« Bouvard et Pécuchet/Chapitre VI » : différence entre les versions

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<< Mieux vaudrait >> dit Hurel << supprimer la Chambre ; tout le désordre vient de Paris. >>
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<< Décentralisons ! >> dit le notaire.
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<< Largement ! >> reprit le Comte. D'après Foureau, la commune devait être maîtresse absolue, jusqu'à interdire ses routes aux voyageurs, si elle le jugeait convenable. Et pendant que les plats se succédaient, poule au jus, écrevisses, champignons, légumes en salade, rôtis d'alouettes, bien des sujets furent traités : le meilleur système d'impôts, les avantages de la grande culture, l'abolition de la peine de mort le sous- préfet n'oublia pas de citer ce mot charmant d'un homme d'esprit : << Que MM. les assassins commencent ! >>
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Bouvard était surpris par le contraste des choses qui l'entouraient avec celles que l'on disait car il semble toujours que les paroles doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient faits pour les grandes pensées. Néanmoins, il était rouge au dessert, et entrevoyait les compotiers dans un brouillard. On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga... M. de Faverges qui connaissait son monde fit déboucher du champagne. Les convives, en trinquant burent au succès de l'élection et il était plus de trois heures, quand ils passèrent dans le fumoir, pour prendre le café. Une caricature du Charivari traînait sur une console, entre des numéros de l'Univers ; cela représentait un citoyen, dont les basques de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un oeil. Marescot en donna l'explication. On rit beaucoup. Ils absorbaient des liqueurs et la cendre des cigares tombait dans les capitons des meubles. L'abbé voulant convaincre Girbal attaqua Voltaire. Coulon s'endormit. M. de Faverges déclara son dévouement pour Chambord.
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<< Les abeilles prouvent la monarchie. >>
 
<< Mais les fourmilières la République ! >>
 
Du reste, le médecin n'y tenait plus.
 
<< Vous avez raison ! >> dit le sous-préfet.
 
<< La forme du gouvernement importe peu ! >>
 
<< Avec la liberté ! >> objecta Pécuchet.
 
<< Un honnête homme n'en a pas besoin >> répliqua Foureau.
 
<< Je ne fais pas de discours, moi ! Je ne suis pas journaliste ! et je vous soutiens que la France veut être gouvernée par un bras de fer ! >>
 
Tous réclamaient un Sauveur. Et en sortant, Bouvard et Pécuchet entendirent M. de Faverges qui disait à l'abbé Jeufroy : << Il faut rétablir l'obéissance. L'autorité se meurt, si on la discute ! Le droit divin, il n'y a que ça ! >>
 
<< Parfaitement, monsieur le comte ! >>
 
Les pâles rayons d'un soleil d'octobre s'allongeaient derrière les bois ; un vent humide soufflait ;et en marchant sur les feuilles mortes, ils respiraient comme délivrés. Tout ce qu'ils n'avaient pu dire s'échappa en exclamations :
 
<< Quels idiots ! quelle bassesse ! Comment imaginer tant d'entêtement ? D'abord, que signifie le droit divin ? >>
 
L'ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait éclairés sur l'esthétique, répondit à leur question dans une lettre savante.
 
<< La théorie du droit divin a été formulée sous Charles II par l'Anglais Filmer.
 
<< La voici : << Le Créateur donna au premier homme la souveraineté du monde. Elle fut transmise à ses descendants ; et la puissance du Roi émane de Dieu.
 
<< Il est son image >> écrit Bossuet. L'empire paternel accoutume à la domination d'un seul. On a fait les rois d'après le modèle des pères.
 
<< Locke réfuta cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du monarchique, tout sujet ayant le même droit sur ses enfants que le monarque sur les siens. La royauté n'existe que par le choix populaire et même l'élection était rappelée dans la cérémonie du sacre, où deux évêques, en montrant le Roi, demandaient aux nobles et aux manants, s'ils l'acceptaient pour tel.
 
<< Donc le Pouvoir vient du Peuple. Il a le droit << de faire tout ce qu'il veut >>, dit Helvétius, << de changer sa constitution >>, dit Vattel,
 
<< de se révolter contre l'injustice >>, prétendent Glafey, Hotman, Mably, etc. ! et saint Thomas d'Aquin l'autorise à se délivrer d'un tyran. Il est même, dit Jurieu, dispensé d'avoir raison. >>
 
Etonnés de l'axiome, ils prirent le Contrat social de Rousseau. Pécuchet alla jusqu'au bout puis fermant les yeux, et se renversant la tête, il en fit l'analyse.
 
<< On suppose une convention, par laquelle l'individu aliéna sa liberté. Le Peuple, en même temps, s'engageait à le défendre contre les inégalités de la Nature et le rendait propriétaire des choses qu'il détient. >>
 
<< Où est la preuve du contrat ? >>
 
<< Nulle part ! et la communauté n'offre pas de garantie. Les citoyens s'occuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des métiers, Rousseau conseille l'esclavage. Les sciences ont perdu le genre humain. Le théâtre est corrupteur, l'argent funeste ; et l'État doit imposer une religion, sous peine de mort. >>
 
Comment, se dirent-ils, voilà le dieu de 93, le pontife de la démocratie ! Tous les réformateurs l'ont copié ;et ils se procurèrent l'Examen du socialisme, par Morant. Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne. Au sommet le Père, à la fois pape et empereur. Abolition des héritages, tous les biens meubles et immeubles composant un fonds social, qui sera exploité hiérarchiquement. Les industriels gouverneront la fortune publique. Mais rien à craindre ! on aura pour chef << celui qui aime le plus >>. Il manque une chose, la Femme. De l'arrivée de la Femme dépend le salut du monde.
 
<< Je ne comprends pas. >>
 
<< Ni moi ! >> Et ils abordèrent le Fouriérisme. Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l'Attraction soit libre, et l'Harmonie s'établira. Notre âme enferme douze passions principales, cinq égoïstes, quatre animiques, trois distributives. Elles tendent, les premières à l'individu, les suivantes aux groupes, les dernières aux groupes de groupes, ou séries, dont l'ensemble est la Phalange, société de dix-huit cents personnes, habitant un palais. Chaque matin, des voitures emmènent les travailleurs dans la campagne, et les ramènent le soir. On porte des étendards, on donne des fêtes, on mange des gâteaux. Toute femme, si elle y tient, possède trois hommes, le mari, l'amant et le géniteur. Pour les célibataires, le Bayadérisme est institué.
 
<< Ca me va ! >> dit Bouvard ; et il se perdit dans les rêves du monde harmonien. Par la restauration des climatures la terre deviendra plus belle, par le croisement des races la vie humaine plus longue. On dirigera les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers polaires dégelées sous les aurores boréales car tout se produit par la conjonction des deux fluides mâle et femelle, jaillissant des pôles et les aurores boréales sont un symptôme du rut de la planète, une émission prolifique.
 
<< Cela me passe >> dit Pécuchet. Après Saint-Simon et Fourier, le problème se réduit à des questions de salaire. Louis Blanc, dans l'intérêt des ouvriers veut qu'on abolisse le commerce extérieur, La Farelle qu'on impose les machines, un autre qu'on dégrève les boissons, ou qu'on refasse les jurandes, ou qu'on distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme, et réclame pour l'État le monopole du sucre.
 
<< Tes socialistes >> disait Bouvard, << demandent toujours la tyrannie. >>
 
<< Mais non ! >>
 
<< Si fait ! >>
 
<< Tu es absurde ! >>
 
<< Toi, tu me révoltes ! >> Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les résumés. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant : << Lis, toi-même ! Ils nous proposent comme exemple, les Esséniens, les Frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, et jusqu'au régime des prisons.
 
<< Chez les Icariens, le déjeuner se fait en vingt minutes, les femmes accouchent à l'hôpital. Quant aux livres, défense d'en imprimer sans l'autorisation de la République. >>
 
<< Mais Cabet est un idiot. >>
 
<< Maintenant voilà du Saint-Simon : les publicistes soumettront leurs travaux à un comité d'industriels.
 
<< Et du Pierre Leroux : la loi forcera les citoyens à entendre un orateur.
 
<< Et de l'Auguste Comte : les prêtres éduqueront la jeunesse, dirigeront toutes les œuvres de l'esprit, et engageront le Pouvoir à régler la procréation. >>
 
Ces documents affligèrent Pécuchet. Le soir, au dîner, il répliqua.
 
<< Qu'il y ait chez les utopistes, des choses ridicules, j'en conviens. Cependant, ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait, et pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus décapité, Campanella mis sept fois à la torture, Buonarroti avec une chaîne autour du cou, Saint-Simon crevant de misère, bien d'autres. Ils auraient pu vivre tranquilles ! mais non ! ils ont marché dans leur voie, la tête au ciel, comme des héros. >>
 
<< Crois-tu que le monde >> reprit Bouvard, << changera grâce aux théories d'un monsieur ? >>
 
<< Qu'importe ! >> dit Pécuchet, << il est temps de ne plus croupir dans l'égoïsme ! Cherchons le meilleur système ! >>
 
<< Alors, tu comptes le trouver ? >>
 
<< Certainement ! >>
 
<< Toi ? >> Et dans le rire dont Bouvard fut pris, ses épaules et son ventre sautaient d'accord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette sous l'aisselle, il répétait : << Ah ! ah ! ah ! >> d'une façon irritante. Pécuchet sortit de l'appartement, en faisant claquer la porte. Germaine le héla par toute la maison ;et on le découvrit au fond de sa chambre dans une bergère, sans feu ni chandelle et la casquette sur les sourcils. Il n'était pas malade ; mais se livrait à ses réflexions. La brouille étant passée, ils reconnurent qu'une base manquait à leurs études : l'économie politique. Ils s'enquirent de l'offre et de la demande, du capital et du loyer, de l'importation, de la prohibition. Une nuit, Pécuchet fut réveillé par le craquement d'une botte dans le corridor. La veille comme d'habitude, il avait tiré lui-même tous les verrous et il appela Bouvard qui dormait profondément. Ils restèrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença pas. Les servantes interrogées n'avaient rien entendu. Mais en se promenant dans leur jardin, ils remarquèrent au milieu d'une plate-bande, près de la claire-voie l'empreinte d'une semelle et deux bâtons du treillage étaient rompus. On l'avait escaladé, évidemment. Il fallait prévenir le garde champêtre. Comme il n'était pas à la mairie, Pécuchet se rendit chez l'épicier. Que vit-il dans l'arrière-boutique, à côté de Placquevent, parmi les buveurs ? Gorju ! Gorju nippé comme un bourgeois, et régalant la compagnie. Cette rencontre était insignifiante. Bientôt, ils arrivèrent à la question du Progrès. Bouvard n'en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais en littérature, il est moins clair et si le bien-être augmente, la splendeur de la vie a disparu. Pécuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier.
 
<< Je trace obliquement une ligne ondulée. Ceux qui pourraient la parcourir, toutes les fois qu'elle s'abaisse, ne verraient plus l'horizon. Elle se relève pourtant, et malgré ses détours, ils atteindront le sommet. Telle est l'image du Progrès. >>
 
Mme Bordin entra. C'était le 3 décembre 1851. Elle apportait le journal. Ils lurent bien vite et côte à côte, l'Appel au peuple, la dissolution de la Chambre, l'emprisonne ment des députés. Pécuchet devint blême. Bouvard considérait la veuve.
 
<< Comment ? vous ne dites rien ! >>
 
<< Que voulez-vous que j'y fasse ?
 
<< Ils oubliaient de lui offrir un siège.
 
<< Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir. Ah ! vous n'êtes guère aimables aujourd'hui >> et elle sortit, choquée de leur impolitesse. La surprise les avait rendus muets. Puis, ils allèrent dans le village, épandre leur indignation. Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait différemment. Le bavardage de la Chambre était fini, grâce au ciel. On aurait désormais une politique d'affaires. Beljambe ignorait les événements, et s'en moquait d'ailleurs. Sous les Halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil. Le médecin était revenu de tout ça.
 
<< Vous avez bien tort de vous tourmenter. >>
 
Foureau passa près d'eux, en disant d'un air narquois : << Enfoncés les démocrates ! >>
 
Et le capitaine au bras de Girbal, cria de loin : << Vive l'Empereur ! >>
 
Mais Petit devait les comprendre et Bouvard ayant frappé au carreau, le maître d'école quitta sa classe. Il trouvait extrêmement drôle que Thiers fût en prison. Cela vengeait le Peuple.
 
<< Ah ! ah ! messieurs les Députés, à votre tour ! >>
 
La fusillade sur les boulevards eut l'approbation de Chavignolles. Pas de grâce aux vaincus, pas de pitié pour les victimes ! Dès qu'on se révolte on est un scélérat.
 
<< Remercions la Providence ! >> disait le curé << et après elle Louis Bonaparte. Il s'entoure des hommes les plus distingués ! Le comte de Faverges deviendra sénateur. >>
 
Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent. Ces messieurs avaient beaucoup parlé. Il les engageait à se taire.
 
<< Veux-tu savoir mon opinion ? << dit Pécuchet. << Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles et que le Peuple enfin, accepte tous les tyrans, pourvu qu'on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait ! qu'il le bâillonne, le foule et l'extermine ! ce ne sera jamais trop, pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement ! >>
 
Bouvard songeait : << Hein, le Progrès, quelle blague ! >> Il ajouta : << Et la Politique, une belle saleté ! >>
 
<< Ce n'est pas une science >> reprit Pécuchet. << L'art militaire vaut mieux, on prévoit ce qui arrive. Nous devrions nous y mettre ? >>
 
<< Ah ! merci ! >> répliqua Bouvard. Tout me dégoûte. Vendons plutôt notre baraque et allons au tonnerre de Dieu, chez les sauvages ! >>
 
<< Comme tu voudras ! >>
 
Mélie dans la cour, tirait de l'eau. La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle courbait les reins et on voyait alors ses bas bleus jusqu'à la hauteur de son mollet. Puis, d'un geste rapide, elle levait son bras droit, tandis qu'elle tournait un peu la tête et Pécuchet en la regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir infini.
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