémoire, et plus encore la noblesse de vos sentiments, m’ont imposé des obligations envers vous. Le sort nous sera peut-être un jour moins contraire. Soyez persuadé que j’aurai toujours de vous l’opinion qu’il m’est doux de penser que vous méritez, et que je suis,
 
« Monsieur,
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« P. S. Je vous défends de m’écrire davantage… du moins quant à présent. Cette lettre renferme une bagatelle qui ne m’est, en ce moment, d’aucune utilité, et dont je sais que vous devez avoir besoin. Acceptez-la, et croyez n’en être redevable qu’à la fortune qui vous l’a fait trouver[61]. »
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Un enfant encore à l’alphabet aurait épelé cette lettre en moins de temps que Jones n’en mit à la lire. Elle excita en lui un mouvement de joie mêlé de chagrin, peu différent de celui qu’éprouve un honnête homme à la lecture du testament d’un ami qui lui a fait, en mourant, un legs considérable, dont sa misère augmente le prix. En somme pourtant, la joie l’emporta sur le chagrin. Le lecteur pourra s’étonner qu’il en ressentît même aucun : mais le lecteur n’est pas tout-à-fait aussi amoureux que Jones ; et l’amour, maladie qui ressemble assez à la consomption et la produit quelquefois, en diffère pourtant essentiellement en ce qu’il ne se flatte jamais et n’envisage rien sous un jour favorable.
 
Jones fut charmé de savoir que sa maîtresse avait recouvré la liberté, et qu’elle était maintenant chez une parente qui la traiterait du moins d’une manière convenable. Il trouvait aussi un grand sujet de satisfaction dans la phrase de sa lettre où elle faisait allusion à l’engagement qu’elle avait pris autrefois de lui demeurer fidèle ; car on peut douter que Jones, quelque désintéressée qu’il crût sa passion, de quelque générosité qu’il se piquât, eût pu recevoir un coup plus sensible que la nouvelle du mariage de Sophie avec un autre, quand ce mariage aurait été pour elle le plus brillant du monde et le plus propre à faire
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son bonheur. Un tel raffinement d’amour platonique n’est le partage que du beau sexe. Nous avons entendu plus d’une femme déclarer (et sûrement de bonne foi) qu’elle ne ferait nulle difficulté de céder son amant à sa rivale, si elle avait la preuve que ce sacrifice rendît heureux l’objet de sa tendresse : d’où nous concluons que ce genre d’affection est dans la nature, sans pouvoir dire néanmoins que nous en ayons vu un seul exemple.
 
Jones, après avoir passé trois heures à lire et à baiser la lettre de Sophie, se sentant ranimé par les considérations que nous venons d’exposer, voulut exécuter un projet qu’il avait conçu depuis quelques jours ; c’était de mener à la comédie mistress Miller et sa fille cadette, et de mettre Partridge de la partie. Comme il était doué de cette franche gaîté dont bien des gens n’ont que l’apparence, il se promettait beaucoup de plaisir des observations critiques que ne manquerait pas de faire le pédagogue, en qui il comptait surprendre les naïves inspirations de la nature, brute à la vérité, mais non altérée par l’art.
 
M. Jones, mistress Miller, la petite Betsy et Partridge se placèrent au premier rang de la première galerie. Partridge n’eut pas plus tôt jeté un coup d’œil sur la salle, qu’il s’écria que c’était
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le plus bel endroit où il eût jamais été. Quand l’ouverture fut achevée, il s’étonna que tant de violons pussent jouer d’accord ensemble.
 
Pendant que le garçon de théâtre allumait les derniers lustres : « Regardez, regardez, madame, dit-il à mistress Miller, n’est-ce pas le vrai portrait de l’homme qu’on voit à la fin du livre de prières, avant le service pour la conjuration des poudres ? »
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– Vous plaisantez, monsieur, reprit Partridge en souriant. Je n’ai jamais vu de fantôme ; cependant, s’il s’en présentait un devant moi, je suis sûr que je ne m’y tromperais pas. Non, non, monsieur, les fantômes ne se montrent point ainsi habillés. »
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L’erreur de Partridge fit beaucoup rire ses voisins. Elle dura jusqu’à la scène entre le fantôme et Hamlet, où l’éloquente pantomime de Garrick le convainquit de ce que son maître n’avait pu lui persuader. Le pédagogue fut alors saisi d’un tremblement si violent, que ses genoux s’entre-choquèrent.
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– Traitez-moi de poltron tant qu’il vous plaira ; mais si le petit acteur qui est là-bas sur la scène n’est pas effrayé, je n’ai jamais vu d’homme effrayé de ma vie. »
 
Au moment où le fantôme fait signe à Hamlet de le suivre : « Vous suivre ! s’écria Partridge ; ah ! vraiment oui, il faudrait avoir perdu la tête… Est-ce qu’il en fera la folie ? Miséricorde !… le petit acteur le suit ; que le ciel ait pitié du téméraire ! Quelque chose qui lui arrive, il l’aura bien mérité.
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Moi, vous suivre ! j’aimerais autant suivre le diable… Eh mais, c’est peut-être lui-même, car il prend, à ce qu’on assure, toutes les formes qu’il veut… Oh ! le voici encore !… »
 
Quand Hamlet dit au fantôme, Je n’irai pas plus loin : « Il a bien raison, reprit Partridge ; il a déjà été assez loin, plus loin que je n’irais pour tous les trésors de la terre. »
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– Monsieur, répliqua le pédagogue, si vous n’avez pas peur du diable, tant mieux pour vous. Convenez pourtant qu’il est bien naturel d’être surpris de pareilles choses, quoiqu’on sache qu’elles n’ont rien de réel. Ce n’est pas non plus le fantôme qui m’a effrayé. Je me suis bientôt aperçu que ce n’était qu’un personnage vêtu d’une manière bizarre ; mais quand j’ai vu le petit acteur si effrayé lui-même, j’avoue que sa peur m’a gagné.
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– Tu crois donc, Partridge, qu’il était véritablement effrayé ?
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Pendant le second acte, Partridge fit très-peu de remarques. Il admira beaucoup la beauté des costumes, et ne put s’empêcher de dire, en examinant la physionomie du roi : « Bon Dieu ! comme la mine est trompeuse ! Nulla fides fronti[62] est, je le vois, un proverbe bien vrai. À juger du roi par sa figure, le croirait-on coupable d’un meurtre ? » Il demanda ensuite si le fantôme reparaîtrait encore. Mais Jones, qui voulait lui ménager une surprise, se contenta de lui répondre que peut-être il le reverrait bientôt, annoncé par un éclat de tonnerre.
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Partridge attendit en tremblant son retour. Lorsqu’il reparut : « Le voilà ! monsieur, le voilà ! s’écria-t-il ; qu’en dites-vous maintenant ? le petit acteur est-il effrayé, ou non ? Riez, si vous voulez, de ma peur. Tout le monde, je pense, la partage ici plus ou moins. Je ne voudrais être pour rien au monde à la place de l’écuyer Hamlet (n’est-ce pas ainsi que vous l’appelez ?)… Juste ciel ! qu’est devenu le fantôme ? Comme il est vrai que j’existe, j’ai cru le voir s’enfoncer dans la terre.
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– Je sais bien que tout ceci n’est qu’un jeu, autrement mistress Miller ne rirait pas comme elle fait. Pour vous, monsieur, je crois que vous verriez sans frayeur le diable en personne… Allons, seigneur Hamlet, allons, votre colère est juste… mettez en pièces cette misérable femme. Fût-elle ma propre mère, je ne l’épargnerais pas. Oui, après un pareil forfait, une mère a perdu tous ses droits sur son fils… Fuis, malheureuse ! j’ai horreur de ta figure. »
 
Notre judicieux critique n’ouvrit plus guère la bouche jusqu’à la pièce qu’Hamlet fait représenter devant le roi. Il n’en comprit pas d’abord le motif. Jones le lui expliqua. Dès qu’il l’eut saisi, il se félicita de n’avoir jamais commis de meurtre ; puis s’adressant à mistress Miller : « Ne trouvez-vous pas, madame, lui dit-il, que le roi a l’air
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ému, quoique en bon comédien il cache autant qu’il peut son trouble ? Oh ! je ne consentirais pas pour prix du plus beau trône du monde, à charger ma conscience d’un crime aussi noir que le sien… Il s’enfuit ; je ne m’en étonne pas. Va, tu seras cause que je ne me fierai plus désormais à une honnête physionomie. »
 
La scène des fossoyeurs excita ensuite l’attention de Partridge. Il témoigna beaucoup de surprise du grand nombre de crânes répandus sur le théâtre.
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« En ce cas, reprit Partridge, il n’est pas étonnant que l’endroit soit si peuplé. Mais je n’ai jamais vu de plus mauvais fossoyeur. Quand j’étais clerc de ma paroisse, j’avais un sacristain qui aurait creusé trois fosses pendant le temps qu’il met à en faire une. Le butor tient sa bêche comme s’il s’en servait pour la première fois. Oui, oui, chante ; tu aimes mieux, je crois, chanter que de travailler. »
 
En voyant Hamlet ramasser le crâne d’Yorick[63] : « J’admire, dit-il, la hardiesse de certaines gens. Quant à moi, rien ne pourrait m’engager à toucher
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quelque chose qui aurait appartenu à un mort. Le fantôme paraissait pourtant lui avoir fait grand’peur. Nemo in omnibus horis sapit[64]. »
 
Pendant le reste de la pièce, il n’échappa au pédagogue aucune réflexion qui mérite d’être citée. Lorsque la toile fut baissée, Jones lui demanda quel était l’acteur qu’il préférait.
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– En vérité, M. Partridge, dit mistress Miller, vous ne partagez pas l’opinion du public ; car tout le monde convient que le rôle d’Hamlet est joué par le meilleur acteur qui ait jamais paru sur la scène.
 
– Lui le meilleur acteur ! répéta Partridge avec un rire de mépris. Je jouerais, ma foi, aussi bien que lui. Oui, si j’avais vu un fantôme, j’aurais éprouvé précisément la même émotion et agi de la même manière ; et dans cette scène avec sa mère où vous l’avez trouvé si admirable, est-il un seul homme, je vous le demande, un honnête homme s’entend, qui ne se fût pas conduit comme il l’a fait envers une pareille mère ? Vous voulez, je le sais, vous moquer de moi. C’est, il est vrai, la première fois que je vais au spectacle à Londres ; mais j’ai vu jouer la comédie en province. Je parie pour le roi tout ce que j’ai vaillant.
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Il prononce chaque mot distinctement, et une fois plus haut que l’autre. Il est aisé de voir que c’est là un acteur. »
 
Pendant ce colloque entre mistress Miller et Partridge, une femme s’approcha de Jones, qui la reconnut sur-le-champ. C’était mistress Fitz-Patrick. Elle l’avait vu, lui dit-elle, de l’autre côté de la galerie, et saisissait cette occasion de l’informer qu’elle avait à l’entretenir d’une affaire très-importante. Elle lui donna son adresse et un rendez-vous pour le lendemain matin, puis par réflexion elle le remit à l’après-midi. Jones promit de se rendre exactement chez elle.
 
Ainsi se termina l’aventure de la comédie, où Partridge divertit beaucoup, non-seulement M. Jones et mistress Miller, mais encore tous ses voisins, qui firent plus d’attention à ce qu’il disait qu’à ce qui se passait sur la scène. Il n’osa pas se coucher cette nuit-là, de peur du fantôme. Pendant les nuits suivantes, il ne s’endormit qu’au bout de deux ou trois heures, tout baigné d’une sueur froide, et se réveilla nombre de fois frappé de terreur, en s’écriant : « Dieu ait pitié de moi ! le voilà ! »
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Nous donc qui regardons tous les personnages de cette histoire comme nos enfants, nous avouerons notre faible pour Sophie ; et nous espérons que l’excellence de son caractère nous servira d’excuse auprès du lecteur. Le tendre attachement que nous lui avons voué ne nous permet jamais de la quitter longtemps sans un vif regret : aussi irions-nous en toute hâte nous enquérir de ce qui lui est arrivé depuis que son père l’a remise entre les mains de sa tante, si nous n’étions obligé de faire d’abord une petite visite à M. Blifil.
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L’écuyer Western, dans le premier trouble où le jetèrent les nouvelles inopinées que mistress Fitz-Patrick lui donna de sa fille, et dans son empressement à courir après elle, oublia complètement d’instruire M. Blifil de la découverte qu’il venait de faire. Mais il n’alla pas loin sans s’apercevoir de son inadvertance ; et s’arrêtant à la première auberge qui s’offrit à lui sur la route, il dépêcha un exprès à Blifil pour le prévenir qu’il avait retrouvé Sophie, et qu’il était fermement décidé à la lui faire épouser sur-le-champ, s’il voulait venir le rejoindre à Londres.
 
Comme l’amour dont Blifil brûlait pour Sophie ne pouvait être refroidi que par la perte de sa fortune, ou par quelque accident semblable, sa fuite, quoiqu’il eût à se reprocher d’en être la cause, n’avait point affaibli en lui le désir d’obtenir sa main. Il accepta en conséquence de grand cœur l’offre de l’écuyer. En épousant Sophie, il se proposait de contenter, outre son penchant à l’avarice, une autre passion très-forte, celle de la haine ; car il pensait que le mariage fournit le moyen de satisfaire la haine aussi bien que l’amour : et de nombreuses expériences semblent confirmer la justesse de son opinion. Si l’on considère en effet la conduite que tiennent d’ordinaire entre eux les gens mariés, peut-être sera-t-on disposé à croire qu’en général on ne cherche
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dans une union où tout se met en commun, hors le cœur, qu’à goûter le plaisir de la haine.
 
Blifil rencontra cependant un obstacle à ses desseins ; et cet obstacle vint de M. Allworthy. Ce digne homme, à qui on n’avait pu cacher la fuite de Sophie, ni en déguiser le motif, instruit par cet événement de l’extrême aversion qu’elle avait pour son neveu, commença à craindre sérieusement qu’on ne l’eût trompé, en l’engageant à pousser les choses si loin. Il ne partageait point les principes de ces parents qui ne croient pas plus nécessaire de consulter, en fait de mariage, l’inclination de leurs enfants, que de demander l’agrément de leurs domestiques, quand ils veulent entreprendre un voyage, et qui ne s’abstiennent souvent d’user de violence que par la crainte des lois, ou du moins par respect humain. Convaincu qu’il n’y a rien de plus sacré que l’institution du mariage, il pensait qu’on ne devait négliger aucune précaution pour conserver sainte et pure l’union conjugale, et concluait très-sagement que le meilleur moyen d’atteindre ce but, était de prendre d’abord pour base une affection réciproque.
 
Blifil dissipa bientôt le chagrin qu’éprouvait son oncle d’avoir été trompé, en lui jurant qu’il avait été trompé lui-même ; et ses protestations s’accordaient parfaitement avec les assurances
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réitérées de M. Western. Il ne lui restait plus qu’à déterminer M. Allworthy à renouveler sa demande : difficulté capable d’effrayer un génie moins hardi que le sien ; mais ce jeune homme avait la conscience de ses talents, et toutes les entreprises dont le succès dépendait de la ruse lui paraissaient faciles à exécuter.
 
Il peignit à son oncle l’ardeur de sa flamme et l’espoir de vaincre, par sa persévérance, l’aversion de miss Western. Il demanda que, dans une affaire d’où dépendait le bonheur de sa vie, il lui fût du moins permis d’essayer tous les moyens honnêtes de succès. « À Dieu ne plaise, dit-il, que j’en emploie jamais d’autres ! D’ailleurs, mon cher oncle, si mes tentatives sont infructueuses, vous serez toujours à temps de me refuser votre consentement. » Il insista sur le vif désir que montrait M. Western de conclure le mariage ; il énuméra longuement les torts de Jones, lui imputa tout ce qui était arrivé, et finit par dire que ce serait faire un acte de charité, que de préserver de ses pièges une jeune personne du plus rare mérite.
 
Thwackum seconda de son mieux ces arguments. Il appuya avec plus de force encore que n’avait fait Blifil sur le respect dû à l’autorité paternelle. Il attribua les mesures que son élève voulait prendre à des principes de religion. «
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Oui, dit-il, quoique ce bon jeune homme n’ait mis la charité qu’en dernière ligne, je suis convaincu qu’elle occupe la première et la principale place dans sa pensée. »
 
Square, s’il eût été présent, n’aurait pas manqué de tenir le même langage, en partant toutefois d’un autre principe. Il aurait découvert dans les vues de Blifil une grande convenance morale ; mais il était allé rétablir sa santé aux eaux de Bath.
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Ainsi, grâce à l’affection de M. Allworthy pour Blifil, l’esprit très-inférieur du neveu l’emporta sur la haute raison de l’oncle ; et c’est ainsi que la sensibilité d’un bon cœur met souvent en défaut la prudence de la meilleure tête.
 
Blifil étant parvenu, contre toute apparence, à obtenir l’agrément de son oncle, s’occupa sans relâche de l’exécution de son projet. Aucune affaire pressante ne retenant M. Allworthy à la campagne, ses préparatifs de voyage furent bientôt
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faits ; il partit pour Londres le jour suivant avec son neveu, et y arriva le soir même où Jones, comme on l’a vu, s’amusait à la comédie des ingénuités de Partridge.
 
Le lendemain matin, Blifil alla voir M. Western, qui lui fit l’accueil le plus gracieux, et l’assura d’une manière positive (trop positive peut-être) que Sophie mettrait dans peu le comble à ses vœux. Il ne voulut même pas le laisser partir qu’il ne l’eût conduit presque de force chez sa sœur.
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M. Western, accompagné de M. Blifil, fait une visite à sa sœur.
 
Mistress Western faisait à sa nièce un sermon sur la prudence et sur l’adresse nécessaires dans le mariage, lorsque son frère et M. Blifil entrèrent chez elle avec un peu moins de cérémonie que n’en prescrit l’usage du monde. À la vue de
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Blifil, Sophie pâlit d’effroi et pensa s’évanouir. Sa tante, au contraire, rougit de colère, et conservant toute sa présence d’esprit, apostropha l’écuyer en ces termes :
 
« Mon frère, je suis étonnée de votre conduite. N’apprendrez-vous jamais à observer les règles de la bienséance ? Regarderez-vous toujours la maison où vous entrez comme la vôtre, ou comme celle d’un de vos fermiers ? Vous imaginez-vous avoir le droit de pénétrer dans l’appartement des femmes de condition, sans respecter la décence, sans vous faire annoncer ?
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« En vérité, ma sœur, vous êtes folle, dit l’écuyer. J’amène ici M. Blifil pour faire sa cour à ma fille, et vous la renvoyez !
 
– Avec votre permission, mon frère, dans l’état où vous savez que sont les choses, c’est vous-même qui êtes plus que fou de… j’en demande pardon à M. Blifil ; mais il n’ignore pas à
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qui il doit imputer cette désagréable réception. Quant à moi, assurément je serai toujours charmée de le voir, et je suis persuadée qu’il aurait eu trop de jugement pour se comporter avec tant d’indiscrétion, s’il n’y avait été forcé par vous. »
 
Blifil s’inclina, bégaya, et parut interdit. Western ne lui donna pas le temps de commencer une réponse. « Oui, oui, dit-il, j’ai tort, si vous voulez, j’aurai toujours tort ; mais, allons, faites revenir ma fille, ou souffrez que M. Blifil aille la trouver. Il est venu pour la voir, et nous n’avons pas de temps à perdre.
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– Je suis très-fâché, madame, dit Blifil, que l’extrême bonté dont m’honore M. Western, et que je ne pourrai jamais assez reconnaître, ait occasionné…
 
– Eh ! monsieur, répondit mistress Western en l’interrompant, ne prenez pas la peine de vous
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justifier. Nous savons tous si bien ce qu’il faut penser de mon frère !
 
– Qu’on pense de moi ce qu’on voudra, dit l’écuyer, peu m’importe ; mais quand faut-il qu’il revienne la voir ? car songez, je vous le répète, qu’il a fait le voyage de Londres exprès pour cela, ainsi qu’Allworthy.
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– De par tous les diables, elle refusera. Tudieu ! ne savons-nous pas… Je ne dis rien ; mais il y a des gens qui se croient plus sages que tout le monde… Si j’avais pu agir à ma guise, elle ne se serait pas enfuie comme elle a déjà fait ; et aujourd’hui je crains à chaque instant d’apprendre qu’elle s’est échappée de nouveau. Quelque imbécile que je paraisse aux yeux de certaines personnes, je sais très-bien qu’elle hait…
 
– Assez, mon frère, assez, je ne veux point entendre dire du mal de ma nièce. C’est porter atteinte à la considération de ma famille. Ma nièce en est, elle en sera toujours l’honneur, je vous le promets ; et je répondrais de la sagesse de sa conduite
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sur toute la réputation dont je jouis dans le monde… Vous me ferez plaisir, mon frère, de passer chez moi cette après-midi. J’ai à vous entretenir d’une affaire importante. Quant à présent, M. Blifil voudra bien m’excuser, ainsi que vous. Je suis pressée de faire ma toilette.
 
– Fort bien, mais fixez une heure.
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Il prit alors cérémonieusement congé de mistress Western, qui ne fut pas moins cérémonieuse que lui. L’écuyer se retira aussi, jurant entre ses dents que Blifil verrait sa fille dans l’après-midi.
 
Si M. Western fut peu satisfait de cette entrevue, Blifil le fut encore moins. Le premier n’attribua la mauvaise humeur et le mécontentement de sa sœur qu’à l’incivilité de sa visite ; mais Blifil pénétra un peu mieux le mystère. Deux ou trois mots échappés à mistress Western lui inspiraient des soupçons alarmants ; et il ne se trompait pas, comme on le verra dans le chapitre suivant.
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pas, comme on le verra dans le chapitre suivant.
 
 
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Complot de lady Bellaston et de lord Fellamar contre Jones.
 
L’amour s’était trop bien emparé du cœur de lord Fellamar, pour céder sans combat à la brutale violence de M. Western. Le lord, dans la première chaleur de son ressentiment, avait chargé le capitaine Egglane de porter un cartel à l’écuyer. Le capitaine excéda de beaucoup ses pouvoirs ; et il n’aurait pas eu lieu d’en faire usage, si le lord avait pu le rejoindre le lendemain de la querelle, après son entrevue avec lady Bellaston ; mais le fidèle Egglane mit tant de zèle à s’acquitter de sa commission, que n’étant parvenu, malgré l’activité de ses recherches, à découvrir la demeure de l’écuyer que le soir fort tard, il passa toute la nuit dans une taverne voisine, pour
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être sûr de ne pas le manquer dans la matinée ; et de cette façon il ne reçut point le contre-ordre que le lord avait envoyé chez lui.
 
Le lendemain du jour destiné à l’enlèvement de Sophie, lord Fellamar, ainsi qu’on l’a dit, fit une visite à lady Bellaston. Elle lui conta tant de traits de la bizarrerie de M. Western, qu’il vit clairement combien il avait eu tort de s’offenser de ses propos, n’ayant surtout que des vues honorables sur sa fille. Il peignit à lady Bellaston la violence de sa passion. Cette dame entra aussitôt dans ses intérêts, et ranima son courage par l’assurance positive que sa demande serait favorablement accueillie des principaux membres de la famille et du père lui-même, quand, revenu à la raison, il en connaîtrait les avantages. « Je ne vois, dit-elle, qu’un obstacle à l’accomplissement de vos vœux ; c’est le jeune aventurier dont je vous ai déjà parlé. Quoique ce soit un misérable, un vagabond, il a trouvé le secret, je ne sais comment, de se procurer des habits passables, et de jouer le rôle d’un homme comme il faut. Pour l’amour de ma cousine, j’ai tâché de découvrir sa demeure, et j’en suis venue à bout. Milord, ajouta-t-elle après lui avoir donné son adresse, un tel rival n’est pas digne de vos coups. Ne vous serait-il pas possible d’imaginer quelque moyen de le faire presser et conduire à bord d’un
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vaisseau ? Ni la loi, ni la conscience ne s’opposent à ce projet ; car le vaurien, quoique bien mis, n’en est pas moins, je vous le jure, un mauvais sujet aussi bon pour la presse[65], qu’aucun de ceux qu’on ramasse dans les rues. Sous le rapport de la conscience, c’est un acte presque méritoire de préserver une jeune personne de sa ruine. Je dis plus, vous rendrez service au jeune drôle ; car, à moins que par malheur il ne réussisse auprès de ma cousine, vous le sauverez probablement de la potence, et peut-être lui fournirez-vous l’occasion de faire sa fortune d’une manière honnête. »
 
Lord Fellamar remercia sincèrement lady Bellaston de la part qu’elle daignait prendre à une affaire au succès de laquelle il attachait le bonheur de sa vie. Il lui dit qu’il ne voyait dans le moment aucune objection contre le projet de la presse, et qu’il allait s’occuper de le mettre à exécution. Il la conjura ensuite de vouloir bien communiquer sans délai ses propositions à la famille, qu’il laissait, ajouta-t-il, maîtresse de régler à son gré tous les arrangements de fortune. Enfin, après mille brûlantes protestations d’amour pour miss Western, il prit congé de lady Bellaston. Elle ne le laissa point partir sans lui recommander instamment d’épier les démarches de Jones, et de
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le mettre au plus vite dans l’impuissance de rien entreprendre contre Sophie.
 
Mistress Western en arrivant à Londres, envoya faire ses compliments à lady Bellaston. Celle-ci n’eut pas plus tôt reçu son message qu’elle vola chez sa cousine, ravie de l’occasion favorable et inespérée que le sort lui offrait ; car elle aimait beaucoup mieux avoir affaire à une femme sensée qui connaissait le monde, qu’à un campagnard qu’elle qualifiait de Hottentot, quoique dans le fait elle ne craignît point d’essuyer un refus de sa part.
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Après un court échange de politesses entre les deux dames, lady Bellaston fit sa proposition, qui fut presque aussitôt acceptée qu’entendue. Au nom du lord Fellamar, la joie colora les joues de mistress Western, et quand elle apprit l’ardente passion de ce seigneur pour sa nièce, la nature sérieuse de sa démarche, la générosité de ses offres, elle exprima en termes formels une complète satisfaction.
 
De propos en propos, les deux cousines vinrent à parler de Jones. Elles déplorèrent avec amertume le fatal amour dont elles convinrent l’une et l’autre que Sophie était éprise pour ce jeune homme. Mistress Western l’attribua à la folle conduite de son frère. « J’ai cependant, dit-elle, beaucoup de confiance dans la raison de ma nièce.
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Elle ne renoncerait pas à son inclination en faveur de Blifil ; mais je ne doute point qu’elle n’en fasse sans peine le sacrifice à un lord charmant qui lui apporte un titre et des biens considérables. Il faut d’ailleurs lui rendre justice. Entre nous, ce Blifil est un malotru, une espèce d’ours mal léché, comme sont, vous le savez, ma chère, tous les gentilshommes campagnards. Il n’a pour recommandation que son argent.
 
– En ce cas, dit lady Bellaston, je suis moins surprise du goût de ma cousine ; car Jones, vous pouvez m’en croire, est d’une figure très-agréable. Il possède en outre une qualité qui, au dire des hommes, leur sert beaucoup auprès de nous. Qu’allez-vous penser, mistress Western ?… Je vais sûrement vous faire rire, et je puis à peine vous conter la chose, tant j’en ris moi-même… Croiriez-vous que le jeune fat a eu l’audace de me parler d’amour ? Si vous en doutez, en voici la preuve écrite de sa main. » Elle lui remit la lettre contenant la proposition de mariage. Pour peu que le lecteur l’ait oubliée, il la trouvera dans le quinzième livre de cette histoire.
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« En vérité, vous me confondez, dit mistress Western. Voilà un merveilleux trait d’impudence. Avec votre permission, je pourrais tirer parti de cette lettre.
 
– Vous êtes libre d’en faire l’usage qu’il vous
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conviendra. Cependant je voudrais qu’on ne la montrât qu’à miss Western, et encore si les circonstances l’exigent.
 
– Fort bien ; et dites-moi, comment traitâtes-vous le téméraire ?
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Lady Bellaston jugea que cette lettre produirait sur Sophie un effet défavorable à son amant, et elle se sentit encouragée à s’en dessaisir, tant par l’espoir du prochain éloignement de Jones, que par la certitude qu’elle avait acquise de l’entier dévouement d’Honora à ses intérêts.
 
On pourra s’étonner qu’ennemie jurée de Sophie, elle pressât avec tant d’ardeur un mariage si avantageux pour sa cousine ; mais, qu’on prenne la peine de consulter le livre de la nature humaine : on y trouvera écrit, vers la dernière page, et en caractères presque illisibles, que les femmes, malgré le despotisme de la plupart des mères et des tantes, lorsqu’il s’agit de mariage, regardent comme un tel malheur d’être contrariées dans leurs penchants amoureux, qu’elles n’imaginent pas un plus puissant motif de ressentiment. On y verra encore, à peu près au même endroit, qu’une femme qui a joui du plaisir d’avoir un
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homme en sa possession, aimerait mieux se donner au diable que de le laisser passer dans les bras d’une autre.
 
Si l’on n’est pas content de ces raisons, nous ne saurions expliquer autrement la conduite de lady Bellaston, à moins de la supposer gagnée par le lord Fellamar : ce que nous n’avons aucun sujet de penser.
 
Telle était l’affaire dont mistress Western se disposait à entretenir sa nièce. Elle y prépara son esprit par des réflexions sur la folie de l’amour, et sur la sagesse de ces contrats en-bonne forme où une fille se donne pour de l’argent, quand son frère et Blifil l’interrompirent brusquement, comme on l’a vu plus haut. De là le froid accueil qu’elle fit au dernier. L’écuyer, suivant son usage, l’interpréta tout de travers ; mais Blifil, beaucoup plus clairvoyant, en soupçonna la véritable cause.
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On sera peut-être bien aise d’aller retrouver avec nous M. Jones. À l’heure dite il se rendit chez mistress Fitz-Patrick. Avant de rapporter l’entretien qu’ils eurent ensemble, il est à propos, selon notre méthode, de revenir un peu sur nos pas, et d’expliquer l’apparente inconséquence de cette dame, qui, après avoir changé de logement dans l’unique dessein d’éviter Jones, avait, comme on l’a dit, recherché adroitement une entrevue avec lui.
 
Le simple récit de ce qui s’était passé la veille suffira pour éclaircir ce mystère. Mistress Fitz-Patrick, instruite par lady Bellaston que son oncle Western était à Londres, alla lui rendre ses devoirs dans son logement à Piccadilly. Il la reçut de la manière la plus brutale, et poussa l’indignité jusqu’à la menacer de la mettre à la porte à coups de pied. Un vieux serviteur de mistress
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Western, qui la connaissait de longue main, la mena ensuite chez sa tante. Celle-ci lui fit un accueil plus poli, mais non pas plus tendre ; ou, pour mieux dire, la rudoya d’une autre façon. En un mot, mistress Fitz-Patrick sortit de chez l’un et l’autre, bien convaincue que son projet de réconciliation avec sa famille avait entièrement échoué, et qu’elle devait renoncer pour jamais à l’espoir d’atteindre le but qu’elle s’était proposé. Dès lors le désir de la vengeance remplit seul son cœur ; et dans cette disposition, la rencontre qu’elle fit de Jones à la comédie lui parut une excellente occasion de satisfaire son ressentiment.
 
On se souvient d’avoir vu dans le récit de ses aventures, que mistress Western s’était prise autrefois à Bath d’une belle passion pour M. Fitz-Patrick, et que le dépit d’avoir été sa dupe était aux yeux de mistress Fitz-Patrick la source de l’implacable haine que sa tante nourrissait contre elle. Il lui sembla donc très-vraisemblable que la bonne dame recevrait aussi volontiers les hommages de Jones, qu’elle avait reçu autrefois ceux de l’Irlandais. L’avantage de la figure était évidemment du côté de Jones ; et elle pensait (sans qu’on puisse dire à quel point elle avait raison) que le progrès de l’âge chez sa tante était moins contraire que favorable à son dessein.
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Aussitôt que Jones fut arrivé chez mistress Fitz-Patrick, elle lui témoigna le désir de lui être utile, persuadée, dit-elle, que ce serait aussi rendre service à sa cousine. Elle s’excusa ensuite de son manquement de parole, et lui apprit en quelles mains était Sophie, croyant qu’il l’ignorait. Enfin, selon le plan qu’elle avait conçu, elle lui conseilla d’offrir de feints hommages à la vieille tante, pour se procurer un accès facile auprès de la jeune nièce, et l’instruisit en même temps du succès que M. Fitz-Patrick avait dû jadis à un pareil stratagème.
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Jones la remercia de ses intentions obligeantes ; mais il ne dissimula pas son peu de confiance dans la réussite du plan qu’elle lui proposait. « Mistress Western, dit-il, connaît ma passion pour sa nièce, et elle ignorait celle de M. Fitz-Patrick pour vous. J’ai d’ailleurs tout lieu de penser que miss Western se refuserait à une semblable supercherie, par une invincible horreur de toute espèce de fausseté, et par le profond respect qu’elle porte à sa tante. »
 
Mistress Fitz-Patrick fut un peu blessée de cette réponse. C’était en effet, de la part de Jones, une inadvertance, ou un manque de politesse dont il ne se serait pas rendu coupable, si le plaisir qu’il prenait à louer sa maîtresse ne lui avait ôté la faculté de réfléchir ; car dans sa bouche
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l’éloge d’une des cousines ressemblait trop à la critique de l’autre.
 
« Je ne crois pas, monsieur, repartit avec quelque chaleur mistress Fitz-Patrick, qu’il y ait rien de plus aisé que de tromper par des protestations d’amour une vieille femme de complexion amoureuse ; et (j’en demande pardon à ma tante) il n’y en eut jamais une plus inflammable qu’elle. Ne pouvez-vous pas feindre que le désespoir d’obtenir la main de sa nièce, puisqu’elle est promise à Blifil, vous a fait tourner vos vues vers elle ? Quant à ma cousine Sophie, je ne saurais m’imaginer qu’elle soit assez folle pour éprouver à ce sujet le moindre scrupule, ou pour trouver mauvais qu’on punisse une de ces mégères que la loi devrait châtier des maux sans nombre qu’elles attirent sur leurs familles, par leurs passions tragi-comiques. Moi qui vous parle, je ne fus pas si timorée ; et cependant j’ose dire, sans craindre d’offenser Sophie, que sa cousine déteste autant qu’elle-même le mensonge. Pour ce qui est de ma tante, je ne pense pas lui devoir du respect, et elle n’en mérite point. Au reste, monsieur, je vous ai donné mon avis. Si vous refusez de le suivre, j’en aurai moins bonne opinion de votre jugement… voilà tout. »
 
Jones s’aperçut de la faute qu’il avait commise et tâcha de la réparer ; mais il ne fit que balbutier
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et se perdit dans un dédale d’absurdités et de contradictions. À dire vrai, il vaut souvent mieux se résigner à subir les conséquences d’une première bévue, que de chercher à y remédier ; car d’ordinaire plus on fait d’efforts pour se tirer du bourbier, plus on s’y enfonce ; et il se trouve peu de gens qui montrent en pareille occasion la même indulgence que mistress Fitz-Patrick. « Monsieur, dit-elle à Jones en souriant, cessez de vous excuser ; je pardonne volontiers à un amant sincère tous les torts qui naissent de sa passion pour sa maîtresse. »
 
Elle lui renouvela ensuite sa proposition, et n’oublia, pour la faire valoir, aucun des arguments que son imagination put lui fournir. Transportée de fureur contre sa tante, elle ne connaissait pas de plus douce jouissance que de la couvrir de ridicule ; et en véritable femme, elle ne voyait point d’obstacle à l’exécution de son plan favori.
 
Jones persista néanmoins dans le refus de tenter une entreprise dont le succès lui semblait impossible. Il comprit aisément les motif qui rendaient mistress Fitz-Patrick si pressante. Il lui dit qu’il ne niait point son tendre et vif attachement pour Sophie, mais qu’il sentait que l’inégalité de leurs positions respectives ne lui permettait pas d’espérer qu’une personne si accomplie
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daignât abaisser ses regards sur un jeune homme trop peu digne d’elle. Il protesta même qu’à peine désirait-il qu’elle eût tant de condescendance. Il finit par une profession de sentiments généreux que nous n’avons pas, pour le moment, le loisir d’insérer ici.
 
Il y a quelques jolies femmes (car nous n’osons nous exprimer d’une manière trop générale) en qui l’égoïsme domine à tel point, qu’elles rapportent tout à elles-mêmes. Comme la vanité seule les anime, elles sont toujours prêtes à s’emparer des louanges qui frappent leurs oreilles et à se les approprier, quoiqu’elles n’en soient pas l’objet. Fait-on en la présence de ces dames l’éloge d’une autre femme, elles ne manquent pas de se l’appliquer, souvent même de l’amplifier à leur profit. Si, par exemple, on vante sa beauté, son esprit, ses grâces, son enjouement, combien, à leur avis, ne doit-on pas les priser davantage, elles qui possèdent ces qualités dans un degré bien supérieur !
 
Il n’est pas rare qu’un homme se recommande auprès d’elles, en louant une autre femme. Exprime-t-il l’ardeur et le dévouement que lui inspire sa maîtresse : Ah ! disent-elles, quel amant ce serait pour nous qu’un homme capable d’aimer avec tant de passion une personne d’un mérite inférieur au nôtre ! Quelque étranges que puissent paraître ces mouvements du cœur féminin, nous
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en avons vu de nombreux exemples, et mistress Fitz-Patrick nous en offre un des plus frappants. Elle commençait, en ce moment, à éprouver pour Jones un sentiment dont elle comprit plus tôt la nature que n’avait fait autrefois la pauvre Sophie.
 
La beauté parfaite dans l’un et l’autre sexe a, sans contredit, un attrait plus irrésistible qu’on ne l’imagine communément. Bien des gens, à la vérité, se contentent d’un moindre lot ; semblables à des enfants qui répètent une leçon sans y rien comprendre, ils apprennent par routine à mépriser les agréments extérieurs, et à mettre un grand prix à des charmes plus solides. Cependant nous avons toujours observé qu’à l’approche d’une beauté accomplie, ces charmes plus solides pâlissent, comme les étoiles au lever du soleil.
 
Lorsque Jones eut fini ses exclamations, dont plusieurs n’auraient, pas été déplacées dans la bouche du tendre et magnanime Orondate, mistress Fitz-Patrick détourna les yeux, qu’elle avait tenus quelque temps fixés sur lui, et les baissant vers la terre : « Que je vous plains, M. Jones ! s’écria-t-elle. Faut-il que vous brûliez d’une si vive flamme pour une personne qui s’y montre insensible ! Je connais ma cousine mieux que vous, M. Jones, et je dois dire qu’une femme qui ne
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paie d’aucun retour un tel amant et une telle passion, est indigne de l’un et de l’autre.
 
– Sûrement, madame, vous ne pouvez penser…
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Le ton et l’air dont mistress Fitz-Patrick prononça ces mots, firent naître dans l’esprit de Jones un soupçon que nous ne nous soucions pas d’expliquer trop clairement. Au lieu de lui répondre, il voulut prendre congé d’elle, en disant qu’il craignait de l’avoir fatiguée par la longueur de sa visite.
 
« Point du tout, monsieur, repartit mistress Fitz-Patrick ; je vous plains sincèrement, M. Jones, oui très-sincèrement. Mais puisque vous êtes si pressé de me quitter, réfléchissez au projet dont je vous ai parlé ; je suis sûre que vous l’approuverez. Revenez me voir le plus tôt que vous le pourrez, demain matin, si vous voulez,
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ou du moins dans l’après-midi : je serai chez moi toute la journée. »
 
Jones, après de nouveaux témoignages de reconnaissance, se retira respectueusement. Mistress Fitz-Patrick ne put s’empêcher de lui adresser pour adieu un regard qu’il dut comprendre, pour peu qu’il eût quelque intelligence du langage des yeux. Ce regard l’affermit dans la résolution de ne plus retourner chez elle. On ne saurait nier que notre ami n’eût à se reprocher plus d’une faiblesse ; mais alors sa Sophie absorbait tellement toutes ses pensées, qu’aucune femme sur la terre, n’aurait pu (nous le croyons du moins) le rendre un moment infidèle.
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Cependant la fortune, toujours contraire à ses vœux, le voyant déterminé à ne pas lui fournir une nouvelle occasion de le tourmenter, résolut de tirer de celle-ci tout le parti possible, et suscita l’incident que nous allons raconter d’un ton convenable à la nature tragique du sujet.
 
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CHAPITRE X.
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Nous avons déjà fait connaître en plus d’une rencontre le caractère jaloux de ce gentilhomme ; on voudra bien se souvenir des soupçons qu’il conçut à Upton sur le compte de Jones, quand il le trouva dans la chambre de mistress Waters. Quoique l’invraisemblance lui en eût été démontrée sur-le-champ d’une manière péremptoire, le brillant éloge de Jones écrit de la main de sa femme, lui donna lieu de réfléchir qu’elle était aussi en même temps à la même auberge. Ce rapprochement fit naître, dans un esprit naturellement peu lucide, une confusion d’idées qui enfanta le monstre aux yeux verts peint par Shakespeare dans sa tragédie d’Othello.
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Or, comme notre gentilhomme s’informait dans la rue de la demeure de sa femme, et qu’on venait de la lui indiquer, Jones, par malheur, sortait de chez elle.
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– Je n’ai pas non plus le plaisir de savoir votre nom ; mais je me souviens très-bien de votre figure, pour vous avoir vu à Upton, où nous eûmes ensemble une assez sotte querelle ; si elle ne vous semble pas finie, nous allons, s’il vous plaît, la terminer le verre en main.
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– Vous m’avez vu à Upton ? Ah ! parbleu, je crois que vous vous nommez Jones ?
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– J’espère que non, repartit Jones ; mais quelles que soient les suites de votre blessure, vous conviendrez que vous ne pouvez les imputer qu’à vous-même. »
 
À l’instant plusieurs hommes de mauvaise mine se précipitèrent sur Jones et se saisirent de lui. Il leur dit qu’il n’avait nul dessein de faire
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résistance, et les pria seulement de prendre soin du blessé.
 
« Oh ! répondit l’un d’eux, le blessé n’a pas grand besoin de soins. Je crois qu’il lui reste peu d’heures à vivre. Pour vous, monsieur, vous avez encore un bon mois devant vous.
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Le pauvre Jones fut en butte à mille plaisanteries semblables de la part de ces hommes, qui étaient des bandits payés par lord Fellamar. Ils l’avaient vu entrer chez mistress Fitz-Patrick et l’attendaient au coin de la rue, quand le malheureux accident arriva.
 
Le chef de la bande jugea très-sagement qu’il devait remettre Jones entre les mains du magistrat civil. Il le fit donc conduire dans une maison publique, envoya chercher un constable et le laissa sous sa garde. Le constable, voyant un jeune homme très-bien vêtu, et apprenant que l’accident était la suite d’un duel, traita son prisonnier avec beaucoup d’égards. À sa prière, il chargea quelqu’un d’aller s’informer de l’état du blessé, qu’on avait déposé dans une taverne et confié aux soins d’un chirurgien. Le messager rapporta que la blessure était mortelle et ne laissait aucun espoir de salut. Là-dessus le constable
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annonça à Jones qu’il ne pouvait se dispenser de le mener devant un juge de paix.
 
« J’irai partout où il vous plaira, lui répondit Jones. Peu m’importe le sort qui m’attend. Quoique je sois bien convaincu qu’aux yeux de la loi je ne suis point coupable de meurtre, le sang que j’ai versé n’en est pas moins sur mon cœur un poids insupportable. »
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On mena Jones devant un juge de paix ; le chirurgien qui venait de panser M. Fitz-Patrick y comparut, et déposa qu’il croyait la blessure mortelle. Le prisonnier fut en conséquence conduit à Gate-House[66]. L’heure avancée de la nuit ne permit à Jones d’envoyer chercher Partridge que le lendemain ; et comme il ne s’endormit pas avant sept heures du matin ce ne fut qu’à midi que le pédagogue, vivement alarmé de la longue absence de son maître, en reçut un message qui pensa le faire mourir de douleur.
 
Il courut à Gate-House tout pâle et tout tremblant ; dès qu’il vit Jones, il se mit à déplorer le malheur qui lui était arrivé, versant un torrent de larmes, et regardant sans cesse autour de lui avec un air d’effroi ; car la nouvelle de la mort de M. Fitz-Patrick venait de se répandre dans la prison, et le superstitieux Partridge craignait, à chaque instant, de voir apparaître son fantôme.
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Enfin il remit à Jones une lettre de Sophie qu’il tenait de Black Georges, et qu’il avait failli oublier.
 
Jones renvoya tout le monde, brisa précipitamment le cachet de la lettre et lut ce qui suit :
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Nous ne pouvons donner une plus juste idée de la situation présente de Jones et de ses cruelles angoisses, qu’en disant que Thwackum lui-même en aurait presque eu pitié. Quelque profond que soit l’abîme du malheur où il est tombé, nous l’y laisserons pour le moment, à l’exemple de son bon génie (s’il est vrai qu’il en eût un), et nous terminerons ici le seizième livre de notre histoire.
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Quand un auteur comique a rendu ses principaux personnages aussi heureux qu’il l’a pu, ou qu’un auteur tragique a conduit les siens au dernier degré de l’infortune, tous deux sont satisfaits, tous deux croient leur tâche remplie.
 
Il faut convenir que si le ciel nous eût donné du penchant au tragique, nous serions bien près du but ; car le diable, ou le plus habile de ses représentants sur la terre, aurait peine à inventer pour Jones de plus rudes tourments que ceux auxquels nous l’avons laissé en proie dans le chapitre précédent ; et une femme de bon naturel
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ne saurait guère souhaiter à sa rivale plus d’affliction que Sophie ne doit en éprouver en ce moment. Que manquerait-il donc pour compléter la tragédie ? un meurtre ou deux, et quelques sentences philosophiques.
 
Mais tirer nos deux amants de leur cruelle position, les sauver du désespoir, et les conduire enfin dans le port du bonheur, semble une entreprise beaucoup plus difficile, si difficile en effet que nous n’osons la tenter. Quant à Sophie, il est à peu près certain que nous lui trouverons tôt ou tard un parti sortable, soit Blifil, soit le lord Fellamar, ou quelque autre : mais que faire du pauvre Jones ? Victime d’une imprudence qui, tout excusable qu’elle peut paraître aux yeux du monde, n’en met pas moins sa vie dans un péril imminent, il est à présent si malheureux, si dépourvu d’amis, si accablé d’ennemis, que nous désespérons presque de son salut ; et nous pensons que ceux de nos lecteurs qui aiment à voir des exécutions, n’ont pas un instant à perdre pour s’assurer une bonne place à Tyburn.
 
Malgré l’affection qu’on a lieu de nous supposer pour ce mauvais sujet dont nous avons, par malheur, fait notre héros, nous promettons solennellement de ne lui prêter aucun de ces secours surnaturels qui sont toujours à notre disposition, dans les circonstances importantes. Si
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donc notre ami ne trouve pas quelque moyen naturel de sortir de l’abîme où il est plongé, nous ne ferons violence en sa faveur ni à la vérité, ni à la dignité de l’histoire. Il nous en coûterait moins d’avoir à raconter sa fin tragique à Tyburn (catastrophe assez probable), que de démentir notre véracité habituelle, ou de choquer la croyance du lecteur.
 
Les anciens avaient à cet égard un grand avantage sur les modernes. Leur mythologie, qui trouvait dans l’esprit du vulgaire une foi plus vive qu’aucune religion de nos jours, leur offrait sans cesse la facilité de secourir un personnage favori. L’écrivain avait sous la main des dieux prêts à le servir ; et plus ses inventions étaient extraordinaires, plus elles causaient de surprise et de plaisir au crédule lecteur. Il lui était plus aisé de transporter son héros d’un pays, ou même d’un monde dans un autre, qu’à un auteur moderne de tirer le sien de prison.
 
Les Arabes et les Persans, qui croyaient fermement, sur l’autorité du Coran, à l’existence des fées et des génies, jouissaient du même privilège dans la composition de leurs contes. Mais tous ces secours nous manquent, et nous sommes réduit aux seuls moyens naturels. Voyons pourtant l’usage que nous en pourrons faire en faveur de Jones ; quelle que soit déjà son infortune, une
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voix secrète nous murmure à l’oreille qu’il ne connaît pas le plus grand de ses malheurs, et qu’un arrêt encore enfermé dans le livre mystérieux du destin, le menace d’une calamité telle, qu’il n’en a point éprouvé jusqu’ici de semblable.
 
 
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À peine fut-il assis : « Bon Dieu ! mon cher oncle, s’écria-t-il, devineriez-vous ce qui est arrivé ? Je n’ose, en vérité, vous le dire, de peur que le souvenir des bontés dont vous avez comblé un mauvais sujet, ne vous contriste le cœur.
 
– De quoi s’agit-il, mon enfant ? Je crains d’avoir eu plus d’une fois des bontés pour de mauvais
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sujets ; mais la charité n’adopte pas les vices de ceux qu’elle soulage.
 
– Ô monsieur, ce n’est pas sans une secrète inspiration de la Providence que vous vous êtes servi du mot d’adoption. Votre fils adoptif, monsieur, ce Jones, ce misérable que vous avez nourri dans votre sein, vient de se montrer le plus grand des scélérats.
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– Je suis, madame, un peu surpris, répondit Allworthy d’un ton grave, à vous voir prendre avec tant de chaleur la défense d’un garnement que vous ne connaissez pas.
 
– Ah ! monsieur, je le connais, oui, je le connais. Il faudrait que je fusse la plus ingrate des femmes pour le renier. Il a été mon sauveur et
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celui de ma petite famille. Nous devons tous le bénir tant que nous vivrons ; et puisse le ciel le bénir aussi, et changer le cœur de ses ennemis ; car je sais, et je vois qu’il en a de bien perfides.
 
– Vous m’étonnez de plus en plus madame. Sans doute vous vous trompez. Il est impossible que vous ayez de pareilles obligations au jeune homme dont parle mon neveu.
 
– Pardonnez-moi, monsieur, je lui ai les plus grandes, les plus sensibles obligations. Il a été, je le répète, mon sauveur et celui des miens. Croyez-moi, monsieur, on l’a calomnié, grossièrement calomnié auprès de vous, j’en suis sûre ; autrement vous qui êtes la bonté, la justice même, pourriez-vous, après l’éloge que vous m’avez fait souvent du caractère et des sentiments de ce malheureux enfant, pourriez-vous pousser le mépris pour lui jusqu’à le traiter de garnement ? Ô mon respectable ami, vous ne lui feriez pas cette injure, si vous l’aviez entendu, comme moi, parler en termes si touchants, de vos vertus, de votre générosité, de sa reconnaissance. Il ne prononce votre nom qu’avec une sorte d’adoration. Je l’ai vu, dans cette chambre où nous sommes, appeler à genoux sur votre tête les bénédictions du ciel. Ma petite Betsy ici présente m’est bien chère ; et pourtant je n’ai pas plus de tendresse pour elle qu’il n’en a pour vous.
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– Je vois, monsieur, dit Blifil à son oncle avec ce ricanement dont le diable enlaidit la figure de ses favoris, je vois que mistress Miller le connaît en effet. Vous apprendrez bientôt, je pense, qu’elle n’est pas ici la seule personne qu’il ait entretenue de vous. Quant à moi, je juge par quelques traits qui sont échappés à madame, qu’il ne m’a point épargné dans ses propos ; mais je lui pardonne.
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– Vraiment, mistress Miller, dit Allworthy, je suis blessé de votre manque d’égard pour mon neveu. Les réflexions que vous vous permettez sur son compte n’ont pu vous être suggérées que par ce détestable sujet ; et elles augmenteraient, s’il était possible, mon ressentiment contre lui. Sachez, mistress Miller, que mon neveu a toujours été le plus zélé défenseur de celui dont vous épousez la cause : c’est moi qui vous le dis ; et sur ma parole, vous vous étonnerez, j’espère, que le misérable ait poussé si loin la bassesse et l’ingratitude.
 
– On vous a trompé, monsieur ; quand il ne me resterait qu’un souffle de vie, je dirais qu’on vous a trompé : et que le ciel pardonne, je le répète, à ceux qui ont surpris votre religion. Je ne
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prétends pas que ce jeune homme soit sans défauts ; mais ces défauts tiennent à la légèreté de son âge : il peut s’en corriger, il s’en corrigera, j’en réponds ; et d’ailleurs il les rachète amplement par de rares qualités. Jamais la nature n’a formé un cœur plus humain, plus tendre, plus honnête que le sien.
 
– En vérité, mistress Miller, vous me surprenez au dernier point.
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Mistress Miller promit de se taire, et M. Blifil continua ainsi :
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« Si vous croyez, monsieur, devoir excuser la malhonnêteté de mistress Miller, je lui pardonnerai volontiers ce qui ne regarde que moi. Il me semble pourtant que votre bonté pour elle méritait de sa part un autre retour.
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Allworthy, saisi d’horreur, leva les yeux au ciel, puis se tournant vers mistress Miller : « Eh bien ! madame, que direz-vous maintenant ?
 
– Hélas ! monsieur, que de ma vie je n’ai éprouvé une plus vive affliction. Si le fait est vrai, je suis convaincue que son adversaire, quel qu’il soit, avait tort. Dieu sait que cette ville abonde en scélérats qui font métier de chercher querelle aux jeunes gens comme il faut. L’insulte a dû être bien grave pour qu’il se soit porté à cette extrémité ; car c’est le jeune homme le plus
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modéré, le plus doux que j’aie jamais logé chez moi. Il était aimé de tous mes locataires et de tous les habitants du voisinage. »
 
Tandis qu’elle s’abandonnait de la sorte à la sensibilité de son cœur, un coup violent frappé à la porte l’interrompit soudain. Persuadée qu’il arrivait une visite à M. Allworthy, elle se hâta de sortir, emmenant sa chère Betsy, dont les yeux s’étaient remplis de larmes au récit de la triste aventure de Jones. Il avait gagné par ses caresses l’affection de cette enfant ; il l’appelait sa petite femme, lui donnait des joujoux, et passait souvent des heures entières à jouer avec elle.
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Quelques lecteurs aimeront peut-être ces petits détails, que nous rapportons à l’exemple de l’historien Plutarque, un de nos plus illustres confrères. Ceux à qui ils paraîtront trop communs nous les pardonneront (du moins nous l’espérons), en faveur de la sobriété avec laquelle nous avons coutume de nous les permettre.
 
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CHAPITRE III.
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Visite de M. Western. Réflexions sur l’autorité paternelle.
 
Mistress Miller ne faisait que de sortir, quand M. Western entra, tout ému d’une dispute qu’il venait d’avoir en bas avec ses porteurs. Ceux-ci, qui l’avaient pris aux Colonnes d’Hercule, le regardant comme un oiseau de passage, et encouragés d’ailleurs par sa générosité (car il leur avait donné six pence pour boire), eurent l’effronterie de lui demander encore un schelling : ce qui le mit dans une telle fureur, qu’il vomit contre eux mille imprécations, et arriva en jurant que tous les habitants de Londres ressemblaient aux gens de cour, et ne songeaient qu’à piller les gentilshommes de province. « Dieu me damne, ajouta-t-il, si je rentre jamais dans leurs maudites civières à bras. J’aimerais mieux aller à pied par la pluie. Ils m’ont plus secoué dans l’espace d’un
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mille, que ne l’aurait fait mon Briscambille bai-brun dans une longue chasse au renard. »
 
Quand sa colère fut calmée sur ce point, elle se ranima sur un autre. « Voilà, dit-il, voilà une belle affaire qui se prépare. Les chiens ont pris le change. Nous croyions chasser un renard, et morbleu ce n’est qu’un blaireau.
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– Vous me surprenez beaucoup, mon bon ami.
 
– Parbleu ! je suis aussi surpris que vous. Ma sœur Western m’avait invité à l’aller voir hier au soir. Je me rends chez elle, et je tombe au milieu d’une chambre remplie de femmes. Il y avait ma cousine lady Bellaston, et lady Betty, et lady Catherine, et lady je ne sais qui. Dieu me damne si l’on me rattrape dans un pareil chenil.
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Tudieu ! j’aimerais mieux avoir à mes trousses ma propre meute, comme un certain Actéon qui, suivant l’histoire, fut changé en lièvre et dévoré par ses chiens. Jamais homme ne se vit harcelé de cette façon. Si je me sauvais à droite, l’une me coupait le chemin ; si je m’échappais à gauche, une autre me happait. – Oh ! c’est assurément un des plus grands partis d’Angleterre, s’écriait une cousine (et il essayait de la contrefaire). – L’offre est sans contredit très-avantageuse, s’écriait une autre cousine (car vous saurez qu’elles sont toutes mes cousines, quoique je n’en connaisse pas la moitié). – Certainement, cousin, me disait la grosse lady Bellaston, il faudrait que vous fussiez fou pour avoir l’idée de refuser un tel parti.
 
– Maintenant je commence à comprendre. On a fait à miss Western des propositions que les dames de la famille approuvent, mais qui ne sont pas de votre goût.
 
– De mon goût ! Comment diable en seraient-elles ? Il s’agit d’un lord ; et vous savez que j’ai résolu de n’avoir rien de commun avec les gens de cette clique. N’ai-je pas refusé, uniquement par ce motif, de vendre à l’un d’eux au poids de l’or, un lopin de terre qu’il avait la fantaisie d’enclore dans son parc ? et celui-ci s’imagine que je lui donnerai ma fille ! D’ailleurs ne suis-je
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pas lié envers vous ? Et quand j’ai conclu un marché, m’a-t-on jamais vu manquer à ma parole ?
 
– À cet égard, voisin, je vous en dégage entièrement. Nul traité n’est obligatoire entre deux parties qui n’ont pas, dans le moment, le pouvoir de le conclure, et qui ne sauraient acquérir par la suite celui de l’exécuter.
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– Parlez ; je vous écoute.
 
– Eh bien, je vous dirai, sans vouloir flatter ni vous ni votre fille, que dès qu’il fut question de ce mariage, mon estime pour tous deux m’en fit accueillir la proposition avec autant d’empressement que de joie. Je regardais comme l’événement le plus heureux une alliance entre
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deux familles déjà si rapprochées par le voisinage, et qui avaient toujours vécu ensemble dans une parfaite union. Quant à la jeune personne, le sentiment unanime de ceux qui la connaissaient et mes propres observations, m’assuraient qu’elle serait pour un bon mari un trésor inestimable. Je ne dirai rien de ses qualités personnelles, qui méritent certainement l’admiration générale. La bonté de son naturel, sa bienfaisance, sa modestie, sont trop connues pour avoir besoin d’éloges. Mais elle a un mérite que possédait au suprême degré cette excellente femme, objet de mes regrets, qui est maintenant dans le ciel au nombre des anges, mérite peu brillant de sa nature, et si peu remarqué d’ordinaire, que je ne puis, faute de termes positifs, le désigner que d’une manière négative. Jamais je n’ai entendu sortir de sa bouche un mot déplacé, une repartie trop vive. Elle ne montre nulle prétention à l’esprit, encore moins à cette espèce de capacité qui est le fruit d’un profond savoir, d’une grande expérience, et dont l’affectation paraît aussi ridicule dans une jeune femme que les grimaces d’un singe. Elle n’émet ni opinions tranchantes, ni jugements dogmatiques ; elle s’interdit les discussions sérieuses. Attentive et réservée dans la société, elle y porte la modestie d’un disciple, et non l’assurance d’un maître. Un jour (ne m’en sachez pas
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mauvais gré), dans l’unique dessein de l’éprouver, je lui demandai son avis sur un sujet débattu entre M. Thwackum et M. Square. « Excusez-moi, mon cher M. Allworthy, me dit-elle avec douceur, vous ne pouvez réellement me croire capable de décider une question qui divise deux hommes aussi habiles. » Thwackum et Square, comptant l’un et l’autre sur son suffrage, se joignirent à moi. « Il faut absolument, messieurs, reprit-elle d’un ton plein de grâce, que vous me dispensiez de vous répondre. Je ne veux faire à aucun de vous l’injure de me ranger de son côté. » En toute occasion elle témoigne la plus grande déférence pour le jugement des hommes : qualité sans laquelle une femme ne peut rendre heureux son mari ; et la franchise de son caractère ne permet pas de douter que cette déférence ne soit sincère. »
 
Ici Blifil soupira amèrement. Western, qui n’avait pu entendre d’un œil sec l’éloge de sa fille, lui dit en pleurant : « Allons, point de faiblesse, mon enfant ; tu l’auras, Dieu me damne, tu l’auras, fût-elle vingt fois plus parfaite ! »
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– C’est vrai ; mais il l’aura, repartit l’écuyer. Continuez ; à présent je ne dirai plus un mot.
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– Mon bon ami, reprit M. Allworthy, je me suis étendu sur les louanges de votre fille, d’abord parce que son caractère me charme, ensuite pour qu’on ne s’imagine pas que sa fortune, tout avantageuse qu’elle serait pour mon neveu, ait été le principal motif de mon empressement à écouter votre proposition. J’ai vivement désiré, je l’avoue, d’enrichir ma famille d’un pareil trésor ; mais si je puis souhaiter la possession d’un bien si précieux, je ne voudrais pas le dérober, ni m’en emparer par un acte de violence ou d’injustice. Or, contraindre une jeune personne à se marier contre son gré est un tel abus d’autorité, que les lois de notre pays auraient dû songer à le prévenir. Mais, dans l’État le plus mal constitué, une bonne conscience connaît toujours des lois, et sa voix supplée au silence du législateur. C’est assurément ici le cas ; car n’y a-t-il pas de la barbarie, je dirai même de l’impiété, à forcer une fille de s’engager malgré elle dans les liens du mariage, quand on songe qu’elle doit répondre de sa conduite devant le plus saint et le plus redoutable tribunal, et en répondre sur le salut de son âme ? Ce n’est pas une tâche aisée que de s’acquitter dignement des devoirs d’épouse. Peut-on imposer à une femme un si lourd fardeau, et la priver en même temps de tous les secours qui l’aideraient à le porter ? Peut-on lui briser le cœur,
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et lui prescrire une tâche que le cœur seul met en état de remplir ? À vous parler franchement, je pense que les parents qui agissent de la sorte se rendent complices de toutes les fautes que leurs enfants commettent dans la suite, et doivent s’attendre, suivant les règles de la justice, à subir le même châtiment qu’eux ; mais quand ils pourraient l’éviter, est-il, bon Dieu ! un père capable de supporter la pensée de contribuer à la damnation de son enfant ? Ainsi, mon cher voisin, l’inclination de votre fille étant malheureusement contraire à mon neveu, je me vois forcé de renoncer à l’honneur que vous vouliez lui faire ; mais je n’en conserverai pas moins pour vous une éternelle reconnaissance.
 
– Fort bien, monsieur, dit Western tout écumant de colère, je vous ai écouté jusqu’au bout ; j’espère maintenant que vous m’écouterez à votre tour. Si je ne réfute pas toutes vos objections, je consens qu’il ne soit plus question de rien. Répondez d’abord à ceci : Ne me doit-elle pas la vie, dites ? ne me la doit-elle pas ? On prétend, je le sais, que bien habile est le père qui connaît son enfant ; mais, j’ai sur elle d’autres droits incontestables, car je l’ai élevée. Vous m’accorderez d’ailleurs, je pense, que je suis son père, et en cette qualité, n’est-ce pas à moi à la gouverner, je vous le demande ? Et si je dois la gouverner,
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n’est-ce pas surtout dans l’affaire qui l’intéresse le plus ? Au fait, quel est mon but ? Lui demandé-je un sacrifice, une grâce ? Tout au contraire, je veux seulement qu’elle accepte aujourd’hui la moitié de mon bien, et l’autre moitié après ma mort. Et pourquoi cela ? pour son bonheur. Il y a de quoi devenir fou d’entendre parler certaines gens. Si je songeais à lui donner une belle-mère, elle aurait raison de crier, de pleurer. Mais n’ai-je pas offert d’engager tout mon bien, de façon que si j’avais envie de me remarier, il n’y aurait pas une femme, si pauvre qu’elle fût, qui voulût de moi. Eh ! que diable puis-je faire de plus ? Moi, contribuer à sa damnation ! Tudieu ! moi qui aimerais mieux que tout le monde fût damné, que de lui voir une égratignure au petit doigt ! M. Allworthy, vous m’excuserez, mais je suis surpris de votre manière de raisonner ; et je vous dirai (prenez-le comme il vous plaira) que je vous croyais plus sage. »
 
Allworthy se contenta de répondre à ce compliment par un sourire où il eût en vain essayé de mêler une expression soit de malice, soit de mépris. Si l’on peut supposer que les anges sourient quelquefois des travers de l’espèce humaine, on aura une idée du sourire d’Allworthy.
 
Blifil, avec l’agrément de son oncle, prit la parole et dit : « Je suis loin de vouloir user de
Blifil, avec l’agrément de son oncle, prit la parole et dit : « Je suis loin de vouloir user de violence à l’égard de miss Western : ma conscience ne me permettrait un pareil attentat envers qui que ce fût, beaucoup moins encore envers une jeune personne à laquelle j’ai voué, malgré sa cruauté pour moi, la plus pure et la plus sincère affection. Mais j’ai lu que les femmes résistent rarement à la persévérance : or ne puis-je espérer de m’ouvrir par la mienne un chemin dans son cœur ? Qui sait ? peut-être un jour n’y trouverai-je plus de rival. Le lord Fellamar m’inquiète peu, M. Western a la bonté de me préférer à lui ; et sûrement, monsieur, vous ne nierez pas qu’un père ait au moins, en fait de mariage, une voix négative. J’ai même entendu plus d’une fois miss Western déclarer qu’elle jugeait sans excuse les enfants qui se mariaient contre le gré de leurs parents. D’ailleurs, quoique plusieurs dames de la famille semblent appuyer les prétentions du lord, je ne vois pas que la jeune personne soit disposée à les encourager. Je suis, hélas ! trop sûr du contraire. Je sais trop que le plus scélérat des hommes occupe encore dans son cœur la première place.
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violence à l’égard de miss Western : ma conscience ne me permettrait un pareil attentat envers qui que ce fût, beaucoup moins encore envers une jeune personne à laquelle j’ai voué, malgré sa cruauté pour moi, la plus pure et la plus sincère affection. Mais j’ai lu que les femmes résistent rarement à la persévérance : or ne puis-je espérer de m’ouvrir par la mienne un chemin dans son cœur ? Qui sait ? peut-être un jour n’y trouverai-je plus de rival. Le lord Fellamar m’inquiète peu, M. Western a la bonté de me préférer à lui ; et sûrement, monsieur, vous ne nierez pas qu’un père ait au moins, en fait de mariage, une voix négative. J’ai même entendu plus d’une fois miss Western déclarer qu’elle jugeait sans excuse les enfants qui se mariaient contre le gré de leurs parents. D’ailleurs, quoique plusieurs dames de la famille semblent appuyer les prétentions du lord, je ne vois pas que la jeune personne soit disposée à les encourager. Je suis, hélas ! trop sûr du contraire. Je sais trop que le plus scélérat des hommes occupe encore dans son cœur la première place.
 
– Oui, oui, c’est certain, s’écria Western.
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– Mais sans doute, reprit Blifil, quand elle saura le meurtre qu’il a commis, la justice lui fit-elle grâce de la vie…
 
– Que dis-tu ? un meurtre ! Il a commis un
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meurtre ! il y aurait quelque espoir de le voir pendre ! Ta la dera dera, ta la dera dera. » Et il se mit à chanter et à danser autour de la chambre.
 
« Mon enfant, dit Allworthy, votre malheureuse passion m’afflige à l’excès. Je vous plains sincèrement, et je ne négligerai aucun moyen honnête de seconder vos vœux.
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– Eh bien, mon neveu, je vous permets d’écrire à miss Western, de la voir même, si elle y consent. Mais j’exige qu’on n’ait recours ni à la violence, ni à l’emprisonnement, ni à rien de semblable.
 
– Soyez tranquille, dit Western, on n’usera d’aucune contrainte ; on emploiera encore quelque temps la voie de la douceur… Si seulement la potence pouvait nous débarrasser du drôle ! Ta la dera dera, ta la dera dera. Je n’ai de ma vie reçu une meilleure nouvelle. Tout réussira au gré de mes souhaits, j’en réponds… Allons, cher Allworthy, viens, je t’en prie, dîner avec moi aux Colonnes d’Hercule. J’y ai commandé un bon dîner, une épaule de mouton rôtie, des côtelettes de porc frais, un poulet, et des œufs au jus. Nous serons seuls, à moins que nous n’ayons
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envie d’inviter l’hôte ; car j’ai envoyé le ministre Supple à Basingstoke chercher ma tabatière que j’y ai oubliée dans une auberge. Je ne voudrais pas la perdre pour tout l’or du monde ; c’est une vieille connaissance de plus de vingt ans. L’hôte est un original, et je vous garantis qu’il vous divertira. »
 
M. Allworthy, après s’être fait un peu prier, accepta l’invitation. L’écuyer le quitta en chantant et en dansant, dans l’espoir de voir bientôt la fin tragique de Jones.
 
Quand il fut parti, M. Allworthy reprit avec gravité le sujet de l’entretien précédent. « Je désirerais de tout mon cœur, dit-il à son neveu, que vous fissiez des efforts pour vaincre une passion qu’il m’est impossible de flatter d’aucune espérance. On a grand tort de croire que la persévérance puisse surmonter l’aversion d’une femme. Quelquefois, il est vrai, elle triomphe de l’indifférence. Si elle remporte d’autres victoires, ce n’est d’ordinaire que sur le caprice, l’imprudence, l’affectation, et cette légèreté qui porte souvent les femmes peu sensibles et vaines à prolonger la durée des hommages d’un amant, lors même qu’elles sont décidées (si jamais elle se décident) à le dédommager enfin d’un pénible martyre ; mais une répugnance aussi prononcée que l’est, j’en ai peur, celle de miss Western,
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sera plutôt fortifiée que détruite par le temps. J’ai d’ailleurs, mon enfant, une autre inquiétude que vous devez me pardonner : j’appréhende que votre passion pour cette jeune et jolie personne n’ait trop en vue sa beauté, et ne soit pas ce pur amour qui est l’unique fondement du bonheur dans le mariage. Admirer une belle femme, être épris de ses charmes, en désirer vivement la possession sans égard à ses sentiments pour nous ; est, je le crains, une chose trop naturelle ; mais je crois que l’amour seul produit l’amour. Je suis persuadé du moins qu’il est contre nature d’aimer qui nous hait. Interrogez donc votre cœur, mon cher enfant, et si après un sérieux examen il vous reste le moindre doute sur la pureté de vos intentions, les principes de vertu et de religion dont vous êtes animé, vous engageront, je pense, à bannir de votre âme une passion répréhensible, et votre raison vous rendra ce triomphe facile. »
 
Le lecteur peut deviner aisément la réponse de Blifil : s’il n’y réussit pas, nous ne saurions satisfaire en ce moment sa curiosité. Il nous tarde d’arriver à des événements d’un plus grand intérêt, et d’aller retrouver notre héroïne, que nous avons quittée depuis trop longtemps.
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La génisse folâtre et la douce brebis peuvent errer dans de gras pâturages, sans être exposées à aucun péril, sans exciter la moindre attention. Quoique destinées à devenir par la suite la proie de l’homme, il leur est permis de jouir pendant plusieurs années d’une entière liberté ; mais voit-on une biche légère s’échapper de la forêt et s’arrêter dans sa course au milieu d’un champ ou d’un bosquet, aussitôt tout le village voisin se met en mouvement, chacun s’apprête à lancer ses chiens sur elle ; et si le bon seigneur du lieu la dérobe à leur furie, ce n’est que pour s’en saisir et la manger lui-même.
 
Lorsqu’une jeune personne qui joint aux agréments de la figure les avantages de la naissance et de la fortune, vient à sortir pour la première fois de la tranquille retraite qui protégeait son enfance, elle se trouve dans la même situation
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que l’imprudente biche. Toute la ville s’émeut à son aspect ; on la suit des promenades à la comédie, de la cour aux assemblées, des assemblées à sa demeure, et elle évite rarement pendant une saison entière tous les pièges qui lui sont tendus. Car si ses amis la défendent contre l’ardeur d’un importun soupirant, c’est dans l’unique dessein de la livrer à un amant de leur choix qui lui déplaît souvent encore davantage. Cependant la foule des autres femmes se montre impunément, sans presque obtenir un regard, dans les jardins publics, à la comédie, à l’Opéra, aux assemblées ; et quoique la plupart finissent par subir le joug, elles goûtent longtemps en paix les douceurs de l’indépendance.
 
Jamais beauté ne fut plus en butte que Sophie aux persécutions dont nous venons de tracer le tableau. Son mauvais génie, peu satisfait des chagrins qu’elle avait essuyés au sujet de Blifil, lui suscita un nouvel adorateur qui ne paraissait pas devoir lui causer moins de tourment que le premier ; car sa tante, sans être aussi violente que son père, appuyait avec une extrême chaleur les prétentions de Fellamar.
 
Le dîner fini, quand les domestiques se furent retirés, mistress Western, qui avait déjà dit un mot du lord à Sophie, lui annonça sa visite pour l’après-midi, et l’intention où elle était de saisir la première occasion de la laisser seule avec lui.
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première occasion de la laisser seule avec lui.
 
« En ce cas, madame, répondit Sophie d’un ton un peu vif, je saisirai la première occasion de le laisser seul avec lui-même.
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– Aucun, sur mon honneur. J’aimerais autant y voir une pelote pour écusson.
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– Que le mot d’honneur ne sorte jamais de votre bouche. Vous êtes indigne de le prononcer. Je suis fâchée, ma nièce, que vous me forciez à vous tenir ce langage ; mais la bassesse de votre caractère me révolte. Vous n’avez pas dans les veines une goutte du sang des Western. Toutefois on ne pourra m’imputer l’abjection de vos sentiments. Je ne souffrirai point qu’on dise de moi que je vous ai encouragée à refuser un des meilleurs partis d’Angleterre, un parti qui, outre les avantages de la fortune, honorerait presque toutes les familles, et qui a, je dois l’avouer, sur la nôtre la supériorité du titre.
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– Sans doute la nature m’a créée imparfaite ; elle m’a refusé certains sens dont les autres sont doués. Il faut qu’il y en ait un que le bruit et l’éclat affectent délicieusement, et qui me manque. Certes, les hommes ne se condamneraient pas à tant de travaux, à tant de sacrifices pour acquérir de frivoles distinctions ; ils ne seraient pas si vains de les avoir obtenues, s’ils en faisaient aussi peu de cas que moi.
 
– Non, non, mademoiselle, la nature vous a douée des mêmes sens que les autres ; mais elle ne vous a pas donné assez d’esprit pour faire de moi votre dupe et me rendre la fable du public. Je vous déclare donc, et vous savez, je crois, à quel point mes résolutions sont inébranlables,
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que si vous ne consentez pas à voir le lord cette après-midi, j’irai moi-même demain matin vous remettre entre les mains de votre père ; et qu’à dater de ce jour, je ne me mêlerai plus de rien de ce qui vous regarde, et ne vous reverrai de ma vie. »
 
À ces mots, que la tante prononça avec l’accent de la colère et le ton de l’autorité, Sophie resta muette ; puis un moment après fondant en larmes : « Faites de moi, madame, tout ce qu’il vous plaira, s’écria-t-elle ; je suis la plus infortunée créature qu’il y ait sur la terre. Si ma chère tante m’abandonne, où trouverai-je un appui ?
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– Mais, mon enfant, ma chère enfant, soyez raisonnable. Pouvez-vous me faire une seule objection contre le lord ?
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– Je vous en ai déjà fait une suffisante, je pense.
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– Je demeure étonnée, confondue. Depuis qu’il existe des Western, jamais femme de ce nom n’a été traitée de la sorte. J’aurais arraché les yeux à un prince, s’il avait osé prendre avec moi de pareilles libertés… C’est impossible. Sûrement, Sophie, vous cherchez, par un mensonge, à exciter mon indignation contre lui.
 
– J’espère, madame, que vous avez trop
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bonne opinion de moi pour me croire capable d’un mensonge. Sur mon âme, je n’ai dit que la vérité.
 
– Je lui aurais percé le cœur, si j’avais été présente… Je ne saurais croire pourtant qu’il eût des vues malhonnêtes ; non, cela ne se peut. Je n’en veux pour preuve que ses propositions, qui sont à la fois honorables et généreuses. Je ne sais ; le siècle où nous vivons autorise d’étranges privautés. Un salut respectueux est tout ce qu’on aurait permis autrefois, avant la cérémonie nuptiale. J’ai eu des amants, et il n’y a pas encore si longtemps ; j’en ai eu plusieurs, quoique je fusse décidée à ne point me marier, et fort éloignée d’encourager la moindre liberté. C’est un bien sot usage que celui qui règne aujourd’hui : rien ne me déterminerait à m’y soumettre. Jamais homme ne m’a baisée que sur la joue. Un baiser sur les lèvres est une faveur réservée à un mari ; et si j’avais pu me résoudre à en prendre un, il me semble que j’aurais eu bien de la peine à souffrir de lui une pareille licence.
 
– Permettez-moi une observation, ma chère tante. Vous convenez que vous avez eu plusieurs amants ; et vous le nieriez en vain : personne ne l’ignore. Vous les avez tous refusés. Cependant je suis convaincue qu’il y avait dans le nombre au moins un homme titré.
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– Vous dites vrai, chère Sophie, on m’a offert une fois un titre que j’ai refusé.
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– Une seule grâce, madame, c’est de ne pas me laisser seule ce soir avec le lord. Exaucez ma prière, et je me résigne, si vous le jugez convenable après ce qui s’est passé, à le voir en votre présence.
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– Fort bien, je me rends à vos désirs. Vous savez, Sophie, que je vous aime, et ne puis vous rien refuser. Vous connaissez la facilité de mon caractère ; je n’ai pas toujours été si indulgente : je passais autrefois pour cruelle, aux yeux des hommes s’entend ; on m’appelait la cruelle Parthenisse. Que de vers adressés à la cruelle Parthenisse j’ai livrés aux flammes ! Sophie, je n’ai jamais été aussi jolie que vous ; cependant j’avais, dans ma jeunesse, quelque chose de vos traits. Je suis un peu changée. Les royaumes et les empires changent avec le temps, comme dit Tullius Cicéron dans ses épîtres. Il en est de même de la figure humaine. » Mistress Western s’étendit encore sur le chapitre de ses conquêtes et de sa cruauté, pendant près d’une demi-heure, c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée du lord, qui, après une visite très-ennuyeuse, durant laquelle mistress Western ne s’absenta pas un moment, se retira presque aussi mécontent de la tante que de la nièce ; car mistress Western, que Sophie avait mise de bonne humeur, et dans des dispositions favorables, était convenue avec elle de la nécessité de tenir à une certaine distance un amant aussi entreprenant que lord Fellamar.
 
Ainsi notre héroïne, par une adroite flatterie dont personne ne s’avisera sûrement de la blâmer, obtint un peu de repos, et recula du moins
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le jour fatal du sacrifice. Maintenant que sa situation est meilleure qu’elle ne l’a été depuis longtemps, occupons-nous un peu de Jones, que nous avons laissé dans l’état le plus déplorable qu’on puisse imaginer.
 
 
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Dès que M. Allworthy et son neveu furent partis pour se rendre à l’auberge des Colonnes d’Hercule, où les attendait l’écuyer Western, mistress Miller s’empressa d’aller informer son gendre du malheur arrivé à Jones. Partridge l’en avait déjà instruit. On se souvient que Jones, en sortant de chez mistress Miller, avait pris une chambre dans la même maison que M. Nightingale. L’excellente femme trouva sa fille vivement touchée du sort de notre héros. Après l’avoir consolée de son mieux, elle courut à la prison de Gate-House, où son gendre l’avait précédée.
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Le tendre attachement d’un ami répand dans une âme affligée un baume si délicieux, que le chagrin dont elle est pénétrée, pour peu que le terme en soit borné et l’adoucissement possible, se trouve en quelque sorte compensé par le charme de la consolation. Les exemples d’une constante amitié ne sont pas aussi rares que l’ont prétendu des observateurs inexacts et superficiels. On ne doit pas compter le manque de pitié parmi nos défauts les plus communs. L’envie est le noir poison qui souille et corrompt nos cœurs. C’est par sa funeste impulsion que nous levons rarement les yeux sans une secrète malignité, sur ceux qui, sont plus grands, meilleurs, plus sages, ou plus heureux que nous, tandis que nous les abaissons d’ordinaire avec assez de bienveillance et de compassion sur les indigents et sur les infortunés. La plupart des torts que nous avons eu lieu d’observer dans le commerce de l’amitié ne venaient que de l’envie, passion infernale dont peu de personnes nous ont paru entièrement exemptes. Mais quittons ce sujet, qui nous mènerait trop loin, si nous voulions l’approfondir.
 
Soit que la fortune craignit de laisser succomber Jones sous le poids de l’adversité et de perdre ainsi l’occasion de le persécuter à l’avenir, soit qu’elle se relâchât réellement de sa rigueur envers lui, elle sembla s’adoucir un peu en lui envoyant
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la visite de deux amis fidèles, et ce qui est peut-être plus rare, d’un fidèle serviteur ; car Partridge, malgré ses nombreux défauts, était capable de dévouement. Quoique la peur ne lui eût pas permis de s’exposer à se faire pendre pour son maître, tout l’or du monde n’aurait pu l’engager à l’abandonner.
 
Tandis que Jones témoignait à ses amis la vive satisfaction que lui causait leur présence, Partridge vint lui annoncer que M. Fitz-Patrick vivait encore, mais qu’au dire du chirurgien il y avait très-peu d’espoir de le sauver. À cette nouvelle, Jones poussa un profond soupir. « Mon cher Tom, lui dit Nightingale, pourquoi vous affliger si fort d’un accident que votre conscience ne peut vous reprocher, et qui ne vous menace d’aucun danger, quelles qu’en soient les suites ? Supposez que cet homme meure, vous n’avez fait qu’ôter la vie à un furieux, en défendant la vôtre. C’est ce qui sera démontré, n’en doutez point, par le résultat de l’enquête judiciaire, et alors vous obtiendrez sans peine la faculté de donner caution. Vous aurez, il est vrai, le désagrément d’un procès, mais soyez persuadé que bien des gens en courraient volontiers la chance à votre place pour un schelling.
 
– Allons, M. Jones, s’écria mistress Miller, rassurez-vous. Je savais bien qu’il était impossible que vous fussiez l’agresseur.
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Je l’ai dit à M. Allworthy, et je le lui répéterai tant, que je finirai par l’en convaincre.
 
– Quel que soit le sort qui m’attende, répondit Jones d’un ton grave, je déplorerai toute ma vie le malheur d’avoir versé le sang d’un de mes semblables, comme le plus grand qui put m’arriver ; mais j’en éprouve un autre qui me serre le cœur. Hélas mistress Miller, j’ai perdu ce que j’avais de plus cher au monde !
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– En vérité, ma chère amie, vous n’avez aucune idée du sujet de mes peines : autrement vous jugeriez comme moi que mon malheur est sans remède. Je ne crains rien de Blifil ; c’est moi-même qui me suis perdu.
 
– Encore un coup, ne vous désespérez pas. Vous ignorez ce dont une femme est capable. Je ferai pour vous servir tout ce qui dépendra de moi ; c’est mon devoir ; mon fils, mon cher Nightingale ne l’ignore pas, lui qui veut bien m’assurer
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qu’il vous a les mêmes obligations que moi. Faut-il que j’aille trouver la jeune personne ? Je lui dirai tout ce que vous voudrez.
 
– Ô la meilleure des femmes, s’écria Jones en lui prenant la main, ne me parlez pas d’obligations ; mais puisque vous avez eu la bonté de m’offrir votre assistance, il est un service que vous pouvez peut-être me rendre. Vous connaissez, je le vois, sans que je devine comment, celle qui a tant d’empire sur mon cœur. S’il vous était possible de trouver le moyen de lui remettre cette lettre, je vous en saurais un gré infini.
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– Donnez-la-moi : si je dors avant de la lui voir entre les mains, que ce soit mon dernier sommeil ! Consolez-vous, bon jeune homme ; soyez assez sage pour profiter de vos fautes passées ; je vous garantis que tout ira bien, et que je vous verrai heureux avec la jeune personne la plus charmante qu’il y ait sur la terre ; car c’est ainsi que je l’entends nommer partout le monde.
 
– Croyez-moi, madame, je ne vous tiens pas ici le langage ordinaire à ceux qui sont dans ma triste situation. J’avais résolu, avant cette fatale aventure, de renoncer à un genre de vie dont je sentais l’extravagance et la perversité. Malgré le scandale que j’ai eu le malheur de causer dans votre maison, et que je vous supplie de me pardonner, je ne suis point, je vous le proteste, un
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libertin effréné ; oui, quoique je me sois laissé entraîner dans le désordre, je hais le vice, et je veux, par une conduite irréprochable, me rendre désormais digne d’estime. »
 
Mistress Miller parut charmée de cette déclaration, et témoigna qu’elle la croyait tout-à-fait sincère. Pendant le reste de la conversation, elle se joignît à son gendre pour ranimer les esprits abattus de Jones. Le succès couronna leurs efforts ; ils le laissèrent beaucoup plus calme et plus content qu’ils ne l’avaient trouvé. Ce qui contribua surtout à cet heureux changement, ce fut l’engagement que prit mistress Miller de porter à Sophie la lettre que Jones désespérait de lui faire parvenir ; car Black Georges, en remettant à Partridge le dernier billet de Sophie, l’avait prévenu qu’elle lui avait expressément recommandé de ne point rapporter de réponse, sous peine d’encourir la disgrâce de son père et la sienne. Jones n’éprouvait pas d’ailleurs une médiocre joie d’avoir auprès de M. Allworthy une amie aussi zélée pour sa défense que la digne mistress Miller.
 
Après une visité d’environ une heure, elle le quitta ; son gendre, qui était resté beaucoup plus longtemps avec lui, en fit autant. Tous deux promirent de revenir bientôt. Mistress Miller lui dit qu’elle espérait lui donner dans peu de bonnes
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nouvelles de sa maîtresse, et M. Nightingale l’assura qu’il allait s’informer de l’état de M. Fitz-Patrick et tâcher de découvrir quelques témoins de leur combat.
 
Mistress Miller se rendit directement de la prison à la demeure de Sophie, où nous allons la suivre.
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Elle s’habillait, lorsqu’on vint lui dire qu’il y avait en bas une dame qui demandait à lui parler. Comme elle ne craignait point de recevoir à sa toilette une personne de son sexe, elle fit entrer sur-le-champ mistress Miller.
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Après les révérences et les politesses ordinaires entre des femmes étrangères l’une à l’autre : « Madame, dit Sophie, je n’ai pas le plaisir de vous connaître.
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– Si vous voulez, madame, avoir un instant de patience, je vous apprendrai qui je suis, et comment cette lettre se trouve entre mes mains.
 
– Je n’ai, madame, nulle curiosité de le savoir,
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et je vous prie instamment de rendre cette lettre à celui qui vous l’a remise. »
 
Mistress Miller, tombant à genoux, la supplia dans les termes les plus pathétiques de n’être point inexorable.
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L’extrême pâleur répandue jusqu’ici sur le visage de notre héroïne, fit place en ce moment à une couleur plus vive que le vermillon. « Je ne sais que vous répondre, dit-elle. Sans doute on ne peut blâmer le sentiment de la reconnaissance ; mais qu’importe à votre ami que je lise cette lettre, puisque je suis décidée à ne jamais… »
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Mistress Miller renouvela ses instances, et la conjura de l’excuser en lui disant qu’elle ne pouvait remporter la lettre.
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Nous ne dirons point quelle était l’intention de Sophie, ni même si elle en avait une, en faisant cette réponse. Quoi qu’il en soit, mistress Miller l’interpréta comme une invitation à laisser la lettre. Elle la posa sur la table et se retira, après avoir demandé la permission de revenir : ce qui ne lui fut ni accordé ni refusé.
 
La lettre ne resta sur la table que le temps nécessaire pour que mistress Miller sortît de la chambre. Sophie l’ouvrit alors et s’empressa de la lire. Cette lettre servit médiocrement les intérêts de Jones : elle ne contenait guère que l’aveu de son indignité, d’amers regrets, et des protestations d’une fidélité à toute épreuve. Il espérait, disait-il, convaincre Sophie de son inaltérable attachement, s’il avait encore l’honneur d’être admis en sa présence. Il l’assurait aussi qu’il était en état de lui expliquer les motifs de sa lettre à lady Bellaston, de manière à mériter sinon son pardon, du moins sa pitié. Il finissait par attester que jamais il n’avait eu la moindre pensée d’épouser lady Bellaston.
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eu la moindre pensée d’épouser lady Bellaston.
 
Sophie eut beau lire et relire cette lettre avec une grande attention, elle ne parvint pas à la comprendre. Son imagination ne lui suggérait aucun moyen d’excuser Jones. Elle demeura donc très-courroucée contre lui, quoiqu’à dire vrai lady Bellaston eût une telle part à son ressentiment, qu’il en restait bien peu pour un autre, dans une âme aussi douce que la sienne.
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Lady Bellaston dînait par malheur ce jour-là chez mistress Western ; et Sophie devait aller dans la soirée avec ces deux dames à l’Opéra, puis au rout[69] de lady Thomas Hatchet. Elle se serait volontiers dispensée de ce double divertissement ; mais elle craignait de désobliger sa tante. Quant à l’idée de feindre une indisposition, c’était un artifice si contraire à sa franchise naturelle, qu’elle ne lui vint pas à l’esprit. Dès qu’elle eut fini sa toilette, elle descendit, résignée à supporter l’ennui de cette soirée, qui fut en effet une des plus désagréables qu’elle eût jamais passées.
 
Lady Bellaston, sans manquer à la politesse,
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ne laissa échapper aucune occasion de la tourmenter par de fines et piquantes railleries. L’abattement où était Sophie l’empêcha d’y rien répondre ; et d’ailleurs, s’il faut l’avouer, ce n’était pas par la promptitude des reparties qu’elle brillait.
 
Pour surcroît de peine, elle rencontra à l’Opéra lord Fellamar, qui la suivit au rout de lady Hatchet. Quoique la foule en ces deux endroits s’opposât à un entretien particulier, et que la musique dans l’un et le jeu dans l’autre offrissent à Sophie un sujet de distraction, la présence du lord ferma son âme à tout sentiment de plaisir ; car les femmes ont une sorte de délicatesse qui les met à la gêne devant un homme dont elles connaissent et ne veulent point encourager les prétentions.
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Voilà deux fois que dans ce chapitre nous parlons d’un rout, terme que la postérité n’entendra peut-être pas dans le sens où nous l’employons ici. Quelque pressé que nous soyons, il est donc nécessaire de nous arrêter un instant pour décrire cette espèce d’amusement, et nous le devons d’autant plus, que nous pouvons en donner l’idée en peu de mots.
 
Un rout est une nombreuse réunion de personnes des deux sexes, élégamment parées, dont la plupart passent le temps à jouer et le reste à ne rien faire. La dame du logis remplit le rôle d’une
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maîtresse d’auberge. Comme celle-ci, elle s’enorgueillit du nombre de ses hôtes, sans avoir comme elle l’avantage d’y trouver du profit.
 
Il est si difficile d’animer ces insipides assemblées, on y éprouve tant de fatigue, qu’on ne doit pas s’étonner d’entendre les gens du grand monde se plaindre sans cesse de l’ennui qu’elles leur causent. C’est, au reste, une plainte qui leur est tout-à-fait particulière.
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La nuit cependant lui rendit enfin, non le repos, nous le craignons, mais du moins les douceurs de la solitude. Laissons-la se livrer à sa mélancolie, et poursuivons notre histoire. Une voix secrète nous avertit que nous touchons à un grand événement.
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Scène pathétique entre M. Allworthy et mistress Miller.
 
Quand M. Allworthy fut de retour de chez l’écuyer Western, mistress Miller eut avec lui un long entretien. Elle lui apprit que Jones, le jour même qu’il quitta sa maison, avait eu le malheur de perdre tout ce qu’il devait à sa libéralité ; elle lui peignit les cruels embarras où cette perte l’avait jeté : détails qu’elle tenait, dit-elle, du fidèle Partridge. Enfin elle lui reparla des obligations qu’elle avait à Jones, en se gardant toutefois d’une entière exactitude sur ce qui concernait sa fille. Malgré sa confiance en M. Allworthy, et son peu d’espoir de cacher une aventure malheureusement connue d’une demi-douzaine de personnes, elle ne put se résoudre à faire mention des circonstances qui étaient de nature à compromettre la réputation de sa chère Nancy. Elle adoucit au contraire cette partie de son histoire
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avec autant de précaution que si elle eût parlé devant un juge, et que sa fille eût été accusée d’infanticide.
 
« Il y a, répondit M. Allworthy, très-peu de caractères assez complètement vicieux pour ne pas offrir quelque mélange de vertu. Tout pervers qu’est ce jeune homme, je ne nierai point que vous ne lui ayez de grandes obligations, et j’excuserai par ce motif l’éloge que vous m’en avez fait ; mais ne prononcez plus son nom devant moi ; je l’exige absolument. Croyez que c’est sur les preuves les plus claires, les plus convaincantes, que je me suis décidé au parti que j’ai pris à son égard.
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– Je n’en doute point, monsieur ; mais le temps vous montrera les faits sous leur véritable jour, et vous prouvera que ce pauvre jeune homme a plus de titres à vos bontés que certaines gens dont je tais le nom.
 
– Madame, répondit M. Allworthy d’un ton brusque, je ne suis pas d’humeur à entendre des réflexions offensantes pour mon neveu. Si vous vous en permettez encore une seule, je quitterai à l’instant votre maison. Mon neveu est le plus digne, le meilleur des hommes, et, je vous le répète, il a poussé l’amitié pour ce mauvais sujet jusqu’à un excès digne de blâme, en me cachant trop longtemps ses plus coupables actions. L’ingratitude
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du misérable envers un si bon jeune homme est ce qui m’irrite le plus ; j’ai, madame, de fortes raisons de croire qu’il avait conçu le dessein de supplanter mon neveu dans mon affection, et de m’engager à le déshériter.
 
– Assurément, monsieur, reprit mistress Miller un peu troublée (car, si M. Allworthy avait le sourire plein de douceur, il inspirait l’effroi quand il fronçait le sourcil), assurément je ne dirai jamais de mal d’une personne dont il vous plaît de penser du bien. Cette conduite ne me siérait guère, surtout lorsqu’il est question de votre plus proche parent. Mais, monsieur, vous ne pouvez, vous ne devez pas vous offenser de mon intérêt pour ce pauvre malheureux ; je puis bien lui donner ce nom maintenant. Hélas ! il fut un temps où vous vous seriez fâché contre moi, s’il m’était arrivé de parler de lui avec trop peu de considération. Que de fois vous ai-je entendu l’appeler votre fils ! que de fois m’avez-vous entretenue de lui avec toute la tendresse d’un père ! Je ne puis oublier tout ce que vous vous plaisiez à me dire de sa figure, de son esprit, de ses vertus, de sa générosité ; non, je ne puis l’oublier. Il n’a point cessé de mériter cet éloge ; je le sais par ma propre expérience. C’est à lui que je dois le salut de ma famille. Excusez mes larmes, j’ai bien sujet d’en répandre, quand je considère dans
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quel abîme de malheurs est tombé ce pauvre jeune homme, à qui j’ai tant d’obligations ; quand je songe qu’il a perdu vos bontés, dont il faisait plus de cas que de sa propre vie. Je le plains, et je dois le plaindre. Eussiez-vous un poignard à la main, fussiez-vous prêt à me l’enfoncer dans le cœur, je ne pourrais m’empêcher de déplorer le sort d’un infortuné que vous avez aimé, et que j’aimerai toujours. »
 
M. Allworthy fut vivement ému de ce discours ; mais il ne parut pas l’être de colère. Après un moment de silence, prenant mistress Miller par la main : « Allons, madame, lui dit-il d’un air affectueux, songeons maintenant à votre fille. Je ne puis blâmer la joie que vous cause une union qui lui promet de grands avantages ; mais vous n’ignorez pas que ces avantages dépendent principalement de la réconciliation de votre gendre avec son père. Je connais beaucoup M. Nightingale ; j’ai eu autrefois des relations d’affaires avec lui ; j’irai le voir, et je tâcherai de vous le rendre favorable. Je le crois assez intéressé : cependant, comme il s’agit d’un fils unique, et qu’enfin on ne peut revenir sur le passé, peut-être parviendra-t-on avec le temps à lui faire entendre raison, et je vous promets de m’y employer de tout mon pouvoir. »
 
Cette offre obligeante valut à M. Allworthy
Cette offre obligeante valut à M. Allworthy mille remercîments de l’excellente femme. Elle y joignit de nouveaux témoignages de sa reconnaissance pour Jones. « C’est encore à lui, monsieur, dit-elle, que je suis redevable du service que vous daignez me rendre. » M. Allworthy l’interrompit avec douceur. Il était trop bon pour s’offenser du noble sentiment qui animait mistress Miller ; et si son ancienne colère contre Jones n’eût pas été réveillée par l’attentat récent qu’on lui imputait, peut-être se serait-elle un peu calmée au récit d’une action que la plus noire malice n’aurait pu envenimer.
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mille remercîments de l’excellente femme. Elle y joignit de nouveaux témoignages de sa reconnaissance pour Jones. « C’est encore à lui, monsieur, dit-elle, que je suis redevable du service que vous daignez me rendre. » M. Allworthy l’interrompit avec douceur. Il était trop bon pour s’offenser du noble sentiment qui animait mistress Miller ; et si son ancienne colère contre Jones n’eût pas été réveillée par l’attentat récent qu’on lui imputait, peut-être se serait-elle un peu calmée au récit d’une action que la plus noire malice n’aurait pu envenimer.
 
Il y avait plus d’une heure que M. Allworthy et mistress Miller étaient ensemble, quand l’arrivée de Blifil, accompagné du procureur Dowling, mit fin à leur entretien. Dowling était devenu le favori de Blifil. M. Allworthy, à la prière de son neveu, l’avait pris pour intendant, et sur sa recommandation, M. Western lui avait promis la même place chez lui, dès qu’elle viendrait à vaquer. Il se proposait en attendant de l’employer à terminer quelques affaires d’intérêt qu’il avait à Londres.
 
C’était là le principal but du voyage de Dowling. Il avait profité de cette occasion pour apporter de l’argent à M. Allworthy, et pour lui donner, sur l’administration de sa terre, différents détails qui ne méritent pas de figurer dans
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notre histoire. Nous laisserons en conséquence l’oncle et le neveu s’en occuper à loisir avec M. Dowling, et nous passerons à un autre sujet.
 
 
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Matières diverses.
 
Avant d’aller retrouver M. Jones, occupons-nous encore un moment de Sophie. Elle était parvenue, comme on l’a vu, par une innocente flatterie, à mettre sa tante de bonne humeur, sans pouvoir toutefois diminuer son engouement pour Fellamar. Lady Bellaston l’avait encore rendu plus vif, en lui disant la veille au soir qu’elle était fort satisfaite des dispositions de Sophie et de sa conduite à l’égard du lord. Il fallait, suivant elle, éviter tout délai et se hâter de conclure l’affaire, de façon à ne pas laisser à miss Western le temps de la réflexion et à l’obliger de donner son consentement, sans presque savoir ce qu’elle ferait : « C’est ainsi, ajoutait-elle, que s’arrangent la moitié des mariages parmi les gens de qualité. »
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Réflexion assez juste, et qui explique la mutuelle tendresse qu’on voit régner ensuite dans un si grand nombre d’heureux ménages.
 
Lady Bellaston tint le même langage à lord Fellamar. Il embrassa son avis avec tant de chaleur, que mistress Western, à sa prière, fixa le lendemain pour une entrevue particulière entre le lord et Sophie. Elle instruisit sa nièce de cette détermination, et la pressa en termes si impérieux d’y souscrire, que la jeune personne, après une longue et vaine résistance, finit par lui donner la plus grande preuve de complaisance qui fût en son pouvoir : elle consentit à voir le lord.
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– N’est-il donc, mademoiselle, aucun moyen d’expier un instant de délire ? Ma téméraire ardeur a dû vous convaincre que la violence de l’amour m’avait ôté l’usage de la raison.
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– Milord, il dépend de vous de me donner une preuve d’affection qui me toucherait beaucoup plus que votre amour, et m’inspirerait aussi plus de reconnaissance.
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– Ô la plus charmante, la plus adorable des femmes ! ne m’accusez pas d’une telle indignité, quand votre honneur, votre intérêt me sont si chers, quand je n’ai d’autre dessein, d’autre espoir, d’autre ambition que de mettre à vos pieds ma personne, mes titres, ma fortune, enfin tout ce que je possède.
 
– C’est à cette fortune, milord, c’est à ces titres que vous devez l’avantage dont je me plains.
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Ce sont là les charmes qui ont séduit mes parents ; mais ils n’ont aucun empire sur moi. Si vous avez, milord, le désir de mériter ma reconnaissance, il n’en est qu’un moyen.
 
– Votre reconnaissance, ô céleste créature ! ne proférez pas ce mot. Je ne puis rien faire pour vous que vous ne méritiez, rien qui ne me cause trop de plaisir pour laisser une place à votre reconnaissance.
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– Je le répète, milord, vous pouvez mériter, non-seulement ma reconnaissance, mais mon estime, mais tous mes vœux pour votre bonheur ; vous le pouvez, même sans peine : un cœur généreux n’en doit éprouver aucune à exaucer ma prière. Souffrez donc que je vous conjure de renoncer à une poursuite dont le succès est impossible. Je vous demande cette grâce autant pour vous que pour moi ; la noblesse de votre caractère ne vous permet pas, sans doute, de prendre plaisir à tourmenter une infortunée. Quel fruit d’ailleurs attendez-vous d’une persévérance qui, sur mon honneur, sur le salut de mon âme, ne peut rien obtenir, et n’obtiendra jamais rien de moi, dans quelque abîme de maux que vous parveniez à me plonger ? »
 
Ici milord poussa un profond soupir. « Eh quoi ! mademoiselle, suis-je donc assez malheureux pour vous inspirer tant de haine et de mépris ? ou me pardonnerez-vous de soupçonner qu’un autre…
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ou me pardonnerez-vous de soupçonner qu’un autre…
 
– Milord, répondit Sophie avec vivacité, je ne vous dois aucun compte de mes sentiments. Je vous rends grâce des offres brillantes que vous m’avez faites. Elles surpassent, je l’avoue, mon mérite et mes espérances ; cependant, milord, je vous déclare que je ne puis les accepter, et je me flatte que vous me dispenserez de vous expliquer les motifs de mon refus. »
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Lord Fellamar fit à Sophie une longue réponse peu intelligible, soit qu’elle péchât contre la grammaire, ou qu’elle fût dépourvue de sens. Il la termina en disant que, si miss Western avait disposé de son cœur en faveur de quelque gentilhomme, tout malheureux que le rendrait cet engagement, il se croirait obligé en honneur à se désister de ses prétentions. Le lord appuya sans doute avec trop d’affectation sur le mot gentilhomme : nous ne pouvons expliquer autrement l’indignation de Sophie, qui montra dans sa réponse le vif ressentiment d’une injure.
 
Tandis qu’elle parlait d’un ton de voix plus élevé que de coutume, mistress Western entra, le visage en feu, les yeux étincelants de colère. « Je suis honteuse, milord, dit-elle, de l’accueil qu’on vous fait ici. Croyez qu’il n’y a personne parmi nous qui ne soit sensible à l’honneur de
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votre proposition. Quant à vous, miss Western, je dois vous dire que votre famille attendait de vous une autre conduite. »
 
Le lord intercéda, mais en vain, pour la jeune personne. La tante ne cessa ses reproches que lorsque Sophie, tirant son mouchoir de sa poche, se jeta dans un fauteuil et fondit en larmes.
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Ces dernières paroles ne parvinrent pas aux oreilles de Sophie ; elle était sortie de la chambre un moment auparavant, plus irritée qu’elle ne l’avait été de sa vie. Le lord se répandit en témoignages de reconnaissance pour la tante, en protestations d’amour et de constance pour la nièce. Encouragé dans ces dispositions par mistress Western, il prit congé d’elle et se retira.
 
Avant de raconter la scène qui eut lieu ensuite entre Sophie et sa tante, il est à propos de faire connaître un événement fâcheux qui avait occasionné la fureur et le brusque retour de mistress Western.
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entre Sophie et sa tante, il est à propos de faire connaître un événement fâcheux qui avait occasionné la fureur et le brusque retour de mistress Western.
 
Le lecteur saura donc que la femme de chambre actuelle de Sophie était entrée à son service sur la recommandation de lady Bellaston, chez qui elle avait passé quelque temps en qualité de coiffeuse. C’était une fille d’esprit ; on l’avait chargée de surveiller soigneusement la jeune personne. Elle tenait ses instructions (il nous en coûte de le dire) de mistress Honora, que lady Bellaston avait su si bien gagner, que l’ancienne et vive affection de cette créature pour Sophie, était entièrement effacée par son dévouement sans bornes à sa nouvelle maîtresse.
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Or, dès que mistress Miller eut quitté Sophie, Betty (c’était le nom de la femme de chambre) retourna auprès d’elle et la trouva occupée à lire attentivement une longue lettre. L’altération visible qu’elle remarqua dans ses traits aurait suffi pour exciter les soupçons qu’elle conçut ; mais ils avaient encore un fondement plus solide, car elle avait entendu toute la conversation de Sophie et de mistress Miller.
 
Betty alla rendre compte de ses observations à mistress Western. Cette dame loua son zèle, récompensa sa fidélité, et lui donna l’ordre de
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faire entrer chez elle la femme qui avait apporté la lettre, si elle revenait.
 
Malheureusement mistress Miller revint au moment où Sophie était avec le lord. Betty, selon l’ordre qu’elle avait reçu, la conduisit aussitôt chez mistress Western. Celle-ci, déjà instruite en grande partie de ce qui s’était passé la veille, persuada aisément à la bonne femme que Sophie ne lui avait rien caché, et tira d’elle par ce moyen ce qu’elle savait au sujet de la lettre et de Jones.
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La pauvre créature était la simplicité même. On pouvait, sans injustice, la ranger dans la classe de ces personnes toujours prêtés à croire tout ce qu’on leur dit. En fait de ruse, la nature ne les a pourvues d’aucune arme offensive ni défensive ; de sorte qu’elles sont à la merci de quiconque veut faire seulement, pour les tromper, les frais d’un petit mensonge. Mistress Western n’eut pas de peine à obtenir d’elle une entière confidence. Ce qu’elle en apprit était peu de chose, mais ce peu lui donna beaucoup à penser. Elle la congédia en l’assurant que Sophie ne la verrait pas, qu’elle ne répondrait pas à la lettre et n’en recevrait pas d’autres. Avant de la renvoyer, elle lui fit une sévère mercuriale sur le honteux métier d’entremetteuse qu’elle ne rougissait point de remplir.
 
Cet entretien avait déjà disposé d’une manière
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peu favorable l’esprit de mistress Western, lorsque, passant dans la pièce voisine de celle où étaient Fellamar et Sophie, elle entendit sa nièce rejeter avec hauteur les hommages du lord. Ne pouvant pas contenir sa colère, elle se précipita dans l’appartement, et se livra à cet excès de rage que nous avons décrit en rendant compte de la scène qui précéda le départ du lord.
 
Fellamar ne fut pas plus tôt sorti que mistress Western alla retrouver Sophie et lui reprocha, dans les termes les plus amers, d’abuser de sa confiance, et d’oser recevoir en secret des lettres d’un homme avec qui, la veille même, elle voulait promettre par serment de n’entretenir aucune correspondance.
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– Je rougirais de mentir. En effet, madame, j’ai reçu une lettre, mais sans l’avoir désirée, et je puis ajouter malgré moi.
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– En vérité, mademoiselle, vous devriez rougir d’un tel aveu : mais où est cette lettre ? je veux la voir, montrez-la-moi. »
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– Puis-je supporter ce langage, reprit mistress Western, de la part d’une fille qui a dans sa poche la lettre d’un assassin ?
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– Je n’ai pas, je vous jure, de pareille lettre dans ma poche ; et s’il est un assassin, il sera bientôt hors d’état de vous causer de l’inquiétude.
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Sophie se récria contre la rigueur de cet arrêt ; sa tante ne daigna pas l’écouter. Nous la laisserons persister dans sa résolution, puisque aussi bien il n’y a, selon toute apparence, aucun espoir de l’engager à en changer.
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Ayant appris qu’il n’y avait eu d’autres témoins de la malheureuse rencontre de Jones et de Fitz-Patrick, que des matelots d’un vaisseau de guerre mouillé à Deptford, il s’y rendit sur-le-champ. On lui dit que les gens qu’il cherchait étaient tous à terre. Impatient de les joindre, il les suivit à la piste de place en place, et fut enfin assez heureux pour en trouver deux qui buvaient ensemble avec un tiers, dans un méchant cabaret près d’Aldersgate.
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Nightingale ayant témoigné le désir de parler à Jones en particulier, Partridge, qui était avec son maître, se retira. Dès qu’il fut sorti, Nightingale prit Jones par la main : « Allons, mon brave ami, s’écria-t-il, ne vous laissez pas trop abattre par ce que je vais vous dire. Il m’est pénible d’avoir de mauvaises nouvelles à vous donner ; mais je crois de mon devoir de ne point vous les taire.
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– Écoutez-moi, je vais vous parler franchement. Après d’actives recherches, j’ai découvert deux témoins du funeste accident, et je suis fâché de le dire, leur récit ne s’accorde pas avec le vôtre.
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– Que disent-ils donc ?
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– Eh bien ! sur le salut de mon âme, ils me calomnient. C’est Fitz-Patrick qui m’a frappé le premier ; et il m’a frappé sans la moindre provocation de ma part. Qui peut engager ces misérables à m’accuser faussement ?
 
– Je l’ignore, et si vous-même et moi, votre sincère ami, nous ne pouvons concevoir le motif qui les porte à vous accuser, quelles raisons un tribunal impartial aura-t-il de ne pas les croire ? Je leur ai adressé plus d’une fois la même question ; elle leur a été répétée par leur compagnon que je suppose un marin, et qui semblait prendre à votre sort un vif intérêt. Il les a priés de considérer qu’il s’agissait de la vie d’un homme, et leur a demandé à plusieurs reprises s’ils étaient sûrs du fait qu’ils avançaient. Tous deux ont répondu qu’ils étaient prêts à l’attester par serment. Pour l’amour de Dieu, mon cher ami, pensez-y bien. Si leur témoignage se trouvait conforme à la vérité, il serait temps de songer à vous procurer des protecteurs. Je ne veux pas vous effrayer ; mais vous savez sans doute avec
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quelle sévérité la loi punit l’agresseur, quelque violentes qu’aient été les provocations verbales.
 
– Hélas ! mon, ami, est-il des protecteurs pour un malheureux tel que moi ? Pensez-vous d’ailleurs que je voulusse vivre avec la réputation d’un meurtrier ? Eussé-je des amis (hélas ! je n’en ai point), aurais-je le front de solliciter leur crédit en faveur d’un homme condamné pour le plus noir des crimes ? Croyez-moi, je ne conserve aucun espoir. Toute ma confiance est dans un tribunal bien supérieur à celui qui me jugera, et dont j’obtiendrai sûrement la protection que je mérite. »
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Ce serment ébranla de nouveau Nightingale, et commençait à le faire pencher pour son ami, quand mistress Miller entra et rendit compte du mauvais succès de sa démarche. « À présent, mon cher Nightingale, dit Jones avec un calme héroïque, j’envisage d’un œil d’indifférence le sort qui m’attend, quel qu’il soit. S’il plaît au ciel que j’expie par ma mort le sang que j’ai versé, j’espère qu’un jour la bonté divine daignera manifester mon innocence, et que les paroles d’un mourant inspireront assez de confiance pour mettre ma mémoire à l’abri de la calomnie. »
 
À ce discours succéda une scène fort triste
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entre le prisonnier et ses amis. Peu de lecteurs auraient souhaité d’en être témoins, et très-peu aussi désireraient sans doute d’en entendre les détails : nous passerons donc au récit d’un autre incident. Le geôlier vint annoncer à Jones qu’une dame étrangère demandait à lui parler, lorsqu’il aurait le loisir de la recevoir.
 
Jones s’étonna de cette visite. Il ne connaissait point, dit-il, de femme au monde dont il pût en attendre une dans le lieu qu’il habitait. Cependant, comme il n’avait pas de motif plausible de refuser de voir personne, il invita mistress Miller et M. Nightingale à se retirer, et donna ordre de faire entrer la dame.
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Le lecteur sait très-bien qui était mistress Waters. Ce qu’il ignore et ce qu’il faut lui apprendre, c’est ce qu’elle était devenue. Nous le prierons donc de se rappeler que mistress Waters partit d’Upton dans la même voiture que M. Fitz-Patrick et un autre gentilhomme irlandais, et se rendit à Bath avec eux.
 
Or il y avait en ce temps-là une certaine place
Or il y avait en ce temps-là une certaine place vacante dans la maison et à la disposition de M. Fitz-Patrick. C’était une place de femme. La dame qui l’occupait s’en était démise depuis peu, ou du moins en avait abandonné les fonctions. Pendant le voyage, M. Fitz-Patrick examina avec beaucoup d’attention mistress Waters, et la jugea très-propre à remplir cet emploi. En arrivant à Bath, il le lui conféra sur-le-champ, et elle l’accepta sans le plus léger scrupule. Tout le temps qu’ils passèrent à Bath, ils vécurent comme mari et femme, et comme mari et femme ils arrivèrent ensemble à Londres.
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vacante dans la maison et à la disposition de M. Fitz-Patrick. C’était une place de femme. La dame qui l’occupait s’en était démise depuis peu, ou du moins en avait abandonné les fonctions. Pendant le voyage, M. Fitz-Patrick examina avec beaucoup d’attention mistress Waters, et la jugea très-propre à remplir cet emploi. En arrivant à Bath, il le lui conféra sur-le-champ, et elle l’accepta sans le plus léger scrupule. Tout le temps qu’ils passèrent à Bath, ils vécurent comme mari et femme, et comme mari et femme ils arrivèrent ensemble à Londres.
 
Soit que M. Fitz-Patrick eût trop de sens pour se dessaisir d’un bien précieux, avant de s’en être assuré un autre dont il n’avait plus qu’un faible espoir de recouvrer la possession ; soit que mistress Waters se fût si bien acquittée de son emploi, qu’il voulût lui conserver dans sa maison le premier rang, et ne laisser, comme on le voit souvent, que le second à sa femme légitime, il est certain qu’il ne lui dit pas un mot de sa fugitive moitié, ni de son dessein de la reprendre. Il se garda soigneusement aussi de lui communiquer la lettre remise entre ses mains par mistress Western, et bien davantage de prononcer devant elle le nom de Jones. Malgré sa résolution de se battre avec notre héros partout où il le rencontrerait, il n’imita pas ces hommes prudents qui regardent
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en pareille circonstance une femme, une mère, une sœur, et quelquefois toute une famille comme leur meilleur rempart. La première confidence qu’il fit à mistress Waters ne lui échappa qu’après qu’on l’eut transporté chez lui, de l’auberge où sa blessure avait été pansée.
 
M. Fitz-Patrick n’avait jamais su raconter clairement une histoire. Peut-être s’embrouilla-t-il ce jour-là un peu plus que de coutume. En effet, mistress Waters fut quelque temps avant de comprendre que l’auteur de sa blessure était ce même jeune homme qui lui en avait fait une dans le cœur, sinon mortelle, du moins assez profonde pour qu’elle en conservât encore la cicatrice. Elle n’eut pas plus tôt appris que M. Jones était détenu comme assassin à Gate-House, que laissant M. Fitz-Patrick aux soins de sa garde, elle courut rendre visite au prisonnier.
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Elle entra dans sa chambre avec un air de gaîté que dissipa subitement la sombre tristesse empreinte sur la physionomie de Jones. Il tressaillit à sa vue.
 
« Je ne m’étonne point de votre surprise, lui dit-elle. Vous ne vous attendiez sûrement pas à me voir. On ne reçoit guère ici des visites d’une femme, à moins que ce ne soit de la sienne. Jugez, M. Jones, du pouvoir que vous avez sur moi.
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Quand nous nous séparâmes à Upton, j’étais loin de penser que notre première entrevue aurait lieu dans un pareil séjour.
 
– Je dois, madame, vous rendre grâce de votre visite. Il est rare qu’on aille chercher les malheureux, surtout dans ces sombres demeures.
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Jones s’indigna de ce ton de légèreté, et témoigna une extrême douleur de ce qui s’était passé.
 
« Eh bien, monsieur, répondit mistress Waters, si vous prenez la chose si fort à cœur, je puis vous tranquilliser. Votre adversaire n’est pas mort, et j’ai presque la certitude que sa vie ne court aucun risque. Le chirurgien qui l’a pansé d’abord était un jeune homme qui s’est plu à représenter sa blessure comme très-grave, afin que la cure lui fit plus d’honneur ; mais le chirurgien du roi l’a vu depuis, et il assure qu’à moins que
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la fièvre ne vienne à se déclarer, ce qui lui paraît peu probable, il ne craint point pour ses jours. »
 
À ce récit, un rayon de joie brilla sur le visage de Jones. Mistress Waters affirma qu’elle n’avait dit que la vérité. Puis elle ajouta : « Par le plus singulier des hasards, je loge dans la même maison que le gentilhomme ; je l’ai vu : je vous garantis qu’il vous rend justice ; il confesse, sans s’inquiéter des conséquences de son aveu, que c’est lui qui a été l’agresseur, et que vous n’avez pas le moindre tort. »
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Jones montra la plus grande satisfaction d’une si heureuse nouvelle. Il dit ensuite à mistress Waters beaucoup de choses qu’elle savait déjà, comme : qui était M. Fitz-Patrick, d’où venait son ressentiment, etc. Il lui conta aussi plusieurs faits qu’elle ignorait, tels que l’aventure du manchon et d’autres particularités, taisant seulement le nom de Sophie. Après quoi il déplora les fautes sans nombre dont il s’était rendu coupable, et qui toutes avaient eu, disait-il, des suites si funestes, qu’il serait inexcusable de ne pas profiter de son expérience, et de persévérer dans le même désordre. Enfin il annonça la résolution d’être sage à l’avenir, dans la crainte d’essuyer encore de plus grands malheurs.
 
Mistress Waters se moqua de tous ces beaux
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discours, les attribuant au chagrin et à l’ennui de la captivité. Elle répéta de vieilles plaisanteries sur la conversion du diable quand il fut malade, et dit à Jones qu’elle se flattait de le voir bientôt libre, aussi gai qu’auparavant, et radicalement guéri des vains scrupules qui tourmentaient sa conscience.
 
Mistress Waters lui tint encore bien des propos semblables que nous ne rapporterons pas. Certains lecteurs pourraient les trouver peu honorables pour elle, tandis que d’autres s’amuseraient peut-être à tourner en ridicule les réponses de Jones. Nous supprimerons donc le reste de leur conversation, nous bornant à observer que l’entrevue se termina d’une manière tout-à-fait innocente, et beaucoup plus à la satisfaction de Jones qu’à celle de mistress Waters. Si l’un était ravi des nouvelles qu’il venait d’apprendre, l’autre n’était pas aussi charmée des dispositions repentantes d’un jeune homme dont elle avait pris à Upton une idée très-différente de celle qu’elle en concevait en ce moment.
 
La visite de mistress Waters adoucit infiniment la tristesse qu’inspirait à Jones le rapport de Nightingale ; mais le découragement que lui avait causé celui de mistress Miller était toujours le même. Son récit s’accordait si bien avec la lettre de Sophie, qu’il ne douta pas qu’elle n’eût montré
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la sienne à sa tante et pris la ferme résolution de l’abandonner. Cette pensée le pénétra d’une douleur qui ne pourrait se comparer qu’à celle où le plongea le nouveau malheur que lui réservait la fortune, et que nous ferons connaître dans le second chapitre du livre suivant.
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Nous touchons, cher lecteur, au terme d’un long voyage. Après avoir fait de compagnie tant de chemin, conduisons-nous l’un envers l’autre comme des voyageurs qui ont passé ensemble plusieurs jours dans une diligence. De petites altercations, de malignes plaisanteries ont-elles troublé leur union pendant la route, au dernier relais ils se réconcilient et remontent gaîment en voiture. Suivons leur exemple : ce moment passé, il peut nous arriver (ce qui leur arrive communément) de ne plus nous revoir.
 
Puisque nous avons fait usage de cette comparaison, qu’on nous permette de la pousser un
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peu plus loin. Notre intention est d’imiter dans ce dernier livre la conduite que tiennent, à leur dernière journée, les honnêtes voyageurs dont nous venons de parler. Une heure ou deux avant de se séparer, ils font trêve de bons mots et de railleries. Ceux d’entre eux qui ont joué jusque-là le rôle de plaisants n’hésitent point à le quitter ; et la conversation prend d’ordinaire un ton naturel et sérieux.
 
Nous de même, cher lecteur, si, pour t’amuser, nous n’avons pas craint de recourir de temps en temps à la plaisanterie, nous aurons soin de nous l’interdire désormais. L’abondance et la variété des matières que nous serons forcé d’entasser dans ce livre laisseront peu de place à ces observations badines qu’il nous a plu de faire ailleurs, et qui ont peut-être quelquefois écarté le sommeil prêt à fermer ta paupière. La dernière partie de notre ouvrage ne t’offrira rien ou presque rien de ce genre. Ce ne sera qu’un simple récit ; et en considérant la multitude des grands événements qui vont se développer sous tes yeux, tu t’étonneras de les voir renfermés dans un si petit nombre de pages.
 
Or maintenant, ami lecteur, nous saisissons cette occasion (n’en pouvant guère espérer d’autre) de te souhaiter tout le bonheur possible. Si notre compagnie t’a été agréable pendant le voyage,
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c’était ce que nous désirions ; si nous t’avons offensé en quelque chose, nous n’en avions pas l’intention. Nous est-il échappé des traits qui t’aient blessé, toi ou tes amis, nous déclarons solennellement qu’ils n’étaient dirigés ni contre toi ni contre eux. Sans doute on t’aura débité bien des fables sur notre compte, on t’aura dit que tu allais voyager avec un homme d’humeur caustique et railleuse : c’est une calomnie. Personne ne hait et ne méprise la satire plus que nous, ni avec plus de raison ; car personne n’a eu davantage à s’en plaindre. Admire, cher lecteur, notre étrange destinée ; on nous a imputé d’injurieux pamphlets composés par ces mêmes écrivains faméliques qui, dans d’autres libelles, nous ont outragé avec la dernière violence.
 
Nous sommes, au reste, bien convaincu que tous ces plats écrits seront oubliés longtemps avant que cette page tombe sous tes yeux. Quelque courte en effet que puisse être la durée de nos ouvrages, nous osons croire qu’ils survivront à la frêle existence de leur auteur, et aux productions éphémères de ses ennemis.
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– Que veux-tu dire ?
 
– Ce que je veux dire, monsieur ? Ô ciel !
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cette femme qui vient de sortir est-elle bien celle qui était avec vous à Upton ?
 
– Oui.
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– Monsieur, je n’ai pas la force de vous conter la chose maintenant ; mais je vous ai dit la vérité. Cette femme qui sort d’ici est votre mère. Quelle fatalité que je ne l’aie pas su à temps pour prévenir un tel crime ! Assurément il faut que ce soit l’œuvre du diable en personne.
 
– Ah ! s’écria Jones, la fortune ne cessera pas de me persécuter, qu’elle ne m’ait réduit au désespoir… Mais pourquoi m’en prendre à la fortune ? je
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suis l’unique artisan de mes maux ; oui, tous les maux que j’ai éprouvés ne sont que la conséquence de mes folies et de mes vices. Ce que tu m’as dit, Partridge, m’a presque ôté l’usage de la raison. Mistress Waters était donc… mais à quoi bon le demander ? Tu dois bien la connaître. Si tu as quelque affection pour moi, que dis-je ? si tu es capable d’un sentiment de pitié, va, je t’en prie, cours chercher cette malheureuse femme, engage-la à revenir me voir… Grand Dieu, ma mère !… un inceste !… À quelle destinée suis-je réservé ! »
 
Il tomba alors dans un désespoir si furieux, que Partridge ne voulut pas le quitter. Quand les premiers transports de sa douleur furent un peu calmés, il dit à son fidèle serviteur que mistress Waters logeait dans la même maison que le gentilhomme blessé, et lui ordonna d’aller la chercher.
 
Si le lecteur veut bien se rappeler la scène de l’auberge d’Upton, décrite dans notre neuvième livre, il admirera le bizarre concours de circonstances qui empêcha Partridge de voir mistress Waters pendant les vingt-quatre heures qu’elle passa dans cette auberge avec Jones. Le monde offre souvent des exemples de pareils hasards ; les plus grands événements y sont produits par un invisible enchaînement de petites causes, et
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un œil attentif peut en découvrir plus d’une preuve dans cette histoire.
 
Après deux ou trois heures de courses infructueuses, Partridge revint sans avoir trouvé mistress Waters. Jones, qui se désolait de sa longue absence, pensa devenir fou en apprenant le mauvais succès de ses recherches. Il était encore dans cet état violent, lorsqu’il reçut la lettre suivante :
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« J. WATERS. »
 
« P. S. Soyez tranquille, la vie de M. Fitz-Patrick
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ne court aucun danger. Ainsi, quelques crimes que vous puissiez avoir à vous reprocher, l’homicide n’est pas du nombre. »
 
Cette lettre faillit ôter à Jones l’usage de ses sens. Il la laissa tomber de sa main défaillante. Partridge la ramassa, et s’autorisant du silence de son maître, la lut à son tour. Le saisissement qu’elle lui causa ne fut pas moindre que celui de Jones. C’est au pinceau et non à la plume à rendre l’horreur qui se manifesta sur le visage de l’un et de l’autre. Tandis qu’ils gardaient tous deux un morne silence, le geôlier entra ; et sans prendre garde à l’altération de leurs physionomies, qui n’était que trop visible, il dit à Jones qu’un étranger demandait à lui parler. Jones donna l’ordre de l’introduire sur-le-champ : c’était Black Georges.
 
Le garde-chasse, moins accoutumé que le geôlier à des scènes lugubres, remarqua au premier abord le trouble extrême qu’annonçait la figure de Jones ; il l’attribua au funeste accident qui était arrivé, et qu’on avait peint à M. Western sous les couleurs les plus odieuses. Georges en conclut que le gentilhomme était mort, et M. Jones menacé d’une fin prochaine et ignominieuse. Cette pensée l’affligea beaucoup ; car il avait l’âme compatissante, et malgré la petite contravention au devoir de l’amitié qu’il s’était permise par faiblesse, il n’était pas tout-à-fait dépourvu de reconnaissance pour les services que M. Jones lui avait autrefois rendus.
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pour les services que M. Jones lui avait autrefois rendus.
 
Le pauvre garçon fut si ému de ce triste spectacle, que ses yeux se mouillèrent de larmes malgré lui. « Monsieur, dit-il à Jones, je suis vraiment touché de votre malheur. Voyez, je vous prie, si je ne pourrais pas vous être utile dans la position où vous vous trouvez. Peut-être avez-vous besoin de quelque argent ; en ce cas le peu que je possède est bien à votre disposition. »
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– On vous a mal instruit, Georges, dit Partridge ; le gentilhomme n’est point mort, ni en danger de mourir. Cessez de troubler mon maître. Il éprouve un chagrin que vous ne pouvez adoucir.
 
– Vous ne savez pas ce dont je suis capable, monsieur Partridge, repartit Georges. Si ma jeune
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maîtresse est l’objet de son chagrin, j’ai des nouvelles à lui apprendre…
 
– Que dites-vous, Georges ? s’écria Jones ; est-il arrivé depuis peu quelque événement où ma Sophie soit intéressée ?… Ma Sophie ! misérable que je suis ! comment osé-je profaner ainsi son nom ?
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– J’espère, répliqua Georges, qu’elle sera encore votre Sophie. Oui, monsieur, j’ai à vous conter quelque chose qui la concerne. Madame Western vient de la ramener chez son père, et il y a eu bien du bruit à cette occasion. Je n’ai pu en savoir au juste la cause ; mais mon maître était dans une furieuse colère, et madame Western aussi. Je l’ai entendue déclarer, en remontant dans sa chaise à porteurs, que de sa vie elle ne remettrait les pieds chez mon maître. Encore une fois, j’ignore ce dont il s’agissait, mais tout était parfaitement tranquille quand je suis sorti. Robin, qui servait au souper, m’a dit qu’il n’avait pas vu depuis longtemps l’écuyer de si bonne humeur avec notre jeune maîtresse. Il l’a embrassée plusieurs fois en jurant qu’elle ferait à l’avenir tout ce qu’elle voudrait, et qu’il ne songerait plus jamais à l’enfermer. J’ai cru, monsieur, que cette nouvelle vous serait agréable, et quoiqu’il fût déjà tard, je me suis échappé pour venir vous l’apprendre. »
 
Jones assura Black Georges qu’il en ressentait
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une extrême joie, et lui dit que, sans oser prétendre désormais à la possession de l’incomparable miss Western, il ne pouvait éprouver de plus grand adoucissement à ses peines que la pensée de la savoir heureuse.
 
Le reste de l’entretien ne mérite pas de trouver place ici. Le lecteur nous pardonnera donc de le passer sous silence. Il vaut mieux lui expliquer d’où provenait ce vif retour de tendresse de l’écuyer pour sa fille.
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Mistress Western, en arrivant chez son frère, commença par lui vanter avec beaucoup d’emphase l’honneur et les avantages qui reviendraient à la famille d’une alliance avec le lord Fellamar, et se plaignit amèrement du refus obstiné de Sophie. L’écuyer ayant approuvé la conduite de sa fille, mistress Western s’emporta aussitôt avec tant de violence contre son frère, qu’il perdit à la fois toute patience et toute réserve. Il s’ensuivit entre eux une dispute telle qu’on n’en a jamais entendu de pareille à Billingsgate[70]. Mistress Western, étant sortie dans le fort de la querelle, n’eut heureusement ni le temps ni peut-être l’idée de parler à son frère de la lettre que Sophie avait reçue.
 
Après le départ de mistress Western, Sophie, qui avait
Après le départ de mistress Western, Sophie, qui avait gardé jusque-là le silence, sans doute autant par nécessité que par goût, se montra reconnaissante envers son père du service qu’il lui avait rendu, en prenant son parti contre sa tante, comme il avait pris le sien contre elle. C’était la première fois qu’elle agissait ainsi. L’écuyer lui en sut beaucoup de gré ; il se souvint que M. Allworthy avait exigé qu’on renonçât aux mesures violentes. Convaincu d’ailleurs que Jones ne pouvait manquer d’être pendu, il se flattait de réussir auprès de sa fille par les voies de la douceur. Dans cette persuasion, il donna encore une fois un libre cours à sa tendresse pour elle. Cet abandon produisit un effet extraordinaire sur l’âme sensible de Sophie. Sans la parole d’honneur qu’elle avait donnée à Jones, et peut-être aussi sans un reste d’intérêt pour cet infortuné, nous sommes presque tenté de croire que dans la vue de faire plaisir à son père, elle se serait sacrifiée à l’homme qu’elle détestait. Elle lui promit de consacrer toute sa vie au soin de lui plaire et de ne jamais se marier que de son consentement. L’écuyer transporté de joie se remit à boire, et but si bien, qu’il se coucha complètement ivre.
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gardé jusque-là le silence, sans doute autant par nécessité que par goût, se montra reconnaissante envers son père du service qu’il lui avait rendu, en prenant son parti contre sa tante, comme il avait pris le sien contre elle. C’était la première fois qu’elle agissait ainsi. L’écuyer lui en sut beaucoup de gré ; il se souvint que M. Allworthy avait exigé qu’on renonçât aux mesures violentes. Convaincu d’ailleurs que Jones ne pouvait manquer d’être pendu, il se flattait de réussir auprès de sa fille par les voies de la douceur. Dans cette persuasion, il donna encore une fois un libre cours à sa tendresse pour elle. Cet abandon produisit un effet extraordinaire sur l’âme sensible de Sophie. Sans la parole d’honneur qu’elle avait donnée à Jones, et peut-être aussi sans un reste d’intérêt pour cet infortuné, nous sommes presque tenté de croire que dans la vue de faire plaisir à son père, elle se serait sacrifiée à l’homme qu’elle détestait. Elle lui promit de consacrer toute sa vie au soin de lui plaire et de ne jamais se marier que de son consentement. L’écuyer transporté de joie se remit à boire, et but si bien, qu’il se coucha complètement ivre.
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M. Allworthy, en entrant chez M. Nightingale, aperçut Black Georges qui en sortait. Il ne fit pas attention à lui, et le garde s’imagina qu’il ne l’avait pas vu.
 
Cependant M. Allworthy, après avoir traité l’objet
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principal de sa visite, demanda à Nightingale s’il connaissait un nommé Georges Seagrim, qu’il avait rencontré à sa porte, et pour quelle affaire cet homme venait chez lui.
 
« Je le connais très-bien, répondit Nightingale. C’est un garçon tel qu’on n’en voit guère par le temps qui court. Avec le mince revenu d’un bien affermé trente livres sterling, il a trouvé le moyen d’en amasser cinq cents.
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– Oui, et rien n’est plus vrai, je vous assure. J’ai entre les mains la somme en cinq billets de banque, qu’il m’a chargé de placer sur hypothèque, ou en acquisition de biens-fonds, dans le nord de l’Angleterre. »
 
M. Allworthy demanda à voir les billets. L’examen qu’il en fit le surprit extrêmement. Il dit à Nightingale que ces billets avaient été autrefois en sa possession, et lui en conta l’histoire. Personne ne crie plus fort contre la friponnerie des gens d’affaires que les escrocs, les joueurs de profession, et autres coquins de cette espèce. Personne ne se plaint davantage des escrocs, etc. etc., que les prêteurs sur gages, les usuriers, et autres larrons semblables. Soit qu’une manière de voler nuise à l’autre, soit que l’argent, objet commun de la convoitise de tous les fripons, excite en eux un sentiment de jalousie et de rivalité, Nightingale ne fut pas plus tôt instruit de l’action du garde-chasse, qu’il se récria contre son improbité avec plus de chaleur que n’avait fait l’honnête et juste Allworthy.
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Nightingale
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ne fut pas plus tôt instruit de l’action du garde-chasse, qu’il se récria contre son improbité avec plus de chaleur que n’avait fait l’honnête et juste Allworthy.
 
Celui-ci pria Nightingale de garder l’argent et le secret jusqu’à nouvel ordre, et s’il revoyait le drôle, de ne point lui parler de la découverte qu’il avait faite. À son retour, il trouva mistress Miller profondément affligée d’un entretien qu’elle venait d’avoir avec son gendre. M. Allworthy l’informa d’un air riant qu’il apportait d’excellentes nouvelles, et lui annonça, sans plus de préambule, qu’il avait déterminé M. Nightingale à voir son fils. Il se flattait, lui dit-il, d’opérer entre eux une parfaite réconciliation, malgré le redoublement d’humeur que causait au père un autre événement du même genre arrivé dans sa famille : c’était la fuite de sa nièce. M. Allworthy lui en raconta les détails qu’il tenait du vieux Nightingale, et qu’elle ignorait encore, ainsi que son gendre.
 
On doit bien penser que mistress Miller fut aussi satisfaite que reconnaissante de l’heureux succès de la démarche de M. Allworthy. Cependant elle avait tant d’amitié pour Jones, que nous ne saurions dire si la peine qu’elle éprouvait à son sujet ne l’emporta pas sur le plaisir d’apprendre une si bonne nouvelle. On pourrait
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même croire que cette nouvelle, en lui rappelant d’une manière sensible les obligations qu’elle avait à Jones, lui causa réellement plus d’affliction que de joie. « Hélas ! se disait-elle, tandis que ma famille est heureuse, dans quel triste état languit le pauvre jeune homme à la générosité duquel nous devons le commencement de notre félicité ! »
 
Après l’avoir laissée savourer un moment (qu’on nous passe l’expression) la nouvelle consolante qu’il venait de lui donner, M. Allworthy ajouta : « J’en ai encore une autre très-agréable à vous communiquer. Je crois avoir retrouvé un trésor précieux appartenant à un de vos amis ; mais peut-être sa situation présente ne lui permettra-t-elle pas d’en profiter. »
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– Juste ciel ! s’écria mistress Miller… Allons, je dois me taire ; et cependant il est bien dur d’être condamnée au silence quand on entend…
 
– Parlez, madame, parlez sans crainte. Vous me connaissez trop pour me supposer capable
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de préventions contre qui que ce soit. Soyez sûre que je serais charmé que ce jeune homme pût se justifier de tout, particulièrement de cette malheureuse affaire. Vous n’ignorez pas la tendresse que j’eus autrefois pour lui. Le monde, je le sais, m’en a blâmé. Si je lui ai retiré mon affection, c’est que j’ai pensé qu’il ne la méritait plus. Croyez-moi, mistress Miller, il me serait doux de découvrir que je me suis trompé. »
 
Mistress Miller allait répondre, lorsqu’un domestique vint l’avertir que quelqu’un désirait de lui parler sur-le-champ. M. Allworthy demanda ce que faisait son neveu. On lui dit qu’il était depuis quelque temps dans sa chambre avec un homme qui lui rendait de fréquentes visites. M. Allworthy, devinant que c’était Dowling, fit prier le procureur de descendre à l’instant chez lui.
 
Aussitôt qu’il fut entré, M. Allworthy, sans nommer personne, lui exposa le cas des billets de banque, et lui demanda quelle peine, à son avis, encourrait le coupable. Dowling répondit qu’il pensait qu’on pourrait le poursuivre en vertu du Black act[71] ; mais que la question étant
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assez délicate, on ferait bien de la soumettre aux gens de loi. Il allait, ajouta-t-il, se trouver à une réunion d’avocats pour les affaires de M. Western, et si M. Allworthy le jugeait à propos, il leur proposerait la difficulté. M. Allworthy y consentit.
 
En ce moment, mistress Miller revint. « Excusez-moi, je vous prie, monsieur, dit-elle, je vous croyais seul.
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– Entrez, madame, répondit M. Allworthy ; l’affaire qui m’occupait est terminée. » Dowling étant sorti, mistress Miller présenta à son hôte le jeune Nightingale, qui venait le remercier du service signalé qu’il lui avait rendu. Mais à peine eut-il ouvert la bouche, que la bonne femme, dans son impatience, lui coupa la parole. « Monsieur, dit-elle, mon gendre nous apporte des nouvelles excellentes pour le pauvre M. Jones. Le gentilhomme blessé est hors de tout danger, et déclare que c’est lui qui a été l’agresseur. Assurément, monsieur, vous ne voudriez pas que M. Jones fût un lâche. Si j’étais homme, et qu’un insolent osât me frapper, je mettrais aussitôt l’épée à la main. Allons, mon cher ami, contez vous-même, contez tout à M. Allworthy. »
 
Nightingale confirma ce que sa belle-mère avait dit, et fit un grand éloge de Jones. Il ne connaissait
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personne, dit-il, qui fût d’un meilleur naturel et moins querelleur que lui.
 
Mistress Miller, voyant son gendre prêt à s’arrêter, le pria de répéter toutes les expressions tendres et respectueuses dont il avait entendu M. Jones se servir, en parlant de son bienfaiteur.
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– Non, mon gendre, s’écria mistress Miller, non, vous n’avez pas été plus loin que ne l’exigeait la charité chrétienne.
 
– J’applaudis, monsieur Nightingale, répondit M. Allworthy, à votre généreuse amitié, et je souhaite
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qu’il la mérite. Je suis charmé, je l’avoue, de ce que vous m’avez dit de l’état et de la déclaration du gentilhomme blessé. Si votre rapport est exact, comme je n’en doute point, il se peut qu’avec le temps je reprenne une opinion favorable de votre ami. La bonne mistress Miller ici présente, tous ceux qui me connaissent, attesteront que je l’ai aimé aussi tendrement que s’il eût été mon propre fils. Je le regardais comme un enfant que la Providence avait confié à mes soins ; je me souviens encore du triste et touchant abandon où je le trouvai ; je crois encore me sentir pressé par ses mains innocentes. C’était l’objet, oui, le plus doux objet de mon affection. » À ces mots, la parole lui manqua, et des larmes roulèrent dans ses yeux.
 
Comme la réponse que fit mistress Miller pourrait nous mener à des éclaircissements qu’il n’est pas encore temps de donner, nous nous arrêterons ici pour rendre compte du changement survenu dans le cœur de M. Allworthy, et du refroidissement de son courroux contre Jones. Les romans et les pièces de théâtre offrent, il est vrai, beaucoup d’exemples de révolutions aussi subites, qui n’ont souvent d’autre cause que la nécessité où est l’auteur de terminer son drame ou son roman, et d’illustres autorités semblent justifier ces brusques péripéties. Quoique nous croyions
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avoir autant de droit qu’aucun écrivain de nous permettre de telles licences, nous n’en userons qu’autant que nous y serons forcé ; et nous ne craignons pas, du moins pour le moment, d’être réduit à cette extrémité.
 
La disposition favorable où se trouvait M. Allworthy, était produite par une lettre de Square qu’on lira dans le chapitre suivant.
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« Mon digne ami,
 
« Je vous ai mandé dans ma dernière lettre que j’avais renoncé à prendre les eaux, après avoir éprouvé qu’elles augmentaient plutôt qu’elles ne diminuaient mes souffrances. J’ai à vous annoncer aujourd’hui une nouvelle plus affligeante, je pense, pour mes amis que pour moi. Les docteurs
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Harrington et Brewster m’ont déclaré que mon mal était incurable.
 
« J’ai lu quelque part que le principal but de la philosophie, était d’apprendre à mourir. Je ne déshonorai donc point la mienne, en paraissant surpris de recevoir une leçon à laquelle j’ai dû me préparer de longue main. Toutefois, à dire vrai, l’Évangile nous en apprend plus en une page, sur ce sujet, que tous les ouvrages des philosophes anciens et modernes. L’assurance qu’il nous donne d’une autre vie est pour un bon esprit un plus ferme soutien que les consolations tirées de l’impérieuse loi de la nature, du néant des choses humaines, et de la vanité des plaisirs de ce monde. Ces lieux communs peuvent quelquefois nous armer d’un aveugle courage contre la mort, et nous aider à en supporter la pensée ; mais ils ne nous inspireront jamais la force de la mépriser, beaucoup moins encore de la regarder comme un bien.
 
« Qu’on ne se figure pas que je veuille flétrir ici de l’odieux nom d’athées ou de matérialistes tous ceux qu’on appelle philosophes. Un grand nombre d’entre eux, tant anciens que modernes, guidés par les seules lumières de la raison, ont conçu quelque espérance d’un état futur ; mais dans le fait cette lumière était si faible, cette espérance si incertaine, qu’il est permis de douter
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de quel côté inclinait leur croyance. Platon lui-même, à la fin de son Phédon, confesse que ses plus forts arguments ne vont pas au delà d’une simple probabilité, et Cicéron semble plutôt désirer de croire, que croire en effet à l’immortalité de l’âme. Pour moi, j’en conviens, je n’y ai cru sérieusement qu’après être devenu sérieusement chrétien.
 
« Vous vous étonnerez peut-être d’un tel aveu ; mais je vous assure qu’il y a bien peu de temps que je mérite le nom de chrétien. L’orgueil de la philosophie avait enivré ma raison, et la plus sublime sagesse me paraissait comme aux anciens Grecs, une folie. Il a plu au ciel de dissiper enfin mon erreur, et de me montrer le chemin de la vérité, avant que je tombasse dans les ténèbres éternelles.
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« Je commence à m’affaiblir, je le sens. Il faut donc me hâter d’arriver au principal but de cette lettre.
 
« Quand je me rappelle les actions de ma vie passée, je n’en vois point qui pèse plus sur ma conscience que mon injustice envers le malheureux enfant auquel vous aviez voué une affection de père. Non content de tolérer la scélératesse de ses ennemis, j’ai travaillé moi-même à sa ruine. Croyez-en, mon cher ami, la parole d’un mourant : on l’a indignement calomnié. Quant au
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fait principal qui vous a déterminé à le chasser de chez vous, je vous jure qu’il en est innocent, et que vous avez été trompé par un faux rapport. Lorsqu’on vous croyait prêt à rendre le dernier soupir, lui seul, dans votre maison, témoigna une douleur sincère. Ce qui se passa ensuite fut l’effet des transports de joie que lui causait votre rétablissement, et, je le dis à regret, de la noire méchanceté d’un autre : mais je me propose de justifier l’innocent, sans vouloir accuser personne. N’en doutez pas, mon ami, ce jeune homme est doué de l’âme la plus généreuse, la plus pure, la plus sensible à l’amitié, en un mot de toutes les vertus qui peuvent ennoblir une créature humaine. Il a quelques défauts, mais on ne saurait lui reprocher le moindre manque de respect ou de reconnaissance envers vous. Que dis-je ? au moment où vous le bannîtes de votre présence, je suis convaincu que son cœur souffrit beaucoup plus pour vous que pour lui même.
 
« Un vil et coupable intérêt m’a engagé à vous taire si longtemps ce secret. Je ne puis avoir aujourd’hui d’autre raison de le révéler que le désir de rendre hommage à la vérité, de venger l’innocence, et de réparer mes torts autant qu’il dépend de moi. Cette déclaration produira, je l’espère, l’effet que j’en attends. Le bonheur d’apprendre, avant de mourir, que vous avez rendu vos bonnes grâces
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à un jeune homme qui en est si digne, sera la plus douce consolation que puisse recevoir,
 
« Monsieur,
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« Je ne suis nullement surpris d’apprendre par votre digne neveu, un nouveau trait de scélératesse du jeune pupille de M. Square l’athée. Il ne peut commettre aucun crime qui m’étonne ; et je prie Dieu de tout mon cœur qu’il ne mérite point, par l’effusion de votre propre sang, un emprisonnement éternel dans le séjour des pleurs et des grincements de dents.
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« Vous avez sans doute bien sujet de vous repentir d’avoir montré tant de faiblesse pour ce misérable, au préjudice de votre famille légitime et de votre réputation ; vous devez, dis-je, éprouver en ce moment d’assez cuisants remords. Il me semble pourtant que je manquerais à mon devoir, en vous épargnant des remontrances propres à vous inspirer un juste sentiment de vos erreurs. Veuillez donc, je vous en conjure, faire de sérieuses réflexions sur le châtiment que va probablement subir le scélérat ; et puisse cette leçon vous apprendre à ne pas mépriser désormais les avis d’un homme qui ne se lasse point d’implorer le ciel en votre faveur.
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« Si, par un fol excès d’indulgence pour ce mauvais sujet, vous n’aviez pas cent fois arrêté ma main prête à lui infliger une correction salutaire, les verges auraient pu chasser l’esprit diabolique dont je m’aperçus qu’il était possédé, dès l’enfance. Mais ces regrets sont aujourd’hui trop tardifs.
 
« Je suis fâché que vous vous soyez tant pressé de donner la cure de Westerton. Je vous l’aurais demandée plus tôt, si j’avais pu croire que vous en disposeriez avant de m’en prévenir. Vous condamnez avec trop de rigueur la pluralité des bénéfices. Elle est justifiée par l’usage et par l’exemple d’un grand nombre d’hommes pieux. On me
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mande que le ministre d’Aldergrove décline chaque jour ; en cas qu’il vienne à mourir, j’espère que vous penserez à moi. Vous devez être convaincu de la sincérité de mes vœux pour votre bonheur, au prix duquel tous les intérêts terrestres me semblent d’une aussi faible importance que l’offrande des menues dîmes dont parle l’Écriture, comparée à l’observance des préceptes essentiels de la loi.
 
« Je suis, monsieur,
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« ROGER THWACKUM. »
 
C’était la première fois que Thwackum prenait avec M. Allworthy ce ton d’autorité ; et il eut lieu par la suite de s’en repentir, comme il arrive à ceux qui ne savent pas discerner une extrême bonté d’une faiblesse méprisable. M. Allworthy ne l’avait jamais aimé. Il le connaissait pour un homme orgueilleux et d’un mauvais naturel. Sa dévotion même lui paraissait avoir une teinte de son caractère, et il la jugeait à beaucoup d’égards fort peu digne d’estime. Mais d’un autre côté Thwackum était un excellent maître ; il mettait un zèle infatigable à instruire ses deux élèves. Ajoutez à ces qualités une grande sévérité de mœurs, une honnêteté irréprochable, et une piété exemplaire : de
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sorte que M. Allworthy, sans l’estimer, ni l’aimer, n’avait pu se résoudre à renvoyer un précepteur qui possédait le talent et l’activité nécessaires pour bien remplir ses fonctions. D’ailleurs les deux enfants étant élevés dans sa maison et sous ses yeux, il se flattait de pouvoir corriger aisément ce qu’il y aurait de défectueux dans les leçons de leur maître.
 
 
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Suite de l’histoire.
 
Le dernier entretien de M. Allworthy avec mistress Miller avait réveillé dans le cœur de l’excellent homme quelques tendres souvenirs de Jones, et fait couler de ses yeux des larmes involontaires. Mistress Miller s’aperçut de son émotion. « Oui, oui, monsieur, s’écria-t-elle, on connaît votre bonté pour ce pauvre jeune homme, malgré le soin que vous prenez de la cacher. Croyez-moi, il n’y a pas un mot de vrai dans ce
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que les coquins ont dit. M. Nightingale vient de tout découvrir. Il paraît que c’étaient des gens employés à la presse, et payés par un lord qui est le rival de M. Jones, pour le conduire de force à bord d’un vaisseau. J’ignore, Dieu me pardonne, qui sera désormais à l’abri d’une pareille violence. Mon gendre que voici a vu leur chef, homme bien élevé, qui lui a conté toute l’affaire, et témoigné un vif regret de s’en être mêlé. Il n’aurait eu garde, a-t-il dit, d’agir de la sorte, s’il avait su que M. Jones appartenait à une honnête famille ; mais on le lui avait dépeint comme un vagabond qui n’avait ni feu ni lieu.
 
M. Allworthy, saisi d’étonnement, déclara à mistress Miller qu’il ne comprenait rien à son récit.
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– Eh mais, votre procureur, que vous avez eu la bonté d’envoyer prendre des informations sur les lieux.
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– En vérité, je ne vous comprends pas davantage.
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– Oui, monsieur, près d’une demi-heure.
 
– Eh bien, comment se conduisit le procureur ? Entendîtes-vous tout ce qui se dit entre lui et les deux hommes ?
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Entendîtes-vous tout ce qui se dit entre lui et les deux hommes ?
 
– Non, monsieur, ils étaient ensemble avant mon arrivée. Le procureur parla peu en ma présence ; mais lorsque j’eus questionné à plusieurs reprises les deux hommes, qui persistaient dans un récit contraire à celui de M. Jones, et dont l’aveu de M. Fitz-Patrick m’a démontré depuis l’insigne fausseté, le procureur les engagea à ne dire que la vérité, et sembla prendre tant d’intérêt à M. Jones, qu’en le retrouvant ici j’en ai conclu que c’était vous qui, par bonté, l’aviez envoyé à Aldersgate.
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– Ma chère dame Miller, prenez patience ; veuillez faire dire à M. Dowling de descendre chez moi, s’il est dans la maison ; sinon envoyez-moi M. Blifil. »
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Mistress Miller sortit en marmottant quelque chose entre ses dents, et revint bientôt annoncer que M. Dowling était parti, mais que l’autre (ce fut son expression) allait venir.
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M. Allworthy conservait plus de sang-froid que la bonne mistress Miller, qui était tout de feu pour la défense de son ami. Il avait conçu cependant quelques soupçons assez semblables aux siens. Quand Blifil entra dans sa chambre, il lui demanda d’un ton sérieux et moins tendre que de coutume, s’il savait que M. Dowling eût vu quelques-uns des témoins du duel qui avait eu lieu entre Jones et un gentilhomme irlandais.
 
Rien ne déconcerte plus une personne intéressée à cacher la vérité, ou à soutenir un mensonge, qu’une question inattendue. Aussi ces hommes respectables qui se font une noble étude de défendre devant les tribunaux la vie de leurs semblables, ont-ils grand soin de chercher d’avance, par des interrogations multipliées, à deviner toutes les questions qu’on pourra faire à leurs clients le jour du jugement, afin de les munir de réponses justes et promptes que la plus féconde imagination ne parviendrait pas à leur suggérer sur-le-champ. D’ailleurs la surprise, en donnant au sang une soudaine et violente impulsion, produit d’ordinaire dans les traits du visage une altération si sensible, qu’elle devient un témoignage
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involontaire contre l’accusé. Telle fut celle qui se manifesta sur la physionomie de Blifil à la question imprévue que lui adressa son oncle : de façon qu’on ne saurait guère blâmer la vivacité de mistress Miller, qui s’écria au même instant : « Coupable, sur mon honneur ! coupable, sur mon âme ! »
 
M. Allworthy lui fit une sévère réprimande de son emportement ; puis, se tournant vers Blifil qui semblait atterré : « Monsieur, lui dit-il, pourquoi hésitez-vous à me répondre ? C’est vous, je n’en puis douter, qui avez envoyé M. Dowling à Aldersgate. Il n’y aurait pas été, je le suppose, de son propre mouvement, et surtout sans m’en prévenir.
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– Vous pardonner ! reprit M. Allworthy avec l’accent de la colère.
 
– Oui, monsieur, je savais que vous auriez sujet de vous plaindre de moi ; mais mon cher oncle voudra bien me pardonner une action inspirée par la plus excusable des faiblesses humaines. La pitié mal placée est, je l’avoue, une erreur blâmable ; cependant c’est une erreur dont vous n’êtes pas vous-même tout-à-fait exempt. Je m’en suis rendu coupable plus d’une fois en
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faveur de cette personne. C’est moi, je le confesse, qui ai envoyé M. Dowling à Aldersgate, non pour y faire une vaine et stérile recherche, mais pour tâcher de découvrir les témoins de l’affaire et d’adoucir leur déposition. Voilà, monsieur, la vérité ; quoique j’eusse l’intention de vous la taire, je ne la nierai point.
 
– Ce récit, dit Nightingale, me paraît s’accorder avec la conduite du procureur.
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Mistress Miller se tut. Sans pouvoir prendre si vite une opinion favorable de Blifil, à qui elle attribuait la ruine de Jones, elle fut sa dupe, comme les autres, dans cette circonstance ; tant le malin esprit avait su prêter à l’imposteur le langage de la persuasion. Et de fait, on calomnie le diable, lorsqu’on l’accuse d’abandonner ses amis et de les laisser dans l’embarras. Il peut bien quelquefois oublier ceux qu’il n’a connus qu’en passant, ou qui ne lui sont acquis qu’à moitié ; mais en général il demeure fidèle aux serviteurs entièrement dévoués à ses ordres, et les secourt dans toutes les extrémités, jusqu’à l’expiration de son pacte avec eux.
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S’il est vrai qu’une rébellion étouffée affermisse le trône d’un monarque, ou que la santé paraisse plus assurée après une maladie, on peut dire aussi que, le feu de la colère une fois éteint, l’affection reprend une nouvelle force. C’est ce qu’éprouva M. Allworthy. Lorsque Blifil eut détruit le plus grave soupçon qui pesait sur lui, le moindre qu’avait fait naître la lettre de Square, se dissipa naturellement ; et Thwackum, demeuré l’unique objet du courroux de M. Allworthy, porta seul tout le poids de l’anathème que le philosophe mourant avait lancé sur les ennemis de Jones.
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Quant à ce dernier, M. Allworthy commençait à le voir d’un œil moins défavorable. Il dit à Blifil que non-seulement il lui pardonnait un trait de bonté peu commun, mais qu’il voulait encore lui procurer le plaisir d’imiter son exemple. « Madame, dit-il à mistress Miller avec un sourire plein de douceur, qu’en pensez-vous ? si nous prenions une voiture pour aller tous ensemble rendre une visite à votre ami ? ce ne serait pas la première, je vous jure, que j’aurais faite dans une prison. »
 
On devinera aisément quelle fut la réponse de mistress Miller ; mais il faut avoir un grand fonds de bonté, et une idée bien juste de l’amitié, pour comprendre ce qu’elle sentit dans cette occasion. Peu de nos lecteurs, nous l’espérons, savent par
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expérience ce qui se passait alors dans le cœur de Blifil, et tous conviendront qu’il ne pouvait rien objecter de raisonnable à la proposition de son oncle. Cependant la fortune, ou ce fidèle ami dont nous parlions tout à l’heure, vint à son secours, et le préserva d’une mortification cruelle. Au moment même où l’on envoyait chercher une voiture, Partridge arriva et fit demander mistress Miller. Il l’instruisit en particulier du terrible secret récemment découvert. Lorsqu’il sut par elle le dessein de M. Allworthy, il la supplia d’imaginer quelque moyen d’en empêcher l’exécution. « Il faut, dit-il, mettre tout en œuvre pour lui dérober la connaissance de cet affreux mystère. S’il allait maintenant à Gate-House, il y trouverait M. Jones et sa mère, déplorant ensemble l’horrible crime qu’ils ont commis par ignorance ; car elle entrait dans la prison comme j’en sortais. »
 
La pauvre mistress Miller, à qui cette nouvelle avait presque ôté l’usage de ses facultés, ne s’était jamais trouvé l’esprit moins inventif qu’en cet instant. Toutefois comme les femmes ont l’imagination beaucoup plus prompte et plus fertile en ressources que les hommes, elle s’avisa bientôt d’un expédient ; et revenant trouver M. Allworthy : « Je suis sûre, monsieur, lui dit-elle, que vous serez surpris d’entendre une objection de ma part, contre votre intention obligeante
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d’aller à Gate-House ; mais si vous vous y rendiez sur-le-champ, je redouterais les conséquences de cette démarche. Vous devez penser, monsieur, que les malheurs qui ont accablé depuis peu le pauvre jeune homme, ont dû le jeter dans un extrême abattement. Une visite aussi inopinée lui causerait un transport de joie qui pourrait avoir des suites fâcheuses, dans un moment surtout où son domestique, qui est ici, m’assure qu’il ne jouit pas d’une bonne santé.
 
– Son domestique est ici ! s’écria M. Allworthy ; allez lui dire, je vous prie, de venir me parler. Je veux lui faire quelques questions relatives à son maître. »
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« Vous êtes, dit M. Allworthy à Partridge, le domestique de M. Jones ?
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– Je ne puis dire, monsieur, que je sois précisément son domestique ; mais ne vous en déplaise, je vis avec lui pour le présent. Non sum qualis eram[72], comme monsieur le sait très-bien. »
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Pendant cet entretien, M. Nightingale se retira ; un instant après, mistress Miller sortit aussi. M. Allworthy renvoya Blifil, pensant que Partridge s’expliquerait plus librement sans témoins. Dès qu’il fut seul avec lui, il lui parla comme on le verra dans le chapitre suivant.
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– Je vois, monsieur, répondit Partridge en se jetant aux pieds de M. Allworthy, que vous êtes prévenu contre moi, et déterminé à ne me croire sur rien. À quoi donc serviraient mes protestations ? Il y a pourtant là-haut quelqu’un qui sait que je ne suis point le père de ce jeune homme.
 
– Quoi ! nierez-vous-encore ce dont vous fûtes jadis convaincu par des preuves si évidentes, si incontestables ? et n’en est-ce pas une nouvelle
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contre vous, que l’on vous retrouve, au bout de vingt ans, avec ce même jeune homme ? Je vous croyais bien loin d’ici, ou mort depuis longtemps. Comment avez-vous eu de ses nouvelles ? Où l’avez-vous rencontré ? Vous entreteniez donc avec lui une correspondance ? ne le niez pas : je vous promets que votre fils gagnerait beaucoup dans mon estime, s’il était vrai que, fidèle au vœu de la nature, il eût nourri en secret son père pendant un si grand nombre d’années.
 
– Veuillez, monsieur, avoir la patience de m’écouter, je vous dirai tout. »
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Ayant obtenu la permission qu’il demandait, il continua ainsi :
 
« Quand j’eus le malheur d’encourir votre disgrâce, ma ruine la suivit de près. Je perdis ma petite école ; et le ministre de la paroisse, croyant, je pense, vous faire plaisir, m’ôta la place de bedeau. Il ne me resta que ma boutique de barbier, faible ressource dans un chétif village. Tant que vécut ma femme, je reçus une pension de douze livres sterling, venant d’une main inconnue, ou plutôt de la vôtre, je suppose ; car je ne connais que vous qui soyez capable d’une telle générosité. Comme je le disais, tant que vécut ma femme, je touchai cette pension ; mais la mort m’enleva du même coup l’une et l’autre. J’avais dans ce temps-là deux ou trois petites dettes qui commençaient
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à m’inquiéter. J’en avais une surtout, bien fâcheuse. Un procureur l’avait fait monter, par des frais de procédure, de quinze schellings à près de trente livres sterling[73]. Me voyant privé de tous moyens de subsistance, je fis un paquet du peu d’effets que je possédais, et je m’en allai.
 
« Je me rendis d’abord à Salisbury, où j’entrai au service d’un avocat, un des meilleurs hommes que j’aie connus. Il n’était pas seulement facile et bon pour moi ; je pourrais citer de lui mille traits de vertu et de bienfaisance dont je fus témoin, pendant que je demeurai dans sa maison. Je le vis souvent refuser des causes, parce qu’il les jugeait contraires à la justice et à l’humanité.
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– Épargnez-vous, mon ami, des détails superflus. Je connais cet avocat ; c’est un homme respectable, qui fait honneur à sa profession.
 
– Il suffit, monsieur. En le quittant, j’allai à Lymington, où le hasard me plaça chez un autre avocat qui était encore un homme d’une bonté rare et de l’humeur la plus joviale. Je restai chez lui environ trois ans. Au bout de ce temps, j’établis une petite école qui aurait prospéré, sans un
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accident bien malheureux qui m’arriva. J’avais un cochon. Ma mauvaise fortune voulut que ce cochon s’échappât un jour, et fit un léger dégât dans le jardin d’un de mes voisins, homme orgueilleux et vindicatif qui avait pour procureur un fieffé fripon nommé… Ma foi son nom est sorti de ma mémoire ; il me fit assigner. Quand je comparus devant le juge de paix, combien ne fus-je pas étonné d’entendre débiter sur mon compte mille odieux mensonges ! Quelqu’un affirma que j’avais coutume de mener paître mes cochons dans les jardins d’autrui ; il m’imputa mille torts imaginaires ; il dit qu’il espérait que j’avais enfin conduit mes cochons à un bon marché[74]. N’aurait-on pas cru que moi, qui ne possédais qu’un pauvre petit pourceau, j’étais le plus gros marchand de cochons d’Angleterre ?
 
– Fort bien, mais abrégez, je vous prie. Vous ne m’avez pas encore dit un mot de votre fils.
 
– Ho ! il s’écoula bien des années avant que je visse mon fils, comme il vous plaît de l’appeler. Après cette aventure, je m’embarquai pour l’Irlande ; j’établis une école à Cork ; un nouveau procès me ruina, et je demeurai sept ans en prison.
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– Bon ; passons, s’il vous plaît, à votre retour en Angleterre.
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– Que dois-je penser de vos serments ? dit M. Allworthy. Quelle raison pouvez-vous avoir de nier avec tant de force un fait qu’il serait, je pense, de votre intérêt d’avouer ?
 
– Eh bien, monsieur, s’écria Partridge hors d’état de se contenir davantage, si vous refusez
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de me croire, vos doutes ne tarderont pas à s’éclaircir. Plût à Dieu que vous vous fussiez trompé sur la mère de ce jeune homme, comme vous l’avez fait sur son père ! » Pressé par M. Allworthy de s’expliquer, il lui découvrit d’une voix tremblante et avec un mouvement d’horreur, le fatal secret qu’un moment auparavant il avait tant recommandé à mistress Miller de lui cacher.
 
Cette affreuse révélation ne causa pas à M. Allworthy moins de saisissement qu’à Partridge. « Juste ciel ! dit-il, dans quel abîme de maux le vice et l’imprudence précipitent les hommes ! à quels coupables excès ils se trouvent souvent entraînés malgré eux ! »
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Mistress Waters, sans écouter Partridge, sans paraître même s’apercevoir de sa présence, s’avança vers M. Allworthy. « Il y a si longtemps, monsieur, lui dit-elle, que je n’ai eu l’honneur de vous voir, qu’il est possible que vous ne me reconnaissiez pas.
 
– En effet, madame, répondit M. Allworthy, vous êtes fort changée à beaucoup d’égards ; et
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si cet homme ne m’eût pas dit d’avance qui vous étiez, je ne vous aurais pas reconnue sur-le-champ. Avez-vous, madame, à m’entretenir de quelque affaire particulière ? »
 
M. Allworthy prononça ces dernières paroles d’un ton sérieux. Ce qu’il avait su autrefois de la conduite de cette femme, et ce que Partridge venait de lui en apprendre n’était pas, comme on peut le croire, de nature à le satisfaire.
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Ce qui se passa entre M. Allworthy et mistress Waters sera la matière du chapitre suivant.
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– Quoi donc ! Aurais-je puni par ignorance un innocent, dans l’homme qui sort d’ici ? N’était-il pas le père de l’enfant ?
 
– Non, monsieur. Vous pouvez vous rappeler que je vous promis autrefois de vous découvrir
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un jour ce mystère ; et c’est de ma part, j’en conviens, une négligence impardonnable de ne l’avoir pas fait plus tôt. J’étais loin de savoir combien il importait de…
 
– Eh bien, madame, continuez, s’il vous plaît.
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– Comment ! à quoi tend donc tout ce préambule ?
 
– À une triste révélation que je suis désolée d’avoir à vous faire. Ô monsieur ! vous allez entendre
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quelque chose qui vous causera autant de surprise que d’affliction.
 
– Parlez, ma conscience ne me reproche rien ; et il n’y a rien, en conséquence, que je craigne d’entendre.
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– J’en sais la raison. Je me réjouirais autant que vous d’être assuré du contraire. Cependant souvenez-vous de l’aveu que vous m’avez fait autrefois.
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– Cet aveu était si peu conforme à la vérité, que ce fut moi-même qui portai l’enfant dans votre lit : je l’y portai par l’ordre de sa mère ; par son ordre encore je le reconnus pour mon fils, et grâce à sa générosité, je me crus noblement récompensée de ma discrétion et de ma honte.
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– Est-il possible, bon Dieu !
 
– Prenez patience, monsieur, je vais vous conter toute l’histoire. Aussitôt, après votre départ pour Londres, miss Bridget vint chez ma mère. Elle lui dit qu’elle avait entendu vanter mon instruction, mon esprit, et parler de moi comme d’une jeune fille infiniment supérieure aux autres villageoises. Ce fut ainsi qu’elle daigna s’exprimer. Elle m’engagea à venir la voir au château. Quand j’y allais, elle m’occupait à lui faire la lecture :
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la manière dont je m’acquittais de ce petit emploi parut lui plaire ; elle me prit en affection et me combla de présents. Au bout d’un certain temps, elle me sonda sur le chapitre de la discrétion : mes réponses la satisfirent. Elle ferma la porte de sa chambre, m’emmena dans son cabinet, en ferma aussi la porte, et me dit qu’elle allait me donner une preuve de la confiance sans bornes que lui inspirait mon honnêteté, en me communiquant un secret d’où dépendait son honneur et par conséquent sa vie. Elle se tut pendant quelques minutes, essuya à diverses reprises les larmes qui coulaient de ses yeux, puis me demanda si je pensais qu’on pût se fier en toute sûreté à ma mère. Je lui dis que je répondais de sa discrétion. Alors elle me confia le grand secret qui pesait sur son cœur et dont la révélation lui coûta, je crois, de plus vives douleurs que celles mêmes de l’enfantement. Après cette confidence, elle m’exposa le plan qu’elle avait conçu. Il consistait à n’admettre auprès d’elle, dans le moment critique, que ma mère et moi, et d’éloigner mistress Wilkins, en l’envoyant dans le fond du comté de Dorset, pour y prendre des informations sur une jeune personne destinée à remplacer sa femme de chambre, qu’elle avait congédiée trois mois auparavant. Depuis le départ de cette dernière, elle m’avait attachée à son service par forme d’essai,
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suivant son expression ; mais elle affectait souvent de se plaindre de mon peu d’intelligence et d’adresse. Ces propos désobligeants et beaucoup d’autres semblables qu’elle tenait sur mon compte, avaient pour but de prévenir les soupçons que mistress Wilkins pourrait concevoir par la suite, quand je viendrais à m’avouer la mère de l’enfant. Miss Bridget se persuadait qu’on ne croirait jamais qu’elle eût été assez imprudente pour maltraiter une jeune fille à qui elle aurait confié un pareil secret. Vous pouvez bien penser, monsieur, que j’étais amplement payée de ces mortifications. Je les souffrais avec d’autant plus de patience, que j’en connaissais la cause. Dans le fait, personne n’inspirait plus d’inquiétude à la pauvre demoiselle que mistress Wilkins : non qu’elle eût pour cette femme aucune aversion ; mais elle la jugeait incapable de taire un secret, surtout à vous, monsieur. J’ai souvent ouï-dire à miss Bridget qu’elle pensait que mistress Wilkins, s’il lui arrivait de commettre un meurtre, n’hésiterait pas à vous en instruire. À l’approche de la crise fatale, on éloigna l’indiscrète gouvernante. Son départ était arrêté depuis une semaine ; mais on le retardait de jour en jour, sous différents prétextes, de peur qu’elle ne revînt trop tôt. Ma mère et moi nous fûmes les seuls témoins de la naissance de l’enfant. Ma mère
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l’emporta dans sa maison, l’y garda secrètement jusqu’à votre retour de Londres, et moi, par l’ordre de miss Bridget, j’allai le déposer, un peu avant votre arrivée, dans le lit où vous le trouvâtes le soir. Votre sœur eut ensuite l’adresse d’écarter tous les soupçons, en affectant de voir l’enfant de mauvais œil, et de ne le traiter avec quelque bonté que par complaisance pour vous. »
 
Mistress Waters attesta par de nombreux serments la sincérité de son récit. « Monsieur, ajouta-t-elle, vous connaissez enfin votre neveu ; car vous n’hésiterez pas, je pense, à honorer M. Jones de ce nom : et je ne doute point qu’il ne fasse, en cette qualité, votre gloire et votre consolation.
 
– Je n’ai pas besoin, madame, de vous dire à quel point je suis surpris de ce que je viens d’entendre ; et cependant vous n’auriez sans doute ni voulu ni pu rassembler tant de circonstances à l’appui d’un mensonge. Je me rappelle en effet diverses particularités qui me donnèrent lieu de penser, dans le temps, que ma sœur avait de l’inclination pour ce Summer. Je lui en touchai quelque chose. Je faisais un tel cas du jeune homme, tant à cause de son mérite personnel que de mes liaisons d’amitié avec son père, que j’aurais consenti volontiers à leur union. Ma sœur s’offensa de mes soupçons, et les repoussa avec
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un dédain qui m’empêcha de revenir à la charge. Juste ciel ! il faut se résigner ; c’est Dieu qui conduit tout ; mais ma sœur est inexcusable d’avoir emporté ce secret dans la tombe.
 
– Je vous jure, monsieur, que ce n’était pas son dessein. Elle m’a souvent témoigné l’intention de vous le confier. Elle se félicitait, il est vrai, de l’heureux succès de sa ruse ; et l’affection que vous aviez conçue naturellement pour son enfant lui permettait, disait-elle, de différer encore un pénible aveu. Ô monsieur ! si elle eût assez vécu pour voir ce pauvre jeune homme chassé de votre maison comme le dernier des misérables, que dis-je ? si elle eût assez vécu pour apprendre que vous avez chargé vous-même un procureur de l’accuser en justice d’un meurtre dont il est innocent… Excusez ma franchise : c’est une conduite inhumaine ; on vous a trompé ; jamais il ne mérita de vous un si dur traitement.
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– Arrêtez, madame. Quiconque vous a fait un pareil rapport m’a calomnié.
 
– Daignez m’entendre, monsieur, je ne prétends vous adresser aucun reproche. L’homme qui est venu chez moi ne vous a inculpé en rien ; il m’a dit seulement, croyant parler à la femme de M. Fitz-Patrick, que si M. Jones avait assassiné mon mari, tout l’argent nécessaire pour le poursuivre me serait fourni par un digne
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gentilhomme qui savait très-bien à quel scélérat j’avais affaire. C’est de sa bouche que j’ai appris qui était M. Jones ; et si j’en crois ce dernier, cet homme, qu’on appelle Dowling, est votre procureur. Il s’obstinait à me taire son nom ; un hasard singulier me l’a appris. La seconde fois qu’il est venu chez moi, Partridge l’y a rencontré, et l’a reconnu pour l’avoir vu autrefois a Salisbury.
 
– Et ce Dowling, reprit M. Allworthy d’un air étonné, vous a dit que je vous aiderais à soutenir le procès ?
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M. Allworthy allait appeler un domestique, lorsque entra, non M. Dowling, mais le personnage qu’on verra figurer dans le chapitre suivant.
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– De quoi s’agit-il, voisin ? dit M. Allworthy.
 
– De quoi ? Morbleu ! quand je la croyais disposée à m’obéir ; quand elle m’avait, en quelque sorte, promis de se conformer à mes volontés, et que j’espérais qu’il ne restait plus qu’à envoyer chercher le notaire et à signer le contrat, que pensez-vous que j’aie découvert ? que la friponne n’avait pas cessé de me tromper et d’entretenir une correspondance avec votre bâtard. Je l’ai su par ma sœur Western, que j’avais querellée à son sujet. J’ai ordonné qu’on fouillât dans ses poches pendant qu’elle dormait, et l’on y a trouvé une
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lettre de ce garnement. Je n’ai pas eu la patience d’en lire la moitié, car elle est plus longue qu’un sermon du ministre Supple ; mais j’ai vu, clairement qu’elle ne roulait que sur l’amour : et pouvait-il en effet y être question d’autre chose ? Je vous l’ai de nouveau claquemurée dans sa chambre ; et si elle ne consent pas à épouser sur-le-champ votre neveu, dès demain matin je l’embarque pour la campagne, où elle passera le reste de ses jours enfermée dans un grenier, sans autre nourriture que du pain et de l’eau ; et plus tôt la coquine rendra l’âme, tant mieux ce sera… Le diable m’emporte ! l’arrêt me semble pourtant un peu dur… mais non, elle vivra assez longtemps pour me désespérer.
 
– Monsieur Western, vous savez que je me suis toujours prononcé contre la violence, et vous aviez consenti vous-même à ne pas l’employer.
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– Écoutez, voisin, j’essaierai, si vous le permettez, de lui faire entendre raison.
 
– Si je le permets ! vraiment c’est parler en
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voisin et en ami. Peut-être aurez-vous plus de pouvoir que moi sur son esprit ; car je vous garantis qu’elle a une haute opinion de vous.
 
– Eh bien, retournez chez vous, et remettez votre fille en liberté. J’irai la voir dans une demi-heure.
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– Eh bien, monsieur, je serai chez vous dans une demi-heure.
 
– Prenez une fois en votre vie conseil d’un sot. Ne vous amusez pas à lui parler le langage de la
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douceur ; ce serait peine perdue. Je l’ai employé en vain assez longtemps. Il faut l’effrayer ; c’est le seul moyen convenable. Dites-lui que je suis son père ; mettez-lui devant les yeux toute l’horreur du péché de désobéissance, et le terrible châtiment dont il est puni dans l’autre monde. Dites-lui qu’elle sera condamnée dans celui-ci au pain et à l’eau, et enfermée le reste de sa vie dans un grenier.
 
– Je ferai tout ce qui dépendra de moi ; car je ne désire rien tant, je vous jure, qu’une alliance avec votre aimable fille.
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Quand l’écuyer fut sorti : « Je m’aperçois, monsieur, dit mistress Waters, que M. Western n’a pas conservé le moindre souvenir de ma figure ; et je crois que vous ne m’auriez pas reconnue non plus. Je suis bien changée depuis le jour où vous daignâtes me donner ces sages conseil qui auraient fait mon bonheur, si je les avais suivis.
 
– J’appris, je l’avoue, madame, avec beaucoup de peine que vous n’en aviez guère profité.
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de peine que vous n’en aviez guère profité.
 
– Ô monsieur, si vous saviez quelle noire et profonde scélératesse causa ma ruine, sans me juger innocente, vous me trouveriez peut-être moins coupable et digne de compassion. Vous n’avez pas maintenant le loisir d’entendre le récit de mon histoire. Ce que je puis vous attester, c’est que je fus trompée par une promesse solennelle de mariage. Je fus même réellement mariée devant Dieu au perfide qui m’abusa ; car je me suis convaincue, par la lecture d’un grand nombre d’ouvrages, que les cérémonies publiques ne sont requises que pour donner au mariage une sanction légale, et assurer à une femme les droits d’épouse ; mais lorsque après une union sacrée, quoique formée en secret, une femme demeure constamment attachée à l’objet de sa tendresse, quelque nom qu’il plaise au monde de lui donner, sa conscience a peu de chose à lui reprocher.
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– Je suis fâché, madame, que vous ayez fait un si mauvais usage de votre instruction. C’eût été un bonheur pour vous d’en avoir acquis davantage, ou d’être restée dans une complète ignorance. J’ai peur que cette faute ne soit pas encore la seule que vous ayez commise ; mais continuez.
 
– Tant que vécut celui qui m’avait bercée d’un vain espoir, je lui gardai, je vous jure, une fidélité inviolable ; et considérez, monsieur, comme
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une circonstance en ma faveur, le triste sort d’une femme perdue de réputation et dénuée de toutes ressources. Pensez-vous que la malignité humaine permette à cette brebis égarée de rentrer dans la bonne voie, en eût-elle le plus vif désir ? Je n’aurais sûrement pas hésité à prendre ce parti, si je l’avais pu. La nécessité me jeta dans les bras du capitaine Waters ; nous passâmes ensemble plus de douze ans, portant le même nom, sans être mariés. Je me séparai de lui à Worcester, au moment où il marchait avec son régiment contre les rebelles. Le hasard me fit alors rencontrer M. Jones, qui me sauva des mains d’un scélérat. On ne saurait dire trop de bien de lui. Parmi les jeunes gens de son âge, nul, à mon gré, n’a moins de défauts ; et il en est peu qui possèdent la moitié de ses bonnes qualités. Quelles qu’aient été ses erreurs passées, je suis convaincue qu’il a pris la ferme résolution de les réparer par une conduite irréprochable.
 
– Je l’espère, et je me flatte qu’il persévérera dans cette louable disposition. J’aime aussi à concevoir de vous la même idée. Le monde, il est vrai, se montre peu disposé à l’indulgence en pareil cas ; cependant le temps et la persévérance parviennent à désarmer sa rigueur. Sans être, comme le ciel, toujours prêt à recevoir en grâce le pécheur pénitent, il se laisse à la fin toucher par
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le repentir. Si je vous trouve sincère dans vos sages résolutions, comptez, madame, que je vous aiderai de tout mon pouvoir à les accomplir. »
 
Mistress Waters tomba aux genoux de M. Allworthy, et les yeux baignés de larmes elle le remercia mille et mille fois de sa bonté, qui, dit-elle, tenait moins de l’homme que de la Divinité.
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M. Allworthy, sans rien répondre, ferma la porte au verrou, et lançant sur Dowling un regard sévère : « Monsieur, lui dit-il, quelque pressé que vous soyez, il faut que vous éclaircissiez mes doutes sur certains points. Connaissez-vous cette dame ?
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– Cette dame, monsieur ? répéta Dowling, après une longue hésitation.
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– Veuillez, madame, aider la mémoire de monsieur.
 
– Il m’assura, dit mistress Waters, que si M. Jones avait assassiné mon mari, un respectable gentilhomme qui savait parfaitement à quel scélérat j’avais affaire, me fournirait tout l’argent dont j’aurais besoin pour le poursuivre
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en justice. Ce sont là, je l’atteste, les propres expressions dont il se servit.
 
– Monsieur, vous servîtes-vous réellement de ces expressions ?
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– Et quelles instructions vous donna-t-il ? Rappelez vos idées, et répétez-moi, autant que vous le pourrez, ses propres paroles.
 
– M. Blifil m’envoya à Aldersgate, pour tâcher de découvrir les témoins oculaires du duel.
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Il craignait, dit-il, que ces gens ne se laissassent corrompre par M. Jones ou par ses amis. Il ajouta que le sang demandait du sang, et que receler un assassin, ou ne pas faire tous ses efforts pour le livrer à la justice, c’était se rendre complice de son crime. Il me dit encore qu’il savait que vous seriez charmé de la punition du scélérat, quoique la bienséance ne vous permît pas d’y travailler ouvertement.
 
– Il vous dit cela ?
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– Mais, monsieur, je n’engageai pas ces gens à trahir la vérité, et je n’avais d’autre intention que de vous obliger.
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– Vous n’auriez pas cru m’obliger, je pense, si vous aviez su que M. Jones était mon neveu.
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M. Allworthy leva les yeux au ciel, et garda un instant le silence. « Qui vous empêcha, monsieur, dit-il à Dowling, d’exécuter les ordres de ma sœur ?
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– Veuillez vous rappeler, monsieur, qu’une grave indisposition vous retenait alors dans votre lit. Étant très-pressé, comme je le suis toujours, je remis à M. Blifil la lettre de sa mère, et lui répétai ses dernières paroles. Il me dit qu’il remplirait auprès de vous la mission dont j’étais chargé, et m’assura depuis qu’il s’en était acquitté ; mais que par intérêt pour M. Jones, et par égard pour la mémoire de votre sœur, vous désiriez que le fait restât à jamais ignoré du public. Aussi, monsieur, si vous ne m’en aviez point parlé le premier, je n’aurais pas pensé qu’il me fut permis d’en dire un mot, ni à vous ni à personne. »
 
Nous avons déjà remarqué ailleurs qu’on peut donner au mensonge les couleurs, de la vérité ; c’est ce qui était arrivé dans la circonstance dont nous parlons. Blifil avait réellement dit à Dowling ce que celui-ci venait de rapporter ; mais loin qu’il se fût proposé de le tromper, il n’avait pas même cru la chose possible. Ce n’était en effet que sur ses promesses que Dowling avait consenti à se taire. Or, quand le procureur vit clairement que Blifil ne conservait plus aucun moyen de remplir ses engagements ; quand il se sentit en outre pris au dépourvu et dans l’impossibilité de recourir à des subterfuges, ses précédentes révélations, l’espoir du pardon, le ton impérieux et les regards menaçants de M. Allworthy lui arrachèrent les aveux qu’on vient de lire.
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lui arrachèrent les aveux qu’on vient de lire.
 
M. Allworthy parut très-satisfait de ce qu’il avait appris. Il enjoignit à Dowling une grande discrétion, et le conduisit lui-même jusqu’à la porte de la maison, dans la crainte qu’il ne vît Blifil. Le jeune écuyer était remonté dans sa chambre, où il s’applaudissait du succès de son dernier mensonge, ne se doutant guère de ce qui s’était passé, depuis, au rez-de-chaussée.
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– Madame, répondit M. Allworthy, ce que je viens d’apprendre me cause un étonnement qui ne me permet pas de vous répondre ; mais suivez-moi dans ma chambre. J’ai fait d’étranges découvertes, et vous en aurez bientôt connaissance. »
 
La pauvre femme le suivit en tremblant. Lorsqu’il fut rentré chez lui, il prit mistress Waters par la main, et s’adressant à mistress Miller : «
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Comment pourrai-je, lui dit-il, reconnaître le service que cette dame m’a rendu ? Ô mistress Miller ! vous m’avez entendu mille fois appeler du nom de fils le jeune homme à qui vous avez voué une amitié si fidèle. J’étais loin de penser alors qu’il me fût uni par les liens du sang. Votre ami, madame, est mon neveu, il est le frère de l’odieux serpent que j’ai si longtemps nourri dans mon sein. Cette dame vous contera son histoire, elle vous dira de quelle manière il a passé pour son fils. Je suis convaincu maintenant qu’on l’a calomnié, et que j’ai été trompé par celui que vous soupçonniez, avec trop de raison, d’être un scélérat… C’est en effet le plus scélérat de tous les hommes. »
 
La joie ôta la parole à mistress Miller, et l’aurait privée de l’usage de ses sens, peut-être même de la vie, si un torrent de larmes ne l’eût à propos soulagée. « Quoi ! dit-elle, dès qu’elle eut recouvré la faculté de parler, mon cher M. Jones est votre neveu ? il n’est point le fils de cette dame ? Vos yeux sont ouverts sur son compte ? et je vivrai pour le voir jouir du bonheur qu’il mérite ?
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– À elle-même.
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– Eh bien, s’écria mistress Miller en tombant à genoux, puisse le ciel répandre sur elle toutes ses bénédictions, et lui pardonner, en faveur de cette bonne action, ses fautes passées, quelque nombreuses qu’elles puissent être. »
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M. Allworthy, qu’une affaire importante obligeait de sortir, témoigna le désir de trouver Jones chez lui à son retour. Il fit demander une chaise à porteurs, et laissa les deux dames ensemble.
 
M. Blifil, en entendant le bruit de la chaise, descendit chez son oncle avec son attention ordinaire, et lui demanda s’il allait sortir ; ce qui est une manière polie de demander à quelqu’un où il va. M. Allworthy ne répondant pas, Blifil s’informa de l’heure à laquelle il comptait rentrer. M. Allworthy, sans répondre davantage, monta dans sa chaise. « Ayez soin, monsieur, dit-il, de retrouver avant mon retour la lettre que votre mère m’écrivit de son lit de mort. » Il partit à ces mots, laissant Blifil dans une situation qui ne peut être enviée que par un homme qu’on va pendre.
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ne peut être enviée que par un homme qu’on va pendre.
 
 
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Après les politesses d’usage, tous deux s’assirent et gardèrent le silence pendant quelques minutes. Miss Western, que son père avait préparée à cette visite, jouait avec son éventail et laissait voir un trouble extrême. Enfin M. Allworthy, qui était lui-même un peu embarrassé, commença ainsi :
 
« Je crains, miss Western, que ma famille ne
« Je crains, miss Western, que ma famille ne vous ait causé bien du chagrin ; je crains aussi d’avoir, contre mon intention, contribué à vos peines. Si j’avais su d’abord votre répugnance pour la proposition qui vous était faite, je n’aurais pas souffert qu’on vous persécutât si longtemps. Croyez donc, mademoiselle, que je viens chez vous dans le dessein, non de vous importuner par de nouvelles sollicitations, mais de vous en préserver à l’avenir.
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vous ait causé bien du chagrin ; je crains aussi d’avoir, contre mon intention, contribué à vos peines. Si j’avais su d’abord votre répugnance pour la proposition qui vous était faite, je n’aurais pas souffert qu’on vous persécutât si longtemps. Croyez donc, mademoiselle, que je viens chez vous dans le dessein, non de vous importuner par de nouvelles sollicitations, mais de vous en préserver à l’avenir.
 
– Monsieur, répondit Sophie avec une légère et modeste hésitation, je ne pouvais attendre que de vous un procédé si noble et si obligeant. Puisqu’il vous plaît de faire mention de cette malheureuse affaire, vous me pardonnerez de vous dire qu’elle a été effectivement pour moi la source d’une grande affliction, et l’occasion de cruels traitements de la part d’un père qui m’avait comblée jusque-là des plus vifs témoignages de tendresse. Je suis persuadée, monsieur, que vous êtes trop bon, trop généreux pour me savoir mauvais gré d’avoir refusé votre neveu. Nos inclinations ne dépendent pas de nous ; quel que soit le mérite de M. Blifil, je ne puis contraindre la mienne en sa faveur.
 
– Charmante Sophie, Blifil fût-il mon propre fils, eussé-je pour lui la plus haute estime, je ne m’offenserais point de votre refus. On ne peut, comme vous l’observez avec raison contraindre
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ses inclinations, encore moins les plier à la volonté d’autrui.
 
– Ô monsieur, vous ne dites pas un mot qui ne prouve combien vous méritez la réputation de bonté, de noblesse et de bienveillance dont vous jouissez. Je vous proteste, monsieur, que la perspective d’un malheur certain, a pu seule m’engager à résister aux ordres de mon père.
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– Comment ! monsieur ; vous me surprenez beaucoup.
 
– J’ai été surpris comme vous, mademoiselle, et le monde le sera aussi ; mais je ne vous dis rien que de vrai.
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et le monde le sera aussi ; mais je ne vous dis rien que de vrai.
 
– J’en suis convaincue ; il ne peut rien sortir que de vrai de la bouche de M. Allworthy… Cependant, monsieur, une nouvelle si soudaine, si imprévue… Vous avez découvert, dites-vous ?… Puisse le crime être toujours ainsi découvert !
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– Vous apprendrez assez tôt cette horrible histoire. Quant à présent, ne souillons pas nos lèvres d’un nom odieux. J’ai une autre proposition très-sérieuse à vous faire. Ô miss Western ! je connais vos rares qualités, et ne puis renoncer si aisément à l’ambition d’une alliance qui honorerait ma famille. J’ai un jeune parent dont le caractère forme un parfait contraste avec celui du misérable que vous avez si justement refusé. Je le rendrai aussi riche que ce dernier devait l’être. Puis-je espérer, mademoiselle, que vous me permettrez de vous le présenter ?
 
Sophie se tut un moment et répondit : « Je vous parlerai, monsieur, avec la franchise qu’exigent de moi votre caractère et le service que vous venez de me rendre. Je suis décidée à n’écouter à présent aucune proposition de ce genre. Mon unique vœu est de recouvrer l’affection de mon père, de reprendre dans sa maison la place que
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j’y occupais. J’espère obtenir cette faveur par votre bienveillante entremise. Au nom de cette bonté dont j’ai fait, comme tous ceux qui vous connaissent, l’heureuse expérience, daignez, je vous en conjure, exaucer ma prière. Dans le moment où vous me délivrez d’une persécution, ne m’en suscitez pas une autre aussi fâcheuse et aussi inutile.
 
– Dieu me préserve, mademoiselle, d’un pareil dessein ! Si votre résolution est irrévocable, il faut que mon parent s’y soumette, quelque désespoir qu’il en puisse éprouver.
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– Votre neveu ! monsieur Allworthy ; quoi ! vous avez un autre neveu que M. Blifil ? Cela est bien singulier, je n’en avais jamais ouï parler.
 
– La seule chose que vous ignoriez, mademoiselle, c’est que le jeune homme dont je vous parle était mon neveu ; et je l’ignorais moi-même
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jusqu’à ce jour. M. Jones, qui vous aime depuis longtemps… M. Jones est mon neveu.
 
– M. Jones votre neveu ! monsieur… Est-il possible ?
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Il s’arrêta, comme pour attendre une réponse. Sophie, après s’être un peu remise du trouble où l’avait jetée une nouvelle si étrange et si subite, lui dit : « Je vous félicite sincèrement, monsieur, d’une découverte qui paraît vous causer tant de joie. Je ne doute point qu’elle ne vous procure toute la consolation que vous pouvez vous en promettre. Ce jeune homme a mille bonnes qualités ; il ne saurait manquer de se bien conduire envers un oncle tel que vous.
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– J’espère aussi, mademoiselle, qu’il a toutes les qualités propres à faire un bon mari. Il faudrait qu’il fût bien ingrat, si vous daigniez condescendre…
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– Ce langage mademoiselle, me surprend un peu, après ce que m’a dit M. Western. Si ce jeune homme a été une fois honoré de votre estime, je me flatte qu’il n’a rien fait pour la perdre. On l’a peut-être noirci dans votre esprit, comme dans le mien. La calomnie ne l’a épargné nulle part. Malgré le bruit qui a couru, il n’est pas, je vous en réponds, un assassin.
 
– Monsieur Allworthy, je vous ai déclaré ma résolution ; je ne m’étonne pas de ce que mon père a pu vous dire ; mais quelques craintes qu’il ait conçues, mon cœur m’est garant qu’elles étaient sans fondement. J’ai toujours eu pour principe de ne point me marier sans son consentement. C’est, à mon gré, le devoir d’un enfant envers son père, et rien n’aurait pu m’engager à y manquer. Je ne conçois pas, en revanche, qu’un père ait le droit de contraindre son enfant à former une union directement contraire à son inclination.
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C’est pour éviter la violence dont j’étais menacée que j’ai fui la maison paternelle et cherché ailleurs un asile. Voilà l’exacte vérité. Si le monde ou mon père me prêtent une autre intention, ma conscience les dément et me justifie.
 
– Je vous écoute avec enchantement, miss Western ; j’admire la justesse de vos sentiments ; mais sans doute votre cœur ne s’ouvre pas ici tout entier. Je crains de vous blesser, mademoiselle : dois-je cependant regarder comme un songe tout ce que j’ai ouï-dire, tout ce que j’ai vu jusqu’à présent ? Avez-vous souffert tant de persécutions de la part de votre père, pour un homme qui ne vous inspirait que de l’indifférence ?
 
– De grâce, monsieur, ne me pressez pas de vous expliquer les motifs de ma résolution… Oui, j’ai beaucoup souffert, je ne vous le cacherai pas, monsieur Allworthy. Je vais vous parler avec sincérité. J’avais, j’en conviens, une haute opinion de M. Jones… Je crois… je sais que ma prévention en sa faveur m’a coûté bien des peines. J’ai été cruellement traitée par ma tante, aussi bien que par mon père ; mais c’est un mal passé… Ne me pressez pas, je vous prie, davantage. Quelque opinion que j’aie eue de M. Jones, mon parti est pris sans retour. Votre neveu, monsieur, a beaucoup de mérite, il a de grandes, de nobles qualités ; je ne doute pas qu’il ne vous fasse honneur dans le monde, et ne contribue infiniment à votre bonheur.
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fasse honneur dans le monde, et ne contribue infiniment à votre bonheur.
 
– Je voudrais être en état de faire le sien ; mais je suis convaincu, mademoiselle, que vous seule pouvez le rendre heureux ; et c’est dans cette persuasion que j’ai plaidé sa cause auprès de vous avec tant de chaleur.
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– Vous êtes trompé, monsieur, vous êtes trompé… non pas par lui, j’espère… c’est bien assez qu’il m’ait trompée, moi ! M. Allworthy, je vous le répète, ne me pressez pas davantage sur ce sujet. Je serais fâchée… je me ferais scrupule de nuire à M. Jones dans votre esprit. Je désire qu’il soit heureux, je le désire de tout mon cœur. Malgré ses torts envers moi, je rends justice à ses bonnes qualités. Je ne désavoue pas mes premiers sentiments pour lui ; mais rien ne pourra jamais les faire renaître. Il n’y a pas à présent d’homme sur la terre que je sois plus décidée à refuser que M. Jones. M. Blifil lui-même ne m’inspirerait pas plus d’éloignement. »
 
Western attendait depuis longtemps avec anxiété l’issue de cette conférence. Il venait précisément d’arriver à la porte, dans le dessein d’écouter ce qui se disait. Aux dernières paroles de sa fille, il perdit patience, et se précipita comme un furieux dans la chambre, en criant : « C’est un mensonge, c’est un odieux mensonge. Voilà
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l’ouvrage de ce coquin de Jones. Si on la laissait faire, elle l’aurait à ses côtés tout le long du jour.
 
– Vous ne m’avez pas tenu parole, monsieur Western, dit M. Allworthy d’un air mécontent. Vous m’aviez promis de vous abstenir de toute violence.
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– Parbleu ! je voudrais de toute mon âme qu’elle fût ta fille. Il te tarderait bientôt d’en être débarrassé.
 
– En vérité, mon bon ami, vous êtes l’unique cause des peines dont vous vous plaignez. Ayez dans votre fille la confiance qu’elle mérite, et vous serez, croyez-moi, le plus heureux des pères.
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moi, le plus heureux des pères.
 
– Moi, avoir de la confiance en elle ! et le puis-je, morbleu ! quand elle refuse de faire ma volonté ? Qu’elle consente seulement à se marier à mon gré, j’aurai en elle toute la confiance que vous voudrez.
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– Oui, oui, je sais ce qu’elle mérite. Maintenant qu’elle est sortie, je vais vous faire juge de ce qu’elle mérite. Tenez, monsieur, voici une lettre de ma cousine, lady Bellaston, qui a la bonté de me prévenir que le drôle est sorti de prison, et qui me conseille de surveiller soigneusement la coquine. Ventrebleu ! voisin Allworthy, vous ne savez pas ce que c’est que de gouverner une fille. »
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L’écuyer s’applaudit, en finissant, de sa profonde sagacité. M. Allworthy, après quelques circonlocutions, l’instruisit de la découverte qu’il avait faite relativement à Jones, des motifs de sa colère contre Blifil, et de toutes les particularités contenues dans les chapitres précédents.
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L’écuyer, frappé d’étonnement, garda un moment le silence, puis il s’écria : « Que veut dire ceci, voisin Allworthy ? elle était folle de lui, j’en suis sûr… Oh ! parbleu, m’y voilà, j’ai rencontré juste. C’est un tour de ma sœur. La petite fille s’est amourachée de ce maudit lord. Je les ai trouvés ensemble chez ma cousine lady Bellaston ; il lui a tourné la tête, c’est certain ; mais le diable m’emporte s’il l’épouse ; je ne veux ni lords ni courtisans dans ma famille. »
 
M. Allworthy exprima de nouveau son éloignement
M. Allworthy exprima de nouveau son éloignement pour les mesures violentes, et recommanda instamment à M. Western de n’employer que la voie de la douceur, comme la seule propre à réussir auprès de sa fille. Il se disposa ensuite à retourner chez mistress Miller ; mais l’écuyer ne le laissa partir qu’après lui avoir fait promettre de revenir dans l’après-midi, et d’amener Jones, afin qu’il pût, dit-il, se raccommoder avec lui. Il s’engagea de son côté, à traiter doucement Sophie. « Je ne sais comment vous vous y prenez, voisin Allworthy, s’écria-t-il, mais Dieu me damne si vous ne faites pas toujours de moi ce que vous voulez. J’ai pourtant une terre qui vaut la vôtre, et je suis juge de paix aussi bien que vous.
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pour les mesures violentes, et recommanda instamment à M. Western de n’employer que la voie de la douceur, comme la seule propre à réussir auprès de sa fille. Il se disposa ensuite à retourner chez mistress Miller ; mais l’écuyer ne le laissa partir qu’après lui avoir fait promettre de revenir dans l’après-midi, et d’amener Jones, afin qu’il pût, dit-il, se raccommoder avec lui. Il s’engagea de son côté, à traiter doucement Sophie. « Je ne sais comment vous vous y prenez, voisin Allworthy, s’écria-t-il, mais Dieu me damne si vous ne faites pas toujours de moi ce que vous voulez. J’ai pourtant une terre qui vaut la vôtre, et je suis juge de paix aussi bien que vous.
 
 
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L’histoire commence à tirer vers sa fin.
 
M. Allworthy, à son retour chez mistress Miller, apprit que Jones y était arrivé un moment
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auparavant. Il le fit appeler sur-le-champ, et ordonna qu’on le laissât seul avec lui.
 
On ne saurait se figurer une scène plus touchante que l’entrevue de l’oncle et du neveu ; car le lecteur se doute bien que mistress Waters, dans sa dernière visite à Jones, lui avait découvert le secret de sa naissance. Nous ne chercherons pas à peindre les premiers transports de joie qui éclatèrent de part et d’autre ; il nous faudrait, pour y réussir, un talent qui nous manque. M. Allworthy releva Jones, qui s’était précipité à ses pieds, et le serrant entre ses bras : « Ô mon enfant ! s’écria-t-il, combien je suis coupable envers vous ! que de torts j’ai à me reprocher ! Pourrai-je jamais réparer l’injustice de mes soupçons, et vous dédommager de tous les maux que je vous ai causés ?
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– Ne suis-je pas déjà bien dédommagé ? dit Jones. Quand j’aurais souffert dix fois davantage, ne suis-je pas plus que payé de mes peines ? Ô mon cher oncle ! tant de bonté me confond et m’accable. Mon cœur est si plein, qu’il ne peut contenir la joie qui l’inonde. Me retrouver en votre présence, jouir encore de votre affection, être accueilli avec cette tendresse par mon noble, par mon généreux bienfaiteur !…
 
– En vérité, mon enfant, reprit M. Allworthy, j’ai été bien cruel pour vous. Il lui dévoila alors
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la perfidie de Blifil, et lui témoigna de nouveau sa douleur de l’avoir si maltraité, à l’instigation de ce traître.
 
« Oh ! ne parlez pas ainsi, monsieur ; vous en avez noblement agi avec moi. L’homme le plus sage aurait pu être trompé comme vous, et le meilleur, une fois abusé, se serait conduit de la même manière. Quoique animé d’un courroux qui vous paraissait légitime, vous n’en avez pas moins manifesté votre bonté à mon égard. Je dois tout à cette bonté, dont je me suis montré si indigne. Ne m’obligez point, à force de générosité, à m’accuser moi-même. Hélas ! monsieur, ma punition n’a pas excédé mes égarements ; et désormais mon unique soin sera de mériter le bonheur que je tiens de vous. Croyez-moi, mon cher oncle, j’ai profité des leçons de l’adversité. Malgré de grands écarts, je ne suis point endurci dans le vice. Je rends grâce au ciel de m’avoir donné le temps de réfléchir sur ma vie passée. Sans avoir à me reprocher aucune bassesse, j’ai commis assez de fautes pour éprouver un juste sentiment de repentir et de honte. Ces fautes ont eu des suites terribles ; elles m’ont conduit au bord de l’abîme.
 
– Je me réjouis, mon enfant, de vous entendre parler d’une manière si sensée. Je n’hésite pas à vous croire ; car l’hypocrisie, à l’aide de laquelle
– Je me réjouis, mon enfant, de vous entendre parler d’une manière si sensée. Je n’hésite pas à vous croire ; car l’hypocrisie, à l’aide de laquelle tant d’autres m’en ont imposé, n’a jamais été un de vos défauts. Je suis persuadé maintenant que vous aimez sincèrement la vertu ; mais vous voyez, Jones, à quels périls l’imprudence seule peut l’exposer. Notre propre intérêt nous fait un devoir de la prudence. Si nous sommes assez ennemis de nous-mêmes pour y manquer, faut-il s’étonner que le monde manque aussi à ce qu’il nous doit ? Lorsqu’un homme jette les fondements de sa ruine, il est à craindre que les autres n’en profitent pour élever dessus l’édifice de leur fortune. Vous avez, dites-vous, reconnu vos erreurs et résolu de vous en corriger. Je vous crois, mon cher enfant : ainsi donc, à dater de ce jour, je ne vous en parlerai plus. Ayez soin seulement de vous les rappeler, afin d’être plus circonspect à l’avenir. Songez encore, pour votre consolation, qu’il y a une grande différence entre les fautes nées de l’imprudence et de la légèreté, et celles qui proviennent de la bassesse de l’âme. On voit quelquefois les premières conduire un jeune téméraire à sa perte ; mais s’il se réforme, il peut rétablir sa réputation, ramener à la longue l’opinion publique sur son compte, et envisager même avec une sorte de plaisir les dangers auxquels il a échappé. Quant à la bassesse d’âme, mon enfant, dès qu’elle est connue, elle flétrit sans retour. Le temps ne saurait effacer les taches qu’elle laisse après elle. La censure du monde poursuit incessamment le coupable. En butte au mépris général, il n’ose se montrer sans rougir. Si la honte l’oblige à chercher la solitude, il y porte avec lui les terreurs qu’éprouve un enfant qui craint les fantômes, et s’achemine seul en tremblant vers son lit. Sa conscience bourrelée le tourmente sans relâche. Tel qu’un ami perfide, le sommeil l’abandonne. De quelque côté qu’il tourne les yeux, tout le pénètre d’horreur. Regarde-t-il en arrière, le repentir marche en vain sur ses pas. Regarde-t-il en avant, c’est le désespoir au front glacé qui s’offre à sa vue. Enfin, comme un malheureux enfermé dans un cachot et condamné au dernier supplice, il déteste sa condition présente et redoute l’heure fatale qui doit y mettre un terme. Je vous le répète, mon enfant, consolez-vous, cette affreuse situation n’est point la vôtre. Rendez grâce à celui qui a daigné vous éclairer sur vos erreurs, avant qu’un plus long aveuglement vous eût précipité dans l’abîme. Vous les avez abjurées, ces erreurs ; et votre félicité future ne dépend plus que de vous. »
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tant d’autres m’en ont imposé, n’a jamais été un de vos défauts. Je suis persuadé maintenant que vous aimez sincèrement la vertu ; mais vous voyez, Jones, à quels périls l’imprudence seule peut l’exposer. Notre propre intérêt nous fait un devoir de la prudence. Si nous sommes assez ennemis de nous-mêmes pour y manquer, faut-il s’étonner que le monde manque aussi à ce qu’il nous doit ? Lorsqu’un homme jette les fondements de sa ruine, il est à craindre que les autres n’en profitent pour élever dessus l’édifice de leur fortune. Vous avez, dites-vous, reconnu vos erreurs et résolu de vous en corriger. Je vous crois, mon cher enfant : ainsi donc, à dater de ce jour, je ne vous en parlerai plus. Ayez soin seulement de vous les rappeler, afin d’être plus circonspect à l’avenir. Songez encore, pour votre consolation, qu’il y a une grande différence entre les fautes nées de l’imprudence et de la légèreté, et celles qui proviennent de la bassesse de l’âme. On voit quelquefois les premières conduire un jeune téméraire à sa perte ; mais s’il se réforme, il peut rétablir sa réputation, ramener à la longue l’opinion publique sur son compte, et envisager même avec une sorte de plaisir les dangers auxquels il a échappé. Quant à la bassesse d’âme, mon enfant, dès qu’elle est connue, elle flétrit sans retour. Le temps ne saurait effacer les taches
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qu’elle laisse après elle. La censure du monde poursuit incessamment le coupable. En butte au mépris général, il n’ose se montrer sans rougir. Si la honte l’oblige à chercher la solitude, il y porte avec lui les terreurs qu’éprouve un enfant qui craint les fantômes, et s’achemine seul en tremblant vers son lit. Sa conscience bourrelée le tourmente sans relâche. Tel qu’un ami perfide, le sommeil l’abandonne. De quelque côté qu’il tourne les yeux, tout le pénètre d’horreur. Regarde-t-il en arrière, le repentir marche en vain sur ses pas. Regarde-t-il en avant, c’est le désespoir au front glacé qui s’offre à sa vue. Enfin, comme un malheureux enfermé dans un cachot et condamné au dernier supplice, il déteste sa condition présente et redoute l’heure fatale qui doit y mettre un terme. Je vous le répète, mon enfant, consolez-vous, cette affreuse situation n’est point la vôtre. Rendez grâce à celui qui a daigné vous éclairer sur vos erreurs, avant qu’un plus long aveuglement vous eût précipité dans l’abîme. Vous les avez abjurées, ces erreurs ; et votre félicité future ne dépend plus que de vous. »
 
À ces mots Jones poussa un profond soupir. M. Allworthy lui en ayant demandé la cause : « Je ne veux rien vous cacher, monsieur, répondit-il ; je crains que mes fautes n’aient attiré sur moi un
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malheur irréparable. Ô mon cher oncle ! j’ai perdu un trésor.
 
– Vous n’avez pas besoin d’en dire davantage, repartit M. Allworthy. Je vais vous parler avec franchise. Je sais d’où naissent vos regrets ; j’ai vu celle qui les cause ; nous avons eu ensemble un long entretien à votre sujet. J’exige de vous, comme une preuve de la sincérité de votre repentir et de vos bonnes résolutions, que vous m’obéissiez en un point. Promettez-moi de vous soumettre à la décision de la jeune personne, qu’elle soit ou non conforme à vos vœux. Miss Western n’a déjà que trop souffert d’une persécution à laquelle je ne puis penser sans chagrin. Je ne veux pas que ma famille lui en suscite une nouvelle. Je sais que son père se dispose à la tourmenter en votre faveur, comme il l’a tourmentée en faveur d’un autre ; mais j’ai résolu de ne point souffrir qu’on attente désormais à sa liberté, ni qu’on use envers elle de la moindre violence.
 
– Ô mon cher oncle ! donnez-moi, je vous prie, des ordres que j’aie quelque mérite à exécuter. Croyez-moi, il n’est qu’une circonstance qui pût m’engager à vous désobéir : ce serait celle où vous m’ordonneriez de causer à ma Sophie le plus léger déplaisir. Si j’ai le malheur de ne pouvoir jamais obtenir d’elle mon pardon, c’en
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est bien assez pour m’accabler, sans que j’y joigne encore l’amer regret d’être l’auteur de ses peines. Posséder ma Sophie est le plus grand, l’unique bonheur que le ciel puisse m’accorder encore ; mais je ne veux le devoir qu’à elle seule.
 
– Je ne vous flatterai point, mon enfant, je crains que ce bonheur ne vous soit pas réservé. Elle a refusé, dans les termes les plus formels, les plus énergiques, de répondre à vos vœux. Sa résolution m’a paru inébranlable ; et peut-être pouvez-vous l’expliquer mieux que moi.
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En ce moment un domestique vint annoncer que M. Western était en bas. Son impatience ne lui avait pas permis d’attendre jusqu’à l’après-midi. Jones pria son oncle d’entretenir l’écuyer pendant quelques minutes, afin qu’il eût le temps de sécher ses larmes et de se remettre un peu de son émotion. L’excellent homme y consentit, et donna ordre qu’on fît entrer M. Western dans le salon, où il alla le recevoir.
 
Mistress Miller, qui n’avait pas vu Jones depuis sa sortie de prison, ne le sut pas plus tôt seul,
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qu’elle accourut pour le féliciter d’avoir trouvé un oncle dans M. Allworthy, et de son heureuse réconciliation avec lui. « Mon cher enfant, ajouta-t-elle, je voudrais pouvoir vous faire un autre compliment ; mais je n’ai jamais vu de personne plus inflexible. »
 
Jones, un peu surpris, lui demanda ce qu’elle voulait dire. « Hélas ! répondit-elle, j’ai été chez mademoiselle Sophie, et je lui ai expliqué toute l’affaire comme mon fils Nightingale me l’avait contée. Elle ne peut plus avoir maintenant de doutes sur la lettre ; car je lui ai dit que mon fils Nightingale ferait serment, si elle le voulait, que cette lettre était entièrement de son invention, et que vous l’aviez écrite sous sa dictée. Je lui ai représenté que le motif même qui vous avait porté à l’envoyer, devait vous recommander à ses yeux ; que vous n’aviez agi ainsi que par amour pour elle, et avec la ferme résolution de renoncer désormais au désordre ; qu’enfin, depuis que vous l’aviez vue à Londres, il ne vous était pas arrivé de manquer à la fidélité que vous lui deviez. Je crains, à dire vrai, de m’être un peu aventurée sur ce sujet ; mais j’espère, grâce à Dieu, que votre conduite future me justifiera. En un mot, j’ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour la toucher, et sans succès. Elle m’a répondu qu’elle vous avait pardonné bien des
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fautes en considération de votre jeunesse, et a témoigné tant d’horreur du libertinage, que je me suis trouvée réduite au silence. Toutes les fois que j’ai tenté de vous excuser, la force et la justesse de ses raisons m’ont fermé la bouche. En vérité, c’est une jeune personne charmante, une des plus douces et des plus sensées que j’aie jamais vues. Si j’avais osé, je l’aurais embrassée pour une sentence qui m’a paru digne de Sénèque ou d’un évêque. « Madame, m’a-t-elle dit, j’avais cru autrefois remarquer dans M. Jones une grande bonté de cœur, et j’en avais conçu pour lui une sincère estime : mais le libertinage finit par corrompre le meilleur cœur ; et tout ce que peut espérer un libertin doué d’un bon naturel, c’est qu’on mêle un sentiment de pitié au mépris et à l’aversion qu’il inspire. » Miss Western est un ange : voilà la vérité.
 
– Ô mistress Miller ! puis-je supporter la pensée d’avoir perdu cet ange ?
 
– Perdu ! non, je me flatte que vous ne l’avez pas encore perdu. Changez de conduite, revenez de vos égarements, et vous pouvez conserver de l’espérance. En tout cas, si miss Western demeurait inexorable, il y a une autre jeune dame, une dame fort jolie et fort riche, qui se meurt d’amour pour vous. On m’en a parlé ce matin même, et je ne l’ai pas laissé ignorer à miss Western.
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Peut-être ai-je été trop loin, car je lui ai dit que vous l’aviez refusée ; mais j’étais bien sûre que vous la refuseriez. Il faut à ce propos que je vous donne une petite consolation. Au nom de la jeune dame, qui n’est autre que la jolie veuve mistress Hunt, il m’a semblé qu’elle pâlissait ; mais quand j’ai ajouté que vous l’aviez refusée, je vous jure que son visage est devenu en un instant couleur de pourpre ; et voici les propres mots dont elle s’est servie : « Je crois bien qu’en effet il a quelque affection pour moi. »
 
La conversation fut interrompue en cet endroit par l’arrivée de l’écuyer Western, que l’autorité de M. Allworthy, d’ordinaire toute-puissante sur lui, n’avait pu retenir plus longtemps.
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– J’espère, monsieur, répondit Jones, que je n’oublierai jamais les nombreuses marques de bonté que j’ai reçues de vous. Quant aux offensés dont vous parlez, je n’en ai nulle idée.
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– Eh bien, donne-moi la main ; tu es le plus honnête et le plus brave garçon du royaume. Viens avec moi, je vais de ce pas te conduire chez ta maîtresse. »
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L’entretien qui suivit fut assez piquant. S’il s’était présenté plus tôt dans le cours de notre histoire, nous en aurions amusé nos lecteurs ; mais comme il ne nous reste que le temps de rapporter les détails essentiels, nous nous contenterons de dire que, tout étant convenu pour la visite de l’après-midi, M. Western s’en retourna à son auberge.
 
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CHAPITRE XI.
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Après le départ de l’écuyer Western, Jones apprit à M. Allworthy et à mistress Miller comment il avait recouvré sa liberté. Deux lords, accompagnés de deux chirurgiens et d’un ami de M. Nightingale, s’étaient rendus chez le juge de paix à la requête duquel il avait été mis en prison, et ce magistrat, sur le serment des chirurgiens que le gentilhomme blessé était hors de danger, avait ordonné son élargissement. Il connaissait, dit-il, un de ces lords pour l’avoir vu une fois, l’autre lui était entièrement inconnu, et l’avait fort étonné en lui demandant pardon d’une offense qu’il le priait d’attribuer à l’ignorance où il était de son nom et de sa qualité.
 
Or voici le fait, dont Jones ne fut instruit que dans la suite. Quand le lieutenant chargé par Fellamar, à l’instigation de lady Bellaston, de le presser comme un vagabond, vint rendre compte
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au lord de l’événement qu’on a rapporté plus haut, il lui parla en termes avantageux de la conduite de Jones sous tous les rapports, et l’assura qu’il avait sans doute commis une méprise, attendu que ce jeune homme semblait appartenir à une honnête famille : sur quoi lord Fellamar, qui se piquait d’une grande délicatesse en fait d’honneur, et qui n’aurait voulu pour rien au monde encourir, par une action blâmable, la censure publique, commença à se repentir d’avoir suivi les conseils de lady Bellaston.
 
Un ou deux jours après, comme il dînait par hasard avec le pair irlandais déjà connu dans notre histoire, ce dernier, en parlant du duel en question, fit un portrait peu flatteur de Fitz-Patrick, à qui il ne rendit pas tout-à-fait justice, surtout en ce qui concernait sa femme. À l’entendre, c’était la personne la plus innocente, la plus outragée qu’on pût voir, et la compassion seule l’avait engagé à prendre sa défense. Il annonça qu’il irait le lendemain matin trouver Fitz-Patrick, pour tenter de le faire consentir à une séparation. Il y aurait à craindre, disait-il, pour la vie de cette infortunée, si jamais elle rentrait sous la puissance de son mari. Lord Fellamar lui proposa de l’accompagner, dans le dessein de se procurer de nouvelles lumières sur Jones et sur les circonstances du duel ; car il était très-inquiet du
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rôle qu’il avait joué dans cette affaire. Il témoigna d’ailleurs le désir de contribuer à soustraire la jeune dame au joug conjugal. Le pair s’empressa d’accepter son offre, convaincu que le nom et l’autorité du lord en imposeraient à Fitz-Patrick, et le rendraient plus traitable. Il ne se trompa point. Le pauvre Irlandais ne vit pas plus tôt que ces nobles personnages avaient pris sa femme sous leur protection, qu’il se soumit sans résistance. L’acte de séparation fut à l’instant dressé, et signé par les parties.
 
Fitz-Patrick, que mistress Waters avait tout-à-fait convaincu de l’innocence de sa femme, et qui peut-être était devenu fort indifférent sur son compte, parla hautement à lord Fellamar en faveur de Jones, prit sur lui tout le blâme du combat, et déclara que son adversaire s’était conduit avec autant de loyauté que de bravoure. Fellamar l’ayant questionné plus particulièrement au sujet de Jones, Fitz-Patrick lui dit que c’était le neveu d’un homme très-riche et d’une naissance distinguée, comme il venait de l’apprendre de mistress Waters, après l’entrevue qu’elle avait eue avec Dowling.
 
Le lord Fellamar se crut donc obligé de réparer de tout son pouvoir l’injure cruelle qu’il lui avait faite. N’étant plus animé d’aucun sentiment de jalousie (car il avait renoncé à miss Western),
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persuadé en outre, par l’état où il voyait Fitz-Patrick, et par le témoignage des chirurgiens, que sa blessure n’était pas mortelle, il résolut de travailler à la délivrance de Jones. Dans cette intention il pria le pair irlandais de l’accompagner à la prison, où il se conduisit comme on l’a dit.
 
À son retour chez mistress Miller, M. Allworthy emmena Jones dans son appartement et lui apprit tous les détails qu’il tenait de mistress Waters et de M. Dowling. Jones n’en parut pas moins affligé que surpris, mais ne se permit aucune observation.
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– J’ai tout considéré, et c’est vous, vous-même qui porterez ma réponse à ce scélérat. Son arrêt ne peut lui être plus convenablement signifié que par celui dont il a si lâchement tramé la ruine.
 
– Pardonnez-moi, mon cher oncle. Un moment de réflexion, j’en suis sûr, vous convaincra du contraire. Ce qui pourrait n’être que justice
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dans la bouche d’un autre, prendrait dans la mienne le caractère de l’insulte ; et envers qui ? envers mon propre frère, envers votre neveu. Il ne m’a pas traité avec tant de barbarie. Cette conduite me rendrait plus inexcusable que lui. Des hommes qui ne sont pas nés méchants peuvent se laisser tenter par l’appât de la fortune ; mais l’insulte est la marque d’une âme noire et vindicative, et n’a pas la tentation pour excuse. Je vous conjure, mon cher oncle, de ne point décider de son sort dans la première chaleur du ressentiment. Daignez vous souvenir que moi-même je ne fus pas condamné sans être entendu. »
 
M. Allworthy garda un moment le silence, puis embrassant Jones : « Mon enfant, lui dit-il les larmes aux yeux, quelle bonté d’âme j’ai longtemps ignorée ! »
 
Mistress Miller, après avoir frappé à la porte un coup si léger qu’on ne l’entendit pas, entra dans la chambre. À la vue de Jones dans les bras de son oncle, la pauvre femme, transportée de joie, tomba à genoux, et rendit grâce au ciel ; puis courant vers Jones, elle le pressa tendrement contre son cœur et le félicita mille et mille fois de ce jour fortuné. Elle adressa ensuite les mêmes compliments à M. Allworthy. « En vérité, madame, lui répondit ce dernier, en vérité, je manque de termes pour exprimer mon bonheur. »
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Quelques instants se passèrent encore dans la même ivresse. Enfin mistress Miller invita l’oncle et le neveu à un repas de famille où ils trouveraient, leur dit-elle, une réunion de gens heureux. C’étaient M. Nightingale avec sa femme, et sa cousine Harris avec son mari.
 
M. Allworthy allégua pour s’excuser qu’ayant à entretenir son neveu d’affaires particulières, il avait ordonné qu’on lui servît un morceau à manger dans sa chambre ; mais il promit à la digne femme qu’ils auraient l’un et l’autre le plaisir de souper avec elle.
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– Si je le veux ! je n’aurai jamais rien fait de ma vie avec tant de plaisir. »
 
Jones l’engagea à modérer son zèle, et dit à M. Allworthy qu’il avait réfléchi sur sa proposition,
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et se chargerait lui-même du message, s’il le désirait. « Je connais vos volontés, ajouta-t-il. Permettez que ce soit moi qui l’en instruise. Veuillez, je vous prie, penser au danger de le pousser tout-à-coup au désespoir. Combien, hélas ! ce malheureux est peu disposé, dans sa situation présente, à faire une bonne fin ! »
 
Cette considération ne toucha nullement mistress Miller, qui sortit en s’écriant : « Vous êtes trop bon, monsieur Jones, beaucoup trop bon pour vivre dans ce monde. » Mais elle fit une forte impression sur M. Allworthy. « Mon cher enfant, dit-il à Jones, j’admire également la bonté de votre cœur et la sagesse de votre esprit. Le ciel nous défend en effet d’ôter à ce misérable le temps et les moyens de se reconnaître. Allez donc le trouver. Faites usage de toute votre prudence ; mais ne le flattez d’aucun espoir de pardon. Je suis bien décidé à ne pardonner le crime qu’autant que la religion y oblige ; et cette obligation ne va pas jusqu’à nous forcer d’entretenir des rapports avec les criminels, ou de leur faire du bien. »
 
Jones monta chez Blifil. Il le trouva dans une situation qui émut sa pitié, et qui aurait excité dans l’âme de beaucoup d’autres un sentiment moins aimable. Il était étendu sur son lit, livré au désespoir et baigné de larmes : non de ces
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larmes que fait couler le repentir et qui effacent les fautes auxquelles se laissent quelquefois entraîner les meilleurs naturels, par séduction ou par surprise, tant est grande la faiblesse humaine ! Les larmes de Blifil étaient celles que la douleur physique arrache à un barbare, ou que verse un brigand effrayé qu’on mène au supplice.
 
Une peinture exacte de cette scène serait peu agréable au lecteur. Il suffira de dire que Jones poussa la bonté jusqu’à l’excès. Avant d’annoncer à Blifil que son oncle lui ordonnait de sortir le soir même de la maison, il employa tous les moyens qu’il crut propres à ranimer ses esprits abattus. Il lui offrit l’argent dont il pouvait avoir besoin, l’assura d’un sincère oubli de ses torts, promit de le traiter en frère, et de ne rien négliger pour le réconcilier avec son oncle.
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Blifil garda d’abord un morne silence, incertain s’il persisterait dans ses dénégations ; mais écrasé sous le poids de l’évidence, il se décida enfin à tout avouer. Il demanda pardon de la manière la plus humble à son frère, se prosterna contre terre, embrassa ses genoux ; en un mot il se montra aussi vil, aussi lâche qu’il avait été pervers.
 
Tant de bassesse inspira à Jones un mépris qu’il ne put entièrement dissimuler. Il s’empressa de relever Blifil, l’exhorta à supporter son malheur
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avec plus de courage, lui donnant de nouveau sa parole de tout tenter pour l’adoucir. Blifil se déclara indigne de sa générosité, s’épuisa en témoignages de reconnaissance, et promit enfin d’aller chercher sans délai un autre logement.
 
Jones retourna auprès de son oncle, qui l’instruisit de la découverte qu’il avait faite au sujet des billets de banque de cinq cents livres sterling. « J’ai proposé, lui dit-il, la question à un avocat. Il m’a répondu, à ma grande surprise, qu’il n’y avait point de peine établie par les lois pour une fraude de cette espèce. Cependant, quand je considère la noire ingratitude du coquin envers vous, un voleur de grand chemin me paraît, en comparaison de lui, presque innocent.
 
– Bon Dieu ! s’écria Jones, est-il possible ? Cette nouvelle me pénètre de douleur. Je croyais Black Georges le plus honnête homme du monde… La tentation était trop forte pour qu’il pût y résister ; car il m’a remis fidèlement de moindres sommes. Souffrez, mon cher oncle, que je voie dans son action une preuve de faiblesse, plutôt que d’ingratitude. Le pauvre garçon m’aime, j’en suis sûr. Il m’a donné des marques d’attachement que je ne puis oublier. Je crois même qu’il s’est repenti de ce qu’il a fait. Il n’y a pas plus d’un jour ou deux, au moment où mes affaires semblaient le plus désespérées, il est venu me
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trouver dans ma prison, et m’a offert tout l’argent dont je pourrais avoir besoin. Songez quelle a dû être pour un malheureux la tentation de s’approprier une somme capable de le préserver à jamais lui et sa famille des horreurs de la misère.
 
– Mon enfant, vous passez les bornes de l’indulgence. La pitié mal entendue n’est pas seulement une faiblesse, c’est une injustice, et une injustice pernicieuse à la société, par l’encouragement qu’elle donne au vice. J’aurais pu pardonner au drôle sa friponnerie, mais je ne saurais lui pardonner son ingratitude. On se montre aussi bon, aussi compatissant qu’il est permis de l’être, quand on admet la tentation pour excuse de l’improbité ; et cela m’est arrivé plus d’une fois, j’en conviens, dans l’exercice des fonctions de juré. J’ai souvent plaint le sort des voleurs de grand chemin, et intercédé auprès du juge en faveur de ceux dont le délit était accompagné de circonstances atténuantes ; mais lorsque à l’improbité se joignent le meurtre, la cruauté, l’ingratitude, ou quelque crime aussi noir, on devient coupable en écoutant la compassion et l’indulgence. Je suis convaincu que cet homme est un scélérat, et il sera puni, du moins autant que sa punition dépendra de moi. »
 
Ces dernières paroles furent prononcées d’un
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ton si absolu, que Jones ne crut pas devoir y rien répliquer. D’ailleurs l’heure fixée par M. Western approchait, et il n’avait pas encore fait sa toilette. L’entretien finit donc ici, et Jones passa dans une autre chambre avec Partridge pour s’habiller.
 
Le pauvre garçon avait à peine entrevu son maître depuis la grande découverte dont le lecteur est instruit. Il ne pouvait ni contenir ni exprimer sa joie. On l’eût pris pour un homme en démence. Il fit, en habillant Jones, presque autant de balourdises qu’en fait Arlequin, lorsqu’il s’habille sur le théâtre.
 
Ce n’était pourtant pas que sa mémoire fût en défaut. Il se rappela tous les pronostics, tous les présages qui annonçaient, selon lui, cet heureux changement. Quelques-uns l’avaient frappé dans le moment même. Beaucoup d’autres, auxquels il avait fait peu d’attention, lui revinrent alors à l’esprit. Il n’oublia pas son rêve pendant la nuit qui précéda sa rencontre avec Jones. « Je ne me trompais pas, monsieur, s’écria-t-il, quand je disais à votre seigneurie qu’un secret pressentiment m’avertissait que vous seriez un jour ou l’autre en état de faire ma fortune. » Jones l’assura que ce dernier pronostic se vérifierait aussi sûrement que s’étaient vérifiés tous ceux dont lui-même avait été l’objet : ce qui redoubla les
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transports d’allégresse qu’inspirait déjà au pédagogue le bonheur de son maître.
 
 
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Quand Jones fut habillé, il se rendit avec son oncle chez M. Western. Il avait sans exagération, une des plus belles figures qu’on eût jamais vues, et les seuls agréments de sa personne auraient suffi pour charmer la plupart des femmes ; mais on a dû s’apercevoir dans le cours de cette histoire, que la nature en le formant ne s’était pas bornée, comme il lui arrive quelquefois, à cet unique don pour recommander son ouvrage.
 
Sophie, malgré le ressentiment qu’elle éprouvait contre Jones, s’était aussi parée avec soin. Dans quelle intention ? c’est à nos lectrices à le deviner. Elle était si belle, que M. Allworthy lui-même ne put la voir sans dire tout bas à M. Western, qu’elle n’avait pas sa pareille au monde :
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sur quoi l’écuyer lui répondit à l’oreille, mais de manière à être entendu de tous ceux qui étaient présents : « Tant mieux pour Jones ; car Dieu me damne si ce friand morceau n’est pas pour lui ! » Sophie devint toute rouge à ces mots : Tom pâlit, et une vive émotion se manifesta sur son visage.
 
Dès qu’on eut ôté la table à thé, Western emmena M. Allworthy hors de la chambre, sous prétexte de l’entretenir d’une affaire importante qu’il craignait d’oublier.
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Jones et Sophie restèrent seuls. Ces deux amants, qui avaient tant de choses à se dire quand ils ne pouvaient se parler ni se voir sans obstacles et sans danger, qui brûlaient de voler dans les bras l’un de l’autre, lorsque tant de barrières s’élevaient entre eux, maintenant que rien ne gênait la liberté de leur entretien, demeurèrent pendant quelque temps immobiles et muets : en sorte qu’un spectateur peu clairvoyant aurait pu croire qu’ils ne ressentaient qu’une indifférence mutuelle. La chose se passa ainsi, quelque étrange qu’elle paraisse. Tous deux assis et les yeux baissés vers la terre, gardèrent, plusieurs minutes, un profond silence.
 
En vain, durant cet intervalle, Jones essaya une ou deux fois de parler ; il ne put que balbutier quelques mots. À la fin Sophie, par pitié pour lui,
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et aussi pour détourner la conversation du sujet dont elle le voyait préoccupé, lui dit : « Monsieur, la découverte qui vient de se faire vous rend sans doute le plus heureux des hommes.
 
– Eh ! pouvez-vous réellement, mademoiselle, répondit Jones en soupirant, me croire heureux, quand j’ai encouru votre disgrâce ?
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– Il me semble, monsieur Jones, que je pourrais presque m’en rapporter à votre justice, et vous laisser prononcer vous-même sur votre conduite.
 
– Hélas ! mademoiselle, c’est pitié et non justice que j’implore de vous. La justice, je le sais, doit me condamner ; non cependant pour la lettre que j’ai adressée à lady Bellaston. L’explication qu’on vous en a donnée, est entièrement conforme à la vérité. » Il insista alors sur l’engagement qu’avait pris Nightingale de lui fournir un prétexte honnête de rompre avec cette dame, si, contre son attente, elle acceptait sa proposition ; mais il convint qu’il avait été fort imprudent de lui
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écrire une pareille lettre. « J’en ai été cruellement puni, ajouta-t-il, par l’effet qu’elle a produit sur vous.
 
– Je ne crois, je ne puis croire au sujet de cette lettre que ce que vous voudrez. Ma conduite vous montre clairement, ce me semble, que j’y attache peu d’importance. Mais, monsieur Jones, ne m’avez-vous pas donné d’ailleurs de graves motifs de plaintes ? Après ce qui s’était passé à Upton, former sitôt une nouvelle liaison avec une autre femme, lorsque je m’imaginais, lorsque vous prétendiez que mes peines vous déchiraient le cœur ! En vérité, vous avez agi d’une manière bien étrange. Puis-je regarder comme sincère l’amour que vous témoignez pour moi ? et quand je le pourrais, comment espérer d’être heureuse avec un homme si inconstant ?
 
– Ô ma Sophie ! ne doutez point de la sincérité du plus pur amour qui ait jamais enflammé le cœur d’un homme. Songez à ma déplorable situation, à mon désespoir. Si j’avais pu me flatter de la moindre espérance qu’il me fût un jour permis, comme à présent, de me jeter à vos pieds, aucune femme n’aurait eu le pouvoir de m’inspirer une pensée contraire à la vertu la plus rigide… Moi, inconstant envers vous ! Oh ! si vous daignez oublier le passé, qu’une injuste crainte
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de l’avenir ne ferme pas votre cœur à la pitié. Jamais repentir ne fut plus sincère que le mien. Ah ! laissez-vous fléchir, adorable Sophie !
 
– Le repentir sincère, monsieur Jones, peut faire trouver grâce à un coupable devant le juge suprême ; lui seul lit au fond des cœurs. Mais les hommes sont faciles à tromper, ils n’ont aucun moyen infaillible de se préserver de l’erreur. Toutefois si je me détermine à vous pardonner, comptez que j’exigerai les plus fortes preuves de votre repentir.
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– Je n’en réclame qu’une partie pour cette épreuve. Je me suis, je pense, suffisamment expliquée en vous assurant que vous obtiendrez ma confiance, dès que vous m’en paraîtrez digne. Après ce qui s’est passé, monsieur, pouvez-vous espérer que je vous croie sur votre parole ?
 
– Ne me croyez pas sur ma parole. J’ai à vous offrir un meilleur garant de ma constance, un garant irrécusable.
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meilleur garant de ma constance, un garant irrécusable.
 
– Quel est-il ? lui demanda Sophie un peu étonnée.
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– Par tout ce qu’il y a de sacré au monde, par le ciel même, votre image n’est jamais sortie de mon cœur. La délicatesse de votre sexe en amour, ne peut concevoir la grossièreté du nôtre, et combien le sentiment a peu de part dans certaines liaisons.
 
– Jamais, répondit Sophie avec dignité, je n’épouserai un homme qui n’aura pas assez de
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délicatesse pour être aussi incapable que moi de faire une pareille distinction.
 
– Je l’aurai cette délicatesse, ou plutôt je l’ai déjà. Ma Sophie l’a fait naître en moi, dès le premier moment où j’ai pu me flatter de devenir son époux ; et depuis, tout le reste de son sexe n’a pas produit plus d’impression sur mes sens que sur mon cœur.
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– Divine Sophie ! comment reconnaître tant de bonté ? Quoi ! vous daignez m’assurer que vous n’êtes pas indifférente à mon bonheur ? Croyez-moi, mademoiselle, ce bonheur me vient de vous, puisque je le dois à la douce espérance… Ô ma Sophie ! n’éloignez pas le terme de mes vœux ! je me soumets sans réserve à vos volontés ; je n’ose vous presser trop vivement ; souffrez pourtant que je vous supplie d’abréger la durée de l’épreuve. Oh ! dites-moi quand je puis espérer que vous serez convaincue de la sincérité de mes sentiments.
 
– Après avoir poussé si loin là condescendance,
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monsieur Jones, j’ai droit de n’être point pressée, et je ne veux pas l’être.
 
– Ô ma Sophie ! pourquoi me regarder d’un œil si sévère ? je ne vous presse point, je n’ose vous presser. Permettez cependant que je vous conjure encore une fois de fixer une époque. Songez combien l’amour est impatient.
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– Eh bien, M. Jones, ce jour dépend de vous.
 
– Ô chère, adorable Sophie ! ces mots jettent le délire dans mon âme. Je dois, je veux remercier ces lèvres charmantes qui m’ont si doucement annoncé mon bonheur. » Il la saisit alors dans ses bras, et lui donna un baiser avec une ardeur à laquelle il n’avait pas osé se livrer auparavant.
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ardeur à laquelle il n’avait pas osé se livrer auparavant.
 
Western, qui écoutait depuis quelque temps à la porte, entra brusquement dans la chambre en criant comme un vrai chasseur : « Pille ! pille ! mon garçon, tiens ferme ; c’est ça, de petites caresses, c’est ça. Eh bien ! êtes-vous d’accord ? A-t-elle fixé le jour, mon garçon ? Sera-ce demain, ou après-demain ? Je ne veux pas que ce soit une minute plus tard qu’après-demain, entendez-vous ?
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– Eh ! ne veux-tu pas l’épouser demain, ou après-demain ?
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– Assurément, mon père, je n’en ai point l’intention.
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– Oui, mon père, demain matin, puisque vous l’ordonnez. »
 
Jones, tombant aux pieds de Sophie, lui baisa
Jones, tombant aux pieds de Sophie, lui baisa la main avec un transport de joie inexprimable. Western se mit à sauter et à danser en criant : « Où diable est Allworthy ? Je gage qu’il s’amuse à jaser avec ce damné procureur Dowling, lorsqu’il devrait penser à toute autre chose. »
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la main avec un transport de joie inexprimable. Western se mit à sauter et à danser en criant : « Où diable est Allworthy ? Je gage qu’il s’amuse à jaser avec ce damné procureur Dowling, lorsqu’il devrait penser à toute autre chose. »
 
Il courut le chercher et laissa fort à propos nos deux amants se livrer sans témoins, pendant quelques minutes, à leurs tendres sentiments.
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– J’espère que non, monsieur, dit M. Allworthy ; j’espère qu’il n’y a pas eu l’ombre de contrainte.
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– Vous êtes le maître de l’engager à se rétracter. Te repens-tu au fond du cœur de ta promesse ? parle, Sophie.
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– Engagé ? point d’excuse… Je ne te quitterai pas de la soirée… Tu souperas ici, ou que le diable m’emporte.
 
– Pardonnez-moi, mon cher voisin, j’ai donné ma parole, et vous savez que je n’y manque jamais.
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ma parole, et vous savez que je n’y manque jamais.
 
– Et où es-tu engagé, s’il te plaît ? »
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Fin de l’histoire.
 
Le jeune Nightingale, mandé par son père, s’était rendu chez lui dans l’après-midi, et en avait été mieux reçu qu’il ne l’espérait. Il l’avait
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trouvé avec son oncle, qui était revenu à Londres, pour y chercher sa fille nouvellement mariée.
 
Ce mariage était l’événement le plus heureux que pût souhaiter le jeune Nightingale. Son père et son oncle disputaient sans cesse, comme on l’a dit, sur la manière de gouverner leurs enfants, chacun d’eux méprisant du fond du cœur la méthode opposée à la sienne : or chacun d’eux tâchait, en ce moment, de pallier de son mieux la faute de son enfant, et d’aggraver celle de l’autre. Le vieux Nightingale brûlait du désir de l’emporter sur son frère : il avait d’ailleurs l’esprit si favorablement disposé par les arguments de M. Allworthy, qu’il reçut son fils d’un air riant, et consentit à souper le soir même avec lui chez mistress Miller.
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Quant à l’oncle, qui idolâtrait sa fille, il ne fut pas difficile de calmer son courroux. À peine sut-il par le jeune Nightingale où était sa chère Henriette, qu’il annonça l’intention d’aller sur-le-champ la trouver. Lorsqu’il arriva, elle voulut se jeter à ses pieds. Il s’empressa de la relever, et l’embrassa avec une tendresse qui émut tous les témoins de cette scène. En peu de minutes la réconciliation fut aussi parfaite entre lui et les deux époux que s’il eût présidé en personne à leur union.
 
Tel était l’état des choses, quand l’arrivée de
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M. Allworthy et de sa compagnie vint mettre le comble à la satisfaction de mistress Miller. Dès qu’elle aperçut Sophie, elle devina tout ce qui s’était passé, et son amitié pour Jones redoubla les transports de joie que lui causait déjà le bonheur de sa fille.
 
Nous ne croyons pas qu’on ait vu beaucoup d’exemples d’une réunion de gens aussi heureux. Le père de Nightingale était le seul qui ne le fût pas tout-à-fait. Malgré l’autorité et les raisons de M. Allworthy, malgré son affection pour son fils, il ne pouvait se tenir entièrement content du choix que le jeune homme avait fait. Peut-être la présence de Sophie contribuait-elle un peu à augmenter sa peine. De temps en temps il lui venait à l’esprit que son fils aurait pu épouser cette jeune personne, ou quelque autre d’un égal mérite. Au reste, ce qui excitait ses regrets n’était pas la figure enchanteresse de miss Western, ni la bonté de son naturel, mais le coffre-fort de l’écuyer. Voilà l’espèce de charmes qu’il ne pardonnait point à son fils d’avoir sacrifiés à la fille de mistress Miller.
 
Les deux cousines étaient fort jolies ; mais Sophie les éclipsait tellement, que si le ciel ne les eût douées l’une et l’autre du meilleur caractère, l’éclat de sa beauté aurait pu faire naître dans leur cœur un sentiment de jalousie ; car, pendant
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le souper, leurs maris eurent presque toujours les yeux fixés sur notre héroïne. On l’eût prise pour une reine qui reçoit des hommages, ou plutôt pour une déesse adorée de tout ce qui l’entoure ; mais c’était un culte qu’on aimait à lui rendre, et qu’elle n’exigeait point. Sa modestie et ses manières prévenantes ne la distinguaient pas moins que ses autres qualités.
 
La soirée se passa gaîment. Tous les convives étaient heureux, ceux-là surtout qui avaient le plus souffert auparavant. Leurs peines passées ajoutaient, par l’effet du contraste, à leur félicité présente un charme que n’auraient pu lui donner toutes les faveurs réunies de l’amour et de la fortune. Cependant, comme une grande joie, après un changement soudain de situation, est amie du silence et se concentre dans le cœur, au lieu de se répandre en paroles, Jones et Sophie paraissaient les moins gais de toute la compagnie. Western le remarqua avec dépit, et s’écria à diverses reprises : « Pourquoi ne parles-tu pas, mon garçon ? d’où te vient cet air grave ? Et toi, fille, as-tu perdu la langue ? Allons, bois encore un coup. » Pour mieux l’égayer, il se mit à chanter une chanson grivoise sur le mariage, et poussa même le cynisme à un tel point, qu’il aurait forcé Sophie de sortir de table, si M. Allworthy ne lui eût imposé silence par ses regards
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et par des marques formelles de mécontentement. En vain l’écuyer prétendit qu’il avait le droit de parler à sa fille comme bon lui semblait. Personne ne se rangeant à son avis, il fut obligé de se taire.
 
Malgré cette petite contrariété, il fut si charmé de la bonne humeur des convives, qu’il voulut absolument les réunir chez lui le lendemain. Ils s’y rendirent tous, et l’aimable Sophie, qui avait acquis dans l’intervalle le titre d’épouse, remplit le rôle de maîtresse des cérémonies, ou, comme on dit, fit les honneurs de la table. Elle avait donné le matin sa main à Jones dans la chapelle des Doctors commons, sans autres témoins que M. Allworthy, M. Western, et mistress Miller. Aucune des personnes invitées à dîner chez l’écuyer n’était instruite de son mariage. Elle avait instamment prié son père, ainsi que mistress Miller, de n’en point parler, et Jones s’était chargé de faire la même recommandation à M. Allworthy. Grâce à ces précautions, la modeste Sophie s’effraya moins de la nombreuse réunion à laquelle elle était obligée de se trouver, par complaisance pour son père. Dans la persuasion que le secret de son mariage n’avait pas transpiré, elle passa tranquillement la journée jusqu’au moment où l’écuyer, qui achevait de vider sa seconde bouteille, ne pouvant plus contenir sa
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joie, se versa une rasade, et but à la santé de la nouvelle mariée. Les convives suivirent son exemple, à l’extrême confusion de la pauvre Sophie et au grand chagrin de Jones, désolé de son embarras. Pour dire la vérité, cette indiscrétion n’apprit rien à personne. Car mistress Miller avait conté tout bas la chose à sa fille, sa fille à son mari, son mari à sa belle-sœur, et celle-ci au reste de la compagnie.
 
Sophie saisit la première occasion de se retirer avec les femmes. M. Western demeura cloué à la table. Tous les convives l’y laissèrent successivement, excepté l’oncle du jeune Nightingale, qui n’aimait pas moins la bouteille que M. Western. Ces deux braves champions burent à qui mieux mieux pendant toute la soirée, et longtemps après l’heure fortunée où l’amoureux Tom Jones reçut dans ses bras la charmante Sophie.
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Nous voici enfin parvenu, cher lecteur, au terme de notre carrière. À notre grande satisfaction, et peut-être contre ton attente, nous avons rendu notre héros le plus heureux des hommes ; car est-il un bonheur comparable à la possession d’une femme telle que Sophie ?
 
Quant aux autres personnages qui ont joué un rôle plus ou moins important dans cette histoire, comme tu pourrais souhaiter de connaître leur
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destinée, nous allons en peu de mots satisfaire ta curiosité.
 
On n’a pas encore pu déterminer M. Allworthy à revoir Blifil ; mais à la prière de Jones et de Sophie, il lui a constitué une rente annuelle de deux cents livres sterling, que Jones augmente en secret de moitié. Blifil vit, avec ce revenu, dans un des comtés du nord de l’Angleterre, à environ deux cents milles de Londres, et il économise deux cents livres sterling par an pour se procurer une place de député au prochain parlement. Il est en marché à ce sujet avec le procureur d’un bourg voisin, où il espère être élu. Depuis peu il s’est fait méthodiste, afin d’épouser une riche veuve de cette secte, dont les biens sont situés dans la partie du royaume qu’il habite.
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Square mourut bientôt après avoir écrit la lettre que nous avons rapportée. Thwackum réside dans sa cure. Il a fait en vain plusieurs tentatives pour regagner la confiance de M. Allworthy, et se réconcilier avec Jones. Il les flatte tous deux en face et les déchire en leur absence. M. Allworthy a pris dernièrement chez lui, à sa place, M. Abraham Adams, que Sophie aime beaucoup, et à qui elle destine l’éducation de ses enfants.
 
Mistress Fitz-Patrick est séparée de son mari, et conserve quelques faibles débris de sa fortune.
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On la rencontre dans les cercles les plus brillants de la capitale. Elle entend si bien l’économie, qu’elle trouve le moyen de dépenser trois fois son revenu sans faire de dettes. Elle est toujours bien reçue dans la maison du pair irlandais, et paie en bons procédés à la femme, tous les services qu’elle reçoit du mari.
 
Mistress Western se réconcilia bientôt avec sa nièce, et passa deux mois chez elle à la campagne. Quand Sophie revint à Londres, lady Bellaston lui fit une visite de cérémonie ; elle n’eut pas l’air de connaître Jones, et le complimenta poliment sur son mariage.
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Mistress Waters est retournée dans son pays, où elle reçoit de M. Allworthy une pension de soixante livres sterling. Elle a épousé le ministre Supple, que l’écuyer Western a pourvu d’un bon bénéfice.
 
Black Georges, en apprenant la découverte de sa friponnerie, prit la fuite, et depuis on n’a pas entendu parler de lui. Jones distribua la valeur
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des billets de banque à la famille du garde-chasse, mais non point par portions égales ; Molly en eut la meilleure part.
 
Quant à Partridge, Jones lui fait une pension de cinquante livres sterling : Le pédagogue a établi une nouvelle école qui tourne mieux que les précédentes. Il est question de le marier avec Molly Seagrim, et l’on croit que la chose se fera par l’entremise de Sophie.
 
Nous allons maintenant prendre congé de M. Jones et de notre héroïne. Deux jours après leur mariage, ils partirent pour la campagne avec M. Allworthy et M. Western. Ce dernier a donné son château et la majeure partie de sa terre à son gendre, et habite une maison de moindre apparence dans un canton voisin plus favorable à la chasse. Il visite souvent les jeunes époux, qui se font une étude et un plaisir de lui être agréables ; et ils y réussissent si bien, que l’écuyer n’a jamais été, dit-il, plus heureux de sa vie. Ses enfants lui gardent dans le château un appartement composé de deux pièces, où il s’enivre avec qui bon lui semble. Sa fille est toujours prête, comme autrefois, à lui jouer ses airs favoris, au moindre désir qu’il en témoigne. Jones proteste à Sophie que sa plus douce satisfaction, après celle de lui plaire, est de contribuer au bonheur
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de son vieux père : en sorte qu’il ne la chérit pas moins pour sa piété filiale, que pour les preuves d’amour qu’elle lui prodigue.
 
Sophie est déjà mère de deux beaux enfants, d’un garçon et d’une fille. Le bon écuyer en raffole. Il passe une grande partie de son temps dans la chambre de la nourrice, et déclare que le babil de sa petite-fille, âgée de dix-huit mois, est une musique plus flatteuse pour son oreille que l’aboiement de la meilleure meute d’Angleterre.
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M. Allworthy se montra aussi fort libéral envers Jones, à l’occasion de son mariage. En toutes circonstances il leur donne, à l’un et à l’autre, des témoignages d’affection. Jones, grâce à son commerce habituel avec cet excellent homme, et à l’influence de sa charmante et vertueuse compagne, s’est corrigé de ses défauts. En réfléchissant sur ses erreurs passées, il a acquis une discrétion et une prudence très-rares dans un jeune homme d’un caractère si ardent.
 
Enfin, on ne pourrait trouver un couple mieux assorti, ni en imaginer un plus heureux. Ces deux tendres époux sont unis par les liens d’une vive et pure affection, que resserre chaque jour une estime réciproque. Leur conduite envers leurs parents et leurs amis n’est pas moins aimable.
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Ils traitent leurs inférieurs avec tant de douceur, d’indulgence et de générosité, qu’il n’est pas un voisin, un fermier, un domestique qui ne bénisse le jour où M. Jones obtint la main de sa chère Sophie.