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À L’HONORABLE
 
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GEORGES LYTTLETON, ÉCUYER,
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un des lords commissaires de la trésorerie.
 
Quoique vous m’ayez toujours refusé la permission de vous dédier cet ouvrage, j’ose, monsieur, me croire quelque droit de le mettre sous votre protection. Je ne l’eusse point entrepris sans vous. Ce fut pour répondre à vos désirs que j’en conçus la première idée. Tant d’années écoulées depuis ce temps, vous ont peut-être fait perdre de vue cette circonstance ; mais vos désirs sont des ordres pour moi, et le souvenir ne saurait s’en effacer de mon esprit.
 
J’ajouterai, monsieur, que sans votre secours, je n’aurais jamais achevé mon entreprise. N’allez point prendre l’alarme à ce propos, et craindre que je ne veuille vous
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faire passer dans le monde pour un auteur de romans. À Dieu ne plaise que ce soit là mon dessein ! J’ai voulu dire simplement que votre généreuse assistance m’avait soutenu pendant toute la durée de mon travail, autre circonstance qu’il était également nécessaire de rappeler à la mémoire d’un protecteur si prompt à oublier ses bienfaits.
 
Enfin, monsieur, c’est grâce à vous que cette histoire paraît au jour telle qu’elle est présentement. Si l’on y trouve, au dire de quelques personnes, la peinture fidèle d’un caractère noble et bienfaisant, qui ne reconnaîtra aussitôt à ce portrait sir Georges Lyttleton et l’un de ses amis particuliers ? Le monde ne me fera sans doute pas l’injure de croire que j’aie voulu me peindre moi-même sous ces traits. Loin de moi une vanité si ridicule ! il saura seulement que les deux excellents personnages qui m’ont servi de modèles, m’honoraient de leur estime et de leur amitié. Je devrais me contenter d’un suffrage si
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flatteur. J’aurai pourtant la présomption d’en briguer un troisième, c’est celui d’un seigneur non moins distingué par ses vertus publiques et privées, que par le rang qu’il occupe dans le monde ; mais au moment où la reconnaissance fait sortir de mon cœur le nom du duc de Bedfort, comment oublierais-je que les bontés de cet illustre patron sont encore un de vos bienfaits ?
 
Et par quels motifs me refuseriez-vous la grâce que je sollicite de vous ? Après avoir donné tant d’éloges à mon livre, craindriez-vous de lire votre nom à la tête de l’épître dédicatoire ? Faut-il donc que pour prix de vos louanges, je renonce, à votre protection ? Ces louanges même, j’ose m’en flatter, ne vous sont point dictées par la seule amitié. Vit-on jamais ce sentiment égarer votre goût, ou corrompre votre intégrité ? Un ennemi est toujours sûr d’obtenir de vous la justice qu’il mérite ; et l’unique faveur qu’un ami coupable en puisse attendre, c’est
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le silence, ou tout au plus un mot d’excuse, si le jugement du monde à son égard vous paraît trop sévère.
 
Je suis tenté, monsieur d’attribuer à votre dégoût pour la louange la véritable cause de votre refus. J’ai remarqué que vous aviez cela de commun avec mes deux autres amis, de ne pouvoir souffrir que l’on rendît un hommage public à vos vertus : en sorte que ce qu’un grand poëte a dit de l’un de vous peut s’appliquer également à tous trois :
 
Bienfaisant en secret, honteux de le paraître[1].
 
Si des personnes de ce caractère sont aussi soigneuses d’éviter la louange, que d’autres d’échapper à la censure, vous devez craindre en effet de tomber entre mes mains ; car quel homme ne redouterait avec raison, la vengeance d’un auteur à qui il aurait fait autant de mal que vous m’avez fait de bien ?
 
Cette frayeur de la censure doit être en rapport avec
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la conscience de chacun. Ainsi, par exemple, celui dont la vie entière a servi d’aliment à la critique, ne pourra se défendre d’une juste terreur, s’il apprend qu’un auteur satirique prend la plume contre lui. Or, faisant l’application de cette vérité à l’excellence de votre mérite, et à votre aversion pour la louange, combien est naturelle et raisonnable la peur que je vous inspire !
 
Vous auriez pu toutefois m’accorder sans crainte la permission que je vous demandais, convaincu que je préfèrerai toujours l’accomplissement de vos désirs à ma satisfaction personnelle. Je vous en donne une preuve non équivoque dans cette épître, où, réprimant l’essor de ma reconnaissance, je me condamne à taire l’éloge de mon bienfaiteur, pour ne rien écrire de lui qui offense sa modestie.
 
En un mot, je vous présente ici l’ouvrage de plusieurs années de ma vie. Vous savez déjà, monsieur, le prix qu’il y faut mettre.
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Si, d’après le jugement avantageux que vous en avez porté, j’ai pensé que ce fruit de mes veilles n’était point indigne d’estime, on ne pourra me taxer de vanité, puisque j’aurais souscrit de même aux éloges que vous auriez donnés à toute production étrangère. Soyez aussi persuadé que si j’avais aperçu dans mon travail quelque grave imperfection, vous seriez la dernière personne à qui j’aurais osé en faire hommage.
 
Je me flatte encore que sur le nom d’un patron tel que vous, le lecteur sera convaincu d’avance qu’il ne trouvera rien ici de préjudiciable à la cause sacrée de la religion et de la vertu, rien qui blesse le moins du monde les bienséances, ni dont l’œil le plus chaste puisse être offensé. Rendre aimables l’innocence et la bonté, voilà quel a été mon but. Vous me faites l’honneur de croire que je l’ai atteint. C’est en effet dans des ouvrages du genre de celui-ci qu’on peut espérer d’en approcher de plus près. L’exemple est une sorte de tableau
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vivant où la vertu devient pour ainsi dire sensible, et se manifeste avec une partie des charmes que Platon avait entrevus dans sa pure essence.
 
Non content d’exposer au grand jour ses divins attraits, j’ai voulu attirer les hommes à son culte par un motif plus puissant que l’admiration, par la considération de leur véritable intérêt. Je me suis appliqué, dans ce dessein, à faire voir que toutes les jouissances du vice ne sauraient tenir lieu de cette paix solide de l’âme qui est la compagne fidèle de l’innocence et de la vertu, ni racheter le trouble et les remords qu’elles traînent toujours à leur suite. J’ai montré de plus que ces jouissances ne s’obtiennent pour l’ordinaire que par des moyens honteux, incertains, souvent même dangereux ; enfin j’ai tâché de prouver que l’innocence et la vertu n’ont pas d’ennemi plus nuisible que leur imprudence naturelle, qui les précipite trop souvent dans les pièges que la ruse et la méchanceté
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sont sans cesse occupées à leur tendre : vérité sur laquelle j’ai cru surtout devoir insister, comme plus susceptible qu’aucune autre d’être enseignée avec succès : car il est beaucoup plus facile de rendre l’honnête homme sage et prudent, que de convertir le méchant en homme de bien.
 
J’ai mis en œuvre, dans l’histoire suivante, tout ce que la nature a pu me donner d’esprit et de gaieté, pour corriger par le ridicule les travers et les vices favoris de l’espèce humaine. Ai-je réussi ? le lecteur impartial va bientôt en juger. Je ne lui demande que deux choses : la première, de ne pas chercher dans mon ouvrage une perfection chimérique ; la seconde, d’user d’indulgence, s’il juge que certaines parties ne répondent point au faible mérite qu’il lui aura plu de trouver dans d’autres.
 
Je finis, monsieur ; car je m’aperçois qu’au lieu d’une épître dédicatoire, j’ai fait une véritable préface. Cela pouvait-il être autrement ?
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Je crains de vous louer, et je ne saurais m’en défendre qu’en gardant le silence, ou en détournant ma pensée sur d’autres objets.
 
Excusez donc ce que j’ai pu écrire ici sans votre aveu, et même contre votre défense formelle, et permettez-moi de me dire publiquement, avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance,
 
Monsieur,
 
Votre très-humble, très-obéissant, et très-obligé serviteur,
 
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HENRI
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FIELDING.
 
PREMIER.
 
CONTENANT, SUR LA NAISSANCE DE L’
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ENFANT TROUVÉ, TOUS LES DÉTAILS DONT IL EST NÉCESSAIRE, OU CONVENABLE, QUE LE LECTEUR SOIT INSTRUIT, AU COMMENCEMENT DE CETTE HISTOIRE.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER
 
Introduction, ou menu du festin.
 
Il faut qu’un auteur se considère, non comme un particulier qui réunit à sa table ses parents et ses amis, ou donne par charité un repas à des indigents, mais comme un homme qui tient une table d’hôte à laquelle tout le monde est bien reçu pour son argent. Dans le premier cas, l’amphitryon est maître de traiter
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ses convives à sa guise. Quelque médiocre ou détestable que soit la chère, ils n’y doivent trouver rien à redire ; la politesse les oblige même à faire l’éloge de tous les mets. Il n’en est pas ainsi dans le second cas. Celui qui paye veut qu’on satisfasse son goût, tout délicat ou bizarre qu’il puisse être ; et s’il n’est pas content de chaque plat, il se croit en droit de critiquer hautement le dîner, et de le donner au diable.
 
Aussi pour ne tromper l’attente de personne, un hôte honnête et loyal a coutume de présenter à tout venant la carte du repas : en sorte que chacun, après l’avoir parcourue, est libre de rester, si la chère lui plaît, ou d’aller chercher ailleurs un ordinaire qui lui convienne mieux.
 
Comme nous ne dédaignons point d’emprunter de l’esprit et du bon sens à quiconque est en état de nous en prêter, nous imiterons la franchise de l’hôte dont nous venons de parler ; et, non content d’offrir d’abord au lecteur la carte générale du festin que nous lui destinons, nous lui donnerons encore une carte particulière de tous les services qui doivent se succéder dans ce volume et dans les suivants. Quoique nous n’ayons pour toute provision que la nature humaine, nous ne craignons pas qu’un homme de sens, quelque ami qu’il soit de la diversité,
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s’étonne ou se plaigne de ne nous entendre nommer qu’un seul objet. La tortue, comme le sait par une longue expérience l’alderman de Bristol, grand connaisseur en bonne chère, la tortue fournit aux gourmands plus d’un mets délicieux ; et le lecteur instruit ne peut ignorer que la nature humaine, bien que prise ici dans une acception générale, offre à l’esprit une si prodigieuse variété, que le plus habile cuisinier aurait plus tôt épuisé les ressources du règne animal et végétal, qu’un auteur ingénieux, la richesse d’un sujet si étendu.
 
Des personnes d’un goût difficile nous feront peut-être une objection : la nature humaine, diront-elles, est une matière trop commune. N’est-ce pas le fond des romans, des nouvelles, des comédies, des poëmes, dont les boutiques des libraires sont tapissées ? Mais un épicurien serait privé d’une infinité de mets exquis, s’il suffisait, pour les proscrire comme trop vulgaires, qu’on vît un aliment du même nom sur la table du plus pauvre artisan. Au fait, il est presque aussi rare de rencontrer dans les écrivains la vraie nature, que de trouver chez les marchands de comestibles un véritable jambon de Mayence, ou un véritable saucisson de Bologne.
 
Pour continuer cette métaphore, tout le mérite
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d’un ouvrage dépend de l’assaisonnement que sait y mettre l’auteur ; car, comme le dit M. Pope[2] :
 
Le véritable esprit est la nature ornée,
 
C’est d’un tour délicat la grâce inopinée,
 
Ce qu’on pensa souvent, sans l’exprimer si bien.
 
Tel animal dont certaine partie a l’honneur d’être mangée par un prince, est dégradé dans une autre de ses parties pendue au plus vil étal. Le dîner du grand seigneur et celui de l’humble plébéien se composant du même bœuf et du même veau, leur nourriture ne diffère donc que par l’apprêt et l’assaisonnement. De là vient que l’une réveille et aiguise l’appétit le plus languissant, tandis que l’autre émousse et rebute le plus vif.
 
Ainsi l’excellence de la nourriture intellectuelle consiste moins dans la matière traitée par l’auteur, que dans son habileté à la manier et à l’embellir. Avec quelle satisfaction n’apprendra-t-on pas que nous avons suivi de point en point dans notre ouvrage, la méthode du meilleur cuisinier qu’ait vu naître le siècle actuel, et peut-être celui d’Héliogabale ! Ce grand homme, nul amateur ne l’ignore, commence par servir aux convives affamés, les mets les plus simples, et s’élève ensuite par degrés à mesure que leur appétit décroît, jusqu’à la quintessence des ragoûts et des épices. À
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son exemple, nous présenterons d’abord à l’avide lecteur la nature humaine dans sa simplicité, telle qu’on la voit au village ; nous la montrerons ensuite avec tous les raffinements d’affectation et de vice que produisent les cités et les cours ; et nous nous flattons d’obtenir, par ce moyen, autant de succès que l’illustre artiste qui nous a servi de modèle.
 
Finissons ce préambule ; il est temps de satisfaire l’impatience de ceux à qui notre menu est agréable, et de leur offrir le premier service de notre histoire.
 
 
CHAPITRE II.
 
Légère esquisse du caractère de l’écuyer Allworthy ; peinture plus achevée de celui de miss Bridget, sa sœur.
 
Dans la partie occidentale de l’Angleterre appelée comté de Somerset, vivait naguère, et peut-être vit encore, un gentilhomme nommé Allworthy, qui pouvait passer à bon droit pour
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le favori de la nature et de la fortune ; car toutes deux semblaient s’être disputé à qui le traiterait le mieux. Quelques personnes seront tentées de croire que la nature, prodigue envers lui de mille dons, était sortie victorieuse de la lutte ; mais la fortune, en lui accordant le seul qui fût à sa disposition, s’était montrée si libérale, que d’autres regarderont cet unique don comme supérieur à tous ceux de sa rivale. Il tenait de la nature une figure agréable, une constitution robuste, un esprit droit, une âme bienfaisante ; il devait à la fortune un des plus riches domaines du comté.
 
Ce gentilhomme avait épousé dans sa jeunesse une femme belle et vertueuse qu’il aimait éperdûment. Il en avait eu trois enfants qui étaient morts en bas âge ; et cinq ans avant le moment où commence notre histoire il perdit aussi cette épouse chérie. Il supporta une si cruelle épreuve en homme courageux et sensé, quoiqu’à dire vrai, il s’exprimât souvent sur ce sujet d’une manière assez bizarre. Il disait, par exemple, qu’il se croyait toujours marié, que sa femme était seulement partie un peu avant lui pour un voyage qu’il ne pouvait manquer de faire tôt ou tard après elle, et qu’il était sûr de la retrouver dans un lieu où il lui serait à jamais réuni : discours qui portaient beaucoup de ses voisins à
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douter de sa raison ; quelques-uns, de ses sentiments religieux ; d’autres enfin, de sa sincérité.
 
Il passait la plus grande partie de l’année à la campagne avec une sœur, objet de toute son affection. Cette dame approchait de la quarantaine, époque à laquelle, au dire des esprits malins, le titre de vieille fille est bien légitimement acquis. Elle était du nombre des femmes dont on loue plutôt les bonnes qualités que les appas ; de ces femmes qui, douées d’une heureuse médiocrité, ne causent point d’ombrage à leurs compagnes, et que vous aimez fort, mesdames, à rencontrer dans le monde. Loin d’envier les agréments de la figure, elle ne parlait de cet avantage (si c’en est un) qu’en termes de mépris, et remerciait Dieu souvent de n’être pas aussi belle que miss une telle qui, avec moins d’attraits, aurait peut-être été plus sage. Miss Bridget Allworthy (c’était le nom de cette dame) pensait fort sensément que la beauté, dans une femme, n’est qu’un piège tendu à elle-même, aussi bien qu’aux autres. Cependant elle veillait sur sa conduite avec autant de soin, avec autant de prudence, que si elle avait eu à craindre tous les pièges qui furent jamais dressés à son sexe. Nous avons maintes fois observé, quelque étrange que cela paraisse, que la prudence, cette gardienne de l’honneur des femmes, ressemble aux milices
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bourgeoises, toujours prêtes à faire bonne contenance là où il n’y a point de danger. Elle abandonne lâchement ces merveilleuses beautés pour qui les hommes se consument en désirs, en prières, en soupirs, en larmes, et s’attache assidûment aux pas de vénérables matrones que l’autre sexe n’approche qu’avec un profond respect et se garde bien d’attaquer, sans doute en désespoir du succès.
 
Ami lecteur, avant d’aller plus loin, nous croyons devoir te prévenir de l’intention où nous sommes de faire des digressions, dans le cours de cette histoire, aussi souvent que l’occasion s’en présentera ; et nous nous estimons meilleur juge de l’à-propos, qu’une foule de misérables critiques. Que ces prétendus aristarques s’occupent de ce qui les concerne, et ne se mêlent point d’affaires, ou d’ouvrages qui ne les regardent en rien. Tant qu’ils ne produiront pas les titres en vertu desquels ils voudraient nous citer à leur tribunal, nous déclinerons leur juridiction comme incompétente.
 
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CHAPITRE III.
 
Grande aventure qui arrive à M. Allworthy à son retour de Londres. Conduite discrète de mistress Déborah Wilkins. Réflexions judicieuses sur les bâtards.
 
Nous avons dit, dans le précédent chapitre, que M. Allworthy avait une grande fortune, un bon cœur, et point d’enfants. Plusieurs de nos lecteurs en concluront qu’il vivait en honnête homme, ne devant pas une obole, et n’exigeant rien des autres que ce qui lui était dû ; qu’il était charitable pour les pauvres, c’est-à-dire pour cette espèce de gens qui, en général, aiment mieux mendier que de travailler ; qu’il tenait une bonne maison, recevait cordialement ses voisins à sa table, et en distribuait les reliefs aux indigents ; qu’il bâtit un hôpital, et mourut immensément riche.
 
Il fit à la vérité la plupart des choses que nous venons de dire ; mais s’il n’eût rien fait de plus, nous lui aurions laissé le soin d’immortaliser son
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nom par une inscription fastueuse gravée sur le frontispice de son hôpital. Cette histoire présentera des faits bien plus extraordinaires, ou nous aurions sottement perdu notre temps à écrire un si volumineux ouvrage ; et vous, spirituel lecteur, vous pourriez parcourir, avec autant de profit et de plaisir, certains recueils que de plats auteurs ont eu l’impertinence d’intituler Histoire d’Angleterre.
 
M. Allworthy avait passé trois mois entiers à Londres, pour une affaire particulière dont nous ignorons la nature. On peut juger toutefois qu’elle était très-importante, puisqu’elle l’avait retenu si longtemps éloigné de sa maison, d’où il ne s’était pas absenté un mois de suite, depuis un grand nombre d’années. Il arriva chez lui, le soir, très-tard, accablé de fatigue ; il soupa avec sa sœur, et ne tarda point à se retirer dans sa chambre. Après avoir donné quelques moments à la prière, pratique qu’il ne négligeait jamais, il se disposait à se mettre au lit, lorsqu’en levant sa couverture, il vit entre les draps un enfant enveloppé de linges grossiers, et plongé dans un profond sommeil. À cet aspect il demeura quelque temps immobile d’étonnement ; mais comme la bonté avait toujours sur son cœur un empire irrésistible, il se sentit bientôt ému de compassion pour le petit infortuné qui s’offrait à sa vue.
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Il
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sonna, et fit dire à une ancienne gouvernante de se lever sur-le-champ, et de venir le trouver. Cependant il contemplait d’un œil attendri la beauté de l’innocence, empreinte des vives couleurs que lui prêtent l’enfance et le sommeil. Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut pas qu’il était en chemise quand la gouvernante entra. Elle lui avait pourtant laissé tout le temps de se rhabiller : car, autant par respect pour son maître que par amour de la décence, elle avait passé plusieurs minutes à arranger ses cheveux devant son miroir, quoiqu’on fût venu la chercher en toute hâte, et qu’elle ignorât si M. Allworthy n’était pas tombé en faiblesse, ou frappé d’apoplexie.
 
On conçoit qu’une personne aussi esclave de la décence pour elle-même, devait se choquer aisément du moindre oubli de cette vertu chez les autres. À peine eut-elle ouvert la porte, qu’à la vue de son maître debout, en chemise, une lumière à la main, elle recula saisie d’épouvante, et elle allait s’évanouir, si l’écuyer, se rappelant qu’il était déshabillé, n’eût calmé sa frayeur en la priant d’attendre pour entrer, qu’il eût passé quelques vêtements, et fût en état de paraître sans blesser les chastes regards de mistress Déborah Wilkins qui, bien qu’âgée de cinquante-deux ans, jurait qu’elle n’avait jamais vu un homme
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en chemise. Les esprits railleurs et profanes pourront rire de sa peur, mais les gens graves, en considérant l’heure de la nuit, l’ordre qu’elle avait reçu de se lever à la hâte, et l’état où elle trouva son maître, approuveront sa conduite, à moins que l’expérience qu’on doit toujours supposer aux filles de l’âge de mistress Déborah, ne diminue un peu de leur admiration.
 
Quand la gouvernante rentra dans la chambre, et qu’elle apprit de quoi il était question, sa surprise surpassa celle de M. Allworthy. « Mon cher maître, s’écria-t-elle avec l’air et l’accent de l’effroi, que faut-il faire ?
 
– Il faut, répondit M. Allworthy, que vous preniez soin cette nuit de l’enfant. Demain matin je m’occuperai de lui trouver une nourrice.
 
– Fort bien, monsieur ; et j’espère aussi que votre seigneurie donnera l’ordre d’arrêter sa coquine de mère, qui ne doit pas être loin d’ici. Je serais ravie de la voir enfermée à Bridewell et fouettée à la queue d’un tombereau. On ne saurait châtier avec trop de rigueur de si infâmes créatures. Je parierais que ce n’est pas son coup d’essai. Quelle impudence ! oser attribuer son enfant à votre seigneurie !
 
– À moi, Déborah ? je ne puis le croire ; je suppose seulement qu’elle a pris ce moyen de
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pourvoir aux besoins de son enfant ; et en vérité, je suis charmé qu’elle n’ait pas fait pis.
 
– Et que peuvent faire de pis ces infâmes prostituées, que de déposer le fruit de leur déshonneur à la porte des honnêtes gens ? Tenez, monsieur, vous avez beau être sûr de votre innocence, le monde aime à médire, et il est arrivé à plus d’un honnête homme, de passer pour le père d’enfants qui n’étaient pas les siens. Si monsieur se charge de celui-ci, que ne pensera-t-on pas ? D’ailleurs, pourquoi monsieur s’en chargerait-il, puisque ce soin regarde la paroisse. Encore si c’était un enfant légitime ? mais un petit monstre de bâtard ! J’ai horreur d’y toucher ; je ne puis voir en lui mon semblable. Fi ! comme il pue ! il n’a pas l’odeur d’un chrétien. Si j’osais donner un avis, ce serait de déposer ce marmot à la porte du marguillier. La nuit est belle, sauf un peu de pluie et de vent. En l’enveloppant comme il faut, et le plaçant bien chaudement dans une corbeille, il y a deux à parier contre un qu’on le trouvera en vie demain matin. Dans le cas contraire, nous aurons pris de lui le soin convenable et rempli notre devoir. Peut-être même est-il plus heureux pour de telles créatures de mourir dans l’état d’innocence, que de vivre pour imiter l’exemple de leurs mères ; car on n’en peut rien attendre de mieux. »
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Quelques traits de ce discours étaient de nature à blesser M. Allworthy, s’il y eût prêté une oreille attentive ; mais il avait, en ce moment, un de ses doigts engagé dans la main de l’enfant, qui, par une douce pression, semblait implorer son secours ; et ce muet langage aurait prévalu sur l’éloquence de mistress Déborah, eût-elle été dix fois plus grande. M. Allworthy enjoignit à la gouvernante d’emporter l’enfant, de le mettre dans son propre lit, et de faire lever une servante pour lui préparer de la bouillie, et ce dont il aurait besoin en s’éveillant. Il commanda aussi qu’on le pourvût le lendemain matin, de bonne heure, des vêtements nécessaires, et qu’on le lui apportât à son lever.
 
Mistress Wilkins avait du discernement, et beaucoup de respect pour son maître ; elle occupait d’ailleurs dans la maison une excellente place. L’ordre positif qu’elle reçut fit taire à l’instant ses scrupules ; elle prit l’enfant entre ses bras, sans témoigner la moindre aversion pour l’illégitimité de sa naissance ; elle dit que c’était une charmante petite créature, et l’emporta dans sa chambre.
 
M. Allworthy se livra ensuite au doux repos que goûte un homme dévoré de la soif de faire du bien, quand son cœur est pleinement satisfait. Il n’y a peut-être point au monde de sommeil
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si agréable, et nous nous complairions davantage à en peindre les charmes, si nous savions comment prescrire un air propre à en exciter le besoin.
 
 
CHAPITRE IV.
 
Description pompeuse. Grande complaisance de miss Bridget Allworthy.
 
Le château de M. Allworthy était un des plus nobles monuments du genre gothique, et pouvait soutenir la comparaison avec les chefs-d’œuvre de l’architecture grecque et romaine. Il y régnait un air de grandeur qui frappait d’admiration ; l’agrément de l’intérieur répondait à la majesté du dehors.
 
Placé au sud-est, sur le penchant d’une colline, il était abrité des vents du nord-est par un petit bois de vieux chênes qui s’élevait au-dessus en amphithéâtre, dans l’espace d’un demi-mille. Sa position à mi-côte permettait d’y jouir de la
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charmante perspective qu’offrait la vallée située au-dessous.
 
Une belle pelouse descendait en pente douce, du milieu de ce bois vers le château. Dans sa partie supérieure, du creux d’un rocher couronné de sapins, jaillissait une source abondante qui formait en tout temps une cascade d’environ trente pieds de hauteur. Au lieu de parcourir une suite de gradins réguliers, l’eau tombait naturellement sur des quartiers de roc entassés au hasard, et couverts de mousse. Elle courait ensuite dans un lit de cailloux, où elle faisait de nombreux détours et plusieurs chutes moins considérables que la première, et elle finissait par se perdre au bas de la colline, du côté du sud, à un quart de mille du château, dans un lac qu’on apercevait de toutes les parties de la façade. Ce lac occupait le centre d’une superbe plaine ornée de bouquets d’ormes et de hêtres, et peuplée de troupeaux. Il en sortait une rivière que l’on voyait serpenter pendant plusieurs milles à travers des bois et des prés, puis se décharger dans un vaste bras de mer qui entourait une île et fermait la perspective.
 
Sur la droite s’ouvrait une autre vallée moins étendue, semée de villages, et terminée par le frontispice encore entier d’une abbaye en ruine, et par une de ses tours tapissée de lierre.
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À gauche, la vue s’égarait sur un parc dessiné avec un goût exquis, mais moins redevable de sa beauté à l’art qu’à la nature. Le sol inégal présentait une agréable diversité de collines, de plaines, d’eaux et de bois. Au-delà s’élevait par degrés une chaîne de montagnes sauvages, dont les sommets se cachaient dans les nues.
 
On touchait à la moitié du mois de mai, la matinée était d’une sérénité parfaite : M. Allworthy se promenait sur la terrasse de son château, où l’aurore découvrait de moment en moment à ses yeux le riant paysage que nous venons de décrire. Bientôt le soleil, après avoir lancé au-dessus de l’horizon mille traits de lumière, comme pour annoncer son approche, parut dans tout l’éclat de sa gloire. Un seul objet sur la terre semblait plus digne d’admiration, c’était le bon, le généreux Allworthy, méditant de quelle manière il pourrait se rendre le plus agréable à son Créateur, en faisant le plus de bien possible à ses semblables.
 
Comment descendre, sans accident, de la hauteur sublime où nous venons de nous élever ? Il le faut pourtant, une autre scène appelle notre attention : miss Bridget a sonné, le déjeuner est servi : suivons l’écuyer Allworthy dans la salle à manger.
 
Après les compliments d’usage, quand le thé
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fut versé, il envoya chercher mistress Wilkins, et dit à sa sœur qu’il avait un présent à lui faire. Elle le remercia, s’imaginant sans doute qu’il s’agissait d’une robe, ou de quelque ajustement nouveau. M. Allworthy lui donnait souvent de ces bagatelles, et miss Bridget, par complaisance pour son frère, passait beaucoup de temps à sa toilette : nous disons par complaisance pour son frère, car elle affectait de mépriser la parure, et les femmes qui en font leur principale occupation.
 
Mais si elle s’était bercée d’un agréable espoir, quel fut son mécompte, lorsque mistress Wilkins, suivant l’ordre de son maître, apporta l’enfant ! On a observé que les grandes surprises sont muettes. Miss Bridget garda un profond silence, jusqu’à ce que M. Allworthy prît la parole, et lui racontât l’histoire que le lecteur sait déjà.
 
Miss Bridget avait toujours montré tant de respect pour ce qu’il plaît aux femmes de nommer vertu, elle affichait une si grande sévérité de principes, que chacun dans la maison, surtout mistress Wilkins, s’attendait qu’elle allait jeter les hauts cris, et demander que l’enfant fût expulsé à l’instant du château, comme une espèce d’animal venimeux. L’humanité parut, au contraire, agir sur son cœur ; elle manifesta un mouvement de compassion pour cette petite créature abandonnée,
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et applaudit à l’action charitable de son frère.
 
On ne sera pas surpris de la condescendance de cette dame, lorsqu’on saura que M. Allworthy, en finissant son récit, avait annoncé la résolution de garder l’enfant chez lui, et de l’élever comme son propre fils. Miss Bridget était toujours disposée à se conformer aux désirs de son frère, elle ne le contrariait presque jamais. Ce n’est pas qu’elle ne se permît de temps en temps quelques réflexions chagrines : elle disait, par exemple, que les hommes sont entêtés, violents, impérieux ; qu’elle s’estimerait heureuse d’avoir une fortune indépendante : mais ces réflexions, proférées à voix basse, n’excédaient pas le ton d’un léger murmure.
 
Toutefois l’indulgence qu’elle montra pour l’enfant, ne s’étendit pas jusqu’à la mère inconnue : elle la traita de misérable, de coquine, d’infâme ; elle lui prodigua tous les noms injurieux dont l’austère vertu ne manque pas de flétrir les femmes qui déshonorent leur sexe.
 
Après cette diatribe, on délibéra sur les moyens de découvrir la coupable ; et d’abord on scruta la conduite des servantes du château. Toutes furent acquittées par mistress Déborah, avec une apparence de justice. C’était elle-même qui les avait choisies, et il eût été difficile de
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trouver, à dix lieues à la ronde, une pareille collection d’épouvantails.
 
Il fut ensuite question d’examiner les filles de la paroisse. On en chargea mistress Wilkins : elle eut ordre de mettre dans cette enquête toute la diligence possible, et de faire son rapport avant la fin du jour.
 
Les choses ainsi arrêtées, M. Allworthy se retira dans son cabinet, selon sa coutume, et laissa l’enfant entre les mains de sa sœur, qui, sur sa demande, avait consenti à en prendre soin.
 
 
CHAPITRE V.
 
Contenant quelques faits très-ordinaires, et une réflexion peu commune.
 
Quand l’écuyer fut sorti, mistress Wilkins garda le silence, attendant pour le rompre que miss Bridget lui découvrît sa pensée. La fine gouvernante ne faisait nul fond sur ce qui venait de se passer devant son maître. Elle avait souvent observé
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que les sentiments de la sœur, en l’absence du frère, différaient beaucoup de ceux qu’elle avait exprimés en sa présence. Miss Bridget, au reste, ne la laissa pas dans une longue incertitude. Après avoir fixé un instant ses regards sur l’enfant, qui dormait dans les bras de mistress Déborah, elle ne put s’empêcher de lui donner un tendre baiser, et déclara en même temps qu’elle était charmée de ses grâces naïves et de sa beauté. La gouvernante n’eut pas plus tôt remarqué ces témoignages de bienveillance, qu’elle se mit à le presser contre son cœur, et à le baiser elle-même avec autant de passion qu’un agréable et jeune mari en inspire parfois à une sage épouse de quarante-cinq ans. « Ô le cher petit ange ! s’écria-t-elle d’une voix aigre ; ô la douce créature ! En vérité, c’est le plus bel enfant qu’on ait jamais vu ! »
 
Ces exclamations n’auraient pas fini là, si miss Bridget ne les eût interrompues, pour s’occuper de la commission son frère. Elle fit préparer tout ce qui était nécessaire à l’enfant, et désigna pour le logement de sa nourrice, une des meilleures chambres du château. Quand c’eût été son propre fils, elle n’eût pas poussé plus loin la sollicitude.
 
De peur que des personnes scrupuleuses ne la blâment de prendre trop d’intérêt à un enfant illégitime,
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envers qui les lois interdisent la charité, comme une injure à la religion, il est bon d’observer qu’elle termina ses instructions en disant, que puisqu’il plaisait à son frère d’adopter ce petit bambin, elle pensait qu’on ne pouvait se dispenser de le traiter avec beaucoup d’égards. Elle ajouta qu’elle ne se dissimulait pas combien une pareille conduite était propre à encourager le libertinage, mais qu’elle connaissait trop l’obstination des hommes, pour tenter de s’opposer à leurs ridicules fantaisies.
 
Elle avait coutume d’accompagner de semblables réflexions toutes les preuves de complaisance que sa position l’obligeait de donner à son frère, et rien, il faut l’avouer, n’était plus capable d’en relever le mérite. L’obéissance tacite ne suppose aucun sacrifice de la volonté, et peut en conséquence paraître facile ; mais quand une femme, un enfant, un parent, ou un ami, ne cèdent à nos désirs qu’en murmurant, et avec une expression de déplaisir et de mécontentement, la violence manifeste qu’ils se font, rehausse infiniment le prix de leur soumission.
 
Ceci étant une de ces observations profondes qui excèdent la portée du commun des lecteurs, nous avons bien voulu venir cette fois au secours de leur intelligence ; mais qu’ils ne s’accoutument point à une pareille faveur. Nous la leur accorderons
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rarement, et dans les seuls cas où il se présenterait des difficultés insurmontables, pour quiconque n’a pas reçu du ciel, comme nous autres écrivains supérieurs, le don divin de l’inspiration.
 
 
CHAPITRE VI.
 
Arrivée de mistress Déborah dans le village. Comparaison poétique. Courte histoire de Jenny Jones. Écueils que rencontrent les jeunes filles qui veulent devenir trop savantes.
 
Mistress Déborah ayant rempli, à l’égard de l’enfant, les ordres de son maître, se mit en devoir de visiter les maisons du village où l’on soupçonnait que la mère inconnue pouvait être cachée.
 
Quand l’amoureuse colombe, quand d’innocents et faibles oiseaux aperçoivent un milan dans les airs, ils fuient de toutes parts, ils cherchent un asile contre ses cruelles serres : cependant
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le milan, fier de sa puissance, plane orgueilleusement au haut des cieux, épiant le moment de fondre sur sa proie.
 
Semblable à ce terrible ennemi du peuple ailé, mistress Wilkins, à son arrivée dans le village, y répand l’épouvante. Toutes les femmes, effrayées, rentrent à la hâte dans leurs demeures. Chacune craint d’être l’objet de sa visite. L’altière gouvernante s’avance la tête haute et d’un pas mesuré ; pleine du sentiment de sa supériorité, elle rêve aux moyens d’assurer le succès de sa mission.
 
Avec un peu de perspicacité, on n’infèrera pas de notre comparaison que les pauvres villageoises eussent quelque soupçon du motif qui conduisait chez elles mistress Déborah. Toutefois, comme il pourrait fort bien s’écouler un siècle entier, avant qu’un habile commentateur s’avisât de faire sentir la beauté de cette comparaison, il nous semble à propos d’en expliquer tout de suite le sens mystérieux.
 
Notre intention a été de faire entendre, que s’il est dans la nature du milan de dévorer les petits oiseaux, il est aussi dans la nature des Déborah et de leurs semblables, d’insulter et de tyranniser le petit peuple. C’est ainsi que la classe domestique a coutume de se venger de son asservissement aux volontés d’un maître ; et doit-on s’étonner que d’humbles esclaves exigent de
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leurs inférieurs le tribut de bassesse qu’ils ne rougissent point de payer à leurs supérieurs ?
 
Toutes les fois que la patience de mistress Déborah avait été mise par sa maîtresse à une épreuve extraordinaire, et que la contrainte avait augmenté l’aigreur naturelle de son caractère, elle s’en allait décharger sa bile sur les habitants du village : aussi n’aimaient-ils guère ses visites. À dire vrai, Déborah était crainte et haïe de tout le monde.
 
Elle entra d’abord chez une femme du même âge qu’elle, que le ciel avait pourvue des mêmes agréments, et qu’elle honorait, pour cette raison, d’une faveur particulière. Elle l’informa de ce qui était arrivé, et du motif de sa démarche. Les deux sibylles se mirent aussitôt à scruter la conduite de chacune des jeunes filles du village. À la fin, leurs soupçons s’arrêtèrent sur une certaine Jenny Jones, qui leur parut plus capable qu’aucune autre du fait en question.
 
Cette Jenny Jones n’était rien moins que jolie ; mais la nature avait compensé en elle le défaut d’attraits, par une qualité généralement plus estimée des femmes dont les années ont mûri le jugement. Elle l’avait douée d’un esprit peu commun. Jenny s’était plu à perfectionner ce don par l’étude. Elle avait passé plusieurs années comme servante chez un maître d’école, où elle consacrait
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tous ses moments de loisir à la lecture. Le pédagogue, frappé de ses heureuses dispositions, et de sa passion de s’instruire, eut la bonté, ou si l’on veut la sottise, de lui donner de si bonnes leçons, qu’elle acquit une connaissance passable de la langue latine, et y devint peut-être aussi habile que la plupart des jeunes gens de qualité de nos jours. Cet avantage, comme presque tous ceux d’un genre singulier, ne fut pas pour elle sans quelques inconvénients. On conçoit qu’une fille si accomplie, devait se sentir peu de goût pour la société de celles que la fortune avait faites ses égales, et qui lui étaient si inférieures du côté de l’éducation. On comprend aussi que cette supériorité, et la conduite qui en était la conséquence presque inévitable, devaient exciter contre elle un peu de malveillance et de jalousie. Depuis sa sortie de chez le maître d’école, ces dispositions malignes croissaient en silence dans les cœurs. Elles ne s’étaient pas encore manifestées, lorsqu’à l’étonnement général, et au grand dépit de toutes les filles de la paroisse, Jenny parut un dimanche à l’église, avec une robe de soie neuve, un fichu de blonde, et un bonnet garni de dentelles.
 
Le feu qui couvait sous la cendre éclata en ce moment. La science de Jenny lui avait inspiré un excès d’orgueil qu’aucune de ses compagnes
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n’était disposée à nourrir de l’encens qu’elle se croyait en droit d’exiger : aussi au lieu de respects et d’hommages, sa riche parure ne lui attira que des marques de haine et de mépris. On s’écria, d’une commune voix, qu’il était impossible qu’elle possédât honnêtement de si beaux atours ; et les mères, loin d’en souhaiter de pareils à leurs filles, se félicitèrent de leur modeste simplicité.
 
Ce fut peut-être cette aventure qui engagea la commère à désigner d’abord Jenny à mistress Wilkins ; mais une autre circonstance confirma aux yeux de celle-ci, les soupçons de son accusatrice. Jenny, dans ces derniers temps, allait souvent chez M. Allworthy. Pendant une violente maladie de miss Bridget, elle avait passé plusieurs nuits auprès d’elle, en qualité de garde. Mistress Wilkins elle-même l’avait vue au château la veille du retour de M. Allworthy, sans concevoir, toute fine qu’elle était, le moindre doute sur sa vertu ; car elle avait toujours, disait-elle, regardé Jenny comme une honnête fille, quoiqu’elle la connût fort peu, et aurait plutôt soupçonné quelqu’une de ces petites coquettes du village, qui se donnaient des airs, parce qu’elles se croyaient jolies.
 
Jenny, sommée de comparaître devant mistress Wilkins, obéit sur-le-champ.
 
À sa vue, la gouvernante,
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prenant la gravité d’un juge, et en exagérant même un peu l’austérité, commença par lui adresser ces mots : « Effrontée coquine ! » c’était la condamner avant de l’entendre.
 
Les circonstances rapportées plus haut, avaient suffi pour convaincre mistress Wilkins de la faute de Jenny. Il est possible, cependant, que M. Allworthy en eût exigé des preuves plus positives. Mais Jenny épargna à ses accusatrices de nouvelles recherches, en avouant ingénument le fait qu’on lui imputait.
 
Cet aveu, quoiqu’il parût l’effet du repentir, n’attendrit point le cœur de Déborah. Elle y répondit par une seconde apostrophe plus injurieuse encore que la première. Les spectateurs, devenus très-nombreux, n’en furent pas plus touchés que la gouvernante. « Nous savions bien, dirent plusieurs d’entre eux, ce que produirait la robe de soie de mademoiselle. » D’autres se moquèrent de sa science. Il n’y eut pas une femme qui n’imaginât quelque genre d’insulte, pour lui témoigner son mépris. La pauvre Jenny supporta sans se plaindre tous ces outrages. À la fin pourtant, sa philosophie échoua contre la malice d’une vieille sorcière qui, la raillant sur sa figure, et lui passant la main sous le menton, s’écria : « Il faut qu’un homme ait le diable au corps, pour payer d’une robe de soie les faveurs
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d’une pareille laideron. » Jenny releva ce propos avec un ton d’aigreur d’autant plus surprenant, qu’elle avait opposé jusque-là un sang-froid imperturbable aux nombreuses attaques dirigées contre son honneur. Peut-être bien sa patience était-elle fatiguée, car c’est une vertu qui résiste difficilement à un long exercice.
 
Mistress Déborah ayant réussi dans sa mission au-delà de son espoir, s’en revint triomphante au château, et fit à l’heure dite son rapport à M. Allworthy. L’écuyer en fut fort surpris. Il avait entendu vanter l’esprit et les connaissances de Jenny, et se proposait de la marier à un jeune ministre du voisinage, auquel il destinait en dot un petit bénéfice. La peine que lui causa cette découverte égala pour le moins la satisfaction de Déborah, et paraîtra sûrement plus raisonnable à la plupart de nos lecteurs.
 
Miss Bridget se récria, et dit qu’elle ne croirait plus désormais à la vertu d’aucune femme ; car elle avait eu jusqu’alors la meilleure opinion de Jenny.
 
On renvoya la gouvernante au village, avec ordre d’amener la malheureuse fille devant M. Allworthy. L’écuyer avait dessein, non de la condamner, selon le désir de quelques-uns et l’attente de tous, à expier sa faute dans une maison de correction, mais de lui adresser les reproches
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et les conseils salutaires que liront dans le chapitre suivant, ceux qui font cas de ce genre d’instruction.
 
 
CHAPITRE VII.
 
Matières si sérieuses, que le lecteur ne rira pas une seule fois dans tout ce chapitre, à moins que par hasard il ne rit de l’auteur.
 
Dès que Jenny fut arrivée, M. Allworthy la fit entrer dans son cabinet et lui parla ainsi :
 
« Vous savez, mon enfant, que je puis, en ma qualité de magistrat, vous infliger une peine rigoureuse ; et peut-être redoutez-vous d’autant plus ma sévérité, que vous avez voulu, en quelque sorte, m’associer à votre honte : mais peut-être aussi l’artifice dont vous avez usé, me disposera-t-il à vous traiter avec plus de douceur. Un magistrat ne doit se laisser influencer dans l’exercice de ses fonctions, par aucun ressentiment personnel : ainsi, loin de vous reprocher,
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comme une circonstance aggravante de votre faute, d’en avoir déposé le fruit dans ma maison, je veux bien supposer, en votre faveur, que vous avez été guidée par un sentiment naturel d’affection pour votre enfant, espérant sans doute lui assurer de cette façon un sort que ni vous, ni son coupable père ne pouviez lui procurer. Si vous aviez abandonné le petit malheureux, à l’exemple de ces mères dénaturées, qui semblent s’être dépouillées de l’humanité, comme de la pudeur, vous trouveriez en moi un juge inexorable. Ce n’est donc point sur l’offense qui me concerne que je me propose de vous réprimander, mais sur la violation des lois de la chasteté, crime non moins odieux en lui-même, malgré les propos légers des libertins, que terrible dans ses conséquences.
 
« Ce crime est énorme aux yeux de tout chrétien, puisqu’il enfreint les préceptes de notre religion, et les commandements formels de son divin fondateur.
 
« Quant à ses conséquences, on peut bien les appeler terribles. Quoi de plus affreux, en effet, que d’encourir la colère de Dieu par une offense à laquelle il réserve le plus formidable châtiment !
 
« Ces principes, hélas ! Trop méconnus, sont d’une telle évidence, que si les hommes n’y conforment pas leurs actions, c’est plutôt par oubli
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que par ignorance. Il me suffira d’en réveiller le souvenir dans votre cœur ; car je voudrais y faire naître le repentir, et non le désespoir.
 
« Le dérèglement des mœurs produit encore d’autres effets, moins funestes à la vérité, mais bien propres cependant à effrayer votre sexe, et à le détourner des sentiers du vice.
 
« Il vous rend infâme ; il vous bannit, comme autrefois les lépreux, du sein de la société, et ne vous laisse de commercé qu’avec les méchants et les réprouvés, qui seuls recherchent votre compagnie.
 
« Avez-vous de la fortune, il vous ôte les moyens d’en jouir d’une manière honorable. En êtes-vous privé, il vous empêche d’en acquérir, de gagner même votre subsistance. Toutes les maisons honnêtes vous sont fermées, et la nécessité vous précipite souvent dans un excès d’opprobre et de misère, d’où résulte inévitablement la perte du corps et de l’âme.
 
« Quel plaisir est capable de compenser un tel malheur ? quelle tentation assez séduisante pour vous aveugler à ce point sur vos véritables intérêts ? La volupté peut-elle dominer, ou endormir si complètement votre raison, qu’elle vous ôte la force de fuir avec horreur un crime toujours suivi d’une effroyable punition !
 
« Il faut qu’une femme soit bien déhontée,
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bien méprisable ; il faut qu’elle manque entièrement de cette fierté d’âme, de ce juste orgueil, attribut distinctif des créatures humaines, pour consentir à descendre au niveau des animaux les plus vils, pour immoler tout ce qu’il y a en elle de grand, de noble, de céleste, à un désir brutal qu’elle partage avec les êtres les plus abjects ; car sans doute il n’en est pas une qui ose chercher son excuse dans la passion de l’amour : ce serait s’avouer le pur instrument des plaisirs de l’homme. L’amour, de quelque façon qu’on en corrompe et dénature le sens, s’il part d’un principe honnête, est une passion louable. Il n’arrive guère qu’il soit très-vif, sans être réciproque. Aussi l’Écriture, en nous ordonnant d’aimer nos ennemis, ne nous prescrit-elle pas d’avoir pour eux cette tendre affection que nous portons à nos amis, encore moins de leur sacrifier notre vie, et ce qui doit nous être beaucoup plus précieux, notre innocence. Or, une femme raisonnable n’a-t-elle pas le droit de regarder comme un ennemi, l’homme qui ne craint pas de l’exposer à tous les maux que je viens de décrire, et qui veut se procurer, aux dépens de sa victime, une jouissance aussi grossière que fugitive ? N’est-ce pas en effet sur la femme seule que l’opinion fait retomber tout le poids du malheur et de la honte ? Un amant, dont le devoir est de chercher
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sans cesse le bonheur de l’objet qu’il adore, peut-il engager sa maîtresse dans un commerce où elle a tant à perdre ? Si, brûlant d’un feu criminel, il a l’impudence d’affecter pour elle un attachement sincère, ne doit-elle point voir en lui, je ne dis pas seulement un ennemi, mais un faux, un lâche, un perfide ami, qui aspire en même temps à séduire ses sens et à égarer sa raison. »
 
Ici Jenny témoigna une vive douleur. M. Allworthy se tut un moment, puis il continua de la sorte.
 
« Mon intention n’a pas été, mon enfant, de vous faire rougir du passé, qui n’est plus en votre pouvoir, mais de vous armer de force et de prudence pour l’avenir. Je n’aurais pas pris cette peine, sans la confiance que m’inspire votre jugement, malgré l’excessive gravité de votre faute, et sans la ferme persuasion que la franchise de vos aveux annonce un repentir sincère et durable. Si vous répondez à mon attente, j’aurai soin de vous éloigner du théâtre de votre honte, et de vous placer en un lieu où, n’étant pas connue, vous éviterez la punition réservée dans ce monde au crime dont vous vous êtes rendue coupable. Puissent vos remords vous préserver dans l’autre d’un châtiment bien plus rigoureux ! Soyez désormais une honnête fille,
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Jenny, et le besoin ne sera pas pour vous un motif de désordre. Croyez-moi, la vertu procure, même ici-bas, plus de bonheur que le vice.
 
« Quant à votre enfant, n’ayez aucune inquiétude sur son sort ; j’y pourvoirai au-delà de vos espérances. Après l’aveu de votre faiblesse, il vous reste à me faire connaître le malheureux qui vous a séduite. Nommez-le-moi : je dois être, et je serai beaucoup plus sévère pour lui que pour vous. »
 
Jenny, qui avait tenu jusque-là les yeux baissés vers la terre, les releva en ce moment, et d’un ton aussi respectueux que son regard était modeste, « Vous connaître, monsieur, dit-elle, et ne vous pas chérir, serait se montrer également dépourvu d’âme et de raison. Il faudrait d’ailleurs que je fusse un monstre d’ingratitude, pour n’être pas touchée jusqu’au fond du cœur de votre extrême indulgence. Épargnez-moi, je vous en supplie, la douleur et l’humiliation de revenir sur le passé. Ma conduite future vous prouvera mieux la sincérité de mon repentir, que tous les serments que je pourrais faire. Permettez-moi aussi, monsieur, de vous assurer que je suis infiniment plus sensible encore à vos excellents conseils, qu’à l’offre généreuse par laquelle vous les avez terminés. Ils sont la preuve, comme vous voulez bien me le dire, de l’idée
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avantageuse que vous avez conservée de moi. »
 
Ici ses larmes coulèrent en abondance : elle s’arrêta quelques instants, puis continua ainsi :
 
« En vérité, monsieur, votre bonté m’accable. Je tâcherai de m’en rendre digne. Si j’ai en effet le jugement qu’il vous plaît de me supposer, vos sages avis ne seront pas perdus pour moi. L’intérêt que vous daignez prendre à mon pauvre enfant me pénètre de gratitude. Il est innocent ; il vivra, je l’espère, pour vous témoigner sa reconnaissance ; mais je vous en conjure à genoux, ne me forcez pas à vous révéler le nom de son père : vous le saurez plus tard, je vous le jure. Aujourd’hui un engagement inviolable, un serment solennel, m’obligent de le taire. Je connais, monsieur, votre délicatesse ; vous ne me demanderez pas le sacrifice de mon honneur et de ma religion. »
 
M. Allworthy qui n’entendait jamais sans émotion proférer ces mots sacrés, garda un moment le silence. « Vous avez eu tort, dit-il à Jenny, de prendre avec un misérable de pareils engagements : mais puisque vous les avez pris, vous devez les remplir. Ce n’est point, au reste, par une vaine curiosité que je voulais connaître votre séducteur, c’était pour le punir, ou du moins pour ne pas courir le risque de faire du bien, sans le savoir, à un mauvais sujet. »
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Jenny l’assura de la manière la plus positive que l’homme dont elle lui taisait le nom était déjà loin ; qu’il ne dépendait en aucune façon de lui, et ne serait probablement jamais dans le cas d’éprouver les effets de sa bienfaisance.
 
Le respectable Allworthy, désarmé par la franchise de Jenny, ne fit nulle difficulté de la croire. Dans sa position critique, elle avait dédaigné de mentir pour s’excuser : elle avait bravé le danger d’attirer sur elle la colère de l’écuyer, plutôt que de manquer à l’honneur ou à la probité en trahissant ses serments. Comment, après cela, l’aurait-il soupçonnée de vouloir lui en imposer ?
 
Il la congédia donc, avec la promesse de la mettre dans peu de temps à l’abri des traits de la médisance ; et l’exhortant de nouveau au repentir, il lui adressa ces dernières paroles : « Songez, mon enfant, que vous avez encore à vous réconcilier avec un juge, dont la faveur est pour vous d’un plus grand prix que la mienne. »
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CHAPITRE VIII.
 
Dialogue entre miss Bridget et Déborah, plus amusant, mais moins instructif que le précédent.
 
Aussitôt que M. Allworthy fut entré dans son cabinet avec Jenny Jones, miss Bridget et la gouvernante se glissèrent dans une pièce contiguë, d’où elles recueillirent, par le trou de la serrure, les sages instructions de l’écuyer, les réponses de la jeune fille, et les diverses particularités de la scène précédente.
 
Miss Bridget connaissait fort bien cette petite ouverture, et n’était pas moins soigneuse d’y appliquer l’œil, ou l’oreille, que jadis l’amoureuse Thisbé aux fentes du vieux mur qui la séparait de son amant. C’était pour elle une source de découvertes intéressantes. Par là, elle pénétrait souvent les dispositions, les projets de son frère, et lui épargnait la peine de l’en instruire lui-même. Mais ce canal mystérieux n’était pas sans inconvénients. Miss Bridget avait
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quelquefois sujet de s’écrier avec Thisbé, dans Shakespeare : Ô maudite, maudite muraille ! De temps en temps les fonctions de juge de paix qu’exerçait M. Allworthy, l’obligeaient de discuter des questions délicates, et propres à blesser les chastes oreilles des filles, surtout quand elles approchent de la quarantaine : ce qui était le cas de miss Bridget. Cependant elle avait, dans ces occasions, l’avantage de cacher sa rougeur aux yeux des hommes : or, de non apparentibus et non existentibus, eadem est ratio ; en français, femme qui rougit sans être vue, n’est pas censée rougir.
 
Les deux rusées femelles gardèrent un profond silence, durant toute la scène entre M. Allworthy et Jenny. Dès que l’écuyer fut sorti de son cabinet, et hors de la portée de la voix, l’austère Wilkins se récria contre l’indulgence de son maître, particulièrement contre la faiblesse qu’il avait eue de ne pas exiger de Jenny le nom de son séducteur ; et elle jura de lui arracher ce secret avant le coucher du soleil.
 
À ces mots un sourire changea tout-à-coup la physionomie habituellement sévère de miss Bridget. Qu’on ne s’imagine pas que ce fut ce sourire enchanteur qu’Homère place sur les lèvres de Vénus, lorsqu’il l’appelle la déesse des ris. Ce n’était pas non plus celui que lady Séraphine
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adresse dans un bal à l’heureux objet de sa tendresse, et dont Vénus paierait de son immortalité le charme inexprimable : non, c’était plutôt un sourire digne de Tysiphone, ou de sa sœur Alecton.
 
Miss Bridget accompagna ce sourire d’un son de voix aussi flatteur que le souffle de l’aquilon, dans une belle nuit d’hiver, et reprocha doucement à Déborah un excès de curiosité. Il paraît que la gouvernante y était assez sujette. Sa maîtresse s’exprima, sur ce chapitre, en termes pleins d’amertume, remerciant Dieu de ce que ses ennemis ne pouvaient mettre au nombre de ses défauts, celui de s’ingérer mal à propos dans les affaires d’autrui.
 
Elle loua ensuite le noble caractère qu’avait montré Jenny : elle ne pouvait s’empêcher, dit-elle, de trouver, comme son frère, qu’il y avait quelque mérite dans la sincérité de ses aveux, et dans sa courageuse fidélité à l’égard de son amant ; elle avait toujours estimé Jenny une excellente fille ; sans doute un misérable, beaucoup plus blâmable qu’elle, avait triomphé de son innocence par des serments trompeurs, et par une promesse de mariage.
 
Ce langage surprit fort Déborah. Elle n’ouvrait guère la bouche devant son maître, ou sa maîtresse, qu’elle n’eût d’abord sondé leurs sentiments,
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et ne manquait pas, pour l’ordinaire, d’y conformer les siens. Toutefois, en cette circonstance, elle crut pouvoir s’écarter, sans danger, de sa circonspection accoutumée ; et nous pensons que l’équitable lecteur l’accusera moins d’imprudence, qu’il n’admirera sa merveilleuse promptitude à revirer de bord, quand elle s’aperçut qu’elle avait fait fausse route.
 
« En effet, dit l’habile et souple gouvernante, je ne suis pas moins frappée que mademoiselle du courage de cette fille. Si, comme mademoiselle le suppose, elle a été abusée par quelque scélérat, la pauvre malheureuse est bien à plaindre. Assurément, comme le dit mademoiselle, elle a toujours passé pour une bonne et honnête personne qui ne tirait point vanité de sa figure, comme certaines péronnelles du voisinage. »
 
« Vous avez raison, Déborah, reprit miss Bridget ; si Jenny était une de ces dévergondées dont le nombre est malheureusement trop grand dans la paroisse, je blâmerais l’indulgence de mon frère à son égard. J’aperçus l’autre jour, à l’église, deux filles de fermiers, la gorge nue ; j’en fus indignée. Quand les filles tendent ainsi des pièges aux hommes, elles méritent bien ce qui leur arrive. Je déteste de pareilles créatures. Il vaudrait mieux pour elles que la petite vérole les eût défigurées dès le berceau. Quant à Jenny, je n’ai
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jamais remarqué en elle le moindre signe d’inconduite ; c’est une justice que je dois lui rendre. Quelque adroit scélérat, j’en suis convaincue, l’aura séduite, peut-être même indignement forcée, et je la plains de toute mon âme. »
 
Déborah applaudit aux sentiments de miss Bridget, et l’entretien finit par une violente satire de la beauté, entremêlée de grandes doléances sur le sort des filles assez simples, pour ajouter foi aux discours artificieux des hommes.
 
 
CHAPITRE IX.
 
Détails qui surprendront le lecteur.
 
Jenny s’en retourna chez elle, charmée de l’accueil de M. Allworthy, dont elle n’oublia pas de publier partout l’indulgence, soit par un sentiment d’orgueil, soit par le désir plus sage de se réconcilier avec ses voisins, et d’apaiser leurs clameurs.
 
Mais quoique ce dernier motif, supposé qu’il fût le vrai mobile
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de sa conduite, paraisse assez raisonnable, le succès ne répondit point à ses espérances. Lorsqu’on la conduisit devant le juge de paix, et qu’on crut généralement qu’elle serait condamnée à faire pénitence dans une maison de correction, quelques jeunes femmes trouvèrent la punition bien méritée, et se firent une joie maligne d’aller voir la prisonnière briser du chanvre en robe de soie ; les autres, au contraire, commencèrent à plaindre son sort ; mais quand on sut de quelle manière M. Allworthy l’avait traitée, il s’éleva contre elle un murmure universel. « Assurément, s’écria l’un, mademoiselle est née sous une heureuse étoile. » – « Voilà ce que c’est que d’être en faveur, » dit un autre. – C’est sa science qui est cause de son bonheur, » ajouta un troisième. Chacun fit à ce sujet son commentaire, et se permit des réflexions satiriques sur la partialité du juge.
 
On pourra s’étonner de tant d’ingratitude et d’audace, si l’on songe à l’autorité dont M. Allworthy était revêtu, et à son active bienfaisance ; mais il n’usait guère de la première, et il avait trouvé moyen de mécontenter, par la seconde, un grand nombre d’habitants du canton ; car les âmes généreuses savent par expérience, qu’un bienfait, loin de procurer toujours un ami, attire souvent beaucoup d’ennemis.
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Cependant, grâce aux soins et à la bonté de son protecteur, Jenny se vit bientôt à l’abri de toute insulte. La méchanceté publique, perdant alors le moyen de s’exercer sur elle, chercha un autre aliment à sa rage : elle ne craignit point d’attaquer M. Allworthy lui-même. Un bruit sourd se répandit, qu’il était le père de l’enfant trouvé.
 
Cette supposition semblait expliquer si bien sa conduite, qu’elle obtint l’assentiment général. Aussitôt la censure qu’avait d’abord excitée sa faiblesse, se changea en cris d’indignation contre sa barbarie. De graves et charitables matrones anathématisèrent les hommes qui font des enfants aux filles et les désavouent ensuite. Plusieurs allèrent jusqu’à insinuer, que Jenny avait été enlevée dans une intention trop noire pour qu’on osât la divulguer, et donnèrent à entendre qu’il fallait éclaircir le fait par une enquête régulière, et forcer certaines personnes à représenter la victime.
 
Ces calomnies auraient pu compromettre, où du moins affliger un homme dont la vertu n’eût pas égalé celle de M. Allworthy. Elles ne firent sur lui aucune impression ; il les dédaigna, et laissa les commères du voisinage en amuser leurs loisirs.
 
Comme nous ne saurions deviner le caractère
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du lecteur, et que Jenny ne reparaîtra pas de longtemps sur la scène ; nous croyons devoir le prévenir, dès à présent, que M. Allworthy ne méritait pas le moindre reproche. Il ne commit réellement qu’une petite erreur en politique : ce fut de tempérer la justice par la compassion, et de tromper l’attente de l’honnête populace[3], qui, sensible à sa manière, aurait voulu voir la pauvre Jenny livrée dans Bridewell à l’opprobre et au désespoir, pour avoir ensuite le plaisir de la plaindre.
 
Loin de seconder cette louable intention, qui eût détruit pour Jenny tout espoir d’amendement, et lui eût fermé le retour à la vertu, si jamais son penchant devait l’y ramener, il aima mieux employer le seul moyen encore possible, de la faire rentrer dans la bonne voie. Combien de femmes se perdent tous les jours et se précipitent dans le dernier désordre, par l’impossibilité de réparer une première faiblesse ! c’est ce qui ne peut guère manquer d’arriver à celles qui continuent de vivre au milieu des témoins de leur déshonneur. M. Allworthy fit donc sagement, d’envoyer Jenny dans un lieu où elle pût jouir des avantages que donne une bonne réputation, après avoir
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connu le malheur qui en suit toujours la perte.
 
Maintenant en quelque endroit qu’elle aille, souhaitons-lui un heureux voyage, et prenons, pour l’instant, congé d’elle et de son enfant. Des objets d’une plus haute importance appellent ailleurs notre attention.
 
 
CHAPITRE X.
 
Hospitalité de M. Allworthy. Portrait en raccourci de deux frères, l’un médecin l’autre capitaine, établis dans la maison de l’écuyer.
 
M. Allworthy ne fermait à personne ni sa maison, ni son cœur ; mais il les ouvrait plus particulièrement aux gens de mérite. À dire vrai, sa table était la seule du royaume où l’on eût la certitude de trouver place, pourvu qu’on fût digne d’y être admis.
 
Il honorait surtout de sa faveur les hommes d’un savoir éminent, ou d’un esprit supérieur ;
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et il était doué d’un tact sûr pour les discerner. Quoiqu’il eût été privé, dans sa jeunesse, des secours d’une éducation soignée, les heureuses dispositions qu’il tenait de la nature, perfectionnées par l’étude tardive, mais passionnée des lettres, et par le commerce des gens instruits, l’avaient mis en état de juger pertinemment de presque tous les genres de littérature.
 
On ne s’étonnera pas que, dans un siècle qui estime si peu et récompense si mal les gens de mérite, ils se rendissent avec empressement dans une maison, où ils étaient sûrs de trouvée un accueil obligeant, et de participer à toutes les jouissances de la fortune, comme s’ils y avaient eu des droits personnels. M. Allworthy n’était pas de ces généreux patrons, toujours prêts à donner à de pauvres auteurs le vivre et le couvert, et qui n’exigent d’eux en retour, que de l’amusement, de l’instruction, des louanges, une entière soumission à leur volonté, en un mot, la complaisance de s’enrôler au nombre de leurs valets, en leur épargnant toutefois l’humiliation de la livrée et des gages.
 
Chez lui, chacun était maître absolu de son temps, et pouvait satisfaire tous ses goûts, pourvu qu’ils n’offensassent ni la religion, ni les mœurs, ni les lois. Éprouvait-on quelque légère indisposition, un besoin de sobriété, ou d’abstinence,
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on était dispensé d’assister aux repas, ou libre de sortir de table, dès qu’on le souhaitait, sans être gêné dans sa conduite par des sollicitations beaucoup moins flatteuses qu’importunes ; car, il faut l’avouer, les instances d’un supérieur en pareil cas, ressemblent trop à des ordres. Aucun des hôtes de M. Allworthy ne sentait la moindre dépendance, ni l’homme opulent dont on recherche partout la société, ni ces convives nécessiteux à qui leur indigence rend l’hospitalité si utile, et qu’on voit d’autant moins bien accueillis chez les grands, qu’ils ont un besoin plus pressant de leur assistance.
 
Au nombre des derniers, se trouvait le docteur Blifil. Il tenait de la nature les plus rares dispositions ; mais elles lui étaient devenues inutiles, par l’obstination de son père à lui faire embrasser une profession qu’il n’aimait pas. Il avait été forcé dans sa jeunesse d’étudier la médecine, ou plutôt de paraître l’étudier. Dans le vrai, les livres qui traitent de cet art, étaient presque les seuls qui lui fussent étrangers. Le pauvre docteur possédait à fond la plupart des sciences, hors celle qui devait lui donner de quoi vivre : aussi, à l’âge de quarante ans, n’avait-il pas de pain.
 
Un tel personnage pouvait se flatter d’être bien reçu chez M. Allworthy, près de qui l’infortune était
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un titre sacré, toutes les fois qu’elle provenait, non de fautes personnelles, mais de la folie, ou de la méchanceté d’autrui. À ce mérite négatif, le docteur joignait une recommandation positive, nous voulons dire une grande apparence de religion. Était-elle l’effet d’un sentiment réel, ou feint ? nous n’osons le décider, n’ayant pas de pierre de touche pour discerner la vraie piété de la fausse.
 
Sous ce point de vue il plaisait fort à M. Allworthy, et bien plus encore à miss Bridget. Cette demoiselle avait avec lui de fréquentes discussions théologiques, d’où elle sortait toujours transportée d’admiration pour les connaissances du docteur, et ravie de l’éloge qu’il faisait des siennes. Elle était en effet très-versée dans les matières de controverse, et avait souvent embarrassé, par la force de sa dialectique, les ministres du voisinage. Du reste, sa conversation était si pure ; son regard, si chaste ; son maintien, si grave, si solennel, qu’elle ne semblait pas moins digne de vénération que sa patronne, ou n’importe quelle autre sainte du calendrier romain.
 
Toute espèce de sympathie tend à faire naître l’amour, et l’expérience nous apprend qu’aucune n’y est plus propre que la sympathie religieuse, entre des personnes de sexe différent. Le docteur
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se voyant si bien traité par miss Bridget, commença à gémir d’un malheur qui lui était arrivé, environ dix ans auparavant. Il avait épousé une femme qui vivait encore, et ce qu’il y avait de pis, M. Allworthy n’ignorait pas son existence. C’était un fatal obstacle au bonheur dont il aurait pu se flatter de jouir avec cette vertueuse personne : car l’idée de la séduire ne s’offrait point à son esprit, soit qu’il fût retenu, selon toute vraisemblance, par ses principes de religion, soit que la pureté de sa passion, ennemie d’un coupable commerce, n’aspirât qu’aux plaisirs permis du mariage.
 
Le docteur n’eut pas besoin de rêver longtemps sur ce sujet, pour se souvenir qu’il avait un frère, libre des fâcheuses entraves qui l’enchaînaient. Il ne doutait point que ce frère ne réussît auprès de miss Bridget, chez laquelle il avait cru remarquer de l’inclination pour le mariage ; et peut-être ne trouvera-t-on pas la confiance du docteur mal fondée, quand on connaîtra les qualités du personnage en question.
 
C’était un officier retiré du service, âgé d’environ trente-cinq ans, de taille moyenne et bien proportionnée. Une blessure, dont il portait au front la cicatrice, déparait moins son visage qu’elle n’honorait sa valeur. Il avait de belles dents, un sourire gracieux lorsqu’il le voulait. Quoique sa physionomie fût naturellement
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rude, aussi bien que le son de sa voix, il savait adoucir à son gré l’une et l’autre, et prendre un air aimable et enjoué. Il ne manquait ni de politesse ni d’esprit. Dans sa jeunesse il avait été plein de feu, et il retrouvait encore au besoin sa première vivacité, malgré le tour sérieux qu’avait pris depuis peu son caractère.
 
Destiné malgré lui à l’église, il avait fait, comme le docteur, ses études à l’université ; mais son père étant mort avant qu’il fût entré dans les ordres, il embrassa le parti des armes, et quitta la robe noire pour l’uniforme.
 
Il acheta d’abord une lieutenance de dragons ; il devint ensuite capitaine. Une querelle qu’il eut avec son colonel, l’obligea de vendre sa compagnie : depuis lors, il vivait à la campagne en véritable rustre, s’appliquait à l’étude des écritures, et passait pour être assez enclin au méthodisme.
 
Un tel homme semblait devoir plaire à une femme distinguée par sa piété, et qui n’avait encore d’inclination bien prononcée que pour le mariage en général ; mais comment le docteur, qui aimait fort médiocrement son frère, put-il se résoudre, dans le dessein de le servir, à payer d’un si noir retour l’hospitalité de M. Allworthy ? c’est ce qu’il n’est pas facile d’expliquer.
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Y a-t-il des esprits qui se complaisent dans le mal, comme d’autres, dans le bien ? Trouve-t-on du plaisir à se rendre complice d’un larcin qu’on ne peut commettre soi-même ? Ou enfin (ce que l’expérience paraît confirmer), est-on flatté de concourir à l’agrandissement de sa famille, quelque indifférence qu’on ait d’ailleurs pour elle ?
 
Quoi qu’il en soit, le docteur fit venir son frère, et tout en feignant de ne recevoir de lui qu’une courte visite, il trouva moyen de l’introduire chez M. Allworthy.
 
À peine une semaine s’était écoulée, que le docteur eut lieu de s’applaudir de son stratagème. Le capitaine égalait dans l’art d’aimer l’ingénieux Ovide ; il avait de plus reçu de son frère des instructions qu’il sut mettre habilement à profit.
 
 
CHAPITRE XI.
 
De l’amour, de la beauté. Projet de mariage fondé sur des motifs plus solides.
 
Des sages (nous avons oublié de quel sexe ils étaient) ont observé qu’il n’y a personne qui ne soit condamné à aimer une fois en sa vie. La
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nature, autant que nous le pouvons croire, n’a fixé pour cela aucun âge. En tout cas, celui auquel miss Bridget était parvenue, nous semble une époque aussi convenable que toute autre. Ce tribut, il est vrai, se paie généralement beaucoup plus tôt ; dans le cas contraire, on ne manque guère, ou jamais, de l’acquitter vers ce temps-là. Nous remarquerons en outre que, dans cette tardive saison, l’amour se montre plus constant et plus sérieux qu’au printemps de la vie ». Chez les jeunes filles, il paraît incertain, capricieux, et si irréfléchi, qu’il est souvent difficile de deviner ce qu’elles veulent, et permis de douter qu’elles le sachent elles-mêmes.
 
Mais rien de plus aisé que de lire dans le cœur des femmes qui approchent de la quarantaine. Éclairées par une longue expérience, elles ne se méprennent pas sur l’objet de leurs désirs, et l’homme le moins clairvoyant le pénètre aussi sans peine.
 
Miss Bridget nous offre une preuve de la justesse de ces observations. Elle ne vit pas longtemps le capitaine, sans connaître le pouvoir de l’amour : au lieu de se consumer en soupirs, de promener ses rêveries dans les bosquets du parc, comme eût fait une petite fille assez sotte pour ignorer son mal, elle discerna sur-le-champ la nature de l’émotion qu’elle éprouvait, elle en goûta
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le charme ; et, certaine que son penchant était non-seulement innocent, mais louable, elle n’en fut ni alarmée, ni honteuse.
 
Il existe à tous égards beaucoup de différence entre la passion raisonnable d’une femme sur le retour, pour un homme d’un âge mûr, et le goût frivole d’une jeune fille pour un adolescent : cette dernière s’attache, la plupart du temps, à des qualités purement extérieures, à des agréments de peu de durée, tels qu’une taille svelte, des joues vermeilles, des mains blanches, de grands yeux noirs, une chevelure ondoyante, un menton ombragé d’un léger duvet. Souvent même elle se laisse éblouir par quelque chose de moins estimable encore, et de plus étranger à la personne qu’elle aime. C’est l’élégance de sa parure, c’est l’ouvrage du tailleur, de la lingère, de la brodeuse, du coiffeur, du chapelier, qui la séduit, et non la nature. Faut-il s’étonner, après cela, qu’elle rougisse de s’avouer à elle-même, ou d’avouer aux autres une si folle passion ?
 
Celle de miss Bridget était d’un caractère très-opposé. La parure du capitaine ne devait rien aux arts de luxe, et sa personne, guère davantage à la nature. L’une et l’autre auraient excité le mépris et la risée de toutes les jolies femmes dans un bal, ou dans un cercle. Son habillement était propre, à la vérité, mais commun, de mauvais goût, et passé
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de mode. Quant à sa personne, nous en avons déjà fait plus haut une peinture fidèle. Loin que ses joues fussent vermeilles, on ne pouvait en distinguer la couleur, à travers la barbe noire qui les couvrait en entier, et lui montait jusqu’aux yeux. Sa taille et ses membres étaient bien proportionnés, mais épais, disgracieux, et n’annonçant que de la force. Il avait de larges épaules, des mollets aussi gros que ceux d’un portefaix ; en un mot, tout son grossier individu manquait de cette beauté, de cette grâce qui distinguent nos jeunes seigneurs : espèce de mérite qu’ils doivent à leur précoce introduction dans les brillantes assemblées de la capitale, et au sang illustre de leurs ancêtres, c’est-à-dire à un sang formé de mets exquis et de vins généreux.
 
Miss Bridget se piquait d’une grande délicatesse ; mais la conversation du capitaine avait pour elle un attrait qui la rendait insensible aux défauts de sa personne. Elle se persuada, peut-être fort sensément, qu’elle serait plus heureuse avec lui qu’avec un homme beaucoup mieux fait, et elle sacrifia le plaisir des yeux à des jouissances plus solides.
 
Sitôt que le capitaine s’aperçut de la passion de miss Bridget, et il eut l’œil prompt à la découvrir, il y répondit de tout son cœur. La figure de la maîtresse
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n’avait rien à reprocher à celle de l’amant. Nous essaierions de tracer ici son portrait, si nous n’avions été devancé par un plus grand maître que nous, M. Hogarth, chez qui elle se fit peindre il y a nombre d’années. Ce célèbre artiste vient de reproduire ses traits dans son tableau d’une Matinée d’hiver, où elle présente un assez juste emblème de la saison. On la voit marcher (car elle marche en effet dans le tableau) vers l’église de Covent-Garden, suivie d’un petit laquais étique, portant sous le bras son livre d’heures.
 
Le capitaine, non moins sage que miss Bridget, préférait aux agréments fugitifs de la figure, les avantages durables d’un riche mariage. Il était du nombre de ces philosophes qui regardent la beauté, dans l’autre sexe, comme une qualité superficielle et indigne d’attention, ou pour parler clairement, qui aiment mieux une femme laide avec toutes les commodités de la vie, qu’une belle femme sans aucune de ces commodités. Doué d’un excellent appétit, et d’un goût peu délicat, il croyait la beauté un assaisonnement inutile au banquet nuptial.
 
Ne dissimulons rien ; le capitaine, depuis son arrivée, ou du moins depuis que son frère lui avait communiqué ses vues, et longtemps avant qu’il eût découvert dans miss Bridget le moindre
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signe d’intérêt en sa faveur, était tombé amoureux (faut-il le dire ?) du château de M. Allworthy, de ses jardins, de ses terres, de ses métairies. Il en était si épris, que pour en obtenir la possession, il n’eût pas hésité à épouser, s’il l’eût fallu, la pythonisse d’Endor.
 
Instruit par M. Allworthy de l’intention où il était de ne se point remarier, et d’assurer sa fortune au premier enfant qui naîtrait de miss Bridget, sa plus proche parente (ce que la loi aurait très-bien fait sans lui), le docteur se persuada, ainsi que le capitaine, que ce serait une œuvre méritoire de donner le jour à une créature humaine qui devait être si abondamment pourvue des principaux moyens de bonheur. Les deux frères n’eurent donc plus qu’une pensée, ce fut de chercher à gagner le cœur de l’aimable miss Bridget.
 
La fortune, cette tendre mère, qui fait souvent pour ses enfants chéris plus qu’ils ne méritent, et même plus qu’ils ne désirent, se plut à seconder les vœux du capitaine. Tandis qu’il méditait l’exécution de son plan, miss Bridget, animée du même sentiment que lui, mais stricte observatrice des lois de la décence, rêvait de son côté à la manière de lui donner un encouragement convenable, sans laisser voir trop d’empressement. Elle n’eut pas de peine à réussir dans ce dessein. Le capitaine, toujours aux
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aguets, ne laissait échapper aucun mot, aucun geste, aucun regard de son obligeante maîtresse.
 
Cependant la joie que lui causait l’apparente bienveillance de miss Bridget, n’était pas peu troublée par la peur qu’il avait de M. Allworthy. Il s’imaginait que l’écuyer, malgré le désintéressement dont il faisait profession, suivrait l’exemple commun, lorsqu’il s’agirait de conclure, et refuserait son consentement à un mariage si désavantageux pour sa sœur, sous le rapport de la fortune. Nous laisserons à deviner au lecteur par quel oracle cette crainte lui fut inspirée ; mais elle le jetait dans un extrême embarras. Comment instruire la sœur de sa passion, et la cacher en même temps au frère ? Après bien des réflexions, il résolut de saisir toutes les occasions de marquer en particulier sa tendresse à miss Bridget, et de s’imposer en présence de M. Allworthy la réserve la plus sévère : espèce de tactique qu’approuva le docteur.
 
Le capitaine ne fut pas longtemps sans trouver le moyen de faire à sa maîtresse une déclaration expresse de ses sentiments ; il en reçut la réponse à laquelle il devait s’attendre, réponse qui fut faite pour la première fois, il y a quelque mille ans, et qui a toujours passé depuis, par tradition, des mères aux filles. On peut la traduire
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en latin par ces deux mots, nola episcopari[4], phrase d’un usage également immémorial, dans une autre circonstance.
 
Le capitaine comprit à merveille le langage de miss Bridget ; il renouvela bientôt ses instances avec plus de chaleur, et selon la coutume il essuya un nouveau refus ; mais à mesure que croissait l’ardeur de ses désirs, la rigueur de la dame diminuait dans la même proportion.
 
Nous ne fatiguerons pas le lecteur de tout le détail de ce manège amoureux. Si, dans l’opinion d’un auteur célèbre, il compose la scène la plus amusante de la vie pour l’acteur, le récit en est peut-être le plus insipide et le plus ennuyeux qu’on puisse imaginer pour le lecteur. Bornons-nous donc au point essentiel. Le capitaine conduisit son attaque dans les règles, la citadelle se défendit dans les règles, et, toujours dans les règles, elle finit par se rendre à discrétion.
 
Pendant ce temps, c’est-à-dire pendant un mois environ, le capitaine ne s’écarta pas un instant de la circonspection qu’il s’était prescrite. Plus il faisait de progrès auprès de sa maîtresse dans le tête-à-tête, plus il paraissait devant le monde discret et réservé. Quant à la demoiselle, dès qu’elle se fut assurée du cœur de son amant,
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elle le traita en public avec la dernière indifférence : de sorte qu’il aurait fallu que M. Allworthy eût la pénétration, ou si l’on veut, la malignité du diable, pour concevoir le moindre soupçon de ce qui se passait sous ses yeux.
 
 
CHAPITRE XII.
 
On s’attend peut-être à ce qu’on va lire.
 
Est-il question d’un duel, d’un mariage, ou de quelque autre affaire de cette conséquence, les préliminaires ne sont pas longs, quand les deux parties ont une égale impatience d’en finir. Tel était le cas présent : en moins d’un mois, le capitaine et miss Bridget furent mari et femme.
 
La grande difficulté était de découvrit le mystère à M. Allworthy. Le docteur s’en chargea.
 
Un jour que l’écuyer se promenait dans son parc, il alla le trouver, et de l’air le plus sérieux, le plus affligé qu’il pût prendre ; « Je viens, monsieur, lui dit-il, vous annoncer une étrange nouvelle…
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Mais comment exprimer ce dont la seule pensée me trouble et me confond ? » Il s’emporta alors en amères invectives contre les hommes et contre les femmes, accusant les premiers de n’aimer que leur intérêt, et les dernières d’être si esclaves de leurs inclinations vicieuses, qu’on ne pouvait les laisser un instant, sans danger, avec une personne de l’autre sexe. « Aurais-je pu soupçonner, monsieur, s’écria-t-il, qu’une demoiselle douée de tant de prudence, de jugement, d’esprit, s’abandonnerait à une passion si indiscrète ? aurais-je pu penser que mon frère… Mais pourquoi lui donné-je encore ce nom ? il n’est plus mon frère !
 
– Il n’a pas cessé de l’être, répondit ! M. Allworthy ; il est de plus devenu le mien.
 
– Eh quoi ! monsieur, sauriez-vous l’indigne conduite ?…
 
– Écoutez, monsieur Blifil, reprit l’excellent homme, j’ai toujours eu pour principe de tirer des événements humains le meilleur parti possible. Ma sœur, quoique beaucoup plus jeune que moi, est parvenue à l’âge de discrétion. Si votre frère eût trompé un enfant, j’aurais de la peine à lui pardonner ; mais une femme qui a passé trente ans, doit savoir ce qui peut contribuer le plus à son bonheur. Ma sœur a épousé un homme, à la vérité, moins riche qu’elle. Si
 
 
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cependant elle trouve en lui des qualités suffisantes pour compenser l’inégalité de fortune, je ne vois nulle raison de blâmer son choix. À mon avis, comme au sien, le bonheur ne consiste pas uniquement dans la richesse. J’avouerai qu’après l’avoir souvent assurée, qu’en fait de mariage, je ne gênerais point son inclination, j’aurais pu m’attendre à être consulté par elle, dans cette circonstance ; mais la matière est délicate, et la modestie a des scrupules qu’il n’est pas facile de vaincre. Quant à votre frère, je n’ai aucun reproche à lui faire, il ne me doit rien ; je ne pense pas qu’il fût obligé de me demander mon consentement, ma sœur, je le répète, étant jouissante de ses droits, et en âge de ne répondre de ses actions qu’à elle-même. »
 
Le docteur renouvela ses déclamations contre le capitaine, accusa l’écuyer d’un excès d’indulgence pour lui, jura de ne plus le revoir, et de le renier pour son frère. Il fit ensuite un pompeux éloge de la bonté de M. Allworthy, éleva jusqu’au ciel le prix de son amitié, et finit par dire qu’il ne pardonnerait jamais au capitaine de l’avoir exposé à perdre un pareil trésor.
 
« Quand j’aurais à me plaindre de votre frère, répondit l’écuyer, je ne ferais pas retomber sur l’innocent les torts du coupable ; mais je vous assure que je ne suis nullement blessé de sa conduite.
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Votre frère me paraît un homme d’honneur et de sens. Je ne désapprouve point le goût de ma sœur pour lui, persuadé que je suis qu’elle est aussi l’objet de son affection. J’ai toujours regardé l’amour comme l’unique fondement du bonheur, dans le mariage. Lui seul produit cette vive et tendre amitié, qui doit être le ciment de l’union conjugale. Tout mariage contracté par d’autres motifs, me semble très criminel. C’est une profanation de la plus sainte des cérémonies, que suivent d’ordinaire les regrets et le malheur. N’est-ce pas, en effet, commettre une véritable profanation, que de convertir une institution divine en un coupable sacrifice à l’avarice, ou à la volupté ? et peut-on donner un autre nom à ces alliances, dans lesquelles on ne considère que la fortune ou la beauté ?
 
« Refuser à la beauté le privilège de plaire aux yeux, d’exciter même un sentiment d’admiration, ce serait une injustice et une absurdité. L’Écriture en parle souvent, et toujours avec estime. J’eus moi-même le bonheur d’épouser une femme que le monde trouvait belle, et, s’il faut dire la vérité, je ne l’en aimais que mieux. Mais n’envisager dans le mariage que la beauté, la rechercher avec une passion qui rende insensible à toutes les imperfections morales, ou l’exiger d’une manière si absolue, qu’on dédaigne une
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femme parée des charmes de la candeur, de la piété, de la raison, si elle ne joint à ces qualités essentielles le frêle avantage de la figure, c’est une conduite aussi indigne d’un homme sensé que d’un chrétien : et l’on peut, sans manquer de charité, supposer que ceux qui agissent ainsi, n’ont d’autre vue que le plaisir des sens, dont l’institution du mariage n’a pas été le but.
 
« Pour ce qui est de la fortune, la prudence humaine conseille, et avec raison, de la prendre en considération. Dans l’ordre social, l’état du mariage, le soin des enfants, obligent à une dépense proportionnée au rang et à la position qu’on occupe dans le monde. Cependant la vanité et la folie l’étendent fort au-delà des justes bornes. Elles créent infiniment plus de besoins que la nature. Un équipage pour la femme, de grands établissements pour les enfants, sont mis, par l’usage, au nombre des choses nécessaires ; et dans le dessein de se les procurer, on néglige, on méprise les biens les plus solides, les plus doux, la religion et la vertu.
 
« Cette soif des richesses approche quelquefois de la démence, comme lorsqu’un homme opulent épouse une femme sans esprit et sans mœurs, ou disgraciée de la nature, afin d’augmenter des biens déjà plus que suffisants pour satisfaire tous ses goûts. S’il ne veut pas qu’on le taxe d’extravagance,
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il doit avouer au moins qu’il est incapable de sentir les douceurs de l’amour, ou qu’il sacrifie le plus grand bonheur dont on puisse jouir, aux vaines lois d’une absurde opinion qui tire son origine et sa force de la folie. »
 
Ici finit le discours, ou plutôt le sermon de M. Allworthy. Le docteur y avait prêté une oreille attentive, quoiqu’il se fût fait de temps en temps quelque violence, pour prévenir une légère contraction dans les muscles de son visage. Dès que l’écuyer eut cessé de parler, il loua son éloquence, avec la chaleur d’un jeune ecclésiastique admis à la table de son évêque, le jour où monseigneur a daigné monter en chaire.
 
 
CHAPITRE XIII.
 
Trait d’ingratitude monstrueuse qui excitera, nous l’espérons, l’indignation du lecteur.
 
On doit juger, par ce qui précède, que la réconciliation entre les deux époux et M. Allworthy ne fut qu’une affaire de forme. Au lieu de
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nous y arrêter, nous nous hâterons d’arriver à un sujet plus important.
 
Le docteur, après avoir conté au capitaine ce qui s’était passé entre M. Allworthy et lui, ajouta en riant : « Oh ! par ma foi, je vous ai drapé d’une jolie façon. J’ai fait plus, j’ai prié, conjuré le bon écuyer de ne point vous pardonner. Les sentiments qu’il avait manifestés en votre faveur, me permettaient de hasarder de pareilles instances, auprès d’un homme de son caractère. Il importait d’ailleurs, autant pour vous que pour moi, de prévenir tout soupçon d’intelligence entre nous. »
 
Le capitaine Blifil ne fit, dans le moment, nulle attention à ce discours, mais il sut par la suite en tirer un grand parti.
 
Le diable, dans son dernier voyage sur la terre, laissa cette maxime à ses disciples : Une fois parvenu au but où tu aspires, aie soin de tirer l’échelle ; c’est-à-dire, quand tu as fait ta fortune par les bons offices d’un ami, hâte-toi de rompre au plus vite avec lui.
 
Nous n’assurerons pas que cette maxime infernale ait servi de règle au capitaine. Ce que nous pouvons dire hardiment, c’est qu’il est très-permis de la regarder comme le principe de sa conduite, et fort difficile de lui en assigner un autre. Dès qu’il se vit possesseur de miss Bridget, et réconcilié avec
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M. Allworthy, il témoigna à son frère une froideur qui augmenta de jour en jour, et dégénéra en une rudesse de manières dont tout le monde fut frappé. Le docteur lui en fit ses plaintes en particulier ; il n’obtint, pour toute satisfaction, que cette réponse : « Monsieur, si quelque chose vous déplaît dans la maison de mon frère, vous êtes le maître d’en sortir. »
 
Une ingratitude si noire et si étrange blessa le pauvre docteur jusqu’au fond de l’âme ; car l’ingratitude ne perce jamais plus douloureusement le cœur, que lorsqu’elle vient de ceux pour qui l’on a transgressé ses devoirs. Qu’un indigne retour soit le prix d’une grande et louable action, la réflexion en adoucit toujours l’amertume ; mais comment se consoler de l’ingratitude d’un ami, aux intérêts duquel on a eu la faiblesse de sacrifier sa conscience ?
 
M. Allworthy parla lui-même au capitaine en faveur de son frère, et voulut savoir de quels torts il l’accusait. Le misérable n’eut pas honte de répondre, qu’il ne pardonnerait jamais au docteur d’avoir cherché à le perdre, par un vil calcul d’intérêt : « J’ai tiré, dit-il, de sa propre bouche, l’aveu de sa perfidie ; et c’est une bassesse qu’il m’est impossible d’oublier. »
 
M. Allworthy se récria contre une disposition qui lui paraissait inhumaine. Il témoigna tant
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d’horreur pour les esprits implacables, que le capitaine feignit de céder à la raison, et de se réconcilier avec le docteur.
 
Quant à la nouvelle mariée, elle était encore, suivant le proverbe, dans la lune de miel. Idolâtre de son époux, il lui semblait qu’il n’avait jamais tort. Elle partageait tous ses sentiments. Haïssait-il quelqu’un, c’était pour elle un motif suffisant de le haïr aussi.
 
Le capitaine, ainsi qu’on vient de le dire, ne s’était réconcilié qu’en apparence avec son frère. Il lui gardait toujours rancune dans le fond de l’âme, et trouvait mille occasions de lui donner secrètement des marques de sa malveillance. Le pauvre docteur, à qui le séjour du château devint insupportable, aima mieux s’exposer à braver de nouveau dans le monde les inconvénients de la pauvreté, que de souffrir plus longtemps l’ingratitude et les outrages d’un frère qu’il avait si bien servi.
 
Il forma un jour le dessein d’ouvrir son cœur à M. Allworthy ; mais il n’eut pas la force de faire un aveu qui devait laisser à sa charge une si grande part du crime. Il sentit, en outre, qu’en peignant son frère de noires couleurs il aggraverait d’autant son propre tort, et n’aurait que plus de sujet de redouter la colère de l’écuyer.
 
Il prétexta donc une affaire qui l’obligeait de
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partir, et promit de revenir dans peu. Il prit congé du capitaine avec une cordialité si bien feinte ; celui-ci joua de même si parfaitement son rôle, que M. Allworthy demeura convaincu de la sincérité de leur réconciliation.
 
Le docteur se rendit en droiture à Londres, où il mourut bientôt de chagrin, maladie qui tue beaucoup plus de gens qu’on ne pense, et qui enrichirait bien davantage les registres mortuaires, si l’on appelait les médecins pour la guérir.
 
En faisant d’exactes recherches sur la vie des deux frères, avant leur liaison avec M. Allworthy, nous avons trouvé qu’on pouvait assigner encore à la conduite du capitaine, une autre cause que la maxime diabolique rapportée plus haut. Cet homme joignait aux défauts dont on a déjà parlé, une grande dureté de cœur, et un orgueil démesuré. En toute occasion, il traitait son frère, qui était doux et modeste, avec une extrême affectation de supériorité. Le docteur avait cependant beaucoup plus d’instruction, et bien des gens lui trouvaient aussi plus d’esprit. Le capitaine le savait et s’en indignait ; car la malignité naturelle de l’envie s’accroît par le mépris pour l’objet qui l’inspire ; et lorsqu’un bienfait vient ajouter une nouvelle force à ces deux sentiments, il est fort à craindre qu’il excite moins la reconnaissance que la haine.
 
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II.
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PEINTURE DU BONHEUR CONJUGAL À DIFFÉRENTES ÉPOQUES DE LA VIE. ÉVÉNEMENTS ARRIVÉS PENDANT LES DEUX PREMIÈRES ANNÉES QUI SUIVIRENT LE MARIAGE DE MISS BRIDGET ALLWORTHY ET DU CAPITAINE BLIFIL.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER
 
Caractère de cette histoire ; en quoi elle ressemble aux autres, ou en diffère.
 
En donnant à cet ouvrage le titre d’Histoire, préférablement à celui de Vie, ou d’Éloge, beaucoup plus à la mode aujourd’hui, nous avons eu l’intention de prendre pour modèle l’écrivain philosophe, attentif à peindre les révolutions des empires, et non le pesant et prolixe historien qui, pour conserver scrupuleusement l’ordre des faits, ne consacre pas moins de temps au détail de mois et d’années dépourvus d’intérêt,
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qu’au tableau des époques rendues fameuses par de grands et mémorables événements.
 
De pareilles histoires ressemblent fort aux gazettes, qui contiennent toujours le même nombre de lignes, qu’il y ait des nouvelles ou non. On peut encore les comparer aux voitures publiques qui, vides ou pleines, font constamment le même trajet. On dirait que l’écrivain se croit obligé de suivre le temps, pas à pas ; il parcourt avec une égale lenteur les siècles de stupidité monacale, où le monde semble sommeiller, et l’âge brillant et guerrier si bien décrit par un poëte latin, dans des vers dont nous hasardons une faible imitation :
 
Quand le terrible fils de l’altière Carthage
 
Jusqu’aux remparts de Rome eut porté le carnage ;
 
Quand du bruit des combats le monde épouvanté
 
En attendait l’issue avec anxiété,
 
Et qu’on doutait encor sous quelles lois la guerre
 
Rangerait à la fois les ondes et la terre[5].
 
Nous suivrons un système tout opposé. Lorsqu’il se présentera quelque situation extraordinaire (et nous en promettons beaucoup de ce
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genre), nous n’épargnerons ni temps, ni peine pour en tracer une fidèle peinture ; mais si des années s’écoulent sans rien amener d’important, nous ne craindrons pas de laisser un vide dans notre histoire ; et, nous hâtant d’arriver à des époques fécondes en événements, nous passerons sous silence ces intervalles de stérilité.
 
On doit les envisager comme les numéros perdants à la grande loterie du temps. Nous donc, qui tenons les registres de cette loterie, nous imiterons les judicieux receveurs de celle qu’on tire à l’hôtel-de-ville de Londres. Ils se gardent bien d’offrir aux yeux du public la longue et fâcheuse liste des numéros perdants qu’ils ont débités. Mais le gros lot vient-il à sortir ? toutes les gazettes s’empressent de l’annoncer, et de nommer le bureau où il a été pris. Plus d’un receveur en réclame ordinairement l’honneur pour le sien, sans doute afin de donner à entendre, que les chefs de certains bureaux sont initiés aux secrets de la fortune.
 
On doit s’attendre, par conséquent, à trouver dans cet ouvrage des chapitres tantôt fort courts, tantôt très-longs ; les uns ne contenant que l’espace d’un jour, les autres embrassant des années ; quelquefois l’histoire paraîtra s’arrêter dans sa marche, et quelquefois avoir des ailes. Qu’on ne s’avise point, pour cela, d’attaquer notre méthode.
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Nous prétendons n’en être responsable à aucun tribunal de critique quelconque. Fondateur d’un nouvel empire littéraire, il nous est libre d’établir dans notre domaine telles lois qu’il nous plaît. C’est à vous, chers lecteurs, en qualité de nos sujets, de les recevoir avec confiance et soumission. Or, pour vous rendre l’obéissance facile et douce, nous vous prévenons que ces lois n’auront d’autre but que votre plaisir et votre avantage. Exempt du fol orgueil des tyrans de droit divin, nous ne pensons pas que vous soyez nos esclaves ; le ciel ne nous a placé au-dessus de vous que pour votre bien, si nous sommes destiné à votre usage, vous ne l’êtes pas au nôtre. En faisant ainsi de votre intérêt la grande règle de nos travaux, nous espérons que vous concourrez unanimement au maintien de notre dignité, et que vos hommages répondront à notre mérite et à nos souhaits.
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CHAPITRE II
 
Homélie contre les Bâtards. Découverte importante de mistress Déborah Wilkins.
 
Huit mois après la célébration du mariage du capitaine Blifil avec la riche et charmante miss Bridget Allworthy, cette jeune dame, par suite d’une frayeur, accoucha d’un beau garçon. L’enfant semblait parfaitement conformé ; mais la sage-femme découvrit qu’il était venu au monde un mois avant terme.
 
La naissance d’un rejeton d’une sœur chérie, combla de joie M. Allworthy, sans diminuer toutefois son affection pour l’enfant trouvé, dont il était le parrain, à qui il avait donné son propre nom de Thomas, et qu’il visitait, au moins une fois par jour, dans la chambre de sa nourrice.
 
Il proposa à sa sœur de faire élever ensemble le nouveau-né et le petit Tom. Mistress Blifil y consentit, quoiqu’avec un peu de répugnance. Elle évitait, comme on l’a dit, de contrarier
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son frère, et montrait, pour cette raison, à l’enfant trouvé, plus de bienveillance que les femmes d’une vertu rigide n’en témoignent d’ordinaire à ces créatures infortunées, qu’on peut véritablement appeler, malgré leur innocence, des monuments vivants du libertinage.
 
Le capitaine avait plus de peine à souffrir dans M. Allworthy une conduite qu’il jugeait répréhensible. Il lui insinuait souvent, qu’adopter les fruits du vice, c’était l’encourager. Versé dans les saintes écritures, il en citait plusieurs passages, tels que ceux-ci : « Dieu recherche les fautes des pères sur les enfants. » « Les pères ont mangé des raisins surs, et les dents des enfants en ont été agacées. » D’où il concluait que les bâtards devaient porter la peine du crime de leurs parents. Il disait encore, que si la loi ne permettait pas textuellement de les faire périr, elle les considérait, du moins, comme des êtres étrangers à la société ; que l’Église les regardait du même œil, et qu’on ne pouvait rien faire de mieux pour eux, que de les vouer dès le berceau aux plus vils emplois de la société.
 
À ces arguments et à beaucoup d’autres semblables, M. Allworthy répondait, que les enfants, quel que fût le crime de leurs parents, étaient innocents ; que le premier des deux passages cités par le capitaine, exprimait une menace particulière
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faite au peuple juif, à cause de son idolâtrie, et de l’ingratitude dont il s’était rendu coupable envers son père céleste ; que le second, était moins une sentence formelle prononcée contre le péché, qu’une parabole destinée à en montrer les suites inévitables. Il ajoutait que ce serait une absurdité, et presque un blasphème, de représenter Dieu vengeant sur l’innocent les fautes du coupable, et détruisant ainsi les premiers principes du droit naturel, et les notions fondamentales du juste et de l’injuste, que lui-même a gravés dans nos âmes, et qui doivent nous servir de règle pour juger, non-seulement de ce qui ne nous a point été révélé, mais de la vérité même de la révélation. Il n’ignorait pas, disait-il, que bien des gens partageaient, sur ce sujet, le sentiment du capitaine. Quant à lui, il était d’une opinion contraire, et décidé à prendre autant de soin du pauvre orphelin, que d’un enfant légitime qui aurait eu le bonheur d’être trouvé en sa place.
 
Tandis que M. Blifil, à qui l’affection de l’écuyer pour le petit Tom commençait à inspirer de la jalousie, travaillait de tout son pouvoir à l’expulser de la maison de son bienfaiteur, mistress Déborah fit une découverte qui faillit devenir plus fatale à l’enfant trouvé que tous les arguments du capitaine.
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Nous ne saurions dire si l’insatiable curiosité de la gouvernante dirigea, en cette occasion, ses démarches, ou si elle fut guidée par le désir de s’assurer les bonnes grâces de mistress Blifil qui, malgré les marques de bienveillance qu’elle donnait en public au petit Tom, le maltraitait souvent en particulier, et reprochait à son frère sa tendresse pour lui : quoi qu’il en soit, elle se croyait sûre d’avoir découvert le père de l’orphelin.
 
L’importance de cet événement va nous obliger de remonter à son origine, et d’exposer en détail les causes qui l’ont produit. Cette recherche nous forcera de pénétrer dans l’intérieur d’une petite famille inconnue jusqu’à présent à nos lecteurs, et dont le régime domestique était si bizarre, si extraordinaire, que les gens mariés les plus crédules pourront bien le regarder comme une fable.
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CHAPITRE III.
 
Description d’un ménage gouverné d’après des règles diamétralement contraires à celles d’Aristote.
 
On se souvient que Jenny Jones avait demeuré plusieurs années chez un certain maître d’école qui, secondant sa passion de s’instruire, lui avait enseigné le latin ; et que l’écolière, grâce à ses heureuses dispositions, était devenue plus habile que son maître.
 
Le pauvre magister avait embrassé une profession qui semble exiger quelque savoir, et ce n’était pas par là qu’il brillait. Au demeurant le meilleur homme du monde, ami de la joie, fécond en saillies, il passait dans le canton pour un prodige d’esprit. Les gentilshommes des environs se l’arrachaient, et comme il ne savait ce que c’était que de refuser, il perdait à se divertir chez eux, un temps qu’il aurait employé plus utilement dans son école.
 
Un personnage de cette trempe était peu propre à exciter la jalousie des savants professeurs d’Eton et
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de Westminster. Ses écoliers se partageaient en deux classes. Dans la première figurait seul le fils aîné d’un écuyer du voisinage, qui, à l’âge de dix-sept ans, commençait le rudiment. La seconde se composait du fils cadet de ce même écuyer, et de sept enfants de la paroisse auxquels il apprenait à lire et à écrire.
 
Le bénéfice qu’il retirait de cette école, ne lui aurait pas fourni les moyens de faire grande chère, s’il n’avait point eu d’autres ressources. Il remplissait dans le village l’office d’écrivain et celui de barbier, et recevait en outre de M. Allworthy, tous les ans à Noël, une pension de dix livres sterling qui le mettait en état de passer gaîment ce jour de fête.
 
Le pédagogue possédait encore un trésor : c’était une femme qu’il avait épousée pour sa fortune, consistante en vingt livres sterling, amassées dans la cuisine de M. Allworthy. Son extérieur n’offrait rien d’attrayant. Nous ignorons si elle avait servi de modèle à notre ami Hogarth ; mais elle ressemblait trait pour trait à la jeune femme qui verse du thé à sa maîtresse dans le troisième tableau des Progrès du libertinage[6]. Elle était de
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plus prosélyte déclarée de la fameuse secte fondée jadis par Xantippe : ce qui la rendait plus redoutable dans l’école, que son mari même. À dire vrai, ni là, ni ailleurs, le pauvre homme n’était jamais le maître en sa présence.
 
Quoique la physionomie de cette femme annonçât peu de douceur naturelle, il était possible que son humeur fût aigrie par une circonstance, qui empoisonne d’ordinaire la félicité conjugale. On a dit avec raison des enfants, qu’ils sont les gages de l’amour : or, depuis neuf ans d’union, elle ignorait le bonheur d’être mère, sans qu’elle pût accuser de cette disgrâce, ni l’âge, ni la complexion de son mari, qui ne comptait pas encore trente ans, et avait la réputation d’être ce qu’on appelle un bon vivant.
 
De là naissait pour lui un nouveau sujet de trouble et d’affliction. Sa moitié se montrait si jalouse, qu’à peine osait-il parler à une femme du village. La moindre prévenance, la plus simple politesse envers une personne du sexe, attirait aussitôt sur elle et sur lui un violent orage.
 
Pour se préserver des infidélités de son mari, dans sa propre maison, notre moderne Xantippe avait toujours soin de choisir ses servantes parmi
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ces filles dont la figure semble garantir la vertu. Jenny Jones était de ce nombre.
 
Au précieux avantage que nous venons d’indiquer, cette jeune fille joignait une extrême modestie : ce qui, chez les femmes, est réputé une preuve certaine d’esprit. Elle avait passé plus de quatre ans chez M. Partridge (ainsi se nommait le maître d’école), sans causer aucun ombrage à sa maîtresse. Celle-ci, non contente de la traiter avec bonté, permettait à son mari de lui donner les leçons de latin dont nous avons parlé.
 
Mais il en est de la jalousie comme de la goutte. Quand ces maladies sont une fois dans le sang, il n’existe aucun moyen d’en prévenir les accès, et souvent une cause aussi légère qu’imprévue, suffit pour les déterminer.
 
Mistress Partridge en est la preuve. Pendant quatre ans, elle avait laissé son mari cultiver en paix l’esprit de Jenny. Elle souffrait même que cette fille négligeât, pour l’étude, les soins du ménage. Un jour que le hasard l’avait conduite dans la classe, elle y trouva Jenny occupée à lire avec Partridge, qui, en ce moment, était appuyé sur son épaule. À la vue de sa maîtresse, Jenny se leva brusquement, nous ignorons pour quelle raison. Mistress Partridge fut frappée de ce mouvement, et le soupçon pénétra
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pour la première fois dans son cœur.
 
Il y demeura d’abord renfermé, comme un ennemi trop faible qui attend un renfort pour se montrer et commencer l’attaque. Ce renfort ne se fit pas attendre longtemps. Quelques jours après, le mari et la femme étant à dîner ensemble, Partridge dit à sa servante : Da mihi aliquid potum[7]. La pauvre fille sourit, peut-être de ce mauvais latin : mistress Partridge l’ayant regardée, elle rougit, sans doute par honte d’avoir ri de son maître. Là-dessus mistress Partridge entra en fureur, et lui lança son assiette de bois à la tête, en s’écriant : « Impudente coquine ! quoi ! sous mes yeux, vous osez vous jouer de moi avec mon mari ! » Aussitôt elle se leva de table, armée de son couteau, dont elle eût fait un sanglant usage si Jenny, qui se trouvait heureusement plus près de la porte que sa maîtresse, ne se fût dérobée par la fuite à sa rage. Quant au mari, soit que la surprise l’eût rendu immobile, soit que la peur (ce qui est bien aussi probable) l’eut empêché de hasarder la moindre opposition, il demeura sur sa chaise, l’œil fixe, tremblant de tous ses membres, et n’osa ni faire un mouvement, ni proférer une parole jusqu’au moment où
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sa femme, revenant de la poursuite de Jenny, l’obligea de songer à son propre salut, et de se sauver comme sa servante.
 
La bonne mistress Partridge n’était pas plus qu’Othello, d’humeur
 
À consumer ses jours dans de jaloux tourments,
 
À suivre en ses soupçons les divers changements
 
Que présente à nos yeux le disque de la lune[8].
 
chez elle, ainsi que chez le Maure de Venise,
 
L’effet, en un instant, répondait à la cause :
 
Douter et se résoudre était la même chose[9].
 
déterminée à ne pas souffrir que Jenny passât la nuit dans sa maison, elle lui ordonna de faire son paquet, et de partir sur-le-champ.
 
M. Partridge avait trop d’expérience et de jugement, pour se mêler d’une affaire de cette nature. Il eut recours à sa recette ordinaire, la patience. Quoiqu’il ne fût pas grand latiniste, il se rappelait et comprenait à merveille cette maxime d’un ancien :
 
Un fardeau bien porté perd beaucoup de son poids[10] ;
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il la citait sans cesse ; et pour ne point mentir, les occasions ne lui manquaient pas d’en éprouver la justesse.
 
Jenny voulut en vain protester de son innocence, sa voix se perdit au milieu de l’orage. Elle fit donc son paquet, qui tint aisément dans quelques feuilles de papier gris ; puis ayant reçu le peu de gages qu’on lui devait, elle retourna dans sa famille.
 
Le maître d’école et sa femme passèrent le reste de cette journée d’une manière assez désagréable ; mais dans l’intervalle du soir au matin, le mari trouva moyen d’apaiser un peu le courroux de sa moitié, qui daigna enfin recevoir ses excuses. Elle y ajouta foi d’autant plus volontiers, que Partridge, au lieu de chercher à retenir Jenny, parut fort aise de son départ. Il lui reprochait d’employer la plus grande partie de son temps à la lecture, et de prendre peu de soin du ménage ; il se plaignait encore de ce qu’elle était devenue entêtée et impertinente. La vérité est que Jenny avait avec son maître de fréquentes disputes sur des questions de grammaire, qu’elle entendait beaucoup mieux que lui. Partridge n’en voulait pas convenir ; il traitait sa résistance d’opiniâtreté, et commençait à se sentir pour elle une assez forte aversion.
 
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CHAPITRE IV.
 
Combat, ou plutôt duel le plus sanglant dont il soit fait mention dans les annales domestiques.
 
Les raisons exposées dans le chapitre précédent, jointes à certaines pratiques du rit conjugal bien connues de la plupart des maris, et dont le secret, comme celui des francs-maçons, ne doit se confier qu’aux membres de l’honorable confrérie, produisirent dans l’esprit de mistress Partridge une révolution complète. Elle crut avoir condamné son mari sans sujet, et tâcha de réparer, par des témoignages de tendresse, l’injustice de ses soupçons. Toujours extrême dans ses sentiments, elle poussait l’amour aussi loin que la haine. Ces passions se succédaient rapidement chez elle, et il ne se passait presque jamais vingt-quatre heures, que le pédagogue ne fût l’objet de l’une et de l’autre. Cependant, quand la colère avait éclaté avec plus de violence que de coutume, le calme était, pour l’ordinaire, de plus longue durée. C’est ce qui arriva dans le cas présent. Après un effrayant accès
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de jalousie, mistress Partridge se maintint dans un état de douceur et de complaisance tout nouveau pour son mari ; et sans quelques petits exercices journaliers, dont les imitatrices de Xantippe ne peuvent se dispenser, il aurait joui pendant plusieurs mois d’une entière tranquillité.
 
Le calme parfait, en mer, est suspect aux matelots expérimentés, comme l’avant-coureur de la tempête ; et bien des gens exempts de superstition, sont disposés à voir dans une longue et profonde paix un pronostic de guerre. C’est pour cela que les anciens avaient coutume, en pareille circonstance, de sacrifier à Némésis, divinité qui, dans leurs idées religieuses, regardait d’un œil jaloux la félicité des humains, et se faisait un jeu cruel de la troubler.
 
Comme nous sommes fort éloigné de croire à cette déesse du paganisme, et d’encourager une vaine superstition, nous souhaiterions que M. Jean Fr… ou quelque philosophe non moins profond, prît la peine de nous expliquer la véritable cause de ces passages subits de la bonne à la mauvaise fortune, qu’on a si souvent observés, et dont nous allons donner un nouvel exemple. Notre tâche se borne à raconter les faits : celle de les interpréter appartient à de plus habiles que nous.
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On a toujours aimé à savoir ce qui se passe hors de chez soi, et à s’en entretenir : aussi dans tous les siècles et chez tous les peuples, les gens oisifs se sont-ils réunis en certains endroits, pour satisfaire une mutuelle curiosité. Parmi ces lieux de rassemblement, il n’en est point de plus renommés que les boutiques de barbiers. En Grèce, les nouvelles de barbiers étaient une expression proverbiale ; et Horace, dans une de ses épîtres, fait, sous le même rapport, une mention honorable des barbiers romains.
 
Ceux d’Angleterre ont la réputation de ne le céder en rien à leurs prédécesseurs d’Athènes et de Rome. Les nouvelles étrangères se discutent dans leurs boutiques, presque aussi pertinemment que dans les cafés, et l’on y commente les événements domestiques avec plus d’étendue et de liberté ; mais ces deux espèces de clubs ne sont à l’usage que des hommes ; or, les Anglaises, surtout celles de la classe inférieure, étant plus habituées à se réunir entre elles que les femmes d’aucune contrée de l’Europe, et pour le moins aussi curieuses que l’autre moitié du genre humain, il y aurait un grand vice dans notre ordre social, si elles n’avaient pas également le moyen de satisfaire leur penchant naturel pour le caquetage.
 
Grâce à l’agrément que leur procure un point
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fixe de réunion, elles doivent s’estimer les plus heureuses femmes de l’univers. Nous ne nous souvenons pas, en effet, d’avoir lu dans l’histoire, ni vu dans nos voyages, que les personnes du sexe jouissent nulle part ailleurs d’un pareil avantage.
 
Le rendez-vous accoutumé n’est autre que la boutique de l’épicier, vrai bureau de nouvelles, ou, comme on dit vulgairement, de commérage, dans toutes les paroisses d’Angleterre.
 
Un jour que mistress Partridge se trouvait à l’assemblée, une de ses voisines lui demanda si elle avait ouï parler depuis peu de Jenny Jones ; elle répondit que non ; sur quoi l’autre sourit et répliqua, qu’en renvoyant cette fille, elle avait rendu un service essentiel à la paroisse.
 
Mistress Partridge, guérie depuis longtemps de sa jalousie, et qui n’avait point eu d’autre sujet de plaintes contre sa servante, répondit qu’elle ignorait quel si grand service elle avait pu rendre à la paroisse, en renvoyant Jenny ; car elle pensait qu’on aurait de la peine à y trouver sa pareille.
 
« Oui vraiment, dit la commère, quoiqu’il ne manque pas chez nous de filles dévergondées. À ce que je vois, vous ignorez qu’elle est accouchée de deux bâtards ; mais, attendu qu’ils ne sont pas nés sur la paroisse, mon mari et l’autre inspecteur de l’hospice
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assurent qu’ils ne seront pas à notre charge.
 
– Deux bâtards ! s’écria mistress Partridge, vous m’étonnez. Je ne sais s’ils doivent être ou non à notre charge ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ont été faits ici, car il n’y a pas un mois que la coquine en est partie. »
 
Rien de si prompt que l’opération de la pensée, quand la jalousie avec ses deux compagnes ordinaires, l’espérance ou la crainte, en est le mobile. Mistress Partridge se rappelle aussitôt que Jenny, pendant qu’elle demeurait chez elle, ne sortait presque point du logis. L’attitude du pédagogue, qu’elle avait surpris appuyé sur l’épaule de cette fille, la manière brusque dont celle-ci s’était levée à son approche, le latin, le sourire, mille circonstances effacées de sa mémoire, s’y retracent à la fois. La satisfaction que son mari avait témoignée du départ de Jenny, lui paraît presque au même instant feinte et sincère, et dans ce dernier cas, sert encore à confirmer sa jalousie. Elle l’attribue à la satiété, et à cent autres causes odieuses. En un mot, elle demeure convaincue du crime de son mari, et s’élance hors de l’assemblée, tout en désordre.
 
Qu’on se représente une jeune chatte, digne rejeton de la branche aînée de sa race, égale en cruauté, quoique inférieure en force au tigre
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royal lui-même. Vient-elle à laisser échapper de ses griffes une souris, qu’elle s’est plu longtemps à torturer, elle se fâche, s’irrite, gronde, et jure. Si l’on déplace le meuble derrière lequel s’est réfugiée la souris, elle fond comme l’éclair sur sa proie, et avec un redoublement de rage, elle mord, égratigne, déchire, et met en pièces le faible animal.
 
Telle et non moins furieuse, mistress Partridge se précipite sur le pédagogue, l’accable d’injures, l’attaque à coups de poing, à coups de dents. En un instant, sa perruque est arrachée, sa chemise vole en lambeaux, et de son visage déchiré coulent cinq ruisseaux de sang, indices visibles du nombre de griffes dont la nature a pourvu sa redoutable ennemie.
 
M. Partridge se borna d’abord à la défensive. Il tâcha de garantir sa figure avec ses mains ; mais voyant que la fureur de sa femme allait toujours croissant, il crut qu’il pouvait chercher à la désarmer, ou du moins à enchaîner ses bras. Dans cette lutte, mistress Partridge perdit son bonnet ; ses cheveux, trop courts pour atteindre ses épaules, se dressèrent sur sa tête ; son corset, qu’attachait un simple nœud, s’ouvrit, et sa gorge volumineuse, privée d’appui, prit une direction contraire à celle de ses cheveux. Son visage était teint du sang de son mari, elle grinçait des dents, le feu jaillissait de ses prunelles, comme les étincelles de la fournaise d’un
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forgeron : en sorte que cette moderne amazone aurait glacé d’effroi un homme beaucoup plus hardi que Partridge.
 
Le pédagogue, en s’emparant de ses bras, eut enfin le bonheur de rendre inutiles les armes qu’elle avait au bout des doigts. Mistress Partridge ne se vit pas plus tôt réduite à l’impuissance d’agir, que la douceur naturelle à son sexe l’emporta sur la colère ; elle fondit en larmes et s’évanouit.
 
Le peu de raison que M. Partridge avait conservée durant cette scène terrible, dont il ignorait encore la cause, l’abandonna entièrement à ce spectacle. Il descendit comme un fou dans la rue, criant à tue-tête que sa femme se mourait, et appelant ses voisins au secours. Quelques commères accoururent, et réussirent, par les moyens d’usage, à ranimer mistress Partridge, au grand contentement du pacifique époux.
 
Dès qu’elle eut repris ses sens et restauré ses forces, à l’aide d’un cordial, elle instruisit la compagnie des nombreux outrages de son mari, qui, non content, dit-elle, de souiller le lit conjugal, n’avait répondu à ses justes reproches que par les plus cruels traitements, lui avait arraché les cheveux, déchiré son corset, et donné des coups dont elle garderait la marque jusqu’au tombeau.
 
Le malheureux, qui portait sur sa figure des
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preuves sensibles et multipliées de la fureur de sa femme, resta muet d’étonnement à cette étrange accusation. Dans le fait, il ne l’avait pas frappée une seule fois. La troupe des commères interpréta son silence comme un aveu de son crime, et le chargeant à l’envi d’injures et d’imprécations, déclara qu’il n’y avait qu’un lâche qui fût capable de battre une femme.
 
Le pédagogue supporta patiemment l’orage ; mais quand mistress Partridge osa imputer à sa brutalité le sang dont elle était couverte, il ne put s’empêcher de le réclamer, car c’était bien réellement le sien. « N’est-ce pas, disait-il, le comble de l’injustice, d’invoquer contre moi mon propre sang, comme on invoque celui d’une personne assassinée contre le meurtrier ? »
 
Les commères lui répondirent, qu’il était fâcheux que ce sang ne provînt pas de son cœur, plutôt que de son visage, et jurèrent toutes d’arracher les yeux à leurs maris, s’ils s’avisaient de lever la main sur elles.
 
Après avoir adressé au pédagogue une multitude de reproches sur le passé, et de conseils pour l’avenir, elles se retirèrent, laissant le mari et la femme engagés dans un entretien, où Partridge apprit bientôt la cause de toutes ses souffrances.
 
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CHAPITRE V.
 
Matières propres à exercer le jugement du lecteur.
 
On a observé très-justement, à notre avis, qu’il est peu de secrets confiés même à une seule personne, qui soient gardés fidèlement. C’eût donc été une espèce de miracle, que l’aventure en question fût connue de toute une paroisse, et que le bruit ne s’en répandit pas plus loin.
 
Peu de jours après, le maître d’école du petit Badington devint la fable du pays. On disait qu’il avait battu sa femme, de la manière la plus barbare. On publiait même en certains lieux, qu’il l’avait assassinée, ici qu’il lui avait cassé les bras, là, les jambes ; en un mot, on affirmait que de tous les outrages que peut essuyer une créature humaine, il n’en était pas un que mistress Partridge n’eût reçu de son mari.
 
On variait également sur le sujet de la querelle. Plusieurs prétendaient que mistress Partridge avait
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surpris le pédagogue couché avec sa servante ; d’autres, faisant une version contraire, accusaient la femme d’infidélité et le mari de jalousie.
 
Déborah était depuis longtemps instruite de la brouillerie des deux époux ; mais comme elle en ignorait le véritable motif, elle avait jugé convenable de se taire. Peut-être aussi son silence provenait-il de deux autres causes. On donnait généralement tort au mari, et elle avait eu à se plaindre de la femme, lorsque celle-ci était fille de cuisine chez M. Allworthy : or, l’altière gouvernante n’était pas d’humeur à pardonner aisément une offense.
 
Cependant mistress Wilkins, douée d’une vue perçante, et capable de lire de loin dans l’avenir, avait jugé qu’il était très-vraisemblable que le capitaine serait un jour son maître. D’un autre côté, le peu de bienveillance de M. Blifil pour l’enfant trouvé ne lui échappait point. Elle s’imagina qu’elle le servirait selon ses désirs, si elle parvenait à faire quelque découverte propre à diminuer l’affection que M. Allworthy témoignait à cet enfant. Le capitaine en éprouvait un extrême mécontentement qu’il ne pouvait cacher, même en présence de M. Allworthy. C’était en vain que sa femme, plus habile à jouer son rôle en public, lui recommandait souvent de fermer les
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yeux, à son exemple, sur une folie qu’elle voyait, disait-elle, aussi bien que lui, et qu’elle blâmait autant que personne.
 
Déborah ayant appris, par hasard, longtemps après, la vérité de l’histoire, s’en fit conter toutes les particularités, puis se hâta d’apprendre au capitaine qu’elle était enfin parvenue à découvrir le père du petit bâtard, pour l’amour duquel il lui fâchait, disait-elle, de voir que M. Allworthy se perdait de réputation dans le pays.
 
Le capitaine blâma sa réflexion, comme une censure indiscrète de la conduite de son maître. Quand l’honneur lui aurait permis de s’entendre avec Déborah, la prudence le lui eût défendu. Rien n’est en effet plus impolitique, que de se liguer avec des valets contre leurs maîtres ; on se met ainsi dans leur dépendance, et l’on a sans cesse à craindre leur trahison. Ce fut peut-être cette considération qui empêcha le capitaine Blifil de s’ouvrir à mistress Wilkins, et d’encourager la légèreté de ses propos.
 
Au reste, s’il ne montra pas de joie devant elle, il en éprouva intérieurement une très-vive, et se promit de tirer bon parti de cette confidence.
 
Il en garda longtemps le secret, dans l’espoir que M. Allworthy apprendrait le fait par quelque autre ; mais mistress Wilkins, soit qu’elle eût été blessée
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des reproches du capitaine, soit qu’elle fût dupe de sa finesse, et craignît de lui avoir déplu, n’ouvrit plus la bouche sur ce sujet.
 
Il doit paraître un peu étrange, en y réfléchissant, que Déborah n’eut point fait part de sa découverte à mistress Blifil. Cette réserve s’accorde mal avec l’habitude qu’ont les femmes, de se communiquer toutes les nouvelles scandaleuses qui parviennent à leurs oreilles. On ne saurait guère l’expliquer, que par la mésintelligence survenue entre elle et sa maîtresse, mésintelligence qui pouvait provenir du mécontentement que causaient à mistress Blifil les attentions trop marquées de Déborah pour l’enfant trouvé ; car tandis que la gouvernante travaillait à le perdre, dans le dessein de gagner les bonnes grâces du capitaine, elle l’accablait de caresses devant M. Allworthy, dont la tendresse pour cet enfant croissait de jour en jour. Mistress Blifil s’offensa peut-être d’une pareille conduite, malgré le soin que prenait Déborah, de lui exprimer dans d’autres moments, des sentiments tout opposés : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle la haïssait ; et si elle n’eut point la volonté ou le pouvoir de la faire congédier, elle lui rendit la vie si dure, que Déborah, outrée de dépit, affecta, pour la contrarier, de donner ouvertement mille marques d’affection au petit Tom.
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Le capitaine voyant donc que l’histoire courait risque de se perdre, chercha l’occasion de la raconter lui-même.
 
Un jour qu’il s’était engagé avec M. Allworthy dans une discussion sur la charité, il s’efforçait de lui prouver que l’Écriture n’emploie nulle part ce mot, comme synonyme de bienfaisance et de générosité.
 
« La religion chrétienne, disait-il, a été instituée dans un plus noble but, que celui de confirmer une doctrine qu’un grand nombre de philosophes païens avaient enseignée longtemps auparavant. Quoique la bienfaisance puisse, à la rigueur, s’appeler une vertu morale, il s’en faut de beaucoup qu’elle ressemble à cette sublime disposition chrétienne, à cette haute élévation de pensée qui tient par sa pureté de la perfection angélique, et qu’on ne saurait acquérir, exprimer, ni sentir qu’avec le secours de la grâce. On a plus approché du sens de l’Écriture, lorsqu’on a entendu par charité, la candeur, ou l’habitude de bien penser de ses frères, et de juger favorablement de leurs actions, vertu d’une nature plus éminente et plus étendue que celle de l’aumône. L’aumône, dût-elle aller jusqu’à l’entier sacrifice d’une fortune considérable, demeurerait toujours renfermée dans des bornes étroites, tandis que la charité
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bien interprétée, embrasse tout le genre humain.
 
« Pour peu qu’on songe à la pauvreté des premiers apôtres, on ne saurait s’imaginer, sans absurdité, que leur divin maître leur ait fait un devoir de l’aumône ; et s’il est impossible de croire qu’il l’ait prescrite à des hommes incapables de l’exercer, encore moins pouvons-nous penser qu’elle soit comprise comme synonyme de charité, par ceux qui ont les moyens de la pratiquer, et qui n’en usent pas.
 
« Au reste, bien qu’elle me semble fort peu méritoire de sa nature, j’avoue que les bons cœurs y trouveraient un grand plaisir, sans les fâcheuses méprises où elle expose trop souvent. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’on répand ses bienfaits sur des sujets qui en sont indignes ? Vous conviendrez que vous êtes tombé, vous-même, dans cette erreur, en comblant de biens ce vaurien de Partridge. Deux ou trois exemples pareils seraient bien capables de diminuer la satisfaction intérieure qu’un homme compatissant trouverait autrement dans la générosité. Ils pourraient même enchaîner son penchant à la bienfaisance, par la crainte d’encourir le reproche de soutenir et de favoriser le vice : imprudence que le motif le plus pur ne saurait excuser, s’il n’est accompagné d’une attention scrupuleuse
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dans le choix de ceux qu’on oblige : et je ne doute pas que cette considération n’ait fort contribué à restreindre la libéralité de plus d’un homme recommandable par sa vertu et par sa piété.
 
M. Allworthy répondit au capitaine que, ne sachant pas le grec, il ne pouvait apprécier la véritable signification du mot traduit par celui de charité ; mais qu’il avait toujours pensé que la charité consistait en action, et que l’aumône en faisait une partie essentielle.
 
« À l’égard du mérite, dit-il, je suis tout-à-fait de votre avis. Il y en a fort peu à s’acquitter d’une obligation qui, de quelque façon qu’on interprète le mot charité, paraît évidemment imposée par mille passages du Nouveau-Testament. Cette obligation sacrée que prescrit la loi naturelle, aussi bien que la loi divine, est si douce à remplir, que s’il en existe une dont l’accomplissement porte avec soi sa récompense, c’est bien assurément celle-là.
 
« Il faut pourtant convenir qu’il y a quelquefois dans la bienfaisance, je devrais dire dans la charité, une sorte de mérite incontestable : par exemple, quand, par un principe de bienveillance et d’affection chrétienne, on donne ce dont on a soi-même besoin, quand on se résout à prendre sur son nécessaire pour adoucir, en la partageant, l’indigence
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d’autrui. Mais ne secourir ses frères que de son superflu, être charitable, disons le mot, moins aux dépens de sa personne que de sa bourse ; sauver une famille de la misère, plutôt que de décorer son appartement d’un tableau rare, ou de satisfaire toute autre vanité aussi frivole : c’est se montrer uniquement homme ; je vais plus loin, c’est presque agir en épicurien. Est-il en effet une jouissance plus désirable pour un vrai épicurien, que celle de manger en même temps (s’il est permis de s’exprimer ainsi) par plusieurs bouches : ce qu’on peut dire de celui à qui beaucoup d’indigents doivent le pain dont ils se nourrissent ?
 
« Quant à la crainte, fondée sur une triste expérience, d’obliger des gens qui peuvent devenir par la suite indignes de nos bontés, elle ne doit point détourner de la bienfaisance l’homme sensible. Des traits plus ou moins multipliés d’ingratitude, ne sauraient justifier une cruelle indifférence au malheur de nos semblables, et jamais ils n’endurciront une âme vraiment généreuse. Pour fermer à la charité le cœur d’un homme compatissant, il ne lui faudrait rien moins que la conviction d’une perversité universelle, et cette conviction le conduirait nécessairement à l’athéisme ou au désespoir. Mais un petit nombre d’individus vicieux n’autorise
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point à conclure que l’espèce entière soit corrompue. C’est une conséquence que n’adoptera jamais l’homme qui, en sondant sa conscience, y trouve la preuve certaine du contraire. »
 
Après avoir ainsi répondu au capitaine, M. Allworthy lui demanda qui était ce Partridge, qu’il avait traité de vaurien.
 
« C’est, dit M. Blifil, Partridge le barbier, le maître d’école, (n’est-ce pas ainsi qu’on le nomme ?) Partridge enfin, le père de l’enfant que vous avez trouvé dans votre lit. »
 
À ces mots, M. Allworthy témoigna beaucoup de surprise. Le capitaine n’en montra pas moins de ce que l’écuyer ignorait la chose. Il la savait, dit-il, depuis plusieurs mois, et parut se rappeler avec un effort de mémoire, que c’était mistress Wilkins qui la lui avait apprise.
 
Là-dessus on fit venir la gouvernante, qui confirma ce que venait de dire le capitaine. L’écuyer la chargea d’aller sur-le-champ au petit Badington, s’informer de la vérité du fait. Ce fut le capitaine lui-même qui conseilla cette démarche. Ennemi de toute précipitation en matière criminelle, il déclara qu’il ne voudrait pas que son beau-frère prît une résolution préjudiciable à l’enfant, ou au père de l’enfant, avant d’être bien convaincu du crime de ce dernier. Le capitaine en avait déjà acquis en secret la certitude
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par un voisin de Partridge ; mais il était trop généreux pour se servir de ce témoignage auprès de M. Allworthy.
 
 
CHAPITRE VI.
 
Procès du maître d’école Partridge pour cause d’incontinence. Déposition de sa femme. Courte réflexion sur la sagesse de notre jurisprudence, et autres matières sérieuses que le lecteur goûtera d’autant plus qu’il les comprendra mieux.
 
On peut s’étonner qu’une aventure si connue, et dont on avait tant parlé, ne fût point parvenue aux oreilles de M. Allworthy. Il était peut-être le seul dans le canton qui l’ignorât.
 
Pour expliquer jusqu’à un certain point cette singularité, nous croyons devoir apprendre au lecteur, qu’il n’y avait pas en Angleterre un homme moins intéressé que l’écuyer Allworthy à combattre l’interprétation donnée au mot charité, dans le chapitre précédent. Il possédait la vertu de charité dans les deux acceptions. Nul
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n’était plus sensible au malheur des autres, ni plus prompt à le soulager ; nul aussi ne se montrait plus soigneux de ménager leur réputation, ni plus lent à prendre d’eux une opinion défavorable.
 
La médisance ne trouvait point d’accès à sa table. S’il est facile (suivant un ancien proverbe) de juger un homme par la société qu’il fréquente, nous osons dire de même, que par le genre de conversation qui règne à la table d’un grand seigneur, on peut connaître ses principes religieux et politiques, son caractère, et ses mœurs ; car, à l’exception d’un petit nombre d’hommes singuliers, qui ne craignent point de manifester en tous lieux leurs sentiments, le reste est assez souple pour conformer son langage aux goûts et à l’inclination de ses supérieurs.
 
Mais revenons à mistress Wilkins. Elle s’acquitta en peu de temps de sa mission, quoiqu’il y eût quinze milles de distance du château de l’écuyer au petit Badington. À son retour, elle apporta des preuves si positives du fait imputé au maître d’école, que M. Allworthy résolut de mander le coupable, et de l’interroger viva voce. Partridge fut donc sommé de venir exposer devant lui ses moyens de défense, s’il en avait à faire valoir.
 
À l’heure fixée, il se présenta dans la salle du Paradis,
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avec Anne sa femme, et mistress Wilkins son accusatrice.
 
Quand M. Allworthy fut assis sur son tribunal, on appela Partridge. La déposition que fit contre lui mistress Wilkins, excita son indignation. Il la repoussa comme une odieuse calomnie, et protesta hautement de son innocence. L’écuyer interrogea ensuite mistress Partridge. Elle commença par s’excuser, en termes modestes, de la nécessité où elle était réduite de déposer contre son mari ; puis elle raconta toutes les circonstances déjà connues du lecteur, et y ajouta, en finissant, l’aveu que le coupable lui-même avait fait de sa faute.
 
Nous n’oserions affirmer que mistress Partridge la lui eût réellement pardonnée. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle figurait malgré elle dans cette cause, et nous avons de fortes raisons de croire qu’elle n’aurait jamais consenti à y jouer un rôle, si mistress Wilkins n’était parvenue, à force d’adresse, à tirer d’elle une entière confidence de ses griefs, et ne lui avait promis, au nom de M. Allworthy, que la punition de son mari, ne s’étendrait en aucune façon sur elle.
 
Partridge persista à soutenir son innocence. Il convenait de l’aveu qu’on lui objectait ; mais il ne l’avait fait, disait-il, que pour se délivrer des importunités de sa femme, qui, se croyant sûre de
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son crime, jurait de ne lui point laisser de repos qu’il ne l’eût avoué, et s’engageait dans ce cas à ne jamais lui en reparler. C’était là le motif qui l’avait porté à se reconnaître coupable, malgré son innocence, et il se serait aussi bien accusé d’un meurtre, s’il avait plu à sa femme de l’y contraindre.
 
Mistress Partridge ne put entendre de sang-froid cette imputation. Dans la conjoncture présente, les larmes étaient son unique ressource. Elle y eut recours, et en répandit une grande abondance ; puis s’adressant à M. Allworthy : « Monsieur, s’écria-t-elle, daignez, je vous prie, m’écouter. Il n’y eut jamais une pauvre femme plus outragée que moi. Ce n’est pas le seul manque de foi que j’aie à reprocher à ce méchant homme : non, monsieur, il m’a donné cent autres preuves d’infidélité. J’aurais pu lui passer son ivrognerie et sa paresse, s’il n’avait pas violé l’un des principaux commandements de Dieu. Encore s’il avait commis le crime hors de chez moi, j’en aurais été moins offensée ; mais le commettre avec ma propre servante, dans ma propre maison, sous mon propre toit ! souiller mon chaste lit avec d’infâmes créatures !… Oui, vilain, vous l’avez souillé, et vous osez m’accuser de vous avoir arraché par force l’aveu de la vérité ! Peut-on croire, monsieur, je vous le demande, que
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je lui aie fait cette violence ? Je ne porte, hélas ! sur mon corps que trop de marques de sa brutalité. Si vous étiez un homme, misérable, vous auriez eu honte de maltraiter ainsi une femme ; mais vous n’êtes pas un homme, vous le savez bien… Vous n’avez jamais été non plus un mari pour moi… Vraiment, il vous sied bien de courir après des coquines, quand vous ne pouvez pas… Tenez, monsieur, puisqu’il me pousse à bout, je suis prête à jurer sur ma tête que je les ai surpris couchés ensemble. C’est ce que vous aviez sans doute oublié, traître, quand vous avez poussé la fureur jusqu’à me battre, quand vous m’avez mis le visage tout en sang, uniquement parce que je vous reprochais avec douceur votre adultère ; mais j’ai pour moi le témoignage de tous mes voisins. Ah ! vous m’avez brisé le cœur ; oui, oui, cruel, oui, vous m’avez brisé le cœur. »
 
M. Allworthy interrompit mistress Partridge, en cet endroit de son pathétique discours. Il la pria de se calmer, et promit de lui rendre bonne et prompte justice ; puis se tournant vers le pédagogue, que la surprise et la peur avaient comme métamorphosé en statue, il lui dit qu’il était fâché de voir qu’il existât dans le monde un homme aussi pervers que lui. Il l’assura que ses mensonges et ses contradictions manifestes, aggravaient beaucoup sa faute ; qu’un aveu et un repentir sincère pouvaient
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seuls lui en obtenir le pardon. Il l’exhorta donc à ne point persister dans ses dénégations, et à confesser un fait si évidemment prouvé par le témoignage de sa propre femme.
 
Arrêtons-nous ici un moment, pour rendre hommage à la sagesse de notre jurisprudence, qui refuse d’admettre le témoignage d’une femme pour ou contre son mari. Sans cette prudente disposition, dit un savant auteur qu’on n’a jamais cité jusqu’à présent, à notre connaissance, ailleurs que dans des livres de droit, que de dissensions dans les ménages ! que de parjures ! que d’époux condamnés à l’amende, au fouet, à la prison, au bannissement, à la potence !
 
Partridge gardait le silence. Interpellé de répondre, il déclara qu’il avait dit la vérité, et prit à témoin de son innocence le ciel et Jenny Jones elle-même, à laquelle il demanda d’être confronté sur-le-champ, ignorant ou feignant d’ignorer qu’elle avait quitté le canton.
 
M. Allworthy, que l’amour de la justice et un rare sang-froid disposaient toujours à écouter avec patience autant de témoins qu’un accusé voulait en faire entendre, consentit à différer son jugement jusqu’à l’arrivée de Jenny, qu’il envoya aussitôt chercher par un exprès. Il exhorta, en attendant, Partridge et sa femme à vivre en paix, adressant principalement cette recommandation à
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celui des deux qui en avait le moins besoin : après quoi il leur enjoignit de se représenter sous trois jours ; car il en fallait un entier pour se rendre à la nouvelle demeure de Jenny.
 
Au jour marqué, les parties étant en présence, l’exprès rapporta, qu’il n’avait pas trouvé Jenny dans son nouveau domicile, attendu qu’elle en était partie depuis peu de jours, pour suivre un officier recruteur.
 
M. Allworthy observa que le témoignage d’une créature, en apparence si méprisable, méritait peu de foi. Il ne doutait pas d’ailleurs, ajouta-t-il, que si elle était présente et qu’elle voulût dire la vérité, elle ne confirmât ce qui était suffisamment prouvé par le concours de tant de circonstances, par l’aveu de Partridge, et par la déposition de sa femme. Il pressa de nouveau le pédagogue de confesser son crime ; mais voyant qu’il persévérait dans ses dénégations, il le déclara coupable, et désormais indigne de sa protection et de ses bienfaits. En conséquence, il supprima la pension qu’il lui faisait, et le congédia, en lui recommandant le travail pour sa subsistance et celle de sa famille dans ce monde, et le repentir pour son bonheur dans l’autre.
 
Le pauvre Partridge devint ainsi un des hommes les plus malheureux qu’il y eût sur la terre. Il avait perdu la meilleure partie de son revenu
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par la faute de sa femme, et celle-ci lui reprochait chaque jour d’être la cause de sa ruine. Quelle que fût la rigueur de son sort, il fallut qu’il s’y résignât.
 
Quoique nous l’ayons appelé le pauvre Partridge, nous prions le lecteur d’attribuer cette épithète à notre naturel compatissant, et de n’en rien préjuger en faveur de son innocence. On saura peut-être un jour la vérité ; mais si la muse de l’histoire daigne nous confier son secret, nous nous garderons de le révéler avant qu’elle nous en ait donné la permission.
 
Suspends donc, ami lecteur, ta curiosité. Que le fait en question fût vrai ou faux, il est certain que M. Allworthy avait des preuves plus que suffisantes peur condamner Partridge. Une cour d’assises en eût même exigé moins, dans une cause semblable. Cependant, en dépit de l’assertion si formelle de mistress Partridge, assertion qu’elle n’eût pas craint de confirmer par serment, le maître d’école pourrait encore être innocent. Si l’on compare l’époque des couches de Jenny avec celle de son départ du petit Badington, il paraît évident qu’elle y était devenue grosse, mais il ne s’ensuit pas nécessairement que Partridge fût le père de son enfant. Sans s’arrêter à d’autres particularités, il y avait dans la maison qu’habitait le pédagogue un jeune homme de dix-huit ans, dont l’intimité avec Jenny aurait pu exciter des soupçons raisonnables ;
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mais tel est l’aveuglement de la jalousie, que cette circonstance ne s’offrit pas une seule fois à l’esprit de mistress Partridge.
 
Malgré les exhortations pressantes de M. Allworthy, nous ne voudrions pas jurer que le repentir eût pénétré dans le cœur de Partridge. Quant à sa femme, elle en conçut un très-vif de sa déposition contre lui, surtout lorsqu’elle vit que Déborah refusait, au mépris de sa promesse, de s’intéresser pour elle auprès de M. Allworthy. Elle recourut avec plus de succès à mistress Blifil. Cette dame, comme on a dû s’en apercevoir, était d’un bien meilleur naturel. Elle sollicita son frère de rendre au maître d’école sa petite pension. La pitié n’était pourtant pas le seul motif qui la faisait agir. Elle en avait un autre plus puissant, que nous exposerons tout à l’heure.
 
Mais toutes ses instances furent inutiles. Si M. Allworthy ne partageait pas l’opinion de quelques écrivains modernes, que la pitié bien entendue consiste à se montrer inflexible pour les coupables, il était loin aussi de penser que cette vertu pût se concilier avec une molle et aveugle indulgence. Toujours disposé à prendre en considération le plus léger doute, la moindre circonstance atténuante, jamais il ne se laissait fléchir par les prières d’un accusé, ni par l’intercession de ses parents et de ses amis. En un mot, la faiblesse et la prévention n’avaient aucune influence sur son esprit.
 
Partridge et sa femme se virent donc obligés de se soumettre à leur destinée, qui était véritablement des plus tristes. Le pédagogue l’aggrava encore par sa faute. Au lieu de redoubler d’efforts et d’industrie pour suppléer à la diminution de son revenu, il tomba dans le découragement, et s’abandonna de plus en plus à la paresse. Il perdit ainsi son école, sa seule et dernière ressource ; en sorte que, sans les secours d’une personne charitable qui pourvoyait sous main à ses besoins les plus pressants, il serait mort de faim, aussi bien que sa femme.
 
Comme ces secours lui venaient par une voie mystérieuse, il crut, et sûrement le lecteur croira de même, que son bienfaiteur inconnu n’était autre que M. Allworthy. Sans vouloir encourager ouvertement le vice, l’écuyer ne se faisait pas scrupule de soulager en secret la détresse des coupables, lorsqu’il la trouvait trop cruelle et hors de proportion avec leur faute. C’était bien le cas du pédagogue. La fortune elle-même l’envisagea sous ce point de vue ; elle eut à la fin pitié du misérable couple, et adoucit sensiblement le malheur du mari, en mettant un terme à celui de sa femme, qui mourut bientôt après de la petite vérole.
 
Tout le monde avait d’abord applaudi au jugement rendu par l’écuyer ; mais Partridge n’en eut pas plus tôt ressenti les effets rigoureux, que ses voisins commencèrent à s’attendrir et à plaindre son infortune. Ils taxèrent de cruauté ce qu’ils avaient appelé justice ; ils se récrièrent contre la froide et dure insensibilité du juge, et firent un pompeux éloge de l’indulgence et de la pitié.
 
Les cris redoublèrent encore à la mort de mistress Partridge.
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On ne rougit pas de l’imputer à la barbarie de M. Allworthy, quoiqu’elle eût été causée, non par la misère, mais par la maladie dont on vient de parler.
 
Partridge ayant perdu sa femme, son école, sa pension, et ne recevant plus rien de son bienfaiteur caché, résolut de quitter un pays où il courait risque de mourir de faim au milieu de la commisération publique.
 
 
CHAPITRE VII.
 
Aperçu du bonheur que la haine peut procurer à de sages époux. Éloge de l’indulgence en amitié.
 
Le capitaine, qui avait causé la ruine de Partridge, n’en recueillit pas le fruit qu’il espérait. M. Allworthy, loin de consentir à éloigner l’enfant trouvé, semblait s’attacher à lui de plus en plus, comme s’il eût voulu compenser sa sévérité envers le père, par un redoublement d’affection pour le fils.
 
Cette conduite chagrinait fort le capitaine ; les libéralités journalières de M. Allworthy ne lui déplaisaient pas moins ; il les regardait comme autant d’atteintes portées à sa propre fortune.
 
Sur ce point, et, à dire vrai, sur tout autre, il différait de sentiment avec sa femme. Des gens sages ont prétendu que l’esprit fait des passions plus durables que la beauté. On vit ici la preuve du contraire. L’esprit dont se piquaient les deux époux devint entre eux une véritable pomme de
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discorde, et la source d’une multitude de querelles qui finirent par inspirer à la femme un souverain mépris pour son mari, et au mari une profonde aversion pour sa femme.
 
Adonnés l’un et l’autre à l’étude de la théologie, ils en avaient fait, dès les premiers moments de leur connaissance, le principal sujet de leurs entretiens. Le capitaine, en homme qui savait vivre, ne manquait pas, avant son mariage, de déférer en toutes choses à l’opinion de miss Bridget ; et il ne lui rendait pas cet hommage avec la grossière maladresse d’un sot opiniâtre qui, même en cédant, conserve encore un air de triomphe. M. Blifil, quoiqu’un des plus vains personnages qu’il y eût au monde, s’avouait vaincu de si bonne grâce, que sa belle antagoniste, persuadée de sa sincérité, sortait toujours du combat enchantée d’elle et de lui.
 
Cette complaisance du capitaine pour une personne dont il méprisait les connaissances, lui coûtait moins que s’il eût été forcé, par un calcul d’intérêt, de se soumettre à l’autorité d’un Hoadley, ou de tout autre savant célèbre. Cependant, quelque légère que fût la contrainte qu’il s’imposait, il n’était pas homme à la prolonger sans motif. Aussi, dès que le mariage lui permit de s’en affranchir, il changea de ton, de manières, et se mit à régenter sa femme avec le despotisme et l’
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insolence qui caractérisent une âme basse, et qu’une âme élevée peut seule pardonner.
 
Quand la première fièvre d’amour fut passée, dans les longs et paisibles intervalles qui s’écoulèrent entre les accès, mistress Blifil ouvrit les yeux. Elle remarqua l’étrange changement survenu dans la conduite du capitaine, qui ne répondait plus à ses arguments que par des marques de dédain. Elle se sentit peu disposée à souffrir patiemment un pareil outrage. Le ressentiment qu’il lui causa aurait pu produire quelque événement tragique, si, par une heureuse diversion, il ne se fût changé en un mépris qui modéra sa haine, mais lui en laissa encore une dose fort honnête.
 
Celle que lui portait le capitaine était d’une nature plus franche. Il ne lui savait pas plus mauvais gré de la médiocrité de son esprit et de ses connaissances, que de la petitesse de sa taille. L’injurieuse bizarrerie de son opinion sur le sexe féminin, surpassait l’aigreur du morose Aristote. À ses yeux, une femme était un simple animal domestique, un peu supérieur à un chat, parce que ses fonctions ont plus d’importance ; mais il trouvait la différence entre les deux si légère, qu’en épousant le château et les terres de M. Allworthy, il aurait pris indistinctement l’un ou l’autre par-dessus le marché. Néanmoins, son
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orgueil, facile à blesser, s’irrita du mépris que sa femme commençait à lui témoigner, et ce dépit, joint à la satiété d’un amour depuis longtemps importun, remplit son cœur du plus vif sentiment de dégoût et d’aversion.
 
Il n’y a réellement dans le mariage qu’une manière d’être qui en exclue tout-à-fait le plaisir, c’est l’état d’indifférence. Si, comme nous l’espérons, la plupart de nos lecteurs connaissent, par expérience, la douceur que l’on goûte à rendre heureux l’objet de sa tendresse, quelques-uns aussi, nous le craignons, ont éprouvé la satisfaction qu’on trouve à tourmenter l’objet de sa haine. C’est sans doute pour se procurer ce dernier genre de volupté, que tant d’époux se privent du repos dont ils pourraient jouir, malgré une fâcheuse opposition d’humeur et de caractère. De là dans une femme ces feints transports d’amour et de jalousie, ce refus constant de tous les plaisirs, pour mettre obstacle à ceux de son mari ; de là dans un mari cette contrainte habituelle qu’il s’impose, cette obstination à rester enfermé chez lui avec une compagne qu’il déteste, pour la réduire à l’unique société d’un compagnon qu’elle ne déteste pas moins ; de là encore ces torrents de larmes dont une veuve arrose les cendres d’un époux, qu’elle abreuva d’amertume pendant sa vie, et qu’elle regrette de ne pouvoir plus faire enrager après sa mort.
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Jamais couple ne savoura mieux le charme de la contradiction que M. et Mme Blifil. L’un ouvrait-il un avis, l’autre embrassait aussitôt l’avis contraire. Si le mari proposait une partie de plaisir, la femme s’y refusait à l’instant. Il ne leur arrivait en aucune occasion d’aimer ou de haïr, de louer ou de blâmer la même personne. Le capitaine voyait de mauvais œil l’enfant trouvé, ce fut pour mistress Blifil une raison de le caresser presque autant que son propre fils.
 
On juge combien une pareille mésintelligence entre le mari et la femme devait affliger M. Allworthy, qui avait cru assurer, par cette union, leur bonheur et le sien. Néanmoins, quoique trompé dans ses espérances, il était loin de connaître toute la vérité. Le capitaine, pour des raisons faciles à comprendre, se tenait soigneusement sur ses gardes devant lui ; de son côté, mistress Blifil, de crainte de lui déplaire, observait en sa présence la même réserve. Dans le fait, il est possible qu’un tiers entretienne d’étroites relations avec des époux un peu discrets, qu’il habite même longtemps sous le même toit, et ne soupçonne en aucune façon leur mutuelle antipathie. Bien que le jour entier soit quelquefois trop court pour la haine, ainsi que pour l’amour, le grand nombre d’heures que les gens mariés ont coutume de passer ensemble
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loin de tous les regards, fournit à ceux qui sont capables de la moindre retenue, une ample liberté de satisfaire l’une ou l’autre de ces passions, et leur permet de paraître un certain temps dans le monde, sans se donner de marques de tendresse, s’ils s’aiment, sans s’arracher les yeux, s’ils se détestent.
 
Peut-être, cependant, l’écuyer était-il assez instruit de la conduite des deux époux, pour éprouver un secret sentiment de peine. Il ne faut pas toujours conclure qu’un homme sage n’a point le cœur blessé, parce qu’il s’abstient de pleurer et de gémir, comme une femme ou un enfant. On peut supposer encore que si M. Allworthy découvrait quelques défauts dans le capitaine, il en était faiblement choqué. Le propre de la vraie sagesse et de la vraie bonté, est de prendre les personnes et les choses telles qu’elles sont, sans rêver une perfection chimérique. On aperçoit des défauts dans un parent, dans un ami, on ne se croit obligé d’en avertir ni lui, ni les autres, on ne l’en aime pas moins pour cela. Si l’indulgence ne tempère la sévérité d’un esprit pénétrant, ce serait folie de vouloir contracter des liaisons d’amitié. N’en déplaise à nos amis, nous n’en connaissons point qui n’aient leurs imperfections, et nous serions fâché de penser qu’ils ne vissent pas les nôtres. Rien de
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plus juste que de montrer et de réclamer à son tour une indulgente bienveillance. C’est un exercice de l’amitié, c’est peut-être le plus doux de ses plaisirs ; et il ne faut y attacher aucune condition d’amendement. Quoi de plus extravagant, que de prétendre corriger les infirmités de ceux qu’on aime ? Il peut se trouver une tache dans le meilleur naturel, comme dans le plus beau vase. Quoique cette tache soit ineffaçable, l’un et autre ne perdent rien de leur prix.
 
Enfin M. Allworthy voyait certainement des imperfections dans le capitaine ; mais ce dernier les dissimulait avec tant d’adresse et une prudence si soutenue, qu’elles ne semblaient à l’écuyer que de légers défauts dans un caractère estimable. Sa bonté les excusait, et sa sagesse l’empêchait d’en parler au capitaine. Il aurait bien changé de sentiment, s’il était parvenu à découvrir l’exacte vérité ; ce qui serait sans doute arrivé, pour peu que les deux époux eussent continué à vivre ensemble de la même façon. La fortune secourable y mit bon ordre, en forçant le capitaine de prendre un parti qui lui rendit toute la tendresse de sa femme.
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CHAPITRE VIII.
 
Recette efficace, dans les cas les plus désespérés, pour regagner l’affection d’une femme.
 
M. Blifil se dédommageait amplement des pénibles et courts instants qu’il passait avec sa femme, par les agréables spéculations auxquelles il se livrait quand il était seul.
 
Ces spéculations avaient pour unique objet la fortune de M. Allworthy. Il s’appliquait sans relâche à en calculer la valeur, et trouvait toujours des raisons de refaire ses calculs à son avantage. Il se plaisait à projeter des changements dans le château, dans les jardins, à former divers plans pour l’amélioration de la terre, et pour l’embellissement de l’habitation. Dans ce dessein, il étudiait avec ardeur l’art des jardins, la science de l’architecture, et dévorait tous les ouvrages qui traitent de l’un ou de l’autre. C’était là sa seule occupation, son seul amusement. Enfin, il dressa un plan admirable, que nous regrettons
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d’autant plus de ne pouvoir exposer aux yeux du lecteur, qu’à notre avis le luxe du siècle présent aurait peine à en égaler la magnificence. Ce plan avait, au suprême degré, le double mérite qui recommande les grandes entreprises de cette nature. Il fallait pour l’exécuter des sommes énormes, et un long espace de temps. Mais le capitaine pensait que l’immense fortune de M. Allworthy, qu’il regardait déjà comme la sienne, fournirait de reste à la dépense. Quant au temps, il trouvait dans son âge, qui n’était encore que le terme moyen de la vie, et dans la force de sa constitution, toutes les garanties désirables.
 
Rien ne lui manquait plus pour commencer l’exécution immédiate de son plan, que la mort de M. Allworthy. Il employa ce qu’il savait d’algèbre à en supputer l’époque approximative, il compulsa les tables de mortalité, médita sur les cas fortuits, sur les maladies imprévues, et demeura convaincu qu’en mettant les choses au pis, la chance qu’il souhaitait ne pouvait manquer d’arriver dans un petit nombre d’années.
 
Mais un soir qu’il était livré à ses réflexions accoutumées, un accident aussi funeste qu’inopiné en interrompit le cours. La malice du sort ne pouvait lui jouer un tour plus noir, plus cruel, plus fatal à ses desseins. Bref, pour ne pas
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tenir davantage le lecteur en suspens, au moment où le cœur du capitaine se dilatait de joie, en songeant à l’accroissement de bonheur que lui procurerait la mort de M. Allworthy… il mourut lui-même d’une attaque d’apoplexie.
 
Le malheur voulut qu’il fût frappé de ce coup de foudre, comme il se promenait seul dans la campagne, à l’entrée de la nuit : en sorte que personne ne se trouva à portée de le secourir, en supposant que son état eût offert quelque ressource. Il prit donc la mesure de l’espace désormais suffisant pour son ambition, et demeura étendu, sans vie, sur la terre. Exemple remarquable d’une vérité si bien exprimée par Horace :
 
La veille de tes funérailles,
 
Tu fais tailler le marbre et le jaspe à grands frais :
 
Oubliant le tombeau, tu bâtis des palais[11].
 
Ou en prose paraphrasée :
 
« Tu rassembles les plus précieux matériaux pour élever un superbe édifice, quand tu n’as besoin que d’un pic et d’une bêche. Tu te bâtis une demeure de cinq cents pieds de long, sur cent de large, et tu oublies celle de six sur deux. »
 
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CHAPITRE IX.
 
Infaillibilité de la recette précédente, prouvée par le désespoir d’une veuve. Scène de mort, avec ses accessoires ordinaires. Modèle d’épitaphe.
 
Le souper était servi depuis longtemps. M. Allworthy, sa sœur, et une de leurs amies, attendaient pour se mettre à table l’arrivée du capitaine, qui était toujours très-exact à l’heure des repas. M. Allworthy, surpris de son absence, en témoigna le premier de l’inquiétude, et donna ordre qu’on allât le chercher aux environs du château, et dans les avenues du parc qu’il avait coutume de fréquenter.
 
On ne l’y trouva point. Le capitaine, par un fâcheux hasard, avait suivi ce soir-là, dans sa promenade, une direction nouvelle. Mistress Blifil parut sérieusement alarmée. Son amie, bien instruite de l’état de son cœur, tâcha de la rassurer. Elle lui dit que ses craintes étaient sans doute naturelle, mais qu’il ne fallait pas trop
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s’y livrer ; que la beauté de la soirée avait peut-être engagé le capitaine à prolonger sa promenade, ou qu’un voisin l’avait retenu à souper, Mistress Blifil répondit qu’elle n’en croyait rien ; que son mari avait certainement éprouvé quelque accident, qu’il savait combien elle était prompte à s’alarmer et ne s’arrêtait jamais chez personne sans lui en donner avis.
 
La dame ayant épuisé tous les arguments, eut recours aux prières ; elle conjura mistress Blifil de ne point s’abandonner à des terreurs qui pouvaient compromettre sa santé, et, remplissant un verre de vin, elle l’invita et finit par la décider à le boire.
 
M. Allworthy, qui avait été lui-même à la recherche du capitaine, rentra en ce moment, tout consterné, et presque privé de l’usage de la parole ; mais, comme la douleur affecte diversement les différents caractères, la même émotion qui comprimait sa voix, donna l’essor à celle de mistress Blifil. Elle proféra des plaintes amères qu’elle accompagna d’un torrent de larmes. L’ingénieuse amie, tout en approuvant son affliction, essaya d’en modérer l’excès, par des réflexions philosophiques sur les nombreuses traverses dont la vie humaine est semée, et sur la nécessité de s’armer de courage, pour supporter les coups du sort, quelque terribles et quelque soudains qu’ils fussent.
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Elle lui dit que son frère lui donnait l’exemple de la fermeté ; que, sans éprouver une douleur qu’on pût comparer à la sienne, il en ressentait pourtant une très-vive, mais qu’il savait la contenir dans de justes bornes, et se résigner à la volonté divine.
 
« Ne me parlez pas de mon frère, s’écria mistress Blifil, je suis la seule à plaindre. Peut-on comparer les alarmes d’un ami aux angoisses d’une femme, en pareille circonstance ? Ah, il est mort ! on l’a assassiné ! je ne le verrai plus ! » À ces mots un déluge de pleurs opérant sur elle le même effet que la consternation avait produit sur M. Allworthy, elle garda un morne silence.
 
Au même instant un domestique accourut, hors d’haleine, et annonça qu’on avait trouvé M. Blifil. Avant qu’il pût en dire davantage, il fut suivi de deux autres qui apportaient, sur un brancard, le corps du capitaine.
 
On peut observer ici un nouveau contraste dans les effets de la douleur. Nous avons vu M. Allworthy perdre la parole, par la même cause qui avait excité les bruyantes exclamations de mistress Blifil ; le spectacle actuel fit couler en abondance les larmes du frère, et tarit subitement celles de la sœur : elle poussa un grand cri et s’évanouit.
 
La salle se remplit bientôt de domestiques :
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les uns aidèrent la dame étrangère à secourir mistress Blifil ; les autres, secondés de M. Allworthy, transportèrent le capitaine dans un lit bien chaud, et l’on mit en œuvre tous les moyens connus pour le rappeler à la vie.
 
Nous serions heureux de pouvoir apprendre au lecteur, que ces soins divers furent couronnés d’un égal succès. Ceux que l’on prodigua à mistress Blifil réussirent si bien, qu’après un évanouissement d’une durée convenable, elle reprit ses sens, à la satisfaction générale. Il n’en alla pas de même du capitaine : aspersion d’eau froide, saignée, frictions, rien n’eut d’efficacité. La mort, ce juge inexorable, l’avait condamné, et refusa de lui accorder un sursis, malgré l’intervention de deux médecins qu’on avait appelés, et qui ne parurent que pour recevoir leurs honoraires.
 
Ces docteurs que, pour éviter toute allusion maligne, nous distinguerons par les lettres initiales Y et Z, après avoir tâté le pouls du capitaine, le premier au bras droit, et le second au bras gauche, convinrent qu’il était tout-à-fait mort ; mais ils différèrent de sentiment sur la cause qui avait terminé sa vie. Le docteur Y soutint qu’il était mort d’apoplexie, et le docteur Z, d’épilepsie.
 
De là naquit une vive dispute entre les deux savants. Ils exposèrent leur avis avec chaleur, et l’appuyèrent d’
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arguments d’un poids si égal, qu’ils ne servirent qu’à les confirmer réciproquement dans leur opinion.
 
À dire vrai, la plupart des médecins adoptent une maladie d’affection, à laquelle ils attribuent toutes les victoires de la mort sur la nature humaine. La goutte, le rhumatisme, la pierre, la gravelle, la consomption, la fièvre nerveuse ou morale, ont chacune leur patron dans la docte faculté. Ainsi s’expliquent les fréquentes contestations qu’excite parmi les disciples d’Hippocrate le trépas de leurs patients ; et le fait que nous venons de rapporter apprend à ne point s’en étonner.
 
On demandera peut-être pourquoi nos esculapes, au lieu de chercher à ranimer le capitaine, s’engagèrent dans une discussion puérile sur la cause de sa mort. Mais toutes les ressources de l’art avaient été épuisées avant leur arrivée. On avait eu soin de mettre le capitaine dans un lit bien chaud, de le saigner, de lui frotter le front et les tempes, d’appliquer sur ses lèvres et à ses narines des eaux spiritueuses. Les docteurs se voyant prévenus dans leurs ordonnances, ne surent comment employer l’espace de temps que l’usage et la décence les obligent de consacrer à leurs visites, pour faire semblant d’en gagner le salaire. Ils se trouvèrent donc dans la nécessité
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d’imaginer un sujet quelconque de conversation ; et pouvait-il s’en présenter un plus naturel que celui qu’ils choisirent ?
 
Ils allaient se retirer, quand M. Allworthy, s’éloignant du défunt, avec un sentiment de résignation aux décrets de la Providence, les pria d’entrer chez sa sœur, avant leur départ.
 
Mistress Blifil avait recouvré ses esprits, et se trouvait alors, suivant une expression vulgaire, aussi bien que possible pour sa situation. Nos docteurs, après les politesses ordinaires, s’approchèrent de la malade et lui tâtèrent le pouls, chacun d’une main, comme ils avaient fait au capitaine.
 
L’état de la femme était tout l’opposé de celui du mari. Les secours de la médecine ne pouvaient rien pour l’un, et l’autre n’en avait nul besoin.
 
C’est bien à tort qu’on a coutume d’accuser les médecins d’être amis de la mort ; nous croyons, au contraire, que si l’on comptait les personnes guéries par leur art, et celles qui en sont les victimes, on trouverait que le premier nombre l’emporte sur le second. Quelques médecins portent même si loin la circonspection que, pour ne pas s’exposer à tuer leurs malades, ils s’abstiennent de leur prescrire aucun remède curatif, et n’ordonnent que ce qui ne peut leur faire ni bien ni mal. Nous en avons entendu plusieurs ériger gravement
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en maxime qu’il fallait laisser agir la nature, et que le médecin devait se borner à l’observer, sans doute pour l’applaudir lorsqu’elle a bien rempli son rôle.
 
Nos docteurs aimaient si peu la mort, qu’ils abandonnèrent le défunt après une courte visite. Ils ne se montrèrent pas si pressés de quitter leur malade vivante : tous deux furent bientôt d’accord sur son état, et se mirent à rédiger de concert une longue ordonnance.
 
Nous ignorons si mistress Blifil, qui avait d’abord trompé les médecins, finit par être leur dupe à son tour, et par se croire malade sur leur parole. Quoi qu’il en soit, elle se donna pour telle un mois entier. Pendant ce temps, elle reçut régulièrement les visites des docteurs, les soins d’une garde, et de fréquents messages de ses amies, qui envoyaient savoir de ses nouvelles.
 
Enfin, quand la décence lui permit de mettre un terme à son désespoir et à sa maladie, elle congédia les médecins et commença à recevoir du monde. On ne remarquait en elle d’autre changement que celui de ses habits, à la sombre couleur desquels notre veuve avait assorti sa physionomie et son maintien.
 
M. Blifil fut enterré, et il aurait couru grand risque de tomber bientôt dans l’oubli, si M. Allworthy n’avait pris soin d’en préserver sa mémoire,
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en faisant graver sur sa tombe l’épitaphe suivante, composée par un homme aussi ingénieux que véridique, et qui connaissait parfaitement le défunt :
 
CI GIT,
 
DANS L’ATTENTE
 
D’UNE HEUREUSE RÉSURRECTION
 
LE CORPS DU
 
CAPITAINE JEAN BLIFIL.
 
LONDRES
 
EUT LA GLOIRE DE LUI DONNER LE JOUR ;
 
OXFORD,
 
DE FORMER SON ESPRIT.
 
IL HONORA PAR SES TALENTS
 
SA PROFESSION ET SON PAYS ;
 
PAR SA VIE, LA RELIGION
 
ET LA NATURE HUMAINE.
 
IL FUT FILS RESPECTUEUX,
 
TENDRE ÉPOUX,
 
EXCELLENT FRÈRE,
 
SINCÈRE AMI,
 
ZÉLÉ CHRÉTIEN,
 
HOMME DE BIEN.
 
SA VEUVE INCONSOLABLE
 
LUI A ÉLEVÉ CE TOMBEAU,
 
COMME UN MONUMENT,
 
DE SES VERTUS,
 
ET DE L’AFFECTION
 
QU’ELLE AVAIT POUR LUI.
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III.
 
PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS QUI ARRIVENT DANS LA FAMILLE DE M. ALLWORTHY, DEPUIS LA QUATORZIÈME JUSQU’À LA DIX-NEUVIÈME ANNÉE DE TOM JONES. DÉTAILS PROPRES À FAIRE NAÎTRE QUELQUES IDÉES SUR L’ÉDUCATION DES ENFANTS.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER.
 
Quelque chose, ou rien.
 
On voudra bien se souvenir qu’au commencement du second livre de cette histoire, nous avons annoncé l’intention de sauter par-dessus des intervalles de temps considérables, toutes les fois qu’ils n’offriraient rien d’intéressant. En cela nous avons moins consulté la dignité de l’histoire et notre commodité personnelle, que le plaisir et l’avantage du lecteur ; car outre que
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nous lui sauvons ainsi l’ennui d’une lecture dépourvue d’agrément et d’instruction, nous lui fournissons l’occasion d’exercer sa sagacité, en remplissant ces lacunes par ses propres conjectures ; genre de travail auquel les chapitres précédents ont déjà dû le préparer.
 
Qui ne juge, par exemple, que la perte d’un ami causa d’abord à M. Allworthy ces émotions douloureuses, qu’éprouvent en pareille circonstance les hommes qui n’ont pas un cœur de marbre ? Qui ne juge encore que la philosophie et la religion modérèrent, avec le temps, et dissipèrent à la fin son affliction ? La première lui en montra l’inutilité et la folie, la seconde en condamna l’excès comme injurieux à la Providence, et adoucit en même temps l’amertume de sa peine, par cette consolante perspective qui donne à l’homme ferme et pieux la force de quitter un ami mourant, presque avec le même calme, avec la même confiance de le revoir, que s’il ne partait que pour un long voyage.
 
Il suffit aussi d’une médiocre pénétration pour deviner comment se comporta mistress Blifil. Pendant tout le temps que le chagrin doit se manifester par des signes extérieurs, on peut être sûr qu’elle observa scrupuleusement les règles que prescrivent l’usage et la décence, conformant le changement de son visage à celui de ses vêtements,
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passant tour à tour du grand deuil au petit, du noir au gris, du gris au blanc ; et, dans la même proportion, du désespoir à la douleur, de la douleur à la tristesse, de la tristesse aux regrets, jusqu’au jour où il lui fut permis de reprendre sa sérénité première.
 
Nous n’avons cité ces deux exemples que pour donner une idée de la tâche imposée au commun de nos lecteurs. On a lieu d’attendre des esprits supérieurs, un plus grand effort d’intelligence et de jugement. Nous ne doutons point que ces derniers ne découvrent beaucoup d’événements notables, arrivés dans la famille de notre respectable gentilhomme, durant l’espace de temps que nous avons cru devoir passer sous silence ; car cette époque, sans rien offrir qui nous ait paru digne d’entrer dans notre histoire, renferme cependant plusieurs faits aussi importants que ceux dont le détail remplit les feuilles quotidiennes ou hebdomadaires des gazetiers de nos jours, insipide et stérile nourriture d’une foule de gens désœuvrés. L’exercice que nous proposons au lecteur développera d’une manière aussi utile qu’agréable, quelques-unes des plus nobles facultés de son esprit. N’est-il pas en effet plus avantageux de savoir deviner, en toute occasion, les actions des hommes par leur caractère, que de juger leur caractère par leurs actions ? Il faut avoir, à la vérité,
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la vue bien perçante pour atteindre le but dans le premier cas ; mais avec une vraie sagacité, on peut y parvenir aussi sûrement que dans le dernier.
 
Persuadé que la plupart de nos lecteurs possèdent éminemment cette qualité précieuse, nous leur avons laissé un espace de douze années, comme un champ propre à l’exercer. Nous allons maintenant leur présenter notre héros à l’âge d’environ quatorze ans, ne doutant point qu’ils ne soient depuis longtemps impatients de le connaître.
 
 
CHAPITRE II.
 
Le héros de cette grande histoire paraît sous de très-fâcheux auspices. Petit conte d’un genre si commun, que quelques personnes le trouveront peut-être indigne d’attention. Un mot ou deux sur un écuyer. Détails moins succincts, concernant un garde-chasse et un précepteur.
 
Comme nous avons résolu, en écrivant cette histoire, de ne flatter personne, mais de prendre toujours la vérité pour guide, nous sommes obligés
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de montrer notre héros sous un jour beaucoup moins avantageux que nous ne l’aurions souhaité, et de déclarer avec franchise, dès sa première apparition sur la scène, qu’il n’y avait personne dans la maison de M. Allworthy, qui ne le crût destiné à être pendu.
 
Cette conjecture, nous le disons à regret, ne paraissait que trop bien fondée. Le petit fripon, presque au sortir du berceau, annonçait du penchant pour beaucoup de vices, et notamment pour celui qui mène en droite ligne à la fin tragique que chacun lui prophétisait. Déjà il avait été convaincu de trois graves délits : d’avoir volé des fruits dans un verger, dérobé un canard dans la cour d’une ferme, et pris la balle de M. Blifil dans sa poche.
 
Ses défauts étaient d’autant plus frappants, qu’ils contrastaient avec les vertus de son compagnon, jeune homme si accompli, que la maison de l’écuyer et tout le voisinage retentissaient de ses louanges. M. Blifil semblait né, en effet, de la manière la plus heureuse ; il était sobre, discret, religieux, plus qu’on ne l’est d’ordinaire à son âge. Ces qualités lui avaient gagné l’affection de tous ceux qui le connaissaient, tandis que Tom Jones était l’objet de l’aversion générale ; et bien des gens s’étonnaient que M. Allworthy eût l’imprudence d’exposer les mœurs de son neveu à la contagion du mauvais exemple, en le faisant élever avec un tel vaurien.
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Une aventure arrivée à peu près vers ce temps, fera mieux connaître le caractère des deux enfants, que la plus longue dissertation.
 
Tom Jones qui, tout pervers qu’il est, sera pourtant le héros de cette histoire, ne comptait qu’un seul ami parmi les domestiques de la maison ; car mistress Wilkins, réconciliée avec sa maîtresse, l’avait depuis longtemps abandonné. C’était le garde-chasse, très-médiocre sujet, qui passait pour ne pas avoir des idées plus justes de la différence du tien et du mien, que l’enfant lui-même : aussi leur amitié fournissait-elle aux domestiques mille railleries piquantes qui étaient déjà, ou sont devenues depuis des proverbes, et se réduisaient toutes dans le fond à ce court adage latin : Noscitur a socio ; en français : « Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. »
 
Peut-être cette horrible scélératesse de Jones, dont nous venons de rapporter deux ou trois traits, provenait-elle en partie des mauvais conseils du garde-chasse, qui, en plusieurs circonstances, avait été le receleur de ses larcins. C’était lui, par exemple, qui avait mangé, avec sa famille, le canard entier et plus de la moitié des pommes, quoique le pauvre Jones, découvert seul, eût supporté la honte de ces deux vols, et par-dessus le marché tous les coups. Il en fut encore de même à l’occasion suivante.
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La terre de M. Allworthy était contiguë au domaine d’un de ces gentilshommes, connus en Angleterre sous le nom de conservateurs de gibier. À voir l’inflexible rigueur avec laquelle ces gens-là vengent la mort d’un lièvre, ou d’une perdrix, on les croirait enclins à la superstition des banians de l’Inde, dont un grand nombre, dit-on, consacrent leur vie à la conservation de certains animaux. Mais nos banians anglais ne peuvent être accusés d’une pareille idolâtrie. S’ils se montrent si jaloux de garantir leurs lièvres et leurs perdrix de toute insulte étrangère, c’est pour avoir le plaisir d’en faire eux-mêmes une plus ample boucherie.
 
Loin de partager le préjugé commun contre cette classe d’hommes, nous pensons au contraire qu’ils remplissent parfaitement le vœu de la nature, et leur noble destination. Si, comme le dit Horace, il y a dans l’espèce humaine des individus fruges consumere nati, nés pour consommer les fruits de la terre, nous ne doutons pas non plus qu’il n’y en ait d’autres feras consumere nati, nés pour manger les animaux des champs, ou, en termes vulgaires, le gibier ; et personne ne niera, ce nous semble, que ces gentilshommes ne soient très-fidèles à leur vocation.
 
Un jour que le petit Jones chassait avec le garde, une compagnie de perdrix se leva sur les
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limites du domaine où la fortune, pour seconder les sages vues de la nature, avait placé un de ces conservateurs de gibier dont il est question.
 
Nos chasseurs suivirent de l’œil les perdrix, qui s’abattirent dans des touffes de genêts, à deux ou trois cents pas des possessions de M. Allworthy.
 
L’écuyer avait défendu au garde, sous peine de perdre sa place, de jamais mettre le pied sur les terres de ses voisins, sans distinction des propriétaires peu jaloux de leur chasse, et du gentilhomme si amoureux de la sienne. Cette défense n’avait pas été respectée très-scrupuleusement, à l’égard des premiers. Quant au second, chez qui les perdrix avaient cherché un asile, le garde, bien instruit de son caractère, s’était toujours abstenu de violer sa propriété ; et peut-être eût-il encore observé la même resserve, s’il eût été seul ; mais cédant aux instances de son jeune compagnon, et entraîné par sa propre ardeur, il franchit la limite et tua une perdrix.
 
Dans ce moment, notre gentilhomme passait par hasard à cheval près de là, suivi de ses gens. Il accourut au bruit du coup, et ne vit que Tom, le garde s’étant caché dans une épaisse touffe de genêts, où il eut le bonheur d’échapper à ses regards. Transporté de fureur, il fouilla l’enfant : ayant trouvé sur lui la perdrix, il jeta feu et flamme, et jura qu’il allait se plaindre à M. Allworthy. Il
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tint parole, vola chez l’écuyer, et lui dénonça le délit avec autant d’emportement, que si l’on eût forcé son château, et pillé ses meubles les plus précieux. Il dit qu’il avait entendu partir deux coups de fusil, presque à la fois ; que Tom par conséquent n’était point seul, quoiqu’il n’eût pu découvrir son complice. « Nous n’avons trouvé, ajouta-t-il, que cette perdrix, mais Dieu sait le dégât qu’ils ont fait ! »
 
Tom, au retour de la chasse, fut conduit chez M. Allworthy. Questionné par lui sur ce qui s’était passé, il lui avoua le fait, sans alléguer d’autre excuse que la vérité ; c’est-à-dire, que la compagnie de perdrix était partie de ses terres.
 
L’écuyer demanda ensuite à Tom le nom de son complice, qu’il voulait absolument connaître. En même temps, il l’instruisit de la circonstance des deux coups de fusil, attestée par le gentilhomme et par ses domestiques. Tom soutint qu’il était seul. Il commença pourtant par hésiter un peu, ce qui aurait affermi M. Allworthy dans son opinion, s’il avait eu quelque doute sur le témoignage du gentilhomme et de ses gens.
 
Le garde, homme très-suspect, fut aussitôt mandé et interrogé. Le drôle, plein de confiance dans la promesse que Tom lui avait faite de prendre tout sur son compte, nia effrontément qu’il l’eût accompagné, ni même vu de toute l’après-midi.
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M. Allworthy se tournant vers Tom, avec un air de sévérité qui ne lui était pas ordinaire, le pressa de nouveau de nommer son complice. L’enfant persista dans sa première réponse. L’écuyer, irrité de son obstination, le congédia en lui donnant jusqu’au lendemain matin pour réfléchir, et le prévenant qu’il serait alors interrogé par une autre personne et d’une autre manière.
 
Le pauvre Jones passa une nuit fort triste. L’absence de son camarade, que mistress Blifil avait mené avec elle chez un gentilhomme du voisinage, ajoutait encore à sa peine. La crainte du châtiment qu’il devait subir faisait son moindre tourment. Sa principale inquiétude venait de la peur de manquer de courage, et de laisser échapper le nom du garde, dont il savait que son indiscrétion causerait la ruine.
 
Le garde n’était guère plus tranquille. Il partageait l’appréhension de Jones, et s’intéressait beaucoup moins à la peau de son jeune ami, qu’il ne redoutait sa faiblesse.
 
Le lendemain matin, quand Tom entra chez le révérend M. Thwackum, à qui l’écuyer avait confié l’éducation des deux enfants, il eut à essuyer les mêmes questions que la veille ; il y fit les mêmes réponses, et ce nouvel interrogatoire fut suivi du fouet appliqué d’une manière si barbare, qu’il différa peu de la question qu’on donne aux criminels,
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en certains pays, pour leur arracher des aveux.
 
Tom endura ce supplice avec une fermeté héroïque. En vain son maître lui demandait, entre chaque coup, s’il persévérait à nier la vérité ; il aima mieux se laisser écorcher vif que de trahir son ami, et de violer sa promesse.
 
Le garde fut ainsi soulagé d’une cruelle anxiété. Quant à M. Allworthy, il éprouva un sentiment de pitié pour Tom ; car outre que le pédagogue, furieux de n’avoir pu obtenir de l’enfant l’aveu qu’il en exigeait, avait poussé la rigueur du châtiment fort au-delà de son intention, il commençait à soupçonner le gentilhomme de s’être trompé. Sa démarche précipitée, la violence de son emportement, rendaient cette conjecture assez vraisemblable. Le dire de ses gens lui paraissait d’ailleurs mériter peu de foi. Or comme M. Allworthy ne pouvait supporter un instant l’idée d’avoir commis une injustice, il envoya chercher Tom, et d’un ton aussi doux qu’amical : « Mon cher enfant, lui dit-il, je suis convaincu que mes soupçons étaient mal fondés ; je regrette qu’ils vous aient attiré une punition si sévère. » Après ces paroles affectueuses, il lui donna un petit cheval, pour le dédommager, et lui témoigna de nouveau son chagrin de ce qui s’était passé.
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Tant de bonté fit sur Tom une impression que n’aurait pu produire l’excès de la rigueur. Les verges de Thwackum n’avaient point ébranlé sa constance, la douceur de M. Allworthy pensa en triompher. Il fondit en larmes, tomba à genoux, et s’écria : « Oh ! monsieur, vous êtes trop bon pour moi… oui, infiniment trop bon… En vérité, je ne mérite pas que vous me traitiez si bien… » Et le cœur plein d’émotion, il allait laisser échapper son secret, quand le bon génie du garde-chasse lui ferma la bouche, en lui montrant les suites funestes de son indiscrétion.
 
Thwackum s’efforça d’étouffer dans l’âme de M. Allworthy tout sentiment d’indulgence et de pitié. Il dit que Tom était un obstiné menteur, et insinua qu’une seconde correction pourrait éclaircir l’obscurité du fait.
 
L’écuyer refusa de consentir à cette nouvelle épreuve. « L’enfant, dit-il, même en le supposant coupable, n’est déjà que trop puni de son mensonge ; égaré sans doute par de fausses idées, il a cru prendre l’honneur pour guide.
 
– L’honneur ! s’écria Thwackum avec feu, pur entêtement ! pure obstination ! l’honneur enseigne-t-il à mentir ? l’honneur peut-il exister, indépendamment de la religion ? »
 
Ceci se passait à table, vers la fin du dîner, en présence d’un tiers qui se mêla alors à la
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conversation, et qu’avant d’aller plus loin, nous ferons connaître en peu de mots au lecteur.
 
 
CHAPITRE III.
 
Caractère du philosophe Square et du théologien Thwackum.
 
SINGULIÈRE DISPUTE.
 
Ce personnage, établi depuis quelque temps chez M. Allworthy, se nommait Square. Une éducation soignée avait fécondé en lui un fond naturellement ingrat. Il était très-versé dans la lecture des anciens, et savait par cœur Aristote et Platon. Il avait choisi de préférence ces deux grands hommes pour ses modèles, adoptant tantôt l’opinion de l’un, tantôt celle de l’autre ; en morale, platonicien déclaré, en religion, zélé péripatéticien.
 
Malgré sa prédilection pour la morale de Platon, il ne laissait pas de goûter aussi celle d’Aristote, qu’il considérait plutôt comme métaphysicien que comme politique. Il poussait ce sentiment au point de réduire la vertu à une
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simple théorie. Nous n’avons jamais ouï dire, à la vérité, qu’il en ait fait l’aveu à personne ; mais pour peu qu’on examine sa conduite, on se convaincra que c’était sa véritable opinion ; et nous ne voyons que ce moyen d’expliquer les contradictions, qu’on pourrait autrement remarquer dans son caractère.
 
M. Thwackum et lui ne se rencontraient guère, sans disputer ensemble ; car ils avaient des principes diamétralement opposés. Square prétendait que la nature humaine renferme en soi la perfection de toutes les vertus, et que les vices de l’âme, comme les difformités du corps, sont une exception à la loi générale. Thwackum soutenait que le cœur humain, depuis la chute du premier homme, n’est qu’une sentine d’iniquités, et que la grâce divine peut seule le régénérer et le purifier. Dans leurs fréquentes discussions sur la morale, nos deux antagonistes ne s’accordaient qu’en un point. Jamais il ne leur arrivait de proférer le mot de bonté. La beauté naturelle de la vertu, telle était l’expression favorite du premier ; le divin pouvoir de la grâce, celle du second. Square jugeait de toutes les actions, d’après la règle immuable de la justice et l’éternelle convenance des choses ; Thwackum décidait tout d’autorité, s’appuyant sur l’Écriture et sur ses commentateurs, comme l’avocat
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s’appuie sur Littleton et sur Coke, dont le commentaire est, dans les tribunaux, d’un poids égal à celui du texte.
 
Après ce court préambule, on voudra bien se reporter à la fin du dernier chapitre, où le théologien adresse à M. Allworthy cet argument qu’il croyait sans réplique : « L’honneur peut-il exister indépendamment de la religion ? »
 
Square prit la parole et dit, qu’il était impossible de raisonner philosophiquement sur des mots, avant d’en avoir bien déterminé la signification ; qu’à peine y en avait-il deux d’un sens plus vague et plus incertain, que ceux dont M. Thwackum s’était servi, puisque l’on comptait presque autant d’opinions différentes sur l’honneur, que sur la religion. « Si par honneur, ajouta-t-il, vous entendez la beauté naturelle de la vertu, je soutiens qu’il peut exister indépendamment de toute religion, oui, vous en conviendrez vous-même, indépendamment de toute religion, une seule exceptée ; et cet aveu, je l’obtiendrai pareillement du juif, du mahométan, de tous les sectaires du monde. »
 
Thwackum repartit, qu’on reconnaissait à cette manière d’argumenter, la malice ordinaire aux ennemis de la véritable Église ; qu’il ne doutait pas que tous les hérétiques, tous les infidèles ne voulussent, s’ils le pouvaient, renfermer l’honneur
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dans le cercle de leurs systèmes insensés, et de leurs damnables égarements. « Non, non, s’écria-t-il, l’honneur est un, malgré l’absurde diversité des idées qu’on y attache. La religion aussi est une, en dépit de la multitude des hérésies et des sectes qui partagent le monde. Par la religion, j’entends la religion chrétienne ; par la religion chrétienne, la religion protestante ; et par la religion protestante, la religion anglicane. Par l’honneur, j’entends ce don divin de la grâce dont notre sainte religion est la source, et la source unique : or, prétendre que l’honneur, tel que je l’entends ici, tel qu’on a dû croire que je l’entendais, puisse enseigner le mensonge, c’est avancer un paradoxe qui révolte la raison. »
 
« Je n’avais pas voulu, par politesse, répliqua Square, tirer de mes raisonnements la même conséquence. Si vous vous êtes aperçu de ma réserve, vous ne l’avez point imitée. Quoi qu’il en soit, laissant de côté la religion, je vois, d’après notre manière de concevoir l’honneur, que nous en avons une idée différente, sans quoi nous nous servirions des mêmes termes pour le définir. J’ai dit que le véritable honneur et la véritable vertu étaient presque synonymes, et fondés tous deux sur la règle immuable de la justice, et sur l’éternelle convenance des choses. Or, le mensonge répugnant à l’un et à l’autre, il
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est hors de doute que le véritable honneur ne peut conseiller un mensonge. Nous sommes, je pense, d’accord là-dessus. Mais en conclure que cet honneur a pour base la religion, à laquelle il est antérieur, si l’on entend par religion une loi positive…
 
– Moi ? s’écria Thwackum en furie, moi d’accord avec un homme qui ose dire que l’honneur est antérieur à la religion ? Monsieur Allworthy, je vous le demande, ai-je professé une pareille doctrine ? »
 
« Eh ! messieurs, messieurs, repartit l’écuyer, ne vous échauffez pas tant. Vous avez tous deux mal compris ma pensée. C’est du faux honneur, et non du véritable que j’ai parlé. » M. Allworthy aurait eu de la peine à calmer la violence toujours croissante de la dispute, sans un incident qui l’interrompit pour le moment.
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CHAPITRE IV.
 
Apologie de l’Auteur. Scène puérile qui en a peut-être aussi besoin.
 
Qu’il nous soit permis, avant de passer outre, de prévenir certaines méprises, où un excès de zèle pourrait faire tomber quelques-uns de nos lecteurs. Nous serions au désespoir d’en offenser aucun, surtout ceux d’entre eux qui sont les amis sincères de la religion et de la vertu.
 
À Dieu ne plaise que, par une fausse ou maligne interprétation de notre pensée, on nous prête l’odieux dessein de tourner en ridicule ce qui élève l’homme au plus haut degré de perfection où il puisse atteindre, ce qui épure et ennoblit son âme, et le distingue essentiellement de la brute. Nous osons dire, et plus le lecteur sera vertueux lui-même, plus il aura de penchant à nous croire, nous osons dire que nous aimerions mieux ensevelir dans un éternel oubli les sentiments de Thwackum et de Square, que de
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porter la moindre atteinte à la religion et à la vertu.
 
C’est au contraire dans l’intérêt de l’une et de l’autre, que nous avons entrepris de peindre, d’après nature, deux de leurs faux et prétendus champions. Un ami perfide est le pire des ennemis. Les grimaces des hypocrites, nous ne craignons pas de l’affirmer, ont fait plus de tort à la religion et à la vertu, que les sophismes des incrédules et les sarcasmes des libertins. Nous disons plus, si la religion et la vertu, dans leur pureté primitive, sont réputées à juste titre les liens de la société civile et les bienfaitrices de l’humanité, du moment que le mensonge, la fraude, et l’hypocrisie, y mêlent leurs poisons, elles deviennent le plus redoutable fléau dont le ciel puisse châtier la terre, et inspirent aux hommes toutes les fureurs et tous les crimes.
 
Nous pensons donc qu’on approuvera le ridicule que nous avons versé sur nos deux personnages. Une seule chose nous inquiète et nous afflige : comme il leur arrivera de temps en temps de mêler à leurs erreurs des pensées vraies et justes, nous craignons qu’on ne confonde les unes avec les autres, et qu’on ne nous accuse de vouloir les tourner toutes indistinctement en dérision. Mais que le lecteur considère que ces deux hommes n’étant ni des imbéciles, ni des insensés,
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on ne peut supposer qu’ils n’aient émis que des opinions fausses ou absurdes. Quelle injustice n’aurions-nous pas commise à leur égard, en ne présentant que le mauvais côté de leurs caractères, et combien leurs raisonnements auraient paru misérables et monstrueux !
 
En un mot, ce n’est ni la religion, ni la vertu, mais le manque de toutes deux que nous attaquons ici. Si Thwackum et Square avaient moins négligé dans la composition de leurs systèmes opposés, le premier la vertu, le second la religion ; s’ils ne s’étaient pas accordés à en exclure totalement la bonté naturelle du cœur, jamais ils n’auraient été livrés à la risée publique, dans cette équitable et véridique histoire, dont nous allons reprendre le fil.
 
L’incident qui mit fin à la dispute rapportée dans le chapitre précédent, n’était autre qu’une querelle survenue entre M. Blifil et Tom Jones. Le premier en était sorti avec le nez tout en sang ; car s’il avait, quoique le plus jeune, l’avantage de la taille sur son camarade, il ne l’égalait pas, à beaucoup près, dans le noble art de boxer.
 
Tom, loin d’abuser de sa supériorité, évitait, autant qu’il le pouvait, les occasions d’en venir aux mains avec lui. Malgré toutes ses espiègleries, c’était un garçon sans méchanceté ; il aimait d’ailleurs Blifil ; et puis la crainte de M. Thwackum,
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qui servait toujours de second à son élève favori, aurait suffi pour le rendre circonspect.
 
Mais comme l’a très-bien observé un certain auteur, nul homme n’est sage à toute heure du jour ; comment un enfant le serait-il ? Une dispute s’étant élevée au jeu entre les deux condisciples, M. Blifil traita Tom de bâtard : sur quoi celui-ci, qui était peu endurant, lui appliqua au milieu du visage un coup de poing, qui produisit le fâcheux effet dont nous avons parlé.
 
M. Blifil, le nez en sang et les larmes aux yeux, alla trouver son oncle et le redoutable Thwackum. Il accusa Tom Jones de s’être jeté sur lui, et de l’avoir, battu et blessé. Tom allégua pour toute défense l’insulte qui lui avait été faite, seule circonstance que M. Blifil eût omise. Peut-être, au reste, cette circonstance était-elle effacée de sa mémoire ; car dans sa réplique, il nia formellement qu’il se fût servi du terme grossier qu’on lui reprochait : « À Dieu ne plaise, dit-il, qu’une si vilaine expression soit sortie de ma bouche ! »
 
Tom, au mépris de la politesse, lui riposta par un démenti. « Sa conduite ne m’étonne pas, dit Blifil. Quand on a menti une fois, on peut bien mentir deux. Si j’avais fait à mon maître un mensonge aussi impudent que le sien, je rougirais de me montrer.
 
– Quel mensonge, enfant ? demanda vivement Thwackum.
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– Eh mais ! monsieur, reprit Blifil, ne vous a-t-il pas dit qu’il chassait seul, lorsqu’il tua la perdrix ? il sait pourtant bien, car il m’en a fait l’aveu, que Black Georges, le garde-chasse, était avec lui. Il m’a dit de plus, oui, vous m’avez dit, menteur, niez-le si vous l’osez, vous m’avez dit que vous n’auriez pas avoué la vérité, quand notre maître vous aurait écorché vif. »
 
À ces mots, le feu étincela dans les yeux de Thwackum. « Oh ! oh ! s’écria-t-il en triomphe, voilà donc votre notion de l’honneur ! voilà l’enfant qu’il ne fallait pas fouetter une seconde fois ! » M. Allworthy, d’un air plus doux, se tourna vers Tom, et lui dit : « Est-ce vrai, mon ami ? Comment avez-vous pu soutenir un mensonge avec tant d’obstination ?
 
– Monsieur, répondit Tom, personne ne hait plus que moi le mensonge. Mais je me suis cru obligé, par honneur, d’agir comme j’ai fait. J’avais promis à Georges de ne point le nommer ; je devais d’autant plus lui tenir parole, qu’il m’avait prié de ne pas mettre le pied sur la terre de votre voisin, et qu’il n’y était entré lui-même, qu’en cédant à mes instances. Voilà toute la vérité. Vous me voyez prêt à en faire le serment. Ayez pitié, je vous en conjure, de ce malheureux et de sa famille. Je suis le seul coupable. Ce n’est qu’avec beaucoup de peine, que je l’ai déterminé à
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enfreindre vos ordres. En conscience, monsieur, ce que j’ai dit peut à peine s’appeler un mensonge. Je courais seul après les perdrix ; il ne m’a suivi que pour empêcher un plus grand mal. Punissez-moi, monsieur, reprenez-moi mon petit cheval ; mais, au nom de Dieu, pardonnez à Black Georges. »
 
M. Allworthy hésita un moment, puis il renvoya les deux enfants, avec l’injonction d’être plus sages à l’avenir, et de vivre ensemble en meilleure intelligence.
 
 
CHAPITRE V.
 
Opinion du théologien et du philosophe sur les deux enfants. Motifs de cette opinion, et autres matières.
 
Il est probable que M. Blifil, en révélant un secret qui lui avait été confié dans l’épanchement de l’amitié, épargna à son camarade une sévère correction. Le seul fait du nez cassé aurait décidé Thwackum à y procéder
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sur l’heure ; mais l’importance de l’autre affaire, détourna l’attention de celle-ci. M. Allworthy déclara aux deux instituteurs que l’enfant méritait plutôt une récompense qu’un châtiment, et la main de Thwackum fut enchaînée par un pardon général.
 
Ce pédant, qui n’avait que les verges en tête, se récria contre une indulgence qu’il traita de faiblesse criminelle ; il dit, qu’en pareil cas, le pardon ne servait qu’à encourager le vice ; il insista sur la nécessité de châtier les enfants, et cita à ce sujet de nombreux passages de Salomon et des Pères que nous ne rapporterons point ici, parce qu’ils se trouvent dans beaucoup d’autres livres. Passant ensuite au vice du mensonge, il en démontra l’énormité, et prouva qu’il n’était pas moins fort sur ce nouveau texte que sur le précédent.
 
Square dit, qu’il avait en vain cherché à concilier l’action de Tom avec l’idée de la vertu parfaite ; il observa que cette action avait, au premier coup d’œil, l’apparence du courage ; mais que le courage étant une vertu, et le mensonge, un vice, on tenterait inutilement de les accorder ensemble. Il ajouta, que ce serait confondre le vice avec la vertu, et qu’il laissait, en conséquence, à M. Thwackum le soin de juger s’il ne convenait pas d’infliger à Jones une nouvelle correction.
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Nos deux savants hommes, en blâmant Tom d’un commun accord, faisaient de concert l’éloge de Blifil. Dévoiler la vérité, c’était, selon le théologien, remplir le devoir de tout homme religieux ; selon le philosophe, c’était se conformer à la règle immuable de la justice, et à l’éternelle convenance des choses.
 
Tous ces beaux raisonnements produisirent peu d’effet sur M. Allworthy, et ne purent le décider à consentir au châtiment de Jones. Il y avait dans son cœur quelque chose à quoi l’inébranlable constance de cet enfant, répondait beaucoup mieux que la religion de Thwackum et la vertu de Square. Il défendit donc au premier de le punir pour ce qui s’était passé ; le pédagogue obéit à regret, et murmura entre ses dents que c’était un enfant perdu.
 
Le bon gentilhomme se montra plus rigoureux envers son garde. Il le fit venir, et, après une dure réprimande, il lui paya ses gages et le renvoya. M. Allworthy pensait avec raison, qu’il y a une grande différence entre le mensonge qu’on fait pour se justifier soi-même, et celui qu’on ne se permet que pour excuser autrui. Ce qui le rendait surtout inflexible, c’était la bassesse avec laquelle le garde avait souffert que Tom subît, pour l’amour de lui, une punition cruelle, dont il aurait dû le préserver par l’aveu de sa propre faute.
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Quand cette histoire devint publique, bien des gens différèrent de Thwackum et de Square dans leur façon de juger les deux enfants. M. Blifil passa généralement pour un lâche, pour un perfide ; on ne lui épargna aucune épithète injurieuse, tandis que Tom fut partout honoré du titre de brave, de loyal garçon, d’ami généreux. Sa conduite avec Black Georges lui rendit l’affection des domestiques. Quoique le garde ne fût aimé d’aucun d’eux avant cette aventure, à peine eut-il été congédié, qu’il devint l’objet de leur pitié. Tous célébrèrent à l’envi la courageuse amitié de Tom Jones, et blâmèrent la lâcheté de M. Blifil, aussi ouvertement qu’ils le purent, sans courir le risque d’offenser sa mère. Le pauvre Tom ne gagna rien à cela. Pour une occasion perdue, Thwackum en retrouva mille, et le manque de verges aurait pu seul ralentir l’activité de son bras.
 
Si le pédagogue n’avait été excité à ce jeu que par le plaisir qu’il y prenait, il est probable que M. Blifil en aurait eu aussi sa part. Cependant, bien que M. Allworthy lui eût souvent recommandé de ne mettre aucune différence entre les deux enfants, il se montrait aussi doux, aussi indulgent pour l’un, que dur et même barbare pour l’autre. À la vérité, M. Blifil avait trouvé le secret de gagner son affection, par le profond
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respect qu’il témoignait pour sa personne, et par l’extrême attention qu’il prêtait à ses leçons. Il savait par cœur, il répétait sans cesse ses phrases favorites ; il soutenait ses principes religieux avec un zèle extraordinaire dans un si jeune homme, et bien propre à lui concilier les bonnes grâces de ce digne précepteur.
 
Tom Jones, au contraire, ne donnait à son maître aucune marque de respect. Souvent il passait à côté de lui sans le saluer, sans lui ôter son chapeau. Il ne se souciait pas plus de ses préceptes que de ses exemples. Inconsidéré, étourdi, léger dans ses propos comme dans sa conduite, il se permettait fréquemment les plaisanteries les plus libres et les plus indécentes, sur la gravité pédantesque de son camarade.
 
Les mêmes motifs portaient M. Square à préférer Blifil. Tom Jones écoutait les savants discours du philosophe, avec autant d’indifférence que ceux du théologien. Il osa un jour se moquer de la règle de la justice, et dit une autre fois qu’il ne connaissait point de règle qui put former un homme tel que son père. (M. Allworthy l’autorisait à l’appeler ainsi.)
 
À l’âge de seize ans, Blifil savait plaire à la fois aux deux rivaux. Avec l’un, il était tout à la religion ; avec l’autre, tout à la vertu. Les trouvait-il ensemble, il gardait un profond silence que
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tous deux interprétaient en leur faveur, et à son avantage.
 
Non content de flatter ses maîtres en face, il saisissait l’occasion de les louer en leur absence. Lorsque son oncle applaudissait aux sentiments de religion ou de vertu dont il avait soin de se parer, il ne manquait point d’en attribuer le mérite aux instructions de Thwackum et de Square. Il savait que M. Allworthy répétait ces éloges aux personnes intéressées, et l’expérience lui avait appris combien le théologien et le philosophe y étaient sensibles ; car de toutes les sortes de flatterie, la louange indirecte est la plus séduisante.
 
Blifil ne tarda pas non plus à s’apercevoir de la satisfaction que causait à M. Allworthy lui-même, le panégyrique de ses instituteurs. L’excellent homme y voyait une preuve manifeste de la sagesse de son plan d’éducation. Frappé des imperfections de l’enseignement dans nos collèges, et des dangers auxquels les mœurs de la jeunesse y sont trop souvent exposés, il avait pris le parti d’élever chez lui son neveu avec son fils adoptif, espérant les préserver ainsi tous deux de la corruption presque inévitable dans les écoles publiques.
 
Un ami plein de lumières et de probité, qu’il consulta sur le choix d’un précepteur, lui proposa Thwackum. Ce Thwackum était agrégé d’un collège où il avait
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presque toujours résidé, et jouissait d’une haute réputation de piété, de science, et de vertu. Il dut, selon toute apparence, à ces précieuses qualités la recommandation de l’ami de l’écuyer, qui avait d’ailleurs des obligations personnelles à sa famille, la plus considérable d’un bourg qu’il représentait au parlement.
 
Thwackum, au premier abord, plut extrêmement à M. Allworthy. Notre respectable gentilhomme trouva qu’il ressemblait de tout point, au portrait qu’on lui en avait fait. Ce n’est pas qu’après une connaissance plus approfondie, il ne remarquât en lui des défauts, dont il aurait souhaité qu’il fût exempt ; mais comme ces défauts paraissaient plus que balancés par ses bonnes qualités, il ne crut pas devoir le congédier : et, dans le fait, un pareil procédé n’aurait pas été suffisamment justifié ; car il ne faut pas s’imaginer que Thwackum se montrât à M. Allworthy, tel qu’on le voit dans cette histoire. Nos lecteurs se tromperaient aussi, s’ils pensaient que la plus intime liaison avec le théologien, les eût mis en état de découvrir ces faiblesses, qui n’ont pu échapper à notre profonde pénétration. Ceux qui, séduits par une vaine présomption, s’aviseraient de reprocher à M. Allworthy un manque
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de prudence ou de sagacité, commettraient une grande injustice, et payeraient d’ingratitude l’importante confidence que nous voulons bien leur faire.
 
Les erreurs palpables de Thwackum, servaient beaucoup à pallier les erreurs opposées de Square. L’écuyer ne voyait pas moins les secondes que les premières, et les condamnait également : toutefois, il se flattait que ce qui surabondait chez l’un des instituteurs, corrigerait ce qui manquait à l’autre, et que les enfants, aidés de ses secours particuliers, puiseraient dans leurs leçons de solides principes de religion et de vertu. Si le succès ne répondit pas à son attente, il faut s’en prendre sans doute à quelque vice de son plan d’éducation. Nous laissons au lecteur la liberté de deviner, s’il peut, en quoi il péchait. Loin d’avoir la prétention de peindre dans cette histoire des caractères parfaits, nous voulons qu’on n’y en trouve aucun dont la nature humaine n’offre le modèle.
 
Les détails que nous venons de donner expliquent assez, ce nous semble, la différence d’opinion et de conduite du philosophe et du pédagogue, à l’égard des deux enfants. Elle avait encore une autre cause qui mérite, par son extrême importance, d’être exposée dans un chapitre à part.
 
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CHAPITRE VI.
 
Motif encore plus puissant de la conduite des deux instituteurs envers leurs élèves.
 
On saura donc que les deux savants qui jouent depuis peu un grand rôle dans notre histoire, s’étaient pris, dès leur arrivée chez M. Allworthy, d’une si belle passion, l’un pour sa vertu, l’autre pour sa religion, qu’ils méditaient de former avec lui l’alliance la plus étroite.
 
Dans ce dessein ils avaient jeté les yeux sur cette aimable veuve, qu’une assez longue absence n’a point effacée, nous l’espérons, du souvenir de nos lecteurs. La conquête de mistress Blifil était l’objet de leur commune ambition.
 
On pourra s’étonner, que de quatre personnages que nous avons introduits jusqu’ici dans le château de M. Allworthy, trois soient tombés amoureux d’une dame déjà sur le retour, et qui n’avait jamais eu une grande réputation de beauté. Mais il est de fait que les amis de cœur, les connaissances
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intimes, ont tous une sorte d’inclination naturelle pour les femmes qui composent la famille de leur hôte, ou de leur ami ; c’est-à-dire, pour sa grand’mère, sa mère, sa sœur, sa fille, sa tante, sa nièce, et sa cousine, si elles sont riches ; ou pour sa femme, sa sœur, sa fille, sa nièce, sa cousine, sa maîtresse, et sa servante, si elles sont jolies.
 
Nous ne voudrions pourtant pas insinuer, que des hommes du caractère de Thwackum et de Square, eussent conçu un projet peu conforme aux principes de certains moralistes sévères, avant d’avoir bien examiné si, comme dit Shakespeare, c’était un cas de conscience ou non. Le théologien se fondait sur ce que l’Écriture ne défend nulle part de convoiter la sœur de son prochain ; et il savait qu’en matière de jurisprudence, expressum facit cessare tacitum, la loi permet ce qu’elle n’interdit pas : or, comme l’Écriture, qui défend en plusieurs passages de convoiter la femme et les biens du prochain, ne fait nulle part mention de sa sœur, il en concluait qu’on pouvait aspirer légitimement à la posséder. Quant à Square, bien fait de sa personne, et avide de fortune, il conciliait sans peine son inclination avec l’éternelle convenance des choses.
 
Les deux rivaux, attentifs à chercher les moyens de plaire à leur veuve, n’en imaginèrent pas de
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meilleur que de donner, en toute circonstance, à son fils, la préférence sur Tom. Persuadés que l’affection de M. Allworthy pour l’enfant trouvé lui était fort désagréable, ils ne doutaient pas qu’elle ne leur sût gré des humiliations et des dégoûts, dont ils l’abreuvaient à l’envi l’un de l’autre. Sa haine apparente pour Tom, leur était un garant de sa reconnaissance pour ceux qui le maltraitaient. En cela Thwackum avait un avantage incontestable. Square ne faisait que déchirer la réputation du pauvre Tom. Thwackum avait le privilège d’entamer sa peau. Il regardait chaque coup de fouet qu’il lui appliquait, comme un compliment adressé à sa maîtresse ; en sorte qu’il pouvait répéter, avec justesse, ce vieil adage des correcteurs de collège, castigo te, non quod odio habeam, sed quod amem ; je te châtie, non par haine, mais par amour ; adage qu’il avait sans cesse à la bouche, ou, pour mieux dire, au bout des doigts.
 
Telle était la principale cause de la conformité d’opinion de ces deux hommes sur leurs élèves. Hors ce point, ils ne se montraient d’accord en rien. Outre qu’ils professaient des principes opposés, ils soupçonnaient depuis longtemps leurs mutuels desseins, et nourrissaient l’un pour l’autre une haine profonde. Les succès qu’ils obtenaient tour à tour l’augmentaient encore.
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Mistress Blifil avait, dès l’origine, pénétré leurs vues secrètes sans qu’ils s’en doutassent, et qu’ils eussent l’intention de les lui découvrir. La crainte qu’elle n’en fût blessée, et n’en instruisît M. Allworthy, les obligeait d’agir avec beaucoup de circonspection. Cette crainte n’avait aucun fondement. Mistress Blifil était loin de s’offenser d’une passion, dont elle comptait recueillir seule tout le fruit, c’est-à-dire, une ample moisson de louanges et d’hommages. En conséquence, elle caressait alternativement l’espoir de ses amants, et tenait entre eux la balance égale. Elle se sentait, il est vrai, plus d’inclination pour les principes du théologien ; mais la personne du philosophe lui plaisait davantage. Square était un homme agréable, au lieu que Thwackum ne ressemblait, pas mal à ce monsieur qui corrige les dames de Bridewell, dans les Progrès du libertinage.
 
Soit que mistress Blifil fût rassasiée des douceurs du mariage, soit plutôt qu’elle fût dégoûtée de son amertume, soit pour quelque autre motif que nous ignorons, elle ne put se résoudre à écouter la proposition d’un second hymen. Toutefois elle eut à la fin des entretiens si intimes avec Square, qu’il en courut des bruits sur son compte. Nous les croyons calomnieux, et nous nous abstiendrons d’en souiller notre
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histoire, autant par égard pour cette dame, que par respect pour la règle de la justice et l’éternelle convenance des choses. Un fait certain, c’est que Thwackum continua de fouetter, sans avancer d’un pas vers le terme de ses vœux.
 
Il était tombé, ainsi que Square, dans une erreur grossière dont il revint beaucoup plus tard que son rival. On a vu, par ce qui précède, que mistress Blifil n’avait pas eu fort à se louer des procédés de son mari. Elle l’abhorrait, et la mort seule avait pu adoucir un peu la violence de sa haine. Il ne faut donc point s’étonner, si elle ne prenait pas un intérêt bien vif à l’enfant qu’elle avait eu de lui. Loin de s’en occuper, elle le voyait rarement dans ses premières années, et ne lui donnait aucune marque de tendresse. De là vint qu’elle souffrit, sans trop de répugnance, les témoignages d’affection que M. Allworthy prodiguait à Tom Jones, qu’il appelait son fils, et traitait en toutes choses aussi bien que son neveu. La conduite de mistress Blifil passait aux yeux des uns pour l’effet d’une pure soumission aux volontés de son frère : les autres pensaient, avec Thwackum et Square, qu’elle n’en haïssait pas moins l’enfant trouvé. Ils croyaient même que plus elle lui montrait de bienveillance, plus elle le détestait au fond du cœur, et méditait sa ruine. Intéressée à le perdre, il lui était
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difficile de persuader qu’elle ne cherchât point à y réussir.
 
Ce qui confirmait encore Thwackum dans cette idée, c’est qu’elle l’avait adroitement engagé plus d’une fois à fouetter Tom, en l’absence de M. Allworthy, qui n’aimait pas ce genre de punition, et que jamais elle ne lui avait fait pareille recommandation à l’égard du jeune Blifil. Square s’était aussi laissé prendre à ce piège. Au reste quoique mistress Blifil eut pour son fils une haine véritable (sentiment qui n’est pas sans exemple, quelque monstrueux qu’il paraisse), on remarquait à travers sa complaisance pour M. Allworthy, un vif mécontentement des bontés dont il comblait l’enfant trouvé. Elle s’en plaignait souvent hors de sa présence, elle l’en blâmait devant Thwackum et Square, et se permettait même de lui reprocher en face sa faiblesse, à la plus légère contestation qui s’élevait entre eux.
 
Mais lorsque Tom, en grandissant, commença à donner des marques de ce caractère sensible et généreux qui plaît tant aux femmes, l’éloignement que mistress Blifil avait montré pour lui dans son enfance, diminua par degrés. Elle en vint au point de le préférer si ouvertement à son propre fils, qu’il fut impossible de se méprendre davantage sur ses sentiments. Elle le recherchait
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avec empressement ; elle ne se lassait pas du plaisir de le voir. À dix-huit ans, Tom était le rival de Thwackum et de Square. La médisance changea alors d’objet ; le nom de Tom remplaça dans toutes les bouches celui du philosophe, qui en conçut pour notre héros une haine implacable.
 
 
CHAPITRE VII
 
L’Auteur paraît sur la scène.
 
M. Allworthy n’était point porté par caractère à voir les choses du mauvais côté, et il ignorait ces propos malins qui parviennent rarement aux oreilles d’un frère, ou d’un époux, lors même que tout le voisinage en est étourdi. Cependant l’affection de sa sœur pour Tom, et la préférence trop visible qu’elle lui donnait sur Blifil, nuisirent beaucoup dans son esprit à notre jeune ami.
 
La nature avait doué le bon écuyer d’un cœur si compatissant, que le sentiment impérieux de la justice pouvait seul arrêter les effets de sa bienfaisance.
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L’infortune, quand l’intérêt qu’elle inspire n’était balancé par aucun tort, suffisait pour le disposer à la pitié, et pour donner des droits à sa protection.
 
Lorsqu’il fut convaincu que mistress Blifil détestait son fils, il commença, par cet unique motif, à le regarder d’un œil de compassion ; et vous connaissez, mon cher lecteur, l’empire de la compassion sur les belles âmes.
 
Dès ce moment il vit, comme à travers un prisme, la moindre apparence de vertu dans son neveu, et n’aperçut presque plus aucun de ses défauts. Si l’aimable sentiment de la pitié justifie à un certain point ce premier degré de prévention, le suivant n’a d’excuse que dans la faiblesse de la nature humaine. M. Allworthy n’eut pas plus tôt remarqué la prédilection de mistress Blifil pour Tom Jones, que le pauvre garçon, bien qu’innocent, perdit de jour en jour dans son affection tout ce qu’il gagnait dans celle de sa sœur. Ce refroidissement, sans éteindre tout-à-fait sa première tendresse, le disposa peu à peu à recevoir ces impressions qui produisirent les grands événements qu’on verra dans la suite, événements auxquels il faut convenir que l’infortuné Tom ne contribua que trop par sa légèreté, son imprudence, et ses égarements.
 
Les exemples que nous rapporterons, si l’on en
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saisit le véritable sens, fourniront d’utiles leçons aux jeunes gens bien nés qui nous liront un jour. Ils les convaincront que la bonté du cœur et la franchise du caractère, quoique dignes de mille éloges, et la source des plus douces jouissances, ne suffisent point pour réussir dans le monde. La prudence et la circonspection sont nécessaires aux hommes même les plus irréprochables ; elles forment en quelque sorte une sauvegarde, sans laquelle il n’y a point de sûreté pour la vertu. Ce n’est pas assez que les intentions, nous disons plus, que les actions soient essentiellement bonnes, il faut encore qu’elles le paraissent. Quelque beauté qu’ait l’intérieur, on ne doit pas négliger le dehors ; autrement la malice et l’envie noirciront si bien l’âme la plus pure, que la pénétration et la bonté d’un Allworthy ne sauront en découvrir l’excellence. Ô mes jeunes lecteurs, ayez toujours présent à l’esprit, qu’il n’existe aucun homme assez parfait, pour pouvoir manquer impunément aux règles de la prudence, et que la vertu elle-même ne paraît belle, qu’autant qu’elle se montre parée des ornements extérieurs de la bienséance et de l’honnêteté. La suite de notre histoire, si vous nous lisez avec attention, vous offrira des preuves suffisantes de la vérité de cette maxime.
 
Qu’on nous pardonne notre courte apparition
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sur la scène, où nous sommes venu jouer un moment le rôle que remplissait le chœur dans les pièces des anciens. En signalant à la jeunesse les écueils contre lesquels l’innocence et la bonté font trop souvent naufrage, nous avons craint qu’elle ne se méprît sur les moyens de salut que nous lui présentions ; et ne pouvant mettre nos conseils dans la bouche d’aucun de nos personnages, nous avons été forcé de prendre nous-mêmes la parole.
 
 
CHAPITRE VIII.
 
Incident puéril qui fait connaître le bon naturel de Tom Jones.
 
On se souvient que M. Allworthy avait donné à Tom un petit cheval, pour le consoler d’une punition qu’il avait crue injuste.
 
Tom garda ce cheval environ six mois, puis il le conduisit à une foire voisine, où il le vendit.
 
Interrogé à son retour par Thwackum sur l’emploi
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qu’il avait fait de l’argent, il refusa de le lui dire.
 
« Oh ! oh ! s’écria Thwackum, vous ne me le direz pas ? eh bien ! les verges vont me l’apprendre. » C’était le moyen dont il se servait, d’ordinaire, pour éclaircir les cas douteux.
 
Déjà Tom était placé sur le dos d’un domestique, et l’exécution allait commencer, quand l’arrivée de M. Allworthy procura au patient un sursis. L’écuyer l’emmena dans une pièce voisine, et lui fit en particulier la même question que Thwackum.
 
« Monsieur, dit Tom, il est de mon devoir de ne vous rien cacher. À l’égard de mon lâche tyran, c’est avec un bâton que je prétends lui répondre, et j’espère être bientôt en état de le payer de cette façon de toutes ses barbaries. »
 
M. Allworthy le réprimanda sévèrement sur la manière indécente dont il osait parler de son maître, et sur les projets de vengeance qu’il annonçait contre lui. Il le menaça de l’abandonner, s’il entendait jamais sortir de sa bouche de pareils propos, ne voulant être, lui dit-il, ni l’appui, ni le bienfaiteur d’un vaurien. Il arracha ainsi de Tom quelques marques de repentir peu sincères. Notre jeune homme brûlait de se venger des faveurs cuisantes qu’il avait reçues tant de fois de la main du pédagogue. M. Allworthy le détermina
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pourtant à témoigner du regret de son emportement, et après une salutaire remontrance, il lui permit de s’expliquer, ce qu’il fit de la sorte.
 
« En vérité, monsieur, il n’y a personne au monde que j’honore autant que vous ; je sais tout ce que je vous dois, et j’aurais horreur de moi-même, si je me sentais capable d’ingratitude. Oh ! que mon petit cheval ne peut-il parler ! il vous dirait combien il m’était cher. Je prenais, à le nourrir de ma main, plus de plaisir encore qu’à le monter. Ah ! monsieur, le cœur m’a saigné quand il a fallu m’en séparer. Jamais je n’aurais pu me résoudre à le vendre, pour tout autre motif. Vous-même, monsieur, j’en suis sûr, vous auriez fait comme moi, à ma place. Vous êtes si sensible au malheur d’autrui ! Que serait-ce, si vous aviez à vous reprocher d’en être cause ? En vérité, monsieur, il n’y eut jamais de misère comparable à la leur.
 
– De qui parlez-vous, mon enfant ? que voulez-vous dire ?
 
– Oh monsieur ! depuis sa disgrâce, votre pauvre garde et sa nombreuse famille sont exposés chaque jour à mourir de faim et de froid. Je n’ai pu supporter la vue de ces malheureux nus et sans pain, et surtout l’idée d’être l’auteur de leurs souffrances ; non, monsieur, je ne l’ai pu ! (Ici il versa un torrent de pleurs.) C’est, continua-t-il,
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pour les sauver d’une mort certaine, que je me suis défait du petit cheval que vous m’aviez donné, et que j’aimais tant. Je ne l’ai vendu que pour eux ; ils en ont eu tout l’argent, tout, jusqu’au dernier sou. »
 
M. Allworthy garda quelques moments le silence, et des larmes d’attendrissement s’échappèrent de ses yeux, avant qu’il fût en état de parler. Enfin, il congédia Tom avec une douce réprimande, en le priant de s’adresser à lui désormais dans des cas semblables, au lieu de recourir à des expédients extraordinaires, pour soulager par lui-même les malheureux.
 
La conduite de Tom devint le sujet d’un vif débat entre Thwackum et Square. Le premier soutint qu’elle faisait injure à M. Allworthy, qui avait voulu punir le garde de sa désobéissance. Il dit qu’il y avait des cas, où ce que le monde appelle charité, était en opposition formelle avec la rigueur dont il plaisait au ciel d’user envers quelques personnes ; que la prétendue bienfaisance de Tom contrariait de même la juste sévérité de M. Allworthy ; et il finit, selon sa coutume, par l’éloge du fouet.
 
Square embrassa avec chaleur l’avis, opposé, soit en haine de Thwackum, soit pour plaire à M. Allworthy, qui semblait approuver fort la conduite de Jones. Quant aux arguments dont il
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se servit pour la justifier, comme ils n’échapperont point à la sagacité de la plupart de nos lecteurs, nous nous dispenserons de les répéter ici. Il n’était sans doute pas difficile de concilier avec la règle de la justice, une action qu’il eût été impossible de rapporter à un autre principe.
 
 
CHAPITRE IX.
 
Incident d’un genre odieux, suivi des commentaires de Thwackum et de Square.
 
Des philosophes plus renommés que nous, ont observé qu’un malheur n’arrive guère seul. Nous n’en voulons pour preuve que ces hommes trop avides du bien d’autrui. A-t-on découvert une de leurs fourberies, il est rare qu’on ne parvienne pas successivement à les connaître toutes. À peine le pauvre Tom avait-il obtenu grâce pour la vente de son petit cheval, qu’on découvrit qu’il s’était défait quelque temps auparavant d’une belle bible que lui avait donnée M. Allworthy, et qu’il en avait employé
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le prix de la même manière que celui du cheval. M. Blifil, quoique déjà possesseur d’une bible pareille, l’avait achetée, tant par amitié pour Tom que par respect pour le livre, ne voulant point le laisser passer à vil prix dans des mains étrangères. Il profita donc lui-même du bon marché ; car c’était un garçon avisé, et si économe, qu’il entassait, sou sur sou, tout l’argent que lui donnait M. Allworthy.
 
Il y a, dit-on, des gens qui ne peuvent lire que dans leurs propres livres. M. Blifil ne leur ressemblait pas. Dès qu’il eut en sa possession la bible de Tom, il n’en ouvrit plus d’autre. Il affectait même de l’avoir sans cesse entre les mains. Or, comme il consultait souvent M. Thwackum sur les passages difficiles, le pédagogue aperçut par malheur le nom de Tom écrit en plusieurs endroits du livre. Cette découverte amena des questions qui obligèrent M. Blifil à révéler le mystère.
 
M. Thwackum jura qu’un tel sacrilège ne demeurerait pas impuni : en conséquence, il procéda sans délai à la fustigation, et courut après dénoncer à M. Allworthy ce crime monstrueux, comme il l’appelait ; fulminant contre Tom, et le comparant aux acheteurs et aux vendeurs que Jésus-Christ chassa du temple.
 
Square vit le fait sous un jour différent. Selon lui, il n’y avait pas plus de mal à vendre un livre,
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qu’à en vendre un autre ; aucune loi divine ni humaine n’interdisait la vente des bibles : partant, l’action de Tom ne blessait en rien la convenance des choses. Il dit à Thwackum que sa grande colère, en cette occasion, lui rappelait l’histoire d’une dévote qui, par un pur zèle de religion, vola un jour les sermons de Tillotson à une femme de sa connaissance.
 
Cette anecdote fit monter le rouge au visage du théologien, qui n’était pas naturellement des plus pâles, et il se préparait à une réplique vigoureuse, lorsque mistress Blifil, présente au débat, s’interposa entre les deux champions. Elle se rangea, de l’opinion de M. Square, qu’elle appuya de doctes arguments, et finit par dire que si Tom était coupable, la vérité l’obligeait de convenir que son fils ne l’était pas moins ; car elle ne voyait aucune différence entre les vendeurs et les acheteurs, qui avaient mérité également d’être chassés du temple.
 
L’avis de mistress Blifil termina la dispute. Le triomphe de Square lui causa un accès de joie qui le rendit incapable de proférer un seul mot. Thwackum se tut, étouffant presque de rage, et n’osant parler, de crainte de déplaire à la dame qu’il avait, comme on l’a vu, intérêt à ménager. M. Allworthy dit que la punition infligée à l’enfant le dispensait d’exprimer son sentiment ; mais
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nous pensons qu’on n’aura pas de peine à le deviner.
 
Peu de temps après, l’écuyer Western (ainsi se nommait le gentilhomme sur les terres duquel on avait tué la perdrix) rendit plainte contre Black Georges, pour un nouveau délit de chasse. Ce fut une circonstance funeste à ce malheureux. Outre qu’elle eût suffi pour opérer sa ruine, elle le perdit dans l’esprit de M. Allworthy, qui était sur le point de lui rendre ses bonnes grâces, et voici comment. Un soir que l’excellent homme se promenait avec Blifil et Tom Jones, ce dernier lui fit prendre adroitement le chemin qui menait à la demeure de Black Georges. Il y trouva la famille du garde, c’est-à-dire sa femme et ses enfants, en proie à tous les maux dont la faim, le froid, et la nudité, peuvent assaillir des créatures humaines ; car le payement d’anciennes dettes avait presque absorbé les libéralités de Jones.
 
Une pareille scène ne pouvait manquer d’émouvoir le cœur de M. Allworthy. Il donna sur-le-champ à la mère une couple de guinées, pour acheter de quoi vêtir ses enfants. La pauvre femme, pénétrée de reconnaissance, fondit en larmes ; et tout en remerciant l’écuyer, elle rendit à Jones mille actions de grâces. « C’est ce bon jeune homme, dit-elle, qui nous a préservés, moi et les miens, d’une mort certaine. Depuis longtemps
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nous ne mangeons pas un morceau de pain, ces pauvres enfants n’ont pas un haillon sur le corps, dont nous ne soyons redevables à sa générosité. » En effet, indépendamment du petit cheval et de la bible, il avait vendu à leur profit sa robe de chambre et quelques autres objets.
 
Tom, en revenant au château, fit à M. Allworthy une peinture si touchante du repentir et de la misère de Black Georges, que le bon écuyer se laissa désarmer. Il dit qu’il trouvait le garde assez puni ; qu’il consentait à lui pardonner, et songerait aux moyens de pourvoir à ses besoins et à ceux de sa famille.
 
Malgré l’obscurité de la nuit, malgré des torrents de pluie, Jones, transporté de joie, s’empressa de retourner sur ses pas, l’espace d’un mille, pour informer la femme du garde de l’heureux succès de sa démarche ; mais comme ceux qui se hâtent trop d’annoncer une bonne nouvelle, il ne recueillit d’autre fruit de sa précipitation, que le chagrin d’avoir bientôt à détruire l’espérance qu’il avait donnée. Le mauvais génie de Black Georges profita de l’absence de son ami, pour changer de nouveau la face des choses.
 
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CHAPITRE X.
 
M. Blifil et Jones se montrent sous un jour différent.
 
M. Blifil était loin d’éprouver au même point que Jones l’aimable sentiment de la pitié ; mais, en revanche, il possédait à un plus haut degré que son camarade une qualité bien supérieure, l’amour de la justice. Il suivait en cela les préceptes et l’exemple de Thwackum et de Square. Ces deux personnages avaient beau parler souvent de la pitié, il était évident que Square la jugeait incompatible avec la règle de la justice, et que Thwackum avait pour principe d’exercer la justice, et de laisser au ciel la pitié. Ils différaient pourtant un peu d’opinion sur la manière de pratiquer cette sublime vertu, à l’aide de laquelle Thwackum eût été capable de détruire une moitié du genre humain, et Square, l’autre moitié.
 
M. Blifil avait gardé le silence, en présence de Jones ; mais après un mûr examen, il ne put souffrir
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que son oncle honorât de ses bontés un homme qui n’en était pas digne. Il résolut donc de l’instruire sur-le-champ du délit que nous n’avons qu’indiqué précédemment.
 
Environ un an après sa disgrâce, et avant que Tom eût vendu le petit cheval, le garde n’ayant pas une bouchée de pain pour apaiser sa faim et celle de sa famille, traversait un champ de blé appartenant à M. Western. Il aperçut un lièvre au gîte, et, sans respect pour le droit de propriété, ni pour les lois de la chasse, il tua l’animal d’un coup de bâton.
 
Le malheur voulut qu’au bout d’un certain temps, le revendeur qui avait acheté le lièvre fût pris, chargé d’une quantité de gibier considérable. Pour calmer la colère de l’écuyer, il se vit forcé de lui dénoncer quelque braconnier. Black Georges s’offrit d’abord à sa pensée ; il le nomma, comme un homme déjà suspect à M. Western, et mal famé dans le pays. C’était d’ailleurs le moindre sacrifice qu’il pût faire à sa sûreté, le garde ne lui ayant pas fourni depuis lors une seule pièce de gibier. Il trouva ainsi le moyen de mettre à couvert ses meilleures pratiques ; car l’écuyer, charmé de pouvoir punir Black Georges, que ce seul délit rendait assez coupable, n’étendit pas plus loin ses recherches.
 
Si l’aventure eût été fidèlement rapportée à M. Allworthy,
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il est probable qu’elle aurait fait peu de tort au garde-chasse dans son esprit ; mais il n’est pas de zèle plus aveugle que celui qu’inspire un amour excessif de la justice. M. Blifil avait oublié l’époque du délit ; il en exagéra aussi les circonstances : il dit que Georges avait tué des lièvres, et l’addition d’une simple lettre dénatura le fait. La vérité aurait pu se découvrir plus tard, si Blifil n’avait pris la précaution perfide d’exiger de son oncle le secret, avant de lui conter la chose. De cette façon le malheureux garde fut condamné, sans pouvoir se défendre. Il avait tué le lièvre, il existait une plainte contre lui.
 
C’étaient deux faits certains, M. Allworthy n’éleva point de doutes sur le reste.
 
La joie des pauvres gens fut de courte durée. Le lendemain matin, M. Allworthy annonça qu’il avait de nouveaux et graves sujets de mécontentement contre Black Georges ; et, sans s’expliquer davantage, il défendit à Tom de lui parler désormais en sa faveur. « J’aurai soin, ajouta-t-il, de donner du pain à sa famille. Quant à cet incorrigible vaurien, je l’abandonne à la rigueur des lois. »
 
Tom, qui n’avait pas le moindre soupçon de la perfidie de Blifil, ne put deviner ce qui excitait la colère de M. Allworthy. Toutefois, comme aucun obstacle n’était capable de rebuter son amitié
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pour Georges, il tenta un autre moyen de prévenir sa ruine.
 
Jones entretenait, depuis peu, des relations très-fréquentes avec M. Western. Il s’était acquis une haute estime dans l’esprit du vieux chasseur, par son adresse à franchir les fossés, les haies, les barrières, et par cent autres prouesses aussi brillantes. L’écuyer disait de lui, qu’avec des encouragements convenables, on pourrait en faire un grand homme ; il regrettait souvent de n’avoir pas un fils qui lui ressemblât, et un jour, dans une orgie, il paria mille guinées que Tom était en état de conduire une meute, aussi bien que le meilleur chasseur du canton.
 
Grâce à ces merveilleux talents, notre jeune homme avait si bien su plaire à M. Western, qu’il était le compagnon habituel de ses chasses, et le convive le plus fêté à sa table. Tout ce que l’écuyer aimait le mieux, ses fusils, ses chiens, ses chevaux, n’étaient pas moins à la disposition de Tom, que s’il les eût possédés en propre. Il conçut donc le dessein d’employer son crédit à servir son ami Black Georges, et de lui procurer chez M. Western une place pareille à celle qu’il occupait auparavant chez M. Allworthy.
 
Quand on songe aux anciens sujets de plaintes que cet homme avait donnés à M. Western et au courroux qu’inspirait au gentilhomme la gravité
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de son premier délit, on est tenté de taxer de témérité et de folie l’entreprise de Jones. Cependant, dût-on trouver sa confiance un peu présomptueuse, on ne pourra qu’applaudir à l’énergie de son zèle, dans une occasion si difficile.
 
Ce fut à la fille de M. Western qu’il adressa sa prière. Cette jeune personne, âgée d’environ dix-sept ans, était, après les chiens et les chevaux, l’objet de la tendre affection de son père. Elle avait quelque influence sur l’esprit de l’écuyer, Tom se flattait d’en avoir un peu sur le sien. Mais comme il s’agit ici de la future héroïne de notre histoire, d’une jeune beauté que nous aimons beaucoup, et que bientôt, selon toute apparence, la plupart de nos lecteurs aimeront beaucoup aussi, il ne serait pas convenable de la faire paraître, pour la première fois, à la fin d’un livre.
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IV.
 
CONTENANT L’ESPACE D’UNE ANNÉE.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER.
 
Contenant cinq pages.
 
Non content de donner à notre ouvrage un caractère de vérité qui le distingue de ces romans monstrueux enfantés par des cerveaux malades, et, au dire d’un habile critique, uniquement bons pour l’épicier, nous voulons encore qu’il ne ressemble en rien à ces insipides annales, qu’un poëte célèbre ne juge guère utiles qu’aux brasseurs, parce qu’on ne peut les lire sans avoir près de soi une bouteille d’excellente bière.
 
L’histoire, au doux aspect d’une bière mousseuse,
 
Se montre en ses récits un peu moins ennuyeuse.[12]
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Or, la bière étant la liqueur favorite des historiens modernes, peut-être même leur muse, si l’on en croit Buttler, qui la regarde comme la source de l’inspiration, il convient que le lecteur n’oublie pas non plus d’en boire ; car, tout livre doit se lire avec le même esprit et de la même manière qu’il a été fait ! Aussi le fameux auteur d’Hurlothrumbo disait-il à un savant évêque, que si sa grandeur n’avait pas senti le mérite de sa pièce, c’est qu’elle ne l’avait pas lue un violon à la main, comme il en tenait un lui-même en la composant.
 
Afin d’éviter la sécheresse et la monotonie de nos modernes histoires, nous avons pris soin d’enrichir la nôtre de comparaisons, de métaphores, de descriptions, et d’autres ornements poétiques. Cette variété, destinée à remplacer la bière et à rafraîchir l’esprit, préviendra l’assoupissement dont le lecteur n’a pas moins de peine à se défendre que l’auteur, dans le cours d’un long ouvrage. Sans de certains repos ménagés avec art, la meilleure narration, si elle était toute simple, toute nue, lasserait l’attention la plus infatigable. Il faudrait avoir la faculté qu’Homère attribue à Jupiter d’être inaccessible au sommeil, pour soutenir la lecture d’une gazette en plusieurs volumes.
 
C’est au lecteur à juger si nous avons bien
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choisi les occasions d’orner notre récit. Il conviendra, sans doute, qu’il ne pouvait s’en présenter une plus favorable, que le moment où nous allons introduire sur la scène un personnage considérable, un personnage qui n’est rien moins que l’héroïne de ce poëme héroï-historico-prosaïque. Nous avons donc cru devoir prévenir les esprits en sa faveur, par la réunion des plus riantes images que la nature ait offertes à nos pinceaux. La méthode que nous suivons est fondée sur de nombreuses autorités ; d’abord, sur celle de nos poëtes tragiques, qui manquent rarement de préparer l’auditoire à l’entrée de leurs principaux acteurs.
 
Chez eux, le héros de la pièce s’annonce toujours au bruit des tambours et des fanfares, pour exciter dans l’assemblée une humeur belliqueuse, et disposer l’oreille à un cliquetis de mots, à un ronflement de périodes que l’aveugle de M. Locke pourrait fort bien confondre avec le son aigu d’une trompette. Les amoureux, au contraire, viennent-ils à paraître, une musique mélodieuse les accompagne sur le théâtre, soit pour pénétrer le spectateur des charmes de la volupté, soit pour le provoquer au doux sommeil où la scène suivante doit le plonger.
 
Et non – seulement les poëtes tragiques, mais leurs capricieux tyrans, les directeurs de spectacles, connaissent
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parfaitement le secret d’éveiller l’attention du public. Au tintamarre musical qui annonce l’approche du héros, ils ont coutume de joindre une troupe de gardes chargés de précéder sa marche : cortège indispensable, comme on le verra par l’anecdote suivante, tirée de l’histoire des coulisses.
 
Un jour, le roi Pyrrhus dînait dans une taverne voisine du théâtre, lorsqu’on vint le chercher pour remplir son rôle. Le héros, qui ne voulait point laisser là une excellente épaule de mouton, ni s’exposer par un retard à la colère du directeur, s’était avisé de gagner sous main son escorte, et de la disperser adroitement. Cette ruse eut un plein succès. Tandis que le directeur criait d’une voix de Stentor : « Où sont les gardes qui doivent marcher devant le roi Pyrrhus ? » le monarque acheva tranquillement son épaule de mouton, et l’auditoire impatient fut obligé de se contenter, en l’attendant, de l’insipide musique de l’orchestre.
 
Enfin les politiques, esprits déliés et subtils, semblent avoir aussi senti l’avantage de cette espèce de charlatanerie. Nous sommes convaincu que notre vénérable magistrat, le lord-maire, doit une bonne partie du respect qu’on lui témoigne pendant l’année de sa charge, à la solennité de son installation. Nous-mêmes, il faut l’avouer, quoique peu sujet à être dupe de l’apparence,
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nous nous sommes quelquefois laissé éblouir par l’éclat d’une magnificence extraordinaire. En voyant, dans une cérémonie publique, s’avancer d’un pas majestueux un homme précédé d’une foule de gens, dont l’unique fonction est de marcher devant lui, nous avons conçu une plus haute idée de sa dignité que nous n’avions fait, lorsqu’il s’était offert à nos yeux dans une situation commune. Et pour citer un exemple analogue à ce sujet, on sait qu’il est d’usage qu’une jeune bouquetière précède la pompe du couronnement, et jonche de fleurs les chemins par où doit passer le brillant cortège. Les anciens se seraient figuré que c’était Flore en personne. Abusés par la voix de leurs prêtres et de leurs magistrats, ils auraient cru voir, sous les traits d’une simple mortelle, la déesse elle-même. Pour nous, qui ne voulons surprendre la religion de personne, nous laisserons les esprits incrédules à qui répugne la théologie païenne, transformer, s’il leur plaît, notre déesse en bouquetière. Il nous suffit de l’annoncer avec la solennité, avec l’élévation de style, et toutes les circonstances propres à lui attirer l’admiration générale. À dire vrai, nous serions tenté, pour certaines raisons, d’engager ceux qui ont reçu du ciel un cœur sensible, à ne pas pousser plus loin la lecture de cet ouvrage. Mais comme le portrait de notre héroïne, quelque séduisant
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qu’il soit, est fait d’après nature, nous ne doutons pas que nos jeunes lecteurs ne trouvent dans notre heureuse patrie une foule de beautés, dont les charmes répondront à toutes les idées de perfection, à tous les tendres sentiments que notre pinceau pourra faire naître dans leur esprit.
 
Maintenant, sans autre préambule, nous passerons au chapitre suivant.
 
 
CHAPITRE II.
 
Faible idée de ce que nous sommes capable de faire dans le genre sublime. Portrait de miss Sophie Western.
 
Qu’aucun souffle ennemi ne trouble la paix des airs ! Roi des vents, Éole, retenez dans des chaînes d’airain le fougueux Borée et le piquant Eurus. Toi, doux Zéphire, quitte ta couche odorante, prends ton essor vers les régions du Midi, amène ces brises délicieuses qui engagent l’aimable Flore à
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sortir de sa retraite, et à se montrer parée de diamants liquides, lorsque le premier mai, jour de sa naissance, la déesse du printemps, vêtue d’une robe flottante, rase d’un pied léger la verdure des prairies, que les fleurs naissent en foule sous ses pas, pour lui rendre hommage, et que dans les champs embellis par elle, l’éclat des couleurs le dispute à la suavité des parfums.
 
Puisse notre héroïne paraître aussi charmante ! Chantres ailés, gentils oiseaux, vous dont tout l’art de Handel ne saurait égaler les accords, préparez-vous à célébrer sa présence par d’harmonieux concerts. Votre musique, née de l’amour, en allume aussi la flamme ; excitez dans tous les cœurs cette tendre passion : voici qu’ornée de mille dons que lui a prodigués la nature, parée de jeunesse, de beauté, d’innocence, et de candeur, exhalant de ses lèvres de rose une haleine embaumée, lançant de ses yeux un feu vif et doux, la divine Sophie s’avance.
 
Lecteur, peut-être as-tu vu la Vénus de Médicis, peut-être as-tu admiré les beautés qui décorent la galerie d’Hamptoncourt ; peut-être te souviens-tu des brillantes Churchill, et de leurs illustres rivales, honorées de tant de toasts, au club de Kit-Cate[13] ; ou si leur règne a précédé ta naissance,
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tu as vu du moins leurs filles, ces astres resplendissants de notre âge, astres si nombreux que leurs seuls noms rempliraient toutes les pages d’un volume.
 
En ce cas, tu ne crains pas la dure apostrophe de lord Rochester à un homme qui se vantait froidement d’avoir vu une foule de belles femmes. « Malheureux ! s’écria le lord, tu n’as point d’yeux si tu les a vues sans admirer l’excellence de la beauté ; tu n’as point d’âme, si tu les as vues sans éprouver sa puissance. »
 
Cependant, ami lecteur, quand tu aurais vu toutes ces beautés réunies, tu ne pourrais te faire une juste idée de Sophie ; car aucune n’en offrait la véritable image. Elle ressemblait beaucoup à lady Ranelagh, encore plus, dit-on, à la fameuse duchesse de Mazarin, et surtout à cette femme adorée dont les traits ne s’effaceront jamais de mon cœur. Ô mon ami ! si tu l’as connue, il est inutile de te peindre Sophie ; mais de peur que la fortune jalouse ne l’ait dérobée à tes regards, nous allons, malgré le sentiment de notre insuffisance, essayer d’ébaucher pour toi le portrait de notre jeune merveille.
 
Sophie, fille unique de M. Western, était plutôt grande que petite ; sa taille était élégante et fine ; la délicate proportion de ses bras annonçait dans le reste de sa personne une heureuse
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harmonie. Ses cheveux noirs tombaient jusqu’à sa ceinture, avant qu’elle les fît couper pour se conformer à la mode ; ils flottaient depuis sur son cou en anneaux si gracieux, qu’on doutait presque qu’ils fussent naturels. Si l’on se fût permis de trouver quelque partie de son visage moins digne d’éloges que les autres, peut-être eût-on pensé qu’un front un peu plus découvert n’aurait pas nui à sa beauté. Ses sourcils égaux et pleins formaient un arc inimitable ; ses yeux noirs jetaient un éclat que la douceur de sa physionomie avait peine à tempérer. Son nez était d’une régularité parfaite. Sa bouche, ornée de deux rangs de perles, rappelait les vers de sir John Suckling[14].
 
Ses deux lèvres brillaient du plus beau vermillon.
 
L’une était plus mince, plus fine
 
Que l’autre, du menton voisine,
 
Qui d’une abeille avait ressenti l’aiguillon.
 
Ses joues présentaient un ovale bien dessiné. Dans la droite était une fossette que découvrait le moindre sourire. L’agréable contour de son menton contribuait encore aux charmes de sa figure. Son teint tenait plus du lis que de la rose ; mais
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quand l’exercice ou la pudeur en augmentait la couleur naturelle, il effaçait le plus bel incarnat. Ces vers du célèbre docteur Donne semblaient faits pour elle[15] :
 
Un sang pur et vermeil animait son visage,
 
Et semblait lui prêter un éloquent langage.
 
On eût dit que ses yeux, que sa bouche pensaient.
 
Son cou long et poli s’arrondissait avec grâce. Si nous ne craignions de blesser sa modestie, nous dirions que les appas qui en étaient voisins, surpassaient ceux mêmes de la Vénus de Médicis. On ne pouvait leur comparer ni la neige, ni l’albâtre, et la gaze la plus fine semblait ne couvrir que par jalousie ce sein éblouissant dont elle n’égalait point la blancheur[16] :
 
Le marbre de Paros n’offrait rien de si pur.
 
Telle était l’aimable Sophie ; et ces belles formes avaient reçu du ciel une habitante digne de les animer. Son âme répondait à sa figure ; celle-ci empruntait même quelques charmes de la première. Quand elle souriait, son angélique douceur communiquait à sa physionomie une expression
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que la plus exacte régularité des traits ne saurait donner. Mais comme toutes les perfections morales de notre héroïne vont se découvrir au lecteur, dans l’intimité où nous nous proposons de l’admettre auprès d’elle, il est inutile de lui en tracer d’avance le tableau. Ce serait faire une sorte d’injure à son intelligence, et lui dérober le plaisir d’en juger par lui-même.
 
Nous croyons pourtant convenable de dire, qu’une éducation soignée avait encore ajouté aux heureux dons que Sophie tenait de la nature. Elle avait été élevée sous les yeux d’une tante, femme pleine de sagesse et d’expérience, qui, dégoûtée de la cour, où elle avait passé sa jeunesse, s’était retirée depuis quelques années à la campagne. Grâce à ses leçons, Sophie ne laissait rien à désirer, sous le rapport du goût et de l’instruction. Il ne lui manquait peut-être qu’un peu de cette aisance dans les manières, qui ne s’acquiert que par l’usage du grand monde ; mais ce léger mérite, si estimé de nos voisins les Français, s’achète souvent trop cher : l’innocence y supplée de reste, et nous pensons que le bon sens, joint aux grâces naturelles, n’en a pas besoin pour plaire.
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CHAPITRE III.
 
L’histoire rétrograde. Incident assez frivole arrivé quelques années auparavant, et qui ne fut pourtant pas sans conséquences.
 
Sophie, à l’époque où nous l’introduisons sur la scène, entrait dans sa dix-huitième année. Son père, on l’a déjà dit, l’aimait avec idolâtrie. Ce fut à elle que Tom Jones s’adressa pour tirer de peine son ami le garde-chasse.
 
Avant de nous occuper de cette affaire, il faut jeter un coup d’œil rapide sur quelques événements antérieurs.
 
Quoique la différence de caractère de M. Allworthy et de M. Western ne leur permît pas d’entretenir des relations intimes, ils vivaient en bons voisins. De cette façon, les enfants des deux familles s’étaient connus dès le berceau ; et comme ils étaient à peu près du même âge, ils avaient souvent joué ensemble.
 
L’humeur gaie de Tom plaisait plus à Sophie
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que l’air sérieux de son camarade, et la préférence qu’elle donnait au premier était si visible, qu’un garçon moins phlegmatique que M. Blifil en aurait pu concevoir de la jalousie ; mais il n’en montrait aucune, et l’équité nous défend de chercher à pénétrer dans le fond de son cœur, à l’exemple de ces gens perfides qui s’étudient à découvrir les défauts secrets de leurs amis, pour se procurer le malin plaisir de les divulguer.
 
Cependant, comme il est naturel de croire au ressentiment de ceux qu’on craint d’avoir offensés, Sophie imputa à la vengeance une action de Blifil, que la sagacité supérieure de Thwackum et de Square interpréta d’une manière beaucoup plus favorable.
 
Tom Jones, très-jeune encore, avait fait présent à Sophie d’un oiseau qu’il avait déniché, élevé, et instruit à chanter.
 
Sophie, alors âgée d’environ treize ans, aimait passionnément cet oiseau. Sa plus douce occupation était d’en prendre soin ; son plus grand plaisir, de jouer avec lui. Comblé de faveurs, le petit Tommy (ainsi se nommait l’oiseau) s’était si bien apprivoisé, qu’il mangeait dans la main de sa maîtresse, se perchait sur son doigt, et aimait à se reposer sur son sein, où il semblait presque sentir son bonheur. Toutefois, dans la crainte de le perdre, elle tenait toujours un ruban
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attaché à
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sa patte, et ne lui laissait pas la liberté de s’envoler.
 
Un jour que M. Allworthy et sa famille avaient dîné chez M. Western, Blifil en se promenant dans le jardin avec Sophie, remarqua son extrême tendresse pour le petit Tommy ; il la pria de le lui confier un moment. Sophie y consentit, non sans difficulté. Blifil, à peine maître de l’oiseau, le débarrassa de son ruban, et lui donna la clef des champs.
 
L’ingrat Tommy ne se vit pas plus tôt en liberté, qu’oubliant toutes les caresses qu’il avait reçues de sa maîtresse, il prit son vol et s’alla percher sur la branche d’un arbre, à quelque distance de là.
 
Sophie jeta un cri aigu. Tom, qui n’était pas loin, accourut. Dès qu’il sut ce qui était arrivé, il accabla Blifil de reproches, ôta son habit et monta sur l’arbre où l’oiseau s’était posé. Il allait saisir son petit homonyme, quand la branche, qui s’étendait au-dessus d’un canal, se rompit, et le pauvre garçon tomba la tête la première au fond de l’eau.
 
Le désespoir de Sophie changea alors d’objet. Craignant pour la vie de Jones, elle cria dix fois plus fort qu’auparavant, et M. Blifil, il faut lui rendre justice, la seconda de toute la force de ses poumons.
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Alarmée par ces cris, la compagnie, qui se trouvait réunie dans la salle à manger donnant sur le jardin, sortit en hâte ; mais à l’instant où elle arrivait au canal, Tom venait de gagner le bord, sain et sauf, car l’eau était heureusement peu profonde en cet endroit.
 
Thwackum tança vertement le petit misérable qui était debout devant lui, dégouttant d’eau et transi de froid. M. Allworthy pria le pédagogue de se calmer, et demanda à son neveu la cause de tout ce bruit.
 
« C’est moi, mon cher oncle, repartit Blifil, qui suis le coupable. Je vous jure que j’ai bien du regret de ce que j’ai fait. Je tenais dans ma main l’oiseau de miss Sophie ; persuadé que le pauvre animal soupirait après sa liberté, je n’ai pu m’empêcher, j’en conviens, de lui donner ce qu’il désirait. J’ai toujours regardé l’esclavage comme une grande cruauté ; il me paraît en opposition avec la loi naturelle, qui veut que tout ce qui respire soit libre ; il est de plus contraire à la religion chrétienne, qui nous ordonne de faire à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fît. Je me serais pourtant bien gardé d’agir de la sorte, si j’avais cru causer tant de peine à miss Sophie, surtout si j’avais prévu ce qui arriverait à son oiseau, car au moment où M. Jones, qui avait grimpé sur l’arbre pour le rattraper, est tombé
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dans l’eau, l’oiseau s’est envolé une seconde fois, et un vilain faucon fondant sur lui, l’a emporté dans ses serres. »
 
À cette nouvelle, Sophie, que son inquiétude pour Jones avait empêchée de suivre des yeux son cher Tommy, répandit un torrent de larmes. En vain, M. Allworthy essaya de la consoler par la promesse d’un plus bel oiseau, elle déclara qu’elle n’en aurait jamais d’autre. M. Western la gronda de pleurer si fort pour une bagatelle ; mais il dit à Blifil que s’il était son père, il le fustigerait d’importance.
 
Sophie remonta dans sa chambre, on renvoya chez eux les deux enfants, et le reste de la compagnie se remit à table, où l’aventure de l’oiseau devint le sujet de la conversation curieuse qu’on lira au chapitre suivant.
 
 
CHAPITRE IV.
 
Matières trop graves et trop profondes pour plaire à tous les lecteurs.
 
Aussitôt que Square eut allumé sa pipe : « Monsieur, dit-il à M. Allworthy, il faut que je vous
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fasse mon compliment sur la rare intelligence de votre neveu. Dans un âge où la plupart des enfants n’ont d’idées que des objets sensibles, il se montre capable de discerner le juste d’avec l’injuste. L’esclavage est en opposition avec la loi naturelle, qui veut que tout ce qui respire soit libre : ce sont ses propres paroles, et l’impression qu’elles ont faite sur moi ne s’effacera jamais. Est-il possible d’avoir une notion plus sublime de la règle de la justice et de l’éternelle convenance des choses ? Ah, la brillante aurore de cet enfant me présage que dans son midi, il égalera les deux Brutus !
 
– Cet enfant, répondit le fougueux Thwackum, après avoir répandu une moitié de son verre et avalé le reste, cet enfant ressemblera, j’espère, à de plus honnêtes gens que vos Brutus. Le passage de l’Écriture qu’il a cité m’en inspire la confiance. Votre loi naturelle est une chimère, un mot vide de sens ; je ne connais point de loi semblable, ni de justice qui en dérive. Faire aux autres ce que nous voudrions qu’on nous fît, voilà le précepte de la religion chrétienne. L’enfant l’a dit, et je m’applaudis de voir que mes leçons aient produit en lui de si bons fruits.
 
– Si la vanité ne blessait pas les convenances, repartit Square, je pourrais m’en permettre un peu. On voit assez, je pense, à quelle source l’enfant
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a puisé ses notions du juste et de l’injuste. Ôtez la loi naturelle, il n’y a plus ni juste, ni injuste dans le monde.
 
– Comment ! répliqua le théologien, niez-vous la révélation ? parlé-je à un déiste, ou à un athée ?
 
– Hé buvez, Messieurs, buvez, s’écria Western, et au diable votre loi naturelle. Je ne sais ce que vous entendez par le juste et par l’injuste. Prendre l’oiseau de ma fille, me paraît une fort vilaine action ; mon voisin Allworthy fera ce qu’il lui plaira ; mais, à mon avis, encourager des enfants à de pareils jeux, c’est les élever pour la potence. »
 
M. Allworthy dit qu’il désapprouvait l’action de son neveu, sans pouvoir toutefois se résoudre à l’en punir, attendu qu’elle lui semblait provenir d’un motif louable, plutôt que répréhensible. Il ajouta, que si l’enfant avait voulu voler l’oiseau, personne ne serait plus disposé que lui à le châtier avec rigueur ; mais que selon toutes les vraisemblances, il n’avait pas eu ce dessein. Le bon gentilhomme ne pouvait croire, en effet, que Blifil eût agi par un autre motif, que celui qu’il avait allégué ; car la maligne intention que soupçonnait Sophie, n’était pas entrée dans son esprit. Il finit par blâmer de nouveau l’action de son neveu, comme une étourderie que la jeunesse seule rendait excusable.
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Square s’était prononcé d’une façon si énergique, que son silence eût été l’aveu de sa défaite. Il répondit avec vivacité, que M. Allworthy montrait trop de respect pour le misérable intérêt de la propriété ; que quand il s’agissait de porter un jugement sur de grandes et belles actions, il fallait écarter toutes considérations particulières ; qu’en raisonnant d’après ces règles étroites, le dernier des Brutus serait un ingrat, et le premier, un parricide.
 
« Et s’ils avaient été tous deux pendus pour leurs crimes, s’écria Thwackum, ils n’auraient eu que ce qu’ils méritaient. Fi ! le vilain couple de païens. Grâce à Dieu, nous n’avons plus de Brutus aujourd’hui. Abstenez-vous désormais, je vous prie, monsieur Square, de remplir la tête de mes élèves de ce fatras anti-chrétien, sinon je ne pourrai me dispenser, tant qu’ils seront sous ma discipline, de l’en expulser à coups de verges. Peu s’en faut que vous n’ayez déjà perverti votre disciple Tom. Je l’entendais l’autre jour soutenir à M. Blifil, qu’il n’y a point de mérite dans la foi, sans les œuvres. Je sais que c’est un de vos principes : d’où je suppose qu’il le tient de vous.
 
– Ne m’accusez pas de l’avoir perverti, dit Square. De qui a-t-il appris à se moquer de la vertu, de la décence, de la justice, et de la convenance des choses, de qui, si ce n’est de vous ? Il
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est bien votre disciple et je le désavoue pour le mien. C’est M. Blifil qui est mon élève. Dans un âge si tendre, cet enfant a déjà des idées de rectitude morale, que je vous défie de déraciner de son esprit.
 
– Oui, oui, repartit Thwackum avec un sourire de dédain, je ne crains pas de le laisser entre vos mains. Il est trop affermi dans la bonne voie, pour que votre jargon philosophique puisse l’en détourner ; non, non, j’ai eu soin de lui inculquer de tels principes…
 
– Et moi aussi je lui ai inculqué des principes. N’est-ce pas à l’idée sublime de la vertu, qu’il faut rapporter son action généreuse ? Je vous le répète, si la vanité ne blessait pas les convenances, je pourrais m’en glorifier.
 
– Et moi, si l’orgueil était permis, je pourrais me vanter de lui avoir enseigné la maxime qu’il a lui-même assignée comme le motif de son action.
 
– Ainsi, messieurs, dit Western, vous vous disputez l’honneur d’avoir instruit cet enfant à voler l’oiseau de ma fille. Je vois bien qu’il faut qu’à l’avenir j’aie l’œil sur mes perdrix privées, autrement, quelque beau jour, on viendra, par principe de vertu et de religion, leur donner la clef des champs. » Puis frappant sur l’épaule d’un homme de loi assis à côté de lui : « Qu’en pensez-
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vous, monsieur le jurisconsulte ? n’est-ce pas agir contre le droit ?
 
– S’il est question d’une perdrix, répondit gravement l’homme de loi, nul doute qu’il n’y ait matière à procès ; car quoique les perdrix soient dans la classe de ce que nous nommons feræ natoræ[17], on peut en réclamer la propriété ; mais s’il s’agit d’un petit oiseau, objet de nulle valeur, on aurait beau le réclamer, il serait réputé nullius in bonis[18]. En ce cas, je pense que la justice ne ferait pas droit à la plainte, et qu’on aurait tort d’intenter un procès.
 
– Eh bien ! si l’oiseau est nullius bonus, buvons, et parlons de politique, ou de quelque sujet que nous entendions tous ; car, Dieu me damne, messieurs, si j’ai rien compris à ce que vous venez de dire. Vos beaux raisonnements ne me touchent nullement. Eh quoi ! aucun de vous n’a dit un mot de ce pauvre garçon, dont la conduite mérite tant d’éloges. Risquer de se rompre le cou pour obliger ma fille, n’est-ce pas une action hardie et généreuse ? j’en sais assez pour voir cela. Allons, de par tous les diables, à la santé de Tom. J’aimerai ce garçon-là aussi longtemps que je vivrai. »
 
Cette brusque sortie termina la dispute, qui,
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selon toute apparence, n’aurait pas tardé à recommencer, si M. Allworthy n’eût demandé sa voiture, et emmené les deux champions.
 
Telle fut l’aventure de l’oiseau, et la discussion qu’elle occasionna. Nous avons cru devoir en entretenir le lecteur, quoique l’événement ait précédé de plusieurs années l’époque où notre histoire est maintenant parvenue.
 
 
CHAPITRE V.
 
Matière qui sera du goût de tout le monde.
 
Peu de chose suffit pour gagner un cœur tendre[19],
 
a dit un poëte, grand maître dans l’art d’aimer. Il est certain que, depuis ce jour, Sophie commença à prendre un peu d’inclination pour Tom, et beaucoup d’aversion pour Blifil.
 
Ces sentiments opposés se fortifièrent dans son cœur par mille petits incidents qu’il est inutile de
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rapporter. On pourra s’en former aisément une idée, d’après le portrait que nous avons fait de Tom et de Blifil, et juger combien le caractère du premier convenait mieux à Sophie que celui du second. À dire vrai, Sophie, quoique très-jeune, voyait fort bien que Tom, tout étourdi, tout inconsidéré, tout vaurien qu’il était, n’avait d’ennemi que lui-même ; tandis que le grave, le discret, le prudent Blifil, n’aimait qu’une seule personne ; et l’on devinera, sans que nous le disions, quelle était cette personne.
 
Ces deux caractères ne reçoivent pas toujours dans le monde la louange ou le blâme qu’ils méritent, et que chacun devrait, ce me semble, leur prodiguer, ne fût-ce que par intérêt personnel. Peut-être y a-t-il, pour cela, un motif politique. Lorsqu’on rencontre un homme d’une bonté parfaite, il est naturel de : penser qu’on a trouvé un trésor, et d’avoir envie de le garder, comme tout autre objet précieux, pour soi seul. On craint de s’exposer, par d’imprudents éloges, à partager le fruit d’une découverte qu’on veut se réserver. Si cette raison ne satisfait pas le lecteur, nous ne savons comment expliquer le peu d’égards que l’on témoigne d’ordinaire pour un caractère qui honore la nature humaine, et fait un bien infini à la société.
 
Sophie ne suivit pas le commun exemple : Tom eut son
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estime, et Blifil, son mépris, aussitôt qu’elle put comprendre le sens de ces deux mots. Élevée par sa tante, et depuis plus de trois ans absente de la maison paternelle, elle n’avait vu nos deux jeunes gens que de loin en loin, durant cet intervalle. Une seule fois, elle avait dîné avec sa tante chez M. Allworthy. C’était peu de jours après l’aventure de la perdrix. Sophie en entendit conter à table tous les détails, sans ouvrir la bouche, et sa tante, pendant le retour, ne put obtenir d’elle que quelques paroles ; mais sa femme de chambre s’étant avisée de lui dire, le soir, en la déshabillant : « Eh bien ! mademoiselle, vous avez vu aujourd’hui, je pense, le jeune monsieur Blifil ? – Monsieur Blifil ? répondit-elle en colère ; je hais ce nom comme la bassesse et la perfidie même, et je m’étonne que M. Allworthy ait pu souffrir qu’un pédant barbare maltraitât de la sorte un pauvre enfant, pour une action qui ne prouvait que son bon naturel. » Elle conta ensuite l’histoire à sa femme de chambre, et lui dit en finissant : « Ne trouvez-vous pas que cet enfant a l’âme noble ? »
 
Sophie, revenue chez son père, gouvernait la maison, et faisait les honneurs de sa table, où dînait souvent Tom Jones, que sa passion pour la chasse avait rendu le favori de l’écuyer. Les jeunes gens d’un caractère franc et généreux sont portés à la galanterie. S’ils ont de l’esprit, comme en avait
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Tom, ils manifestent leur aimable penchant par des manières obligeantes et gracieuses, envers le sexe en général. Celles de notre héros formaient un contraste frappant avec la bruyante rusticité des gentilshommes campagnards, et le ton froid et cérémonieux de M. Blifil : aussi, à l’âge de vingt ans, passait-il aux yeux des femmes du voisinage pour un jeune homme charmant.
 
La conduite de Tom avec Sophie n’était remarquable que par une expression particulière de déférence et de respect, distinction que méritaient la beauté, la bonne grâce, l’esprit, et la fortune de cette jeune personne. Quant à des vues sur elle, il n’en avait aucune. Qu’on l’accuse, à présent, si l’on veut, de sottise ; il est possible que nous soyons en état de le justifier plus tard de ce reproche.
 
Sophie joignait à l’innocence et à la candeur d’un ange, une extrême sensibilité. La présence de Tom augmentait singulièrement en elle cette disposition. Notre jeune homme, sans son inexpérience et son étourderie, n’aurait pas manqué de s’en apercevoir, et peut-être M. Western, s’il eût été capable de penser à autre chose qu’à ses chevaux et à ses chiens, en aurait conçu de l’ombrage ; mais le bon écuyer, loin de se défier de rien, laissait à Tom autant d’occasions de s’entretenir avec sa fille, qu’en aurait pu souhaiter l’amant
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le plus tendre ; et Tom, guidé par le seul désir de plaire, faisait, à son insu, plus de progrès dans le cœur de Sophie, que s’il avait eu des desseins sérieux sur sa personne.
 
Mais on doit peu s’étonner que cette passion naissante échappât à des yeux étrangers, puisque Sophie elle-même n’en avait nulle connaissance. Son cœur était perdu sans retour, avant qu’elle soupçonnât qu’il fût en danger.
 
Tel était l’état des choses, lorsqu’une après-midi Tom trouvant Sophie seule, lui dit d’un air grave, et après quelques excuses préliminaires, qu’il avait une grâce à lui demander, et qu’il espérait qu’elle daignerait la lui accorder.
 
Ni le début, ni les manières du jeune solliciteur n’étaient de nature à inspirer à Sophie le soupçon qu’il voulût lui parler d’amour. Cependant, soit par un secret avertissement de la nature, soit par toute autre raison que nous ignorons, il est certain que quelque idée de ce genre lui vint à l’esprit ; car son visage se couvrit d’une subite pâleur, ses genoux tremblèrent, et la parole eût expiré sur ses lèvres, si Jones se fût arrêté pour attendre sa réponse. Heureusement il la tira bientôt d’anxiété, en lui apprenant qu’il venait recommander à sa protection Black Georges le garde-chasse, dont la ruine et celle de sa nombreuse famille étaient inévitables, si M. Western donnait
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suite à la plainte qu’il avait formée contre lui.
 
Sophie respira : « Eh quoi, monsieur Jones, lui dit-elle avec un sourire plein de charme, est-ce là cette grande faveur que vous me demandiez d’un air si solennel ? je vous l’accorde bien volontiers. Je plains ces pauvres gens de tout mon cœur, je m’intéresse à eux ; pas plus tard qu’hier, j’ai envoyé à la femme de Black Georges une de mes robes, un peu de linge, et dix schellings. Jones le savait, et c’était ce qui lui avait donné l’idée de s’adresser à Sophie.
 
Notre jeune homme, enhardi par ce premier succès, résolut de hasarder une nouvelle tentative. Une place de garde était vacante chez M. Western ; il pria Sophie de la demander pour son protégé, l’assurant qu’il le croyait très-capable de la bien remplir, et qu’il le regardait comme un des plus honnêtes hommes du canton.
 
« Eh bien, dit Sophie, j’essaierai ; mais je ne vous promets pas de réussir. Quant à votre première requête, soyez sûr que je ne quitterai point mon père, qu’il n’y ait répondu favorablement. Enfin, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour le malheureux Black Georges ; car j’ai grand’pitié de lui et de sa famille. Maintenant, monsieur Jones, il faut qu’à mon tour je vous demande une grâce.
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– Une grâce, mademoiselle ! Ah, daignez commander. Un ordre de votre bouche sera pour moi la plus insigne faveur. Oui, j’en jure par cette belle main, je sacrifierais ma vie pour vous servir. »
 
En prononçant ces mots, il saisit sa main et la baisa avec transport. C’était là première fois qu’il osait en approcher ses lèvres ; le sang qui, un moment auparavant, s’était retiré des joues de Sophie, y reflua tout-à-coup avec violence ; son visage devint couleur de pourpre, elle éprouva une sensation qu’elle n’avait pas connue jusqu’alors, et la réflexion lui révéla des secrets que le lecteur saura plus tard, s’il ne les a déjà devinés.
 
Sophie, dès qu’elle put parler, ce qui ne fut pas sur-le-champ, dit à Jones, que la grâce qu’elle avait à lui demander, était de ménager un peu plus son père, dans les parties de chasse qu’ils faisaient ensemble. « Je tremble, ajouta-t-elle, toutes les fois que je le vois partir, qu’on ne le rapporte avec un bras ou une jambe cassés. Au nom du ciel, soyez plus prudent à l’avenir ; et comme vous savez que mon père se fait un point d’honneur de vous suivre partout, jurez-moi de renoncer aux courses téméraires et aux sauts périlleux. »
 
Tom promit d’exécuter fidèlement ses ordres, et après l’avoir remerciée de sa complaisance, il la quitta, charmé du succès qu’il avait obtenu.
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La pauvre Sophie était charmée aussi, mais d’une façon bien différente. Ceux de nos lecteurs à qui la nature n’a pas refusé un cœur, se représenteront mieux l’état du sien, que nous ne pourrions le faire, eussions-nous toute l’éloquence d’un poëte ou d’un amant.
 
C’était l’usage de M. Western, chaque après-midi, quand il était à moitié ivre, de demander à sa fille de lui jouer un air sur son clavecin. Il aimait fort la musique, et aurait pu passer à Londres pour un connaisseur ; car il trouvait toujours quelque chose à critiquer dans les plus belles compositions de Handel. Il n’estimait que la cadence vive et légère de nos anciennes ballades, telles que le vieux sir Simon le Roi, Saint-Georges, patron de l’Angleterre, Bobbing Jean, et d’autres semblables.
 
Sophie, quoique excellente musicienne et admiratrice passionnée de Handel, aimait tant son père, qu’elle avait appris par cœur, pour lui plaire, toutes ces vieilles chansons. Elle essayait néanmoins, de temps en temps, de le ramener au goût moderne ; et lorsqu’il la priait de répéter ses ballades, elle répondait souvent par un doux refus, ou en lui demandant la permission d’exécuter quelque morceau de musique nouvelle.
 
Ce soir-là, lorsque M. Western eut fini de boire, Sophie joua d’elle-même, trois fois de suite, tous
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ses airs favoris. L’écuyer lui en sut si bon gré, qu’il se leva brusquement, courut l’embrasser, et jura qu’elle avait fait des progrès surprenants. Sophie saisit cette occasion de présenter à son père la requête de Tom. Elle réussit au gré de ses désirs : M. Western lui dit, que si elle voulait jouer encore une fois le vieux sir Simon, il donnerait le lendemain matin à Black Georges une commission de garde. Le vieux sir Simon fut joué tant et tant, que le bon écuyer finit par s’endormir. Le lendemain, Sophie eut soin de lui rappeler sa promesse. Il chargea aussitôt son procureur d’arrêter les poursuites commencées contre Black Georges, et de lui expédier sa commission.
 
L’issue de cette affaire fut bientôt connue dans le canton. On en parla diversement : les uns applaudirent au bon naturel de Tom ; les autres observèrent avec malignité, qu’il n’était pas étonnant qu’un mauvais sujet en protégeât un autre. Le jeune Blifil enrageait de tout son cœur. Il haïssait depuis longtemps Black Georges, autant que Tom l’aimait, non qu’il en eût jamais reçu la moindre offense, mais par une suite de son grand attachement à la religion et à la vertu ; car Black Georges passait pour un libertin. Blifil représenta la conduite de Tom comme une insulte faite à M. Allworthy, disant avec une douleur
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hypocrite, qu’on ne pouvait expliquer autrement l’intérêt qu’il prenait à un tel vaurien.
 
Thwackum et Square opinèrent dans le même sens, animés tous deux, surtout le dernier, d’un vif sentiment de jalousie. Tom approchait de sa vingtième année, il était beau, bien fait, et mistress Blifil, à en juger par les encouragements qu’elle lui donnait, semblait le voir de jour en jour d’un œil plus favorable.
 
M. Allworthy ferma l’oreille à leurs insinuations perfides, il approuva la conduite de Tom, il loua l’ardeur de son zèle, et regretta que de pareils traits d’amitié ne fussent pas plus communs.
 
Mais la fortune, qui ne favorise guère des étourdis tels que notre ami Tom, peut-être pour les punir du peu d’hommages qu’ils lui rendent, se plut à dénaturer toutes ses actions, et à les présenter à M. Allworthy dans un jour beaucoup moins avantageux, que celui sous lequel sa bonté les lui avait montrées jusqu’alors.
 
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CHAPITRE VI.
 
Insensibilité de Jones aux charmes de Sophie, justifiée par des motifs qui le rabaisseront peut-être dans l’estime des beaux-esprits, passionnés pour les héros de nos comédies modernes.
 
Nous craignons que deux sortes de personnes n’aient déjà conçu du mépris pour notre héros. Les unes le trouveront bien sot, d’avoir négligé l’occasion de s’approprier la fortune de M. Western ; les autres ne lui pardonneront pas sa froideur pour une fille charmante, qui semblait prête à se jeter dans ses bras, s’il eût daigné les lui ouvrir.
 
Nous ne nous flattons pas de pouvoir le justifier sur ces deux points. Le premier n’admet pas d’excuse, le second en paraît peu susceptible. Cependant, comme un exposé fidèle des faits adoucit quelquefois la gravité d’une accusation, nous allons les rapporter dans toute leur simplicité. Le lecteur jugera ensuite si M. Jones mérite, ou non, de l’indulgence.
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Il y avait en lui un certain sentiment, sur le nom duquel les philosophes ne sont pas d’accord, mais qui n’en existe pas moins dans le cœur humain, qui lui sert à distinguer le juste de l’injuste, qui le pousse vers l’un et le détourne de l’autre. La personne qui en est douée fait-elle bien, point d’ami plus empressé de lui applaudir ; fait-elle mal, point de censeur plus prompt à la blâmer.
 
On peut comparer ce sentiment au fameux Bahutier[20] de la comédie. En veut-on avoir une idée plus sensible ? C’est un juge placé dans le cœur, comme le grand-chancelier d’Angleterre sur son tribunal. Là, il préside, gouverne, dirige, prononce, acquitte, et condamne suivant le mérite et la justice, avec une intelligence à laquelle rien n’échappe, avec une pénétration que rien ne peut tromper, avec une intégrité que rien ne peut corrompre.
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Ce principe actif constitue peut-être la barrière la plus essentielle, qui sépare l’homme des animaux rangés après lui dans l’ordre de la nature. Si quelque individu à figure humaine en méconnaît l’empire, il faut le considérer comme un déserteur de notre espèce, qui a passé chez les brutes, et qui, en qualité de transfuge, ne mérite pas même d’être placé parmi elles au premier rang.
 
Que notre héros tînt ce principe de Thwackum ou de Square, il en avait l’âme fortement pénétrée. S’il ne faisait pas toujours bien, jamais il ne faisait mal par ignorance, ou sans remords. Il savait, que payer d’un larcin la confiance d’un ami, et les bienfaits de l’hospitalité, c’était commettre la plus lâche, la plus odieuse des trahisons. Loin de se figurer que la grandeur de l’offense en diminuât la bassesse, il pensait que si l’on punit d’une mort infâme le vol d’un simple bijou, il n’existe pas de supplice assez rigoureux, pour châtier le scélérat qui ose ravir à un père sa fortune et son enfant.
 
Tels étaient les motifs qui l’empêchaient de songer à s’enrichir par des voies illicites. S’il eût été bien épris de Sophie, peut-être eût-il agi d’une autre façon ; et, dans ce cas, sa faute n’aurait pas été tout-à-fait sans excuse ; car, on nous permettra de le dire, il est très-différent d’enlever une
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fille comme amant, ou comme voleur. Tom n’était point insensible aux attraits de Sophie, il savait apprécier ses aimables qualités ; mais l’amour n’avait nulle part à l’estime qu’il faisait d’elle. Le moment est venu d’expliquer une bizarrerie pour laquelle on pourrait le taxer de stupidité, ou tout au moins d’un manque absolu de goût.
 
La vérité est qu’une autre femme possédait son cœur. On s’étonnera, sans doute, du long silence que nous avons gardé sur ce sujet, et l’on aura peine à deviner quel était l’objet de son affection, puisqu’il ne nous est rien échappé jusqu’ici, d’où l’on ait pu conclure que Sophie avait une rivale. Si notre devoir d’historien nous a forcé de dire un mot de la tendresse de mistress Blifil pour Tom, jamais nous n’avons laissé entendre qu’il en ressentît aucune pour elle : et, en effet, on ne peut nier que les jeunes gens des deux sexes ne soient trop enclins à payer d’ingratitude, les bontés dont les personnes d’un certain âge daignent quelquefois les honorer.
 
Pour ne pas prolonger l’incertitude du lecteur, nous le prions de se souvenir du garde-chasse Georges Seagrim, communément appelé Black Georges. Sa famille se composait d’une femme et de cinq enfants. Le second de ces enfants était une fille nommée Molly, qui passait pour la plus belle du canton.
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Il y a, dit très-bien Congrève, dans la vraie beauté, un charme secret qui échappe aux âmes vulgaires. Nous ajouterons que ce charme se dévoile aux âmes délicates, sous les haillons mêmes de la misère.
 
Tom ne fut pourtant frappé des attraits de Molly, que quand elle eut atteint sa seizième année. Alors seulement, plus âgé qu’elle d’environ trois ans, il commença à en devenir épris. Encore l’aima-t-il longtemps, avant de pouvoir se résoudre à chercher les moyens de la posséder, tant ses principes de vertu combattaient puissamment la violence de ses désirs. Séduire une jeune fille, quelque obscure que fût sa condition, lui paraissait un crime impardonnable ; et son amitié pour le père, sa compassion pour une nombreuse famille, fortifiant dans son cœur les conseils de la sagesse, il résolut de triompher de sa passion, et laissa trois mois entiers s’écouler sans aller chez Georges Seagrim.
 
Molly passait, comme on l’a dit, pour une très-belle fille ; mais sa beauté, dépourvue de grâce, tenait fort peu de la délicatesse de son sexe, et aurait aussi bien convenu à un homme qu’à une femme. La fleur de la jeunesse et de la santé en faisait le principal mérite.
 
Chez elle, le moral ressemblait au physique. Autant elle était grande et robuste, autant elle était libre
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et hardie. Elle avait si peu de modestie, qu’on pouvait dire que son amant se montrait plus soigneux de sa vertu qu’elle-même. Comme sa passion égalait, selon toute apparence, celle de Tom, moins celui-ci témoignait d’empressement, plus elle redoublait de prévenances. Lorsqu’elle vit qu’il cessait de venir chez son père, elle chercha toutes les occasions de se trouver sur son chemin : elle en fit tant, qu’il eût fallu que Tom eût été le plus grand, ou le plus mince des héros, pour qu’elle n’atteignît pas le but où elle aspirait. En un mot, son triomphe fut complet ; nous disons son triomphe, car, malgré la résistance qu’elle crut devoir faire à la fin, il est juste de lui attribuer une victoire qu’elle dut tout entière à la constance de ses efforts.
 
Elle joua néanmoins si bien son rôle, que Jones crut être le vainqueur, et s’imagina que Molly n’avait fait que lui rendre les armes. Il aimait aussi à voir dans sa défaite la preuve d’un violent amour ; et cette dernière supposition paraîtra naturelle, si l’on se rappelle la peinture que nous avons faite plus d’une fois de la beauté singulière et de la bonne grâce de notre héros.
 
Il y a des gens, tels que M. Blifil, si idolâtres d’eux-mêmes, qu’ils n’envisagent jamais que leur intérêt et leur satisfaction personnelle, qui regardent d’un œil indifférent le bien et le mal d’autrui, à
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moins qu’ils n’y voient, pour eux, un plaisir ou un avantage. Il existe aussi des hommes d’un caractère opposé, qui puisent dans l’amour-propre un nouveau degré de vertu. Leur rend-on quelque service, on est payé de retour. Le bonheur de la personne qui les oblige, devient en quelque sorte nécessaire à leur félicité.
 
Tel était M. Jones. Il se regardait désormais comme l’unique arbitre de la destinée de Molly. Peut-être lui eût-il préféré une maîtresse nouvelle et plus séduisante ; mais il l’aimait toujours, et ce que la possession avait ôté d’ardeur à sa flamme, était bien compensé par l’idée de l’attachement qu’elle avait pour lui, et par la considération de l’état critique où il l’avait mise. Ainsi, la reconnaissance d’une part, la pitié de l’autre, jointes à un reste de goût assez vif, composaient dans son cœur un sentiment assez digne du nom d’amour, quoiqu’on puisse douter si, dans l’origine, c’eût été le mot propre.
 
De là venait son apparente insensibilité aux charmes de Sophie, et à des marques de bienveillance qu’il aurait pu interpréter, sans présomption, comme une sorte d’encouragement. Trop généreux pour laisser Molly dans la misère et sans appui, il était incapable de tromper, par une feinte tendresse, une personne telle que Sophie. Et il faut convenir que l’un ou l’autre
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de ces crimes, aurait suffi pour lui mériter la fin tragique à laquelle chacun, comme on l’a dit au commencement de cette histoire, l’avait cru destiné dès son enfance.
 
 
CHAPITRE VII
 
Le plus court de ce livre.
 
La mère de Molly s’aperçut la première du changement survenu dans la taille de sa fille. Pour le cacher à ses voisins, elle s’avisa de l’affubler de cette robe que Sophie lui avait envoyée, ne soupçonnant guère que la pauvre femme aurait la sottise de la faire porter à ses filles sans en changer la forme.
 
Molly fut enchantée d’avoir une occasion de montrer sa beauté dans tout son lustre. Si elle prenait plaisir, vêtue de haillons, à se regarder dans un miroir ; si elle avait, sous la livrée de la misère, gagné le cœur de Jones, et peut-être celui de plusieurs autres, il lui semblait que la richesse
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de son ajustement allait donner un nouvel éclat à ses charmes, et multiplier le nombre de ses conquêtes.
 
Parée de la robe de Sophie, d’un bonnet neuf garni de dentelles, et de quelques autres dons de son amant, Molly se rend à l’église, le dimanche suivant, un éventail à la main. Les grands se trompent, s’ils croient avoir le privilège exclusif de l’ambition et de la vanité.
 
Ces nobles passions ne se manifestent pas moins sous le porche et dans l’intérieur d’une église de village, que dans les salons et les boudoirs de la capitale. La sacristie d’une humble paroisse voit éclore des intrigues, dont s’honorerait un conclave. Ici est le parti du ministère, là, celui de l’opposition ; et des deux côtés se forment des complots, des intrigues, des factions comme dans les cours.
 
Les villageoises ne sont pas moins exercées aux ruses les plus subtiles de leur sexe, que les belles dames, leurs supérieures en rang et en fortune. À la porte du lieu saint, règnent la pruderie et la coquetterie : on aime à y étaler sa parure ; on s’y permet les œillades, la fausseté, l’envie, la malice, la médisance ; en un mot, tout ce qu’offrent d’ordinaire les cercles les plus polis et les plus brillantes assemblées. Que les grands cessent donc de mépriser l’ignorance du peuple, et le peuple, d’insulter aux vices des grands.
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Molly était assise depuis quelque temps, sans que ses voisines l’eussent reconnue. Chacune se demandait à l’oreille : « Qui est cette demoiselle ? » Quand on sut que c’était la fille de Black Georges, il s’éleva du banc des femmes de telles risées et un tel bruit, que M. Allworthy fut obligé d’interposer son autorité, pour rétablir l’ordre et le silence.
 
 
CHAPITRE VIII.
 
Description d’un combat, en style homérique, qui ne plaira qu’aux amateurs du genre classique.
 
M. Western avait un domaine dans le lieu où se passait la scène qu’on vient de décrire ; et comme l’église n’en était pas beaucoup plus éloignée de son château, que celle de sa paroisse, il y venait souvent à l’office. Ce jour-là même, il s’y trouvait avec sa fille.
 
Sophie fut frappée de la beauté de Molly, mais ne put s’empêcher de plaindre sa sottise, en voyant sa
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ridicule parure et la jalousie qu’elle excitait parmi ses compagnes. De retour au château, elle fit venir Black Georges. « Amenez-moi votre fille, lui dit-elle, j’ai envie de la placer chez mon père. Peut-être même la prendrai-je auprès de moi, quand ma femme de chambre que je renvoie sera partie. »
 
À ces mots, le pauvre Seagrim, instruit de l’état de sa fille, demeura comme frappé de la foudre. Il répondit en balbutiant, qu’il craignait que Molly ne fût pas assez adroite pour servir mademoiselle Sophie, n’ayant jamais été en condition.
 
« N’importe, reprit Sophie, votre fille se formera ; elle me plaît, et je veux en essayer. »
 
Black Georges se hâta de retourner chez lui. Il comptait sur les bons conseils de sa femme pour se tirer d’affaire. À son arrivée, il trouva toute sa maison en rumeur. La fatale robe en était cause.
 
Après la retraite de l’écuyer Allworthy et de la noblesse du canton, l’orage que leur présence avait contenu, éclata avec furie. Aux risées, aux sifflets, aux injures, aux gestes menaçants, succédèrent les voies de fait ; et quoique les armes employées en cette circonstance ne fussent point, par leur mollesse, de nature à causer aux combattants la perte de la vie, ou celle d’un membre, elles n’en étaient pas moins redoutables pour une personne aussi élégamment vêtue que Molly. Son
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grand cœur ne put souffrir de sang-froid cette indignité. Ayant donc… Mais arrêtons-nous un moment, pour reprendre haleine. La faiblesse de notre génie nous inspire une juste défiance. Il nous faut implorer le secours d’une puissance supérieure.
 
Ô Muses ! qui que vous soyez, qui aimez à chanter les batailles, c’est vous que j’invoque. Toi surtout, qui célébras jadis le champ de carnage où combattirent Hudibras et Trulla, si tu n’es pas morte de faim, comme ton ami Buttler, daigne m’assister dans ma grande entreprise. Tous les talents ne sont pas donnés à tous.
 
Tel que dans la cour d’un riche fermier, beugle un nombreux troupeau de vaches, si tandis qu’on les trait, elles entendent à quelque distance, leurs veaux se plaindre amèrement d’un injuste larcin, telle la populace du comté de Somerset remplit au loin les airs d’une rumeur formée d’autant de cris, d’autant de sons différents, qu’il y a d’individus, ou plutôt de passions parmi eux. Les uns écument de rage, les autres tremblent de peur, la plupart n’ont qu’un désir, celui du scandale et du bruit. L’Envie, sœur de Satan et sa compagne assidue, se glisse dans la foule, et souffle sa noire fureur aux femmes, qui s’élancent sur Molly, et la couvrent d’ordures et de boue.
 
La jeune Seagrim, après avoir tenté en vain
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une retraite honorable, fait volte face. Elle saisit Bess la déguenillée, qui s’avance la première, et d’un seul coup l’étend à ses pieds. Effrayée du sort de son chef, l’armée ennemie, quoique forte d’environ cent combattants, recule quelques pas, et se retranche derrière une fosse qu’on venait d’ouvrir ; car le champ de bataille n’était autre que le cimetière de la paroisse, où l’on devait inhumer quelqu’un le soir même. Molly poursuit le cours de sa victoire ; elle ramasse un crâne sur le bord de la fosse, le lance avec vigueur, en atteint un tailleur à la tête. Les deux crânes, dans leur rencontre, rendent également un son lugubre et sourd : le tailleur prend mesure de la terre, les deux crânes demeurent à côté l’un de l’autre, et l’on aurait peine à décider quel est maintenant le meilleur. Molly s’arme ensuite d’un long ossement, tombe sur les fuyards, et distribuant libéralement ses coups à droite et à gauche, renverse une multitude de vaillants champions.
 
Ô Muse ! dis-nous les noms des héros et des héroïnes qui succombèrent dans cette journée funeste ! Jacques Tweddle sentit le premier, sur la nuque, le poids de l’arme terrible. Les rives sinueuses de la Stour le virent naître ; il apprit dans son enfance la musique vocale, et depuis artiste voyageur, promenant son talent de foire en foire, de fête en fête, il charmait des accents de sa voix
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et du son de sa guimbarde, les nymphes et les bergers qui formaient devant lui, sur le gazon, des danses champêtres. Hélas ! que lui sert d’avoir été un des favoris d’Apollon ? son corps gît sur l’herbe épaisse du cimetière. Le vieil Echepole, châtreur de cochons, renommé pour son énorme corpulence, est frappé au front par notre amazone ; il tombe, et sa chute fait presque autant de bruit que celle d’une maison. Sa tabatière s’échappe de sa poche ; Molly s’en empare, comme d’une dépouille légitime. La meunière Kate heurte par malheur, dans sa fuite, une pierre sépulcrale, dont l’angle accroche un de ses bas privé de jarretière, et intervertissant l’ordre naturel, donne un moment à ses talons la supériorité sur sa tête. Betty Pippin et le jeune Roger, son amant, tombent ensemble ; mais, ô sort contraire ! la belle regarde la terre, et le galant, le ciel. Tom Freckle, le fils du forgeron, augmente le nombre des victimes. C’était un ouvrier habile dans son art ; il excellait à faire des patins[21]. Celui qui fût l’instrument de sa perte, était son ouvrage. Que ne chantait-il alors les psaumes à l’église ! il aurait évité son malheureux sort. Miss Crowe, fille de fermier, John Giddish, fermier lui-même, Nan Slouch, Esther Coddling, Will Spray, Tom Bennet,
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les trois miss Potter, dont le père tenait l’auberge du Lion-Rouge, la femme de chambre Betty, Jacques Ostler, et plusieurs autres moins illustres, roulent au milieu des tombeaux. Ce n’est pas que l’infatigable bras de Molly les atteigne tous : beaucoup d’entre eux se renversent l’un l’autre en fuyant.
 
Mais la fortune craignant d’avoir, contre son caractère, favorisé trop longtemps le même parti, surtout le parti le plus juste, change soudain la face du combat. Elle suscite l’intrépide Brown, femme de Zékiel et de la moitié de la paroisse, pour le moins ; Brown, que son courage martial a rendu fameuse, autant que ses exploits amoureux : jamais femme n’orna plus richement, par ses galanteries, le front de son mari, et ne sut mieux, dans des querelles domestiques, lui déchirer le visage avec ses ongles.
 
Cette amazone ne peut voir sans indignation la honteuse déroute des siens. Elle s’arrête, et haussant la voix : « Hommes, ou plutôt femmes du comté de Somerset, s’écrie-t-elle, ne rougissez-vous pas de fuir ainsi devant une seule ennemie ? si aucun de vous n’ose lui tenir tête, Jean Lop et moi, nous aurons l’honneur de la victoire. » Elle dit, fond sur Molly Seagrim, lui arrache l’ossement fatal, déchire son bonnet, la saisit d’une main par la chevelure, et de l’autre la frappe si
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rudement au visage, que le sang jaillit de son nez à gros bouillons. Molly, de son côté, ne reste point oisive ; elle a bientôt décoiffé la Brown, elle la prend aux cheveux, et fait aussi couler un ruisseau de sang de ses narines.
 
Quand les deux antagonistes se sont enlevé réciproquement, de la tête, des dépouilles suffisantes, leur rage se tourne contre leurs vêtements, et avec une telle violence, qu’en quelques minutes, l’une et l’autre demeurent nues jusqu’à la ceinture.
 
Il est heureux que les femmes, dans leurs combats à coups de poing, ne suivent pas la même méthode que les hommes. Si elles paraissent sortir un peu, par ces actions viriles, de la délicatesse de leur sexe, elles en conservent du moins l’instinct, en évitant avec soin de se frapper au sein, où le moindre coup pourrait leur être funeste. Il plaît à de malins esprits, d’attribuer ce ménagement à une inclination plus sanguinaire chez elles, que chez nous. Ils prétendent qu’elles visent au nez, parce qu’il est plus facile d’en tirer du sang : nous ne voyons dans cette supposition qu’une méchante épigramme.
 
La Brown avait sur Molly un grand avantage. Sa gorge, si l’on pouvait dire qu’elle en eût une, ressemblait fort, pour la sécheresse et la couleur, à un vieux morceau de parchemin. On aurait
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pu frapper longtemps dessus, sans lui faire beaucoup de mal.
 
Molly, indépendamment de sa fâcheuse situation, présentait aux coups de son adversaire des formes toutes différentes ; et cette circonstance aurait peut-être inspiré à la Brown l’envie de lui porter une perfide atteinte, si l’arrivée imprévue de Tom Jones, n’eût mis fin à ce combat sanglant.
 
Elle fut l’effet d’un heureux hasard. Square, après le service divin, était monté à cheval avec Blifil et Jones, pour prendre l’air. Au bout d’environ un quart de mille, il proposa à ses élèves, non sans dessein, mais par un motif que nous expliquerons à notre premier moment de loisir, de changer le but de leur promenade. Ils y consentirent, ce qui les obligea de repasser devant le cimetière.
 
À la vue d’un nombreux attroupement, et de deux femmes dans l’attitude où nous avons laissé Molly et la Brown, M. Blifil, qui était en avant, s’arrêta pour s’informer du sujet de la bagarre.
 
« Ma fine, monsieur, lui répondit un paysan en se grattant la tête, je n’en sais rien ; mais on dit, sauf votre respect, qu’il y a eu une batterie entre la femme Brown et Molly Seagrim.
 
– Que dites-vous ? » s’écrie Tom ; et reconnaissant sa chère Molly, malgré le désordre de ses traits et de ses vêtements, sans attendre de réponse,
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il saute à terre, laisse aller son cheval à l’aventure, franchit le mur du cimetière, et vole au secours de sa maîtresse. Molly, qui n’avait pas versé jusque-là une larme, en répand alors un torrent : elle raconte à son amant avec quelle barbarie on l’a traitée. Tom indigné, oublie le sexe de la Brown, ou peut-être ne le distingue-t-il point ; car il n’en reste d’autre indice qu’un jupon en lambeaux. Dans sa rage, il lui applique un ou deux coups de fouet, puis s’élançant sur l’insolente populace, que Molly lui a dénoncée tout entière, il frappe indistinctement et de si grand cœur, qu’à moins de recourir encore une fois à notre Muse, ce qui serait inhumain, après la fatigue que nous lui avons déjà causée, il nous serait impossible de compter les innombrables coups qu’il distribua, dans cette journée mémorable.
 
Ayant balayé d’ennemis le champ de bataille, avec la vigueur d’un héros d’Homère, de don Quichotte, ou du plus brave des chevaliers errants, il retourne près de Molly, qu’il trouve dans un état dont la peinture ne serait pas moins pénible à nos lecteurs qu’à nous-mêmes. À cette vue, sa raison s’égare, il se frappe la poitrine, s’arrache les cheveux, bat du pied la terre, et jure de tirer la plus terrible vengeance des ennemis de son amante. Après ces premiers transports, il se dépouille
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de son habit, en enveloppe Molly, lui met son chapeau sur la tête, essuie avec son mouchoir le sang qui couvre sa figure, puis il appelle le domestique qui les accompagnait, lui ordonne de courir au plus vite au château, et d’en rapporter une selle de femme et un coussin, pour ramener Molly plus doucement chez elle.
 
M. Blifil voulait retenir le domestique, sous prétexte qu’ils pouvaient en avoir besoin ; mais Square lui ferma la bouche, en confirmant l’ordre de Jones.
 
Le domestique revint bientôt avec un coussin. Molly rassembla de son mieux les débris de ses vêtements, se plaça en croupe derrière lui, et, suivie de Square et des deux jeunes gens, regagna la demeure de son père. Là, elle rendit à Jones son habit ; Jones lui donna furtivement un baiser, lui dit tout bas qu’il reviendrait la voir dans la soirée, entrejoignit ses compagnons.
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CHAPITRE IX.
 
Scène orageuse.
 
Molly eut à peine repris ses haillons accoutumés, que ses sœurs l’accablèrent d’injures. « Mademoiselle, dit l’aînée, n’a point à se plaindre de son sort. Quelle audace à elle, de porter une robe dont la jeune miss Western avait fait présent à ma mère ! Si l’une de nous avait droit de s’en parer, c’était bien moi, je pense ; mais mademoiselle s’imagine que sa beauté mérite, en toutes choses, la préférence ; car elle se croit plus belle qu’aucune de nous. – Donnez-lui le morceau de miroir qui est sur le buffet, dit une autre ; à sa place, j’essuierais le sang qui souille mon visage, avant de parler de ma beauté. – Vous auriez mieux fait, reprit l’aînée, de suivre les conseils de monsieur le curé, que de courir après les garçons.
 
– Tu as raison, mon enfant, dit la mère en sanglotant, voilà comme elle s’est perdue. Elle nous couvre toutes d’opprobre : c’est la première de la famille qui se soit déshonorée.
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– Vous devriez, ma mère, s’écria Molly, vous montrer plus indulgente. Ma sœur, que voici, n’est-elle pas venue au monde huit jours après votre mariage ?
 
– Oui malheureuse, répondit la mère en furie, c’est vrai ; et qu’importe ! ma faute était alors réparée par le mariage. Si la vôtre pouvait l’être de même, je ne me fâcherais point : mais vous avez affaire à un beau monsieur : allez, votre honneur est perdu ; oui, perdu sans retour ; et je défie qui que ce soit d’en dire autant du mien. »
 
Ce fut au milieu de cette altercation, que Black Georges trouva sa famille. Comme sa femme et ses trois filles parlaient, ou plutôt criaient toutes à la fois, il eut de la peine à se faire entendre. Dès qu’il put y réussir, il les instruisit du message dont Sophie l’avait chargé.
 
La Seagrim s’emporta de nouveau contre sa fille. « Vous nous mettez là dans un bel embarras, s’écria-t-elle ; que dira mademoiselle Sophie de l’état où vous êtes ? Ô ciel ! faut-il que j’aie vécu jusqu’à ce jour pour être témoin d’une telle infamie !
 
– Eh ! quelle est donc, mon père, demanda Molly, cette excellente place que vous m’avez procurée ? (car Georges avait mal compris, ou mal rendu les paroles de Sophie.) On me destine, je suppose, à la cuisine ; mais je ne laverai les assiettes
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de personne, entendez-vous ? Mon amant me fera un meilleur sort. Voyez ce qu’il m’a donné cette après-midi ; il m’a promis que je ne manquerais jamais d’argent, et vous n’en manquerez pas non plus, ma mère, si vous voulez retenir votre langue et consentir à votre bonheur. » En disant ces mots, elle tira de sa poche plusieurs guinées, et en donna une à sa mère.
 
La bonne femme ne sentit pas plus tôt dans sa main la pièce d’or, que cette panacée merveilleuse éteignit comme par enchantement le feu de sa colère. « En effet, mon mari, dit-elle à Georges, il n’y a qu’un sot comme vous, qui soit capable d’accepter une place, sans savoir à quoi elle oblige. Peut-être, comme le dit Molly, veut-on la mettre à la cuisine ; et en vérité je ne me soucie pas qu’on fasse de ma fille une souillon. Quoique pauvre, je suis bien née, voyez-vous : mon père était homme d’église ; et si le dénûment absolu où il m’a laissée, à sa mort, m’a réduite à me mésallier, en épousant un homme de rien, sachez que j’ai des sentiments au-dessus de ma fortune. Eh ! morguienne, que miss Western ne fasse pas tant la renchérie, et se souvienne un peu mieux qui était son grand-père. Plusieurs de mes parents roulaient carrosse, quand les grands-pères de certaines gens allaient à pied. Croit-elle nous avoir fait un grand cadeau, en nous envoyant une de ses vieilles robes. Il y
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a tel de mes parents, qui n’aurait pas ramassé dans la rue cette guenille ; mais le pauvre monde est toujours méprisé. Les gens de la paroisse n’avaient que faire de crier si fort contre Molly ; vous pouviez leur dire, enfant, que votre grand’mère portait de plus belles robes, et toutes neuves encore, sortant de la boutique du marchand.
 
– À la bonne heure ! reprit Georges ; mais que répondrai-je à mademoiselle Sophie ?
 
– Ma foi, je n’en sais rien ; cherchez-le vous-même. Il faut toujours que vous attiriez sur votre famille quelque méchante affaire. Vous souvenez-vous du jour où vous tuâtes cette perdrix qui fut la cause de tous nos malheurs ? Ne vous avais-je pas conseillé de ne jamais mettre le pied sur les terres de M. Western ? Ne vous avais-je pas prédit, longtemps d’avance, quelles seraient les suites de votre témérité ? Mais vous n’écoutez que votre mauvaise tête ; allez, vous êtes un imbécile.
 
Black Georges n’était au fond ni colérique, ni brutal, cependant il avait dans le sang une certaine dose de cette humeur que les anciens appelaient irascible, et que sa femme, si elle avait eu un grain de jugement, aurait ménagée avec soin. Une longue expérience lui avait appris que quand la tempête était parvenue à un certain degré, les raisonnements, au lieu de la calmer,
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ne faisaient que l’accroître. Eu conséquence, maître Georges ne marchait guère sans une petite baguette, dont il avait éprouvé plusieurs fois la vertu magique. L’épithète d’imbécile, échappée à sa femme, lui parut un avertissement de s’en servir.
 
Il en fit usage à l’instant. Ce remède, comme les médecines d’une véritable efficacité, parut d’abord irriter le mal ; mais il produisit bientôt les plus heureux effets, et rendit à la malade une parfaite tranquillité.
 
On avouera pourtant que c’est une rude médecine ; il faut, pour la supporter, un tempérament robuste. Elle ne convient qu’aux gens du peuple, hors le seul cas, où l’orgueil d’une femme fait sentir trop vivement à son mari la supériorité de sa naissance. Nous pensons qu’alors, tout mari pourrait y recourir à bon droit, si l’application n’en était d’une telle bassesse, que, semblable à une certaine opération médicale qu’il est inutile de nommer, elle souille la main qui l’administre, et révolte la délicatesse d’un homme bien né.
 
La paix ne tarda pas à se rétablir dans toute la famille ; car la vertu de cette médecine ressemble souvent à celle de l’électricité, et se communique aux personnes qui n’ont pas de contact immédiat avec l’instrument. Comme l’une et l’autre
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agissent par le frottement, on peut trouver entre elles quelque analogie. C’est sur quoi M. Freke est prié de faire des recherches, avant de publier la nouvelle édition de son traité de physique.
 
L’orage une fois dissipé, on tint conseil. La proposition de Sophie fut le sujet d’un long débat. Molly ayant persisté dans son refus, on arrêta que la Seagrim irait trouver miss Western, et tâcherait d’obtenir la place pour sa fille aînée, qui ne fit nulle difficulté de l’accepter ; mais la fortune, toujours contraire aux vœux de cette petite famille, trompa encore une fois ses espérances.
 
 
CHAPITRE X.
 
Histoire racontée par le ministre Supple. Pénétration de l’écuyer Western. Sa tendresse pour sa fille. Manière dont elle y répond.
 
Le lendemain matin, Tom Jones fit une partie de chasse avec M. Western qui, au retour, l’invita à dîner.
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Sophie montra ce jour-là plus d’enjouement, plus de vivacité que de coutume ; elle ne négligea aucun moyen de plaire, peut-être sans se rendre compte de son intention ; en tout cas, si elle eut celle de charmer Tom, elle y réussit à souhait.
 
M. Supple, ministre de la paroisse de M. Allworthy, se trouvait au nombre des convives. C’était un brave et digne homme, doué d’un appétit peu commun, et remarquable par sa taciturnité à table, quoiqu’il n’y eût jamais la bouche fermée. En revanche, la nappe ôtée, il dédommageait amplement la compagnie de son silence. Il avait l’humeur joviale, et sa conversation, souvent amusante, n’était jamais offensive.
 
On n’avait pas encore servi le roast-beef, quand il arriva. Il donna à entendre qu’il apportait des nouvelles, et se préparait à les raconter, quand l’apparition de son mets favori lui coupa la parole. Il se hâta de dire son benedicite et de rendre ses hommages au seigneur roast-beef, comme il l’appelait.
 
Après le dîner, Sophie lui demanda ses nouvelles.
 
« Hé bien ! mademoiselle, dit-il, vous avez pu remarquer, hier au soir, à l’église, une jeune fille vêtu d’une robe fort élégante. Je crois me souvenir de vous en avoir vu une pareille. De telles parures sont, dans nos campagnes,
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Rara avis in terris, nigroque simillima cygno.
 
Ce qui veut dire, mademoiselle,
 
Un oiseau rare, autant qu’un cygne noir.
 
Le vers latin est de Juvénal. Pour revenir à mon sujet, je disais donc que de telles parures ne se voient guère dans nos campagnes. Peut-être y fit-on d’autant plus d’attention, que la personne ainsi vêtue n’était autre, à ce qu’on m’a dit depuis, que la fille de Black Georges, votre garde-chasse. Les malheurs de cet homme auraient dû, ce semble, le rendre plus sage, et l’empêcher d’habiller sa fille d’une façon si ridicule. Toute l’assemblée éclata en murmures contre elle, et sans l’intervention de l’écuyer Allworthy, le service divin courait risque d’être interrompu. Peu s’en fallut que je ne fusse obligé de m’arrêter au milieu du premier psaume. La prière finie, je rentrai chez moi. Il s’engagea alors dans le cimetière un combat, où plusieurs personnes furent grièvement blessées. Un musicien ambulant, entre autres, eut le crâne à moitié fracassé. Le pauvre diable est venu ce matin faire sa plainte à M. Allworthy. L’écuyer a mandé la fille de Black Georges ; il avait envie d’accommoder l’affaire, quand tout-à-coup, je prie mademoiselle de m’excuser, il s’est aperçu que la créature était, comme qui dirait, à la veille d’accoucher. Il lui a demandé
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quel était le père du petit bâtard, elle a refusé de le dire, et il allait l’envoyer à Bridewell, lorsque je suis parti.
 
– Eh ! mon cher, s’écria Western, n’avez-vous pas d’autres nouvelles à nous apprendre, que l’aventure d’une fille grosse ? Je m’attendais, à votre début, que vous alliez nous entretenir des affaires publiques, des intérêts de l’état.
 
– Je conviens que mon histoire n’a rien de fort intéressant. J’ai cru, néanmoins, qu’elle méritait de vous être contée. Quant aux affaires publiques, votre seigneurie s’y entend mieux que moi ; je ne me mêle que de celles de ma paroisse.
 
– Oui vraiment, je crois, comme vous dites, que je m’y entends un peu ; mais allons, Tom, buvons, la bouteille est à côté de vous. »
 
Tom s’excusa, prétexta une affaire pressante, sortit de table et s’échappa brusquement, malgré les efforts de l’écuyer pour le retenir.
 
M. Western lâcha contre lui un gros juron. « Parbleu, dit-il au ministre, j’évente la mèche. Tom est le père du bâtard. Vous souvient-il avec quelle chaleur il me recommandait le garde-chasse ? Tudieu ! l’adroit compère : oui, oui, vrai comme deux et deux font quatre, le petit bâtard est du fait de Tom.
 
– J’en serais bien fâché, dit le ministre.
 
– Pourquoi, fâché ? quel grand mal y aurait-il à
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cela ? Voudrais-tu me persuader qu’il ne t’est jamais arrivé rien de semblable ? En ce cas, mon cher, tu aurais été plus heureux que sage, car je sais que tu as fait bien des fredaines en ta vie.
 
– Votre seigneurie aime à rire. Toutefois, sans parler de ce qu’une telle faute a de répréhensible aux yeux de la morale et de la religion, je craindrais qu’elle ne nuisît à M. Jones, auprès de l’écuyer Allworthy. Quoique M. Jones ait la réputation d’être, assez étourdi, je dois dire à sa louange, que je ne l’ai jamais vu faire une mauvaise action. Voici la première dont je l’entends accuser. Je souhaiterais, à la vérité, qu’il fût un peu plus attentif au service divin ; mais en somme, il me semble
 
Ingenui vultus puer, ingenuique pudoris.
 
Ce vers, mademoiselle, est d’un ancien auteur, et signifie en français :
 
Un garçon fort honnête, aussi franc que modeste.
 
Les Latins et les Grecs faisaient grand cas de la modestie. Ce jeune gentilhomme (je crois pouvoir l’appeler ainsi, malgré le malheur de sa naissance) me paraît, je le répète, très-honnête, très-modeste, et je serais fâché qu’il se fît tort dans l’esprit de M. Allworthy.
 
– Tort, dans l’esprit d’Allworthy ! bon ! à d’autres !
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comme si Allworthy était un modèle de continence ? Tout le canton ne sait-il pas de qui Tom est fils ? J’ai connu Allworthy à l’université.
 
– À l’université ? je ne croyais pas qu’il y eût été.
 
– Si, si, il y a été, et nous y avons fait des nôtres ensemble. Je vous le donne pour le plus grand séducteur de filles qu’il y ait à cinq milles à la ronde. Non, non, ni Allworthy, ni personne au monde n’en voudra mal à Tom pour cette bagatelle, je vous en réponds. Demandez à Sophie ce qu’elle en pense. »
 
C’était faire à cette jeune personne une cruelle question. Elle avait remarqué le changement de couleur de Tom, pendant le récit du ministre, et cet indice, joint au brusque départ du jeune homme, lui donnait lieu de penser que les conjectures de M. Western n’étaient pas dénuées de fondement. Alors se dévoila tout-à-coup à ses yeux le secret de son cœur, ce grand secret qui, depuis si longtemps, ne se découvrait à elle que par degrés et d’une manière presque insensible. Elle ne put se dissimuler le vif intérêt qu’elle prenait à cette affaire. La question cynique de son père lui causa une émotion capable de la trahir ; mais l’écuyer était peu clairvoyant. Sophie se leva, en disant que la discrétion l’engageait à se retirer. Il la laissa sortir, et se contenta
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d’observer d’un ton magistral, qu’il aimait mieux voir une fille trop modeste, que trop hardie : remarque à laquelle le ministre applaudit.
 
Après la retraite de Sophie, l’écuyer et M. Supple eurent ensemble un docte entretien. Les gazettes et les pamphlets politiques leur en fournirent la matière. Tout en discourant, ils firent une libation de quatre bouteilles de vin, à la prospérité de l’Angleterre. M. Western ayant fini par s’endormir, le ministre alluma sa pipe, monta à cheval, et s’en retourna chez lui.
 
Quand l’écuyer eut achevé sa méridienne, il fit prier sa fille de venir lui jouer du clavecin. Elle s’en excusa sur un violent mal de tête ; il n’insista point. Sophie avait rarement besoin de solliciter deux fois sa complaisance. Il l’aimait si passionnément, qu’en contentant ses désirs, il se procurait à lui-même la plus vive satisfaction. Sophie était bien, comme il l’appelait souvent, sa petite mignonne, l’enfant de son cœur ; et elle méritait ces doux noms, par le retour dont elle payait sa tendresse. Toujours soumise aux moindres volontés de son père, l’amour filial lui rendait sa déférence aussi agréable que facile. Quelqu’une de ses compagnes la raillait-elle sur l’importance qu’elle semblait attacher à une obéissance si scrupuleuse : « Vous auriez tort, lui disait-elle, de croire que j’en tire vanité. Je ne fais
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que remplir mon devoir : je trouve d’ailleurs à m’en acquitter un vrai plaisir. Le plus doux pour moi est de contribuer au bonheur de mon père ; et si je puis m’applaudir de quelque chose, c’est d’en voir la faculté, et non d’en faire usage. »
 
Cependant Sophie fut hors d’état, ce soir-là, de suivre le penchant de son cœur. Elle fit demander à son père la permission de ne point paraître à souper. L’écuyer se priva, non sans peine, de sa présence ; il voulait toujours l’avoir à ses côtés, sauf le temps qu’il passait à chasser, ou à boire. Pour tromper son ennui, et pour s’éviter lui-même, le pauvre homme envoya prier un fermier voisin de venir lui tenir compagnie.
 
 
CHAPITRE XI.
 
Incident heureux pour Molly Seagrim. Observations puisées bien avant dans la nature.
 
Tom Jones avait monté le matin à la chasse un des chevaux de M. Western. Comme il n’en avait point amené de chez M. Allworthy. Il fut obligé
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de s’en retourner à pied ; il marcha si vite, qu’il fit plus de trois milles en une demi-heure.
 
Près de la grille du château, il rencontra Molly, qu’un constable, avec sa troupe, menait à cette maison où les gens du peuple reçoivent une salutaire leçon de déférence et de respect pour leurs supérieurs, en apprenant à connaître l’énorme différence établie par la fortune entre les coupables que la justice punit, et ceux qu’elle épargne. Si le séjour de Bridewell ne leur sert de rien à cet égard, nous doutons fort qu’il leur procure d’autre instruction utile, ou qu’il les amende beaucoup.
 
Un jurisconsulte trouvera peut-être que M. Allworthy excéda, dans cette circonstance, les bornes de son autorité. Et en effet, le défaut d’information légale pouvait rendre sa conduite un peu irrégulière. Cependant, la pureté de son intention doit l’excuser au tribunal de la conscience. Combien d’actes arbitraires commis tous les jours, par des magistrats qui n’ont pas la même excuse que lui.
 
Tom, instruit par le constable de la triste vérité, qu’il n’avait que trop bien devinée, courut à Molly, la pressa contre son cœur en présence de tout le monde, et jura de tuer le premier qui oserait l’arracher de ses bras. Il l’engagea ensuite à se calmer, à sécher ses larmes, il lui promit
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de ne point l’abandonner ; puis l’adressant au constable, qui était pâle de frayeur et le chapeau à la main, il le pria poliment de retourner avec lui au château, et l’assura qu’il n’avait qu’à dire un mot à son père (il appelait ainsi M. Allworthy), pour obtenir la liberté de cette jeune fille.
 
Le constable consentit sans difficulté à sa demande. Il n’en eût pas fait davantage de relâcher sa prisonnière, si Tom l’eût exigé. Il reprit donc avec sa troupe le chemin du château. Tom le fit entrer dans le vestibule, et se hâta d’aller chercher M. Allworthy. Dès qu’il l’eut trouvé, « Daignez, monsieur, s’écria-t-il, en se jetant à ses pieds, daignez m’écouter avec indulgence. C’est moi, je l’avoue, qui suis le père de l’enfant, que Molly porte dans son sein. Ayez compassion, je vous en conjure, de cette infortunée ; considérez que je suis le plus coupable des deux, s’il y a réellement du mal…
 
– S’il y a du mal ! répéta M. Allworthy : quoi, jeune homme ! êtes-vous assez perverti, assez abandonné, pour douter qu’il y ait du mal à séduire, à déshonorer une pauvre fille, au mépris de toutes les lois divines et humaines ? vous êtes, sans doute, le plus coupable des deux. Il n’existe pas de châtiment qui puisse expier l’énormité de votre crime.
 
– Monsieur, quel que soit le sort qui m’attende,
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ne rejetez pas ma prière en faveur de Molly. Je l’ai séduite, il est vrai ; mais de vous seul dépend aujourd’hui son salut ou sa perte. Au nom du ciel, révoquez votre arrêt, et ne l’envoyez pas dans un lieu où sa perte serait inévitable.
 
– Qu’on fasse venir un domestique, dit M. Allworthy.
 
– Il n’en est pas besoin, monsieur, reprit Jones. J’ai rencontré, par bonheur, le constable à la grille. Plein de confiance en votre bonté, j’ai obtenu de lui qu’il revînt avec moi au château. Il attend votre dernière décision. Qu’elle soit favorable à la pauvre Molly, je vous en supplie. Permettez-lui de retourner chez ses parents, et ne l’exposez pas à plus de mépris et de honte qu’elle n’en pourrait supporter. Elle n’est déjà que trop humiliée : c’est moi qui suis la cause de son malheur ; ma faute est bien grave, je le sais, mais je ferai tous mes efforts pour la réparer ; et si vous daignez me pardonner, j’espère vous prouver par la suite, que je n’étais pas indigne de votre indulgence.
 
– Eh bien, dit M. Allworthy, après quelques moments d’hésitation, je révoque ma sentence ; envoyez-moi le constable. » Le constable vint, fut aussitôt congédié, et Molly, remise en liberté.
 
On pense bien que M. Allworthy n’oublia pas
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de faire à Jones une sévère réprimande. Ceux qui regretteront de ne point la trouver ici, pourront relire, dans le premier livre de notre histoire, la mercuriale à peu près semblable, adressée par le respectable écuyer à Jenny Jones. Avec de légers changements, elle s’applique également bien aux deux sexes. Le jeune homme, dont le cœur n’était point endurci, fut profondément touché des reproches de son bienfaiteur, et se retira dans sa chambre, où il passa le reste de la soirée livré à de pénibles réflexions.
 
Son inconduite causait un chagrin sensible à M. Allworthy. Ce digne homme, malgré les assertions de M. Western, s’était toujours montré le partisan des bonnes mœurs, et l’ennemi du libertinage. Rien de plus faux que les couleurs sous lesquelles il avait plu à son voisin de le peindre. Il lui prêtait des aventures galantes à l’université, où il n’avait jamais été, et une légèreté de caractère démentie par une sagesse constante. Nous sommes obligé de convenir que M. Western ne se piquait pas d’une grande véracité. Narrateur peu scrupuleux sur l’exactitude des faits, il se permettait volontiers cette espèce de plaisanterie qui passe souvent dans le monde pour de l’esprit, et que la politesse seule nous empêche d’appeler du nom qu’elle mérite[22].
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Quelle que fût l’aversion de M. Allworthy pour le vice que nous taisons, et pour tous les autres, elle n’allait pas au point de lui fermer les yeux sur les bonnes qualités qui pouvaient s’y trouver jointes, dans l’homme vicieux. Il les voyait, au contraire, d’une manière aussi distincte que si elles n’avaient été ternies par aucune tache. C’est pourquoi, en même temps qu’il s’indignait du libertinage de Tom, il admirait la noble franchise avec laquelle ce jeune homme était venu s’accuser lui-même ; il commença dès-lors, à prendre de lui l’opinion avantageuse que le lecteur en a sans doute déjà conçue ; et pesant ses bonnes et ses mauvaises qualités, il trouva que la balance penchait du côté des premières.
 
Ce fut donc en vain que Thwackum, à qui Blifil s’était empressé de raconter l’histoire, déploya contre Tom toute la violence d’une haine invétérée. M. Allworthy l’écouta froidement, et se contenta de lui répondre, que la plupart des jeunes gens d’un tempérament ardent, n’étaient que trop enclins au vice de l’incontinence ; mais qu’il croyait que Tom avait été touché de ses représentations, et se conduirait mieux à l’avenir. Le temps du fouet étant passé, le pédagogue ne put exhaler sa bile qu’en invectives, triste et ordinaire ressource de l’impuissance.
 
Square, moins emporté, était beaucoup plus perfide.
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Sa haine pour Jones surpassait peut-être celle de Thwackum. Il imagina un moyen plus sûr de le perdre dans l’esprit de M. Allworthy.
 
Le lecteur n’a point oublié les différentes scènes de la perdrix, du petit cheval, et de la bible, décrites au second livre de cette histoire. Elles avaient plutôt fortifié qu’affaibli l’affection de M. Allworthy pour Tom ; et l’on conviendra qu’elles auraient affecté de la même manière toute personne capable d’apprécier l’amitié, la générosité, la grandeur d’âme, ou douée enfin de quelque sentiment de bonté.
 
Square avait bien jugé l’impression favorable produite sur le digne écuyer par ces diverses preuves de l’excellent naturel de Tom. Le philosophe savait à merveille en quoi consiste la vertu, quoiqu’il ne se montrât pas toujours très-soigneux de la mettre en pratique. Quant à Thwackum, nous ne pourrions dire pourquoi la même idée n’entra point dans sa tête. Accoutumé à voir Tom sous un jour désavantageux, il se persuadait que M. Allworthy le voyait du même œil que lui, mais qu’un fol entêtement l’empêchait d’abandonner cet enfant, jadis l’objet de toute sa tendresse, et de reconnaître ainsi tacitement son erreur.
 
Square saisit l’occasion de porter à Jones le coup le plus cruel, en donnant aux incidents, que
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nous venons de rappeler, une interprétation maligne. « J’avoue avec peine, dit-il à M. Allworthy, que j’ai été trompé, aussi bien que vous. J’ai applaudi à certaines actions, qui me semblaient inspirées par l’amitié. Quoiqu’il y eût de l’excès dans ce sentiment, et que tout excès soit un mal, je le pardonnais en faveur de l’âge. Je ne soupçonnais guère que des mensonges, dont la cause nous paraissait à tous deux si honorable, n’avaient pour but que de couvrir un honteux libertinage. Vous voyez clairement aujourd’hui, le motif de la feinte amitié que ce jeune homme témoignait au garde-chasse. Il protégeait le père, pour séduire la fille ; il préservait une famille des horreurs de la faim, pour conspirer le déshonneur et la ruine d’un de ses membres. Est-ce là de l’amitié ? est-ce là de la générosité ? Je le demande avec sir Richard Steele, l’épicurien qui prodigue l’or pour satisfaire sa sensualité, mérite-t-il le titre de généreux ? C’en est fait, je n’accorderai plus rien désormais à la faiblesse humaine, et n’appellerai du nom de vertu, que ce qui cadrera avec la règle infaillible de la justice.
 
La bonté de M. Allworthy avait écarté jusque-là ces idées de son esprit ; mais, présentées par un autre, elles étaient trop spécieuses pour qu’il les rejetât sans examen. Les suggestions de Square le frappèrent vivement, et lui causèrent un
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trouble qui, malgré son attention à le dissimuler, n’échappa point à l’œil scrutateur du philosophe. M. Allworthy lui fit une réponse courte et évasive, et se hâta de changer de conversation. Jones fut heureux d’avoir obtenu sa grâce avant cet entretien, qui donna naissance aux premières impressions défavorables que son père adoptif conçut contre lui.
 
 
CHAPITRE XII.
 
Faits beaucoup plus clairs, mais venant de la même source.
 
Le lecteur ne sera sûrement pas fâché d’aller retrouver avec nous l’aimable Sophie. Il se rappelle l’état pénible où nous l’avons laissée. Elle passa une triste nuit. Le sommeil la favorisa peu, et les songes, encore moins. Le lendemain matin, Honora, sa femme de chambre, en entrant chez elle, la trouva déjà levée et habillée.
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À la campagne, ceux qui vivent dans un rayon de deux ou trois milles, sont réputés proches voisins, et les nouvelles volent, d’une maison à l’autre, avec une incroyable célérité. Honora savait donc, de point en point, l’histoire scandaleuse de Molly. Comme elle était d’un naturel fort communicatif, à peine eut-elle mis le pied chez sa maîtresse, qu’elle s’exprima de la sorte :
 
« Mon Dieu, que va dire mademoiselle ? Cette fille qu’elle vit dimanche dernier à l’église, et qui lui parut si belle, quoiqu’elle en eût jugé autrement si elle l’avait vue de plus près ; eh bien, cette fille vient d’être conduite devant le juge de paix, pour cause de grossesse. Je n’en suis pas surprise ; je n’avais jamais eu grande opinion de sa vertu. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’elle a déclaré que son enfant était du jeune M. Jones, et toute la paroisse assure que M. Allworthy est si furieux contre M. Jones, qu’il ne veut plus le voir. On ne peut s’empêcher de plaindre le pauvre jeune homme, non qu’il mérite grand’pitié, pour s’être ravalé de la sorte ; mais il est si joli garçon ! En vérité, je serais fâchée qu’on le mît à la porte. Je jurerais que la fille n’était pas de moins bonne volonté que lui ; elle m’a toujours paru une insigne effrontée ; et quand les filles font les avances, faut-il s’étonner que les jeunes gens y répondent ? Rien n’est plus naturel. Je
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conviens qu’ils ont grand tort de hanter si mauvaise compagnie ; et lorsqu’il leur en arrive mal, ce n’est que justice. Il est sûr cependant que ces coquines-là sont les plus coupables. Oh, je voudrais de tout mon cœur les voir fouetter à la queue d’un tombereau. Quel dommage qu’elles soient cause de la perte d’un si joli jeune homme ! car on ne peut disconvenir que M. Jones ne soit le plus joli jeune homme qui… »
 
Elle allait continuer sur ce ton, quand Sophie l’interrompit avec un air d’humeur qui ne lui était pas ordinaire : « Pourquoi, je vous prie, lui dit-elle, m’étourdir de ces sots propos ? que m’importe ce que fait M. Jones ? Allez, vous vous ressemblez toutes ; et vous qui parlez, vous ne valez peut-être pas mieux qu’une autre…
 
– Moi, mademoiselle ! je suis fâchée que vous ayez de moi une telle opinion. Je suis sûre qu’il n’y a rien à reprendre dans ma conduite. Tous les jeunes gens du monde peuvent aller au diable, je ne m’en soucie guère. Quoi ! parce que j’ai dit que M. Jones était un joli jeune homme ? Eh mais, chacun le dit comme moi. En vérité, je ne croyais pas qu’il y eût du mal à dire d’un jeune homme qu’il était joli ; mais, assurément, je ne dirai plus cela de M. Jones ; car la beauté de la figure n’est rien, quand la conduite n’y répond pas. Une misérable créature…
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– Cessez de m’étourdir de votre impertinent babil, s’écria Sophie, et allez voir si mon père ne m’attend pas pour le déjeuner ? »
 
Honora sortit, en marmottant entre ses dents quelques mots peu respectueux, qui n’arrivèrent pas aux oreilles de Sophie.
 
La conduite de cette fille justifiait-elle les soupçons de sa maîtresse ? C’est un point, cher lecteur, sur lequel il nous est impossible de satisfaire ta curiosité. En revanche, nous allons te peindre ce qui se passait dans le cœur de Sophie. Tu te souviens qu’une secrète affection pour Jones s’y était insinuée peu à peu, et y avait fait, à son insu, de grands progrès. Lorsqu’elle en aperçut les premiers symptômes, ce sentiment lui parut si doux, si délicieux, qu’elle n’eut pas la force de l’étouffer, ni même de le combattre ; et elle se plut à nourrir une passion dont elle n’envisageait point les conséquences.
 
L’aventure de Molly commença à lui ouvrir les yeux ; elle reconnut sa faiblesse. Cette découverte lui causa un trouble extrême, et, produisant l’effet d’un remède amer et violent, elle la guérit momentanément. La métamorphose fut si prompte, que tous les symptômes d’amour disparurent de son cœur, pendant la courte absence de sa femme de chambre. Au retour d’Honora, Sophie avait recouvré un calme parfait, et n’éprouvait
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plus pour M. Jones qu’une profonde indifférence.
 
Les maladies de l’âme ont tant d’analogie avec celles du corps, que nous avons cru ne pouvoir mieux nous faire comprendre, qu’en empruntant à la médecine quelques-uns des termes qui lui sont propres. Nous espérons que la docte faculté, pour laquelle nous professons un juste respect, nous pardonnera ce petit larcin.
 
La tendance aux rechutes est un des caractères les plus frappants de cette analogie ; elle se montre, surtout, dans les maladies chroniques de l’ambition et de l’avarice. Nous avons vu des ambitieux, dégoûtés de la cour par de nombreuses disgrâces, seul remède à la passion qui les dévore, rentrer avec ardeur dans la carrière de l’intrigue, pour obtenir la place de chef du grand jury, aux assises. Nous avons ouï parler d’un homme assez bien guéri de son avarice, pour distribuer aux pauvres, en un jour, quelques pièces de menue monnaie, qui, sur son lit de mort, se dédommagea d’une charité si onéreuse, en réglant au rabais les frais de son enterrement avec l’entrepreneur des convois funèbres, qui avait épousé sa fille unique.
 
L’amour, que nous traiterons ici de maladie, contre l’opinion des philosophes stoïciens, offre mille exemples de ces fâcheuses rechutes. Dès
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que Sophie revit Tom Jones, les premiers symptômes de son mal reparurent ; et, depuis ce moment, consumée d’une espèce de fièvre, elle sentit son cœur transir et brûler tour à tour.
 
Quel changement dans sa situation ! Cette passion, naguère si pleine de charmes, s’était transformée en un serpent cruel qui lui déchirait le sein. Elle combattit avec courage ce dangereux ennemi ; pour en triompher, elle employa toutes les ressources d’une raison supérieure à son âge. Ses efforts furent si heureux, qu’elle crut pouvoir se flatter que le temps et l’absence lui procureraient une entière guérison. Elle résolut donc d’éviter Tom Jones autant que possible. Dans cette vue, il lui vint à l’esprit de faire un voyage chez sa tante. Elle ne doutait pas que son père n’approuvât ce projet ; mais la fortune, qui avait d’autres desseins, y mit obstacle par un incident que nous raconterons dans le chapitre suivant.
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CHAPITRE XIII.
 
Terrible accident arrivé à Sophie. Conséquences plus terribles encore, pour elle, du dévouement de Jones. Courte digression en faveur des femmes.
 
Chaque jour augmentait la tendresse de M. Western pour sa fille. Peu s’en fallut qu’elle ne prit dans son cœur la place de ses chiens et de ses chevaux. Le bon écuyer, qui ne pouvait se passer de leur compagnie, imagina un moyen ingénieux de se procurer, en même temps, une double jouissance : ce fut d’engager Sophie à le suivre dans ses chasses.
 
Elle y consentit de bonne grâce, quoiqu’elle ne se sentît nul goût pour un exercice, dont la rudesse convenait mal à sa complexion délicate. Mais le moindre désir de son père était une loi pour elle. Une autre raison détermina encore sa prompte complaisance : elle espéra que sa présence modérerait l’impétuosité de l’écuyer, et l’empêcherait de s’exposer, comme il faisait sans cesse, à se rompre le cou.
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Le principal motif qui l’arrêtait, eût été jadis, pour elle, un puissant attrait ; c’était l’occasion fréquente de rencontrer Tom Jones, qu’elle voulait éviter. Mais la saison de la chasse touchait à sa fin. Sophie pensa qu’une courte absence achèverait de la guérir de sa malheureuse passion, et se persuada qu’elle serait en état, l’automne suivante, de revoir Tom Jones sans danger.
 
Dès la seconde chasse, comme elle revenait au château, et n’en était plus qu’à quelque distance, son cheval, dont l’ardeur fougueuse aurait exigé le talent d’un meilleur écuyer, se mit tout-à-coup à bondir et à se cabrer de telle sorte, qu’elle était en grand danger de tomber. Jones, qui la suivait de près, s’en aperçut ; il vola aussitôt à son secours, sauta lestement à terre, et saisit son cheval par la bride. Alors l’animal rétif, se dressant sur ses pieds de derrière, se débarrassa de son charmant fardeau, que Jones reçut dans ses bras.
 
Sophie, à demi morte d’effroi, ne put d’abord répondre aux questions empressées du jeune homme, qui lui demandait avec une tendre sollicitude, si elle n’était point blessée. Quand elle eut repris ses sens, elle l’assura qu’elle ne s’était fait aucun mal, et le remercia du service qu’il lui avait rendu.
 
« Si j’ai eu le bonheur de vous être utile, mademoiselle, dit Jones, j’en suis assez récompensé.
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J’aurais voulu, je vous jure, vous garantir du moindre mal, au prix d’un accident beaucoup plus grave que celui qui m’est arrivé.
 
– Quel accident ? répliqua vivement Sophie. Vous n’êtes pas blessé, j’espère ?
 
– Soyez sans inquiétude, mademoiselle, vous avez échappé, grâce au ciel, à un bien grand péril. Qu’est-ce qu’un bras cassé, en comparaison de ce que j’ai craint pour vous ?
 
– Un bras cassé ! à Dieu ne plaise !
 
– Je le crois, mademoiselle ; mais souffrez, je vous prie, que je commence par m’occuper de vous. Il me reste un bras pour vous aider à traverser le champ voisin, d’où il n’y a plus qu’un pas jusqu’au château de votre père. »
 
Sophie voyant le bras gauche de Jones qui pendait à son côté, tandis qu’il lui prêtait de l’autre un appui, ne douta plus de la triste vérité. Elle devint alors beaucoup plus pâle qu’elle ne l’était auparavant, quand elle ne craignait que pour elle seule. Tous ses membres furent saisis d’un tel tremblement, que Jones avait peine à la soutenir ; et son esprit n’étant guère moins agité que son corps, elle ne put s’empêcher de jeter sur son jeune guide un regard où se peignait une émotion si tendre, que la reconnaissance unie à la pitié, n’en saurait produire une semblable dans le cœur d’une femme sensible, sans le secours d’un troisième
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sentiment plus puissant encore.
 
L’écuyer, qui était devant avec ses piqueurs, revint en ce moment sur ses pas, Sophie lui apprit le malheur de Jones, et le pria de prendre soin du blessé. M. Western, à qui la rencontre du cheval échappé de sa fille avait inspiré de vives alarmes, eut une extrême joie de la retrouver saine et sauve. « Je suis enchanté, s’écria-t-il, qu’il n’y ait rien de pis. Si Tom a le bras cassé, nous ferons venir un chirurgien pour le lui remettre. »
 
L’écuyer descendit de cheval, et gagna à pied le château, avec sa fille et Jones. Quiconque les eût rencontrés en chemin, aurait jugé, sur la diverse expression de leurs physionomies, que Sophie seule était à plaindre. Jones triomphait d’avoir, selon toute apparence, sauvé la vie de cette jeune personne aux dépens de son bras ; et l’écuyer, quoique fâché de l’accident arrivé à Jones, ne paraissait guère sensible qu’au plaisir de voir sa fille délivrée d’un si affreux péril.
 
Sophie envisagea la conduite de Jones comme la marque d’un grand courage, et elle en fut vivement touchée ; car le courage est sans contredit le meilleur titre de recommandation pour les hommes, auprès des femmes. L’intérêt qu’il excite en elles provient, s’il faut en croire l’opinion commune, de la timidité naturelle au sexe. « La femme, remarque M. Osborne avec moins de justesse que de malignité,
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est la créature la plus craintive que le ciel ait formée. » Aristote, dans sa Politique, lui rend, ce nous semble, plus de justice, quand il dit : « Le courage et la modestie des hommes diffèrent de ces mêmes qualités chez les femmes. Le courage qui sied à une femme serait lâcheté dans un homme, et la modestie d’un homme passerait, dans une femme, pour de l’impudence. » Le sentiment de ceux qui attribuent à la peur la préférence accordée par les femmes aux gens courageux, ne nous paraît pas plus fondé. M. Bayle, dans son article Hélène, la rapporte, avec plus de vraisemblance, à leur passion pour la gloire ; et l’autorité d’Homère, celui de tous les poëtes qui a le mieux connu le cœur humain, vient à l’appui de son assertion. L’héroïne de l’Odyssée, cet illustre modèle de tendresse et de fidélité conjugales, Pénélope, déclare que la gloire d’Ulysse est l’unique source de son amour pour lui.
 
Quoi qu’il en soit, l’accident de Jones fit beaucoup d’impression sur Sophie ; et nous sommes porté à croire, d’après d’exactes recherches, que la beauté de Sophie n’en produisit pas moins sur notre héros, qui, pour dire la vérité, commençait depuis quelque temps à sentir le pouvoir irrésistible de ses charmes.
 
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CHAPITRE XIV.
 
Arrivée d’un chirurgien. Double opération. Long dialogue entre Sophie et sa femme de chambre.
 
Sophie, en arrivant au château, où elle ne s’était traînée qu’avec peine, se laissa tomber sur une chaise. On la préserva d’un évanouissement complet, avec de l’eau fraîche et des sels, et elle était assez bien remise, quand le chirurgien qu’on avait envoyé chercher pour Jones entra. M. Western, qui attribuait l’indisposition de Sophie à sa chute, lui conseilla de se faire saigner, par précaution. Le chirurgien fut du même avis ; il allégua tant de raisons en faveur de la saignée, cita tant d’exemples de personnes qui s’étaient mal trouvées de n’y avoir pas eu recours, que l’écuyer redoubla d’instances, et finit par exiger que Sophie se soumît à l’opération.
 
Elle obéit à regret. Il est probable que les suites de sa frayeur lui paraissaient moins dangereuses qu’à son père. Elle étendit son joli bras, et l’homme de l’
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art se mit en devoir de remplir ses fonctions. Pendant qu’on préparait ce qui était nécessaire, il entreprit de rassurer Sophie ; car il était convaincu que sa répugnance pour la saignée, ne venait que de la peur. Il lui protesta qu’elle pouvait être parfaitement tranquille ; qu’il n’arrivait jamais d’accidents que par l’ignorance de praticiens ineptes, et il eut soin d’insinuer, qu’avec lui, rien de semblable n’était à craindre. « Je n’ai aucune crainte, lui dit Sophie ; quand vous m’ouvririez une artère, je vous jure que je vous le pardonnerais.
 
– Oui ! bien toi, s’écria l’écuyer, mais non pas moi. Qu’il s’avise, morbleu ! de te faire le moindre mal, et je veux être damné, si je ne lui tire pas tout le sang qu’il a dans les veines. »
 
Le chirurgien consentit à saigner Sophie à cette condition, et mit dans l’exercice de son art autant de dextérité et de promptitude qu’il l’avait promis. Il ne lui tira que peu de sang, disant qu’il valait mieux renouveler la saignée, que d’en faire d’abord une trop forte.
 
Sophie se retira aussitôt que son bras fut bandé. Elle ne voulait point assister à l’opération que Jones allait subir, et l’exacte bienséance ne lui permettait peut-être pas d’en être témoin. Le principal motif de son éloignement pour la saignée, quoiqu’elle ne l’eût pas manifesté, avait été
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la crainte de retarder le soulagement de Jones ; car l’écuyer Western, dès qu’il s’agissait de sa fille, était incapable de s’occuper d’autre chose. Quant à notre ami Jones, il ressemblait à la Patience assise sur un monument et souriant à la douleur[23]. À la vue du sang qui jaillissait du bras de Sophie, il était devenu presque insensible à sa propre souffrance.
 
Le chirurgien le dépouilla de son habit, lui découvrit le bras, l’étendit et le mania d’une façon si rude, que la douleur arracha au patient quelques grimaces. Il s’en aperçut, et s’écria d’un air surpris. « Qu’avez-vous donc, monsieur ? je suis sûr de ne vous faire aucun mal. » Puis, sans se dessaisir du membre cassé, il entama une longue et savante dissertation anatomique, où il traita ex professo des fractures simples et complexes, passant en revue les différentes manières plus ou moins graves, dont Tom aurait pu se casser le bras.
 
L’auditoire ébahi l’écouta d’une manière attentive, mais profita peu de son discours scientifique, auquel il ne comprit pas un mot. Quand le docteur eut fini de parler, il procéda à l’opération, et la termina plus vite qu’il ne l’avait commencée ; après quoi il ordonna à Jones de ne
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boire que de l’eau de gruau et de garder le lit. M. Western l’obligea d’en accepter un chez lui.
 
Honora était du nombre des personnes présentes à l’opération. Aussitôt qu’elle fut achevée, sa maîtresse la fit appeler, et lui demanda comment allait M. Jones. La soubrette s’extasia sur le courage qu’il avait montré, qualité admirable, dit-elle, dans un si joli jeune homme. Elle loua avec plus de chaleur encore la beauté de sa personne, entra dans beaucoup de détails à ce sujet, et n’oublia pas de vanter la blancheur de sa peau.
 
Ce discours produisit sur la physionomie de Sophie un effet qui n’aurait pas échappé à la soubrette, si elle avait regardé une seule fois sa maîtresse en face pendant qu’elle parlait. Mais une glace placée vis-à-vis d’elle, lui offrit une figure qu’elle préférait à toute autre : en sorte qu’elle ne détourna pas un instant ses regards de cet aimable objet. Honora était si occupée du sujet qui exerçait sa langue, et de l’image qui captivait ses yeux, qu’elle laissa à Sophie le temps de se remettre de son trouble. « Honora, lui dit-elle en souriant, certainement vous êtes amoureuse de ce jeune homme.
 
– Amoureuse ! moi, mademoiselle ? Je vous jure, sur mon honneur, qu’il n’en est rien.
 
– Et quand vous le seriez, il n’y aurait pas de quoi
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en rougir, car c’est assurément un fort aimable jeune homme.
 
– Oui, mademoiselle, rien n’est plus vrai. C’est bien le plus joli jeune homme que j’aie vu de ma vie ; et comme le dit mademoiselle, je ne sais pas pourquoi je rougirais de l’aimer, quoiqu’il soit au-dessus de moi ; car enfin les gentilshommes sont de chair et d’os, aussi bien que nous autres domestiques. D’ailleurs, si M. Jones est gentilhomme, par la grâce de M. Allworthy, ma naissance vaut mieux que la sienne. Malgré ma pauvreté, je sors d’une honnête famille ; mon père et ma mère étaient mariés, et beaucoup de gens portent la tête bien haut, qui n’en pourraient pas dire autant de leurs parents. Pardi ! quoique M. Jones ait la peau blanche, oh oui ! la plus blanche qu’on ait jamais vue, je suis chrétienne comme lui, et personne ne peut dire que je sois mal née. Mon grand-père était homme d’église[24], et n’aurait pas trouvé bon, je pense, que quelqu’un de sa famille ramassât les restes d’une Molly Seagrim. »
 
Certains traits de ce discours durent être peu agréables à Sophie ; et il est à croire qu’
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elle ne souffrit si longtemps le bavardage d’Honora, que faute de pouvoir mettre plus tôt un frein à sa langue : ce qui n’était pas, comme on sait, chose facile. À la fin pourtant, elle vint à bout d’arrêter ce torrent de paroles. « Honora, dit-elle, je m’étonne que vous osiez traiter de la sorte un ami de mon père. Ceux qui n’ont à lui reprocher que sa naissance, feraient mieux de se taire, et je vous invite à leur en donner l’exemple. Pour ce qui est de la fille en question, je vous défends de jamais prononcer son nom devant moi.
 
– Je suis désolée, reprit Honora, d’avoir offensé mademoiselle. Assurément je hais, autant que mademoiselle, Molly Seagrim. Quant à mal parler de M. Jones, tous les domestiques de la maison peuvent attester que j’ai toujours pris son parti, lorsqu’il était question de bâtards. Qui de vous, leur disais-je, ne voudrait être gentilhomme au même prix ? Oui vraiment, ajoutais-je, il est gentilhomme, et des mieux faits encore. Il a les mains les plus blanches, le meilleur cœur, et le caractère le plus aimable du monde. Aussi, chacun raffole de lui dans le canton… Tenez, mademoiselle, si je ne craignais de vous déplaire, je vous dirais quelque chose…
 
– Que me diriez-vous, Honora ?
 
– Oh ! mademoiselle, il n’avait sûrement pas de
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mauvaise intention… Je vous supplie donc de ne pas vous offenser de ce que je vais vous dire.
 
– Parle, parle, Honora, explique-toi sur-le-champ.
 
– Eh bien, mademoiselle, un jour de la semaine dernière, M. Jones vint me trouver dans la chambre où je travaillais. Le manchon de mademoiselle, ce manchon qu’elle me donna hier matin, était sur une chaise à côté de moi. Il le prit et passa ses mains dedans. « Finissez donc, monsieur Jones, lui dis-je, vous allez chiffonner le manchon de mademoiselle. » Mais il y laissa toujours ses mains, et puis il le baisa… Oh ! quel baiser ! jamais je n’en vis donner un pareil.
 
– Il ignorait sans doute que ce manchon fût à moi ?
 
– C’est ce que mademoiselle saura tout à l’heure. Il le baisa donc, le rebaisa, et s’écria que c’était le plus joli manchon du monde. « Eh ! monsieur, lui dis-je, vous l’avez vu cent fois au bras de ma maîtresse. – Oui, mistress Honora, reprit-il, mais en présence de votre charmante maîtresse, peut-on rien admirer qu’elle ? » Ce n’est pas tout encore… Je supplie mademoiselle de ne pas s’offenser ; car il n’avait sûrement pas de mauvaise intention. Un jour que mademoiselle jouait du clavecin devant mon maître, M. Jones était assis dans la pièce voisine. Il avait l’air triste et rêveur. «
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Mon Dieu, monsieur Jones, lui dis-je, à quoi pensez-vous ? je donnerais quelque chose pour le savoir. – Eh ! folle que vous êtes, me répondit-il comme s’il fût sorti d’un songe, à quoi puis-je penser, quand j’entends ces sons divins ? » Puis me serrant la main : « Ô mistress Honora ! s’écria-t-il, heureux celui… » et il soupira. Sur ma parole, son haleine a le parfum de la rose… Mais il n’avait pas de mauvaise intention : ainsi j’espère que mademoiselle ne répétera pas ce que je viens de lui dire ; car il m’a donné une couronne pour m’engager au silence. Il m’a fait de plus jurer le secret sur un livre. À la vérité, je crois que ce n’était pas la Bible. »
 
Jusqu’à ce qu’on ait trouvé un plus beau rouge que le vermillon, nous n’essayerons pas de peindre le teint de Sophie.
 
« Ho…no…ra, dit-elle, je… Si vous me promettez de ne plus parler de cela, ni à moi, ni à personne, je ne vous trahirai point… Je veux dire que je ne serai pas fâchée contre vous. Mais je crains votre langue. Puis-je compter, mon enfant, que vous serez plus discrète à l’avenir ?
 
– Ah ! mademoiselle, j’aimerais mieux me couper la langue que de vous offenser. Mademoiselle peut être sûre que je ne dirai jamais rien qui puisse lui déplaire.
 
– Eh bien ! je vous prie de ne plus parler de
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tout ceci : mon père pourrait en être instruit et il serait furieux contre M. Jones, quoique je pense bien, comme vous, qu’il n’avait pas de mauvaise intention… Je serais moi-même fort en colère, si je pouvais supposer…
 
– Sur mon honneur, mademoiselle, je suis persuadée qu’il n’avait pas de mauvaise intention. Il paraissait hors de lui ; il me dit même qu’il pensait être seul, lorsqu’il prononça ces paroles. « Je vous crois, monsieur, lui répondis-je. – Oui, Honora, reprit-il… mais je demande pardon à mademoiselle, je m’arracherais la langue plutôt que de l’offenser.
 
– Continue, Honora, ne me cache rien.
 
– Oui, mistress Honora, me dit-il (c’était quelques jours après m’avoir donné la couronne), ne croyez pas que je sois assez présomptueux, ou assez insensé pour oser regarder votre maîtresse autrement que comme une divinité. C’est à ce titre que je prétends la servir et l’adorer, jusqu’à mon dernier soupir. – Voilà, je vous jure, mademoiselle, tout ce dont je me souviens. J’étais d’abord fort irritée contre lui, et je ne me suis apaisée, que quand j’ai été convaincue qu’il n’avait pas de mauvaise intention.
 
– Honora, je vois que vous m’êtes sincèrement attachée ; j’avais de l’humeur l’autre jour, quand je vous donnai votre congé. Vous pouvez rester avec moi, si vous le souhaitez.
 
– Assurément, je n’ai nulle envie de quitter mademoiselle. J’ai failli perdre les yeux, à force de pleurer, lorsqu’elle m’a donné mon congé. Il y aurait bien de l’ingratitude de ma part, à vouloir quitter mademoiselle. Où retrouverais-je jamais une si bonne place ? Tout mon désir est de vivre et de mourir au service de mademoiselle ; car, comme disait M. Jones : Heureux celui… »
 
La cloche du dîner interrompit cet entretien, qui causa tant d’émotion à Sophie, qu’elle eut peut-être à la saignée du matin, plus d’obligation qu’elle ne l’avait prévu. Pour nous conformer au précepte d’Horace de ne point tenter l’impossible, nous n’entreprendrons pas de décrire l’état de son cœur. Il sera facile à la plupart de nos lecteurs de se le représenter ; et ceux qui en seraient incapables, ne comprendraient rien à la peinture que nous pourrions leur en faire, ou la jugeraient d’autant moins vraie, qu’elle serait plus fidèle.
 
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V.
 
CONTENANT UN PEU PLUS DE SIX MOIS.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER.
 
Du style sérieux dans les ouvrages d’esprit, et de son utilité.
 
Les parties de cette merveilleuse histoire qui nous ont coûté le plus de peine, seront peut-être aussi celles qui procureront au lecteur le moins de plaisir. Il est à craindre que ce ne soit le sort de ces essais placés à la tête de chaque livre, comme un ornement nécessaire au genre de composition dont nous sommes les inventeurs.
 
Nous ne nous croyons pas obligé, en conscience, de justifier notre méthode. Il suffit que nous en ayons fait une règle fondamentale de tout
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ouvrage prosaï-comi-épique. A-t-on jamais demandé le motif de la rigoureuse unité de temps et de lieu, réputée de nos jours si essentielle à la poésie dramatique ? Exige-t-on des critiques qu’ils disent pourquoi une comédie ne peut pas embrasser l’espace de deux jours, aussi bien que, celui d’un seul ? ou pourquoi les spectateurs, pourvu qu’on les fasse voyager sans frais, comme des électeurs[25], ne seraient pas transportés à cinquante milles, aussi bien qu’à cinq ? Quel commentateur a su rendre raison de l’étroite limite des cinq actes, qu’Aristote a fixée au drame ? Enfin, est-il quelqu’un qui ait tenté de définir ce que les juges modernes du théâtre entendent par le genre noble et le genre bas, distinction subtile, à l’aide de laquelle on a réussi à bannir toute gaîté de la scène, et à la rendre aussi soporifique que nos salons ? Dans ces diverses questions, le monde semble avoir adopté un axiome bien connu : Cuicumque in arte sua perito, credendum est, il faut en croire quiconque est habile dans son art ; et en effet, comment imaginer qu’il existe des gens assez impudents pour s’ériger en docteurs, et pour établir des règles dans un art ou dans une science dont ils ne posséderaient pas les premiers éléments ?
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N’est-il pas plus naturel de penser, que ces règles sont fondées sur de bonnes et solides raisons qui échappent à la faiblesse de nos lumières ?
 
La vérité est qu’on a fait trop d’honneur aux critiques, en les supposant des hommes beaucoup plus profonds qu’ils ne le sont réellement. Ils ont abusé d’une aveugle crédulité, pour s’arroger un pouvoir despotique ; et leur audace en est venue au point, qu’ils occupent aujourd’hui la place des maîtres, et régentent les auteurs dont les devanciers leur dictaient jadis des lois.
 
Les critiques ne sont, à proprement parler, que des scribes chargés de transcrire les règles et les lois établies par ceux que leur génie a élevés au rang de législateurs, dans les différentes sciences où ils ont excellé. Jadis ces messieurs ne sortaient point de leurs modestes attributions ; ils n’auraient pas osé prononcer un arrêt, sans l’appuyer de l’autorité du juge qui l’avait rendu.
 
Avec le temps, et dans les siècles d’ignorance, ils usurpèrent le pouvoir et la dignité de leurs maîtres. L’art d’écrire ne fut plus fondé sur la pratique des bons auteurs, mais sur les préceptes des critiques ; le scribe devint législateur, et ceux-là dictèrent des lois, qui n’avaient d’abord d’autre emploi que de les transcrire.
 
Il en résulta un inconvénient grave et presque inévitable.
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Ces critiques, doués d’une faible intelligence, prirent la forme pour le fond, semblables à des juges ineptes qui s’attacheraient servilement à la lettre de la loi, et en rejetteraient l’esprit. Des détails d’un intérêt secondaire dans un grand écrivain constituèrent, à leur avis, son principal mérite ; ils les proposèrent comme des modèles à l’imitation de ses successeurs. Le temps et l’ignorance, deux puissants soutiens de l’erreur consacrèrent leurs fausses doctrines. La république des lettres fut soumise à des lois que n’avouent ni la vérité, ni la nature, et qui ne servent d’ordinaire qu’à enchaîner l’essor du génie. C’est comme si d’excellents traités sur l’art de la danse prescrivaient, pour règle essentielle, de ne danser qu’avec les fers aux pieds et aux mains.
 
De peur qu’on ne nous accuse de vouloir imposer des lois à la postérité, sans autre titre que l’ancien axiome de l’école, Ipse dixit, le maître l’a dit, axiome fort peu respectable à notre gré, nous renonçons au privilège que nous avons d’abord invoqué, et nous allons exposer les motifs qui nous ont engagé à insérer ces divers essais dans le cours de notre histoire.
 
Ceci nous conduit à indiquer une source féconde d’intérêt et d’agrément dans les compositions littéraires, source que les auteurs anciens ou modernes ont peu connue ou qu’ils ont négligée : nous voulons
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parler des contrastes répandus dans tous les ouvrages de la création, et qui entrent pour beaucoup dans nos idées de beauté, soit naturelle, soit artificielle. N’est-ce pas, en effet, la difformité d’un objet, qui rehausse la beauté de l’objet contraire ? Ainsi l’obscurité de la nuit, l’âpreté de l’hiver, rendent plus sensibles l’éclat du jour et la douceur du printemps ; sans les ténèbres, on n’aurait qu’une idée très-imparfaite de la lumière.
 
Mais pour prendre un ton moins sérieux, qui doute que la plus jolie femme ne perdît une partie de ses charmes, aux yeux d’un homme qui n’en aurait jamais vu de laides ? Les petites-maîtresses sentent si bien cette vérité, qu’elles sont très-ingénieuses à imaginer des contrastes. Elles s’en servent quelquefois à elles-mêmes ; nous avons remarqué qu’à Bath, elles affectent de paraître le matin aussi négligées que possible, afin de donner plus de lustre aux attraits qu’elles se proposent de faire briller le soir.
 
La plupart des artistes mettent cette méthode en pratique, sans en avoir peut-être approfondi la théorie. Le joaillier n’ignore pas que le plus beau diamant a besoin du contraste d’une pierre moins fine, et le peintre obtient souvent des succès par la seule opposition de ses figures.
 
Un grand génie dont s’honore l’Angleterre, a
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pleinement éclairci la matière que nous traitons. Supérieur aux artistes vulgaires, il mérite une place parmi ceux
 
Dont les inventions ont embelli la vie[26].
 
C’est l’auteur d’un drame singulier, connu sous le nom de Pantomime anglaise.
 
Ce drame se divisait en deux parties, l’une sérieuse, l’autre comique. La première présentait un certain nombre de dieux et de héros païens, qui formaient certainement la plus ennuyeuse réunion qu’on eût jamais offerte sur la scène. Dans l’intention de l’auteur, elle devait, à l’insu de la plupart des spectateurs, contraster avec la partie comique, et rendre plus piquants les lazzi d’arlequin.
 
C’était, il faut l’avouer, montrer peu d’égards pour des personnages si dignes de respect. Toutefois l’idée parut assez ingénieuse, et produisit son effet. On n’en sera pas surpris si, aux termes de sérieux et de comique, on substitue ceux d’ennuyeux et de très-ennuyeux. Jamais on n’avait rien vu de si plat que le comique ; l’insipidité n’en pouvait être relevée que par celle du sérieux : or, tel était l’excès d’ennui qu’inspirait la présence des dieux et des héros, que notre arlequin,
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quoique beaucoup moins gai que l’arlequin français, avec lequel il n’a aucun lien de parenté, recevait toujours du public un accueil favorable, parce qu’il le débarrassait d’une compagnie encore plus ennuyeuse que la sienne.
 
Les écrivains judicieux ont pratiqué avec succès l’art des contrastes : aussi je m’étonne du reproche qu’Horace fait à Homère,
 
Je m’indigne, en voyant dormir le bon Homère[27].
 
À la vérité, le poëte latin se contredit dans le vers suivant :
 
Mais dans un long ouvrage, on peut bien sommeiller[28].
 
Qu’on n’aille pas s’imaginer qu’un auteur s’endorme réellement en écrivant. Les lecteurs, il est vrai, ne sont que trop disposés à se laisser surprendre par le sommeil ; mais un auteur, son ouvrage fût-il aussi long qu’aucun de ceux d’Oldmixon, y trouve tant de plaisir, qu’il n’a garde de s’assoupir un moment. Suivant la remarque de M. Pope,
 
Il ne dort point, afin d’endormir son lecteur[29].
 
À dire vrai, les parties soporifiques d’un livre sont celles où l’on sème adroitement des réflexions sérieuses,
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pour former un contraste agréable avec le reste : et voilà quelle était l’idée d’un auteur enlevé depuis peu aux lettres, lorsqu’il disait[30] : « Toutes les fois que je suis ennuyeux, on peut être sûr que j’ai de bonnes raisons pour l’être. »
 
C’est sous ce jour, ou si l’on veut à travers cette obscurité, que nous prions le lecteur de considérer nos introductions. S’il trouve cette histoire assez fastidieuse en elle-même, sans ces morceaux postiches où nous nous sommes efforcé de répandre l’ennui à pleines mains, il ne tiendra qu’à lui de passer outre, et de commencer chaque livre par le second chapitre.
 
 
CHAPITRE II.
 
M. Jones reçoit beaucoup de visites. Quelques traits de sentiment d’une délicatesse exquise.
 
Tom Jones, pendant son séjour chez l’écuyer Western, reçut un grand nombre de visites. Quelques-unes, peut-être, ne lui furent pas très-agréables.
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M. Allworthy venait le voir presque tous les jours. L’excellent homme compatissait à sa souffrance, il admirait son courage ; mais en même temps, il jugeait nécessaire de lui faire sentir l’imprudence habituelle de sa conduite, et croyait n’en pouvoir trouver une occasion plus favorable que celle où, affaibli par la douleur et frappé d’un danger récent, il était affranchi de ces passions turbulentes qui, dans l’état de santé, nous entraînent à la poursuite du plaisir.
 
Toutes les fois donc que M. Allworthy se trouvait seul avec Jones, surtout après son entière guérison, il lui rappelait ses anciennes fautes, mais du ton le plus affectueux, dans l’unique but d’amener des conseils propres à le garantir de nouveaux écarts : « Songez, lui disait-il, que de votre conduite future dépendent votre bonheur, et la tendresse que vous pouvez encore attendre de votre père adoptif, si vous ne vous rendez pas indigne de mon estime. Quant au passé, je le pardonne et je l’oublie. Croyez-moi, profitez de l’accident qui vous est arrivé, et montrez, par une vie plus réglée, que Dieu vous a envoyé cette affliction pour votre bien. »
 
Thwackum lui rendait des visites non moins fréquentes. La chambre d’un malade semblait aussi au théologien un lieu parfaitement convenable pour des sermons ; mais son langage était plus sévère
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que celui de M. Allworthy. « Vous devez, disait-il à son élève, regarder votre accident comme une juste punition de vos péchés, et remercier tous les jours le ciel à genoux, de ne vous être pas cassé la tête, aussi bien que le bras : ce qui ne tardera pas, je pense, à vous arriver. Pour moi, je me suis souvent étonné que Dieu ne vous ait pas puni plus tôt. On doit en conclure que la justice divine, quoique lente, est toujours infaillible. Comptez que des malheurs plus grands que le premier, et non moins certains, ne manqueront pas de vous surprendre dans votre état de réprobation. Il faudrait, pour les éviter, un sincère et profond repentir, tel qu’on ne peut l’espérer d’un jeune homme aussi abandonné, aussi corrompu que vous l’êtes. Toutefois, malgré le peu de succès que j’ose attendre de mes conseils, mon devoir m’oblige de vous exhorter à changer de vie. Quoi qu’il arrive, liberavi animam meam ; j’aurai sauvé mon âme, ma conscience ne me reprochera rien. Je n’en éprouve pas moins un extrême chagrin de vous voir courir à votre perte dans ce monde, et à une damnation inévitable dans l’autre. »
 
Square parlait d’un ton bien différent. Un bras cassé était, selon lui, un de ces accidents indignes de l’attention du sage. Pour les supporter sans murmure, il suffisait de considérer qu’ils pouvaient
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arriver aux meilleurs comme aux plus pervers des hommes, et qu’ils avaient sans contredit, pour fin, le bien général. C’était, à l’entendre, un pur abus de mots, de donner le nom de mal à ce qui ne blesse en rien la convenance morale. La souffrance physique, effet le plus fâcheux de ces sortes d’accidents, était la chose du monde la plus méprisable. Il citait à ce propos plusieurs belles sentences tirées du second livre des Tusculanes de Cicéron, et des écrits du célèbre lord Shaftesbury. Un jour qu’il les débitait avec une chaleur extraordinaire, il se mordit si rudement la langue, que la douleur le força de s’interrompre, et lui fit même proférer à voix basse un ou deux jurements. Le pis de l’aventure fut que Thwackum était présent. On sait qu’il traitait son adversaire de païen et d’athée. Il s’écria que la justice divine venait de s’exercer d’une manière visible sur M. Square, et accompagna cette exclamation d’un malin sourire qui mit hors des gonds le pauvre philosophe, auquel la morsure de sa langue avait déjà fait perdre un peu de son phlegme ordinaire. Incapable d’exhaler sa rage en paroles, Square se serait peut-être porté à quelque acte de violence, si le chirurgien, qui se trouvait par bonheur dans la chambre, n’eût, contre l’intérêt d’un homme de sa profession, séparé les deux champions et prévenu une rixe sérieuse.
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M. Blifil ne visitait son camarade que rarement, et jamais seul. Ce vertueux jeune homme, malgré les marques d’attachement et de compassion qu’il affectait de donner à Jones, évitait toute intimité avec lui, de crainte, insinuait-il souvent, de s’exposer à la contagion. Il avait sans cesse à la bouche le proverbe de Salomon, sur le danger des mauvaises compagnies. Son zèle n’était pourtant pas aussi amer que celui de Thwackum. Il exprimait toujours quelque espoir, que l’incomparable bonté de son oncle finirait par amender un sujet qu’il croyait encore susceptible de retour à la vertu ; mais il ajoutait, que si M. Jones commettait de nouvelles fautes, il aurait le chagrin de ne pouvoir plus se permettre d’embrasser sa défense.
 
L’écuyer Western ne sortait guère de la chambre du malade, que pour chasser ou pour boire. Quelquefois même il s’y faisait apporter son pot de bière, et ce n’était pas sans peine qu’on l’empêchait de forcer Jones à en prendre sa part. Jamais charlatan n’attribua tant de vertu à son baume, que M. Western en attribuait à la bière ; il en parlait comme d’une panacée plus efficace que toutes les drogues des apothicaires. On obtint pourtant, à force d’instances, qu’il n’en fit pas l’essai sur Jones. Le bon écuyer avait encore une manie dont on ne put le guérir : c’était de sonner tous
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les matins des fanfares sous la fenêtre du malade, en partant pour la chasse, et d’entrer chez lui au retour, en poussant son cri ordinaire : Taïaut ! taïaut ! sans s’informer s’il dormait ou non.
 
Ces façons bruyantes, comme elles étaient exemptes de toute malice, ne produisirent non plus aucun effet fâcheux. La légère contrariété qu’elles causaient à Jones, fut d’ailleurs bien compensée par la visite de Sophie, que M. Western lui amena, dès qu’il put se lever. Bientôt il eut la force de descendre au salon, où elle le charmait durant des heures entières par une musique délicieuse, qu’elle n’interrompait que quand il plaisait à l’écuyer de lui demander le vieux sir Simon, ou quelque autre de ses airs favoris.
 
Sophie avait beau s’observer, elle ne pouvait se rendre toujours maîtresse des mouvements de son cœur : car l’amour est comme un feu secret qui tend à se faire jour ; si on lui ferme une issue, il s’en ouvre une autre. Ce que sa bouche cachait avec un soin extrême, ses yeux, sa rougeur, un geste involontaire, le décelaient malgré elle.
 
Un jour, elle jouait du clavecin, et Jones l’écoutait, assis auprès d’elle. L’écuyer entra dans le salon en s’écriant : « Morbleu ! Tom, je viens d’avoir une rude querelle à ton sujet, avec ce pédant de Thwackum. Figure-toi, mon garçon, qu’il
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a osé dire devant moi au voisin Allworthy, que ta blessure était une punition du ciel. Dieu me damne ! ai-je répondu, comment est-ce possible ? Ne s’est-il pas cassé le bras en secourant ma fille ? line punition du ciel ! Tudieu ! s’il ne fait jamais rien de pis, il ira plus droit en paradis que tous les curés du canton ; et il a, certes, plus lieu de se glorifier de sa conduite que d’en rougir.
 
– En vérité, monsieur, répondit Jones, je n’ai lieu ni d’en rougir, ni d’en tirer vanité ; mais si j’ai eu le bonheur d’être utile à miss Western, je mettrai toujours ma blessure au nombre des plus heureux événements de ma vie.
 
– Le misérable ! vouloir te brouiller pour cela avec Allworthy ! Dieu me damne ! si je n’avais respecté son habit, je l’aurais assommé sur la place ; car vois-tu, mon garçon, je t’aime de toute mon âme, et il n’y a rien au monde que je ne sois prêt à faire pour toi. Choisis, dès demain matin, parmi tous les chevaux de mon écurie celui qui te plaira davantage. Je n’en excepte que deux, le Chevalier et la Paysanne. »
 
Jones le remercia et n’accepta point son offre. « Demande même, si tu le veux, la jument alezane que montait Sophie le jour de sa chute. Elle me coûte cinquante guinées, et prendra six ans aux herbes.
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– M’en eût-elle coûté mille, s’écria Jones avec chaleur, je la ferais tuer et jeter aux chiens !
 
– Bon ! bon ! parce qu’elle t’a cassé le bras ? Il faut oublier et pardonner. Je te croyais plus homme que cela. Garder rancune à un animal ! »
 
Sophie se hâta d’interrompre son père, en lui offrant de jouer quelqu’un de ses airs favoris : proposition qui était toujours bien reçue. Elle avait changé plusieurs fois de couleur pendant le dialogue précédent. Il est probable qu’elle interprétait autrement que n’avait fait l’écuyer, la colère de Jones contre la jument. Elle éprouvait une émotion visible, et joua si mal, que M. Western se serait certainement aperçu de son trouble, s’il ne se fût bientôt endormi. Jones, au contraire, n’était rien moins que disposé au sommeil ; il avait les oreilles et les yeux bien ouverts, et fit des observations qui, jointes aux circonstances déjà connues du lecteur, lui donnèrent la preuve qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans le cœur de Sophie. Plus d’un jeune homme trouvera sans doute sa découverte bien tardive ; mais Jones avait une excessive défiance de lui-même, et sa timidité l’empêchait de s’apercevoir de la bienveillance dont il était l’objet. Ce défaut, si c’en est un, ne peut être corrigé que par l’éducation précoce des grandes villes, aujourd’hui si fort à la mode.
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Une fois que des pensées nouvelles pour Jones se furent emparées de son esprit, elles lui causèrent une agitation qui, dans l’état de faiblesse où il était encore, aurait pu avoir des suites graves, sans la bonté de sa constitution. Il sentait le mérite de Sophie, il admirait ses attraits, ses talents, il adorait ses vertus. Comme il n’avait jamais conçu l’idée de la posséder, ni cherché à nourrir une douce et vaine illusion, sa passion pour elle était beaucoup plus forte qu’il ne le croyait. Frappé d’une lumière subite, il découvrit en même temps qu’il aimait, et qu’il était aimé.
 
 
CHAPITRE III
 
Beaucoup de mots et peu de chose, pour ceux à qui la nature a refusé un cœur.
 
On se figure peut-être que les émotions qui remplissaient le cœur de Jones avaient tant de charmes, qu’elles devaient, au lieu d’un pernicieux désordre, y exciter une ivresse délicieuse ; mais on se trompe. Quelque ravissantes que soient de
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pareilles émotions, quand on les éprouve pour la première fois, elles occasionnent un trouble dont on a peine à se défendre. Ici d’ailleurs, des réflexions chagrines mêlaient à leur douceur une secrète amertume. C’est ainsi qu’une substance qui, seule, eût flatté le goût, l’affecte désagréablement lorsqu’elle est jointe à d’autres d’une nature contraire.
 
D’abord, malgré la confiance qu’inspirait à Jones l’apparente sensibilité de Sophie, il craignait de s’abuser en confondant la compassion, ou tout au plus l’estime, avec un sentiment plus tendre. Il n’avait pas la folle présomption de croire, que l’affection de Sophie fût de nature à lui permettre d’obtenir jamais le prix auquel son amour, s’il était encouragé, oserait à la fin prétendre. Quand même elle ne lui opposerait aucun obstacle, n’était-il pas certain d’en rencontrer d’insurmontables, du côté de son père ? L’écuyer, gentilhomme campagnard dans ses goûts et dans ses mœurs, pensait en homme du monde sur ce qui avait rapport à la fortune. Il adorait sa fille, et il avait déclaré plusieurs fois à table, le verre en main, qu’il ne la donnerait en mariage qu’au plus riche seigneur du comté : or, Jones n’était ni assez vain, ni assez insensé pour croire que M. Western, quelques bontés qu’il eût pour lui, fût disposé à lui sacrifier ses vues ambitieuses. Il
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n’ignorait pas que la fortune est la première, sinon l’unique considération qui détermine, en pareil cas, le choix des meilleurs parents ; que si l’amitié nous fait épouser avec chaleur les intérêts de ceux qui nous sont chers, elle met peu de zèle à favoriser leurs passions ; qu’enfin, pour comprendre le bonheur que procure l’amour, il faudrait en sentir soi-même l’ardeur. Jones n’avait donc aucun espoir fondé d’obtenir le consentement de M. Western : et chercher à s’emparer, sans son aveu, du cœur de sa fille, le frustrer ainsi du brillant avenir, objet de ses vœux, c’était, selon lui, abuser lâchement de l’hospitalité, et payer d’une noire ingratitude les nombreuses marques de bienveillance que l’honnête et bizarre écuyer lui donnait, à sa manière. S’il n’envisageait une telle conduite qu’avec horreur et mépris, combien n’était-il pas retenu davantage par la crainte d’offenser M. Allworthy, à qui il devait plus qu’un fils ne doit souvent à son père, et qu’il honorait aussi d’une piété plus que filiale. Il savait que ce digne homme abhorrait jusqu’à l’apparence de la bassesse et de la perfidie, et que la moindre souillure de ce genre suffisait pour rendre la personne du coupable odieuse à ses yeux, et son nom insupportable à ses oreilles. Tant d’obstacles invincibles auraient triomphé de ses désirs, quelle qu’en eût été la violence ;
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mais ces désirs même étaient encore combattus par la pitié pour une autre femme. L’image de Molly revenait s’offrir à son imagination. Il avait juré mille fois, entre ses bras, de lui garder une fidélité éternelle. Molly, de son côté, lui avait fait autant de serments de ne pas survivre à son inconstance. Il se la représentait, tantôt accablée sous le poids d’une douleur mortelle, tantôt prête à tomber dans le dernier avilissement, malheur qu’il aurait doublement à se reprocher, pour l’avoir séduite, puis abandonnée ; car il savait la haine que lui portaient ses voisines et ses propres sœurs, et avec quel empressement elles saisiraient l’occasion de la déchirer. Dans le fait, il avait attiré sur elle plus d’envie encore que de honte, ou plutôt celle-ci n’était que la conséquence de l’autre. Beaucoup, de femmes la traitaient avec mépris, qui lui enviaient en secret le cœur et les dons de son amant, et auraient été charmées de les acquérir au même prix. Il regardait donc la perte de la pauvre fille, comme la suite inévitable de son manque de foi, et cette pensée le mettait au désespoir. Il se disait que l’indulgence de Molly ne lui donnait nul droit d’aggraver sa position, déjà trop malheureuse ; que l’obscurité de sa naissance ne rendait pas sa personne moins sacrée, et ne pouvait servir d’excuse à l’auteur de sa ruine. Mais à quoi bon parler
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d’excuse ? il était incapable d’enfoncer le poignard dans le sein d’une créature humaine dont il se croyait aimé, et qui lui avait fait le sacrifice de son innocence. Le noble cœur de Jones plaidait la cause de Molly, non avec la froide éloquence d’un orateur vénal, mais avec le zèle d’un défenseur intéressé lui-même au triomphe de son client.
 
Quand cet habile avocat eut suffisamment excité sa pitié, en lui peignant l’affreuse destinée de Molly, il emprunta le secours d’un plus puissant auxiliaire. Il lui montra cette jeune fille parée des charmes de la fraîcheur et de la beauté, digne objet d’amour par ses attraits, et beaucoup plus encore, du moins pour une âme sensible, par son infortune.
 
Jones, au milieu de cette fluctuation de sentiments contraires, passa la nuit dans une pénible insomnie, et le lendemain il s’arrêta à la résolution généreuse de demeurer fidèle à Molly, et d’oublier, s’il le pouvait, Sophie. Il y persévéra le jour suivant jusqu’au soir, caressant en idée l’image de la première, et repoussant celle de l’autre ; mais un incident de peu d’importance qui survint dans la soirée, renouvela ses perplexités, et changea entièrement la disposition de son âme.
 
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CHAPITRE IV.
 
Petit chapitre, contenant un petit incident.
 
Honora était du nombre des personnes qui visitaient M. Jones pendant sa retraite. Peut-être, en se rappelant certains traits de sa conversation avec Sophie, la soupçonnera-t-on d’avoir du goût pour lui : on aurait tort. Quoique Jones fût un joli garçon, et qu’Honora aimât assez les jolis garçons, elle ne le distinguait pas des autres. Depuis que le valet de chambre d’un grand seigneur l’avait traîtreusement abandonnée, au mépris d’une promesse solennelle de mariage, elle veillait avec tant de soin sur son cœur, que personne ne pouvait se vanter de l’avoir entamé de nouveau. Elle regardait un bel homme avec ce sentiment d’intérêt général, qu’inspire à un esprit sage et honnête la vue de ce qui est beau ; on pouvait dire d’elle qu’elle aimait les hommes, de la même manière que Socrate aimait le genre humain. Elle en préférait quelques-uns pour leurs qualités
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physiques, comme le philosophe, pour leurs qualités morales ; mais cette préférence n’allait pas jusqu’au point d’altérer la tranquillité de son âme.
 
Le lendemain du jour où Jones soutint ce combat intérieur que nous avons décrit, Honora entra dans sa chambre, et le trouvant seul : « Monsieur, lui dit-elle, où croyez-vous que j’ai été ce matin ? vous ne le devineriez pas en cinquante ans ; et quand vous le devineriez, je vous avertis qu’il m’est défendu de vous le dire.
 
– Bon ! mistress Honora, si c’est quelque chose qu’il vous soit défendu de me dire, j’aurai la curiosité de vous le demander, et vous ne serez pas, je gage, assez barbare pour me refuser.
 
– En effet, je ne sais pas pourquoi je vous refuserais ; car enfin vous n’en direz rien à personne ; et puis, quand vous saurez où j’ai été, à moins de savoir ce que j’ai été faire, vous n’en serez guère plus avancé. Je ne vois pas, d’ailleurs, à quoi bon tant de mystère ; car, assurément, il n’existe pas dans le monde entier une meilleure maîtresse. »
 
Jones la pria avec instances de lui confier son secret, qu’il jura de garder fidèlement.
 
« Eh bien donc, monsieur, vous saurez que ma jeune maîtresse m’a chargée d’aller chez Molly Seagrim, et de m’informer si elle ne manquait de rien.
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La commission était assurément peu agréable, mais les domestiques sont faits pour obéir… Est-il possible, monsieur Jones, que tous vous soyez ravalé de la sorte ? Ma maîtresse m’a donc chargée de porter à Molly Seagrim du linge et un peu d’argent. Elle est en vérité trop bonne, ma maîtresse ; c’est à Bridewell qu’il faudrait envoyer de pareilles créatures. Mademoiselle, ai-je dit, encourage la fainéantise…
 
– Et ma Sophie a eu la bonté…
 
– Ma Sophie ! voyez-vous ? fort bien ! Ah, si vous saviez tout ! Tenez, monsieur Jones, à votre place je laisserais là cette coquine de Molly Seagrim, et je lèverais les yeux plus haut.
 
– Qu’entendez-vous par là, si je savais tout ?
 
– J’entends ce que j’entends. Vous souvenez-vous, monsieur, d’avoir mis une fois vos mains dans un certain manchon de ma maîtresse ?… Si j’étais sûre que mademoiselle n’en sût rien, j’aurais bien quelque chose à vous dire. »
 
Jones lui promit une discrétion à toute épreuve.
 
« Eh bien, ma maîtresse m’avait donné ce manchon. Quand elle a su ce que vous aviez fait…
 
– Quoi ! vous lui avez dit ce que j’avais fait ?
 
– Sans doute, monsieur, et ne m’en sachez pas mauvais gré. Mille autres m’auraient payée bien cher pour en instruire ma maîtresse, s’ils avaient
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pu deviner… car, assurément, le plus riche seigneur du comté serait fier avec raison… Mais j’ai grande envie de ne pas vous en dire davantage. »
 
Jones eut recours aux prières, et la détermina bientôt à continuer.
 
« Vous saurez donc, monsieur, que ma maîtresse m’avait donné ce manchon ; mais environ un jour ou deux après que je lui eus conté la chose, elle se dégoûta de son nouveau manchon, qui est pourtant le plus joli du monde. « Honora, me dit-elle, ce manchon me déplaît, je le trouve trop lourd, il me fatigue le bras ; en attendant que j’en aie un autre, rendez-moi l’ancien et prenez celui-ci ; » car c’est une excellente maîtresse, qui ne voudrait pas reprendre ce qu’elle a une fois donné. Je lui ai donc rendu son vieux manchon. Depuis ce temps, elle le porte presque toujours à son bras, et je gagerais qu’elle l’a souvent baisé, quand personne ne la voyait. »
 
Cette conversation fut interrompue par l’arrivée de l’écuyer Western, qui venait prendre Jones pour le mener au salon de musique. Le pauvre jeune homme le suivit, tout pâle et tout tremblant. M. Western s’aperçut de son trouble. La présence d’Honora lui inspira des soupçons ; il lâcha contre Jones un gros juron, et lui dit d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, d’aller chercher ailleurs
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du gibier, et de ne pas chasser sur ses terres.
 
Sophie parut ce soir-là plus belle que de coutume, et l’on peut croire que le manchon qu’elle avait à son bras droit, n’augmenta pas médiocrement ses charmes aux yeux de Jones.
 
Elle jouait un des airs favoris de son père, qui, debout derrière sa chaise, l’écoutait attentivement. Tout-à-coup le manchon glissa sur ses doigts et lui fit manquer la mesure. L’écuyer furieux le lui arracha, en jurant, et le jeta au feu, Sophie au désespoir se lève, court à la cheminée et se hâte de sauver des flammes son cher manchon.
 
Quelque puérile que cet incident puisse paraître à beaucoup de nos lecteurs, nous avons cru devoir le rapporter, à cause de la vive impression qu’il fit sur Jones. C’est à tort que des historiens sans jugement, retranchent de leurs récits une foule de petits détails, d’où naissent souvent des événements de la plus haute importance. Le monde peut se comparer à une vaste machine, dont les maîtresses roues sont mises en mouvement par d’autres moins grandes, et quelquefois si petites, qu’il faut un œil perçant pour les apercevoir.
 
Ainsi, ce que n’avaient pu faire tous les charmes de l’incomparable Sophie, l’éclat de sa beauté,
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la touchante langueur de ses yeux, l’harmonie de sa voix, la grâce de sa personne, l’agrément de son esprit, son aimable enjouement, la douceur de son caractère, l’élévation de son âme… un manchon en vint à bout !
 
Le poëte de Mantoue nous peint de même, en vers harmonieux, les défenseurs de Troye[31] :
 
Subjugués par la ruse et par de feintes larmes,
 
Eux dont, pendant dix ans, les invincibles armes
 
Avaient bravé des Grecs les plus fameux héros,
 
Achille, Diomède, et leurs mille vaisseaux.
 
Le cœur de Jones fut emporté par surprise, comme une autre Troye. Tous ces beaux sentiments d’honneur et de prudence, qu’il avait posés en sentinelle, pour en défendre les approches, désertèrent leur poste, et le dieu d’amour entra triomphant dans la place.
 
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CHAPITRE V.
 
Très-long chapitre, contenant un très-grand événement.
 
Le triomphe du dieu de Cythère n’était pas encore complet, il lui restait à vaincre un dernier ennemi, retranché dans la citadelle. Pour quitter la métaphore, la destinée future de Molly tourmentait d’une vive inquiétude le cœur honnête de Jones. Les attraits de la pauvre fille étaient éclipsés, ou plutôt totalement effacés à ses yeux par le mérite supérieur de Sophie ; mais à l’amour avait succédé la pitié, et non le mépris. Jones se considérait comme l’objet unique des affections de Molly, comme le dépositaire de toutes ses espérances. Lui-même, il le savait trop bien, avait autorisé sa confiance par les assurances réitérées d’une tendresse éternelle. Molly devait compter sur la sincérité de ses promesses. Plusieurs fois, elle lui avait déclaré, de la manière la plus solennelle, que de sa conduite avec elle dépendait la félicité,
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ou le malheur de sa vie entière. Il repoussait avec horreur la pensée de plonger dans un abîme de maux, une créature qui lui avait sacrifié le peu qu’elle avait en son pouvoir, qui s’était immolée à ses plaisirs, qui maintenant encore soupirait et languissait, éloignée de sa vue. « Eh quoi ! se disait-il, mon rétablissement, qu’elle a tant souhaité ; ma présence, qui fait l’objet de tous ses vœux, au lieu de lui procurer le bonheur dont elle se flattait, seraient pour elle le signal de la ruine et du désespoir ? Pourrais-je pousser si loin la barbarie ? » Mais au moment où le bon génie de Molly semblait prêt à triompher, l’image de Sophie, de Sophie sensible à son amour (il n’en pouvait plus douter), revint s’offrir à sa pensée ; et tous les obstacles qui lui fermaient l’entrée de son cœur disparurent.
 
À la fin, il s’imagina qu’il pourrait dédommager Molly d’une autre façon ; par exemple, au moyen d’une somme d’argent. La difficulté était de la lui faire accepter. Il en désespérait presque, quand il se rappelait combien de fois, dans l’ivresse de la passion, elle lui avait assuré que l’univers entier ne saurait la consoler de sa perte. Mais elle était pauvre, et comme on l’a vu, d’une excessive vanité. Jones pensa, que malgré l’ardeur apparente de son amour, il serait possible de l’amener,
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avec le temps, à se contenter d’une fortune supérieure à ses espérances, et capable de satisfaire son ambition, en l’élevant au-dessus de ses égales. Il résolut, en conséquence, de saisir la première occasion de hasarder une proposition de ce genre.
 
Un jour que l’écuyer était à la chasse, Tom, qui commençait à sortir, le bras en écharpe, s’échappa du château, et courut chez Molly. Il trouva sa mère et ses sœurs qui prenaient le thé. Elles lui dirent d’abord que Molly n’était pas à la maison ; un instant après, la fille aînée lui apprit, avec un malin sourire, qu’elle était en haut dans son lit. Tom, instruit de l’état de sa maîtresse, monta en silence l’échelle qui conduisait à sa chambre. La porte en était fermée, ce qui lui causa quelque surprise ; il frappa, et attendit un peu de temps avant qu’on ouvrît ; car Molly, à ce qu’elle lui dit depuis, dormait alors profondément.
 
On a remarqué que l’extrême douleur et l’extrême joie produisent des effets à peu près semblables, et que quand l’une ou l’autre affecte notre âme à l’improviste, elle la remplit d’un tel désordre, que l’exercice de nos facultés en demeure souvent suspendu. La présence inopinée de Jones causa tant d’émotion à Molly, que pendant plusieurs minutes, elle ne put exprimer le ravissement dont il est naturel de supposer qu’elle
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fut saisie. Quant à Tom, il éprouva de si vifs transports, une telle ivresse à la vue de son amante, qu’il oublia un instant Sophie et le principal objet de sa visite.
 
Il en rappela bientôt le souvenir. Après de mutuelles effusions de tendresse, il fit tomber insensiblement la conversation sur les suites funestes qu’aurait leur liaison, si M. Allworthy apprenait, qu’au mépris de ses défenses, ils continuaient à se voir. Cette découverte, que la malice de leurs ennemis rendait, dit-il, inévitable, les perdrait tous deux. Puis donc qu’un destin rigoureux les condamnait à une cruelle séparation, il conjurait sa chère Molly de s’y résigner avec courage. Il jurait de ne laisser échapper, dans le cours de sa vie, aucune occasion de lui donner des preuves d’une affection sincère, et de surpasser, s’il en avait jamais le pouvoir, ses espérances et même ses vœux. Enfin, il lui fit espérer que, dans peu, une union sortable et légitime pourrait la rendre infiniment plus heureuse, qu’elle ne le serait jamais en prolongeant avec lui un coupable commerce.
 
Molly garda une minute ou deux le silence, puis fondant en larmes : « Est-ce donc là, s’écria-t-elle, l’amour que vous avez pour moi ? M’abandonner ainsi, après m’avoir perdue ! Ah ! quand je vous disais que tous les hommes sont faux et
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perfides, qu’ils ne tiennent plus aucun compte de nous, dès que leur passion brutale est assouvie, vous preniez le ciel à témoin de votre constance. Pouvez-vous être parjure à ce point ? Hé ! que me font sans vous toutes les richesses du monde, sans vous qui avez gagné mon cœur, et qui le possédez tout entier ? Osez-vous bien, cruel, me parler d’un autre, à moi qui ne puis aimer que vous, tant que je vivrai ? Oui, tous les hommes ne sont rien pour moi. Si demain, le plus riche seigneur du comté venait me demander en mariage, je le refuserais ; car je hais et je méprise tout votre sexe, à cause de vous. »
 
Elle allait continuer sur ce ton, lorsqu’un accident imprévu lui ferma la bouche, au milieu de son pathétique discours. Sa chambre, ou plutôt son galetas, situé au premier étage, c’est-à-dire sous le comble de la maison, était de biais dans tous les sens, et ressemblait au grand delta des Grecs D. Le lecteur en aura une juste idée, quand il saura qu’on ne pouvait s’y tenir debout qu’au milieu. Comme cette chambre n’avait point de cabinet, Molly s’en était fait un, au moyen d’une vieille couverture clouée contre les chevrons du toit. Elle suspendait dans ce recoin, et mettait à l’abri de la poussière, ses meilleures hardes, telles que les débris de sa fatale robe, quelques bonnets,
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et d’autres ajustements qu’elle avait achetés depuis peu.
 
Cette espèce de cabinet répondait au pied du lit, dont la vieille couverture était si proche, qu’elle lui servait en quelque sorte de rideau. Or, soit que Molly, dans l’emportement de la colère, l’eût poussée du pied, soit que Jones l’eût dérangée par mégarde, soit que les clous qui l’attachaient eussent manqué d’eux-mêmes, à l’instant où Molly prononçait les dernières paroles rapportées plus haut, la maudite couverture tomba, et laissa voir, parmi des habillements de femme, (oserons-nous l’écrire, et le lira-t-on sans douleur ?) le philosophe Square dans l’attitude la plus risible que l’on puisse imaginer ; car la forme du lieu l’obligeait de se tenir courbé, et pour ainsi dire replié sur lui-même.
 
Sa position ne ressemblait pas mal à celle d’un soldat, auquel on a lié ensemble le cou et les talons[32], et mieux encore à l’attitude accroupie où l’on voit souvent, dans les rues les plus fréquentées de Londres, des gens qu’on ne châtie pas, et qu’on devrait châtier de leur cynique impudence. Il était coiffé d’un bonnet de nuit de Molly ; ses deux grands yeux regardaient fixement du
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côté
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de Jones, quand la couverture se détacha : de sorte qu’en appliquant sur cette comique figure l’idée d’un philosophe, il eût été impossible au spectateur le plus phlegmatique, de ne pas éclater de rire.
 
Nous ne doutons point que la surprise du lecteur n’égale celle de Jones. Que penser de la présence de Square en pareil lieu, et comment concilier les soupçons qu’elle doit faire naître, avec l’opinion qu’on a, sans doute, conçue jusqu’ici de ce grave personnage ?
 
Avouons-le toutefois, cette contradiction est moins réelle qu’imaginaire. Les philosophes sont pétris du même limon que les autres créatures humaines. Quelque épurées, quelque admirables que soient leurs théories, un peu de fragilité dans la pratique leur est commun avec le reste des mortels. C’est en effet la théorie seule, et non la pratique, qui les en distingue. Si ces êtres sublimes pensent beaucoup mieux que les autres hommes, ils agissent toujours de la même manière. Ils connaissent très-bien le secret de dompter les passions, de réprimer les appétits déréglés des sens, de vaincre la douleur et la volupté. Cette science, facile à acquérir, est pour eux une source d’ingénieuses méditations : mais la pratique en serait pénible et importune ; aussi la même philosophie qui leur révèle ces grands principes de la morale,
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leur enseigne à s’en affranchir, dans l’habitude de la vie.
 
M. Square se trouvait à l’église, le dimanche où la robe de Molly causa le tumulte dont on a parlé. Il y remarqua, pour la première fois, cette paysanne, et fut si frappé de sa beauté, qu’il proposa le soir à ses élèves de changer le but de leur promenade, dans l’espérance de revoir Molly, en passant devant sa demeure. Comme il ne fit part alors de son dessein à personne, nous n’avions pas jugé à propos d’en instruire le lecteur.
 
Le péril et les obstacles constituaient, en bonne partie, ce qu’il plaisait à M. Square d’appeler l’inconvenance des choses. La difficulté qu’il prévoyait à séduire cette jeune fille, la crainte du ridicule qu’imprimerait à son caractère la découverte d’une coupable intrigue, étaient pour lui un frein puissant, et l’on peut croire qu’il n’eut d’abord d’autre intention, que de s’amuser des riantes idées qu’excite en nous la vue de la beauté. Les hommes les plus graves en apparence, se plaisent quelquefois à en récréer leur esprit, après de sérieuses études. C’est dans ce dessein qu’ils gardent au fond de leurs cabinets, loin de tous les regards, certains livres, certains tableaux, et qu’ils font souvent de certains mystères de la philosophie naturelle, le principal sujet de leurs entretiens.
 
Mais quand le philosophe apprit, un ou deux
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jours après, que cette vertu, qu’il croyait si rebelle, avait déjà subi le joug d’un vainqueur, il donna une plus libre carrière à ses désirs. Square n’était point de ces gens délicats qui rebutent un mets friand, parce qu’un autre en a goûté avant eux. Au contraire, il n’en aimait que mieux Molly, coupable d’une première faiblesse, sentant bien qu’avec son innocence, elle aurait été plus difficile à vaincre. Il tenta l’entreprise et réussit.
 
Ce serait une erreur de croire que Molly préférât le philosophe à son jeune amant. S’il lui avait fallu opter entre eux, nul doute que Jones n’eût été l’objet de son choix. Square ne dut pas seulement le succès qu’il obtint, à ce calcul des plus simples, que deux valent mieux qu’un (calcul qui eut pourtant son poids dans la balance). L’accident et l’absence de Jones, furent encore pour lui des circonstances favorables. Enfin, quelques présents qu’il sut faire à propos, amadouèrent si bien la jeune fille, qu’elle ne put résister à une occasion opportune, et Square triompha sans peine des faibles restes de sa vertu.
 
Ce fut environ quinze jours après que Jones, rendant visite à sa maîtresse, la trouva couchée avec Square. Cette circonstance explique assez pourquoi la vieille mère lui dit d’abord que Molly n’était pas à la maison. Comme elle tirait parti du désordre de sa fille, elle l’encourageait et le favorisait
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de tout son pouvoir. Il n’en était pas de même de la sœur aînée : elle portait à Molly tant d’envie et tant de haine, qu’elle aurait sacrifié de bon cœur sa part du profit, pour avoir le plaisir de la déshonorer et de nuire à son trafic. Elle apprit donc à Jones que sa sœur était au lit, dans l’espoir qu’il la surprendrait entre les bras de Square : ce qui n’aurait pas manqué d’arriver, si Molly n’avait pris la précaution de fermer sa porte aux verrous. Elle eut ainsi le temps de cacher son amant derrière le rideau, où il fut si malheureusement découvert.
 
À l’apparition soudaine de Square, Molly désespérée enfonça sa tête sous la couverture, et s’écria qu’elle était perdue. La pauvre fille, encore novice dans son métier, manquait de cette insigne effronterie qui sert si bien, en pareil cas, les femmes du grand monde, soit en leur fournissant à propos une adroite excuse, soit en les armant d’audace pour braver la colère d’un époux qui, de peur d’un éclat, par amour du repos, ou par crainte du galant, se contente ordinairement de fermer les yeux et de se taire. Molly, confondue par la présence de Square, n’essaya plus de soutenir une cause qu’elle avait défendue jusque-là avec tant de larmes, avec tant de protestations d’amour et de fidélité.
 
Le personnage découvert derrière la tapisserie n’était guère
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moins consterné qu’elle. Il demeura quelque temps immobile, incertain de ce qu’il devait dire, et n’osant lever la tête. Jones, qui était peut-être le plus interdit des trois, retrouva le premier la parole ; et, se remettant du désordre où l’avaient jeté les tendres reproches de Molly, il fit un grand éclat de rire, salua M. Square, et lui offrit la main pour l’aider à sortir de son trou.
 
Dès que le philosophe eut atteint la partie de la chambre où l’on pouvait se tenir debout, il regarda Jones d’un air plein de gravité. « Monsieur, lui dit-il, vous triomphez, je le vois, de cette grande découverte. Je jurerais que vous jouissez d’avance du plaisir de me couvrir de honte. Si pourtant vous voulez écarter la prévention, vous conviendrez que vous êtes le seul blâmable en tout ceci. Je n’ai point à me reprocher d’avoir corrompu l’innocence, je n’ai rien fait de répréhensible aux yeux de quiconque juge les actions d’après la règle de la justice. La convenance dépend de la nature des choses, non des mœurs, des usages, ni des lois. Rien ne blesse la convenance, que ce qui est contraire à la nature.
 
– Puissamment raisonné, vieux fou ; mais, de grâce, pourquoi penses-tu que j’aie envie de te livrer à la risée publique ? Je n’ai jamais été, je t’assure, plus content de toi de ma vie ; et l’aventure
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restera secrète, à moins que tu n’aies envie de la divulguer toi-même.
 
– Mais, M. Jones, je ne voudrais pas que vous me crussiez indifférent au soin de ma réputation. La bonne réputation est une sorte de χαλόγ[33] qu’on ne doit mépriser en aucune façon. Y porter soi-même atteinte, c’est commettre un crime odieux, un véritable suicide. Si donc vous consentez à taire mes faiblesses (j’en puis avoir comme un autre, puisque nul homme n’est absolument parfait), comptez aussi sur ma discrétion. Il y a des choses qu’il convient de faire, et dont il ne convient pas de se vanter ; car la malignité humaine envenime souvent les actions les plus innocentes, et même les plus louables.
 
– À merveille ! Quoi de plus innocent que de satisfaire un désir de la nature ? Quoi de plus louable que de travailler à la propagation de son espèce ?
 
– À ne vous point mentir, j’ai toujours été de cet avis.
 
– Vous tîntes pourtant un autre langage, lorsqu’on découvrit ma liaison avec cette jeune fille.
 
– Il est vrai ; mais la faute en fut au ministre Thwackum, qui me présenta le fait sous un faux jour. Il vous peignit comme un corrupteur de l’innocence ;
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je dus vous blâmer à ce titre. Ce fut cela, monsieur, rien que cela… Car vous savez, M. Jones, que les circonstances les plus légères, oui, monsieur, les plus légères, altèrent sensiblement la convenance morale et la nature des choses.
 
– À quoi bon tout ce verbiage ? je vous le répète, il ne tiendra qu’à vous qu’on n’entende point parler de ce que j’ai vu. Je n’en dirai jamais un mot à personne, si vous vous conduisez bien avec cette fille. Vous, Molly, soyez fidèle à votre ami, et non content d’oublier votre inconstance, je vous ferai encore tout le bien qui dépendra de moi. » À ces mots il prit congé d’eux, se laissa glisser le long de l’échelle, et disparut.
 
Square se félicita d’en être quitte, selon toute apparence, à si bon marché. Molly, dès qu’elle fut revenue de sa confusion, reprocha vivement au philosophe de lui avoir fait perdre Jones ; mais il trouva bientôt le moyen de dissiper son chagrin, moitié par des caresses, moitié par un petit lénitif qu’il tira de sa bourse, remède d’une efficacité merveilleuse pour chasser de l’esprit les sombres vapeurs, et y ramener la sérénité.
 
Molly prodigua mille témoignages de tendresse à son nouvel amant, se moqua avec lui de ce qu’elle avait dit à Jones, et de Jones lui-même, jurant que si le jeune homme avait autrefois possédé
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sa personne, nul autre que Square n’avait jamais possédé son cœur.
 
 
CHAPITRE VI
 
Moyen de corriger quelques erreurs commises précédemment, dans l’application du mot amour.
 
L’infidélité manifeste de Molly aurait justifié plus de ressentiment que Jones n’en fit paraître, et s’il eût abandonné sur-le-champ cette indigne maîtresse, peu de gens l’en auraient blâmé, sans doute ; mais au lieu de la traiter avec le mépris qu’elle méritait, il en eut pitié. Quoique l’amour qu’il conservait pour elle, ne fût point de nature à le rendre très-sensible à son manque de foi, il se reprochait amèrement de l’avoir séduite, et s’imputait tous les désordres où elle semblait prête à se plonger.
 
Cette idée lui causait une peine extrême. L’aînée des Seagrim, Betty, eut la bonté de l’en soulager. Elle lui fit entendre que ce n’était pas lui, mais
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un nommé Will Barnes, qui avait obtenu le premier, les bonnes grâces de sa sœur, et que l’enfant dont il se croyait le père ne lui appartenait qu’à un titre fort incertain.
 
Jones chercha sur-le-champ les moyens de s’assurer de la vérité du fait, et bientôt l’aveu de Will Barnes et celui de Molly elle-même, le convainquirent que Betty ne l’avait pas trompé.
 
Ce Will Barnes était un jeune drôle, aussi renommé pour ses bonnes fortunes, qu’aucun sous-lieutenant d’infanterie, ou clerc de procureur du royaume. Il avait séduit plusieurs femmes, il en avait désespéré d’autres, et comptait, parmi ses trophées, la mort tragique d’une pauvre fille, qui s’était noyée pour ne pas survivre à son inconstance.
 
Betty Seagrim figurait au nombre de ses conquêtes ; il l’aimait, longtemps avant que Molly fût d’âge à inspirer des désirs. Il la quitta ensuite pour sa sœur cadette, auprès de laquelle il réussit, sans beaucoup d’efforts. Dans la réalité, Will Barnes était seul maître du cœur de Molly. Elle ne s’était livrée à Jones et à Square, que par intérêt et par vanité.
 
De là venait la haine implacable de Betty pour sa sœur. Nous avions cru inutile d’en assigner plus tôt la véritable cause, l’envie nous ayant paru suffire de reste pour l’expliquer.
 
Cette découverte dissipa tous les scrupules et toutes les inquiétudes de Jones, par rapport à Molly. Mais s’il se sentait délivré d’un tourment, il en éprouvait un autre des plus cruels. Depuis que Molly était bannie de son cœur, Sophie en avait pris une entière possession. Il l’aimait avec idolâtrie, il voyait clairement qu’il en était aimé ; cependant une conviction si flatteuse n’adoucissait en rien ses mortelles angoisses. Obligé de renoncer à l’espoir de vaincre jamais la résistance du père, il ne pouvait se résoudre à tenter la conquête de la fille, par des moyens honteux ou perfides.
 
L’affront qu’il ferait ainsi à M. Western, le chagrin dont il accablerait M. Allworthy, s’offraient sans cesse à sa pensée, et ne lui laissaient de repos ni le jour, ni la nuit. Sa vie était un combat continuel entre l’amour et l’honneur, qui tour à tour triomphaient dans son âme. Souvent, en l’absence de Sophie, il projetait de ne plus la voir, de quitter la maison de son père adoptif ; puis, de retour auprès d’elle, il oubliait toutes ses résolutions, et n’en formait plus qu’une, celle de l’obtenir au péril de sa vie, et par le sacrifice même de son honneur, qui lui était cent fois plus cher.
 
Cette lutte intérieure produisit en lui un changement visible. Il perdit sa vivacité naturelle et son enjouement. Dévoré d’une sombre mélancolie lorsqu’il était seul, dans le monde il avait l’air distrait, abattu. Si, pour complaire M. Western, il essayait de sourire, sa contrainte décelait d’une manière sensible le chagrin qu’il s’efforçait en vain de dissimuler.
 
Il serait difficile de dire ce qui le trahissait le plus, de l’art ingénieux à cacher sa passion, ou de la nature toujours prête à en révéler le secret. Tandis que l’un lui imposait devant Sophie une sévère réserve, le condamnait au silence, le forçait même d’éviter ses regards, l’autre semblait se faire un jeu de détruire en un instant l’effet de toutes ses précautions. À l’approche de sa jeune maîtresse, il pâlissait, il tressaillait, s’il la voyait paraître inopinément. Quand par hasard ses yeux rencontraient les siens, le sang refluait avec violence vers ses joues, et son visage devenait brûlant. Si la politesse l’obligeait de lui parler, de porter à table sa santé, il ne faisait que balbutier ; s’il la touchait, sa main, tout son corps frémissait. Au moindre mot qui avait trait à l’amour, il soupirait involontairement ; et il ne se passait pas un jour, qu’il ne fût exposé à quelque épreuve de ce genre.
 
Tous ces symptômes échappaient à l’attention de l’écuyer, mais non à celle de sa fille. Elle remarqua bientôt l’agitation qui régnait dans le cœur de Jones,
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et elle ne fut pas en peine d’en découvrir la cause, elle la trouvait dans son propre sein. Cette conformité de sentiments, qui n’est autre chose que la sympathie, tant de fois observée chez les amants, fait assez connaître pourquoi Sophie était beaucoup plus clairvoyante que son père.
 
À dire vrai, il y a un moyen plus simple et plus clair, d’expliquer l’étonnante supériorité de pénétration qu’on remarque dans certaines personnes, et ce moyen n’est pas seulement applicable aux amants, mais à tous les hommes. D’où vient, par exemple, qu’un fripon se montre, pour l’ordinaire, si habile et si prompt à découvrir des fourberies dont un honnête homme, d’ailleurs beaucoup plus éclairé, est souvent la dupe ? Il n’existe point de sympathie générale entre les fripons ; ils ne font point usage, comme les francs-maçons, de signes particuliers pour s’entendre ; mais le même sujet les occupe tous ; toutes leurs pensées sont constamment tournées vers le même but. Il ne faut donc s’étonner ni de l’aveuglement de l’écuyer, ni de la pénétration de sa fille. L’idée de l’amour n’était jamais entrée dans la tête du premier, et la seconde, en ce moment, n’en avait point d’autre.
 
Quand Sophie fut bien convaincue de la passion de Jones, et qu’elle eut la certitude d’en être l’objet, elle
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comprit aisément les motifs de sa conduite. Tant de délicatesse le lui rendit plus cher encore, et fit naître dans son cœur les deux sentiments qu’un amant doit souhaiter davantage d’inspirer à sa maîtresse, l’estime et la pitié. Eh ! quelle femme serait assez rigide pour l’en blâmer ? qui oserait lui faire un crime de plaindre des maux qu’elle avait causés ; d’estimer l’infortuné qui, par un dévouement héroïque, s’efforçait d’étouffer la flamme dont il était consumé, semblable à ce généreux enfant de Sparte qui se laissait dévorer par sa proie, plutôt que d’avouer son larcin ? Ainsi, la réserve de Jones, son silence, sa froideur, le soin qu’il prenait de l’éviter, étaient aux yeux de Sophie les preuves les plus fortes, les plus touchantes qu’il pût lui donner de son amour. Bientôt elle éprouva pour lui tous les sentiments qui peuvent s’allier avec le devoir, dans l’âme d’une femme tendre et vertueuse, l’estime, la reconnaissance, la pitié, l’admiration… Enfin, bientôt elle aima Jones éperdûment.
 
Un jour, nos deux amants se rencontrèrent dans le parc, au détour de deux allées qui aboutissaient au canal où Jones avait failli autrefois de se noyer, pour rattraper l’oiseau chéri de Sophie. Elle dirigeait depuis peu ses promenades vers cet endroit ; elle y venait rêver, avec un mélange de plaisir et de peine, à un accident qui, tout léger
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qu’il était, avait peut-être jeté dans son sein le premier germe d’une passion devenue si profonde.
 
Tous deux avaient l’esprit tellement préoccupé, qu’ils se touchaient presque, avant de s’être aperçus. Leur confusion n’aurait pas échappé à un tiers ; mais ils étaient trop émus pour s’observer l’un l’autre. Dès que Jones fut un peu remis de sa première surprise, il salua miss Western ; elle lui rendit son salut avec timidité. La conversation commença par des lieux communs sur la fraîcheur délicieuse de la matinée ; elle tomba ensuite sur la beauté du paysage. Jones en vanta les charmes. À la vue de l’arbre d’où il était jadis tombé dans l’eau, Sophie ne put s’empêcher de lui rappeler cet accident. « Je suppose, monsieur Jones, lui dit-elle, que vous ne passez point au bord de ce canal sans ressentir un petit frisson ?
 
– En vérité, mademoiselle, répondit-il, je n’ai conservé d’autre souvenir de cette aventure, que celui du chagrin que vous causa la perte de votre oiseau. Pauvre Tommy ! voici la branche sur laquelle il s’était posé. Comment eut-il la folie de fuir l’heureuse condition où je l’avais placé ? sa triste fin fut la juste punition de son ingratitude.
 
– Peu s’en fallut, monsieur Jones, que votre courage ne vous fît éprouver un sort aussi funeste. Sans doute, vous n’avez pas oublié le danger que vous courûtes alors ?
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– Non, mademoiselle ; et quand j’y pense, je n’éprouve qu’un regret, c’est que l’eau n’ait pas été plus profonde. J’aurais échappé à bien des tourments, que la fortune semble m’avoir réservés.
 
– Fi ! monsieur Jones, vous ne parlez pas sérieusement. Ce mépris affecté de la vie, part d’un excès de délicatesse. Vous voudriez diminuer ainsi la reconnaissance que je vous dois, d’avoir bravé deux fois la mort pour moi. Prenez garde à la troisième ! » Elle prononça ces dernières paroles avec un accent et un sourire d’une douceur inexprimable.
 
Jones repartit en soupirant, qu’il craignait que sa recommandation ne fût trop tardive, puis jetant sur Sophie un regard triste et passionné : « Ô miss Western, s’écria-t-il, pouvez-vous désirer que je vive ? me souhaitez-vous tant de mal ? »
 
Sophie baissa les yeux, et répondit avec un peu d’hésitation : « En vérité, monsieur Jones, je ne vous souhaite point de mal.
 
– Oh ! je reconnais bien là ce caractère adorable, cette angélique bonté qui surpasse encore vos charmes !
 
– Mais, monsieur Jones, je ne vous comprends pas…, laissez-moi, je ne puis rester ici davantage.
 
– Je ne veux point être compris… je ne puis l’être… Sophie, excusez mon délire… cette rencontre
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inattendue… ma surprise… mon émotion… au nom du ciel, pardonnez-moi si je vous ai offensée ; je n’en avais pas l’intention ; j’aimerais mieux mourir mille fois !
 
– Vous m’étonnez. Comment pouvez-vous croire que vous m’ayez offensée ?
 
– La crainte, mademoiselle, trouble aisément la raison, et je ne connais point de crainte égale à celle de vous déplaire… Comment puis-je, comment dois-je parler ? Ah ! de grâce, adoucissez ce front sévère ! le moindre signe de votre colère suffirait pour m’anéantir… je n’ai point eu l’intention… si je suis coupable, accusez-en mes yeux, ou plutôt accusez-en vos charmes… que dis-je ? Ah ! je m’égare, mon cœur ne peut contenir l’excès de mon amour… Sophie ! pardonnez-moi ; j’ai combattu jusqu’à la dernière extrémité ; je me suis efforcé longtemps de vous cacher la flamme qui me dévore, et qui me réduira bientôt, je l’espère, à l’impuissance de vous offenser jamais. »
 
Jones, en achevant ces mots, fut saisi d’un tremblement pareil au frisson de la fièvre. L’agitation de Sophie n’était guère moindre. « Monsieur Jones, lui dit-elle, je n’affecterai pas de ne vous point comprendre, je vous comprends trop bien ; mais, au nom du ciel, si vous avez pour moi quelque affection, souffrez que je retourne au château ; et puissé-
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je avoir la force de me soutenir jusque-là ! »
 
Jones, qui lui-même ne se soutenait qu’avec peine, lui offrit son bras. Elle l’accepta, à condition qu’il n’ajouterait pas un mot sur ce sujet. Il le promit, insistant seulement pour obtenir le pardon de l’aveu involontaire que la passion lui avait arraché. Sophie lui répondit, que le pardon dépendrait de sa conduite future. Ce pacte fait, tous deux, d’un pas incertain et tremblant, s’acheminèrent vers le château, sans que l’amant osât une seule fois serrer la main de sa maîtresse, qu’il tenait dans la sienne.
 
Sophie se retira dans sa chambre. Les soins d’Honora et le secours des eaux spiritueuses parvinrent à calmer le trouble de ses sens. Quant à Jones, il reçut pour tout soulagement à ses maux une nouvelle si douloureuse, que nous croyons devoir en remettre le récit au chapitre suivant, pour ne pas confondre deux scènes d’une nature trop différente.
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CHAPITRE VII.
 
Maladie de M. Allworthy.
 
M. Western avait pris tant d’amitié pour Jones, qu’il ne pouvait se séparer de lui ; et Jones, quoique son bras fût depuis longtemps guéri, se laissait facilement entraîner par l’amour de la chasse, ou par un autre motif, à prolonger son séjour chez l’écuyer. Loin d’être pressé de retourner auprès de son père adoptif. Il passait quelquefois quinze jours de suite sans lui faire une visite, sans même s’informer de ses nouvelles.
 
Pendant un de ces intervalles, M. Allworthy fut attaqué d’un gros rhume, accompagné de fièvre. Il négligea cette indisposition, comme il faisait de toutes celles qui ne le forçaient point de garder le lit, ou d’interrompre ses occupations accoutumées : conduite que nous n’avons garde d’approuver ; car la docte faculté a droit d’exiger qu’aussitôt que la maladie entre par une porte,
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on introduise le médecin par l’autre. C’est le sens du vieil adage : Venienti occurrite morbo,
 
Hâtez-vous d’attaquer le mal dans sa naissance.
 
De cette façon la maladie et le médecin se trouvent en présence, et peuvent combattre à armes égales. Si, au contraire, on laisse la maladie se fortifier et se retrancher dans la place, il devient très-difficile, et quelquefois impossible au plus habile praticien de l’en déloger. Souvent même, en gagnant adroitement du temps, elle parvient à mettre la nature de son côté, et à rendre impuissantes toutes les ressources de l’art. Telle était, autant qu’il nous en souvient, l’opinion du savant docteur Misaubin. Il avait coutume de se plaindre qu’on l’appelait toujours trop tard. « Je crois, Dieu me pardonne, disait-il, que mes malades me prennent pour un entrepreneur de convois. Ils ne m’envoient chercher que quand la maladie les a tués. »
 
Faute de soins, l’indisposition de M. Allworthy fit des progrès si rapides, que quand l’ardeur de la fièvre l’obligea d’appeler un médecin, le docteur, dès son arrivée, déclara en secouant la tête qu’on avait trop tardé à l’avertir, et que le malade était dans le plus grand péril. M. Allworthy, qui avait mis ordre à ses affaires dans ce monde, et qui était aussi bien préparé pour l’autre
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que le permet l’humaine nature, entendit cet arrêt avec calme et résignation. Il pouvait dire tous les soirs en se couchant, comme le Caton de la tragédie[34],
 
Que le crime ou l’effroi trouble la paix de l’homme,
 
Étranger à tous deux, tranquille sur son sort,
 
Caton voit du même œil le sommeil et la mort.
 
Et certes, il pouvait le dire avec plus de raison que Caton lui-même, ou tout autre personnage aussi vain des temps anciens et modernes. Sa conscience était pure, son âme, inaccessible à la crainte. Il était semblable au moissonneur laborieux et fidèle qui, à la fin de la moisson, s’en va recevoir son salaire des mains d’un bon maître.
 
L’excellent homme voulut rassembler autour de lui toutes les personnes de sa maison. Il ne manquait à cette réunion que mistress Blifil, partie depuis peu pour Londres, et M. Jones, que nous avons laissé chez l’écuyer Western, où on alla le chercher, un instant après qu’il eut quitté Sophie.
 
La nouvelle du danger de M. Allworthy, que le domestique exagéra encore, bannît de son esprit
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toute pensée d’amour. Il se précipita dans la voiture qu’on lui avait envoyée, et ordonna au cocher de faire le plus de diligence possible. Nous pouvons assurer que l’image de Sophie ne se présenta pas une seule fois à lui, pendant le trajet.
 
Tout le monde, c’est-à-dire, MM. Blifil, Jones, Thwackum, Square, et quelques domestiques, étant réunis autour du lit de M. Allworthy, le digne homme se leva sur son séant et se disposait à parler, quand il en fut empêché par les cris perçants et douloureux de Blifil. « Mon cher neveu, lui dit-il en lui tendant la main, ne vous désolez pas ainsi du plus ordinaire des événements humains. On s’afflige justement, lorsqu’on voit fondre sur un de ses amis quelque calamité qui, n’étant pas dans l’ordre nécessaire du destin, paraît rendre son sort plus malheureux que celui d’un autre ; mais la mort est inévitable : c’est le terme commun auquel viennent aboutir les diverses fortunes des hommes. Qu’importe le moment où elle se saisit de sa proie ? Si le sage par excellence, compare l’étendue de la vie à celle de la main, ne peut-on pas la regarder comme un jour ? Je vous quitte au déclin de ce jour. Ceux qui sont partis le matin n’ont perdu qu’un petit nombre d’heures peu dignes de regrets, et qui n’eussent été, pour la plupart, que des heures de fatigue, de peine, et de douleur. Je me souviens
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qu’un poëte latin[35] nous peint la sortie de la vie comme celle d’un banquet. Cette pensée m’est souvent revenue à l’esprit, quand j’ai vu des hommes se débattre contre la mort, pour prolonger de frivoles plaisirs, et pour jouir un instant de plus de la société de leurs amis. Mais, hélas ! combien est court le plus long délai que le ciel leur accorde ! qu’il est peu différent de partir le premier ou le dernier ! Voilà le vrai point de vue sous lequel il convient d’envisager la vie. Le regret de quitter nos amis colore d’un aimable prétexte l’horreur que la mort nous inspire ; et cependant, telle est la briève durée des plaisirs mêmes de l’amitié, qu’un homme sage n’y attache qu’un faible prix. Peu de gens, je l’avoue, pensent ainsi. La plupart ne songent à la mort que quand sa faux les menace. Quelque hideux, quelque terrible que leur paraisse de près ce fantôme, son effrayante laideur disparaît à leurs yeux dans le lointain. Abattus, consternés, s’ils se croient en danger de mourir, à peine leur crainte est-elle dissipée, que le souvenir s’en efface de leur esprit. Les insensés ! ils s’imaginent avoir reçu leur grâce. Ils n’ont obtenu qu’un sursis, et un court sursis.
 
« Cessez donc, mon cher enfant, de vous affliger
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de la sorte. Un événement qui peut arriver à toute heure, que chaque élément, chaque particule de matière qui nous environne, peut produire, et auquel nul mortel ne saurait échapper, ne doit nous causer ni surprise, ni regrets.
 
« Mon médecin m’ayant averti, et je l’en remercie, que je touchais au moment de vous quitter, j’ai désiré de m’entretenir un instant avec vous, avant que la maladie qui menace, je le sens, de m’accabler, m’en ait ôté la faculté.
 
« Quoique mes dernières volontés soient consignées, depuis longtemps, dans mon testament, je veux apprendre moi-même à chacun de vous ce qui le concerne, afin d’avoir la consolation de vous voir tous satisfaits.
 
« Mon neveu Blifil, je vous laisse toute ma fortune, à l’exception d’une rente viagère de cinq cents livres[36] que je vous charge de payer à votre-mère, d’une terre de cinq cents livres de revenu, et d’une somme de six mille livres, dont j’ai disposé ainsi qu’il suit :
 
« C’est à vous, monsieur Jones, que je donne la terre de cinq cents livres de revenu. Comme je connais les inconvénients qui résultent du défaut d’argent comptant, j’y ai ajouté mille livres en espèces. J’ignore
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si vos espérances seront remplies, ou trompées. Peut-être trouverez-vous que je vous donne trop peu, tandis que le monde pourra m’accuser d’avoir trop fait pour vous ; mais je méprise la censure du monde. Quant à vous, je me flatte que vous ne justifierez point, par vos sentiments, cette fâcheuse opinion, excuse ordinaire des âmes dures, que les actes de générosité excitent moins la reconnaissance qu’une cupidité insatiable… Pardonnez-moi cette réflexion ; je ne soupçonne de vous rien de semblable. »
 
Jones se jeta aux pieds de son bienfaiteur, saisit sa main qu’il couvrit de baisers, et l’assura que sa bonté pour lui surpassait, dans cette circonstance comme dans toutes les autres, son mérite et son attente. « Je manque de termes, s’écria-t-il, pour vous exprimer ma reconnaissance. Vos bienfaits me pénètrent le cœur. Mais je ne puis songer en ce moment qu’à la douloureuse situation… Ô mon protecteur ! ô mon père ! » Ici la parole expira sur ses lèvres, et il détourna la tête pour cacher les larmes qui coulaient de ses yeux.
 
M. Allworthy pressa doucement sa main dans la sienne, et continua ainsi : « Je connais, mon enfant, la noblesse et la bonté de votre caractère. Joignez-y la prudence et la piété, et vous serez heureux. Si les premières de ces qualités vous
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rendent digne du bonheur, les dernières seules peuvent vous en faire jouir.
 
« M. Thwackum, je vous ai laissé mille livres. Je ne doute point que cette somme n’excède de beaucoup vos désirs et vos besoins. Acceptez-la, comme un gage de mon amitié. S’il vous reste du superflu, cette rigide vertu dont vous faites profession, vous enseignera la manière d’en user.
 
« Monsieur Square, je vous ai légué une pareille somme. Elle vous mettra, je l’espère, en état de mieux réussir à l’avenir dans votre profession, que vous ne l’avez fait par le passé. J’ai souvent observé avec peine, que l’indigence excite plus de mépris que de pitié, surtout chez les gens riches, aux yeux de qui l’homme pauvre passe presque toujours pour un homme sans talent. Le peu que je vous laisse, aplanira les obstacles contre lesquels vous avez eu autrefois à lutter, et vous fournira les moyens d’acquérir le degré de fortune nécessaire à un philosophe tel que vous.
 
« Mais je sens que mes forces s’épuisent. Je vous renvoie à mon testament, pour ce qui concerne mes autres dispositions. Mes domestiques y trouveront un motif de se souvenir de moi. J’ai fait en outre un petit nombre de legs pieux, que mes exécuteurs testamentaires acquitteront, je pense, avec fidélité. Je vous donne à tous ma bénédiction.
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Adieu, je pars… quelques moments avant vous. »
 
En cet instant, un domestique entra précipitamment et annonça l’arrivée d’un procureur de Salisbury, chargé d’un message secret qu’il ne pouvait, disait-il, communiquer qu’à M. Allworthy en personne. Il ajouta que ce procureur paraissait très-pressé, et se plaignait d’avoir tant d’affaires sur les bras, qu’il ne viendrait jamais à bout de les expédier toutes, quand il se mettrait en quatre pour cela.
 
« Allez, mon enfant, dit M. Allworthy à Blifil, et voyez ce que me veut cet homme. Je suis hors d’état de m’occuper d’affaires ; je n’en ai point, d’ailleurs, qui ne vous intéresse maintenant plus que moi. Il m’est impossible de recevoir qui que ce soit ; mon esprit n’est plus capable d’attention. » À ces mots, il les congédia, en leur disant qu’il ne perdait pas l’espérance de les revoir encore ; mais qu’après une si grande fatigue, il avait besoin de repos.
 
Quelques-uns des spectateurs de cette triste scène, se retirèrent en versant des larmes. Le philosophe Square lui-même essuyait ses yeux, peu accoutumés à en répandre. Pour mistress Wilkins, les pleurs tombaient goutte à goutte de sa paupière, comme la gomme, des arbres de l’Arabie. C’était une simagrée que n’omettait jamais l’
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habile gouvernante, dans les occasions convenables.
 
Quand tout le monde fut sorti, M. Allworthy remit la tête sur son oreiller, et tâcha de prendre un peu de repos.
 
 
CHAPITRE VIII.
 
Détails plus naturels qu’agréables.
 
La douleur de perdre son maître n’était pas l’unique source de l’amer ruisseau de larmes qui baignait les joues creuses de mistress Déborah Wilkins. Elle ne fut pas plus tôt remontée dans sa chambre, qu’elle murmura entre ses dents cette agréable complainte : « Assurément, mon maître aurait bien dû mettre quelque différence entre ses autres domestiques et moi. Il me laisse, je suppose, de quoi payer mon deuil ; mais, par ma foi, si c’est là tout, le diable le portera pour moi. Monsieur pouvait savoir que je ne suis point accoutumée à recevoir l’aumône. Je n’ai mis de côté, à son
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service, que cinq cents livres ; et voilà comme il me traite ! la belle manière d’encourager les domestiques à être honnêtes ! car enfin, si je me suis permis, de temps en temps, de prendre quelques bagatelles, d’autres ont pris dix fois davantage : et maintenant il nous confond tous ensemble. Oh ! s’il en est ainsi, que le legs s’en aille au diable avec le testateur… Mais non, je ne veux point y renoncer ; cela causerait trop de joie à certaines gens… Je ferai mieux, j’en achèterai une robe de la couleur la plus gaie que je pourrai trouver ; une vraie robe de bal, et j’irai danser avec sur la tombe de ce vieux ladre. Voilà donc ma récompense d’avoir pris si souvent son parti, quand tout le canton lui jetait la pierre, pour la façon scandaleuse dont il élevait son bâtard ! Mais patience, il va dans un lieu où tout cela lui sera compté. Assurément il aurait mieux fait de se repentir de ses péchés à l’article de la mort, que d’en tirer vanité, et de donner le bien de sa famille à un bâtard. Pense-t-il nous faire accroire qu’il l’a trouvé, par hasard, dans son lit ? la jolie histoire ! ah, ah ! ceux qui cachent une chose, ne sont point en peine de savoir où la retrouver. Dieu lui pardonne : mais si l’on parvenait à découvrir la vérité, ce ne serait pas, je gage, le seul bâtard dont il aurait à répondre. Ce qui me console, c’est qu’ils seront tous connus, là où
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il va. – Je vous renvoie à mon testament. Mes domestiques y trouveront un motif de se souvenir de moi. Ce sont ses propres paroles. Je ne les oublierai jamais, quand je vivrais mille ans. Oui, oui, je me souviendrai toujours de vous, pour m’avoir confondue avec vos domestiques. Je pouvais me flatter, je pense, sans trop de vanité, qu’il ferait une mention particulière de moi, aussi bien que de Square ; mais ce Square est un monsieur, oui vraiment, quoiqu’il n’eût pas d’habit sur le dos la première fois qu’il vint ici. Le beau monsieur, par ma foi ! Depuis nombre d’années qu’il vit dans la maison, je ne crois pas qu’un seul domestique ait vu la couleur de son argent. Au diable de tels messieurs ! » Mistress Wilkins ne borna point là ses murmures ; mais nous pensons que cet échantillon suffira au lecteur.
 
Thwackum et Square s’exprimaient avec moins d’aigreur, sans paraître plus satisfaits. À en juger par la tristesse de leurs physionomies, aussi bien que par le dialogue suivant, ils s’applaudissaient médiocrement de la libéralité du testateur.
 
Environ une heure après qu’on fut sorti de la chambre du malade, Square rencontra Thwackum au salon. « Eh bien ! monsieur, lui dit-il, avez-vous eu des nouvelles de votre ami, depuis que nous l’avons quitté ?
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– Si vous voulez parler de M. Allworthy, repartit Thwackum, il vous convient mieux qu’à moi de lui donner ce titre ; car il l’a bien mérité de vous.
 
– Et de vous aussi, monsieur. Ne lui a-t-il pas plu, dans sa prétendue bonté, de nous traiter de même ?
 
– Je n’aurais pas abordé le premier ce sujet ; mais puisque vous commencez, je vous dirai sans détour que je suis d’un avis contraire au vôtre. Il y a une grande différence entre un bienfait et une récompense. La place que j’ai remplie dans la maison de M. Allworthy, les soins que j’ai donnés à l’éducation de ses deux enfants, sont des services dont j’aurais pu attendre plus de reconnaissance. Ne croyez pas pourtant que je me plaigne. Saint Paul m’a appris à être satisfait du peu que je possède. Ce peu, fût-il moindre encore, je saurais m’en contenter : mais l’Écriture sainte, en me faisant un devoir de mépriser les richesses, ne m’oblige point de fermer les yeux sur mon propre mérite, ni d’être insensible à l’affront d’une injuste comparaison.
 
– Puisque vous me provoquez, sachez que c’est à moi que l’affront s’adresse. Je n’aurais jamais cru que M. Allworthy fît assez peu de cas de mon amitié, pour me confondre avec un homme à ses gages ; mais je connais la cause de
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son injustice. Elle provient des étroits principes que vous avez travaillé sans relâche à lui inculquer, au mépris de tout sentiment noble et généreux. Les divins attraits de l’amitié ne sont point faits pour une vue faible et grossière comme la vôtre. Ils ne peuvent être aperçus qu’à l’aide de cette règle infaillible de la justice, que vous n’avez cessé de tourner en dérision, jusqu’à ce que vous soyez enfin parvenu à pervertir le jugement de votre ami.
 
– Je souhaiterais pour le salut de son âme, repartit Thwackum en furie, que votre damnable doctrine n’eût point perverti sa foi. C’est à vos principes qu’il faut attribuer sa conduite anti-chrétienne. Quel autre qu’un athée pourrait se résoudre à quitter ce monde, sans avoir mis ordre à sa conscience, sans avoir confessé ses péchés, sans en avoir reçu l’absolution ? et pourtant il n’ignorait pas qu’il y avait quelqu’un, dans sa maison, qui était dûment autorisé à la lui donner. Il reconnaîtra, mais trop tard, sa fatale erreur, lorsqu’il arrivera dans ce séjour de ténèbres, où il y a des pleurs et des grincements de dents. Alors il verra le triste sort que réserve à ses sectateurs cette divinité païenne, cette stérile vertu que vous adorez, vous, et tous les déistes du monde ; alors il appellera un prêtre à grands cris, et il gémira de n’en point trouver, et de n’avoir pas reçu l’absolution,
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sans laquelle nul ne peut être sauvé.
 
– Que ne la lui proposez-vous, si vous la jugez si nécessaire ?
 
– Elle ne sert qu’à ceux qui ont la grâce suffisante pour la demander… Mais de quoi parlé-je à un incrédule, à un païen ? C’est vous qui avez causé sa perdition. Vous en êtes amplement récompensé dans ce monde, et je ne doute pas que votre disciple ne le soit bientôt dans l’autre.
 
– J’ignore ce que vous entendez par récompense. Si vous appelez ainsi la misérable marque d’amitié qu’il a cru devoir me laisser, apprenez que je la méprise, et que le malheur de ma position peut seul me déterminer à l’accepter. »
 
Le médecin arriva sur ces entrefaites, et demanda comment allait le malade.
 
« Mal, répondit Thwackum.
 
– Je m’y attendais, reprit le docteur. Mais, je vous prie, qu’est-il survenu de nouveau, depuis mon départ ?
 
– Rien de bon, je le crains, repartit Thwackum. Au demeurant, dans l’état ou nous l’avons laissé, il restait, je pense, peu d’espoir. »
 
Le médecin du corps ne comprit peut-être pas bien celui de l’âme. Avant qu’ils pussent s’expliquer l’un à l’autre leur pensée, M. Blifil entra dans la chambre, la tristesse peinte sur le visage,
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et leur dit qu’il avait reçu des nouvelles douloureuses : que sa mère, en revenant de Londres, avait été prise d’une violente attaque de goutte dans la tête et dans l’estomac, et qu’elle était morte, au bout de quelques heures, à Salisbury.
 
« Fatalité ! s’écria le docteur. Que n’ai-je été à portée de la secourir ! On ne peut répondre des événements. La goutte est une des maladies les plus rebelles à la médecine ; et cependant il est bien rare qu’elle résiste à mes remèdes. »
 
Square et Thwackum firent à M. Blifil leurs compliments de condoléance, sur la perte de sa mère. Le premier lui conseilla de la supporter en homme ; le second, de s’y résigner en chrétien. M. Blifil leur répondit, qu’il savait très-bien que nous étions tous sujets à la mort ; qu’il tâcherait de ne pas se laisser accabler par son malheur ; mais qu’il ne pouvait s’empêcher d’accuser un peu l’étrange rigueur du sort, qui choisissait, pour le frapper d’un si rude coup, le moment où il craignait d’en recevoir un autre non moins sensible. Il ajouta, que la circonstance présente allait mettre à l’épreuve les excellents principes qu’il tenait de M. Thwackum et de M. Square, et que s’il survivait à tant d’infortunes, il en serait redevable aux leçons de ses maîtres.
 
On délibéra ensuite, si l’on apprendrait à M. Allworthy la mort de sa sœur. Le médecin s’y opposa
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fortement, et toute la faculté, sans doute, eût été de son avis ; mais M. Blifil observa, qu’il avait reçu de son oncle des ordres si formels et si réitérés de ne lui rien cacher, dans la crainte de ce qui en pourrait arriver, qu’il ne se déterminerait, par aucun motif, à y désobéir ; que d’ailleurs, le courage et la piété bien connus de M. Allworthy, l’empêchaient de partager les appréhensions du docteur. Il déclara, en conséquence, qu’il était décidé à lui communiquer sur-le-champ la fatale nouvelle, attendu que si le ciel accordait à ses ferventes prières le rétablissement de son oncle, il ne lui pardonnerait jamais de ne pas l’avoir instruit sur-le-champ d’un événement de cette nature.
 
Le médecin fut forcé de se soumettre à ces raisons, qu’approuvèrent les deux savants personnages. Il entra, suivi de Blifil, dans la chambre de M. Allworthy. À peine lui eut-il tâté le pouls, qu’il trouva une amélioration sensible dans son état. Il dit que le dernier remède avait produit un merveilleux effet, et rendu la fièvre intermittente, en sorte que la situation du malade était maintenant aussi rassurante, qu’elle paraissait auparavant désespérée.
 
À dire vrai, le danger n’avait jamais été aussi grand que le docteur s’était plu à le représenter ; mais comme un prudent général ne dédaigne
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point l’ennemi le plus inférieur en force, un sage médecin ne méprise pas non plus la maladie la moins grave en apparence. Le premier établit une sévère discipline, place avec soin ses sentinelles, ne relâche rien de sa vigilance, quelle que soit la faiblesse de son adversaire ; le second n’oublie pas de composer son maintien, de prendre une physionomie grave, de secouer la tête d’un air d’importance, quelque légère que soit la maladie ; et tous deux, parmi une foule de raisons propres à justifier leur conduite, peuvent en alléguer une excellente, c’est que par là le triomphe devient plus glorieux, et le manque de succès, moins humiliant.
 
M. Allworthy n’eut pas plus tôt remercié le ciel de l’heureux changement survenu dans sa position, que Blifil s’avança vers lui, l’air consterné, son mouchoir sur les yeux pour essuyer ses pleurs, ou pour en faire le semblant, comme Ovide[37] le conseille dans un autre cas,
 
Soit qu’il en coule, ou non, essuyez-les toujours,
 
et lui apprit ce que le lecteur sait déjà.
 
M. Allworthy reçut la nouvelle avec douleur et résignation ; il laissa échapper une larme, puis reprenant bientôt sa sérénité ordinaire, il s’écria : «
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Que la volonté de Dieu soit faite en toutes choses ! »
 
Il demanda à voir le procureur de Salisbury. M. Blifil lui dit qu’il n’avait pu le retenir un seul moment ; que cet homme paraissait si pressé et accablé de tant d’affaires, qu’il ne viendrait jamais à bout, disait-il, de les expédier toutes, quand il se mettrait en quatre pour cela.
 
M. Allworthy chargea Blifil du soin des funérailles. Il voulut que sa sœur fût inhumée dans la chapelle du château. Du reste, il laissa son neveu maître de régler, comme il l’entendrait, la cérémonie funèbre, se bornant à lui indiquer la personne qu’il devait employer dans cette occasion.
 
 
CHAPITRE IX.
 
Qui confirme la vérité de cette remarque d’Eschine, que l’ivresse montre le cœur de l’homme, comme un miroir réfléchit ses traits.
 
On s’étonnera peut-être de n’avoir point ouï parler de M. Jones dans la scène précédente. Sa
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conduite ressembla si peu à celle des autres personnages, que nous n’avons pas voulu le confondre avec eux.
 
Il quitta le dernier la chambre de son père adoptif, et se retira dans la sienne pour se livrer à sa douleur. L’agitation de son âme le força bientôt d’en sortir. Il s’approcha doucement de la porte de M. Allworthy, où il écouta longtemps sans entendre d’autre bruit qu’un ronflement violent, que son imagination frappée lui fit prendre pour le signe d’une pénible agonie. Alarmé de cette idée funeste, il ne put s’empêcher d’entrer dans la chambre. Il y trouva l’excellent homme plongé dans un doux sommeil ; sa garde, assise au pied du lit, dormait aussi, et ronflait de toutes ses forces. Jones se hâta d’imposer silence à cette basse continue, craignant qu’elle ne troublât le repos de M. Allworthy. Il s’assit ensuite à côté de la garde, et y demeura immobile jusqu’au moment où le docteur et Blifil entrèrent ensemble et réveillèrent le malade, le premier pour lui tâter le pouls, le second pour lui faire part d’une nouvelle que Jones, s’il avait connu son dessein, l’aurait bien forcé de remettre à un autre temps.
 
Aux premières paroles de l’imprudent Blifil, Jones eut peine à retenir son indignation, surtout lorsqu’il entendit le docteur déclarer, que c’était malgré lui qu’on apprenait au malade un
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si cruel événement. Mais comme la passion ne l’aveuglait pas au point de lui cacher l’impression dangereuse, que ferait sur M. Allworthy l’éclat d’une querelle, il se contint pour l’instant, et il fut ensuite si content de voir que cette indiscrétion n’avait pas eu de suites fâcheuses, qu’il étouffa sa colère, et ne fit aucun reproche à Blifil.
 
Le médecin dînait ce jour-là chez M. Allworthy. Au sortir de table, il l’alla voir, et revint bientôt après annoncer à la compagnie, avec un air d’assurance et de satisfaction, qu’on pouvait désormais être tranquille sur le compte de son malade ; que la fièvre l’avait quitté, et qu’il se faisait fort d’en prévenir le retour, par le moyen du quinquina.
 
Cette nouvelle causa tant de plaisir à Jones, elle le jeta dans un tel ravissement, qu’on pouvait dire de lui, avec vérité, qu’il était ivre de joie : disposition morale qui seconde puissamment les effets du vin ; et comme il but de nombreuses rasades à la santé du docteur et de plusieurs autres, il fut bientôt ivre à la lettre.
 
Le feu du vin redoublant la chaleur naturelle de ses esprits, il fit mille extravagances : il sauta au cou du docteur, le serra dans ses bras, l’assura qu’après M. Allworthy, il était la personne qu’il aimait le mieux au monde. « Oui, docteur, s’écria-t-il, vous méritez qu’on vous élève une
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statue aux frais du public, pour avoir sauvé l’ami des gens de bien, l’ornement de la société, la gloire de l’Angleterre, et l’honneur de la nature humaine. Dieu me damne, si je ne l’aime cent fois plus que mon âme !
 
– Tant pis pour vous, dit Thwackum, quoique vous ayez sans doute assez sujet de l’aimer, car il vous a très-bien traité. Peut-être, au reste, eût-il mieux valu, dans l’intérêt de certaines gens, qu’il ne vécût pas assez pour avoir, plus tard, un juste motif de révoquer ses dons.
 
– Âme vile ! s’écria Jones en lançant sur Thwackum un regard de dédain, penses-tu que de pareilles considérations aient quelque empire sur moi ? Ah ! quand je posséderais des monceaux d’or, j’aimerais mieux n’en pas conserver une parcelle, que de perdre mon illustre et cher bienfaiteur.
 
Comment rougir, comment cesser jamais
 
De regretter une tête si chère[38] !
 
Le docteur prévint, par son entremise, l’explosion de la colère qui enflammait Thwackum et Jones. Celui-ci donnant alors un libre essor à sa gaîté, se mit à danser, à chanter des chansons amoureuses, à faire enfin toutes les folies que
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peut inspirer le délire de la joie. Mais l’ivresse, loin de lui inspirer l’envie de quereller personne, augmentait, s’il est possible, l’enjouement accoutumé de son humeur.
 
C’est une erreur commune de croire que les gens querelleurs et méchants dans le vin, sont d’un caractère pacifique et doux avant d’avoir bu. Le vin ne change pas le naturel de l’homme, il ne crée point en lui de nouveaux penchants ; il le prive de la raison, sa sauvegarde habituelle, et le force à découvrir des vices qu’il a l’art de cacher, lorsque aucun nuage n’obscurcit son esprit. Il excite, il allume les passions, surtout celle qui domine dans le cœur. Ainsi la colère, l’amour, la gaîté, l’avarice la générosité, en un mot toutes les affections de l’âme, se manifestent dans l’ivresse avec un degré extraordinaire d’énergie.
 
Cependant, comme il n’y a point de pays où les liqueurs spiritueuses engendrent plus de rixes qu’en Angleterre, principalement parmi le bas peuple, pour qui boire et se battre sont des termes presque synonymes, nous serions fâché qu’on inférât de ce que nous venons de dire, que les Anglais sont la plus méchante de toutes les nations. Peut-être l’amour de la gloire est-il la source ordinaire de leurs querelles ; et, dans ce cas, il faudrait leur décerner la palme du courage. Rien
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n’est plus rare, en effet, que d’entendre citer, en pareille occasion, un trait de perfidie ou de lâcheté. Souvent, au contraire, on voit les combattants se témoigner, pendant l’action, des égards réciproques : en sorte que l’amitié termine, presque toujours, la dispute qu’une joyeuse ivresse avait fait naître.
 
Mais pour reprendre le fil de notre histoire, quoique Jones n’eût montré aucune intention hostile, M. Blifil ne se tint pas moins très-offensé d’une conduite qui s’accordait mal avec l’extrême réserve de son caractère. Il la jugea d’autant plus indécente et plus odieuse, que la mort d’une mère chérie venait, disait-il, de répandre le deuil dans la maison. S’il avait plu au ciel de leur donner quelque espoir du rétablissement de M. Allworthy, c’était par des actions de grâces qu’il convenait de faire éclater leur reconnaissance, et non par l’emportement de l’ivresse et par des chants dissolus, moyens plus capables d’allumer que d’éteindre le courroux céleste. Thwackum qui avait bu, sans qu’il y parût, plus que Tom, applaudit aux pieuses réflexions de Blifil. M. Square, pour des motifs que le lecteur saura deviner, garda le silence.
 
Le vin n’avait pas tellement troublé la raison de Jones, qu’un seul mot ne suffît pour lui rappeler le malheur de M. Blifil. Toujours prêt à reconnaître et à réparer
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ses torts, il tendit la main à son camarade, en signe d’amitié, le priant de l’excuser, si l’excès de joie que lui causait la convalescence de M. Allworthy, avait banni de son esprit toute autre pensée.
 
Blifil repoussa dédaigneusement sa main, et lui répondit avec indignation, qu’il n’était pas surprenant que les spectacles les plus tragiques fussent sans effet sur des aveugles ; que pour lui, ayant le malheur de connaître ses parents, il devait être sensible à leur perte.
 
Jones, malgré la bonté de son naturel, était tant soit peu irascible. Il se leva en colère, et saisissant Blifil au collet : « Misérable ! s’écria-t-il, oses-tu bien insulter au malheur de ma naissance ? » Il accompagna cette apostrophe de gestes si violents, que le phlegmatique Blifil perdit patience. Aussitôt commença entre eux un combat qui aurait pu devenir sérieux, sans l’intervention de Thwackum et du docteur. Square, que la philosophie rendait supérieur aux émotions de l’humanité, continua de fumer sa pipe, comme il avait coutume de faire dans toutes les disputes où il ne craignait rien pour lui-même.
 
Les deux champions, réduits à l’impuissance de recourir à une vengeance immédiate, se dédommagèrent de cette contrainte par un torrent d’injures et de menaces, nouvelle espèce de lutte dans
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laquelle la fortune se montra aussi favorable à Blifil, qu’elle lui avait été contraire dans la précédente.
 
À la fin pourtant, il se conclut une trêve, par la médiation des parties neutres : la compagnie se remit à table ; Jones consentit à demander pardon, Blifil l’accorda, la paix fut faite, et les choses semblèrent rétablies in statu quo.
 
Malgré cette réconciliation apparente, le plaisir, que la querelle avait banni, ne revint pas. Tout sentiment de joie était éteint ; on ne traita plus que de graves questions de politique et de morale, sorte d’entretien fort instructif sans doute, mais d’un très-médiocre intérêt. Comme nous n’avons en vue que l’amusement du lecteur, nous passerons sous silence ce qui se dit, jusqu’au moment où les convives s’étant peu à peu retirés, Square et le médecin restèrent seuls. La conversation se ranima un instant par des réflexions critiques sur la dispute des deux jeunes gens. Le médecin prononça, qu’à tout prendre, ils ne valaient pas mieux l’un que l’autre : décision que le philosophe approuva d’un mouvement de tête grave et significatif.
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CHAPITRE X.
 
Qui démontre la justesse d’une observation faite par Ovide et d’autres auteurs plus profonds, que l’ivresse est souvent le prélude de l’incontinence.
 
Jones, avant d’entrer chez M. Allworthy, alla faire un tour dans la campagne, pour tâcher de calmer l’agitation de ses sens. L’image de sa chère Sophie, que la maladie dangereuse de son bienfaiteur avait écartée quelque temps de sa pensée, revint naturellement s’y offrir. Il se livrait à de douces rêveries, lorsqu’un incident qui affligera, comme nous, le lecteur, mais que notre devoir d’historien nous oblige de transmettre à la postérité, en interrompit le cours.
 
C’était pendant une belle soirée des derniers jours du mois de juin ; notre héros avait dirigé ses pas vers un petit bois, où le souffle du zéphyr qui se jouait dans le feuillage, le murmure d’une source d’eau vive, et le ramage de mille oiseaux, formaient
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une harmonie enchanteresse. Il songeait à sa Sophie dans ce lieu si propre à l’amour. Son imagination, dont rien ne gênait l’essor, parcourait en liberté tous ses charmes, se la représentait sous les formes les plus variées, les plus ravissantes ; son cœur brûlant ne respirait que la volupté. Il se jeta sur le gazon qui tapissait le bord du ruisseau, et d’une voix attendrie : « Ô Sophie ! s’écria-t-il, si le ciel me permettait de te serrer dans mes bras, quel serait mon bonheur ! Faut-il, hélas ! que la fortune ait mis entre nous tant de distance ? Ah ! si je te possédais, quand tu n’aurais pour tout bien que les trésors que t’a prodigués la nature, est-il sur la terre un mortel à qui je portasse envie ? De quel œil de dédain je verrais la plus belle Circassienne, parée des plus riches ornements de l’Inde ! que dis-je ! si je croyais que mes yeux pussent regarder avec tendresse une autre femme, je les arracherais à l’instant de ma propre main. Oui, ma Sophie, la fortune inhumaine peut nous séparer pour toujours ; mais tant que je vivrai, je n’aimerai que toi. Je voue à ton image une constance éternelle. Dussé-je renoncer à l’espoir de te posséder jamais, tu n’en seras pas moins la maîtresse absolue de mes pensées, de mon affection, de mon cœur. Ce cœur fidèle ne brûlera que pour toi. Vénus elle-même tenterait en vain de l’enflammer ;
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elle ne trouverait en moi qu’indifférence et froideur. Sophie, Sophie seule est mon idole. Quel enchantement dans ce nom ! je veux le graver sur tous ces arbres ! »
 
À ces mots, il se lève et aperçoit, non sa Sophie, non une jeune Circassienne, richement parée pour le sérail du grand-seigneur, mais une simple paysanne, vêtue d’une jupe de toile grossière, baignée de sueur, une fourche de fer à la main, enfin Molly Seagrim. Notre héros, armé de son couteau, s’apprêtait à graver sur l’écorce des arbres le nom chéri de Sophie, quand Molly s’approchant de lui : « Monsieur, lui dit-elle en souriant vous n’avez pas envie, j’espère, de me tuer ?
 
– Pouvez-vous, lui répondit Jones, me supposer un pareil dessein ?
 
– En effet, reprit Molly, après la manière barbare dont vous m’avez traitée la dernière fois que je vous ai vu, la mort est un bienfait que je ne dois pas attendre de vous. »
 
Ce reproche amena un dialogue que nous croyons pouvoir omettre. Il suffira de dire qu’il se prolongea l’espace d’un bon quart d’heure, au bout duquel les deux interlocuteurs s’enfoncèrent ensemble dans l’épaisseur du bois.
 
Quelque invraisemblable que paraisse le fait, il est certain, et de plus assez facile à expliquer.
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Jones fit sans doute réflexion qu’une femme valait mieux que rien, et Molly, de son côté, calcula que deux hommes valaient mieux qu’un.
 
N’oublions pas d’ailleurs, que notre ami jouissait alors très-imparfaitement de cette merveilleuse faculté de l’âme, qui donne aux gens sobres tant d’avantage pour maîtriser leurs passions, et pour résister à l’attrait des plaisirs défendus. Le vin lui en avait presque ôté l’usage, il était dans un tel état, que si la sagesse en personne se fût avisée de vouloir le gourmander, il aurait pu lui faire la réponse que fit jadis un certain Cléostrate à un sot, qui lui demandait s’il n’était pas honteux d’être ivre : « Et vous, n’êtes-vous pas honteux de donner des conseils à un homme ivre ? » Dans le fait, quoique l’ivresse ne soit pas une excuse valable au tribunal de la justice, elle en est une suffisante au tribunal de la conscience. Aussi Aristote, en faisant l’éloge de la loi de Pittacus qui punit d’une double peine les crimes commis par les gens ivres, convient qu’il entre dans cette loi plus de politique que de justice. Or, de toutes les fautes où peut entraîner l’ivresse, celle que commit M. Jones est une des plus graciables. Nous pourrions étaler à ce sujet une abondante érudition, si nous n’étions retenu par la crainte d’ennuyer le lecteur, sans lui rien apprendre. Cette considération nous engage à garder
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pour nous notre science, et à continuer, sans autre digression, le cours de cette histoire.
 
On a observé que la fortune fait rarement les choses à demi. Elle est extrême dans ses faveurs, comme dans ses disgrâces. Au moment où notre héros se retirait à l’écart avec sa Didon,
 
Speluncam Blifil dux et divinus eamdem
 
Deveniunt[39].
 
MM. Thwackum et Blifil, qui se promenaient en s’entretenant de choses sérieuses, arrivèrent à l’entrée du bois. Le dernier aperçut nos deux amants, lorsqu’ils allaient disparaître dans l’ombre. Il reconnut très-bien Jones, quoiqu’à plus de cent pas de distance. Il ne se méprit pas non plus sur le sexe de l’autre individu, sans pouvoir toutefois distinguer qui c’était. Il tressaillit, se signa, et poussa un grand cri.
 
Thwackum surpris de sa subite émotion, lui en demanda la cause. Blifil répondit, qu’il était sûr d’avoir vu entrer ensemble dans le bois un homme et une femme, qui ne pouvaient avoir que de mauvais desseins. Il jugea à propos de taire le nom de Jones. Dans quel but ? C’est au lecteur pénétrant à le deviner. Nous nous abstenons toujours
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avec soin d’assigner un motif aux actions des hommes, quand nous avons la plus légère crainte de commettre une erreur.
 
Le ministre, rigide observateur des lois de la continence, et grand ennemi du libertinage dans les autres, prit feu au rapport de Blifil, et le pria de le conduire sur-le-champ à l’endroit où les deux individus avaient disparu à ses yeux. Il ne respirait que vengeance, il mêlait aux accents de la colère de fréquentes lamentations, et censurait même indirectement la conduite de M. Allworthy, insinuant que la corruption du pays était, en grande partie, l’effet de l’encouragement qu’il donnait au vice, par sa faiblesse pour un bâtard, et par la coupable indulgence avec laquelle il dérobait des filles perdues aux salutaires rigueurs de la loi.
 
Nos chasseurs avaient pris, en poursuivant leur proie, un sentier embarrassé de ronces. Cet obstacle ralentit leur marche, et le bruit des épines qu’ils froissaient sous leurs pieds avertit Jones de leur approche. Thwackum d’ailleurs, incapable de contenir son indignation, l’exhalait en menaces si violentes, que le son de sa voix convainquit notre ami qu’il était, en termes de chasse, surpris au gîte.
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CHAPITRE XI.
 
Comparaison homérique, servant d’introduction au combat le plus sanglant qui puisse se livrer, sans le secours du fer ou de l’acier.
 
Dans la saison où les feux de l’amour embrasent les hôtes des forêts, lorsqu’un cerf, au bois élevé, se prépare à jouir de sa belle compagne, si une meute cruelle s’approche assez du temple de la sauvage Vénus, pour réveiller en elle ce sentiment de crainte ou de pudeur dont la nature a doué toutes les femelles, dans la vue d’empêcher l’aveugle ardeur des mâles d’exposer les mystères sacrés aux regards des profanes ; si, dis-je, pendant que le cerf et son amante célèbrent ces mystères communs à tout ce qui respire[40], quelque
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animal téméraire ose les troubler, au premier mouvement de la biche effrayée, le cerf impétueux et fier s’élance sur le bord du hallier qui leur sert d’asile, s’y tient en sentinelle, frappe du pied la terre, brandit dans l’air son bois superbe, et provoque hardiment au combat l’audacieux qui interrompt ses plaisirs.
 
Tel, et plus terrible encore, se précipite notre héros, à l’approche de l’ennemi. Il fait quelques pas en avant, pour cacher sa maîtresse tremblante et pour assurer sa retraite. Thwackum lançant sur lui des regards furieux : « Fi ! fi ! monsieur Jones, s’écria-t-il d’une voix de tonnerre, est-il possible que ce soit vous ?
 
– Vous voyez bien que cela est possible.
 
– Et quelle est la malheureuse que vous avez avec vous ?
 
– Si j’ai quelque malheureuse avec moi, il est encore possible que je ne vous dise pas son nom.
 
– Je vous ordonne de me le dire à l’instant. Ne vous imaginez pas, jeune homme, que l’âge, en relâchant les liens de la discipline, vous ait entièrement affranchi de l’autorité de votre maître. Les relations entre le maître et l’élève ont un caractère indélébile, comme toute autre relation quelconque ; car il n’en est point qui ne dérive du ciel même. Sachez donc que vous ne me devez pas moins de respect et d’obéissance aujourd’hui,
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qu’au temps où je vous enseignais les premières règles de votre rudiment.
 
– Vous pouvez le penser ainsi, moi je n’en crois rien, et vous ne me ferez pas changer d’avis, à moins que vous n’ayez entre les mains, pour me convaincre, les mêmes arguments qu’autrefois.
 
– Eh bien ! je vous déclare net, que je veux savoir le nom de la malheureuse qui était avec vous.
 
– Et moi, je vous déclare aussi net, que vous ne le saurez pas. »
 
Thwackum fit mine d’avancer, Jones le saisit par le bras. Aussitôt Blifil accourut, et protesta qu’il ne souffrirait pas qu’on maltraitât son ancien maître.
 
Jones se voyant deux ennemis à la fois sur les bras, crut devoir se débarrasser de l’un d’eux. Il s’adressa de préférence au plus faible, et lâchant le ministre, d’un seul coup, il étendit à ses pieds le jeune écuyer.
 
Thwackum, tout occupé de l’objet de sa recherche, profita de la liberté qu’il avait recouvrée, pour pénétrer dans le bois, sans s’inquiéter de ce que deviendrait son compagnon. Mais Jones, vainqueur de Blifil, ne le laissa pas aller bien loin ; il courut après lui, et le tira rudement en arrière par le pan de son habit.
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Le ministre avait été dans sa jeunesse un redoutable champion, et s’était illustré, tant à l’école qu’à l’université, par la rudesse de son poing. Il est vrai qu’il avait renoncé, depuis nombre d’années, au noble exercice du pugilat ; mais son courage était aussi ferme que sa foi, et sa force physique ne cédait ni à l’un, ni à l’autre. On a pu s’apercevoir, en outre, qu’il était d’une humeur colérique. Lorsqu’en se retournant, il vit son ami étendu sur la terre, et qu’il se sentit pressé lui-même par un adversaire, qui avait toujours été autrefois le patient dans leurs débats, la honte redoubla son dépit ; il prit l’offensive, et attaqua Jones, en face, avec autant de vigueur qu’il l’attaquait jadis par derrière.
 
Notre héros reçut le choc sans sourciller, sa poitrine en retentit ; il riposta avec une égale énergie ; il visait à la poitrine de Thwackum, mais son poing, adroitement rabattu, ne porta que sur le ventre du ministre, qui, garni de deux livres de bœuf et d’autant de pudding, ne rendit pas un son creux. Des deux côtés il se donna un grand nombre de coups plus faciles à imaginer qu’à décrire. À la fin Thwackum fit une lourde chute, Jones en profita pour lui appuyer les deux genoux sur l’estomac, et la victoire n’eût pas été plus longtemps douteuse, si Blifil, qui s’était relevé dans l’intervalle, ne fût revenu à la
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charge, et n’eût donné au ministre, par une utile diversion, le temps de se reconnaître et de reprendre haleine.
 
Tous deux alors assaillirent de concert notre héros, dont le bras était déjà fatigué par son combat avec Thwackum, car quoique le pédagogue, accoutumé à l’emploi du bouleau, préférât jouer des solo sur le dos de ses élèves, et ne se fût livré, dans ces derniers temps, qu’à ce seul exercice, il conservait assez de son ancien talent, pour faire très-bien sa partie dans un duo.
 
Le nombre, selon l’usage, allait décider de la victoire, quand une quatrième paire de poings entra en jeu, et tomba brusquement sur le ministre. On entendit en même temps une voix s’écrier : « Race d’enfer, n’êtes-vous pas honteux, de vous mettre deux contre un ? »
 
La mêlée en devint plus furieuse, pendant quelques minutes ; mais Blifil ayant été renversé une seconde fois par Jones, Thwackum se décida à demander quartier au nouvel assaillant, qui n’était autre que M. Western, qu’aucun des combattants n’avait reconnu, dans la chaleur de l’action.
 
L’honnête écuyer se promenait le soir avec quelques amis, quand le hasard le conduisit vers le lieu où se livrait cette sanglante bataille. À la vue de trois hommes aux prises, il jugea, sans un grand effort de génie, que la partie n’était pas égale. Il
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quitta aussitôt sa compagnie, et, ne prenant conseil que de son courage, il se rangea du côté le plus faible. Par ce procédé généreux, il empêcha, selon toute apparence, que M. Jones ne fût victime de la rage de Thwackum, et du pieux dévouement de Blifil pour son ancien maître ; car outre l’inégalité du nombre ; si défavorable à notre jeune héros, son bras cassé n’avait pas encore recouvré sa première force. L’arrivée imprévue de l’écuyer mit bientôt fin au combat, et Jones, grâce au secours de son allié, remporta une victoire complète.
 
 
CHAPITRE XII
 
Spectacle plus touchant que ne pourrait l’être l’entière effusion du sang d’un Thwackum, d’un Blifil, et de vingt autres de cette espèce.
 
La compagnie de M. Western arriva au moment où le combat finissait. Elle se composait du digne ecclésiastique que nous avons vu dernièrement à
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la table de l’écuyer, de mistress Western, tante de Sophie, et de Sophie elle-même.
 
Arrêtons-nous un instant, et jetons un coup d’œil sur le champ de bataille. D’un côté gisait dans la poussière, pâle et sans haleine, le triste Blifil ; debout, près de lui, triomphait l’heureux Tom Jones, tout couvert de son propre sang et de celui du révérend Thwackum ; de l’autre côté paraissait le pédagogue, tel que le roi Porus, subissant à regret le joug du vainqueur ; et Western-le-Grand, comme un nouvel Alexandre, épargnait généreusement son ennemi vaincu.
 
On s’empressa d’abord autour de Blifil, qui donnait à peine quelques signes de vie. Mistress Western tira de sa poche un flacon de sels qu’elle lui faisait respirer, quand tout-à-coup l’attention générale se détourna du pauvre jeune homme, qui demeura seul, en pleine liberté de faire, si bon lui semblait, le voyage de l’autre monde.
 
Un objet plus aimable et plus touchant avait attiré tous les regards. C’était la charmante Sophie étendue sans mouvement sur la terre. L’effusion du sang, le danger de son père, peut-être aussi sa crainte pour un autre, avaient glacé ses sens ; elle s’était trouvée mal, avant qu’on pût la secourir.
 
Mistress Western s’aperçut la première de son
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évanouissement. Elle
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jeta un cri d’alarme qui fut à l’instant répété par deux ou trois personnes. On entendit retentir ces mots : « Miss Western se meurt ! vite de l’eau fraîche ! des sels ! »
 
On peut se souvenir que dans la description du bois où se passaient ces grands événements, nous avons fait mention d’un ruisseau qui fuyait, en murmurant, sous le feuillage. Notre ruisseau ne ressemblait pas à ces sources insipides, qu’on voit figurer dans les romans vulgaires, sans autre effet que d’étourdir l’oreille du lecteur d’un vain bruit. Non, la fortune lui gardait plus d’honneurs qu’à aucun de ceux qui baignaient les riants vallons de l’Arcadie.
 
Jones frottait les tempes de Blifil, à qui il craignait d’avoir donné un trop rude coup, lorsque ce cri funeste : « Miss Western se meurt ! » vient le glacer d’effroi. Il se relève aussitôt, abandonne Blifil à son sort, vole au secours de Sophie, et tandis que les autres parcourent en vain d’arides sentiers, pour y chercher de l’eau, il la prend dans ses bras, la porte à la hâte au ruisseau, s’y plonge, et arrose abondamment d’une onde pure le visage, la tête, et le cou de son amante évanouie.
 
Par bonheur pour Sophie, le même désordre qui empêchait ses amis de la secourir, les empêcha aussi d’arrêter Jones dans sa course. Il était à moitié chemin, qu’ils ignoraient encore ce qu’il faisait, et il l’avait rappelée à
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la vie, avant qu’ils eussent atteint le bord du ruisseau. Sophie ouvrait les yeux, étendait les bras, et jetait un faible cri, au moment où son père, sa tante, et le ministre, arrivèrent.
 
Jones qui ne s’était point dessaisi jusque-là de son précieux fardeau, le remit alors entre leurs mains. Ce ne fut pas, toutefois, sans se permettre un tendre baiser : liberté dont Sophie se serait sûrement offensée, si elle avait eu l’entier usage de ses sens. Comme elle n’en témoigna aucun déplaisir, il faut croire qu’elle n’était pas tout-à-fait revenue à elle.
 
Cette scène tragique se changea en une scène de joie, où nôtre héros joua sans contredit le principal rôle. Plus sensible peut-être au bonheur d’avoir sauvé Sophie, qu’elle ne l’était à la conservation de sa propre vie, il fut aussi le premier objet des félicitations générales. L’écuyer, après avoir embrassé sa fille une ou deux fois, sauta au cou de Jones et faillit l’étouffer de tendresse. Il l’appela le sauveur de Sophie, et déclara que hors sa fille et sa terre, il n’y avait rien au monde qu’il ne fût prêt à lui donner. Cependant, après un moment de réflexion, il excepta encore ses chiens de chasse, et la Paysanne, sa jument favorite.
 
L’état de Sophie ne causant plus d’inquiétude, l’écuyer
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s’occupa de Jones. « Allons, mon garçon, lui dit-il, ôte ton habit et lave-toi le visage ; car, en vérité, tu fais peur. Allons, lave-toi, te dis-je, et suis-moi au château. Nous verrons à t’y trouver un autre habit. »
 
Jones obéit, ôta son habit, et lava dans le ruisseau son visage et sa poitrine, qui étaient tout souillés de sang. L’eau en effaça aisément les taches, mais elle ne put faire disparaître les marques noires et bleues que le poing de Thwackum y avait imprimées. Sophie les aperçut et en poussa un soupir, qu’elle accompagna du plus tendre regard.
 
Ce regard ne fut pas perdu pour Jones. Il fit sur lui une impression plus forte que ses blessures, mais une impression bien différente : celle-ci était si douce, si délicieuse, que tous les coups qu’il avait reçus dans le combat, eussent-ils été autant de coups de poignard, elle en aurait suspendu un instant la douleur.
 
La compagnie revint sur ses pas, et arriva bientôt à l’endroit où Thwackum venait de relever M. Blifil. Qu’il nous soit permis d’exprimer ici le vœu d’un ami de l’humanité. Plût au ciel que toutes les querelles se décidassent désormais avec les seules armes dont la sage nature nous a pourvus ! Le fer homicide ne serait plus employé qu’à déchirer les entrailles de la terre ; la guerre,
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ce noble passe-temps des rois, deviendrait un jeu presque innocent, et les combats entre deux grandes armées se livreraient à la satisfaction des belles dames, que rien n’empêcherait d’y assister, avec les monarques eux-mêmes. Si les champs de bataille étaient un moment jonchés de corps humains, un instant après les morts, ou du moins la plupart d’entre eux, se relèveraient comme les troupes de M. Bayes, et se remettraient en marche au son du tambour, ou du violon, selon qu’on en serait convenu d’avance.
 
Pour éviter de traiter cette matière sur un ton de plaisanterie qui pourrait offenser les politiques, ennemis jurés de tout badinage, nous demandons sérieusement si le succès d’une bataille, le sort d’une ville assiégée, ne se décideraient pas aussi bien par le plus ou le moins de têtes cassées, de nez sanglants, et d’yeux pochés, que par des monceaux de cadavres horriblement mutilés ? Cette nouvelle tactique serait, à la vérité, peu favorable aux Français ; elle leur ferait perdre l’avantage que leur donne sur les autres nations la supériorité de leur artillerie ; mais la valeur et la générosité bien connues de ce peuple, nous sont garants qu’il n’hésiterait pas à se mesurer de pair avec ses rivaux, et à rendre, comme on dit, la partie égale.
 
Il est, nous le savons, plus facile de souhaiter
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que d’obtenir une pareille réforme. Contentons-nous donc d’en avoir donné l’idée, et revenons à notre sujet.
 
M. Western ignorait encore ce qui s’était passé avant son arrivée. Curieux de connaître la cause de la querelle, il interrogea Blifil et Jones à ce sujet. Tous deux gardèrent le silence. « Parbleu, dit Thwackum avec impudence, la cause n’en est pas loin d’ici, je crois, et si vous battez bien les buissons, vous la trouverez.
 
– Bon ! est-ce que vous vous battiez pour une fille ?
 
– Demandez-le à ce monsieur en veste, reprit Thwackum. Il en sait là-dessus plus que personne.
 
– J’entends, c’est d’une fille qu’il s’agit. Ah, Tom, Tom ! tu es un libertin. Mais allons, messieurs, point de rancune, et venez tous chez moi faire la paix, le verre en main.
 
– Je vous demande pardon, monsieur, dit Thwackum, il n’est pas plaisant pour un homme de mon caractère, d’être traité de la sorte par un enfant ; et pourquoi ? pour avoir fait mon devoir, en tâchant de découvrir et de livrer à la justice une misérable prostituée. Au reste, la principale faute en est à M. Allworthy et à vous, monsieur. Si vous faisiez exécuter les lois, comme vous le devez, vous auriez bientôt purgé le canton de cette vermine.
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– J’en aurais plus tôt exterminé tous les renards. Ne faut-il pas, d’ailleurs « encourager la population, pour réparer les pertes que nous faisons journellement à la guerre ? – Mais, où est-elle ? Je t’en prie, Tom, montre-la-moi. » À ces mots, il se mit à battre les buissons, de la même manière que s’il eût chassé un lièvre. À la fin il s’écria : « Oh ! oh ! l’animal n’est pas loin. Sur mon honneur, voici son gîte, mais il a pris la fuite. » L’écuyer disait vrai ; il se trouvait à la place même d’où la pauvre fille s’était enfuie, dès le commencement de la bagarre, sur autant de pieds qu’un lièvre en emploie pour courir.
 
Sophie, qui se sentait faible et craignait une rechute, pria son père de la ramener au château. L’écuyer se rendit sur-le-champ au désir de sa fille ; car c’était le plus, tendre des pères. Il pressa de nouveau la compagnie de venir souper chez lui. Blifil et Thwackum s’en excusèrent. Le premier dit, qu’il avait plus de motifs qu’il n’en pouvait alléguer, pour le moment, de ne point accepter cet honneur ; le second observa, peut-être avec raison, que la bienséance ne permettait pas à un homme de sa profession, de se montrer dans l’état où il était.
 
Jones, incapable de résister au plaisir de passer la soirée avec sa Sophie, suivit l’écuyer Western et les deux dames. Le ministre Supple fermait
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la marche. Il offrit à son confrère Thwackum de lui tenir compagnie ; ne voulant point, par respect pour l’habit qu’il portait, le laisser seul ; mais Thwackum, loin de répondre à sa politesse, le repoussa d’une façon assez incivile du côté de M. Western.
 
Ainsi finit cette sanglante querelle, et ainsi finira le cinquième livre de notre histoire.
 
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VI.
 
CONTENANT ENVIRON TROIS SEMAINES.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER.
=== no match ===
 
 
De l’amour.
 
L’amour a joué un grand rôle dans le livre précédent ; il en jouera un plus grand encore dans celui qu’on va lire. C’est donc ici le lieu d’examiner la doctrine de certains philosophes modernes, qui prétendent avoir découvert, entre autres choses merveilleuses, que cette passion n’existe point dans le cœur humain.
 
Ces philosophes sont-ils du nombre de ceux auxquels le docteur Swift attribue l’insigne honneur d’avoir deviné, par la seule force de leur génie, sans ombre de savoir, ni même de lecture, ce profond et inestimable secret, qu’il n’y a point de Dieu ? ou font-ils partie de cette secte insensée qui alarma naguère le monde, en s’efforçant de prouver que la vertu et la bonté sont des chimères, et que l’orgueil est l’unique principe des meilleures actions ? Sans prendre sur nous de décider la question, nous sommes tenté de les ranger dans la classe des professeurs de philosophie hermétique. Les uns et les autres suivent exactement, dans leurs recherches, la même méthode. Ils étudient, ils analysent des substances impures : et quoi de plus impur qu’une âme corrompue ?
 
Mais si l’on peut comparer avec justesse, sous le rapport des moyens et de la fin, les chercheurs d’or et les chercheurs de vérité, sous celui de la bonne foi, il n’y a entre eux nulle parité. Jamais alchimiste fut-il assez impudent, ou assez fou, pour conclure de son impuissance à faire de l’or, que les entrailles de la terre ne renferment point ce métal ? Les chercheurs de vérité, au contraire, après avoir sondé leurs cœurs abjects, où ne brille aucun rayon de la Divinité, où ne respire aucun sentiment d’honneur, de vertu, d’amour, osent affirmer, avec autant de logique que de franchise, qu’il n’existe rien de tel dans l’univers.
 
Pour éviter néanmoins, s’il est possible, toute discussion avec ces prétendus philosophes, et pour leur prouver notre sincère désir de la paix, nous leur ferons quelques concessions qui pourront terminer entre eux et nous le débat.
 
Nous conviendrons d’abord que beaucoup de gens, et surtout les philosophes, sont fort étrangers à l’amour.
 
En second lieu, que l’amour, dans le langage ordinaire, c’est-à-dire le désir de satisfaire un violent appétit causé par la peau blanche et délicate d’une belle femme, n’est point la noble passion objet de notre apologie. Le véritable terme pour caractériser ce désir effréné, serait la faim ; et comme nul gourmand ne rougit d’appliquer le mot j’aime, aux divers mets qui flattent sa sensualité, un amant qui ne connaît que l’amour physique, peut dire avec une égale propriété d’expression, qu’il a faim de telle ou telle femme.
 
Nous avouerons en troisième lieu (concession qui ne manquera point d’être bien reçue), que si l’amour en faveur duquel nous plaidons, se montre plus délicat dans ses jouissances, il ne les cherche pas avec moins d’avidité que le plus grossier de nos appétits.
 
En un mot, nous reconnaîtrons que l’amour, entre deux personnes de sexe différent, ne peut obtenir une pleine satisfaction, sans le concours de la faim dévorante dont nous avons parlé plus haut ; et que cette faim, loin de diminuer ses plaisirs, y ajoute une volupté inconnue à ceux qui n’ont jamais senti que l’impulsion d’un brutal désir.
 
En retour de nos concessions, ces philosophes voudront bien nous accorder, qu’il existe dans le cœur humain une disposition naturelle à contribuer au bonheur d’autrui ; que de cette philanthropie, comme de l’amitié, de la piété filiale, de la tendresse paternelle et maternelle, découle une foule de jouissances délicieuses ; que si l’on ne donne point à ces affections de l’âme le nom d’amour, on ne sait comment les qualifier. Ils conviendront encore, que les plaisirs qui naissent d’un pur amour, bien qu’ils empruntent des sens un nouveau degré de douceur et de vivacité, peuvent se passer de leur secours ; enfin, que l’estime et la reconnaissance sont propres à inspirer l’amour, comme la jeunesse et la beauté, à exciter les désirs, avec cette différence que l’âge et la maladie qui éteint ces derniers, n’a dans un cœur bien fait aucune influence sur le premier, lorsqu’un sentiment solide en est la base.
 
N’est-il pas ridicule de révoquer en doute l’existence d’une passion dont on voit tous les jours des preuves manifestes, et cela par la seule raison qu’on ne l’éprouve point soi-même ? L’homme exempt d’avarice et d’ambition, niera-t-il qu’il y ait des ambitieux et des avares ? Pourquoi ne pas juger du bien et du mal chez les autres, d’après la même règle ? Pourquoi, suivant l’expression de Shakespeare, vouloir resserrer l’univers dans les bornes étroites de son individu ?
 
Nous craignons qu’un excès de vanité ne soit la cause de ces folles erreurs. La plupart des hommes se considèrent avec une extrême complaisance. Il n’y en a peut-être pas un qui, malgré le mépris le plus prononcé de la flatterie, ne soit, pour lui-même, le plus aveugle des flatteurs.
 
Nous soumettons ces observations au jugement de ceux dont le cœur peut en attester la justesse. Sonde le tien, cher lecteur. Si tu y trouves un sentiment conforme au nôtre, continue de lire cette histoire. Dans le cas contraire, tu en as déjà lu plus que tu n’en as compris. Tu feras mieux de retourner à tes affaires, ou à tes plaisirs, quels qu’ils soient, que de perdre ton temps à une lecture que tu ne saurais goûter, ni comprendre. Il y aurait, de notre part, autant d’absurdité à t’entretenir des effets de l’amour, qu’à parler des couleurs à un aveugle de naissance. Tu pourrais t’en faire une idée aussi extravagante que celle d’un infortuné de cette espèce qui se figurait, dit-on, que la couleur écarlate ressemblait beaucoup au son d’une trompette.
 
 
CHAPITRE II.
 
Caractère de mistress Western, son grand savoir, sa connaissance du monde, avec un exemple de sa profonde pénétration.
 
Nous avons laissé M. Western, sa sœur, Sophie, Jones, et le ministre Supple, retournant ensemble au château. La soirée se passa gaîment ; Sophie seule fut grave et pensive. Jones, quoique entièrement dominé par l’amour, éprouvait tant de joie de l’heureux rétablissement de M. Allworthy, de la présence de sa maîtresse, et des tendres regards qu’elle ne pouvait s’empêcher de jeter sur lui de temps en temps, que tout l’enjouement des trois autres convives n’égala point le sien.
 
Le lendemain, pendant le déjeuner, Sophie conserva son air sérieux de la veille ; elle quitta son père et sa tante plus tôt que de coutume. M. Western ne s’aperçut pas du changement qui s’était opéré dans l’humeur de sa fille. Quoiqu’il se crût un fin politique, et que deux fois il eût été sur le point d’être nommé par son canton membre du parlement, ce n’était rien moins qu’un habile observateur. Sa sœur le surpassait de beaucoup en sagacité. Elle avait vécu à la cour et dans le monde, et possédait l’espèce de connaissances qu’on y acquiert ordinairement. Personne n’était mieux instruit qu’elle des usages, des coutumes, du cérémonial, des modes. Son mérite ne se bornait pas là. L’étude avait étendu et perfectionné son esprit. Comédies, opéras, poëmes, romans, rien en littérature ne lui était étranger. Elle avait lu tout Rapin Thoiras, Laurent Échard, une foule de mémoires français pour servir à l’Histoire. Ajoutez à cela les journaux, les pamphlets publiés depuis vingt ans : aussi était-elle très-versée dans la politique, et en état de discourir pertinemment des affaires de l’Europe. Elle excellait, en outre, dans la grande science de l’amour. Il n’était pas une intrigue galante dont elle ne pénétrât le mystère ; genre de talent qu’il lui avait été d’autant plus facile d’acquérir, qu’aucun intérêt particulier ne la détournait de ses observations : soit que son cœur fût incapable de tendresse, soit que personne n’eût songé à l’attaquer ; et cette dernière supposition paraît la plus vraisemblable, car sa taille de cinq pieds et demi, son air masculin, ses manières décidées, et son érudition, avaient fort bien pu empêcher les hommes de la prendre, malgré ses jupes, pour une femme. Cependant la théorie suppléant en elle à l’expérience, elle connaissait à fond le manège des sourires, des lorgneries, des œillades, et tous les artifices que les coquettes mettent en usage, tantôt pour encourager un amant trop timide, tantôt pour dissimuler un tendre penchant ; en un mot, nulle affectation, nul déguisement n’avait échappé à son attention. Quant aux naïfs mouvements de la simple nature, le monde ne lui ayant rien offert de semblable, elle n’en avait qu’une idée très-imparfaite.
 
Grâce à sa merveilleuse pénétration, mistress Western avait cru apercevoir qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans l’âme de Sophie. La conduite de cette jeune personne, lors du combat de Jones et de Blifil, donna naissance à ses premiers soupçons ; ils se fortifièrent par les remarques qu’elle fit le soir et le lendemain matin. Trop circonspecte pour s’exposer aux suites désagréables d’une méprise, elle garda son secret pendant quinze jours, bornant sa tactique à des attaques indirectes, telles que des clignements d’yeux, des mouvements de tête, et quelques mots à double entente qui jetaient l’alarme dans le cœur de Sophie, sans éveiller la sollicitude de son père.
 
Enfin, quand elle fût bien convaincue de la justesse de ses observations, un matin qu’elle se trouvait seule avec l’écuyer : « Mon frère, lui dit-elle, en interrompant l’air qu’il sifflait n’avez-vous pas remarqué depuis peu quelque chose de très-extraordinaire dans ma nièce ?
 
– Moi ? point du tout. Serait-elle malade ?
 
– Je le crois, et même d’une manière assez sérieuse.
 
– Bon ! elle ne se plaint de rien, et elle a eu la petite vérole.
 
– Mon frère, les jeunes filles sont sujettes à d’autres maladies, souvent plus dangereuses.
 
– Expliquez-vous ; ma fille est-elle malade ? je l’aime, vous le savez, plus que ma vie. J’enverrai, s’il le faut, au bout du monde chercher le meilleur médecin.
 
– Calmez-vous, reprit en souriant mistress Western, la maladie n’est pas si terrible que vous le craignez. Vous savez, mon frère, que j’ai quelque connaissance du monde : eh bien ! je me trompe fort, ou ma nièce est amoureuse.
 
– Amoureuse ! répéta Western en furie, amoureuse, à mon insu ! je la mettrai à la porte de chez moi, toute nue, sans un sou. Ce serait là le prix de mes bontés, de ma tendresse pour elle ! Amoureuse, sans ma permission !
 
– Mais, avant de mettre à la porte de chez vous une fille que vous prétendez aimer plus que votre vie, vous vous informerez, je pense, si son choix mérite on non d’être blâmé. Supposez un moment qu’il soit tel que vous l’eussiez fait vous-même, seriez-vous en colère contre elle ?
 
– Oh ! cela est fort différent. Qu’elle épouse d’abord un homme qui me convienne, et qu’elle aime après qui bon lui semblera, je ne m’en mettrai point en peine.
 
– Voilà ce qui s’appelle parler en homme sensé. Eh bien, je crois que le choix de votre fille est précisément celui que vous auriez fait pour elle. Qu’on dise de moi, si je me trompe, que je ne connais pas le monde, et vous m’accorderez, mon frère, que je le connais un peu.
 
– Oui, oui ma sœur, vous le connaissez aussi bien qu’une femme peut le connaître. C’est le partage des femmes. Il n’en est pas de même de la politique, elle appartient de droit aux hommes, les têtes à cornette n’ont rien à y voir… mais, allons, quel est celui…
 
– Ma foi, devinez-le vous-même, si vous en avez envie ; cela ne vous sera pas difficile. Un homme capable de pénétrer dans les cabinets des rois, et de découvrir les secrets ressorts qui font mouvoir la machine politique de l’Europe, doit avoir peu de peine à lire dans le cœur ingénu d’une jeune fille.
 
– Ma sœur, je vous ai souvent priée de bannir de nos entretiens votre jargon de cour ; car je vous déclare net que je n’y comprends rien ; en revanche, je suis en état de lire, comme un autre, mon journal du soir, et j’y vois de reste que nos affaires ne vont pas comme elles devraient aller, à cause de l’intrigue et de la corruption des gens de cour.
 
– Mon frère, j’ai pitié de votre ignorance campagnarde.
 
– Et moi, ma sœur, de votre science citadine ; et je ne sache rien de pis au monde que d’être courtisan, presbytérien, ou hanovrien, comme certaines personnes de ma connaissance.
 
– Si c’est moi que vous avez en vue, par ces paroles, vous savez, mon frère, que je suis une femme : ainsi mon opinion a peu d’importance. D’ailleurs…
 
– Oui, oui, je sais que vous êtes une femme, et remerciez le ciel d’en être une. Si vous étiez aussi bien un homme, il y a longtemps que je vous aurais appliqué un fameux coup de poing.
 
– Ah vraiment, c’est dans la vigueur de votre poing que consiste votre prétendue supériorité. Vous ne l’emportez sur notre sexe que par la force physique. Croyez-moi, il est heureux pour vous que vous soyez en état de nous battre : autrement, tel est l’ascendant de notre esprit sur le vôtre, que nous ferions de tous les hommes ce que sont déjà les plus braves, les plus sages, les plus spirituels, les plus polis d’entre eux… nos très-humbles esclaves.
 
– Je suis ravi, ma sœur, de connaître votre façon de penser. Une autre fois nous traiterons ce sujet plus à fond. Maintenant, dites-moi, je vous prie, quel est celui dont vous soupçonnez que ma fille est amoureuse.
 
– Un instant, laissez-moi le temps de surmonter mon souverain mépris pour votre sexe : sinon, ma colère pourrait éclater contre vous-même… Allons, à présent, je puis parler de sang-froid. Répondez, monsieur le politique, que vous semble du jeune Blifil ? Votre fille ne s’est-elle pas évanouie, en le voyant étendu sans mouvement dans la poussière ? n’a-t-elle point pâli, quand nous sommes revenus sur le champ de bataille, au moment où il reprenait ses sens ? Et, je vous le demande, quelle autre raison assigner à sa mélancolie le soir pendant le souper, le lendemain matin, et tous les jours suivants ?
 
– Par saint Georges ! maintenant que vous m’y faites penser, je m’en souviens à merveille. Oui, la chose est sûre, et j’en suis enchanté. Je savais que Sophie était une fille sage, incapable de se prendre d’amour, sans l’aveu de son père. Jamais je n’ai été si content de ma vie, nos deux terres se touchent ; je roulais depuis longtemps dans ma tête le projet de les réunir. Elles sont déjà en quelque sorte mariées, et ce serait grand dommage de les séparer. J’avoue qu’il y en a de plus considérables dans le royaume, mais non pas dans ce comté, et j’aime mieux rabattre quelque chose de mes prétentions, que de donner ma fille à un étranger. D’ailleurs, la plupart de ces grandes terres sont entre les mains des lords, et je hais jusqu’à leur nom. Eh bien, ma sœur, que me conseillez-vous de faire ? car les femmes, j’en conviens volontiers, s’entendent mieux que nous à ces sortes d’affaires.
 
– Votre obligée servante ! grand merci de nous accorder quelque espèce de capacité. Puis donc que vous daignez, monsieur le profond politique, me demander mon avis, je pense que vous pouvez proposer, vous-même, le mariage à M. Allworthy. Tout père peut faire cette démarche, sans blesser les convenances. Le roi Alcinoüs, dans l’Odyssée, offre sa fille à Ulysse. Il est inutile d’avertir un aussi habile homme que vous, qu’il ne faut point parler de l’inclination de Sophie ; cela serait contre toutes les règles.
 
– Eh bien, je lui ferai la proposition ; mais, gare à lui, s’il me refuse ; il peut compter sur un vigoureux coup de poing.
 
– Soyez sans inquiétude, le parti est trop avantageux pour qu’il le refuse.
 
– Je n’en voudrais pas jurer. Allworthy est un original qui ne fait nul cas de l’argent.
 
– Mon frère, votre politique m’étonne. Quoi ! êtes-vous dupe à ce point des apparences ? Croyez-vous que M. Allworthy méprise l’argent plus qu’un autre, parce qu’il se pique de désintéressement ? Cette crédulité serait excusable dans une faible femme ; elle est indigne de ce sexe fort, destiné par le ciel à la politique. Vous feriez vraiment un beau plénipotentiaire, pour négocier avec les Français ; ils vous auraient bientôt persuadé qu’ils ne prennent des villes que dans un système de défense.
 
– Ma sœur, c’est à vos amis de cour à répondre des villes qu’ils nous laissent prendre. Vous êtes femme, et je ne vous demande point compte de leurs sottises. Je les suppose trop prudents, pour confier leurs secrets à des femmes. »
 
Il accompagna ces derniers mots d’un sourire si dédaigneux, que mistress Western ne put se contenir davantage. Plusieurs traits de cette conversation l’avaient déjà blessée au vif, dans un endroit sensible. L’habileté qu’elle se croyait, en matière de gouvernement, la rendait prompte à s’irriter de la moindre contradiction. Elle entra en fureur, traita son frère de manant, de rustre, d’imbécile, et lui déclara qu’elle ne demeurerait pas plus longtemps dans sa maison.
 
M. Western, sans avoir jamais lu Machiavel, n’en était pas moins, à certains égards, un politique consommé. Il avait l’esprit imbu des sages maximes si bien enseignées à l’école politico-péripatéticienne de la bourse ; il connaissait au juste la valeur de l’argent, et le seul usage qu’il convient d’en faire, c’est-à-dire de l’entasser. Exact appréciateur des droits de reversion, de survivance, il calculait souvent la fortune de sa sœur, et les chances favorables, pour lui et sa postérité, d’en hériter un jour. Sacrifierait-il de solides espérances à un vain ressentiment ? non, sans doute. À peine s’aperçut-il qu’il avait poussé les choses trop loin, qu’il s’empressa de réparer son imprudence ; et il y réussit sans peine. Mistress Western avait beaucoup d’affection pour lui, encore plus pour sa nièce. D’ailleurs, malgré ses hautes prétentions à la science politique, et son extrême susceptibilité sur ce point, c’était dans tout le reste une femme d’un caractère bon et facile.
 
L’écuyer courut d’abord à l’écurie et en ferma la porte à la clef, ne laissant aux chevaux d’autre issue que la fenêtre : puis il revint auprès de sa sœur, rétracta les propos qui l’avaient irritée, et lui tint un langage tout opposé. Enfin, pour achever de l’adoucir, il fit parler Sophie, dont l’éloquence insinuante et persuasive avait un empire tout-puissant sur l’esprit de sa tante.
 
Un sourire gracieux de mistress Western termina la querelle. « Mon frère, dit-elle, vous êtes un franc Croate ; mais comme ceux qui servent dans les armées de l’impératrice-reine, vous avez quelque chose de bon. Allons, je consens à faire encore avec vous un traité de paix. Ayez soin de ne point l’enfreindre. Votre habileté en politique me répond que vous l’observerez… aussi longtemps que vous n’aurez pas d’intérêt à le rompre. »
 
 
CHAPITRE III.
 
Deux défis aux critiques.
 
La paix conclue, l’écuyer montra tant d’impatience d’aller faire sa proposition à M. Allworthy, que mistress Western ne le décida qu’à grand’peine à la différer jusqu’au rétablissement de ce gentilhomme.
 
M. Allworthy devait dîner chez son voisin, le jour même où il tomba malade. Comme il était, dans les moindres choses, observateur scrupuleux de sa parole il ne se vit plus tôt délivré de la fièvre et des médecins, qu’il pensa à remplir sa promesse.
 
Dans l’intervalle entre le dialogue qu’on a lu plus haut et le jour où les deux familles devaient se réunir, quelques mots équivoques échappés à mistress Western firent craindre à Sophie que sa tante n’eût pénétré son penchant pour Jones. Elle résolut donc de saisir l’occasion qui s’offrait, de dissiper par sa réserve toute espèce de soupçon.
 
Dans cette vue, elle s’efforça de cacher sous une apparence de joie et de vivacité, son trouble intérieur et sa mélancolie ; elle n’adressa la parole qu’à M. Blifil, et ne fit pas la moindre attention à Jones.
 
La conduite de Sophie enchanta l’écuyer ; il oublia presque de manger ; pendant tout le dîner, il ne cessa de témoigner à sa sœur, par des signes et par des clignements d’yeux, la satisfaction qu’il éprouvait.
 
Mistress Western ne la partageait point. La manière dont Sophie joua son rôle, lui parut peu naturelle. Accoutumée à la ruse, elle en soupçonna dans sa nièce. Elle se souvint de lui avoir donné plusieurs fois à entendre, qu’elle la croyait amoureuse, et s’imagina que sa politesse et son enjouement affectés, avaient pour but de la convaincre du contraire. Cette conjecture, il faut en convenir, aurait été mieux fondée, si Sophie avait respiré pendant dix ans l’air de Grosvenor-Square, où les jeunes filles apprennent de si bonne heure à se faire un jeu d’une passion qui, dans les campagnes, à cent milles de Londres, est une affaire sérieuse.
 
Pour pénétrer dans le cœur des gens artificieux, il faut avoir (si l’on peut l’exprimer ainsi) une clef moulée sur la leur. Avec beaucoup de finesse, on se trompe quelquefois en les supposant plus habiles, ou, pour mieux dire, plus fourbes qu’ils ne le sont réellement. L’historiette suivante rendra cette vérité sensible. Trois paysans poursuivaient, dans les rues de Brentford, un voleur du comté de Wilt. Le plus simple d’entre eux voyant écrit sur une enseigne : Hôtel de Wilt-Shire, engagea ses camarades à y entrer, dans la persuasion qu’ils y trouveraient leur homme. Le second, plus entendu, se mit à rire de sa naïveté. « Entrons toujours, dit le troisième, encore plus avisé, il peut croire qu’on ne le soupçonnera pas de s’être réfugié chez des gens de son pays. » Ils entrèrent donc. Tandis qu’ils s’amusaient à parcourir la maison du haut en bas, ils manquèrent le voleur, qui n’était alors qu’à quelque distance devant eux, et qui de plus ne savait pas lire : ce qu’aucun des trois paysans n’ignorait, mais ce dont ils se souvinrent trop tard.
 
On nous pardonnera cette petite digression en faveur du précieux secret qu’elle renferme : c’est que tout joueur, pour combattre son adversaire avec succès, doit sentir la nécessité de connaître à fond son jeu. Elle fait voir aussi de quelle manière un homme sensé devient la dupe d’un sot, et pourquoi la candeur et la simplicité sont si souvent mal appréciées, ou calomniées dans le monde. Mais ce qui est plus important, elle explique comment l’artifice de Sophie mit en défaut la sagacité de sa tante.
 
Après le dîner, on passa dans le jardin. L’écuyer, docile aux conseils de sa sœur, prit son voisin à part et lui proposa sans façon le mariage de sa fille avec le jeune Blifil.
 
M. Allworthy n’était pas de ces hommes dont le cœur tressaille d’aise à la nouvelle d’un avantage imprévu. La véritable philosophie réglait ses désirs et ses actions. Il n’affectait point d’être insensible au plaisir ni à la peine, à la joie ni à la douleur, mais les faveurs ou les disgrâces de la fortune altéraient peu la tranquillité de son âme. Il écouta la proposition de M. Western sans montrer d’émotion, sans changer de visage, il répondit, que l’alliance était de tout point conforme à ses vœux ; il s’étendit avec complaisance sur le mérite de la jeune personne, remercia M. Western de la bonne opinion qu’il avait conçue de son neveu, et finit par lui dire, que si les jeunes gens s’aimaient, il serait charmé de conclure l’affaire.
 
M. Western fut un peu déconcerté de cette réponse, qui n’avait pas le degré de chaleur auquel il s’était attendu. Il se moqua de l’importance que M. Allworthy attachait à l’inclination réciproque des jeunes gens. En fait de mariage, c’était, dit-il, aux parents, non aux enfants, à juger des convenances. Quant à lui, il exigerait de sa fille une obéissance absolue ; et s’il se trouvait un imbécile, capable de refuser une compagne telle que Sophie, il était son très-humble serviteur. « Au surplus, ajouta-t-il, j’espère que dans tout cela, il n’y a point de mal de fait. »
 
M. Allworthy tâcha d’apaiser la colère de l’écuyer, par un nouvel éloge de miss Western ; il l’assura que son neveu recevrait sans doute avec joie une offre si flatteuse ; mais ses efforts furent inutiles. Il ne put obtenir de M. Western que cette réponse, qu’il répéta vingt fois avant de le quitter : « Je n’en dis pas davantage. J’espère qu’il n’y a point de mal de fait, voilà tout. »
 
M. Allworthy connaissait trop bien son voisin, pour s’offenser de cette boutade. D’ailleurs, quoique ennemi de la contrainte que quelques parents exercent dans le mariage de leurs enfants, et résolu de ne point forcer le penchant de son neveu, il éprouvait une véritable satisfaction de ce projet d’alliance. Tout le canton retentissait des louanges de Sophie, lui-même admirait les charmes de son esprit et de sa figure ; savait en outre apprécier l’avantage de son immense fortune ; car, sans attacher à la richesse un prix excessif, il était trop sage pour la mépriser.
 
Et ici, en dépit de tous les critiques du monde, nous nous permettrons une légère digression sur la nature de la vraie sagesse, qui composait, avec la vraie bonté, le caractère de M. Allworthy.
 
La vraie sagesse, quoi qu’en disent de vains sophistes et des dévots atrabilaires, ne consiste point à dédaigner les richesses, ni le plaisir. On peut jouir d’une grande fortune, et n’être pas moins sage que le mendiant qui tend la main aux passants dans la rue. On peut avoir une belle femme, un ami dévoué, et être aussi sage que le triste reclus qui enterre au fond d’un cloître ses qualités sociales, et se laisse mourir de faim, en déchirant ses épaules à coups de fouet.
 
L’homme le plus sage est aussi le plus susceptible de bonheur. La modération, en nous enseignant à bien user des richesses, nous procure les moyens de multiplier nos jouissances. Le sage peut satisfaire tous ses goûts, tous ses désirs, parce qu’il sait les régler ; l’insensé qui ne connaît pas de mesure, sacrifie tout à une seule passion.
 
Des hommes très-sages, dira-t-on, ont été d’une avarice notoire : oui, mais en cela ils n’étaient point sages. Des hommes très-sages, dira-t-on encore, ont fait, dans leur jeunesse, un usage immodéré des plaisirs : oui, mais alors ils n’étaient point sages.
 
En un mot, la sagesse, dont l’apprentissage nous est dépeint comme si difficile, par de prétendus philosophes, se borne à étendre au-delà du sens littéral cette maxime commune : Il ne faut pas acheter trop cher. Quiconque la prend pour guide dans le grand bazar du monde, et l’applique constamment aux honneurs, aux richesses, aux plaisirs, est sans contredit un homme sage ; car il fait le meilleur des marchés : il n’achète rien qu’avec prudence et à juste prix, sans donner en échange, comme tant d’autres, sa santé, son innocence, et sa réputation.
 
Deux traits complètent le caractère du sage. Il ne s’enivre point d’une folle joie, quand il a fait une bonne affaire, et ne s’abandonne pas au désespoir, lorsqu’il a trouvé le marché mal approvisionné, ou les denrées trop chères.
 
Mais il est temps de terminer ce chapitre, pour ne pas mettre la patience du lecteur à une trop longue épreuve.
 
 
CHAPITRE IV.
 
Matières diverses et curieuses.
 
Aussitôt que M. Allworthy fut de retour, il prit son neveu en particulier. Après un court préambule, il l’informa de la proposition de M. Western, et ne lui dissimula pas l’extrême plaisir qu’il en ressentait.
 
Les charmes de Sophie n’avaient fait sur Blifil aucune impression, non qu’il eût le cœur prévenu en faveur d’une autre femme, qu’il fût tout-à-fait insensible au pouvoir de la beauté, ou ennemi du sexe ; mais la nature lui avait donné des désirs si modérés, que la philosophie les maîtrisait aisément. Pour ce qui est de la noble passion que nous avons analysée au commencement de ce livre, son froid individu n’en recelait pas une étincelle.
 
Mais s’il était dépourvu du sentiment tendre et délicat, que les attraits et les vertus de Sophie méritaient si bien d’inspirer, il avait au suprême degré deux passions, auxquelles la richesse de cette jeune personne promettait une ample satisfaction. C’étaient l’ambition et l’avarice. Elles se partageaient son cœur. Il avait souvent envisagé la fortune de miss Western, comme un objet digne d’envie, et conçu une espérance vague d’en être un jour possesseur. Sa jeunesse, celle de Sophie, et surtout la crainte que l’écuyer ne se remariât et n’eût d’autres enfants, l’avaient retenu jusque-là dans une prudente réserve.
 
Cette dernière difficulté, la plus considérable à ses yeux, était en partie levée par la démarche de M. Western. Il hésita un moment, et répondit à M. Allworthy, que l’idée du mariage ne l’avait pas encore occupé d’une manière sérieuse, mais qu’il sentait trop bien le prix de ses bontés paternelles, pour n’être pas disposé à lui complaire en toutes choses.
 
M. Allworthy était naturellement vif ; il devait sa modération habituelle à l’étude de la philosophie, et non à un tempérament flegmatique. Doué d’une âme ardente, il avait épousé par amour, dans sa jeunesse, une très-belle femme. La froide réponse de son neveu lui fit donc un médiocre plaisir. Il ne put s’empêcher de vanter avec chaleur le mérite de Sophie, et de témoigner quelque étonnement, qu’un jeune homme fût capable de résister à tant d’attraits, sans avoir une autre passion dans le cœur.
 
Blifil l’assura que le sien était parfaitement libre ; puis il se mit à discourir sur l’amour et sur le mariage d’une manière si sensée, si édifiante, qu’il aurait fermé la bouche à un homme moins scrupuleux que son oncle en matière de religion. M. Allworthy demeura convaincu que Blifil, loin d’avoir aucune prévention contre Sophie, éprouvait pour elle cette estime qui, dans une âme honnête, est le plus solide fondement de l’amour et de l’amitié. Comme il ne doutait pas que, de son côté, le jeune homme ne réussît bientôt à plaire, il crut voir dans une union si bien assortie le gage certain du bonheur des deux familles. Le lendemain matin, du consentement de Blifil, il écrivit à l’écuyer, que son neveu avait reçu la proposition de mariage avec autant de joie que de reconnaissance, et qu’il s’empresserait d’aller faire sa cour à miss Western, aussitôt qu’elle daignerait lui en donner la permission.
 
L’écuyer, ravi de cette bonne nouvelle, répondit aussitôt à M. Allworthy, sans en prévenir sa fille, que la première entrevue aurait lieu dans l’après-midi de ce même jour.
 
La lettre partie, il courut chercher sa sœur, qu’il trouva occupée à lire et à commenter la gazette, avec le ministre Supple. Malgré son impétuosité naturelle, il lui fallut attendre, pour s’expliquer, la fin de la lecture et des commentaires. Ce ne fut qu’au bout de près d’un quart d’heure, qu’il put apprendre à sa sœur qu’une affaire très-importante l’amenait auprès d’elle. « Mon frère, lui répondit mistress Western, vous pouvez vous expliquer à présent, je suis tout à votre service. Les affaires du Nord vont si bien, que je n’ai jamais été plus contente de ma vie. »
 
Le ministre s’étant retiré, M. Western raconta à sa sœur ce qui s’était passé, et la pria d’en faire part à Sophie. Elle se chargea volontiers de la commission. Peut-être sa prompte complaisance fut-elle en partie l’effet de l’aspect favorable des affaires du Nord. Il est du moins probable, que cette heureuse circonstance épargna à l’écuyer les justes reproches que méritait la précipitation de sa démarche.
 
 
CHAPITRE V.
 
Contenant ce qui se passa entre Sophie et sa tante.
 
Sophie était occupée à lire, quand sa tante entra dans sa chambre. Dès qu’elle l’aperçut, elle ferma brusquement son livre. Mistress Western lui demanda quel était ce livre qu’elle paraissait craindre si fort de laisser voir.
 
– En vérité, madame, répondit Sophie, je puis le montrer sans crainte et sans honte. C’est l’ouvrage d’une femme de condition, qui fait honneur à son sexe par sa raison et par sa sensibilité. »
 
Mistress Western prit le livre, puis le rejetant aussitôt : « Oui, dit-elle, il est d’une personne bien née, mais peu répandue dans le monde. Je n’ai pas pris la peine de le lire ; les connaisseurs en font peu de cas.
 
– Je n’oserais, madame, opposer mon opinion à celle des connaisseurs. Il me semble pourtant qu’il y a dans ce livre beaucoup de naturel, et plusieurs passages en sont si touchants, qu’ils m’ont fait répandre plus d’une larme.
 
– Ah ! vous aimez donc à pleurer ?
 
– J’aime, madame, à ressentir une tendre émotion, et ne crains pas de l’acheter au prix de quelques larmes.
 
– Fort bien ; montrez-moi l’endroit que vous lisiez quand je suis entrée. C’était sans doute une scène d’amour bien touchante, bien passionnée. Vous rougissez, ma chère Sophie. Ah, mon enfant, vous devriez lire des livres qui vous apprissent à cacher un peu mieux vos sentiments.
 
– J’espère, madame, n’en point avoir que je doive être honteuse de montrer.
 
– Honteuse ? non. Je ne crois pas que vous en ayez aucun dont vous deviez rougir ; et pourtant mon enfant, vous avez rougi quand j’ai prononcé le mot d’amour. Tenez, ma chère Sophie, figurez-vous qu’il n’y a pas une de vos pensées que je ne devine aussi sûrement que les Français pénètrent les desseins de notre cabinet, longtemps avant qu’ils soient mis à exécution. Parce que vous avez su en imposer à votre père, croyez-vous réussir à m’en imposer aussi ? Vous imaginez-vous que j’ignore le motif de ces témoignages d’amitié, que vous prodiguâtes hier à M. Blifil ? je connais trop le monde pour me laisser tromper si aisément. Mais… mais pourquoi rougir encore ? C’est une passion dont vous ne devez pas être honteuse ; loin de la blâmer, j’ai déjà engagé votre père à la favoriser. Je ne considère que votre inclination, et pour la satisfaire, je sacrifierais volontiers des partis plus brillants. Allons, je sais des nouvelles qui vont vous combler de joie ; ouvrez-moi votre cœur, et je me charge de vous rendre aussi heureuse que vous pouvez désirer de l’être.
 
– Hélas ! madame, s’écria Sophie interdite, que vous répondrai-je ? Quoi ! madame, soupçonneriez-vous ?…
 
– Oh ! rien de répréhensible. Songez, mon enfant, que vous parlez à une personne de votre sexe, à votre tante, à une amie ; oui, à une amie, vous devez en être convaincue. Croyez-moi, malgré le déguisement dont vous cherchiez hier à vous envelopper, et qui aurait pu tromper, je l’avoue, un œil moins exercé que le mien, j’ai lu dans votre cœur, et je vous le répète, j’approuve hautement votre passion.
 
– Hélas ! madame, vous me surprenez à un point…, sans doute, madame, je ne suis pas aveugle. Si c’est un crime d’être sensible à toutes les perfections réunies…, mais est-il possible que mon père et vous, madame, voyiez des mêmes yeux que moi ?
 
– Je vous l’ai dit, vous pouvez compter sur notre approbation, et votre père a permis que ce soir même, votre amant vint vous offrir ses hommages.
 
– Mon père !… ce soir ! s’écria Sophie ; et son visage devint couleur de pourpre.
 
– Oui, mon enfant, ce soir, vous connaissez le caractère impétueux de mon frère ; il sait par moi votre passion. Je la découvris le jour où vous vous trouvâtes mal auprès du petit bois ; je l’observai dans votre évanouissement, dans les premiers signes de connaissance que vous donnâtes ; je fis la même remarque le soir à souper, et le lendemain à déjeuner, (Vous savez, mon enfant, que j’ai une longue expérience du monde.) Eh bien ! j’eus à peine conté la chose à mon frère, qu’il voulait aller sur-le-champ proposer le mariage à M. Allworthy. Il le lui proposa hier. M. Allworthy n’eut garde, comme de raison, de refuser son consentement ; et ce soir, il faut que vous vous pariez de vos plus beaux atours, pour recevoir la visite de votre amant.
 
– Ce soir ! chère tante, vous me causez une émotion extrême.
 
– Bon ? vous vous remettrez bientôt de ce trouble ; car c’est un jeune homme charmant, on ne peut en disconvenir.
 
– Oui, j’avoue qu’il réunit toutes les perfections, le courage, l’esprit, la bonté, la politesse, les agréments de la figure. Le malheur de sa naissance peut-il effacer tant de qualités ?
 
– Le malheur de sa naissance ? que voulez-vous dire ? M. Blifil n’est-il pas bien né ? »
 
Sophie pâlit à ce nom, qu’elle répéta d’une voix faible.
 
« M. Blifil, oui M. Blifil. De quel autre parlions-nous donc ?
 
– Grand Dieu ! s’écria Sophie prête à s’évanouir, je pensais que c’était de M. Jones. Quel autre que lui mérite…
 
– Vous m’effrayez à votre tour ! Quoi ! c’est M. Jones, et non M. Blifil que vous aimez ?
 
– M. Blifil ? ah ! sans doute, vous ne parlez pas sérieusement, ou je suis condamnée à la dernière infortune. »
 
Mistress Western se tut quelques moments. Ses yeux étincelaient de fureur. Enfin, rompant le silence, elle proféra ces mots d’une voix terrible : « Est-il possible que vous songiez à déshonorer votre famille, en épousant un misérable bâtard ? le sang des Western qui coule dans vos veines se souillerait-il d’une pareille tache ? si vous n’aviez pas assez de raison pour étouffer une inclination monstrueuse, le seul respect de votre nom aurait dû, je pense, vous engager à la combattre. Je ne me serais pas du moins attendue que vous auriez l’impudence de me l’avouer en face.
 
– Madame, répondit la tremblante Sophie, vous m’avez arraché ce fatal secret. Je ne me souviens pas d’avoir jamais, jusqu’à ce jour, prononcé avec éloge le nom de M. Jones, devant qui que ce soit ; et je me serais imposé la même réserve devant vous, si je n’avais cru comprendre que vous approuviez le penchant de mon cœur. Quels que fussent mes sentiments pour cet infortuné jeune homme, j’avais résolu de les emporter avec moi dans le tombeau, seul asile où je puisse espérer désormais de trouver le repos. » En disant ces mots, elle se laissa tomber sur une chaise, inondée de larmes, et accablée d’une inexprimable douleur.
 
Ce spectacle, capable d’attendrir le cœur le plus dur, n’inspira pas à mistress Western la moindre pitié, « Et moi, s’écria-t-elle transportée de rage, j’aimerais mieux être précipitée avec vous dans le tombeau, que de vous voir déshonorer votre famille par un pareil mariage. Juste ciel ! pourquoi ai-je vécu, pour être témoin de cette infamie ? Vous êtes la première, miss Western, oui, la première de votre race qui ait forfait à l’honneur ; vous, sortie d’une famille si connue pour la prudence des femmes !
 
Elle continua sur ce ton un quart d’heure entier. À la fin, ayant épuisé ses forces plutôt que sa colère, elle menaça sa nièce d’aller, à l’instant même, découvrir à son frère cet odieux mystère.
 
Sophie se jeta aux pieds de sa tante, pressa ses mains entre les siennes, et la conjura, les larmes aux yeux, de garder le secret qu’elle lui avait arraché. Elle insista sur le caractère violent de son père, et protesta qu’aucune inclination ne la déterminerait jamais à rien faire qui pût l’offenser.
 
Mistress Western la regarda fixement. Après un moment de réflexion : « Je consens, dit-elle, à garder votre secret, mais à une condition, c’est que ce soir même, vous recevrez M. Blifil en qualité d’amant, et comme l’homme destiné à devenir votre époux. »
 
– La pauvre Sophie était trop dans la dépendance de sa tante, pour oser se permettre un refus positif. Elle consentit à voir M. Blifil et à le recevoir de son mieux, mais elle demanda que le mariage ne fût point précipité. Elle n’avait, dit-elle, nul penchant pour M. Blifil, et se flattait que son père ne voudrait pas la rendre la plus malheureuse des créatures humaines.
 
Mistress Western l’assura que le mariage était décidé, et que rien ne pouvait ni ne devait le rompre. « J’avoue, dit-elle, que je l’envisageai d’abord avec indifférence et même avec une sorte d’éloignement. L’idée qu’il était l’objet de vos vœux me fit ensuite changer de sentiment. Aujourd’hui, je le regarde comme indispensable, et si l’on m’en croit, on ne perdra pas un instant pour le conclure.
 
– Madame, repartit Sophie, j’espère au moins obtenir quelque délai de votre bonté et de celle de mon père. Vous ne me refuserez pas le temps nécessaire pour vaincre, s’il est possible, l’extrême répugnance que m’inspire cette union.
 
– Ma nièce, j’aurais bien peu d’expérience du monde, si j’étais capable de donner dans un tel piège. Instruite, comme je le suis, qu’un autre homme possède votre cœur, je dois engager mon frère à presser le mariage de tout son pouvoir. Ce serait une plaisante tactique de traîner un siège en longueur, quand l’armée ennemie s’avance au secours de la place. Non, non, Sophie, puisque vous êtes malheureusement en proie à une passion violente et honteuse, je ne négligerai rien pour débarrasser le plus tôt possible vos parents du soin de votre honneur. Une fois mariée, votre époux seul en sera chargé. Je veux croire, mon enfant, que vous vous conduirez toujours bien. En tout cas, vous ne seriez pas la première femme que le mariage aurait sauvée de l’opprobre. »
 
Sophie comprit très-bien la pensée de sa tante, mais elle ne jugea pas à propos d’y répondre. Elle se décida toutefois à recevoir M. Blifil, et à le traiter le plus poliment qu’elle pourrait, puisqu’il ne lui restait que ce moyen de cacher à son père une inclination, dont sa mauvaise fortune, plutôt que l’habileté de sa tante, avait découvert le secret.
 
 
CHAPITRE VI.
 
Dialogue entre Sophie et Honora, propre à calmer les pénibles émotions, que la scène précédente a pu causer aux lecteurs sensibles.
 
Mistress Western, rassurée par la promesse de Sophie, se retira. Dès qu’elle fut sortie, Honora, qui travaillait dans la pièce voisine, entra chez sa maîtresse. Quelques éclats de voix l’avaient attirée au trou de la serrure, où elle était restée, prêtant une oreille attentive au dialogue précédent. Elle trouva Sophie sans mouvement, les yeux baignés de larmes. Comme elle avait les pleurs à commandement, elle en répandit aussitôt en abondance. « Bonté divine ! mademoiselle, s’écria-t-elle, que s’est-il donc passé ? qu’avez-vous ?
 
– Rien, lui répondit Sophie.
 
– Rien ? ô ma chère maîtresse, il ne faut pas me dire cela, quand je vous vois dans cet état, et après la querelle que vous venez d’avoir avec madame votre tante !
 
– Cesse de m’importuner. Je te répète que je n’ai rien. Mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi suis-je née ?
 
– Mademoiselle ne me persuadera point qu’elle se désole ainsi pour rien. Je ne suis qu’une femme de chambre, cela est vrai ; mais j’ai toujours été attachée à mademoiselle, et je donnerais ma vie pour elle.
 
– Ma chère Honora, tu ne peux m’être d’aucun secours : je suis perdue sans ressource.
 
– À Dieu ne plaise ! mais si je ne puis vous être d’aucun secours, apprenez-moi du moins, ma chère demoiselle, ce me sera toujours une petite consolation, apprenez-moi, de grâce, ce dont il s’agit.
 
– Eh bien ! mon père veut me marier à un homme que je méprise et que j’abhorre.
 
– Ô ma chère maîtresse ! quel est ce méchant homme ? car il faut qu’il soit bien méchant, pour que vous le haïssiez ainsi.
 
– Ma langue se refuse à prononcer son nom. Tu ne le sauras que trop tôt. »
 
Honora, qui le savait déjà, n’insista pas davantage sur ce point. « Je n’ai pas, continua-t-elle, la prétention de donner des conseils à mademoiselle. Elle a plus d’esprit que moi, qui ne suis qu’une pauvre servante. Mais, sur ma foi, il n’y a pas de père au monde qui eût le pouvoir de me marier contre mon gré. M. Western est la bonté même. S’il savait que mademoiselle méprise et déteste l’homme en question, il changerait sûrement d’avis. Mademoiselle veut-elle me permettre de lui en parler ? Sans doute, il vaudrait mieux que mademoiselle lui en parlât elle-même, mais puisque mademoiselle répugne à salir sa langue d’un vilain nom…
 
– Tu te trompes, Honora, mon père avait arrêté le mariage, avant de juger à propos de m’en rien dire.
 
– Il n’en a que plus de tort ; car enfin c’est vous qui épousez et non pas lui ; et quelque bien fait que soit un homme, toutes les femmes ne sont pas obligées de le trouver à leur gré. Tenez, mademoiselle, je gagerais ma tête, que mon maître n’agit point ainsi de son chef, Certaines gens devraient bien ne se mêler que de ce qui les regarde. Voudraient-ils qu’on allât mettre le nez dans leurs affaires ? Quoique je ne sois qu’une simple femme de chambre, je comprends parfaitement que tous les hommes ne plaisent pas de même. Eh ! que servirait à mademoiselle d’être si riche, si elle n’était pas maîtresse de choisir ? Je ne dis rien ; mais quel dommage que quelqu’un que je m’abstiens de nommer, ne soit pas mieux né, encore que pour moi je ne m’en misse guère en peine. Peut-être aussi ne lui trouve-t-on pas assez d’argent ? Qu’importe ? mademoiselle en a pour deux, et quel meilleur emploi peut-elle en faire ? car tout le monde conviendra qu’il n’y a pas un jeune homme mieux fait, de meilleure mine, plus agréable, plus charmant.
 
– Que signifie ce verbiage ? repartit Sophie d’un air sévère. De quel droit prenez-vous avec moi de pareilles libertés ?
 
– Daignez m’excuser, mademoiselle. Je n’avais point de mauvaise intention… mais ce pauvre jeune homme ne me sort pas de l’esprit, depuis ce matin… Si mademoiselle l’avait vu comme moi, elle en aurait eu pitié aussi. Le pauvre enfant ! Dieu veuille qu’il ne lui soit point arrivé malheur ! Il s’est promené toute la matinée dans les environs du château, les bras croisés, et il avait l’air si triste, que j’ai pensé pleurer en le voyant.
 
– En voyant qui ?
 
– M. Jones, mademoiselle.
 
– Vous l’avez vu, Honora ? quand ? dans quel endroit ?
 
– Au bord du canal. Il s’y est promené toute la matinée. À la fin, il s’est assis sur le gazon. Je parie qu’il y est encore, à l’heure qu’il est. Sans la modestie qui m’a retenue, étant fille comme je suis, j’aurais été lui parler. Tenez, mademoiselle, permettez que, par curiosité seulement, j’aille voir s’il n’est pas encore à la même place.
 
– À la même place ? eh non ! qu’y ferait-il ? Il est sûrement parti. D’ailleurs, à quoi bon y aller voir ? restez, Honora ; j’ai besoin de vous… Donnez-moi mon chapeau, mes gants. J’ai promis à ma tante d’aller la prendre, pour faire avec elle un tour de promenade dans le petit bois. »
 
Honora obéit. En se regardant dans la glace, Sophie trouva que le ruban qui attachait son chapeau allait mal ; elle envoya Honora en chercher un autre. Avant de sortir, elle lui défendit de quitter, sous aucun prétexte, l’ouvrage auquel elle travaillait, et qui devait être achevé le soir même. Elle balbutia encore quelques mots de sa promenade au petit bois, et prenant une direction toute contraire, elle se rendit, aussi vite que ses jambes tremblantes le lui permirent, au bord du canal.
 
Honora ne s’était pas trompée. Jones y avait passé deux heures de la matinée, plongé dans de mélancoliques rêveries, et il venait de sortir du jardin par une porte, au moment où Sophie y entrait par l’autre : ainsi le fatal retard de quelques minutes, occasionné par un changement de ruban, empêcha nos deux jeunes amants de se rencontrer ce jour-là. Ô mes belles lectrices ! faites votre profit de ce petit incident. Nous ne l’avons rapporté que pour votre instruction. C’est dire assez qu’il n’est point du ressort de messieurs les critiques. À vous seules appartient le droit de le commenter à votre guise.
 
 
CHAPITRE VII.
 
Entrevue cérémonieuse, peinte en raccourci. Scène touchante, décrite plus en grand.
 
On a observé qu’un malheur n’arrive guère seul. L’exemple de Sophie confirme la justesse de cette remarque. Après avoir manqué une agréable rencontre, elle fut obligée de se parer pour recevoir une visite odieuse.
 
Dans l’après-midi, M. Western lui fit part, pour la première fois, de ses intentions, dont sa tante, lui dit-il, avait déjà dû l’instruire.
 
À ces mots, la tristesse se peignit sur le visage de Sophie, et des larmes s’échappèrent de ses yeux.
 
« Allons, allons, dit M. Western, point d’enfantillage ; je sais tout ; ma sœur m’a tout conté.
 
– Quoi ! s’écria Sophie, ma tante m’aurait-elle trahie ?
 
– Trahie ! eh ! ne vous êtes-vous pas trahie vous-même, hier à dîner ? votre inclination n’a-t-elle point paru assez visible à tout le monde ? Vous autres jeunes filles, vous ne savez ce que vous voulez. Ainsi vous pleurez, parce qu’on va vous marier à l’homme que vous aimez ! Votre mère, je m’en souviens, pleurait et se lamentait de la même manière : vingt-quatre heures après la noce, il n’y paraissait plus. M. Blifil est un gaillard qui aura bientôt coupé court à toutes ces simagrées. Allons, de la gaîté, morbleu, de la gaîté, je l’attends à chaque minute. »
 
Sophie convaincue que sa tante lui avait tenu parole, résolut de supporter avec courage la contrainte de cette soirée, et de faire en sorte que son père ne conçût aucun soupçon.
 
L’écuyer se retira aussitôt que M. Blifil fut arrivé, et le laissa seul avec sa fille.
 
Il se passa près d’un quart d’heure, sans que ni l’un ni l’autre proférât un seul mot. Le jeune homme, qui devait naturellement commencer l’entretien, avait toute la gaucherie que donne la timidité ; de temps en temps il essayait de parler, et les paroles expiraient sur ses lèvres ; à la fin, triomphant de son embarras, il se répandit en un torrent de compliments recherchés et d’hyperboles galantes. Sophie, les yeux baissés, ne lui répondit que par de légères inclinations de tête, et des monosyllabes polis. Blifil, sans expérience du caractère des femmes, et plein d’une sotte présomption, interpréta cette conduite comme un modeste acquiescement à ses vœux ; et quand Sophie, pour abréger une scène trop pénible, se leva et sortit, il ne vit dans sa retraite que l’effet de la pudeur, et se consola en pensant que, dans peu, il jouirait sans obstacle du plaisir de sa compagnie.
 
La perspective du succès lui causait une pleine satisfaction ; car il n’était pas de ces amants romanesques, qui ne peuvent être heureux que par la possession entière, absolue du cœur de leur maîtresse. Il n’en voulait qu’à la fortune et à la personne de Sophie, et toutes deux lui semblaient prêtes à tomber entre ses mains. Sa confiance dans les agréments de sa figure et de son esprit, l’empressement que mettait M. Western à conclure le mariage, l’obéissance accoutumée de Sophie aux volontés de son père, la soumission rigoureuse qu’il exigerait d’elle au besoin, tout, à son gré, lui assurait la conquête d’une jeune personne à laquelle il ne supposait aucune inclination.
 
Ce qui étonnera, c’est qu’il n’eût jamais pris d’ombrage de Jones. Peut-être s’imaginait-il que la réputation (si peu méritée) qu’on avait faite à notre ami, d’être un des plus mauvais sujets d’Angleterre, devait le rendre odieux à une jeune fille d’une modestie exemplaire ; peut-être aussi la conduite de Sophie et de Jones, dans les réunions des deux familles, avait-elle éloigné le soupçon de son esprit. Enfin, et c’était le principal motif de sa sécurité, Blifil ne voyait point de rival qui méritât de lui être comparé. Il croyait connaître Jones à fond, et, loin de le craindre, il le méprisait comme un sot incapable de calcul et d’ambition. Il pensait d’ailleurs que sa liaison avec Molly Seagrim durait toujours, et qu’elle finirait par le mariage. Il en avait su l’origine et les progrès ; car Jones, qui l’aimait dès l’enfance, l’initiait à tous ses secrets ; mais l’affront qu’il en reçut, pendant la maladie de M. Allworthy, la querelle et le ressentiment qui en furent la suite, mirent fin à ses confidences : de sorte que Blifil ignorait son refroidissement pour Molly.
 
Il se berçait donc des plus riantes espérances ; et, convaincu que Sophie s’était comportée avec lui, suivant les règles que l’usage prescrit aux jeunes filles, en pareille occasion, il tirait de cette première entrevue un favorable augure.
 
M. Western épiait l’instant de sa sortie. À son air passionné, radieux, triomphant, l’écuyer ne se sentit pas d’aise ; il se mit à danser, à cabrioler, et à exprimer de cent manières grotesques l’excès de sa joie. Le vieux gentilhomme ne savait se modérer en rien. Dès qu’une passion s’emparait de lui, elle le jetait dans une espèce de délire.
 
Il ne laissa partir Blifil, qu’après l’avoir embrassé vingt fois. Il courut ensuite chez sa fille, où ses transports recommencèrent de plus belle.
 
« Demande-moi, lui dit-il, tous les habits, tous les bijoux que tu peux souhaiter. Je ne veux user de ma fortune que pour te rendre heureuse. » Il la prit entre ses bras, lui prodigua les caresses les plus affectueuses, l’appela des plus doux noms, et jura qu’elle faisait son unique joie sur la terre.
 
L’écuyer était assez sujet à ces sortes d’accès, mais il en avait rarement d’aussi vifs. Sophie, sans trop deviner le motif de celui-ci, crut devoir en profiter pour découvrir ses sentiments à son père, du moins par rapport à M. Blifil ; et elle prévoyait que le moment n’était pas éloigné, où elle serait obligée de lui ouvrir entièrement son cœur. Elle commença par le remercier des témoignages de son affection ; puis, avec un regard plein d’une douceur céleste : « Est-il bien vrai, dit-elle, que mon père daigne attacher son bonheur à celui de sa Sophie ? » M. Western en fit le serment, qu’il accompagna d’un baiser. Alors Sophie lui prit la main, tomba à ses genoux, l’assura mille fois de son respect, de son amour, et le supplia de ne pas la rendre la plus malheureuse des créatures humaines, en la forçant d’épouser un homme qu’elle détestait. « Je vous en conjure, mon père, s’écria-t-elle, autant pour vous-même que pour moi, puisque vous avez daigné me dire que votre bonheur dépendait du mien.
 
– Comment ? quoi ? reprit M. Western d’un air farouche.
 
– Ô mon père ! votre réponse va décider, non-seulement du bonheur, mais de l’existence de la pauvre Sophie. Je ne puis vivre avec M. Blifil. Me contraindre à l’épouser, c’est me donner la mort.
 
– Vous ne pouvez vivre avec M. Blifil ?
 
– Non, sur mon âme, je ne le puis.
 
– Eh bien meurs, dit-il en la repoussant avec rudesse, et va-t’en à tous les diables. »
 
Sophie le saisit par le pan de son habit : « Mon père, s’écria-t-elle, ayez pitié de moi, je vous en conjure ; adoucissez ce regard sévère, ce cruel langage. Pouvez-vous être insensible au désespoir de votre fille ? le meilleur des pères consentira-t-il à me percer le cœur ? voudra-t-il me faire mourir de la mort la plus lente, la plus douloureuse, la plus barbare ?
 
– Bah ! bah ! sottises, niaiseries, ruses de fille que tout cela. Vous faire mourir, dites-vous ? Le mariage vous ferait mourir ?
 
– Ô mon père ! un tel mariage est pire que la mort. Ce n’est pas de l’indifférence, c’est de la haine, c’est de l’horreur que j’ai pour M. Blifil.
 
– Quand vous le haïriez cent fois davantage, vous l’épouserez. » Il scella cet arrêt par un affreux jurement. « Oui, s’écria-t-il en fureur, mon parti est pris, j’ai résolu ce mariage, consentez-y, ou vous n’aurez pas un sou de moi, pas une obole. Je vous verrais expirer de faim dans la rue, je ne vous donnerais pas un morceau de pain. Telle est mon immuable volonté. Songez-y bien. » À ces mots, il s’arracha des mains de sa fille avec tant de violence, qu’il la jeta le visage contre terre ; et, la laissant étendue sur le parquet, il sortit précipitamment de la chambre.
 
Il entra au salon, où il trouva Jones. Celui-ci le voyant pâle, égaré, presque hors d’haleine, ne put s’empêcher de lui demander la cause de son trouble. Aussitôt M. Western lui raconta ce qui venait de se passer, proféra des plaintes amères contre Sophie, et déplora en termes pathétiques le sort des pères assez malheureux pour avoir des filles.
 
Jones ignorait encore la décision prise en faveur de Blifil. Le récit de l’écuyer le frappa d’abord de stupeur. Il recouvra bientôt quelque présence d’esprit, et le désespoir (comme il l’avoua depuis) lui inspira une résolution qui semblait exiger une audace plus qu’humaine. Il demanda à M. Western la permission d’aller trouver sa fille, pour essayer de la soumettre à ses volontés.
 
Quand l’écuyer eût été aussi clairvoyant qu’il l’était peu, la passion aurait fort bien pu l’aveugler en cette circonstance. Il accepta avec joie le service important que Jones offrait de lui rendre.
 
– Va, mon enfant, va, lui dit-il, tâche de fléchir cette fille rebelle. » Et il jura de nouveau de la chasser de chez lui, si elle ne consentait pas au mariage.
 
 
CHAPITRE VIII.
 
Entrevue de Jones et de Sophie.
 
Jones se rendit à l’instant auprès de Sophie. Il arriva, comme elle se relevait de terre, les yeux inondés de larmes, les lèvres meurtries et sanglantes. Il courut à elle, et d’une voix pleine à la fois d’amour et de terreur : « Ô ma Sophie ! s’écria-t-il, que vois-je ? quel cruel spectacle ! »
 
Elle jeta sur lui un doux regard, avant de répondre. « Au nom du ciel, monsieur Jones, lui dit-elle, comment vous trouvez-vous ici ? laissez-moi, je vous en supplie, retirez-vous.
 
– Ah ! ne me traitez pas avec tant de rigueur ! Sophie, la blessure de vos lèvres est moins douloureuse que celle de mon cœur. Que ne puis-je épargner une goutte de ce sang que j’adore, au prix de tout le mien !
 
– Je vous ai déjà trop d’obligations, monsieur Jones, vous le savez. » Elle le regarda fixement pendant près d’une minute, puis elle s’écria dans un mouvement de désespoir : « Monsieur Jones, pourquoi m’avez-vous sauvé la vie ? Ma mort eût été plus heureuse pour tous deux.
 
– Plus heureuse pour tous deux ! quelle barbarie est la vôtre ! comment puis-je supporter cet horrible langage, moi qui ne vis que pour vous ? »
 
En prononçant ces mots, sa voix, ses yeux, étaient remplis d’une tendresse inexprimable ; il saisit doucement la main de Sophie, qui ne chercha point à la retirer. À dire vrai, elle était si troublée, qu’elle ne s’aperçut pas de la liberté qu’il prenait. Ils se turent quelques instants l’un et l’autre. Jones avait les yeux attachés sur Sophie, Sophie tenait les siens baissés vers la terre. À la fin elle reprit assez de force, pour le prier encore une fois de se retirer. « Je suis perdue, lui dit-elle, si l’on vous surprend ici. Vous ne savez pas, monsieur Jones, non vous ne savez pas ce qui s’est passé dans cette fatale soirée.
 
– Je sais tout, ma Sophie, votre barbare père m’a tout conté, et c’est lui-même qui m’envoie vers vous.
 
– Mon père ? sûrement un songe vous abuse.
 
– Plût à Dieu que ce fût un songe ! ô Sophie, votre père m’envoie vers vous, pour servir d’avocat à mon odieux rival, pour vous solliciter en sa faveur. J’ai saisi l’unique moyen d’avoir accès auprès de vous. Oh ! répondez-moi, Sophie, adoucissez l’amertume de ma douleur. Personne n’a jamais aimé avec autant d’ardeur, avec autant d’ivresse que moi. Oh ! par pitié, ne me reprenez pas cette main charmante, cette main chérie ! un moment, peut-être, va nous séparer sans retour. Il ne fallait rien moins qu’une nécessité impérieuse, pour me faire sortir des bornes du respect que je vous dois. »
 
Elle demeura muette et confuse. « Monsieur Jones, lui dit-elle enfin d’un air affectueux, que me demandez-vous ?
 
– Promettez-moi seulement de ne point vous donner à Blifil.
 
– Ne prononcez pas ce nom détesté. Soyez sûr que je ne lui accorderai jamais, ce qu’il sera en mon pouvoir de lui refuser.
 
– Encore une grâce. Dites, oh ! dites-moi que j’espère.
 
– Hélas ! monsieur Jones, quel espoir puis-je vous donner ? vous connaissez le caractère de mon père.
 
– Oui, mais je sais qu’il n’a pas le droit d’user de contrainte envers vous.
 
– Quelles suites terribles aurait ma désobéissance ! la certitude de ma perte est ce qui me touche le moins. Je ne saurais supporter l’idée d’être cause du malheur de mon père.
 
– Lui-même en serait cause, en exerçant sur vous un pouvoir que la nature ne lui a pas donné. Songez à l’excès de mon malheur, si je vous perds, et voyez-de quel côté la pitié doit faire pencher la balance.
 
– Pensez-vous que je ne voie pas aussi tous les maux que j’attirerais sur vous, en cédant à vos vœux ? et voilà ce qui m’encourage à vous ordonner de me fuir, pour éviter votre perte.
 
– Je ne crains rien au monde, que de perdre Sophie. Si vous voulez que je vive, révoquez cet arrêt cruel. Je ne puis vous quitter, non je ne le puis. »
 
Tous deux, éperdus et tremblants, gardèrent alors un profond silence. Sophie n’avait pas la force de retirer sa main de celle de Jones, et Jones pouvait à peine retenir la main de Sophie dans la sienne.
 
Cette scène déjà trop longue peut-être, au gré de quelques lecteurs, fut interrompue par une autre d’une nature si différente, que nous croyons devoir en renvoyer le récit au chapitre suivant.
 
 
CHAPITRE IX.
 
Scène beaucoup plus orageuse que la précédente.
 
Avant de dire quel funeste incident vint troubler nos amants, il est nécessaire de raconter ce qui s’était passé pendant leur touchante entrevue.
 
Aussitôt que Jones fut sorti du salon pour aller trouver Sophie, mistress Western y entra, et apprit de l’écuyer les détails de l’entretien qu’il venait d’avoir avec sa fille, au sujet de Blifil. Elle regarda dès-lors comme rompu, le traité par lequel elle s’était obligée à garder le secret de Sophie ; et se croyant dégagée de sa promesse, elle découvrit à son frère, sans le moindre préambule, et dans les termes les plus clairs, tout ce qu’elle savait de la passion de sa nièce.
 
L’idée d’un mariage entre Sophie et Jones ne s’était jamais présentée à l’esprit de l’écuyer, dans aucune des circonstances propres à la faire naître, ni même dans les plus vives effusions de sa tendresse pour ce jeune homme. L’égalité de naissance et de fortune lui paraissait une condition du mariage aussi essentielle, que la différence des sexes, et il ne craignait pas plus de voir sa fille tomber amoureuse d’un homme pauvre et sans nom, que d’un animal d’une autre espèce que la sienne.
 
Au récit de sa sœur, il demeura immobile, atterré ; l’excès de la surprise lui ôta la respiration et la parole. L’une et l’autre lui revinrent bientôt, et avec plus de force, comme il arrive d’ordinaire, après une courte suspension de ses facultés. Le premier usage qu’il en fit fut de vomir un torrent d’imprécations et d’injures. Il courut ensuite chez sa fille, qu’il comptait surprendre avec Jones, poussant à chaque pas des cris d’indignation et de rage.
 
Quand deux tourterelles, ou deux colombes, ou, si vous l’aimez mieux, quand un berger et sa bergère se sont retirés à l’écart, au fond d’un riant bosquet, sans autre témoin que l’amour, l’amour, cet enfant timide qui cherche la solitude, et qu’embarrasse la présence d’un tiers, si tout-à-coup le ciel vient à se couvrir de sombres nuages, et la foudre, à retentir en longs éclats dans les airs, la jeune fille se lève avec effroi du banc de mousse ou de gazon qui lui servait de siège, la pâleur de la mort remplace le vif incarnat dont l’amour avait coloré ses joues, tout son corps frissonne, et son amant a peine à soutenir ses pas chancelants.
 
Ou, quand deux voyageurs étrangers au merveilleux esprit de l’endroit, s’amusent le soir à vider ensemble une bouteille, dans quelque auberge ou taverne de Salisbury ; si le grand Dowdy[41], qui joue le rôle de fou aussi bien que ses compères jouent celui de niais, vient à secouer bruyamment ses chaînes dans le corridor, et à chanter d’une voix sépulcrale sa lamentable complainte, à l’instant l’effroi s’empare des deux buveurs : interdits, consternés, ils cherchent à la hâte un moyen de fuir le danger qui approche, et les menace de plus en plus. Sans les barreaux de fer qui les empêchent de sauter par les fenêtres, ils n’hésiteraient pas à prendre cette voie pour se sauver, au risque de se casser le cou.
 
Ainsi trembla, ainsi pâlit Sophie à l’approche de son père, qui, d’une voix terrible, éclatait en jurements, en malédictions, et en menaces contre Jones. S’il faut dire la vérité, nous croyons que le jeune homme lui-même, par des motifs de prudence facile à deviner, aurait souhaité d’être bien loin en ce moment, si sa tendre sollicitude pour Sophie, lui eût permis de penser à un autre danger qu’à celui de son amante.
 
L’écuyer ayant ouvert la porte avec fracas, aperçut un objet qui suspendit soudain l’effet de sa colère ; c’était sa fille évanouie entre les bras de Jones. À cette vue, tout son courroux l’abandonne, il appelle au secours, s’élance vers Sophie, retourne à la porte, demande de l’eau à grand cris, revient auprès de Sophie, sans considérer dans les bras de qui elle était, peut-être même sans se rappeler qu’il existât dans l’univers une personne du nom de Jones : tant la situation de sa fille absorbait toutes ses pensées !
 
Mistress Western et plusieurs domestiques accoururent en hâte, apportant de l’eau fraîche, des sels, et des cordiaux. Ces remèdes eurent tant d’efficacité, que Sophie recouvra en peu de minutes l’usage de ses sens. Dès qu’elle put se soutenir, avec l’aide d’Honora, mistress Western s’empressa de l’emmener. Ce ne fut pas toutefois sans avoir fait à l’écuyer quelques salutaires remontrances, sur les suites funestes de sa violence, ou plutôt, selon le terme qu’il lui plut d’employer, de sa frénésie.
 
Comme la bonne dame ne s’exprima qu’en termes obscurs, accompagnés d’exclamations et de haussements d’épaules, peut-être ses excellents avis furent-ils, en partie, perdus pour l’écuyer ; du moins, s’il les comprit, il en profita peu. À peine hors d’inquiétude sur l’état de sa fille, il sentit renaître sa première fureur contre Jones et il se serait jeté à l’instant sur lui, si le ministre Supple, homme des plus robustes, qui se trouvait là par bonheur, n’eût usé de toutes ses forces pour l’en empêcher.
 
Quand miss Western fut sortie de la chambre, Jones s’avança d’un air suppliant vers l’écuyer, que le ministre retenait toujours, et le pria de se calmer, lui disant, que tant qu’il serait dans cet accès de colère, il ne pourrait lui donner aucune satisfaction.
 
« Oui, oui, j’aurai satisfaction de toi, petit misérable ! s’écria M. Western ; ôte ton habit, et tu vas être rossé, comme tu ne l’as jamais été de ta vie. » L’écuyer vomit ensuite contre le pauvre jeune homme un torrent d’injures, de ces injures grossières que se prodiguent les gentilshommes campagnards, lorsqu’ils sont d’avis différent sur une question. Souvent il le pressa (comment répéter son expression), il le pressa de lui baiser une partie du corps que nous n’osons nommer, et que nomment pourtant, sans scrupule, nos gentillâtres anglais, dans les disputes qui s’élèvent entre eux aux courses de chevaux, aux combats de coqs, et autres réunions publiques. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que de mille invitations du genre de celle que M. Western fit à Jones, on n’en pourrait pas citer une seule qui ait jamais été acceptée : preuve manifeste du peu de courtoisie de nos gentilshommes campagnards. Ceux de la capitale en montrent beaucoup davantage. Les plus huppés s’empressent, tous les jours, de donner aux grands ce témoignage de soumission et de respect, sans attendre même qu’ils en soient priés.
 
« Monsieur, répondit Jones à l’écuyer d’un ton calme, de si cruels outrages devraient effacer tous vos titres à ma reconnaissance ; mais il vous en reste un qui sera toujours sacré pour moi. Avec quelque indignité que vous me traitiez, jamais je ne lèverai la main sur le père de Sophie. »
 
Cette réponse si mesurée ne fit qu’accroître la rage de M. Western. Le ministre, qui s’en aperçut, engagea le jeune homme à se retirer. « Vous voyez, lui dit-il, à quel point votre présence l’irrite ; éloignez-vous sans délai ; la colère qui le transporte ne lui permet pas de vous entendre ; sortez donc, et remettez votre justification à un moment plus opportun. »
 
Jones profita de ce sage conseil et se retira. L’écuyer recouvra alors la liberté de ses mains, et même assez de raison, pour remercier le ministre de la contrainte qu’il avait exercée à son égard. « Je l’aurais infailliblement assommé, dit-il, et il eût été un peu dur d’être pendu pour un drôle de cette espèce. »
 
Le ministre, charmé du succès de sa pacifique entremise, se mit à débiter sur la colère un sermon plus propre à allumer qu’à éteindre cette passion, dans une âme ardente. Il enrichit son discours de nombreuses citations des anciens, particulièrement de Sénèque, qui a traité ce sujet avec tant de succès, qu’il n’y a guère que les gens colères qui le lisent sans plaisir et sans profit. Il rapporta, en finissant, la célèbre histoire d’Alexandre et de Clitus, qu’on trouvera dans le recueil de nos lieux communs, au chapitre de l’ivresse.
 
L’écuyer ne fit pas plus d’attention au sermon du ministre, qu’à l’histoire d’Alexandre et de Clitus, qu’il interrompit pour demander un pot de bière, observant que la colère dessèche le gosier : remarque peut-être aussi vraie, qu’aucune de celle auxquelles cette fièvre de l’âme ait donné lieu.
 
M. Western ayant bu quelques rasades, ramena la conversation sur Jones, et annonça la résolution où il était d’aller le lendemain matin, de bonne heure porter plainte contre lui à M. Allworthy. Le ministre, par un sentiment de bonté naturelle, tenta de s’y opposer ; mais il ne réussit qu’à provoquer une nouvelle bordée de jurements et d’imprécations, dont ses pieuses oreilles furent cruellement blessées. Cependant il n’osa pas attaquer un privilège que l’écuyer réclamait, en sa qualité d’homme libre et d’Anglais. Dans le fait, M. Supple aurait eu mauvaise grâce à se fâcher, puisqu’il ne craignait point de venir satisfaire, à la table de l’écuyer, la délicatesse de son palais, au risque d’y compromettre de temps en temps celle de ses oreilles. Il se disait, pour sa justification, qu’il n’encourageait point l’habitude vicieuse de son patron, et que M. Western n’en ferait pas un jurement de moins, quand il ne mettrait jamais le pied chez lui. Mais si la politesse l’empêchait de réprimander ce gentilhomme dans sa propre maison, il se dédommageait en chaire de cette réserve. Ses censures indirectes, sans corriger l’écuyer, avaient du moins l’avantage de le rendre plus attentif à exécuter les lois contre les autres ; en sorte qu’il n’y avait, à bien dire, dans la paroisse, que le seul magistrat qui eût la liberté de jurer impunément.
 
 
CHAPITRE X.
 
Visite de M. Western à M. Allworthy.
 
M. Allworthy finissait de déjeuner avec son neveu : il était enchanté du récit que le jeune homme venait de lui faire de sa visite à miss Western ; car ce mariage lui plaisait fort, moins à cause de la fortune que du mérite personnel de Sophie. Tout-à-coup M. Western entre comme un furieux, et l’apostrophe en ces termes : « Vous avez fait vraiment un beau chef-d’œuvre ; votre bâtard a bien profité de l’éducation qu’il a reçue de vous. Je ne dis pas que le drôle ait agi d’après vos conseils ; mais grâce à lui, il se passe chez nous d’étranges choses.
 
– Qu’y a-t-il donc, voisin ? répondit M. Allworthy.
 
– Oh ! rien, presque rien, ma fille est tombée amoureuse de votre bâtard, voilà tout. Mais mon parti est pris, elle n’aura pas un sou de moi, pas une obole. J’avais toujours bien prévu le danger d’élever un bâtard comme un gentilhomme, et de lui donner accès dans une honnête maison. Il est heureux pour lui qu’on m’ait retenu le bras : sans cela je l’aurais rossé, assommé, je lui aurais appris à venir s’asseoir à ma table. Qu’il s’avise d’y reparaître, je ne lui donnerai pas un morceau de pain, pas un liard pour en acheter ; et si ma fille s’obstine à l’épouser, elle n’aura pour dot que la chemise qu’elle a sur le dos. Oui, plutôt que de lui rien laisser, je placerai mon bien à fonds perdu, dût-il passer en Hanovre, et servir à corrompre notre nation.
 
– J’ai un véritable chagrin…
 
– Au diable votre chagrin. La belle avance pour moi, quand je perds mon unique trésor, ma Sophie, la joie de mon cœur, l’espoir et la consolation de ma vieillesse ! Mais, je vous le répète, mon parti est pris, je la mettrai à la porte de chez moi, elle mendiera, elle mourra de faim dans la rue, je ne lui donnerai pas un sou, pas une obole. Ces maudits bâtards sont toujours habiles à surprendre le lièvre au gîte. Dieu me damne, si je devinais celui que chassait le pendard : mais il pourra se vanter de n’avoir trouvé pire gibier de sa vie ; il n’en aura que la peau et les os, vous pouvez le lui dire de ma part.
 
– Vous m’étonnez, monsieur, après ce qui s’est passé entre votre fille et mon neveu, pas plus tard qu’hier.
 
– Oui, monsieur, et c’est précisément après ce qui s’est passé hier, entre votre neveu et ma fille, que j’ai éventé la mèche. M. Blifil était à peine sorti, que le drôle est venu fureter autour de la maison. Quand je l’attirais chez moi, comme chasseur, je ne me doutais guère qu’il n’avait en tête d’autre idée que de prendre ma fille au piège.
 
– Franchement, j’aurais souhaité que vous lui donnassiez moins d’occasions de se trouver avec elle. Vous devez vous souvenir que j’ai toujours désapprouvé ses longs séjours dans votre maison, quoiqu’à dire vrai, ils ne m’inspirassent aucun soupçon de ce qui est arrivé.
 
– Eh ! qui en aurait eu ? Que diable avait-il affaire à ma fille ? Je l’invitais à chasser avec moi, et non à lui faire la cour.
 
– Est-il possible que les voyant si souvent ensemble, vous n’ayez observé entre eux aucun signe d’intelligence ?
 
– Non, sur mon âme pas un. Je ne l’ai pas vu l’embrasser une seule fois. Loin de lui faire la cour, il était d’ordinaire plus silencieux devant elle, qu’en son absence. De son côté, ma fille se montrait moins polie pour lui, que pour aucun des jeunes gens qui fréquentaient la maison. Je ne suis pas plus facile à tromper qu’un autre, voisin, gardez-vous de le croire. »
 
M. Allworthy eut peine à s’empêcher de rire de la simplicité de l’écuyer. Il se contint pourtant ; il connaissait le cœur humain, et avait trop de savoir vivre et de bonté naturelle, pour offenser M. Western dans une pareille circonstance. Il lui demanda donc ce qu’il désirait de lui.
 
« Ce que je désire ? c’est que vous défendiez au drôle d’approcher de ma maison. Moi, je vais de ce pas enfermer sous clef la coquine. Elle épousera votre neveu, malgré ses dents ; oui, monsieur Blifil, vous serez mon gendre. J’en fais le serment. »
 
Il partit, en disant que sa maison était tout en désordre ; qu’il avait hâte de s’en retourner, pour prévenir quelque escapade de la part de sa fille. Quant à Jones, il jura, s’il le rattrapait chez lui, de le mettre hors d’état de troubler à l’avenir le repos des familles.
 
L’oncle et le neveu, restés seuls, gardèrent un long silence, que Blifil interrompait de temps en temps par des soupirs, où la haine avait plus de part que l’amour ; car la perte de Sophie l’affligeait beaucoup moins que le triomphe de Jones.
 
À la fin, son oncle lui ayant demandé ce qu’il comptait faire : « Hélas ! monsieur, répondit-il, faut-il demander à un amant le parti qu’il prendra, quand la raison et la passion lui donnent des conseils opposés ? n’est-il pas trop certain, que dans cette alternative, il écoutera toujours la voix de la dernière ? La raison me dit d’oublier une femme qui en aime un autre, la passion me flatte que le temps pourra changer ses dispositions, en ma faveur. J’entrevois, à la vérité, une objection qui devrait m’arrêter, si je ne parvenais à la réfuter entièrement : c’est l’injustice apparente de chercher à supplanter un rival, dans un cœur dont il semble être déjà en possession. Mais la ferme résolution de M. Western m’est garante, que j’assure par là le bonheur de tous. Je sauve un père du plus affreux désespoir, et deux imprudents de l’abîme où les précipiterait leur union. La jeune personne serait perdue de toutes les manières. Outre qu’elle épouserait un homme sans bien, elle se verrait privée de la plus grande partie de sa fortune ; et le peu que son père ne pourrait lui ôter, deviendrait la proie de l’indigne créature que le misérable, j’en ai la certitude, entretient encore. Mais ce n’est là que le moindre de ses torts. Ô ! mon cher oncle, il n’existe pas au monde un plus mauvais sujet ; et si vous aviez su ce que je me suis efforcé jusqu’ici de vous taire, vous auriez abandonné depuis longtemps ce pervers.
 
– Comment ? s’est-il rendu coupable de quelque nouveau méfait que j’ignore ? dites-le-moi, je vous prie.
 
– Non, ce sont d’anciens torts ; il peut s’en être repenti.
 
– Au nom de l’obéissance que vous me devez, parlez, je vous l’ordonne.
 
– Vous savez, monsieur, que je me suis toujours fait une loi de vous obéir ; mais en conscience je suis fâché de l’indiscrétion qui m’est échappée ; on pourrait l’attribuer à la vengeance, et grâce à Dieu, un tel sentiment n’est jamais entré dans mon cœur. Si donc vous m’obligez à vous découvrir la vérité, je dois commencer par solliciter votre indulgence pour le coupable.
 
– Point de conditions. Je crois lui avoir montré assez d’affection, peut-être plus que je ne l’aurais dû faire, dans votre intérêt.
 
– Et plus surtout, je le crains, qu’il n’en méritait. Le jour où l’on désespérait de votre vie, tandis que nous étions tous plongés dans la douleur, il se livrait à l’excès d’une folle joie, il buvait, il chantait, il faisait retentir la maison de cris d’allégresse. Je l’avertis doucement de l’indécence de sa conduite ; il entra dans une violente colère contre moi, proféra mille jurements, m’accabla d’outrages, et finit par me frapper.
 
– Quoi ! il osa vous frapper ?
 
– J’ai oublié ses torts envers moi. Que ne puis-je oublier de même son ingratitude envers le plus généreux des bienfaiteurs ! j’ose encore cependant implorer, pour lui, votre miséricorde ; sûrement il était possédé ce jour-là du malin esprit. Le soir même, comme nous nous promenions M. Thwackum et moi dans la campagne, en nous félicitant des premières lueurs d’espérance que donnait votre état, nous le surprîmes avec une fille, dans une situation que l’honnêteté ne permet pas de décrire. M. Thwackum, animé d’un zèle plus louable que prudent, s’avança vers lui pour le réprimander. Le furieux (je le dis à regret) se jeta sur ce digne homme, et lui porta des coups dont je crains qu’il ne conserve encore les marques. Les efforts que je fis pour défendre mon maître, m’exposèrent moi-même à sa brutalité. Mais, je le répète, je lui avais pardonné depuis longtemps, j’avais même décidé M. Thwackum à lui pardonner aussi, et à tenir secrète une action qu’il ne pouvait vous découvrir sans le perdre. Maintenant qu’une indiscrétion involontaire de ma part vous en a donné connaissance, et que vos ordres absolus m’ont forcé de vous en conter les détails, souffrez que j’intercède encore une fois auprès de vous, en sa faveur.
 
– Ô ! mon enfant, je ne sais si je dois louer, ou blâmer la générosité qui vous a porté à me cacher un moment tant de scélératesse. Mais où est M. Thwackum ? Je n’élève aucun doute sur votre véracité ; je veux seulement, par un sérieux examen de cette affaire, justifier aux yeux du monde le châtiment que je réserve à ce monstre. »
 
On fit venir Thwackum ; il confirma pleinement le récit de Blifil, et montra pour preuve sa poitrine, où le poing de Jones avait imprimé des caractères encore très-visibles. Il dit à M. Allworthy, qu’il l’aurait instruit beaucoup plus tôt de cette affaire, s’il n’avait été retenu par les pressantes sollicitations de M. Blifil. « Votre neveu, monsieur, ajoutât-il, est un excellent jeune homme. On ne peut lui faire qu’un reproche ; c’est de pousser trop loin le pardon des injures. »
 
Blifil s’était en effet donné, dans le temps, quelque peine pour déterminer Thwackum à garder le silence ; et cela par plusieurs motifs. Il savait que la maladie amollit et relâche d’ordinaire les caractères les plus fermes ; il pensait d’ailleurs qu’il ne pouvait dénaturer un fait récent, sans s’exposer à être démenti par le médecin, qui ne s’éloignait guère de la maison, et à perdre ainsi le fruit de son imposture. Il résolut donc de tenir en réserve ce moyen de vengeance, jusqu’à ce que l’imprudence de Jones lui fournît de nouvelles armes. Persuadé que le poids d’un grand nombre de fautes réunies, ne manquerait pas de l’écraser, il attendait une occasion semblable à celle que la fortune venait de lui offrir. Enfin, il s’imaginait que quand sa démarche auprès de Thwackum serait connue de M. Allworthy, elle le confirmerait dans l’opinion qu’il avait toujours cherché à lui donner de son amitié pour Jones.
 
 
CHAPITRE XI.
 
Très-court, mais propre à émouvoir les cœurs sensibles.
 
M. Allworthy avait pour habitude de ne punir personne, de ne pas même renvoyer un domestique dans un premier mouvement de colère. Il différa donc jusqu’au soir, de prononcer la sentence de Jones.
 
Le pauvre jeune homme vint se mettre à table, comme de coutume ; mais il avait le cœur trop gros pour pouvoir manger. Les regards sévères de M. Allworthy augmentèrent beaucoup sa tristesse. Il ne douta pas que M. Western ne l’eût instruit de ce qui s’était passé entre Sophie et lui. L’histoire racontée par Blifil ne l’inquiétait nullement. La plupart des faits en étaient controuvés : quant au reste, l’ayant pardonné et oublié lui-même, il ne soupçonnait pas qu’un autre en eût gardé le souvenir.
 
Après le dîner, lorsque les domestiques se furent retirés, M. Allworthy prit la parole, et dans un long discours, il mit sous les yeux de Jones les fautes nombreuses dont il s’était rendu coupable, insistant particulièrement sur celles que ce jour venait de découvrir. Il finit par le menacer de le bannir à jamais de sa présence, s’il ne parvenait à se justifier.
 
La position de Jones rendait sa défense bien difficile. Il savait à peine de quoi on l’accusait. M. Allworthy, en rapportant la scène de l’ivresse, pendant sa maladie, en avait supprimé, par modestie, les détails relatifs à sa personne, détails qui constituaient le principal tort du jeune homme. Jones ne pouvait nier qu’il ne se fût enivré ; d’ailleurs, abattu comme il l’était, et l’âme brisée de douleur, il n’eut pas la force d’articuler un seul mot pour sa justification. Il avoua tout ; tel qu’un criminel réduit au désespoir, il ne sut qu’implorer la clémence de son juge, se bornant à dire, que malgré toutes les imprudences et toutes les folies dont il se reconnaissait coupable, il croyait n’avoir jamais rien fait qui méritât un châtiment, plus cruel pour lui que la mort même.
 
« Jeune homme, lui répondit M. Allworthy, je ne vous ai déjà que trop souvent pardonné, par égard pour votre âge, et dans l’espoir de votre amendement ; mais au point de perversité où vous êtes maintenant parvenu, une plus longue indulgence de ma part deviendrai criminelle ; je dis plus, l’audace avec laquelle vous avez tenté d’enlever une jeune fille à son père, m’oblige de me justifier moi-même par votre punition : autrement le monde, qui a déjà blâmé mes bontés pour vous, pourrait m’accuser, non sans une apparence de justice, d’avoir favorisé cette lâche et détestable entreprise. Vous deviez savoir l’horreur qu’elle m’inspirerait ; et vous n’en auriez jamais conçu l’idée, si vous aviez pris quelque soin de mon repos, de ma réputation, et compté mon amitié pour quelque chose. Quelle infamie ! en vérité, je ne connais pas de châtiment proportionné à vos crimes, et je puis à peine excuser à mes yeux la dernière marque d’intérêt que je vais vous donner ; mais vous ayant élevé comme mon propre fils, je ne veux pas vous renvoyer de chez moi dénué de toutes ressources. Vous trouverez dans ce portefeuille de quoi vous procurer, à l’aide du travail, une honnête subsistance. Si vous usez mal de ce secours, n’en attendez pas d’autre de moi. À compter de ce jour, je romps toute relation avec vous. Je ne puis m’empêcher de vous dire encore, que ce qui m’irrite le plus, c’est l’indignité de votre conduite envers ce bon jeune homme (voulant parler de Blifil), qui vous a donné tant de preuves d’affection et de générosité. »
 
Jones ne put supporter l’amertume de ces dernières paroles ; il fondit en larmes, et demeura sans voix et sans mouvement. Plusieurs minutes s’écoulèrent, avant qu’il fût en état d’obéir à l’ordre impérieux de M. Allworthy, qui le pressait de partir. Il sortit enfin, après lui avoir baisé les mains avec une vivacité de tendresse trop expressive pour être feinte, et impossible à décrire.
 
En considérant sous quel jour défavorable notre malheureux ami s’offrait aux yeux de M. Allworthy, on ne saurait accuser de rigueur la sentence prononcée contre lui. Cependant tout le voisinage, soit par un sentiment exagéré de bienveillance, soit par un autre motif moins louable, le condamna comme un acte de cruauté. Ceux même qui, auparavant, censuraient avec le plus d’amertume l’affection de M. Allworthy pour un bâtard (son propre enfant selon l’opinion publique), furent les premiers à s’indigner d’un traitement si inhumain. Les femmes surtout prirent unanimement le parti de Jones, et débitèrent à son sujet plus de contes, que les bornes de ce chapitre ne nous permettent d’en rapporter.
 
Un fait digne de remarque, c’est qu’au milieu de ce déchaînement général, personne ne dit un mot de la somme contenue dans le portefeuille remis à Jones par M. Allworthy ; et cette somme ne montait pas à moins de cinq cents livres sterling. Tout le monde s’accordait à publier, que l’infortuné avait été chassé sans un sou, quelques-uns ajoutaient tout nu » de la maison de son barbare père.
 
 
CHAPITRE XII.
 
Lettres d’amour, etc.
 
Jones reçut l’ordre de sortir sur-le-champ de la maison, et fut en même temps prévenu, que ses effets lui seraient envoyés au lieu qu’il indiquerait.
 
Il partit donc, et marcha pendant plus d’un mille, sans faire attention à rien, sans presque savoir où il allait. À la fin, ayant rencontré un petit ruisseau, il se jeta sur l’herbe qui en tapissait le bord, et un léger mouvement de dépit lui arracha cette plainte : « Mon père, au moins, ne me refusera pas la liberté de me reposer ici ! »
 
Il tomba ensuite dans de violentes convulsions, s’arracha les cheveux, et se livra à tous les transports qu’inspirent d’ordinaire la folie, la rage, et le désespoir.
 
Après cette première explosion, il se calma un peu ; sa douleur s’exhala avec moins d’emportement, et lui laissa assez de sang-froid pour examiner ce qu’il avait de mieux à faire, dans sa déplorable situation.
 
Et d’abord, quel parti devait-il prendre par rapport à Sophie ? L’idée de la quitter lui déchirait le cœur, celle de la réduire à la misère le pénétrait d’un sentiment plus douloureux encore. Si, dans l’ardeur de la posséder, il pouvait hésiter sur l’alternative, était-il certain qu’elle consentît à le rendre heureux, au prix de sa ruine ? Il craignait d’ailleurs d’affliger M. Allworthy et d’encourir son ressentiment. Enfin, l’impossibilité manifeste du succès, même en y sacrifiant ces diverses considérations, termina sa pénible incertitude. Ainsi l’honneur, la reconnaissance, et le désespoir, joints à un véritable amour, triomphèrent de sa brûlante passion. Il résolut de fuir Sophie, plutôt que de la précipiter dans un abîme de maux.
 
Cette victoire remportée sur lui-même, fit couler dans ses veines une vive et agréable chaleur. L’orgueil qu’il en conçut chatouilla si délicieusement son cœur, que peut-être connut-il en ce moment le bonheur suprême ; mais ce bonheur ne fut qu’un éclair. Bientôt Sophie revint s’offrir à son imagination, et mêler d’amers regrets aux douceurs de son triomphe. Quelle félicité il venait de sacrifier à l’austère loi du devoir ! Il gémit du succès de ses efforts, comme un général humain pleure sur ses lauriers, à la vue des innombrables victimes qui les ont arrosés de leur sang.
 
Déterminé à marcher sur les pas de ce géant, que le gigantesque poëte Lee appelle l’honneur, il ne songea plus qu’à faire ses adieux à Sophie, et s’achemina dans ce dessein vers une maison voisine, d’où il lui écrivit la lettre suivante.
 
« Mademoiselle,
 
« Quand vous réfléchirez sur l’horreur de ma situation, vous excuserez sans doute le désordre de cette lettre. J’ai le cœur si plein, qu’aucune expression ne peut rendre ce que je sens.
 
« Vous serez obéie, je fuirai votre chère, votre aimable présence. Vos ordres sont bien cruels ; mais j’en impute la rigueur à la fortune, et non à ma Sophie. La fortune vous ordonne, pour votre propre salut, d’oublier qu’il existe sur la terre un malheureux tel que moi.
 
« Croyez que je ne vous entretiendrais point de ma profonde affliction, si je pouvais espérer que vous n’en eussiez jamais connaissance. Je sais quelle est la sensibilité de votre cœur, et voudrais vous épargner l’émotion pénible que vous causent toujours les souffrances d’autrui. Ah ! quelque peinture que l’on vous fasse de ma dure destinée, ne vous en affligez pas ; je vous ai perdue. Tout le reste n’est plus rien pour moi.
 
« Ô Sophie ! il est affreux de vous quitter ; il est plus affreux encore de vouloir être oublié de vous ; et cependant l’amour, le plus tendre amour m’impose ce double sacrifice. Pardonnez-moi d’oser supposer, que mon souvenir puisse troubler un moment votre tranquillité. Si tant de gloire m’était réservée dans mon infortune, sacrifiez-moi sans balancer à votre repos, croyez que je ne vous ai jamais aimée ; songez surtout combien peu je suis digne de vous ; méprisez un insensé dont la présomption ne saurait être trop sévèrement punie… Je ne puis rien ajouter… Sophie, que tous les anges du ciel veillent sur vous ! »
 
Jones chercha en vain dans ses poches de quoi cacheter sa lettre, elles étaient entièrement vides ; dans son désespoir, il avait jeté à terre tout ce qu’elles contenaient, sans oublier le précieux portefeuille (dernier présent de M. Allworthy) qu’il n’avait pas encore ouvert, et dont il se souvint alors pour la première fois.
 
On lui procura de la cire, il cacheta sa lettre, et se hâta de retourner au bord du ruisseau, pour y chercher les objets qu’il avait perdus. Chemin faisant, il rencontra son ancien ami Black Georges, qui lui témoigna un vif chagrin de son malheur, car il en était déjà instruit, ainsi que tout le voisinage.
 
Jones l’informa de la perte qu’il venait de faire, et aussitôt ils dirigèrent ensemble leurs pas vers le ruisseau. Ils visitèrent chaque touffe de gazon, examinant avec une égale attention les lieux par où Jones avait passé, et ceux où il n’avait pas mis le pied. Leurs recherches furent inutiles. Les objets perdus n’étaient pourtant pas loin ; mais ils omirent de fouiller dans le bon endroit, c’est-à-dire dans la poche de Georges : celui-ci avait eu le bonheur de les trouver un moment auparavant, et en ayant reconnu la valeur, il les avait gardés soigneusement pour son usage.
 
Georges, après avoir mis dans ses recherches autant d’activité, que s’il avait eu quelque espoir de succès, dit à Jones : « Monsieur, n’auriez-vous pas été ailleurs ? tâchez de vous en souvenir. Si vous aviez perdu ici votre portefeuille, depuis si peu de temps, il y serait encore ; c’est un lieu écarté où il ne passe presque personne : » et en effet, c’était par hasard que Georges lui-même était venu y tendre des collets pour essayer d’attraper des lièvres qu’il avait promis de fournir, le lendemain matin, à un aubergiste de Bath.
 
Jones renonça à l’espérance de retrouver ce qu’il avait perdu ; il cessa presque d’y penser, et s’adressant à Georges, il le pria instamment de lui rendre le plus grand des services.
 
« Monsieur, répondit Georges en hésitant, vous savez que je n’ai rien à vous refuser. Je désire de tout mon cœur de pouvoir vous être utile. » Dans le fait, la question l’embarrassait un peu. Pendant qu’il était au service de M. Western, il avait, en vendant furtivement du gibier, amassé une bonne somme d’argent, et il craignait que M. Jones ne songeât à lui faire quelque emprunt. Mais il fut soulagé de son anxiété, quand il apprit qu’il ne s’agissait que de porter une lettre à Sophie. Il s’en chargea avec beaucoup de plaisir ; au fond, il n’y avait guère de preuves de dévouement, que Black Georges ne fût prêt à donner à M. Jones ; car il était aussi reconnaissant qu’il pouvait l’être, et aussi honnête homme que le sont d’ordinaire ceux qui préfèrent l’argent à tout.
 
Ils furent d’avis que la lettre devait être remise à Sophie par le ministère d’Honora. Ce plan adopté, ils se séparèrent. Le garde retourna au château, et Jones alla attendre son retour dans un cabaret distant d’un demi-mille.
 
Honora fut la première personne que Georges rencontra, en arrivant. Il lui fit d’abord quelques questions pour la sonder, puis il lui remit la lettre dont il était chargé. Il en reçut, en échange, une de Sophie pour Jones. Honora lui dit qu’elle la portait depuis le matin dans son sein, et qu’elle commençait à désespérer de trouver le moyen de la faire parvenir à son adresse.
 
Le garde, ravi du succès de son message, s’empressa d’aller retrouver Jones. Notre héros eut à peine entre les mains la lettre de Sophie, qu’il en rompit à la hâte le cachet, se retira à l’écart, et lut ce qui suit.
 
« Monsieur,
 
« Il est impossible de vous peindre ce que j’ai éprouvé, depuis que je ne vous ai vu. La patience avec laquelle vous avez souffert, pour l’amour de moi, les cruelles insultes de mon père, m’impose envers vous une obligation que je ne craindrai jamais d’avouer. Vous connaissez son caractère. Je vous conjure d’éviter sa rencontre. Je voudrais avoir quelque consolation à vous offrir. Croyez du moins, que la dernière violence pourra seule me forcer à disposer de ma main, d’une manière contraire à vos vœux. »
 
Jones lut et baisa cent fois cette lettre. Elle ralluma dans son cœur toute l’ardeur de sa flamme. Il se repentit de ce qu’il avait écrit à Sophie, et bien plus encore d’avoir profité de l’absence de son messager, pour mander à M. Allworthy qu’il prenait l’engagement solennel d’étouffer sa passion. Cependant, quand la réflexion eut calmé ses sens, il ne vit d’autre changement dans sa position, qu’un faible espoir fondé sur la constance de Sophie et sur les chances incertaines de l’avenir. Il revint donc à sa première résolution, dit adieu à Black Georges, et prit la route d’une ville éloignée d’environ cinq milles, où il avait prié M. Allworthy de lui envoyer ses effets, si l’arrêt prononcé contre lui était irrévocable.
 
 
CHAPITRE XIII.
 
Conduite de Sophie, qu’approuveront toutes les personnes de son sexe capables d’agir comme elle. Discussion d’un cas de conscience très-épineux.
 
Sophie avait passé fort tristement les dernières vingt-quatre heures. Sa tante l’avait fatiguée d’un long sermon sur la prudence, l’exhortant à suivre l’exemple du grand monde, où l’amour (au dire de la bonne dame) n’était qu’un ridicule, où les femmes considéraient le mariage de la même manière que les hommes envisagent les emplois publics, comme un moyen de fortune et de considération. L’éloquence de mistress Western avait brillé sur ce texte, durant plusieurs heures.
 
Ces doctes discours, quoique peu conformes au goût de Sophie, l’importunèrent moins pourtant que ses propres pensées, qui ne lui permirent pas de fermer l’œil un instant pendant toute la nuit. Mais bien qu’elle ne pût goûter ni sommeil, ni repos, rien ne l’obligeant de se lever, elle était encore au lit à dix heures du matin, quand son père revint de chez M. Allworthy. Il monta droit à sa chambre. « Bon ! dit-il en entrant, vous êtes en lieu de sûreté, et vous y resterez. » Il ferma la porte à double tour, et en remit la clef à Honora, qu’il institua geôlière en titre de sa fille, lui promettant une grande récompense si elle exécutait fidèlement ses ordres, et la menaçant d’un châtiment terrible si elle trahissait sa confiance.
 
Honora devait empêcher Sophie de sortir de sa chambre, sans une permission expresse de l’écuyer, et n’y laisser entrer que lui et sa tante. Du reste, elle pouvait donner à la prisonnière tout ce qu’elle désirerait, excepté des plumes, de l’encre, et du papier, dont l’usage lui était interdit.
 
À l’heure du dîner, l’écuyer fit dire à sa fille de s’habiller et de descendre. Elle obéit. Le dîner fini, on la reconduisit dans sa chambre.
 
Honora lui remit le soir la lettre de Jones. Elle la lut deux ou trois fois avec beaucoup d’attention, puis se jeta sur son lit et fondit en larmes. Honora surprise au trouble de sa maîtresse, la pressa vivement de lui en apprendre la cause. Sophie, après un moment de silence se leva tout-à-coup, saisit la main d’Honora, et s’écria : « Je suis perdue !
 
– À Dieu ne plaise, mademoiselle ! Oh ! que n’ai-je brûlé cette maudite lettre ! Je me figurais qu’elle vous procurerait un peu de consolation : sans quoi j’aurais mieux aimé la voir au diable, que d’y toucher.
 
– Honora, vous êtes une bonne fille, je ne veux pas vous cacher plus longtemps ma faiblesse. J’ai donné mon cœur à un homme qui m’a trahie.
 
– M. Jones serait-il ce perfide ?
 
– Il me dit adieu dans cette lettre, adieu pour toujours. L’ingrat me prie même de l’oublier. S’il m’aimait, désirerait-il d’être oublié ? Pourrait-il en supporter la pensée ? Sa main aurait-elle eu la force d’écrire un tel mot ?
 
– Non assurément, mademoiselle. Pour moi, si l’homme le plus riche d’Angleterre me priait de l’oublier, je le prendrais au mot. En vérité, mademoiselle lui fait trop d’honneur de penser à lui, quand elle peut choisir entre les meilleurs partis du comté. Si j’osais dire ce que je pense, il y a le jeune M. Blifil qui sort d’une famille respectable, et qui sera un jour un des plus riches seigneurs des environs, sans compter qu’à mon gré, il est plus beau et plus poli de moitié. C’est d’ailleurs un jeune homme de bonnes mœurs ; il peut défier les plus méchantes langues de gloser sur son compte ; il n’y a point de bâtardise dans son fait. M. Jones vous prie de l’oublier ! grâce à Dieu, je ne suis pas encore assez vieille pour souffrir qu’on me fit deux fois un pareil compliment. Si le galant le plus huppé s’avisait de m’outrager de la sorte, je ne le reverrais de ma vie, à moins qu’il ne fût seul de son espèce ; mais, comme je le disais tout à l’heure, il y a le jeune M. Blifil…
 
– Ne prononce pas ce nom que j’abhorre.
 
– Eh bien, si mademoiselle ne trouve pas M. Blifil de son goût, elle n’a qu’à dire un mot, il s’en présentera d’autres, et de mieux faits encore. Il n’y a pas dans ce comté, ni dans les comtés voisins, un jeune gentilhomme, qu’un regard favorable de mademoiselle n’engageât à lui offrir ses hommages.
 
– Quelle idée te fais-tu de moi, Honora, pour me tenir ce langage ? Je hais tous les hommes, sans exception.
 
– Assurément, mademoiselle a bien sujet de les haïr, après l’outrage que lui fait un misérable bâtard, un mendiant…
 
– Cessez vos blasphèmes, Honora ; osez-vous bien le traiter ainsi devant moi ? Lui, m’outrager ! Hélas ! en écrivant ces mots cruels, son pauvre cœur a plus souffert que le mien en les lisant. Ah ! c’est un modèle de vertu, de bonté, de générosité ! Comment ai-je pu blâmer ce qui devait exciter mon admiration ? Honora, il n’a consulté que mon intérêt ; c’est à mon intérêt seul qu’il a sacrifié son bonheur et le mien. La crainte de causer ma ruine l’a jeté dans le désespoir.
 
– Vous avez dit le mot, mademoiselle. Il n’y va de rien moins que de votre ruine, de donner votre main à un malheureux chassé par son bienfaiteur, et qui n’a pas un sou vaillant dans le monde.
 
– Chassé ! comment ? que veux-tu dire ?
 
– Oui, mademoiselle, chassé, la chose est certaine. Dès que M. Allworthy a su, par mon maître, que M. Jones avait l’audace de faire la cour à mademoiselle, il l’a chassé de chez lui, sans un sou.
 
– Malheureuse ! j’ai donc causé sa perte ! chassé ! sans un sou ! Honora, prends ma bourse, prends mes bagues, prends ma montre, va, cours le trouver, porte-lui tout.
 
– Au nom de Dieu, mademoiselle, considérez que je réponds de vos bijoux à mon maître. Gardez-les, je vous en supplie. L’argent suffira de reste. Vous pouvez le donner, sans que mon maître en sache rien.
 
– Eh bien ! prends tout l’argent que je possède, va, cours, ne perds pas un moment. »
 
Honora partit sur-le-champ. Elle rencontra le garde au bas de l’escalier, et lui remit la bourse, qui contenait seize guinées. C’était tout le trésor de Sophie. Malgré les libéralités de son père, elle était trop généreuse pour être riche.
 
Black Georges, muni de la bourse, se rendit au cabaret où Jones l’attendait. Chemin faisant, l’idée lui vint de s’approprier aussi l’argent qu’il portait. Sa conscience se révolta contre cette coupable pensée, et l’accusa d’ingratitude envers son bienfaiteur. L’avarice répondit à la conscience, que ses scrupules étaient un peu tardifs ; qu’après avoir souffert tranquillement un vol de cinq cents guinées, il y aurait de sa part de l’absurdité, sinon de l’hypocrisie, de se gendarmer pour une bagatelle. La conscience, en habile avocat, essaya de prouver qu’il était très-différent de violer un dépôt, ou de retenir un objet trouvé par hasard. L’avarice traita cette distinction de ridicule et vaine subtilité, et posa en principe, que lorsqu’on s’est une fois écarté de l’honneur et de la probité, il n’y a pas de raison pour y revenir. La pauvre conscience aurait fini par succomber dans cette lutte inégale, si la peur ne fût venue à son secours, et n’eût démontré d’une manière péremptoire, que toute la différence entre les deux actions consistait, non dans le plus ou le moins de mal, mais dans le plus ou le moins de danger ; que la soustraction des cinq cents livres sterling compromettait peu le voleur, tandis que celle des seize guinées l’exposait au péril presque certain d’être découvert.
 
Grâce à l’utile secours de la peur, la conscience remporta une victoire complète, et força Georges, après lui avoir fait un petit compliment sur sa probité, de remettre la bourse à Jones.
 
 
CHAPITRE XIV.
 
Court dialogue entre l’écuyer Western et sa sœur.
 
Mistress Western avait passé la journée dans le voisinage. À son retour, elle demanda à l’écuyer des nouvelles de Sophie. « Je la tiens en lieu de sûreté, lui répondit-il, elle est enfermée à double tour dans sa chambre ; j’en ai remis la clef à Honora. »
 
Il prononça ces mots d’un air plein de suffisance et de satisfaction, s’imaginant que sa sœur allait applaudir à la sagesse de ses mesures. Quel fut son mécompte, quand mistress Western lui dit avec un regard de dédain : « En vérité, mon frère, vous êtes le plus simple des hommes. Pourquoi ne vous reposez-vous pas sur moi de la conduite de ma nièce ? Quel besoin avez-vous de vous en mêler : Vous avez détruit le fruit de toutes les peines que je me suis données pour elle. Tandis que je m’efforçais de lui inculquer des maximes de prudence, vous l’excitiez à mépriser mes leçons. Les Anglaises, mon frère, ne sont point, grâce à Dieu, des esclaves : on ne nous enferme pas comme les Espagnoles et les Italiennes. Nous avons autant de droits que vous à la liberté : c’est par la raison, par la persuasion seule, et non par la force, qu’il faut nous gouverner. J’ai vu le monde, mon frère, et je sais de quels moyens il convient d’user envers nous. Sans votre folie, j’aurais obtenu de ma nièce qu’elle conformât sa conduite aux règles de sagesse et de modestie, que je lui ai constamment enseignées.
 
– Allons, la chose est claire, j’ai toujours tort.
 
– Non, mon frère, non, vous n’avez tort que quand vous vous mêlez de choses qui passent votre portée. Vous conviendrez que je connais le monde mieux que vous. Il est à regretter pour ma nièce qu’elle ne soit pas restée sous ma tutelle. Sa tête s’est remplie chez vous de romanesques et folles idées d’amour.
 
– Vous ne pensez pas, j’espère, que ce soit de moi qu’elle les tienne ?
 
– Peu s’en faut, mon frère, que votre stupidité, comme dit le grand Milton, ne lasse ma patience[42].
 
– Au diable votre Milton ! S’il avait l’impudence de me dire en face pareille sottise, quelque grand qu’il soit, je le gourmerais d’importance. Votre patience ! vraiment, c’est bien à moi qu’il faut de la patience, pour me laisser traiter, à mon âge, comme un écolier. Croyez-vous qu’on n’ait de l’esprit que quand on a été à la cour ? Peste ! l’état serait dans une belle passe, s’il n’y avait de gens sensés qu’une poignée de puritains et de rats d’Hanovre[43] ? Morbleu ! j’espère que le moment n’est pas loin, où nous prendrons notre revanche, et où chacun jouira de ses droits, voilà tout, où chacun jouira de ses droits. Oui, ma sœur, je me flatte de voir cet heureux moment, avant que les rats d’Hanovre aient mangé tout notre blé, et ne nous aient laissé pour nourriture que des turneps.
 
– En vérité, mon frère, ceci passe mon intelligence. Je ne sais ce que vous entendez par vos turneps et vos rats d’Hanovre.
 
– Dites plutôt que vous ne vous souciez pas de me comprendre. Quoi qu’il en soit, la cause nationale peut triompher un jour ou l’autre.
 
– Vous feriez mieux, mon frère, de vous occuper un peu plus de votre fille, qui court, croyez-moi, plus de danger que la nation.
 
– Mais tout à l’heure vous me blâmiez de m’occuper d’elle. Vous vouliez qu’on vous laissât le soin de la gouverner.
 
– Eh bien, oui ! promettez-moi de ne plus contrarier mes vues, et je consens, par intérêt pour ma nièce, à la reprendre sous ma direction.
 
– À la bonne heure. J’ai toujours été d’avis, vous le savez, que c’était aux femmes à gouverner les femmes. »
 
Mistress Western quitta son frère avec humeur, en marmottant entre ses dents quelques réflexions sur les femmes et sur l’administration de l’état, puis elle se rendit auprès de sa nièce, qu’elle remit en liberté, après vingt-quatre heures de réclusion.
 
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VII.
 
CONTENANT TROIS JOURS.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER.
 
Comparaison entre le monde et le théâtre.
 
On a souvent comparé le monde au théâtre ; les poëtes, et qui plus est, de graves auteurs, ont considéré la vie humaine comme un drame assez semblable à ces jeux de la scène, dont Thespis passe pour l’inventeur, et qui font, depuis leur origine, les délices de tous les peuples policés.
 
Cette comparaison est devenue si commune, que plusieurs expressions propres au théâtre, et qu’on n’appliqua d’abord au monde que dans un sens métaphorique, s’emploient aujourd’hui pour tous deux, à la lettre, et sans distinction. L’usage nous a rendu les mots théâtre et scène aussi familiers, quand nous parlons de la vie en général, que lorsqu’il est question de représentations dramatiques. Fait-on mention de ce qui se passe derrière la toile, le cabinet de Saint-James s’offre aussitôt à la pensée que le théâtre de Drurylane.
 
Tout ceci s’explique aisément, pour peu qu’on réfléchisse que le drame n’est autre chose que la peinture, ou suivant Aristote, l’imitation d’une action réelle. Les auteurs et les comédiens qui rendent les scènes de la vie d’une manière si fidèle, que la copie se confond presque avec l’original, sont vraiment dignes d’estime ; mais loin de leur payer un juste tribut d’éloges, on prend souvent plus de plaisir à les siffler qu’à les applaudir ; on les traite comme les enfants font de leurs jouets.
 
D’autres raisons nous ont conduit à examiner l’analogie qui existe entre le monde et le théâtre.
 
Quelques écrivains regardent la plupart des hommes comme des acteurs remplissant des rôles d’emprunt, auxquels ils sont aussi étrangers que l’est un comédien au personnage de monarque ou d’empereur qu’il représente. Ainsi l’on peut dire que l’hypocrite est un comédien : et en effet, les Grecs appelaient l’un et l’autre du même nom.
 
La brièveté de la vie a aussi donné lieu à cette comparaison. Écoutez l’immortel Shakespeare :
 
L’homme est un pauvre acteur ; ainsi qu’une ombre vaine,
 
Il se montre, il s’agite un moment sur la scène,
 
Et dès qu’il l’a quittée, il tombe dans l’oubli[44].
 
À ces vers si connus, nous en joindrons d’autres tirés d’un poëme sur la Divinité, qui a obtenu moins de succès qu’il n’en méritait :
 
Dans ce monde, grand Dieu, tout dépend de tes lois,
 
Le destin des états et la chute des rois.
 
Le temps, à nos regards, ouvre un théâtre immense.
 
On y voit ces héros que le vulgaire encense,
 
Toujours environnés d’une brillante cour,
 
Et de lauriers nouveaux le front ceint tour à tour ;
 
D’illustres souverains précipités du trône,
 
De fougueux conquérants parés de leur couronne,
 
Et dont l’orgueil enflé d’un insigne bonheur,
 
Croit en devoir l’éclat à leur seule valeur.
 
Leur succès, leur orgueil, leur ambition même,
 
Accomplissent du ciel la volonté suprême.
 
De ses desseins secrets, aveugles instruments,
 
Tels que les feux lancés dans l’air par des volcans,
 
Ils brillent un moment sur la scène du monde,
 
Puis tombent sans retour dans une nuit profonde ;
 
Et pour tout souvenir de leur prospérité,
 
Sur leurs vains monuments on lit : ils ont été[45] !
 
Dans ces différentes comparaisons de la vie humaine avec le théâtre, on n’a envisagé que la ressemblance entre les acteurs. Personne, si nous avons bonne mémoire, n’a pensé aux spectateurs, qui ont aussi entre eux des rapports sensibles. Dans le vaste théâtre du monde, les amis, les ennemis sont assis pêle-mêle. On y entend des acclamations, des applaudissements, des murmures, des sifflets : c’est l’image d’une représentation théâtrale.
 
Éclaircissons cette pensée par un exemple. On se rappelle la scène peinte d’après nature, dans le douzième chapitre du livre précédent, où Black Georges s’enfuit avec les cinq cents guinées de son bienfaiteur, de son ami. Figurons-nous cette scène au théâtre, et considérons l’impression qu’elle produit sur les divers spectateurs.
 
Ceux de la dernière galerie ne manquent pas de l’interrompre par des huées, et par des cris d’indignation.
 
Un étage plus bas, elle est accueillie avec la même horreur, mais avec une censure moins bruyante. Les bonnes femmes maudissent Black Georges de tout leur-cœur, et plus d’une croit déjà voir le monstre au pied fourchu prêt à fondre sur le théâtre, pour se saisir de sa proie.
 
Le parterre se partage, comme de coutume. Ceux qui ne font cas que des sentiments héroïques et des caractères parfaits, nous blâment d’avoir exposé sur la scène une pareille friponnerie, sans en corriger l’effet par le châtiment du coupable. Les amis de l’auteur s’écrient en vain : « Oui, messieurs, Black Georges est un fripon ; mais ce caractère est dans la nature. » Les jeunes critiques du siècle, les apprentis-marchands, les clercs de procureur, les élèves des écoles de droit et de médecine, répondent que c’est une nature basse et digne des sifflets.
 
Les loges gardent leur réserve ordinaire. Le spectacle n’est pas, en général, ce qui les occupe. Parmi le petit nombre de spectateurs dont il fixe l’attention, les uns traitent hautement Black Georges de coquin ; les autres se taisent, et attendent l’avis des connaisseurs pour en avoir un.
 
Quant à nous, qui voyons clairement ce qui se passe derrière la toile du grand théâtre de la nature (et tout auteur privé du même avantage, doit se borner à composer des dictionnaires, ou des recueils d’anecdotes), nous condamnons l’action de Black Georges, sans avoir pour sa personne une horreur absolue. Qui sait, en effet, s’il n’est pas destiné à remplir par la suite un meilleur rôle ? car la vie humaine ressemble surtout au théâtre en ce point, que dans le monde, comme sur la scène, le même acteur fait souvent tour à tour, le personnage d’un héros et celui d’un scélérat ; et tel qui excite aujourd’hui notre admiration, sera peut-être demain l’objet de notre mépris. Garrick, le plus grand tragédien qui ait jamais existé, s’abaisse quelquefois jusqu’à jouer des rôles de fous. Ainsi faisaient, au dire d’Horace, l’illustre Scipion et le sage Lælius, et Cicéron rapporte qu’ils étaient incroyablement enfants. À la vérité, comme mon ami Garrick, ils ne se permettaient ces sortes d’écarts que par manière de plaisanterie, tandis que d’éminents personnages ont joué, en maintes circonstances, le rôle de fou, avec tant de naturel et de sérieux, qu’on a peine à décider s’ils étaient réellement plus sages que fous, s’ils méritaient plus de louanges que de blâme, plus d’admiration que de mépris, plus d’amour que de haine.
 
Ceux qui ont fait une longue étude du cœur humain, et qui possèdent une connaissance approfondie des déguisements usités sur le théâtre du monde, et du caprice des passions auxquelles la direction en est livrée (car la raison ne songe guère à y exercer ses droits), ceux-là, disons-nous, ont appris à suivre le conseil d’Horace[46]. Ils ne se laissent éblouir de rien.
 
Une seule méchante action ne suffît pas pour constituer un scélérat. Les passions, comme les directeurs de théâtre, forcent souvent un homme à jouer des rôles opposés à son inclination et à son talent. Il lui est donc libre, ainsi qu’à l’acteur, de les désavouer. Le vice d’ailleurs, forme quelquefois un contraste aussi frappant avec certaines physionomies, que le caractère d’Iago[47] avec celle de l’honnête Williams Mills.
 
En résumé, l’homme équitable et sensé n’est jamais prompt à condamner. Il peut censurer une imperfection, un vice même, sans animosité contre la personne en qui il les remarque. C’est la même folie, le même enfantillage, les mêmes défauts d’éducation et de caractère qui excitent le cri de la censure, dans le monde et au théâtre. On entend d’ordinaire les épithètes de fripon et de coquin sortir des bouches les plus corrompues, comme on voit les critiques les plus ineptes, se montrer les plus prompts à siffler.
 
 
CHAPITRE II.
 
Monologue de Jones.
 
Le lendemain matin, Jones reçût, avec ses effets, la réponse suivante à sa lettre :
 
« Monsieur,
 
« Mon oncle me charge de vous mander, que ne s’étant déterminé au parti qu’il a pris à votre égard, qu’après de mûres réflexions et la preuve manifeste de votre indigne conduite, vous chercheriez en vain à ébranler sa résolution. Il s’étonne que vous ayez l’audace de lui écrire, que vous renoncez à une jeune personne, sur laquelle vous n’auriez jamais élevé de prétentions, si vous aviez songé à l’immense intervalle que la naissance et la fortune ont mis entre elle et vous. Mon oncle m’ordonne encore de vous dire, que la seule marque d’obéissance qu’il exige de vous, c’est que vous quittiez à l’instant le pays. Je ne saurais finir, sans vous recommander, en bon chrétien, de travailler sérieusement à votre conversion. Puissiez-vous obtenir à cet effet la grâce du ciel ! c’est le vœu sincère de votre humble serviteur,
 
« W. BLIFIL. »
 
Cette lettre excita dans le cœur de notre héros, mille mouvements impétueux et contraires. Après un long combat, les sentiments tendres l’emportèrent sur la colère et sur l’indignation, et un torrent de larmes salutaires le sauva, selon toute apparence, du désespoir ou de la folie.
 
Mais bientôt honteux de sa faiblesse, « Eh bien ! s’écria-t-il, donnons à M. Allworthy la seule marque d’obéissance qu’il exige, partons à l’instant… Où aller ?… peu importe ; que le hasard en décide. Aussi bien, puisque personne ne s’intéresse à mon triste sort, j’y veux être moi-même indifférent. M’occupe-rai-je seul de ce que nul autre… Que dis-je ? n’ai-je pas lieu de penser qu’une femme adorée, une femme digne des hommages de l’univers… Oui, je puis, je dois croire que ma Sophie n’est point insensible à mes peines. Abandonnerai-je cette unique amie ? et quelle amie ! Ah ! plutôt, revolons auprès d’elle… Mais quoi ! tous les chemins ne me sont-ils pas fermés ? quand ses vœux d’ailleurs répondraient aux miens, le moyen de la voir, sans l’exposer au courroux de son père ? Et comment, pourquoi la voir ?… Pour la solliciter de consentir à sa ruine ? Aurai-je la cruauté de satisfaire ma passion à ce prix ? Irai-je me cacher autour du château, comme un vil brigand, pour exécuter des desseins criminels ? Non, cette pensée me fait horreur. Adieu Sophie, adieu la plus aimable, la plus aimée des femmes ! » Ici la douleur lui ferma la bouche, et ses pleurs recommencèrent à couler.
 
Déterminé à s’éloigner, il n’hésita plus que sur la route qu’il prendrait. Le monde, suivant l’expression de Milton, était ouvert devant lui ; et comme Adam, il n’avait personne à qui demander des consolations, ou du secours. Tous ses amis étaient ceux de M. Allworthy. Comment compter sur leur appui, après avoir perdu le sien ? Les gens riches qui ont l’âme noble et sensible, devraient se garder de sacrifier trop légèrement ceux dont l’existence dépend de leur générosité ; car la privation de leur faveur est presque toujours, pour ces infortunés, le signal d’un abandon universel.
 
Quel genre de vie embrasser ? que faire ? Ce fut le second sujet des réflexions de Jones. L’avenir n’offrait à ses yeux qu’un vide effrayant. Tout état, tout commerce exige un long apprentissage, et qui pis est de l’argent ; car tel est le train du monde, que le proverbe, rien ne se fait de rien, n’est pas moins juste dans l’ordre moral, que dans l’ordre physique, et que tout homme dépourvu d’argent, l’est, par cela même, des moyens d’en gagner.
 
À la fin, l’Océan, cet ami secourable des malheureux, lui ouvrit ses vastes bras ; il résolut de s’y jeter. Pour quitter la métaphore, il se décida à s’embarquer. Cette idée ne se fut pas plus tôt présentée à son esprit, qu’il s’y attacha fortement ; il loua sur-le-champ des chevaux, et partit pour Bristol.
 
Mais avant de raconter la suite de ses aventures, retournons un moment au château de M. Western, et voyons ce que devient la charmante Sophie.
 
 
CHAPITRE III.
 
Divers entretiens.
 
Le jour même du départ de Jones, mistress Western fit venir Sophie, et lui apprit qu’elle avait obtenu sa liberté. Elle l’entretint ensuite fort longuement touchant le mariage, qu’elle envisagea, non à la façon des poëtes, comme un lien des cœurs tissu par l’amour et par la sympathie ; non en théologienne, comme une institution divine et sacrée ; mais en financière, comme une banque où les femmes prudentes placent leurs fonds, au plus haut intérêt possible.
 
Quand elle eut épuisé son éloquence, Sophie lui répondit, qu’elle était incapable d’argumenter contre une personne de tant de savoir et d’expérience, et particulièrement sur un sujet qui avait été jusque-là aussi étranger à ses réflexions, que celui du mariage.
 
« Argumenter contre moi, petite fille, répliqua mistress Western ; vraiment, je le crois bien. Je n’aurais guère profité de ma connaissance du monde, si j’étais réduite à argumenter contre un enfant. Ce que j’ai pris la peine de vous dire, n’avait pour but que votre instruction. Les anciens philosophes, tels que Socrate, Alcibiade, et autres, n’avaient point coutume d’argumenter contre leurs disciples. Vous devez m’écouter, comme un autre Socrate. Ce n’est pas votre opinion que je vous demande, mademoiselle, c’est la mienne dont je vous instruis. » On peut inférer de ce langage, que la bonne mistress Western n’avait pas plus étudié la philosophie de Socrate, que celle d’Alcibiade.
 
« Je n’ai point, madame, repartit Sophie, assez de présomption pour oser combattre aucune de vos opinions ; et le mariage, je le répète, n’a jamais été, et ne sera peut-être jamais, l’objet de mes pensées.
 
– En vérité, Sophie, cette dissimulation est tout-à-fait inutile avec moi. Quand les Français me persuaderont qu’ils ne prennent des villes étrangères que pour la défense de leur pays, vous me ferez accroire aussi que vous n’avez jamais songé au mariage. Pouvez-vous, mon enfant, vous jouer ainsi de moi ? Je connais très-bien, vous le savez, celui à qui vous brûlez de vous unir par une alliance non moins contraire à la nature et à votre intérêt, que le serait aux affaires de la Hollande une ligue particulière avec la France ? Au reste, si vous n’avez pas encore songé au mariage, je vous préviens qu’il est temps d’y penser sérieusement ; car votre père est décidé à conclure, sans délai, votre union avec M. Blifil ; je me suis rendue garante du traité, et j’ai promis votre adhésion.
 
– Hélas ! madame, pour la première fois de ma vie, je ne saurais obéir à vos ordres, ni à ceux de mon père. Le refus d’un pareil mariage n’exige pas de ma part une longue délibération.
 
– Si je n’avais pas autant de philosophie que Socrate, vous pousseriez ma patience à bout. Quelle raison avez-vous de refuser M. Blifil ?
 
– Une très-forte, à mon gré, je le hais.
 
– N’apprendrez-vous jamais, ma chère, à faire un usage convenable des mots ? Vous devriez consulter le dictionnaire de Bailey. Il est impossible que vous haïssiez un homme qui ne vous a point fait de mal. Le mot haine dont vous venez de vous servir, ne peut donc signifier ici que répugnance ; et ce n’est pas un motif suffisant pour refuser M. Blifil. J’ai connu beaucoup d’époux qui avaient l’un pour l’autre, avant le mariage, une répugnance extrême, et qui n’ont pas laissé de mener après, une vie douce et agréable. Croyez-moi, mon enfant, j’en sais plus long que vous sur cette matière. Vous m’accorderez, j’espère, quelque expérience du monde. Eh bien ! je n’ai pas rencontré une femme, qui n’eût mieux aimé passer pour haïr son mari, que pour en être amoureuse. Fi donc ! l’amour conjugal est un sentiment gothique, ridicule, dont l’idée seule choque l’imagination.
 
– Quant à moi, madame, je n’épouserai jamais un homme qui m’inspirera de l’aversion. Mais en promettant à mon père de n’écouter, sans son aveu, aucune proposition de mariage, je puis espérer, ce me semble, qu’il ne contraindra point mon inclination.
 
– Votre inclination ! mademoiselle, votre inclination ! cette audace m’étonne. Une jeune fille de votre âge, oser parler de son inclination ! Quoi qu’il en soit, la résolution de mon frère est prise, et je vais en presser l’exécution. Votre inclination ! »
 
Sophie, les yeux baignés de pleurs, se jeta aux pieds de sa tante ; elle implora sa pitié ; elle la conjura de lui pardonner ses efforts, pour détourner le coup dont elle était menacée. « C’est moi, madame, s’écria-t-elle, qui suis la seule intéressée dans cette affaire ! c’est contre mon bonheur que l’on conspire ! »
 
Lorsqu’un dur sergent, armé d’un décret de prise de corps, se saisit d’un malheureux débiteur, il voit couler ses larmes sans émotion. En vain l’infortuné essaie de l’attendrir, en lui montrant une épouse chérie, un enfant au berceau, une jeune fille, pâle d’effroi, qu’il va priver de leur appui ; le farouche recors, inaccessible à tout sentiment d’humanité, détourne les yeux de ce triste spectacle, et se hâte de remettre entre les mains du geôlier sa misérable proie.
 
Ainsi la politique mistress Western, sourde aux prières, insensible aux pleurs de sa nièce, s’apprête à la livrer à l’odieux Blifil.
 
« Loin d’être la seule intéressée dans cette affaire, lui répond-elle avec véhémence, vous n’y avez qu’un intérêt secondaire. Il s’agit, avant tout, de l’honneur de votre famille. Vous n’êtes en ceci qu’un simple instrument. Lorsqu’on traite d’une alliance entre un prince et une princesse, par exemple entre un infant d’Espagne et une fille de France, croyez-vous, mademoiselle, que l’on ne consulte que l’intérêt de la princesse ? Non, ce mariage est moins un contrat entre deux personnes, qu’un traité entre deux royaumes. Il en est de même dans les grandes maisons comme les nôtres. On considère d’abord l’avantage des familles. Vous devriez préférer l’honneur de la vôtre, à votre satisfaction personnelle ; mais si l’exemple que je viens de vous citer, ne vous inspire pas de nobles sentiments, du moins n’aurez-vous point à vous plaindre d’être traitée plus mal qu’on n’a coutume de traiter les princesses.
 
– J’espère, madame, répondit Sophie en élevant un peu la voix, j’espère ne faire jamais rien qui déshonore ma famille. Quant à M. Blifil, quelles que puissent être les conséquences de mon refus, je ne l’épouserai point. Aucune force humaine ne triomphera de ma résolution. »
 
À ces mots, M. Western qui écoutait depuis longtemps à la porte, ne se posséda plus. Il se précipita comme un furieux dans la chambre, et menaçant du poing sa fille : « Tu l’épouseras, morbleu ! s’écria-t-il d’une voix de tonnerre, tu l’épouseras, ou que le diable m’emporte. »
 
Ce brusque éclat changea subitement la scène. Mistress Western tourna contre l’écuyer, la colère dont elle allait accabler Sophie. « Il est bien étrange, mon frère, lui dit-elle, que vous veniez vous mêler d’une affaire dont vous m’aviez confié la direction. J’avais accepté, par dévouement pour ma famille, le rôle de médiatrice. J’espérais corriger ainsi les fautes grossières que vous avez commises dans l’éducation de votre fille ; car c’est votre sottise qui a étouffé dans son cœur les heureuses semences que j’avais pris soin d’y jeter. C’est vous, oui vous-même, qui l’avez instruite à vous désobéir.
 
– Mort de ma vie ! s’écria l’écuyer écumant de rage, vous lasseriez la patience d’un saint. C’est moi, dites-vous, qui ai appris à ma fille à me désobéir ? La voici, soyez sincère, ma fille. Vous ai-je jamais appris à me désobéir ? N’ai-je pas fait tout ce qui a dépendu de moi pour vous complaire, pour contenter vos désirs, et pour vous rendre obéissante ? et elle l’était, en effet, dans son enfance, avant que vous la prissiez entre vos mains. C’est vous, vous qui l’avez gâtée, en lui remplissant la tête de mille impertinences de cour. Vous ayez fait de ma fille une ennemie du pouvoir légitime, une véritable whig. Ne vous ai-je pas entendue lui dire, qu’elle devait se conduire en princesse ? Le moyen, après cela, qu’elle obéisse à son père, ou à qui que ce soit au monde ?
 
– Mon frère, répondit mistress Western du ton le plus dédaigneux, je ne puis vous exprimer le mépris que m’inspire Votre politique, en tout genre. Et moi aussi, j’en appelle à ma nièce. Dites, ma chère, vous ai-je enseigné la désobéissance ? Ne me suis-je pas efforcée de vous donner une juste idée des diverses relations que la société a établies entre les hommes ? N’ai-je pas pris des peines infinies, pour vous apprendre que la loi de nature enjoint aux enfants d’obéir à leurs parents ? Ne vous ai-je pas cité ce que Platon dit à ce sujet ? Quand je me chargeai de votre éducation, vous étiez dans une telle ignorance de vos devoirs, qu’à peine aviez-vous une légère idée des rapports qui existent entre une fille et son père.
 
– C’est un mensonge ! ma Sophie n’était point assez sotte, pour être parvenue jusqu’à l’âge de onze ans sans savoir quels rapports il y avait entre son père et elle.
 
– Vous n’avez pas le sens commun, mon frère, et je dois vous dire que la grossièreté de vos manières mériterait des coups de bâton.
 
– Eh bien ! donnez-m’en, si vous vous en sentez capable. Votre nièce que voici, ne demandera pas mieux, je pense, que de vous aider.
 
– Mon frère, malgré le mépris inexprimable que j’ai pour vous, je ne puis endurer plus longtemps votre insolence. Je vais faire mettre les chevaux à mon carrosse, et sortir dès ce matin de votre maison.
 
– Tant mieux ! bon débarras ! et moi non plus, ma sœur, puisque vous le prenez sur ce ton, je ne puis souffrir davantage votre insolence. Morbleu ! quelle idée ma fille peut-elle prendre de mon jugement, quand elle vous entend dire à chaque instant que vous me méprisez ?
 
– Il est impossible, oui impossible, de pousser trop loin le mépris pour un pareil ours.
 
– Je ne suis point un ours, madame, ni un âne, ni un rat, entendez-vous bien ? Je suis un bon Anglais, et n’ai rien de commun avec vos rats d’Hanovre, qui ont dévoré la substance du pays.
 
– Oui, vraiment, vous êtes un de ces génies profonds, dont l’admirable système a perdu le pays, en paralysant l’action du gouvernement, en refroidissant le zèle de nos amis, en excitant l’audace de nos ennemis.
 
– Oh ! vous voilà retombée dans votre politique ! eh bien, sachez qu’elle me fait pitié, et que tous ceux qui partagent votre façon de penser, ne valent pas, à mon gré, un coup de pied dans le c… »
 
Il accompagna et orna la fin de sa phrase du geste même. Nous ignorons ce qui offensa le plus mistress Western, de cette menace, ou du mépris de sa politique. Elle sortit, transportée de fureur, en proférant des paroles que nous n’oserions répéter. Son frère et sa nièce ne songèrent ni à l’arrêter, ni à la suivre : tous deux demeurèrent immobiles, l’un en proie à la douleur, l’autre à la rage.
 
Cependant l’écuyer n’oublia pas de saluer sa sœur du même cri que les chasseurs ont coutume de pousser, au moment où un lièvre sort de son gîte, et fuit devant les chiens. Il excellait dans cette espèce de musique sauvage, et savait en varier les tons avec un art infini, suivant les circonstances.
 
Une femme qui eût été formée, comme mistress Western, à l’école du monde et de la politique, aurait profité sur-le-champ de la disposition d’esprit où était l’écuyer, en le flattant adroitement aux dépens de son adversaire absente. Mais la pauvre Sophie était la simplicité même. Qu’on ne s’y trompe point : simplicité ne doit pas se prendre ici, comme on le fait d’ordinaire, dans le sens de bêtise. Sophie était au contraire pleine de raison et de jugement ; elle manquait seulement de cette adresse dont les femmes savent tirer, en maintes occasions, un si utile parti, et qui, provenant moins de la tête que du cœur, est souvent le partage des plus sottes d’entre elles.
 
 
CHAPITRE IV.
 
Portrait au naturel de la femme d’un gentilhomme campagnard.
 
L’écuyer, après avoir crié à tue-tête, reprit haleine, et se mit à déplorer en termes pathétiques la dure condition des hommes, toujours en butte à la persécution de quelque démon femelle. « Je pensais, dit-il à Sophie, que feu votre mère avait mis ma patience à une assez rude épreuve ; ne voilà-t-il pas que votre damnée tante s’avise aussi de me faire enrager ? Au diable tout le sexe. Je veux être pendu, si je consens désormais à en être le martyr. »
 
Sophie, jusqu’au funeste projet de mariage, avait vécu dans un parfait accord avec son père. Cette harmonie n’était troublée, de temps en temps, que par la nécessité où elle se trouvait de prendre la défense de sa mère, qu’elle regrettait amèrement, quoiqu’elle l’eût perdue dans sa onzième année. La pauvre femme n’avait été, de son vivant, que la première servante de son mari, qui la payait de sa soumission par ce que le monde appelle d’honnêtes procédés. Il ne jurait guère contre elle plus d’une fois par semaine, il ne la battait point, ne lui donnait aucun sujet de jalousie, et la laissait maîtresse absolue de son temps ; car il passait les matinées à la chasse, et les soirées à table, avec des amis de bouteille. Mistress Western ne le voyait qu’aux heures des repas. C’était elle qui était chargée du soin de servir les mets qu’elle avait aidé elle-même à préparer. Elle se retirait cinq minutes environ après les domestiques, aussitôt qu’elle avait bu, avec de l’eau, à la santé du roi. Telle était la règle établie par M. Western. Il avait pour principe, que les femmes devaient arriver à table au premier service, et en sortir après le premier toast. Mistress Western se conformait sans peine à sa volonté. La conversation, si l’on pouvait donner ce nom aux propos grossiers et bruyants des convives, n’était pas de nature à la charmer. Elle ne consistait qu’en récits de chasse, en chansons bachiques, en diatribes contre le sexe et contre le gouvernement.
 
Hors ces courts intervalles, l’écuyer n’avait presque aucun rapport avec sa femme. Lorsqu’il se couchait, il était habituellement ivre au point de ne rien distinguer ; et dans la saison de la chasse, il se levait toujours avant le soleil. Mistress Western disposait donc de ses actions en toute liberté. Elle avait à ses ordres un carrosse et quatre chevaux ; mais elle en faisait peu d’usage ; les chemins étaient si mauvais, qu’elle ne pouvait sortir de chez elle, sans s’exposer à se rompre le cou, et elle connaissait trop le prix du temps, pour le perdre à visiter d’ennuyeux voisins.
 
S’il faut dire la vérité, Mistress Western ne montrait pas à son commode époux, toute la reconnaissance qu’il avait lieu d’attendre d’elle. Mariée contre son gré par un père tendre, mais que les grands biens de M. Western avaient ébloui (il ne possédait qu’un capital de huit mille livres, et l’écuyer jouissait d’un revenu de près de trois mille), le sacrifice forcé de son inclination lui avait inspiré une mélancolie habituelle. Mistress Western était plutôt une bonne ménagère, qu’une compagne agréable. Elle ne pouvait prendre sur elle de payer, même d’un sourire, les bruyants transports de joie que son mari faisait éclater quelquefois à sa vue. De loin en loin aussi, elle se mêlait de choses qui ne la regardaient point, comme de lui adresser dans l’occasion de douces remontrances sur son goût excessif pour le vin. Enfin, elle l’avait prié avec instances de la mener passer deux mois à Londres. Il s’y était refusé sèchement, et lui en avait toujours gardé rancune, étant bien persuadé qu’il n’y avait pas à Londres un mari qui ne fût trompé par sa femme.
 
Pour cette dernière raison, et pour mille autres non moins bonnes, il en était venu au point de détester cordialement mistress Western. Il ne lui cachait pas sa haine, tant qu’elle vécut, et il la lui conserva après sa mort. À la moindre contrariété qu’il éprouvait, quand un brouillard dérangeait sa chasse, ou quand ses chiens étaient malades, il s’en prenait à la défunte, et s’écriait avec dépit : « Si ma femme vivait encore, elle en serait bien aise ! »
 
L’écuyer se plaisait surtout à lancer ces traits satiriques devant Sophie. Il l’aimait avec passion, et ne lui pardonnait pas d’avoir eu pour sa mère plus d’affection que pour lui. La conduite que tenait alors Sophie ne servait qu’à augmenter sa jalousie ; car il ne pouvait obtenir d’elle, ni par prières, ni par menaces, qu’elle approuvât un langage qui offensait à la fois ses oreilles et son cœur.
 
On s’étonnera peut-être que l’écuyer n’ait pas fini par haïr sa fille, autant qu’il haïssait sa femme ; mais l’amour, même envenimé par la jalousie, n’engendre point la haine. Un amant jaloux peut, dans un transport de rage, immoler l’objet de sa tendresse ; il n’est pas en son pouvoir de le haïr. Cette assertion étant tout-à-fait neuve, et sentant un peu le paradoxe, nous laisserons au lecteur le temps de la méditer à loisir.
 
 
CHAPITRE V.
 
Conduite généreuse de Sophie envers sa tante.
 
Sophie ne répondit aux invectives de son père contre le sexe en général, et en particulier contre sa mère, qu’en soupirant et en baissant les yeux. L’écuyer, qui n’entendait rien à ce muet langage et le traitait de simagrées, exigea de sa fille une approbation formelle de ses sentiments. « Je le vois bien, lui dit-il avec sa rudesse accoutumée, vous êtes prête à prendre contre moi le parti de tout le monde, comme vous avez toujours pris celui de votre mère. » Sophie continuant à garder le silence : « Eh bien ! s’écria-t-il, êtes-vous muette ? ne sauriez-vous parler ? votre mère n’était-elle pas pour moi un vrai démon ? répondez ; vous vous taisez ? méprisez-vous votre père, au point de le juger indigne d’une réponse ?
 
– Mon père, au nom du ciel, repartit Sophie, ne donnez point à mon silence une interprétation si cruelle. Je mourrais plutôt que de manquer au respect que je vous dois ; mais comment oserais-je parler, quand je crains à chaque mot d’offenser un père chéri, ou d’outrager par une noire ingratitude, la mémoire de la meilleure des mères ; car ma mère a toujours été telle pour moi.
 
– Et votre tante est aussi, je le suppose, la meilleure des sœurs ? ne me ferez-vous pas la grâce de convenir que c’est une femme insupportable ? Je puis insister là-dessus, je pense, sans craindre d’être contredit.
 
– Mon père, j’ai de grandes obligations à ma tante ; elle a été pour moi une seconde mère.
 
– Oui, et une seconde femme pour moi. Ainsi vous prenez encore son parti. Ne conviendrez-vous pas qu’elle s’est montrée, à mon égard, la plus méchante sœur du monde ?
 
– Je ne pourrais en convenir, sans mentir à ma conscience. Ma tante a, je le sais, une manière de voir très-opposée à la vôtre ; mais je l’ai entendue, mille fois, exprimer pour vous un tendre attachement. Non, elle n’est pas la plus méchante sœur du monde ; je la crois, au contraire, une des meilleures qui existent.
 
– C’est-à-dire, en bon français, que j’ai tort. Oui, sans doute, oui les hommes ont toujours tort, et les femmes ont toujours raison.
 
– Pardonnez-moi, mon père, je ne dis pas cela.
 
– Eh ! que dites-vous donc ? Puisque vous avez l’impudence de lui donner raison, ne s’ensuit-il pas nécessairement que j’ai tort ? Oui assurément, j’ai grand tort de souffrir dans ma maison une presbytérienne, une Hanovrienne qui m’accusera au premier jour de conspiration contre l’état, et fera confisquer ma fortune, au profit du gouvernement.
 
– Ô mon père ! loin que ma tante ait envie de nuire à votre personne, ou à votre fortune, si elle était morte hier, je suis sûre qu’elle vous aurait laissé tout son bien. »
 
Ces mots, que Sophie prononça peut-être sans dessein, produisirent plus d’effet sur l’écuyer, que tout ce qu’elle lui avait dit jusque-là. Tel qu’un homme atteint d’une balle à l’improviste, il tressaillit, pâlit, chancela. Après quelques minutes de silence : « Quoi ! dit-il en balbutiant, hier elle m’aurait laissé tout son bien ! serait-il vrai ? Pourquoi hier, plutôt que tout autre jour ? et demain, si elle mourait, elle le laisserait… à qui ? à un étranger peut-être !
 
– Ma tante est très-vive, et je ne réponds pas de ce qu’elle pourrait faire, dans la chaleur d’un premier mouvement.
 
– Vous ne répondez pas ? Eh ! qui de nous deux a excité sa colère ? qui de nous deux, je vous prie ? Ne disputiez-vous pas contre elle, avant que j’entrasse dans la chambre ? N’avez-vous pas été l’unique cause de notre querelle ? Depuis nombre d’années, je n’ai eu de différend avec ma sœur qu’à votre sujet ; et maintenant vous vous en prenez à moi, comme si j’étais cause de ce qu’elle va laisser son bien à des étrangers ! Fille ingrate ! voilà donc la récompense de mes soins ! voilà le prix que vous gardiez à ma tendresse !
 
– Mon père, au nom du ciel, si j’ai été par malheur la cause d’un différend entre vous et ma tante, faites en sorte de vous réconcilier avec elle. Ne la laissez point sortir de votre maison, dans un accès de colère. Elle a un excellent cœur ; quelques mots affectueux suffiront pour l’apaiser. Je vous en supplie, mon père, ne la laissez point partir ainsi !
 
– Fort bien, c’est-à-dire qu’il faut que j’aille me jeter à ses pieds, et lui demander pardon de votre sottise, n’est-ce pas ? Vous avez perdu la trace du lièvre ; c’est à moi de la retrouver… Si du moins j’étais sûr… » Il n’acheva pas. Sophie revint à la charge et triompha de sa résistance. Il lâcha contre elle deux ou trois jurons, puis courut aussi vite qu’il le put après sa sœur, pour l’empêcher de partir, s’il en était encore temps.
 
Sophie remonta tristement dans sa chambre, et s’abandonna, si l’on peut s’exprimer ainsi, à toute la volupté d’une tendre douleur. Elle lut et relut plusieurs fois la lettre de Jones, elle eut aussi recours à son cher manchon, et baigna l’un et l’autre de ses larmes. L’officieuse Honora n’épargna rien pour soulager son affliction. Elle lui nomma la plupart des jeunes gentilshommes du comté, loua leur figure et leur esprit, et l’assura qu’elle était maîtresse de choisir, parmi eux, qui elle voudrait. On doit croire qu’une aussi habile praticienne qu’Honora, n’aurait point fait usage d’un tel remède, s’il n’eût déjà été employé, avec succès, en pareil cas. Nous avons même ouï dire, que la docte faculté des soubrettes le regarde comme un spécifique souverain, dans les crises d’amour des jeunes filles. La maladie de miss Western, qui en présentait tous les symptômes extérieurs, en différait-elle, au fond, par quelque endroit ? Nous l’ignorons ; ce qui est certain, c’est que la bonne Honora manqua entièrement son but. Elle fit à sa maîtresse beaucoup plus de mal que de bien, et l’irrita si vivement, que celle-ci, malgré toute sa douceur habituelle, la renvoya de sa chambre avec l’accent de la colère.
 
 
CHAPITRE VI.
 
Grande variété d’incidents.
 
L’écuyer rattrapa sa sœur au moment où elle montait en voiture, et parvint à la retenir, moitié par prières, moitié par force. Mistress Western ne lui opposa pas, à la vérité, une longue résistance. Outre qu’elle était, comme on l’a déjà dit, d’une humeur très-prompte à s’adoucir, elle aimait beaucoup son frère, malgré le mépris que lui inspirait la médiocrité de son esprit, ou plutôt son ignorance du monde.
 
La pauvre Sophie qui avait ménagé cette réconciliation, en devint bientôt la victime. Son père et sa tante, irrités de son obstination, s’unirent ensemble pour lui faire la guerre, et avisèrent sur-le-champ au moyen de la pousser avec le plus de vigueur possible. Dans ce dessein, mistress Western proposa de conclure et d’exécuter, sans délai, le traité d’alliance avec M. Allworthy. « Je connais, dit-elle, ma nièce ; elle ne résistera pas à une attaque violente, je veux dire à une brusque attaque ; car, mon frère, point d’emprisonnement, point de contrainte. Il nous faut prendre la place par surprise, et non d’assaut. »
 
Cette espèce de tactique venait d’être adoptée, lorsqu’on annonça M. Blifil. Aussitôt l’écuyer, par le conseil de mistress Western, sortit du salon, monta chez sa fille, lui enjoignit de se préparer à recevoir son amant d’une manière convenable, et accompagna cet ordre des menaces et des imprécations les plus effroyables, en cas de désobéissance.
 
L’impétuosité de M. Western était irrésistible. Sophie, comme son habile tante l’avait prévu, fut incapable d’en soutenir le choc. Interdite et désespérée, elle consentit d’une voix faible, à recevoir M. Blifil. Eh ! comment aurait-elle pu opposer un refus formel à la volonté d’un père si tendrement aimé ? Sans sa vive affection pour lui, elle aurait trouvé dans son cœur la force de lui résister. Trop souvent on attribue à la crainte, des sacrifices qui sont l’ouvrage de l’amour.
 
Sophie, par soumission aux ordres absolus de son père, reçut donc la visite de M. Blifil. Des scènes de ce genre, longuement décrites, sont d’un médiocre intérêt. Nous suivrons le conseil qu’Horace donne aux poëtes, et qui s’adresse aussi bien aux historiens, de laisser dans l’ombre tout ce qu’on désespère de placer dans un beau jour. Ce conseil, s’il était suivi, préserverait le monde littéraire d’un grand fléau, c’est-à-dire du fléau des gros livres.
 
L’extrême adresse dont Blifil usa, dans cette entrevue, aurait pu engager Sophie à lui ouvrir son cœur ; mais elle fut retenue par la mauvaise opinion qu’elle avait conçue de ce jeune homme ; car la simplicité, quand elle est sur ses gardes, va souvent de pair avec la ruse. Le maintien de Sophie fut froid, contraint, tel qu’on le prescrit aux jeunes filles, à la première visite d’un futur époux.
 
Quoique Blifil, en sortant, parût charmé de l’accueil qu’on lui avait fait, M. Western qui s’était tenu, avec sa sœur, à portée de tout entendre, n’éprouvait pas la même satisfaction. D’après l’avis de sa prudente conseillère, il résolut de hâter la conclusion du mariage. « Courage, mon enfant, dit-il à M. Blifil en termes de chasseur, elle est à toi, cours, pille, bon ! tu la tiens, allali ! allali ! point de quartier, ne crains rien ; je ne te ferai pas languir. Allworthy et moi nous réglerons tout cette après-midi, et à demain la noce.
 
– Monsieur, lui répondit Blifil, avec une feinte joie, après le bonheur de posséder l’aimable et vertueuse Sophie, rien au monde ne saurait me flatter autant que l’honneur d’entrer dans votre famille. Jugez combien je dois être impatient de voir luire l’heureux jour qui comblera tous mes vœux. Si je n’ai pas mis jusqu’ici plus d’ardeur dans ma recherche, n’imputez cette réserve qu’à la crainte d’offenser miss Western, en montrant un empressement contraire aux lois de l’usage et de la bienséance… Mais, monsieur, ne pourriez-vous pas, avec son agrément, abréger un peu les formalités ?
 
– Les formalités ! que la peste t’étouffe ! niaiseries, sottises que tout cela. Je te dis que tu l’épouseras dès demain. À mon âge, tu connaîtras mieux le monde. Les femmes, mon ami, ne donnent leur consentement que quand elles y sont forcées, c’est la règle. Si j’avais attendu celui de sa mère, je serais encore garçon. Va, je te le répète, va, tu la tiens, elle sera à toi demain matin. »
 
Blifil se laissa vaincre par l’éloquence de M. Western ; et cependant il le pria instamment de n’employer aucune violence, pour accélérer son bonheur : imitant en cela l’inquisiteur, qui conjure le pouvoir séculier, d’épargner les tourments de la torture à l’hérétique remis entre ses mains, et déjà condamné par la sentence de l’Église.
 
Le perfide avait prononcé dans son cœur celle de Sophie. Quelque satisfaction qu’il eût montrée à l’écuyer, il était au fond vivement blessé. L’entrevue qu’il venait d’avoir avec miss Western, l’avait convaincu de son mépris et de sa haine pour lui, et pénétré des mêmes sentiments pour elle. Pourquoi donc, dira-t-on, ne renonça-t-il pas sur-le-champ à sa poursuite ? Pour cette raison-là même, et pour plusieurs autres également bonnes, que nous allons exposer.
 
Si la nature n’avait pas donné à Blifil une âme aussi ardente, aussi passionnée pour le beau sexe, qu’à notre ami Jones, elle l’avait doué pourtant d’une certaine sensibilité, de cet instinct qui dirige tous les êtres animés dans la recherche des objets propres à flatter leurs goûts, et à satisfaire leurs appétits. Guidé par cet instinct, il considérait Sophie comme un friand morceau. Il la voyait du même œil qu’un épicurien regarde un ortolan. La douleur de cette aimable fille augmentait, plutôt qu’elle n’altérait ses charmes. Les pleurs ajoutaient à l’éclat de ses yeux ; les soupirs imprimaient à son sein un mouvement délicieux. On ignore toute la puissance de la beauté, quand on ne l’a point vue dans les larmes. Blifil se sentait enflammé d’un désir qu’il n’avait point encore éprouvé ; et l’aversion de Sophie n’en diminuait en rien la vivacité. Loin de là, elle tournait au profit des plaisirs qu’il se promettait, en lui montrant dans la soumission de sa rebelle maîtresse, la gloire du triomphe unie aux jouissances de la volupté, il avait encore, pour aspirer à sa possession d’autres vues si odieuses, que nous nous abstiendrons de les énoncer. La vengeance elle-même n’était pas étrangère à ses desseins. L’idée de supplanter son rival, de le désespérer, lui causait une joie infernale.
 
Outre ces motifs, que quelques personnes scrupuleuses pourront juger trop révoltants, Blifil se proposait un but qui ne choquera que très-peu de monde. Il songeait à s’approprier la fortune de M. Western. Celui-ci devait l’assurer, sans réserve, par contrat de mariage, à Sophie et à sa postérité ; car telle était l’extravagante tendresse de l’écuyer pour sa fille, que pourvu qu’elle consentît à être malheureuse avec l’époux qu’il lui avait choisi, il ne regardait du reste à aucun sacrifice.
 
L’esprit tout occupé de l’exécution de son plan, Blifil résolut de tromper Sophie par l’apparence d’une véritable passion, et de persuader à son oncle et à M. Western qu’il était payé de retour. Il trouvait dans les principes de Thwackum et de Square, la justification de cette double imposture. Le théologien lui avait appris, que quand la fin qu’on se propose est bonne (et quelle fin meilleure que le mariage), peu importent les moyens dont on se sert pour y parvenir. Blifil tenait du philosophe, que la fin est indifférente, lorsque les moyens sont bons et conformes à la règle de la justice. Il n’y avait guère, comme on voit, de circonstances où le disciple ne pût tirer avantage de la doctrine de l’un ou de l’autre de ces deux habiles maîtres.
 
À la vérité, on pouvait, sans beaucoup de ruse, en imposer à l’écuyer, qui ne s’inquiétait pas plus que Blifil de l’inclination de sa fille ; mais M. Allworthy pensait différemment : il était donc nécessaire de le tromper. Blifil trouvait pour cela, dans M. Western, un excellent auxiliaire. Ce dernier assurant sans cesse M. Allworthy que son neveu ne déplaisait pas à Sophie, et que leurs soupçons, au sujet de Jones, étaient dénués de tout fondement, le rôle de Blifil se bornait à confirmer ces assertions : ce qu’il faisait en termes si ambigus, qu’il ménageait une excuse à sa conscience, et se donnait le plaisir d’abuser son oncle par le mensonge d’un autre, sans se rendre coupable d’en proférer un de son invention. Lorsque M. Allworthy l’interrogeait sur les sentiments de Sophie, et lui déclarait qu’il ne contribuerait jamais à forcer l’inclination de personne, il répondait qu’on avait beaucoup de peine à lire dans le cœur des jeunes filles ; que néanmoins la conduite de miss Western à son égard, ne lui laissait rien à désirer, et que s’il en devait croire son père, elle avait pour lui toute l’affection qu’un amant pouvait raisonnablement attendre de sa maîtresse. « Quant à ce scélérat de Jones, ajoutait-il (je lui donne à regret un nom que justifie trop sa noire ingratitude pour vous), la vanité, où quelque motif plus répréhensible encore, l’aura porté à se vanter d’un succès imaginaire. S’il était aimé de miss Western, la perspective de son immense fortune lui aurait-elle permis de l’abandonner, comme il l’a fait ? Enfin, mon cher oncle, soyez convaincu qu’aucune considération humaine, ne pourrait me déterminer à épouser miss Western, si je n’étais sûr de trouver en elle des dispositions conformes à mes vœux. »
 
Cette admirable méthode de mentir du cœur, en conservant sa langue pure de mensonge, à la faveur d’adroites équivoques, a calmé la conscience de plus d’un insigne imposteur. Cependant quand on songe que c’est à l’être qui sait tout, qu’on prétend en imposer ainsi, il semble que de pareils subterfuges ne doivent procurer qu’une tranquillité passagère, et que la distinction subtile qu’on veut établir entre le mensonge direct et le mensonge indirect, ne vaut pas la peine qu’elle coûte.
 
M. Allworthy ajouta une foi entière aux assertions de M. Western et de Blifil, et le traité fut conclu dans l’espace de deux jours. Il ne restait plus, avant de recourir au ministère du prêtre, qu’à employer celui du notaire, pour la rédaction de l’acte de mariage ; et cette formalité exigeait du temps. L’impatient écuyer offrit de se lier sur-le-champ par tous les engagements possibles, plutôt que de différer d’un instant l’union du jeune couple. À voir l’excès de son empressement, on eût dit qu’il était le principal intéressé dans cette affaire. Sa vivacité naturelle ne l’abandonnait en aucune occasion. Il ne formait pas un projet, qu’il n’en poursuivit l’exécution avec autant d’ardeur, que si la félicité de toute sa vie eût dépendu de la réussite.
 
Il est probable que M. Allworthy, toujours prêt à faire le bonheur des autres, aurait cédé aux importunités réunies de l’écuyer et de son futur gendre, si l’aimable Sophie n’avait pris soin de rompre le traité sans retour, et de frustrer les gens d’église et les gens de loi, de la taxe qu’ils ont coutume d’imposer sur la propagation légitime de l’espèce humaine.
 
 
CHAPITRE VII.
 
Étrange résolution de Sophie. Stratagème plus étrange encore d’Honora.
 
Quoique l’intérêt fût la passion dominante d’Honora, elle n’était pas sans quelque attachement pour sa maîtresse ; eh ! qui pouvait la connaître et ne pas l’aimer ? elle ne sut pas plus tôt une nouvelle qu’elle jugea de grande importance, qu’oubliant la manière un peu-rude dont Sophie l’avait congédiée deux jours auparavant, elle courut l’instruire de ce qu’elle venait d’apprendre.
 
Son début fut aussi brusque que son entrée dans la chambre. « Ô ma chère demoiselle, à quoi pensez-vous ? vous me voyez saisie d’effroi. J’ai cru pourtant, qu’il était de mon devoir de venir vous informer de ce qui se passe, au risque de vous déplaire ; car nous autres domestiques, nous ne devinons pas toujours ce qui plaît, ou déplaît à nos maîtres. Ils ne manquent point de tout mettre sur notre dos. Ont-ils de l’humeur, nous sommes sûrs d’être grondés. Je ne serais pas surprise que mademoiselle en eût beaucoup de ce que je vais lui dire ; car il y a bien de quoi la surprendre et la choquer.
 
– Ma bonne Honora, expliquez-vous, sans tant de préambule. Peu de choses, je vous proteste, sont de nature à me surprendre, encore moins à me choquer.
 
– Oh ! ma chère demoiselle, j’ai entendu mon maître parler au ministre Supple d’obtenir une dispense ce soir même, et lui dire que vous seriez mariée demain matin.
 
– Demain matin ! s’écria Sophie en pâlissant.
 
– Oui, mademoiselle, rien n’est plus sûr. Mon maître l’a dit ainsi.
 
– Honora, vous me glacez d’effroi ; je respire à peine. Que dois-je faire dans cette cruelle situation ?
 
– Je voudrais être en état de donner un conseil à mademoiselle.
 
– Oh dites-moi, je vous en prie, ma chère Honora, dites-moi ce que vous feriez, si vous étiez à ma place.
 
– Plût à Dieu, mademoiselle, que je fusse à votre place ! soit dit pourtant sans vouloir vous nuire ; car je ne suis pas assez votre ennemie, pour vous souhaiter la condition d’une servante. Eh bien, si j’étais à votre place, je ne serais point embarrassée de ce que j’aurais à faire. À mon petit avis, l’écuyer Blifil est un jeune homme aimable, bien fait, charmant.
 
– Quels contes me faites-vous là ?
 
– Des contes, mademoiselle ! pourquoi donc ? mais, comme on dit, tout le monde n’a pas le même goût. Une nourriture saine pour les uns, est du poison pour les autres.
 
– Honora, plutôt que de consentir à devenir la femme de ce misérable, je me plongerais un poignard dans le cœur.
 
– Bonté divine ! Mademoiselle, vous me faites frémir. Repoussez de votre esprit, je vous en conjure, cette coupable pensée. Bonté divine ! j’en tremble de la tête aux pieds. Ma chère demoiselle, songez à ce que c’est que d’être privé de la sépulture chrétienne, et enterré sur le bord d’un grand chemin, un pieu passé au travers du corps, comme le fermier Halfpenny à Oxcross. Depuis ce temps, son esprit y revient toutes les nuits ; la chose est sûre, et beaucoup de gens l’ont vu. Il n’y a certainement que le diable qui puisse mettre en tête un pareil dessein : car j’ai ouï dire à plus d’un ministre, qu’on serait moins coupable de nuire au monde entier, que de faire le plus petit mal à sa pauvre chère personne. Si pourtant mademoiselle a pour le jeune écuyer Blifil une telle aversion, qu’elle ne puisse pas supporter l’idée de partager sa couche… il existe dans la nature de ces sortes d’antipathies ; et quelquefois on aimerait mieux toucher une bête venimeuse, que la peau de certaines gens… »
 
Sophie était trop absorbée dans ses pensées, pour prêter l’oreille aux excellentes réflexions de sa femme de chambre. Elle l’interrompit brusquement. « Honora, lui dit-elle, mon parti est pris. Je quitte cette nuit même le château de mon père, et si vous avez réellement pour moi l’attachement que vous m’avez souvent témoigné, vous n’hésiterez point à me suivre.
 
– Je suivrai mademoiselle jusqu’au bout du monde ; mais avant de hasarder une pareille démarche, je la supplie d’en bien considérer les suites. Où mademoiselle compte-t-elle aller ?
 
– J’ai à Londres une parente qui est une femme de qualité. Pendant que je demeurais à la campagne chez ma tante, elle vint y passer plusieurs mois. Elle me marqua beaucoup d’affection, et me prit si fort en gré, qu’elle voulait m’emmener à Londres avec elle. Comme c’est une personne de distinction, il me sera facile de trouver sa demeure, et je ne doute pas, qu’elle ne m’accueille avec bonté.
 
– Ne vous y fiez pas, mademoiselle. Ma première maîtresse avait aussi coutume d’inviter les gens à venir chez elle. Apprenait-elle qu’ils arrivaient, elle décampait au plus vite ; et puis, quelque charmée que soit cette dame de vous voir, comme assurément chacun le serait à sa place, lorsqu’elle saura que vous vous êtes enfuie de chez monsieur votre père…
 
– Vous vous trompez, Honora, elle n’a pas pour l’autorité paternelle autant de respect que moi. Quand elle me pressait d’aller à Londres avec elle, et que je refusais de l’accompagner, sans le consentement de mon père, elle se moquait de moi, me traitait de sotte, de campagnarde, et ajoutait, en riant aux éclats, qu’une fille aussi soumise serait quelque jour, pour un mari, un véritable trésor. Je puis donc me flatter de trouver chez elle un asile, jusqu’à ce que mon père, me voyant hors de son pouvoir, revienne enfin à la raison.
 
– Fort bien. Mais, mademoiselle, avez-vous songé aux moyens de prendre la fuite ? Comment vous procurerez-vous des chevaux, une voiture ? Vous ne pouvez pas compter sur votre cheval. Maintenant que les domestiques se doutent de ce qui se passe, Robin se ferait plutôt tuer sur la place, que de le laisser sortir de l’écurie, sans un ordre exprès de monsieur votre père.
 
Je m’échapperai, à pied, du château, dès que les portes en seront ouvertes. J’ai, grâce au ciel, de bonnes jambes ; elles ont soutenu plus d’une fois, dans de longues soirées d’hiver, la fatigue de la danse avec un homme qui m’était indifférent. Refuseront-elles de m’aider à fuir l’homme odieux auquel on veut m’unir pour la vie ?
 
– Eh quoi, mademoiselle y songe-t-elle ? Courir ainsi les champs la nuit, à pied, toute seule ?
 
– Je ne serai pas seule, Honora, puisque vous m’avez promis de m’accompagner.
 
– Oui sans doute, mademoiselle, je vous suivrai jusqu’au bout du monde ; mais autant vaudrait, à peu près, que vous fussiez seule. Si nous rencontrions en chemin des voleurs, ou des bandits, je ne me sentirais pas en état de vous défendre. Je serais, pour ma part, aussi effrayée que vous, car, à coup sûr, nous aurions tout à craindre de leur violence. Considérez en outre, mademoiselle, combien les nuits sont longues et glaciales dans cette saison. Il y aurait de quoi mourir de froid.
 
– Un pas vif et soutenu nous garantira du froid ; et si vous ne vous sentez pas la force, Honora, de me protéger contre les insultes d’un brigand, je me charge, moi, de vous défendre. Il y a toujours dans le salon deux pistolets chargés : j’en emporterai un.
 
– Ma chère demoiselle, vous m’effrayez de plus en plus. Juste ciel ! Vous oseriez vous servir d’un pistolet ! j’aimerais mieux m’exposer à tous les périls, que de vous voir commettre une telle imprudence.
 
– Quoi ! Honora, dit Sophie en souriant, vous craindriez de vous servir d’un pistolet, contre un homme qui attenterait à votre honneur ?
 
– Assurément, mademoiselle, l’honneur est le premier des biens, pour nous autres pauvres domestiques surtout, puisque c’est, à vrai dire, notre gagne pain. Mais j’ai horreur des armes à feu. Elles causent tant d’accidents !
 
– Hé bien soyez tranquille, Honora, je crois pouvoir répondre de votre honneur à beaucoup meilleur marché, et sans faire usage d’armes à feu. Je louerai des chevaux à la première ville que nous trouverons. Il y aura bien du malheur, si nous sommes attaquées avant d’y arriver. Enfin, Honora, je suis décidée à fuir ; et si vous consentez à me suivre, je vous promets toutes les récompenses qui dépendront de moi. »
 
Cette promesse fit sur Honora plus d’impression que les raisons précédentes. Lorsqu’elle vit sa maîtresse si affermie dans son dessein, elle cessa de le combattre, et toutes deux s’occupèrent des moyens de l’exécuter. Il se présenta d’abord une difficulté sérieuse, celle du transport de leurs effets. Sophie en fut moins frappée qu’Honora. Une fille qui fuit un amant, ou qui court après lui, compte pour rien les obstacles. Ce n’était pas le cas d’Honora. L’amour n’agitait son cœur ni de crainte, ni d’espérance : elle avait d’ailleurs un grave sujet d’inquiétude. Sa petite fortune consistait presque tout entière dans sa garde-robe. Quelques-uns des objets qui la composaient, outre leur valeur intrinsèque, avaient encore pour elle un prix de fantaisie. Elle tenait par des motifs particuliers à telle robe, à telle parure : celle-ci lui allait bien ; une amie lui avait donné celle-là ; elle avait acheté l’une depuis peu ; l’autre était depuis longtemps en sa possession. Honora ne pouvait se résoudre à laisser, en partant, ses pauvres nippes à la merci de M. Western, qui ne manquerait pas, dans sa fureur, de les livrer aux flammes.
 
Ayant tenté vainement d’ébranler la résolution de sa maîtresse, elle imagina un moyen ingénieux de sauver sa chère garde-robe : ce fut de se faire renvoyer le soir même. Sophie approuva son projet, sans deviner toutefois par quel tour d’adresse elle parviendrait à l’accomplir. « Oh, dit Honora, mademoiselle peut s’en rapporter à moi. Nous autres domestiques, nous savons à merveille la manière d’obtenir de nos maîtres la faveur d’un congé. Il est vrai que parfois, lorsqu’ils n’ont pas de quoi nous payer nos gages sur-le-champ, ils endurent nos impertinences, et n’en tiennent nul compte ; mais l’écuyer n’est pas de ces gens-là ; et puisque mademoiselle est décidée à partir ce soir, je me fais fort d’avoir ma liberté dans l’après-midi. »
 
Après cet entretien, Sophie chargea Honora de mettre pour elle, dans son paquet, un peu de linge et une robe. Elle abandonna tout le reste avec aussi peu de regret qu’en éprouve un matelot qui, dans le fort de la tempête, jette à la mer les riches ballots des passagers, pour sauver sa propre vie de la fureur des eaux.
 
 
CHAPITRE VIII.
 
Altercations d’un genre assez commun.
 
Honora avait à peine quitté sa maîtresse, qu’une voix secrète (car nous ne voudrions pas, comme la vieille dans Quévédo, accuser le diable d’une noirceur à laquelle il n’eut peut-être aucune part), qu’une voix secrète, disons-nous, vint murmurer à son oreille, qu’elle pouvait assurer sa fortune, en révélant à M. Western le projet de Sophie. Une foule de considérations l’excitaient à suivre ce conseil. D’un côté, l’espoir d’une récompense proportionnée à un tel service tentait sa cupidité ; de l’autre, le danger de l’entreprise où elle s’était embarquée, l’incertitude du succès, la nuit, le froid, les brigands, les ravisseurs, lui inspiraient de vives alarmes. Frappée de ces images sinistres, elle voulait aller sur-le-champ trouver M. Western, et lui découvrir le mystère ; mais elle était trop prudente, pour se décider dans une affaire de cette importance, avant d’avoir mûrement pesé le pour et le contre ; et d’abord, l’idée d’un voyage à Londres était d’un grand poids en faveur de Sophie : Honora brûlait de voir une ville où elle se figurait des délices, peu s’en faut pareilles à celles qu’un pieux cénobite ravi en extase, imagine dans le ciel. Elle connaissait en outre sa maîtresse pour être beaucoup plus libérale que l’écuyer ; et, sous ce rapport, la fidélité lui promettait plus d’avantages que la trahison. Enfin, revenant sur ses divers sujets de craintes, et les examinant d’un sens plus rassis, elle les jugea en général mal fondés. Toutes choses étant donc à peu près égales de part et d’autre, son attachement pour sa maîtresse, joint à sa probité naturelle, allait, selon toute apparence, prendre le dessus, lorsqu’une réflexion subite pensa changer entièrement sa détermination. Elle calcula qu’il s’écoulerait bien du temps, avant que Sophie fût en état de remplir ses promesses ; car elle ne devait jouir du bien de sa mère qu’après la mort de son père, et ne toucherait qu’à sa majorité, une somme de trois mille livres qu’un de ses oncles lui avait léguée. Or, des époques si éloignées, et mille événements imprévus, pouvaient, dans l’intervalle, empêcher l’effet de ses intentions généreuses. La récompense, au contraire, qu’elle espérait de l’écuyer, ne se ferait pas attendre. Tandis qu’elle s’attachait à cette idée, le bon génie de Sophie, ou celui qui veillait à l’honneur de mistress Honora, ou tout simplement le hasard, fit naître un incident qui raffermit la fidélité chancelante de la soubrette, et facilita le succès de son stratagème.
 
La femme de chambre de mistress Western se prétendait, à plusieurs titres, très-supérieure à Honora. Premièrement elle était mieux née, sa bisaïeule, du côté maternel, tenant d’assez près à la famille d’un pair d’Irlande ; en second lieu elle gagnait de meilleurs gages ; enfin elle avait été à Londres, et par conséquent connaissait mieux le monde. Aussi prenait-elle avec Honora des airs de hauteur, exigeant d’elle ces égards, que dans toutes les classes de la société, les femmes d’un rang plus élevé se croient dus par celles d’un étage inférieur. Honora ne se montrait pas toujours disposée à reconnaître des prétentions humiliantes ; elle s’écartait souvent du respect auquel on voulait l’astreindre. Pour cette raison, la femme de chambre de mistress Western se plaisait peu dans sa compagnie. Elle désirait ardemment de retourner à Londres, pour y reprendre l’empire qu’elle exerçait, dans la maison de sa maîtresse, sur tous les autres domestiques ; et son mécompte avait été grand le matin, quand mistress Western avait changé d’avis, au moment de monter en voiture. Elle était depuis ce temps-là, d’une humeur intraitable.
 
Ce fut dans cette disposition qu’elle entra chez Honora, qui se livrait aux réflexions dont nous venons d’entretenir le lecteur. Dès que celle-ci l’aperçut, elle lui dit d’un ton obligeant : « Ainsi donc, mademoiselle, nous aurons le plaisir de vous garder plus longtemps que nous n’osions l’espérer, après la querelle qui a eu lieu entre mon maître et votre maîtresse ?
 
– Je ne sais, mademoiselle, répondit l’autre avec aigreur, ce que vous entendez par vous et nous. Je ne vois, dans cette maison, aucun domestique dont la compagnie soit faite pour moi. J’ai droit, je pense, d’en fréquenter une meilleure. Ce que je dis là ne vous regarde pas, mistress Honora ; vous êtes une jeune fille comme il faut ; quand vous aurez acquis un peu plus d’usage du monde, je ne rougirai pas de me promener avec vous dans le parc de St.-James.
 
– Ouais ! mademoiselle se donne des airs. Mistress Honora ! vraiment, vous pourriez bien m’appeler du nom de mon père. Quoique ma maîtresse m’appelle Honora tout court, j’ai aussi un nom de famille. Rougir de se promener avec moi ! pardi, je vous vaux bien, je crois.
 
– Puisque vous répondez si mal à ma politesse, apprenez, mistress Honora, que vous ne me valez pas. À la campagne, on est obligé de voir toute sorte de gens ; mais à la ville, je ne fréquente que les femmes de chambre des personnes de qualité. Il y a, j’espère, mistress Honora, quelque différence entre vous et moi.
 
– Je l’espère aussi ; il y a entre nous quelque différence d’âge… et de figure. » En prononçant ces derniers mots, elle s’approcha d’un air arrogant et dédaigneux de son insolente compagne, la regarda sous le nez, secoua la tête, et la coudoya rudement.
 
« Misérable ! s’écria l’orgueilleuse citadine avec un rire sardonique, vous n’êtes pas digne de ma colère. Ce serait m’avilir, que de répondre par des injures à une créature telle que vous. Vos manières montrent assez la bassesse de votre naissance et de votre éducation ; allez, vous n’êtes bonne qu’à servir une campagnarde.
 
– N’insultez pas ma maîtresse, je ne le souffrirai point. Elle vaut cent fois mieux que la vôtre ; car elle est beaucoup plus jeune, et mille fois plus belle. »
 
La fortune contraire, ou plutôt propice, amena en ce moment mistress Western. Dès qu’elle parut, sa femme de chambre fondit en larmes. Mistress Western lui demanda d’où venait son affliction ? « C’est, répondit-elle en montrant Honora, c’est l’effet des outrages de cette créature. J’aurais méprisé ceux de ses propos qui ne s’adressaient qu’à moi ; mais elle a eu l’audace de parler de madame de la manière la plus injurieuse. Oui, madame, elle a dit, à ma face, que vous étiez vieille et laide. Je n’ai pu supporter de vous entendre traiter de laide.
 
– Pourquoi vous plaisez-vous à répéter cette insolence ? dit mistress Western ; et vous, Honora, comment avez-vous osé prononcer mon nom avec mépris ?
 
– Avec mépris, madame ? repartit Honora, je n’ai point du tout prononcé votre nom. J’ai dit seulement qu’une certaine personne n’était pas aussi belle que ma maîtresse, et vous le savez aussi bien que moi.
 
– Impertinente ! je vous apprendrai à mêler dans vos discours un nom tel que le mien. Si mon frère ne vous chasse pas à l’instant, je ne coucherai point ici ce soir. Je vais le trouver, et vous faire chasser sur-le-champ.
 
– Chasser ? et quand il me chasserait, que m’importe ? il y a plus d’une place dans le monde. Grâce au ciel, les bons domestiques ne sont jamais dans l’embarras. Si vous renvoyez tous ceux qui ne vous trouvent pas belle, vous serez bientôt obligée de vous servir vous-même, c’est moi qui vous le dis. »
 
La colère étouffa presque la voix de mistress Western, et ne lui permit guère de proférer que des sons inarticulés. Dans l’impuissance de rendre ses propres paroles, nous supprimerons sa réponse qui, au reste, lui ferait peu d’honneur. Elle courut chez son frère, l’œil hagard, le visage en feu, plus semblable à une furie qu’à une créature humaine.
 
Après son départ, la querelle recommença entre les deux femmes de chambre, et produisit un nouveau combat plus sérieux que le précédent. À la fin la victoire demeura à la campagnarde, mais non sans quelque perte de sang, de cheveux, de rubans, et de mousseline.
 
 
CHAPITRE IX.
 
Sagesse de M. Western, comme magistrat. Avis aux juges de paix sur les qualités requises dans leurs greffiers. Exemple frappant de folie paternelle et de piété filiale.
 
Quelquefois les logiciens se servent d’un argument qui prouve trop, et les politiques sont souvent la dupe de leurs propres artifices. C’est ce qui manqua d’arriver à mistress Honora. Au lieu de sauver, comme elle l’espérait, ses meilleures nippes, elle faillit de perdre celles même qu’elle avait sur le dos ; car l’écuyer ne sut pas plus tôt l’outrage dont elle s’était rendue coupable envers sa sœur, qu’il jura vingt fois de l’envoyer à Bridewell.
 
Mistress Western était naturellement bonne, et pour l’ordinaire très-indulgente. Peu de temps auparavant, un postillon avait versé sa chaise de poste dans un fossé, sans qu’elle l’eût puni de sa maladresse ; une autre fois elle avait, au mépris de la loi, refusé de poursuivre en justice un voleur de grand chemin, qui lui avait pris sa bourse et ses boucles d’oreilles, en l’accablant d’injures et de malédictions. Mais le cœur humain est si mobile, si différent de lui-même d’un moment à l’autre, qu’elle ne voulut pas entendre parler d’indulgence en cette occasion. Ni le feint repentir d’Honora, ni les prières de Sophie, ne purent l’empêcher d’insister vivement auprès de son frère pour l’engager à infliger, en sa qualité de juge de paix, un châtiment exemplaire à la coupable.
 
Par bonheur, le greffier possédait une qualité que devrait avoir tout greffier de juge de paix ; il connaissait son code. « Monsieur, dit-il tout bas à l’écuyer, prenez garde d’excéder votre autorité. Cette fille n’a pas tenté de porter atteinte à la paix publique, et vous ne pouvez légalement l’envoyer à Bridewell pour un manque de civilité. »
 
Lorsqu’il s’agissait d’affaires importantes, comme de délits de chasse, l’écuyer n’écoutait pas toujours l’avis de son greffier ; car dans l’exécution des lois sur cet article, messieurs les juges de paix se supposent revêtus d’un pouvoir discrétionnaire fort étendu : et en vertu de ce pouvoir, sous prétexte de chercher et de saisir les instruments destinés à la destruction du gibier, ils se permettent souvent de grandes iniquités.
 
La faute d’Honora n’était pas tout-à-fait d’une nature aussi grave, et aussi préjudiciable à la société. Le juge fit donc quelque attention au conseil de son greffier. Il existait déjà deux plaintes contre lui au banc du roi, et son intention n’était pas de s’exposer à une troisième.
 
Il prit en conséquence un air fin et capable, toussa, cracha plusieurs fois, et dit à sa sœur, qu’après un sérieux examen, il pensait, qu’attendu qu’il n’était ici question d’aucune atteinte à la paix publique, telle que d’effraction de portes, d’escalade de murs, de fracture de membres ; ou de toute autre violence semblable, on ne pouvait qualifier le fait de crime, de délit, de dommage, et qu’ainsi le code n’offrait point de peine à y appliquer.
 
Mistress Western répondit à son frère, qu’elle connaissait la loi beaucoup mieux que lui ; qu’elle avait vu des domestiques punis très-sévèrement, pour une insulte pareille à celle dont elle se plaignait, et elle lui nomma un juge de paix de Londres, qui ne faisait pas difficulté d’envoyer une servante à Bridewell, toutes les fois qu’il en était sollicité par son maître, ou par sa maîtresse.
 
« Assez ! assez ! s’écria l’écuyer. Cela peut être ainsi à Londres, mais ce n’est pas la même chose en province. » À ce sujet, il s’établit entre le frère et la sœur une savante discussion sur le code. Nous n’osons la rapporter ici, dans la crainte qu’elle ne passe l’intelligence d’un grand nombre de nos lecteurs. À la fin, les deux parties s’en remirent au jugement du greffier, qui prononça en faveur du magistrat, et mistress Western fut obligée de se contenter, pour toute satisfaction, du congé d’Honora, auquel Sophie consentit sans hésiter et de bon cœur.
 
La fortune, après s’être livrée quelques moments à ses caprices ordinaires, disposa tout en faveur de notre héroïne. Un plein succès couronna la petite ruse de Sophie. C’était pourtant son coup d’essai. On peut juger par là de l’avantage que les honnêtes gens auraient sur les coquins, s’ils pouvaient se résoudre à faire le mal, ou s’ils trouvaient à propos de s’en donner la peine.
 
Honora joua parfaitement son rôle. Une fois délivrée de la crainte de Bridewell, dont le nom seul l’avait glacée d’effroi, elle reprit l’assurance que la peur lui avait ôtée, et quitta sa place avec cet air de contentement et de mépris, qu’affectent souvent de grands personnages, en abandonnant des emplois d’une bien autre importance. Si l’on veut, nous emploierons une expression plus douce, et nous dirons qu’elle se retira… ce qui, dans le fait, a toujours été regardé comme le synonyme d’être mis à la porte, ou chassé.
 
L’écuyer lui enjoignit de faire son paquet en diligence, mistress Western ayant déclaré qu’elle ne passerait pas la nuit sous le même toit qu’une si impudente coquine. Honora se mit aussitôt à l’ouvrage ; elle ne perdit pas un instant, et la besogne fut achevée de bonne heure, dans la soirée. Dès qu’elle eut reçu son compte, elle plia bagage et partit, à la grande satisfaction de tout le monde, mais surtout à celle de Sophie, qui, après lui avoir donné rendez-vous dans un lieu voisin du château, à l’heure mystérieuse et terrible de minuit, songea elle-même aux préparatifs de son départ.
 
Avant de les commencer, elle fut obligée de recevoir deux fâcheuses visites, l’une de sa tante, l’autre de son père. Mistress Western lui parla d’un ton plus impérieux qu’elle n’avait encore fait ; l’écuyer la traita avec tant de violence et d’indignité, qu’elle feignit, par peur, de céder à ses désirs. Cette apparente condescendance le combla de joie. Aussitôt ses froncements de sourcils se changèrent en sourires, et ses menaces, en promesses. Il jura que sa fille était tout pour lui, qu’il ne vivait que pour elle ; que son consentement le rendait le plus heureux des hommes. Sophie lui avait dit qu’elle ne devait, ni ne pouvait refuser d’obéir à ses ordres absolus, et le bon écuyer avait pris ces mots pour un consentement véritable. Dans son ivresse, il donna à sa fille un billet de banque d’une valeur considérable, pour acheter toutes les parures qu’elle voudrait, il l’embrassa, la serra contre son cœur, et des larmes d’attendrissement coulèrent de ces mêmes yeux qui, un moment auparavant, lançaient des regards étincelants de rage sur l’objet de toutes ses affections.
 
Rien de plus commun que de voir un père agir de la sorte. Nous avons donc tout lieu de croire qu’on sera peu surpris de la conduite de M. Western. Dans le cas contraire, nous l’avouerons, il nous serait impossible d’en rendre raison, puisque à notre avis, il est incontestable qu’il adorait sa fille. Ce même aveuglement de la tendresse paternelle, a fait le malheur d’une infinité d’enfants. Quoique presque universel, il nous a toujours paru la plus inconcevable folie qui soit jamais entrée dans la tête de cette étrange et merveilleuse créature, décorée du nom d’homme.
 
Les caresses de M. Western produisirent sur le tendre cœur de Sophie l’impression la plus vive, et lui inspirèrent une pensée que ni les sophismes de sa politique tante, ni les menaces de l’écuyer n’avaient pu faire naître dans son esprit. Elle avait pour son père tant de respect, un amour si passionné, qu’elle ne connaissait pas de plus grand plaisir que de contribuer à son amusement, de lui procurer même une jouissance plus douce encore, celle d’entendre l’éloge de sa fille sortir de toutes les bouches, satisfaction qu’il goûtait presque chaque jour de sa vie. La considération du bonheur dont elle comblerait ce père chéri, en consentant au mariage qu’il lui proposait, était à ses yeux d’un grand poids. Pénétrée d’ailleurs d’un sentiment profond de religion, elle se sentait fortement ébranlée par l’extrême piété d’un tel acte d’obéissance. Enfin, quand elle réfléchissait sur ce qu’il lui en coûterait pour s’immoler au devoir et à l’amour filial, ce généreux sacrifice excitait dans son cœur l’agréable frémissement d’une certaine petite passion qui, sans avoir d’affinité immédiate avec la religion, ou avec la vertu, leur prête souvent à l’une et à l’autre une obligeante assistance, dans l’accomplissement de leurs desseins.
 
L’idée d’une action si héroïque charmait Sophie ; et déjà elle se félicitait de son triomphe, quand le dieu d’amour, qui se tenait caché dans son manchon, en sortit brusquement, et comme Polichinelle au théâtre des marionnettes, renversa d’un coup de pied le fragile édifice de sa gloire. Dans le fait (car nous ne voulons point tromper le lecteur, ou justifier notre héroïne, en attribuant sa conduite à une impression surnaturelle), le souvenir de son cher Jones, joint à quelques espérances bien éloignées auxquelles il n’était rien moins qu’étranger, détruisit en un clin d’œil le pénible ouvrage de l’amour filial, de la religion, et de l’orgueil.
 
Mais avant de nous occuper davantage de Sophie, il faut reporter nos regards sur M. Jones.
 
 
CHAPITRE X.
 
Divers incidents assez naturels, quoique un peu vulgaires.
 
On se souvient que nous avons laissé notre héros, au commencement de ce livre, prenant la route de Bristol, avec l’intention de chercher fortune sur mer, ou plutôt de fuir le sort cruel qui le poursuivait sur terre.
 
Il arriva, ce qui arrive souvent, que l’homme qui s’était chargé de le conduire ne savait pas le chemin ; il se trompa de route, et n’osant, par mauvaise honte, s’informer de la véritable, il prit tantôt à droite, tantôt à gauche. À la fin, la nuit vint, et on commençait à n’y plus voir. Jones qui se doutait de la méprise du guide, lui fit part de ses craintes. Celui-ci soutint qu’ils étaient dans la bonne voie, et ajouta qu’il serait bien étrange qu’il ne sût pas le chemin de Bristol, quoique dans la réalité, il eût été beaucoup plus étrange qu’il le sût, n’y étant jamais allé de sa vie.
 
Jones n’avait pas dans son guide une foi implicite. À son arrivée dans un village, il demanda au premier paysan qu’il rencontra, s’il était sur la route de Bristol.
 
« Eh ! d’où venez-vous ? dit le villageois.
 
– Qu’importe ? lui répondit Jones un peu brusquement. Je veux savoir si cette route est celle de Bristol ?
 
– La route de Bristol ? répéta le villageois en se grattant la tête. Oh ! notre maître, je crois que vous aurez de la peine à gagner aujourd’hui Bristol par ce chemin.
 
– Indique-moi donc, mon ami, celui que je dois prendre.
 
– Par ma foi, notre maître, il faut que vous vous soyez trompé de route, Dieu sait où ; car celle-ci mène à Glocester.
 
– Fort bien ; et quel est le chemin de Bristol ?
 
– Vous y tournez le dos.
 
– Il faut donc que nous retournions sur nos pas ?
 
– Vraiment oui, notre maître.
 
– Allons ; et quand nous aurons repassé la montagne, quel chemin prendrons-nous ?
 
– Vous prendrez tout droit ; mais attendez, il y a deux routes, l’une à droite, l’autre à gauche. Vous prendrez la première, et vous irez droit devant vous. Faites attention seulement de tourner d’abord à droite, puis à gauche, puis à droite. Vous arriverez ainsi à la maison de l’écuyer ; de là vous irez droit devant vous, et vous tournerez à gauche. »
 
Un autre paysan s’approcha de Jones, et après s’être informé du lieu où il allait : « Monsieur, lui dit-il en s’appuyant sur le bâton qu’il tenait à sa main, suivez la route à droite pendant un mille, un mille et demi, ou environ, tournez ensuite tout court à gauche, vous arriverez à la maison de M. Jean Birness.
 
– Et qui est, lui demanda Jones, ce M. Jean Birness ?
 
– Ô Seigneur ! reprit le villageois, vous ne connaissez pas M. Jean Birness ? d’où venez-vous donc ? »
 
Ces deux compagnons avaient presque épuisé la patience de Jones, lorsqu’un homme de bonne mine et simplement vêtu (c’était un quaker) l’aborda et lui dit : « Ami, je m’aperçois que tu as perdu ton chemin. Si tu m’en crois, tu n’essaieras pas de le retrouver ce soir. Tu pourrais t’égarer dans l’obscurité de la nuit. Et puis, il s’est commis ces jours derniers plusieurs vols, entre ce village et Bristol. Tout près d’ici est une excellente hôtellerie où tu trouveras un bon gîte, pour toi et pour tes chevaux. » Jones se laissa persuader aisément d’y passer la nuit, et suivit les pas de son nouvel ami.
 
L’hôte, homme fort civil, pria Jones d’excuser la mauvaise réception qu’il se voyait obligé de lui faire. Sa femme était sortie, lui dit-il ; elle avait presque tout enfermé, et emporté les clefs avec elle. Le fait est qu’une de ses filles, qui venait de se marier, avait quitté le matin la maison paternelle, pour aller s’établir chez son mari, et que de concert avec sa mère, elle avait à peu près dépouillé le pauvre homme de tous ses effets, ainsi que de son argent ; car bien qu’il eût plusieurs enfants, sa femme n’aimait que cette fille, et l’aimait si passionnément, qu’elle lui aurait sacrifié de bon cœur le reste de sa famille, et son mari par-dessus le marché.
 
Jones, dans la disposition d’esprit où il était, ne se sentait nul goût pour la société. Il aurait mieux aimé être seul. Cependant il ne put résister aux importunités de l’honnête quaker, qui, frappé de la mélancolie empreinte dans la physionomie de notre ami, espérait de l’adoucir par sa conversation, et ne pouvait se résoudre à le quitter.
 
Ils gardèrent l’un et l’autre, pendant quelques moments, un si profond silence, que Jones put se croire transporté dans une assemblée de la secte taciturne dont l’étranger faisait partie. Enfin le quaker inspiré… probablement par un esprit de curiosité : « Ami, dit-il, je vois que tu as éprouvé quelque grande infortune ; mais, je t’en prie, console-toi. Peut-être as-tu perdu une amie. Dans ce cas, tu dois considérer que nous sommes tous mortels. Et pourquoi t’affligerais-tu sans mesure, quand tu sais que ta douleur ne servira de rien à l’objet de tes regrets ? Nous sommes tous nés pour souffrir. Moi qui te parle, j’ai mes chagrins comme toi, et des chagrins, selon toute apparence, plus cuisants que les tiens. Je possède un revenu clair et net de cent livres sterling, qui suffit de reste à mes besoins ; j’ai, grâce au ciel, la conscience pure ; je suis d’un tempérament sain et robuste ; je ne dois rien à personne ; personne ne peut me reprocher une injustice… et pourtant, ami, je serais fâché de te croire aussi malheureux que moi. »
 
Ici le quaker s’arrêta, en poussant un long soupir. « Monsieur, lui dit Jones, je suis touché de votre malheur, quelle qu’en soit la cause.
 
– Ah ! mon ami, c’est une fille unique qui en est la cause, une fille qui faisait ma félicité sur la terre, et qui, cette semaine, s’est enfuie de chez moi, et s’est mariée contre mon gré. Je lui avais trouvé un parti sortable, un homme sage et riche ; mais il lui a plu de se choisir elle-même un mari, et elle est partie avec un jeune freluquet, qui n’a pas un sou vaillant. Si elle était morte, comme je suppose que l’est ton amie, je serais heureux.
 
– Vous me surprenez, monsieur.
 
– Eh quoi ! ne vaudrait-il pas mieux qu’elle fût morte, que d’être réduite à la mendicité ? car, je te le répète, le jeune drôle n’a pas un sou vaillant ; et certes elle ne doit pas compter que je lui donne jamais un schelling. Non, puisqu’elle s’est mariée par amour, qu’elle vive d’amour, si elle peut. Qu’elle aille porter son amour au marché ; elle verra ce qu’on lui offrira en échange de cette belle marchandise.
 
– Monsieur, vous reviendrez à des sentiments plus conformes à vos intérêts.
 
– Il fallait qu’ils eussent formé, de longue main, le projet de me tromper ; car ils se connaissaient depuis l’enfance. Je n’avais cessé de prémunir ma fille contre les dangers de l’amour ; je lui avais dit mille fois, que l’amour n’était qu’une folie, qu’une passion criminelle. La rusée feignait de m’écouter, de mépriser les plaisirs sensuels ; et à la fin elle a sauté par la fenêtre d’un second étage ; car vous saurez que je commençais à me méfier d’elle, et que je l’avais soigneusement enfermée, comptant la marier, à mon gré, le lendemain matin. En peu d’instants, elle a trompé mon attente ; elle s’est sauvée chez son amant, qui n’a pas perdu une minute. Une heure leur a suffi pour conclure et consommer le mariage ; mais jamais heure de leur vie n’aura été plus mal employée. Oui, qu’ils meurent de faim, qu’ils mendient, qu’ils volent, peu m’importe, je ne leur donnerai jamais un sou. »
 
Ces mots firent tressaillir Jones ; il se leva brusquement : « Excusez-moi, monsieur, s’écria-t-il, j’ai besoin d’être seul.
 
– Allons, allons, ami, dit le quaker, ne t’abandonne pas à ta douleur. Tu le vois, il y a dans le monde d’autres malheureux que toi.
 
– Je vois, reprit Jones, qu’il y a dans le monde des insensés, des méchants, des furieux ; mais souffrez que je vous donne un conseil. Envoyez chercher votre fille et votre gendre, recevez-les dans votre maison, et ne soyez pas, vous-même, l’unique cause du malheur de celle que vous prétendez aimer.
 
– Moi ! l’envoyer chercher, elle et son mari ! j’aimerais mieux recevoir dans ma maison mes deux plus mortels ennemis.
 
– Eh bien ! allez vous-même chez vous, allez où il vous plaira, je ne veux pas demeurer davantage dans votre compagnie.
 
– Comme tu voudras, ami, je ne prétends imposer ma compagnie à personne. » Alors il fit mine de tirer de l’argent de sa poche ; mais Jones le poussa assez rudement hors de la chambre.
 
Cette conversation émut notre héros jusqu’au fond de l’âme. Tant que parla le quaker, il eut l’œil fixe et hagard. Celui-ci s’aperçut de son trouble, et cette remarque, jointe à ses premières observations, lui persuada que le jeune homme avait perdu l’esprit. Au lieu donc de ressentir l’affront qu’il en avait reçu, il eut pitié du triste état où il le voyait, et confiant son idée à l’aubergiste, il le pria de prendre grand soin de son hôte, et de le traiter avec tous les égards possibles.
 
« Des égards pour lui ! dit l’aubergiste, vous nous la baillez belle. Apprenez que, malgré son habit brodé, il n’est pas plus gentilhomme que moi. C’est un pauvre bâtard de paroisse, élevé chez un riche écuyer à trente milles d’ici environ, et qui vient d’être chassé par son bienfaiteur, pour quelque action sans doute peu honorable. Je le mettrai à la porte de chez moi, dès que je pourrai. Si je dois perdre son écot, le plus tôt vaut le mieux. Il n’y a pas plus d’un an, qu’on m’a volé une cuiller d’argent.
 
– Que parles-tu de bâtard de paroisse, Robin, repartit le quaker ? tu le prends certainement pour un autre.
 
– Non, non, je tiens le fait du guide, qui le connaît très-bien. » Le guide, en effet, n’avait pas plus tôt pris sa place auprès du feu de la cuisine, qu’il s’était mis à raconter aux assistants tout ce qu’il savait, ou qu’il avait ouï dire du jeune voyageur.
 
Le personnage à l’habit simple et au large feutre, fut à peine éclairé sur la basse extraction de Jones, que la pitié qu’il sentait pour lui, s’évanouit entièrement. Il se retira, non moins furieux qu’un duc et pair qu’aurait insulté un va-nu-pieds.
 
L’aubergiste conçut un égal mépris pour son hôte ; quand Jones voulut aller se coucher, il lui répondit qu’il n’avait pas de lit à lui donner. Robin faisait plus que de le mépriser, il le soupçonnait d’épier l’occasion de commettre quelque vol dans sa maison. La sage précaution que sa femme et sa fille avaient prise le matin, d’enlever tout ce qui n’était pas scellé dans la muraille, aurait pu dissiper ses appréhensions ; mais il était naturellement défiant, et l’était devenu encore davantage depuis la perte de sa cuiller : en un mot, la crainte d’être volé l’absorbait au point de lui faire oublier qu’il n’avait plus rien à perdre.
 
Jones obligé de se passer de lit, s’étendit sans murmurer dans un grand fauteuil de jonc ; et le sommeil qui avait fui naguère ses yeux sous de riches lambris, ne dédaigna point de le visiter dans un humble réduit.
 
Quant à l’hôte, la peur l’empêcha de se livrer au repos. Il s’établit au coin du feu de la cuisine, d’où il avait l’œil sur l’unique porte qui donnait dans la chambre, ou plutôt dans le trou où Jones s’était réfugié. La fenêtre ne l’inquiétait pas ; l’ouverture en était si étroite, qu’un chat aurait eu de la peine à passer à travers.
 
 
CHAPITRE XL.
 
Arrivée dans l’auberge d’une troupe de gens de guerre.
 
L’hôte ayant placé son siège en face de la porte de Jones, résolut d’y faire sentinelle toute la nuit. Le guide et un autre voyageur restèrent longtemps en faction avec lui, sans se douter de ses soupçons, et sans en avoir eux-mêmes aucun. La cause qui prolongeait leur veille finit par y mettre un terme. C’était de bonne et forte bière dont ils arrosaient largement leurs gosiers. Après un long et bruyant colloque, ils tombèrent l’un et l’autre dans un profond sommeil.
 
Mais la liqueur, tout excellente qu’elle était, ne put endormir la vigilance de Robin. Il continua de veiller, sans changer d’attitude, l’œil fixe, l’oreille au guet, jusqu’au moment où un coup violent frappé à la porte extérieure de l’hôtellerie, l’obligea de se lever pour aller l’ouvrir. Aussitôt la cuisine fut inondée d’une foule d’hommes en habits rouges, qui s’y précipitèrent avec autant d’impétuosité, que s’ils avaient eu dessein de prendre la maison d’assaut.
 
L’aubergiste se vit alors contraint de quitter son poste, pour servir de la bière à ses nombreux hôtes, qui en demandaient à grands cris. À son second, ou à son troisième retour de la cave, il trouva M. Jones debout, devant le feu, au milieu des soldats ; car on peut croire aisément que l’arrivée d’une pareille compagnie, devait réveiller quiconque ne dormait pas de ce sommeil léthargique, dont nous ne serons tirés que par la trompette du jugement dernier.
 
Quand la troupe eut étanché sa soif à loisir, il fut question de payer : moment critique qui produit souvent de fâcheux débats parmi les gens du commun, toujours peu disposés à répartir la dépense suivant les principes de la justice distributive, qui veut que chacun paye en proportion de ce qu’il a bu. La difficulté de s’entendre était ici d’autant plus grande, que plusieurs soldats, dans l’impatience de continuer leur route, s’étaient remis en marche après le premier coup, et avaient oublié d’acquitter leur quote part.
 
Il s’ensuivit une violente dispute, où l’on peut dire que chaque mot fut prononcé sous la foi du serment ; car le nombre des serments égala au moins celui des autres paroles. Tout le monde criait à la fois, chacun ne songeait qu’à diminuer son écot : en sorte qu’il était facile de prévoir que la majeure partie de la dépense resterait au compte de l’hôte, ou, ce qui revient au même, serait perdue pour lui.
 
Pendant cette contestation, M. Jones s’entretenait avec le sergent, qui n’y prenait aucune part, ayant joui de tout temps du privilège de ne rien payer.
 
La querelle s’échauffait de plus en plus, et menaçait de se terminer militairement, lorsque Jones s’avança au milieu des disputeurs, et les apaisa d’un mot, en déclarant qu’il acquitterait la totalité de la dépense, qui ne montait, il est vrai, qu’à trois schellings et quatre pence.
 
Ce trait de générosité excita la reconnaissance et les applaudissements de toute la troupe. Les épithètes d’honorable, de noble, de digne gentilhomme, retentirent dans la salle. L’aubergiste lui-même, commença à concevoir une meilleure opinion de son hôte, et fut tenté de révoquer en doute le récit du guide.
 
Le sergent avait dit à M. Jones, qu’ils marchaient contre les rebelles, et qu’ils avaient l’espoir d’être commandés par le fameux duc de Cumberland. C’était alors l’époque des plus audacieuses tentatives de la dernière rébellion ; les brigands s’avançaient vers le centre de l’Angleterre, avec le dessein, disait-on, de combattre l’armée du roi, et de pénétrer jusqu’à la capitale.
 
Jones avait, dans le cœur, quelque étincelle de ce feu qui produit les héros, et un zèle ardent pour la glorieuse cause de la liberté et de la religion protestante. On ne s’étonnera pas que, dans une situation qui aurait pu le porter à des entreprises plus hasardeuses et plus romanesques, il lui vînt à l’esprit de faire cette campagne, comme volontaire.
 
Dès que le sergent eut connaissance de ce bon mouvement, il fit tout ce qu’il put pour le seconder et le fortifier ; il proclama ensuite à haute voix la généreuse résolution de Jones. Les soldats en furent enchantés, et s’écrièrent d’une commune voix : « Vive le roi Georges ! vive votre seigneurie ! » Puis ils ajoutèrent avec mille serments : « Nous verserons pour tous deux jusqu’à la dernière goutte de notre sang. »
 
Un des voyageurs qui avait passé presque toute la nuit à boire avec l’hôte, séduit par les arguments palpables qu’un caporal lui mit dans la main, consentit à faire aussi partie de l’expédition. Déjà le porte-manteau de M. Jones était placé sur le fourgon, et la troupe allait se mettre en marche, quand le guide arrête notre jeune héros et lui dit : « Monsieur, veuillez considérer que mes chevaux ont été dehors toute la nuit, et que nous avons fait un long détour. C’est pourquoi vous me donnerez, j’espère, quelque chose en sus du prix convenu. » Jones, étonné de l’impudence du drôle, qui prétendait se faire payer de l’erreur qu’il avait commise, soumit sa réclamation au jugement des soldats. Tous le déclarèrent coupable de mauvaise foi. Les uns proposèrent de lui lier ensemble le cou et les talons ; les autres, de le faire passer par les verges ; le sergent le menaça de sa canne, et témoigna, en termes énergiques, le regret de ne pas l’avoir sous ses ordres, pour lui infliger un châtiment exemplaire.
 
Jones se contenta d’une punition négative, et suivit ses nouveaux camarades, laissant à cet homme le triste plaisir de se venger de lui par des injures et des malédictions. L’aubergiste fit chorus avec le guide : « Oui, oui, dit-il, c’est un joli garçon, je vous assure, un beau gentilhomme sur ma foi ! il porte un habit brodé, et va se faire soldat ! il justifie bien le proverbe : Tout ce qui reluit n’est pas or. Je me félicite d’en être débarrassé. »
 
Le sergent et le jeune soldat marchèrent tout le jour à côté l’un de l’autre. Le premier, qui était un insigne hâbleur, fit à son compagnon mille récits intéressants de combats où il ne s’était jamais trouvé ; car il était entré depuis peu au service, et ne devait sa hallebarde[48], qu’à son adresse à capter la bienveillance de ses chefs, et à son rare talent pour le recrutement.
 
Il régna pendant la route une grande gaîté. Les soldats s’amusaient à raconter les aventures de leur dernière garnison, et se permettaient sur le compte de leurs officiers, des plaisanteries souvent grossières, quelquefois même outrageantes. Cette licence rappela au souvenir de Jones l’usage qui, en Grèce et à Rome, autorisait les esclaves, en certain jours de fêtes, et dans des occasions solennelles, à parler de leurs maîtres avec une liberté sans bornes.
 
Notre petite armée, composée de deux compagnies d’infanterie, étant arrivée au lieu où elle devait faire halte ce soir-là, le sergent dit au lieutenant qui était l’officier commandant, qu’il avait recruté en chemin deux fantassins, dont l’un, haut de près de cinq pieds et demi, robuste et bien proportionné (il parlait de l’ivrogne), était un des plus beaux hommes qu’il eût jamais vus ; l’autre (désignant Jones) serait bon pour le second rang.
 
Tous deux furent présentés au lieutenant. Il commença par examiner l’homme de cinq pieds et demi, qu’on lui amena d’abord. Passant ensuite à Jones, au premier coup d’œil, il ne put se défendre d’un mouvement de surprise ; car notre héros, outre l’agrément de sa figure, et l’élégance de son habillement, avait un air de dignité peu ordinaire aux gens du commun, et qui n’est pas toujours le partage des gens de qualité.
 
« Monsieur, lui dit le lieutenant, mon sergent m’apprend que vous désirez de vous enrôler dans la compagnie que je commande. Si cela est, je serai charmé d’y recevoir un jeune gentilhomme qui promet de l’honorer par sa valeur. »
 
Jones répondit qu’il n’avait point parlé de s’enrôler ; que, rempli de zèle pour la noble cause que la compagnie allait défendre, il se proposait d’y entrer comme volontaire. Il adressa ensuite au lieutenant quelques mots polis, et se félicita d’avoir l’avantage de servir sous ses ordres.
 
Le lieutenant lui rendit de bonne grâce son compliment, loua sa résolution, lui serra la main, et l’invita à dîner avec les autres officiers.
 
 
CHAPITRE XII.
 
Dîner des officiers.
 
Le lieutenant dont nous venons de parler, était un homme d’environ soixante ans. Entré fort jeune au service, il s’était trouvé en qualité d’enseigne au combat de Taniers ; il y avait reçu deux blessures, et signalé son courage par des actions si brillantes, que le duc de Marlborough l’avait nommé lieutenant sur le champ de bataille.
 
Il languissait dans le même grade depuis cette époque, c’est-à-dire depuis environ quarante ans. Durant ce long intervalle de temps, il avait vu une infinité d’officiers avancer à ses dépens ; et il éprouvait maintenant la mortification d’être commandé par des enfants, dont les pères étaient en nourrice à son début dans la carrière.
 
Sa mauvaise fortune ne venait pas seulement du manque de protections. Il avait eu le malheur de déplaire à son colonel qui était resté nombre d’années à la tête du régiment. Ce n’est pas qu’il se fût attiré sa malveillance par des torts personnels, ou par quelque négligence dans le service. L’inconséquence de sa femme en était l’unique cause. Elle avait une grande beauté, elle aimait beaucoup son mari ; et malgré toute sa tendresse pour lui, elle n’avait pu se résoudre à acheter son avancement, au prix de certaines conditions que le colonel exigeait d’elle.
 
Le pauvre homme était d’autant plus à plaindre, qu’en ressentant les effets de la haine de son chef, il ne soupçonnait même pas qu’il eût en lui un ennemi : et comment l’aurait-il deviné, puisqu’il était sûr de ne l’avoir jamais offensé ? Sa femme, par prudence, évitait de l’éclairer. Elle connaissait la délicatesse du lieutenant sur le point d’honneur, et se contentait de conserver sa vertu intacte, sans chercher à en tirer vanité.
 
Ce malheureux officier (on peut bien l’appeler ainsi), avait, indépendamment de son mérite militaire, d’excellentes qualités. Il était bon, honnête, religieux, et s’était concilié, par la sagesse de sa conduite, l’estime et l’affection, non-seulement de sa compagnie, mais de tout le régiment.
 
Au nombre des officiers du détachement, se trouvait un lieutenant français qui avait passé hors de France assez de temps pour oublier sa propre langue, et trop peu en Angleterre pour apprendre celle du pays : de sorte qu’à bien dire, il n’en parlait aucune, et pouvait à peine se faire entendre dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. Il y avait aussi deux enseignes, encore très-jeunes, l’un sorti de l’étude d’un procureur, l’autre, fils de la femme du sommelier d’un grand seigneur.
 
Après le dîner, Jones entretint les convives de la gaîté qui avait régné parmi les soldats, pendant la route. « Cependant, ajouta-t-il, malgré leurs bruyants propos, j’oserais parier qu’en présence de l’ennemi, ils se conduiront en Grecs, plutôt qu’en Troyens.
 
– Les Grecs ! les Troyens ! dit un des enseignes, qui diable sont ces gens-là ? Je connais de nom toutes les troupes de l’Europe, et n’ai jamais ouï parler d’eux.
 
– Monsieur Northerton, repartit le lieutenant, n’affectez pas une fausse ignorance. Vous avez entendu parler, je suppose, des Grecs et des Troyens, quoique vous n’ayez peut-être point lu l’Homère de Pope, qui, je m’en souviens, maintenant que monsieur en parle, compare le bruit des Troyens dans leur marche au cri des oies, et fait un grand éloge du silence des Grecs. Sur mon honneur, l’observation du jeune volontaire est parfaitement juste.
 
– Pardieu ! moi me souvenir d’eux à merveille, dit le lieutenant français. Moi ai lu eux à l’école dans madame Daciere. Les Grecs, les Troyens, ils se battaient pour une femme, je crois… Oui, oui, moi avoir lu tout ça.
 
Au diable Homo[49] ! s’écria Northerton, j’ai encore sur le derrière la marque des coups qu’il m’a valus. Le nommé Thomas, de notre régiment, en porte toujours un dans sa poche. Dieu me damne, si je l’attrape, je le brûle. Il y a encore un certain Corderius, autre chien de bouquin, à qui j’ai dû plus d’une fessée.
 
– Vous avez donc été à l’école, monsieur Northerton ? dit le lieutenant.
 
– Oui, Dieu me damne, j’y ai été, et que le diable emporte mon père pour m’y avoir envoyé. Le vieux radoteur voulait faire de moi un homme d’église. Mais Dieu me damne, dis-je en moi-même, je l’attraperai bien. Croit-il que j’aurai la sottise de me farcir la tête de grec et de latin ? Jacques Olivier, de notre régiment, l’a aussi échappé belle. On le destinait au même métier, et c’eût été grand dommage ; car Dieu me damne, s’il y a au monde un plus joli garçon. Le fin matois s’en tira encore mieux que moi. Il ne sait ni lire, ni écrire.
 
– Vous faites là, répliqua le lieutenant, un bel éloge de votre ami, et un éloge, j’ose le dire, bien mérité. Mais, je vous prie, Northerton, quittez cette sotte et détestable habitude de jurer à tout propos. Vous vous trompez fort si vous croyez qu’elle soit une preuve d’esprit, ou de bon goût. Je vous conseille en outre de ne point vous permettre d’invectives contre le clergé. Rien ne peut justifier des réflexions et des épithètes injurieuses pour un corps entier de la société, surtout pour un corps respectable par le ministère qu’il exerce. Injurier le clergé, c’est injurier son saint ministère ; et je vous laisse à juger combien une pareille conduite est répréhensible, dans des hommes qui vont combattre pour la défense de la religion protestante. »
 
M. Adderly, ainsi se nommait l’autre enseigne, s’était amusé jusque-là à battre du pied la mesure d’un air qu’il fredonnait, sans paraître écouter la conversation. Il y prit part en ce moment. « Oh ! monsieur, dit-il, on ne parle pas de religion à la guerre.
 
– Bravo, Jacques ! s’écria Northerton, s’il ne s’agissait que de la religion, je laisserais les prêtres vider eux-mêmes leur querelle.
 
– Je ne sais, messieurs, dit Jones, quelle est votre opinion. Quant à moi, je pense qu’on ne peut servir une plus noble cause que celle de sa religion. Dans le peu d’histoire que j’ai lu, j’ai observé que le zèle religieux a toujours été le plus puissant aiguillon du courage. Je me pique de ne le céder à personne en amour pour mon roi et pour mon pays ; et cependant l’intérêt de la religion protestante n’est pas le moindre motif qui m’excite à prendre les armes. ».
 
Northerton fit un signe à Adderly et lui souffla à l’oreille : « Ferme, Adderly, allons ferme. » Puis se tournant vers Jones : « Monsieur, dit-il, je suis charmé que vous ayez choisi notre régiment pour y servir comme volontaire. Si notre aumônier vient à boire un coup de trop, vous me paraissez très-capable de le remplacer. Monsieur a sans doute étudié à l’université ? Oserais-je lui demander dans quel collège ?
 
– Monsieur, répondit Jones, loin d’avoir étudié à l’université, j’ai sur vous un avantage, c’est de n’avoir jamais été à l’école.
 
– Je m’en serais douté à votre profonde érudition, repartit l’enseigne.
 
– Oh ! monsieur, répliqua Jones, il est aussi possible de savoir quelque chose, sans avoir été à l’école, que d’avoir été à l’école, et de ne rien savoir.
 
– Bien répondu, jeune homme, dit le lieutenant. Ma foi, Northerton, vous avez eu tort de vous frotter à lui, il est trop fort pour vous. »
 
Northerton goûta peu la réponse ironique de Jones ; mais il ne jugea point qu’elle méritât une insulte directe, telle qu’un soufflet, seul genre de repartie qui s’offrît à son esprit. Il garda donc le silence pour le moment, résolu de saisir la première occasion de prendre sa revanche.
 
Quand ce vint au tour de Jones de porter un toast, il ne put s’empêcher de nommer sa chère Sophie. Il balança d’autant moins à le faire, qu’il croyait impossible qu’aucun des convives devinât l’objet de sa pensée ; mais le lieutenant, comme président des toasts, ne se contenta pas du nom de baptême : il voulut savoir aussi le nom de famille. Jones hésita un peu, puis il nomma miss Sophie Western.
 
L’enseigne Northerton déclara aussitôt qu’il ne joindrait pas cette santé à celle de sa maîtresse, à moins que quelqu’un ne se rendît caution de la dame. « J’ai connu, dit-il, une Sophie Western, qui a honoré de ses faveurs la moitié des jeunes gens de Bath. Peut-être est-ce la même personne.
 
Jones l’assura solennellement du contraire, et protesta que la jeune dame qu’il avait nommée, n’était pas moins distinguée par sa naissance que par sa fortune.
 
« Oui, oui, dit l’enseigne, c’est elle, Dieu me damne, c’est elle-même. Gageons six bouteilles de vin de Bourgogne, que Tom French, de notre régiment, nous l’amène à la première taverne de Bridge-Street. » Il fit alors son portrait, et le fit très-ressemblant ; car il l’avait vue avec sa tante à Bath. Il finit par dire, que son père possédait une terre considérable dans le comté de Somerset.
 
La tendresse d’un amant s’indigne de la moindre atteinte portée à l’honneur de sa maîtresse. Jones, néanmoins, quoiqu’il ne manquât assurément ni d’amour, ni, de courage, ne repoussa pas la calomnie avec autant de promptitude peut-être qu’il aurait dû le faire. Peu accoutumé à cette espèce de plaisanterie, il ne la saisit pas sur-le-champ. Pendant quelques moments, il s’imagina que Northerton avait pris une autre femme pour sa maîtresse ; mais bientôt revenu de son incertitude : « Monsieur, lui dit-il d’un air courroucé, choisissez, je vous prie, un autre sujet de badinage : car je ne suis pas d’humeur à souffrir des plaisanteries sur le compte de cette jeune dame.
 
– Des plaisanteries ! répéta l’enseigne, Dieu me damne, si j’ai jamais parlé plus sérieusement de ma vie. Tom French, de notre régiment, a eu à Bath et la nièce et la tante.
 
– Eh bien ! dit Jones, je vous déclare aussi sérieusement, que vous êtes le plus impudent menteur qu’il y ait au monde. »
 
Il eut à peine proféré ces mots, que l’enseigne lui lança à la tête, avec mille malédictions, une bouteille pleine, qui l’atteignit un peu au-dessous de la tempe, et l’étendit sur le carreau.
 
Quand le vainqueur vit son adversaire privé de mouvement et baigné dans son sang, il voulut quitter le champ de bataille, où il n’y avait plus pour lui de gloire à acquérir ; mais le lieutenant se plaça en travers de la porte, et lui coupa la retraite. Northerton le supplia de le laisser sortir, lui représentant le danger qu’il courait, s’il ne parvenait point à s’échapper. « D’honneur, monsieur, s’écria-t-il, pouvais-je faire moins ? Ce que j’ai dit n’était qu’une plaisanterie. Jamais de ma vie, je n’ai ouï mal parler de miss Western.
 
– Vous n’en avez jamais ouï mal parler ? reprit le lieutenant, eh bien, vous méritez vingt fois d’être pendu, pour une pareille plaisanterie, et pour l’espèce d’armes dont vous avez fait usage. Vous êtes mon prisonnier, monsieur, et vous ne sortirez d’ici que sous bonne escorte. »
 
Tel était l’ascendant du lieutenant sur l’enseigne, que ce vaillant champion qui venait d’étendre par terre notre pauvre héros, aurait à peine osé tirer l’épée contre son chef, quand il en aurait eu une à son côté ; mais l’officier français, dès le commencement de la querelle, s’était emparé de toutes les armes, suspendues à la muraille. Ainsi M. Northerton fut obligé d’attendre l’issue de l’affaire.
 
L’officier français et M. Adderly, à la prière du lieutenant, relevèrent le blessé. Voyant qu’il ne donnait presque plus aucun signe de vie, ils le remirent par terre. Adderly l’envoya au diable, pour avoir taché de sang son habit, et le Français déclara, dans son baragouin, qu’il ne voulait pas mettre la main sur un Anglais mort, parce qu’il avait ouï dire que la loi du pays condamnait à être pendu, le dernier qui le touchait.
 
Le bon lieutenant, en même temps qu’il s’empara de la porte, tira le cordon de la sonnette. Le garçon vint ; il l’envoya chercher un piquet de fusiliers et un chirurgien. Cet ordre, et le récit que fit le garçon de ce qu’il avait vu, amenèrent bientôt, non-seulement les soldats, mais l’hôte, l’hôtesse, les valets, et tous les étrangers qui se trouvaient dans l’auberge.
 
Pour rendre chaque particularité de la scène suivante, et les propos des divers interlocuteurs, il nous faudrait quarante plumes, et la faculté de les mouvoir toutes ensemble, aussi vite que la parole. Le lecteur voudra donc bien se contenter des circonstances les plus remarquables, et peut-être nous saura-t-il gré d’avoir supprimé le reste.
 
On commença par se saisir de M. Northerton. Six hommes, avec un caporal à leur tête, l’enlevèrent d’un lieu qu’il avait grande envie de quitter, pour le conduire dans un autre où il ne se souciait guère d’aller. Or, admirez les étranges caprices de l’ambition. Le jeune enseigne eut à peine obtenu le triomphe dont on a parlé, qu’il se serait estimé fort heureux d’être caché dans quelque coin du monde, où le bruit de sa gloire ne fût point parvenu.
 
Nous sommes surpris, et le lecteur pourra l’être aussi, que le digne et bon lieutenant ait plutôt songé à s’assurer de l’agresseur, qu’à secourir le blessé. Nous faisons ici cette remarque, moins avec la prétention d’expliquer une conduite si singulière, que pour empêcher les critiques de la faire un jour, et d’en tirer vanité, comme d’une découverte. Il est bon d’apprendre à ces messieurs, que nous sommes aussi capable qu’eux d’observer ce qu’il y a de bizarre dans les caractères ; mais notre devoir se borne à rapporter les faits tels qu’ils sont ; et quand nous l’avons rempli, c’est au lecteur habile et pénétrant à consulter le livre original de la nature, d’où nous empruntons tous les traits de notre ouvrage, sans nous astreindre à citer toujours la page qui nous sert d’autorité.
 
Les spectateurs se comportèrent autrement que le lieutenant. Ils suspendirent leur curiosité, à l’égard de l’enseigne, qu’ils se flattaient de voir bientôt dans une attitude plus propre à l’exciter. Le malheureux étendu tout sanglant sur le carreau, fut l’unique objet de leur attention et de leur intérêt. On le releva, on le plaça dans un fauteuil, où il ne tarda pas à donner des signes de vie. Dès qu’on s’en aperçut, car dans le premier moment on l’avait cru mort, chacun se mit à proposer son ordonnance. En l’absence d’un membre de la docte faculté, tous les assistants s’érigèrent en docteurs.
 
La saignée fut l’avis général. Par malheur, il ne se trouvait personne sous la main, pour faire l’opération. Tous s’écrièrent qu’il fallait aller chercher le barbier ; mais aucun-ne bougeait de sa place. On prescrivit encore, sans plus d’efficacité, différents cordiaux. Enfin l’hôte fit venir un pot de bière forte et une rôtie, disant que c’était le meilleur cordial de l’Angleterre.
 
La seule personne qui se montra secourable en cette occasion et rendit, ou parut rendre quelque service, fut l’hôtesse. Elle coupa une mèche de ses cheveux, qu’elle appliqua sur la blessure, pour arrêter le sang. Elle frotta ensuite avec la main les tempes du jeune homme, et repoussant d’un air dédaigneux le pot de bière qu’avait demandé son mari, elle envoya sa servante chercher dans son armoire une bouteille d’eau-de-vie, dont elle fit boire un grand verre à Jones, qui venait de reprendre ses sens.
 
Le chirurgien arriva sur ces entrefaites ; il examina la blessure, secoua la tête, blâma tout ce qu’on avait fait, et ordonna qu’on mît à l’instant le blessé au lit. Nous l’y laisserons reposer quelque temps, et nous terminerons ici ce chapitre.
 
 
CHAPITRE XIII.
 
Grande habileté de l’hôtesse ; profond savoir du chirurgien ; le digne lieutenant se montre un docte casuiste.
 
Après que Jones fut couché, et le calme rétabli dans l’auberge, l’hôtesse dit au lieutenant : « Je crains, monsieur, que ce jeune homme ne se soit pas conduit, envers votre seigneurie, d’une manière convenable ; et s’il avait été tué, il n’aurait eu, je pense, que ce qu’il méritait. Aussi, quand des subalternes sont admis dans une compagnie de gentilshommes, ils devraient se tenir dans les bornes du respect ; mais, comme disait mon premier mari, il en est peu qui sachent le faire. Pour moi, assurément, je n’aurais pas souffert qu’un homme de cette espèce se mêlât parmi des gens comme il faut ; mais je l’ai cru officier, jusqu’à ce que le sergent m’ait dit que ce n’était qu’une recrue.
 
– Madame, répondit le lieutenant, vous êtes dans l’erreur ; le jeune homme s’est très-bien conduit, et je le crois beaucoup mieux né que l’enseigne qui l’a si cruellement outragé. S’il perd la vie, son meurtrier aura lieu de s’en repentir ; le régiment se débarrassera d’un mauvais sujet qui fait la honte de l’armée. Comptez sur ma parole, ce misérable n’échappera point à la justice.
 
– Bon Dieu ! qui l’aurait cru ? Oui, oui, votre seigneurie a raison de vouloir que la justice se fasse. Elle est due à tout le monde. Un gentilhomme n’a pas le droit de tuer impunément de pauvres gens ; car ils ont une âme à sauver aussi bien que lui.
 
– Je vous répète, madame, que vous faites tort au jeune volontaire. J’ose affirmer qu’il est mieux né que l’enseigne.
 
– Eh bien, fiez-vous-en donc à vos yeux. C’était un habile homme que mon premier mari. Il avait coutume de dire, qu’il ne fallait pas toujours juger des gens sur l’apparence. Ce n’est pas que ce jeune homme ne puisse être très-bien de figure ; car je ne l’ai vu que tout couvert de sang. Qui l’aurait cru ? c’est peut-être un jeune cavalier traversé dans son amour. Bonté céleste ! s’il venait à mourir, quel chagrin ce serait pour ses parents ! il fallait que le scélérat qui a fait le coup, fût possédé du diable. Sûrement, comme le dit votre seigneurie, ce misérable est la honte de l’armée. La plupart des autres officiers ne lui ressemblent guère. Comme disait mon premier mari, ils ont autant de répugnance à verser le sang chrétien, en temps de paix, que des gens de robe ou d’église. En temps de guerre, c’est différent. Il faut qu’il y ait du sang répandu ; on ne doit pas leur en faire un crime ; plus ils tuent de monde, mieux ils servent le pays ; et je voudrais de tout mon cœur qu’ils exterminassent jusqu’au dernier de nos ennemis.
 
– Fi ! madame, fi ! dit le lieutenant en souriant, voilà un vœu bien sanguinaire.
 
– Pas du tout, monsieur, je ne suis point sanguinaire. Je n’en veux qu’à nos ennemis, et il n’y a pas de mal à cela. Il est tout naturel de désirer qu’on les tue, afin que la guerre finisse, et que les impôts diminuent. N’est-il pas affreux d’en être écrasés comme nous le sommes ? Comment ! il nous en coûte plus de quarante schellings, pour le jour que nous recevons par les fenêtres : encore en avons-nous tant fait boucher, qu’à peine si l’on voit clair dans la maison. C’est ce que je disais dernièrement au collecteur. « En conscience, monsieur, lui disais-je, vous devriez nous ménager un peu davantage. Nous sommes les meilleurs amis du gouvernement, oui la chose est sûre ; car Dieu sait l’argent que nous lui donnons : et pourtant, me dis-je souvent en moi-même, il ne s’imagine pas nous avoir plus d’obligation qu’à ceux qui ne lui payent pas un sou. Oui, oui, ainsi va le monde. »
 
Elle continuait sur ce ton, quand le chirurgien entra. Le lieutenant s’empressa de lui demander comment allait le blessé ?
 
« Mieux, je crois, répondit gravement l’homme de l’art, qu’il n’irait à cette heure si l’on ne m’avait pas appelé ; et cependant, dans l’état actuel des choses, il serait à souhaiter qu’on m’eût appelé plus tôt.
 
– J’espère, monsieur, reprit le lieutenant, qu’il n’y a point de fracture au crâne.
 
– Oh ! monsieur, les fractures ne sont pas toujours les accidents les plus dangereux. Les contusions et les déchirures ont souvent un caractère plus sérieux et des conséquences plus funestes. Lorsqu’il n’y a pas de fracture au crâne, les gens étrangers à la science en concluent que tout va bien ; et moi j’aimerais mieux voir un crâne brisé en mille morceaux, que certaines contusions que j’ai eu occasion d’observer, dans la pratique de mon art.
 
– Je me flatte qu’il n’y a point ici de pareils symptômes.
 
– Les symptômes, monsieur, ne sont pas toujours réguliers, ni constants. J’ai vu des symptômes très-fâcheux le matin, prendre à midi un aspect favorable, et redevenir fâcheux le soir. C’est en fait de blessures, qu’on peut dire avec vérité : Nemo repente fuit turpissimus[50]. Je me souviens qu’on m’appela une fois pour un homme qui avait reçu un coup violent sur le tibia. La peau, exterior cutis, était excoriée, le sang coulait en abondance, les membranes intérieures étaient déchirées au point qu’on apercevait l’os par l’ouverture de la plaie, que nous nommons en latin vulnus. Quelques mouvements fébriles étant survenus au même instant (l’élévation du pouls indiquait la nécessité d’une forte saignée), je craignis la gangrène. Pour la prévenir, je pratiquai sur-le-champ une large incision à la veine du bras gauche ; j’en tirai vingt onces de sang. Je m’attendais à le trouver épais, glutineux, ou même coagulé, comme il arrive dans les pleurésies ; mais, à ma grande surprise, il était couleur de rose, et presque aussi vermeil que celui d’une personne en bonne santé. J’appliquai alors sur la partie malade un cataplasme, qui produisit un effet merveilleux. Après trois ou quatre pansements, la plaie rendit une matière purulente, au moyen de quoi la cohésion… mais peut-être ne me fais-je pas parfaitement comprendre ?
 
– Non, en vérité, je n’ai pas compris un seul mot de ce que vous avez dit.
 
– Eh bien, monsieur, pour ne point lasser votre patience, vous saurez qu’au bout de six semaines, mon malade fut en état de se servir de sa jambe, tout aussi bien qu’auparavant.
 
– Monsieur, ayez seulement la bonté de me dire, si la blessure du malheureux jeune homme peut devenir mortelle.
 
– Il y aurait de la témérité, même de l’extravagance, à décider après le premier appareil, si une blessure est mortelle, ou non. Nous sommes tous mortels, et souvent il se présente, dans le cours d’un traitement, des symptômes que le plus habile praticien n’a pu prévoir.
 
– Mais enfin, croyez-vous le jeune homme en danger ?
 
– En danger ? oui assurément. Est-il quelqu’un de nous, quoiqu’il jouisse de là plus parfaite santé, qu’on puisse dire n’être point en danger ? Comment donc répondre d’un homme atteint d’une blessure aussi grave ? Tout ce que je puis dire, quant à présent, c’est qu’on a très-bien fait de m’appeler, et qu’on aurait encore mieux fait de m’appeler plus tôt. Je reviendrai demain matin, de bonne heure. En attendant, qu’on laisse reposer le malade, et qu’on ne lui plaigne pas l’eau de gruau.
 
– Ne lui permettrez-vous pas du sack-whey[51] ? dit l’hôtesse.
 
– Oui, oui, un peu de sack-whey, pourvu qu’il soit bien léger.
 
– Et un peu de bouillon de poulet ?
 
– Oui, oui, le bouillon de poulet est fort bon.
 
– Ne pourrai-je pas lui faire aussi quelques gelées ?
 
– Oui, oui, les gelées sont excellentes pour les blessures ; elles facilitent la cohésion. »
 
Par bonheur, l’hôtesse ne parla ni de ragoûts, ni de puddings ; car le complaisant Esculape aurait souscrit à tout, plutôt que de s’exposer à perdre la pratique de la maison.
 
Dès qu’il fut parti, l’hôtesse se mit à chanter ses louanges. Le lieutenant n’avait pas pris de son habileté, dans cette courte visite, l’opinion favorable que la bonne femme et tout le voisinage en avaient conçue, peut-être à juste titre ; car le docteur, quoique passablement sot, à notre avis, pouvait n’être pas dépourvu de talent.
 
Tout ce que le lieutenant conclut de son docte commentaire, c’est que M. Jones était en grand danger. Il donna ordre, en conséquence, de resserrer étroitement Northerton, se proposant de le conduire, lui-même le lendemain matin devant le juge de paix, et de remettre le commandement de la troupe, jusqu’à Glocester, au lieutenant français qui, bien qu’il ne sût ni lire, ni écrire, ni parler aucune langue, était pourtant un bon officier.
 
Dans la soirée, il fit dire au jeune volontaire qu’il irait le voir, si sa visite ne lui était pas importune. Jones reçut cette offre obligeante avec plaisir et reconnaissance. Le lieutenant se rendit donc auprès de lui. Il le trouva beaucoup mieux qu’il ne l’espérait. Jones l’assura même que, sans la défense expresse du chirurgien, il serait levé depuis longtemps, se sentant en parfaite santé, et n’éprouvant d’autre incommodité de sa blessure, qu’une extrême douleur au côté de la tête où il avait été frappé.
 
« Je souhaiterais, dit le lieutenant, que vous fussiez aussi bien que vous croyez l’être ; vous pourriez demander sur-le-champ la réparation qui vous est due. Quand une affaire n’est pas susceptible d’accommodement, comme lorsqu’il s’agit d’une grave insulte, ou d’un soufflet, on ne saurait la vider trop tôt ; mais j’ai peur que vous ne jugiez pas votre état, et que votre adversaire n’ait sur vous trop d’avantage.
 
– Je veux toutefois, répondit Jones, tenter l’aventure, si vous le permettez, et que vous ayez la complaisance de me prêter une épée ; car je n’en ai point à moi.
 
– La mienne est bien à votre service, mon cher enfant, s’écria le lieutenant, en l’embrassant. Vous êtes un brave, votre courage me plaît. Cependant je craindrais pour vous l’issue du combat. Un si rude coup, tant de sang perdu, doivent avoir épuisé vos forces. Vous ne sentez pas votre faiblesse, dans le lit ; elle vous trahirait probablement, après avoir poussé une botte ou deux. Je ne puis consentir que vous vous battiez ce soir ; mais vous nous rejoindrez, j’espère, dans peu de jours, et je vous donne ma parole d’honneur que vous aurez satisfaction, ou que l’homme qui vous a outragé sortira du régiment.
 
– Je voudrais, dit Jones, qu’il fût possible d’en finir dès ce soir. Maintenant que vous avez touché cette corde, il n’y a plus de repos pour moi.
 
– Calmez-vous, mon ami. Quelques jours de plus ou de moins ne font rien à la chose. Les blessures de l’honneur ne ressemblent pas à celles du corps. Elles ne souffrent point d’un léger retard dans l’application du remède. Peu importe que vous ayez satisfaction dans une semaine, ou sur l’heure.
 
– Mais Supposez que mon état empire, et que je meure des suites de ma blessure ?
 
– Eh bien, alors votre honneur n’aura besoin d’aucune réparation. Je rendrai témoignage à la noblesse de votre caractère, et j’attesterai au monde entier, que vous aviez l’intention de vous conduire en homme de cœur, si le ciel vous eût conservé la vie.
 
– Le retard n’en est pas moins pénible pour moi. Tenez, vous êtes militaire, j’ai presque honte de la confidence que je vais vous faire ; quoique j’aie mené une vie assez déréglée, au fond du cœur, et dans les moments de réflexion, je suis réellement chrétien.
 
– Je le suis aussi, je vous assure, et des plus zélés. J’ai été, tantôt, ravi de la manière dont vous avez pris, à table, la défense de votre religion ; et maintenant, jeune homme, à vous parler sans détour, je suis fâché de voir que vous paraissiez rougir de confesser ouvertement votre foi.
 
– Eh bien ! un vrai chrétien ne doit-il pas trembler de nourrir dans son cœur un ressentiment que la loi de son Dieu condamne ? Puis-je me livrer, sur ce lit de douleur, à des projets de vengeance ? Comment me présenter devant le souverain juge, la conscience chargée du poids d’un pareil crime ?
 
– Je crois, qu’en effet, il existe un précepte qui interdit la vengeance ; mais un homme d’honneur ne peut l’observer ; et tout militaire doit être homme d’honneur. Je me souviens d’avoir, un jour, proposé le cas à notre aumônier, en buvant un bowl de punch avec lui. Il convint que la question était difficile à résoudre ; mais il espérait, dit-il, qu’il y avait, sur ce point, un privilège en faveur des gens d’épée : et certes, nous devons l’espérer comme lui. Le moyen de supporter la vie sans l’honneur ? Oui, oui, mon enfant, continuez à être un bon chrétien tant que vous vivrez, mais soyez homme d’honneur aussi, et ne souffrez jamais un affront. Tous les livres, tous les curés du monde ne me persuaderont, pas d’être un lâche. J’aime beaucoup ma religion, j’aime encore plus mon honneur. Il faut qu’il se soit glissé quelque erreur dans le texte de la loi, ou dans la traduction, ou dans le commentaire. Quoi qu’il en soit, un militaire doit en courir la chance ; car il est obligé de conserver son honneur sans tache. Dormez donc tranquille cette nuit, et je vous promets que l’occasion de venger votre injure ne vous manquera pas… » À ces mots il embrassa Jones affectueusement, lui serra la main, et prit congé de lui.
 
Le raisonnement du lieutenant, quelque concluant qu’il fût pour lui, ne l’était pas de même pour notre jeune ami. Celui-ci, après avoir longtemps ruminé le cas dans sa tête, s’arrêta enfin à la résolution qu’on va voir.
 
 
CHAPITRE XIV.
 
Chapitre effrayant que peu de lecteurs doivent se hasarder à lire seuls, au déclin du jour.
 
Jones avala tout d’un trait une grande écuellée de bouillon de poulet, ou plutôt de coq. Il aurait volontiers mangé aussi le coq tout entier, et encore une livre de jambon. Se sentant alors plein de force et de santé, il résolut de se lever et d’aller trouver son adversaire.
 
Il envoya d’abord chercher le sergent, qui était sa première connaissance dans la troupe. Malheureusement, ce brave homme, après avoir bu comme une éponge, s’était jeté sur son lit et ronflait si fort, qu’il était difficile de faire parvenir à son oreille un bruit capable de couvrir celui qui sortait de sa gorge et de ses narines.
 
Cependant Jones voulant absolument lui parler, chargea un garçon d’auberge, à voix de Stentor, d’aller l’éveiller. Celui-ci en vint à bout, non sans peine, et l’informa du sujet de son message. Dès que le sergent en fut instruit, il se leva ; comme il était tout habillé, il ne se fit pas attendre. Jones ne jugea pas à propos de lui confier son dessein, quoiqu’il eût pu le faire avec assurance. Le sergent était un homme d’honneur et d’un courage éprouvé. Il aurait donc gardé fidèlement ce secret, ou tout autre qu’il n’eût pas été de son intérêt de trahir ; mais Jones n’avait pu découvrir, en si peu de temps, toutes ses bonnes qualités ; ainsi la réserve dont il usa était sage et digne de louanges.
 
Il commença par dire au sergent, qu’étant maintenant militaire, il avait honte de n’être point pourvu de l’instrument le plus nécessaire à un soldat, c’est-à-dire d’une épée. « Je vous aurai, ajouta-t-il, une obligation infinie, si vous pouvez m’en procurer une. J’en donnerai un prix raisonnable. Peu m’importe que la poignée soit d’argent ou de cuivre. Il ne me faut qu’une bonne lame, qui aille bien au côté d’un soldat. »
 
Le sergent n’ignorait ni la scène du dîner, ni l’état dangereux de Jones ; il conclut d’une pareille démarche, faite à une telle heure de la nuit, et dans une semblable situation, que notre jeune homme avait le transport au cerveau. En fin matois, que sa présence d’esprit n’abandonnait jamais, il conçut aussitôt l’idée de tirer parti de la fantaisie du malade. « Monsieur, lui dit-il, je crois que je puis faire votre affaire : j’ai une excellente épée ; elle n’est point, il est vrai, montée en argent, ce qui, comme vous le dites fort bien, ne sied pas à un soldat ; mais la poignée en est propre, et la lame, une des meilleures de l’Europe. C’est une lame qui… une lame qui… En un mot, je vais vous la chercher, et vous en jugerez. Sur mon honneur, je suis ravi de voir votre seigneurie en si bonne santé. »
 
Il revint, un instant après, avec l’épée. Jones l’examina, la trouva à son gré, et lui en demanda le prix.
 
Notre homme fit d’abord un pompeux éloge de sa marchandise ; il jura que cette épée avait appartenu à un général français. « Je la lui pris moi-même, dit-il, à la bataille de Dettingen, après lui avoir fait sauter la cervelle. La garde en était d’or ; je la vendis à un de nos petits-maîtres, qui, n’en déplaise à votre seigneurie, estiment plus la poignée que la lame. »
 
Jones l’interrompit et lui demanda de nouveau de mettre un prix à son épée. Le sergent, qui croyait notre héros dans un délire complet, et proche de sa fin, craignit de faire tort à sa famille, s’il en demandait trop peu. Il hésita un moment, puis il répondit qu’il se contenterait de vingt guinées, protestant qu’il ne la vendrait pas une obole de moins à son propre frère.
 
– Vingt guinées ! s’écria Jones avec surprise, vous vous imaginez sans doute que je suis fou, ou que je n’ai jamais vu d’épée de ma vie. Vingt guinées ! je ne vous aurais pas cru capable de me tromper. Tenez, reprenez votre épée… Mais non, je veux la garder ; je la montrerai demain à votre officier, et je lui dirai le prix que vous m’en avez demandé. »
 
Le fourbe, que rien ne déconcertait, jugea bien, par cette réponse, que Jones n’était pas dans l’état où il l’avait supposé. Il changea aussitôt de batterie, et feignant une surprise égale à la sienne : « Je ne pense pas, monsieur, lui dit-il, vous avoir surfait. Songez que c’est la seule épée que j’aie, et qu’en vous la vendant je m’expose aux réprimandes de mon chef ; et véritablement, monsieur, tout bien considéré, je ne crois pas que vingt schellings soient un prix trop élevé.
 
– Vingt schellings ! Eh mais ! vous me demandiez tout à l’heure vingt guinées !
 
– Comment ? Il faut que votre seigneurie ait mal entendu, ou que je me sois mal expliqué : et en effet, je suis encore à peine éveillé. Vingt guinées ? je ne m’étonne pas de la colère de votre seigneurie… Vingt guinées ! Eh non ! non, c’est vingt schellings, je vous assure, que j’ai voulu dire ; et quand vous daignerez y réfléchir, j’espère que vous ne trouverez pas le prix exagéré. On peut, je le sais, se procurer une épée d’aussi belle apparence à meilleur marché ; mais… »
 
Jones l’arrêta, en disant que loin de vouloir marchander, il lui donnait un schelling de plus qu’il ne demandait. Il lui mit une guinée dans la main, le renvoya se coucher, lui souhaita un bon voyage, et ajouta qu’il espérait rejoindre la troupe avant qu’elle arrivât à Worcester.
 
Le sergent se retira respectueusement, ravi de son petit marché, et de l’adresse avec laquelle il s’était tiré du mauvais pas où sa méprise l’avait engagé.
 
Aussitôt qu’il fut parti, Jones se leva, s’habilla, et mit, faute d’un autre vêtement, son justaucorps de la veille, dont la couleur blanche rendait plus visibles les larges taches de sang dont il était couvert. Il prit ensuite son épée. Au moment de sortir, l’action qu’il méditait se présenta à son esprit, avec toutes ses conséquences. Il réfléchit que, dans quelques minutes peut-être, il aurait ôté la vie à un homme, ou cessé lui-même d’exister. « Eh ! pourquoi, se dit-il, vais-je exposer mes jours ? Pourquoi ? Pour venger mon honneur. Sur qui ? Sur un misérable qui m’a insulté, outragé, sans la moindre provocation… Mais le ciel ne défend-il pas la vengeance ? Oui, mais le monde l’ordonne. Eh bien ! obéirai-je au monde, en bravant l’ordre exprès du ciel ? M’exposerai-je à la colère divine, plutôt que d’être appelé… Ah ! un lâche ? un poltron ? Je ne balance plus, mon parti est pris, je vais me battre. »
 
La cloche avait sonné minuit, tout le monde dormait dans l’hôtellerie, hors la sentinelle qui veillait à la garde de Northerton, lorsque Jones ouvrant doucement sa porte, s’achemina vers la chambre de son adversaire, que le garçon d’auberge lui avait indiquée. On aurait peine à se représenter une figure plus effrayante que celle de notre héros. Il portait un habit d’étoffe blanche, tout parsemé de taches de sang, son visage était d’une extrême pâleur ; car outre le sang qu’il avait perdu par sa blessure, le chirurgien lui en avait tiré plus de vingt onces. Une multitude de compresses et de bandes entourait sa tête, en forme de turban ; il tenait de la main droite une épée nue, de la gauche une chandelle. Le sanglant Banco[52] excite moins de terreur sur la scène, et nous doutons que jamais spectre plus épouvantable ait apparu la nuit dans un cimetière, ou troublé l’imagination superstitieuse des bonnes femmes du comté de Somerset, rassemblées autour du feu, la veille de Noël.
 
À son approche, les cheveux du factionnaire se hérissèrent d’horreur, et soulevèrent, sur sa tête, son bonnet de grenadier ; ses genoux tremblants s’entre-choquèrent, tout son corps fut saisi comme d’un violent accès de fièvre, il fit feu et tomba la face contre terre. Nous ignorons s’il céda, en tirant, à l’impulsion de la peur, ou à celle du courage. Quoi qu’il en soit, il eut le bonheur de manquer son homme.
 
Jones le voyant tomber, devina la cause de son effroi. Il ne put s’empêcher d’en rire, sans songer le moins du monde au danger qu’il venait de courir. Il passa à côté du soldat, qui était immobile, et entra dans la chambre où il savait que Northerton était enfermé. Une bouteille vide, quelques gouttes de bière répandues sur la table, annonçaient que le lieu avait été récemment habité ; mais il ne s’y trouvait plus personne.
 
Jones s’imagina que cette chambre communiquait à une autre ; il en fit le tour, et se convainquit qu’il n’y avait de porte, que celle par où il était entré, et devant laquelle on avait placé le factionnaire. Il appela plusieurs fois Northerton par son nom, sans obtenir de réponse. Ses cris redoublèrent la frayeur du soldat, qui demeura persuadé, que le volontaire était mort de sa blessure, et que son esprit revenait sur la terre, pour chercher son meurtrier. Le malheureux éprouvait toutes les horreurs d’une véritable agonie. Nous souhaiterions que les acteurs destinés à jouer le rôle d’un personnage frappé de terreur, eussent été témoins de ses angoisses. Ce spectacle leur aurait appris à imiter la nature, au lieu de s’épuiser en cris forcenés et en horribles contorsions, pour exciter les applaudissements du parterre.
 
Voyant que l’oiseau était envolé, ou du moins qu’il fallait renoncer à le trouver, craignant de plus, avec raison, que le coup de fusil n’eût répandu l’alarme dans l’hôtellerie, notre héros souffla sa chandelle, et regagna en silence sa chambre et son lit. Il n’aurait pu y arriver sans être aperçu, si tout autre qu’un voyageur affligé de la goutte, eût logé au même étage ; car avant qu’il fût parvenu à sa porte, la chambre que gardait le factionnaire était remplie de gens, les uns en chemise, les autres à demi vêtus, qui se demandaient avec anxiété la cause du bruit qu’ils avaient entendu.
 
Le soldat n’avait point changé de place, ni d’attitude. On essaya de le relever, et d’abord on le crut sans vie ; mais on revint bientôt de cette erreur. Le prétendu mort, non content d’opposer une vigoureuse résistance à ceux qui tentaient de le soulever, se mit à beugler comme un taureau. Il se croyait entre les mains d’une troupe de revenants, ou de démons ; son imagination troublée de l’horreur d’une apparition, transformait tous les objets qu’il voyait, ou qu’il sentait, en autant de fantômes.
 
Enfin, à force de bras, on réussit à le remettre sur ses pieds. Lorsqu’on eut apporté de la lumière, et qu’il vit devant lui deux ou trois de ses camarades, il reprit un peu ses sens. On lui demanda ce qui était arrivé ; il répondit : « Je suis un homme mort, voilà tout ; je n’en reviendrai pas, je l’ai vu.
 
– Qu’as-tu vu, Jacques ? dit un des soldats.
 
– J’ai vu le jeune volontaire qui a été tué hier, oui je l’ai vu tout couvert de sang, vomissant des flammes par la bouche et par le nez. Il a passé à côté de moi, il est entré dans la chambre de l’enseigne Northerton, l’a saisi par la gorge et emporté dans les airs avec un bruit semblable à celui du tonnerre.
 
Ce récit fut accueilli favorablement par l’auditoire. Toutes les femmes y ajoutèrent une foi aveugle, et prièrent le ciel de les préserver du malheur de répandre le sang humain. La plupart des hommes ne se montrèrent pas moins crédules. Quelques-uns cependant se permirent de tourner l’histoire en ridicule. « Jeune homme, dit froidement, au factionnaire, un sergent qui était présent, vous avez beau dire, vous n’en serez pas quitte à si bon marché, pour avoir dormi et rêvé à votre poste.
 
– Il ne tient qu’à vous de me punir, répondit le soldat. La vérité est pourtant que j’étais aussi éveillé que je le suis maintenant ; et je consens que le diable m’emporte, comme il a emporté M. Northerton, si je n’ai pas vu le volontaire mort, à telles enseignes qu’il avait les yeux aussi flamboyants que deux torches ardentes. »
 
Le commandant du détachement et la maîtresse de l’auberge arrivèrent sur ces entrefaites. Le premier était éveillé, quand le factionnaire avait tiré son coup de fusil. Il avait cru devoir se lever sur-le-champ, quoiqu’il n’appréhendât rien de bien fâcheux. La seconde éprouvait une inquiétude beaucoup plus vive ; elle craignait que ses cuillers et ses pots ne décampassent, sans son ordre, avec la troupe.
 
Le pauvre factionnaire, presque aussi effrayé à la vue de son chef, qu’à celle du fantôme imaginaire, raconta de nouveau sa terrible histoire, avec une grande addition de sang et de flammes. Cette fois, il eut le malheur de ne trouver que des incrédules. Le lieutenant, quoique très-religieux, était exempt de vaines superstitions. D’ailleurs, l’état où il avait laissé M. Jones peu de moments auparavant, ne lui permettait pas d’ajouter foi à la nouvelle de sa mort. Quant à l’hôtesse, sans avoir plus de religion qu’il ne fallait, elle n’était pas éloignée de croire aux revenants ; mais le récit du factionnaire contenait une circonstance dont elle connaissait parfaitement la fausseté, comme on le verra tout à l’heure.
 
Au reste, que Northerton eût été emporté dans un nuage, dans un tourbillon de flammes, ou de quelque autre manière que ce fût, un fait certain, c’est qu’il avait disparu. Le lieutenant porta, sur cette affaire, à peu près le même jugement que le sergent dont on a parlé plus haut. Il ordonna qu’on se saisît à l’instant du factionnaire, qui, par un de ces revers de fortune assez fréquents dans la profession des armes, prit la place du prisonnier qu’il gardait.
 
 
CHAPITRE XV.
 
Dénoûment de l’aventure précédente.
 
L’officier commandant ne soupçonnait pas seulement le factionnaire de s’être endormi à son poste, il croyait avoir à lui faire un autre reproche beaucoup plus grave, celui de trahison. Considérant l’apparition comme une fable inventée à dessein de le tromper, il se figurait que, dans la réalité, le factionnaire s’était laissé corrompre par l’enseigne, pour favoriser son évasion. La supposition lui paraissait d’autant plus vraisemblable, qu’il ne pouvait concilier le sentiment de la peur avec le caractère connu de cet homme, qui s’était trouvé à différents combats où il avait reçu d’honorables blessures, et qui passait pour un des plus vaillants soldats du régiment.
 
Qu’on se garde de concevoir une opinion défavorable de ce brave militaire. Nous allons, à l’instant même, le laver d’une odieuse imputation.
 
M. Northerton, ainsi qu’on l’a observé plus haut, était pleinement satisfait de la gloire qu’il avait obtenue par son exploit. Peut-être avait-il vu, ou entendu dire, ou deviné que l’envie ne manque guère de s’attacher à une grande renommée. Nous ne voudrions pas insinuer ici qu’il fût disposé à croire, en païen, à là déesse Némésis et à lui rendre un culte ; car, dans le fait, nous sommes convaincu qu’il ne la connaissait pas même de nom. Son activité naturelle répugnait d’ailleurs à un petit séjour dans la citadelle de Glocester, où il craignait qu’un juge de paix ne l’envoyât passer ses quartiers d’hiver. Il ne pouvait non plus se défendre de quelques méditations chagrines sur un certain édifice de bois que nous nous abstenons de nommer, par égard pour le préjugé vulgaire, édifice plus propre à exciter chez les humains un sentiment de respect que de honte, puisqu’il est, ou du moins pourrait être presque aussi utile à la société qu’aucun autre. Enfin, sans en dire davantage, M. Northerton désirait ardemment de s’évader ce soir-là ; il ne lui restait plus qu’à en imaginer le moyen, qui ne paraissait pas facile à trouver.
 
Ce jeune officier, de mœurs un peu corrompues, était bien fait de sa personne, et d’une force remarquable. Ajoutez à cela des joues rebondies, un teint fleuri, d’assez belles dents, avantages généralement prisés par les femmes. De pareils charmes firent impression sur l’hôtesse, qui ne haïssait pas ce genre de beauté. La situation de l’enseigne lui inspirait en outre une véritable pitié. Lorsqu’elle apprit du chirurgien que le volontaire allait mal, elle pensa que les affaires de M. Northerton pourraient bien prendre aussi une mauvaise tournure. Ayant obtenu la permission de le voir, et le trouvant plongé dans une profonde mélancolie, qu’elle augmenta encore par le récit du péril éminent que courait le volontaire, elle se hasarda à lui faire quelques propositions. Northerton y prêta une oreille attentive. Bientôt s’établit entre eux une intelligence complète. Bref, il fut convenu qu’à un signal donné, l’enseigne monterait dans la cheminée de sa chambre, qui, à peu de distance du foyer, communiquait à celle de la cuisine, où il descendrait après que l’hôtesse aurait eu soin d’en écarter tout le monde.
 
De crainte que des lecteurs, d’un caractère rigide, ne se hâtent trop de condamner la compassion, comme une folie pernicieuse à la société, nous jugeons à propos de rapporter une circonstance qui put influer beaucoup sur la conduite de la bonne femme. Le capitaine, à la suite d’une difficulté qu’il avait eue avec le lieutenant chargé de la caisse, avait confié à Northerton une somme de cinquante livres sterling, appartenante à la compagnie : celui-ci la déposa entre les mains de l’hôtesse, apparemment comme un gage de son exactitude à se représenter plus tard, pour répondre à ses juges. De quelque nature qu’aient été leurs conditions, il est certain que l’une eut l’argent, et l’autre, sa liberté.
 
D’après le naturel compatissant de l’hôtesse, on aurait lieu de croire, qu’en voyant le pauvre factionnaire emprisonné pour une faute dont elle le savait parfaitement innocent, elle s’empressa de demander grâce pour lui. Mais, soit que sa pitié fût épuisée par l’effort précédent, soit que la figure du soldat, quoique assez semblable à celle de l’enseigne, n’eût pas également la vertu de l’émouvoir, loin de prendre la défense du nouveau prisonnier, elle se plut à exagérer ses torts auprès de son chef, et jura, les yeux et les mains levés vers le ciel, qu’elle ne voudrait pas pour tout l’or du monde, avoir contribué à l’évasion d’un meurtrier.
 
La tranquillité étant une seconde fois rétablie dans l’auberge ; la plupart des voyageurs retournèrent se coucher. L’hôtesse, que son humeur active et ses craintes pour sa vaisselle empêchaient de dormir, engagea les officiers, qui ne devaient partir que dans une heure, à boire un bowl de punch avec elle.
 
Jones n’avait pas fermé l’œil depuis son retour dans sa chambre. Curieux de connaître les particularités de la scène tumultueuse qu’il avait entendue, il sonna plus de vingt fois, mais en vain. L’hôtesse se livrait avec sa compagnie à une joie si bruyante, qu’on ne distinguait que les éclats de sa voix ! le garçon et la fille d’auberge, assis ensemble près du feu de la cuisine, n’osaient bouger de leurs places. Plus la sonnette allait, plus leur frayeur augmentait, et ils restaient comme cloués sur leurs sièges.
 
À la fin, pendant un court intervalle de silence, le bruit de la sonnette parvint aux oreilles de l’hôtesse. Elle appela ses domestiques : « Joseph, dit-elle, n’entendez-vous pas la sonnette du jeune volontaire ? Pourquoi ne montez-vous pas ?
 
– Le service des chambres ne me regarde point, madame, répondit Joseph, c’est l’affaire de Betty.
 
– Oh quant à ça, non, repartit la fille, ce n’est pas à moi d’aller chez les messieurs. J’y ai été quelquefois, mais on ne m’y rattrapera plus. »
 
Cependant la sonnette allait toujours avec la même force. L’hôtesse s’emporta, et jura que si Joseph ne montait pas à l’instant, elle le renverrait le lendemain matin.
 
« Vous en êtes bien la maîtresse, madame, dit-il, mais je ne ferai pas l’ouvrage d’un autre. »
 
Elle s’adressa ensuite à Betty et la prit par la douceur avec aussi peu de succès. Betty ne fut pas moins inflexible que Joseph. Tous deux soutinrent que ce n’était pas leur affaire, et refusèrent d’obéir.
 
Le lieutenant se mit à rire : « Allons, dit-il, je veux terminer ce débat. Mes amis, vous avez raison de ne vous rien céder. N’est-il pas vrai pourtant que si l’un de vous consent à monter, l’autre ne fera pas difficulté de le suivre ? »
 
La proposition fut à l’instant acceptée. Joseph et Betty montèrent l’escalier, en se tenant tendrement par la main. Quand ils furent partis, le lieutenant n’eut besoin, pour apaiser la colère de l’hôtesse, que de lui expliquer le motif qui les avait empêchés d’aller seuls.
 
À leur retour ils rapportèrent que le malade, loin d’être mort, parlait comme en pleine santé, qu’il présentait ses respects au lieutenant, et le priait de vouloir bien l’honorer d’une visite, avant son départ.
 
Le bon lieutenant s’empressa de se rendre aux désirs de Jones. Il s’assit auprès de son lit, lui raconta ce qui s’était passé dans l’auberge, et l’instruisit de l’intention où il était de faire un exemple du factionnaire.
 
Jones lui découvrit alors tout le mystère, en le conjurant de ne point punir le pauvre soldat, qui était, assura-t-il, aussi innocent de l’évasion de l’enseigne, qu’incapable d’imaginer un mensonge pour tromper son chef.
 
Le lieutenant hésita un moment, puis il répondit : « Vous le justifiez d’une partie de l’accusation, et on ne saurait prouver l’autre ; car il n’a pas été le seul soldat en faction. J’aurais, toutefois, grande envie de punir le drôle de sa poltronnerie… Mais, qui peut calculer les effets d’une terreur panique ? Je lui dois la justice de dire, qu’il s’est toujours comporté vaillamment devant l’ennemi… Allons, il est heureux, après tout, de voir dans ces gens-là quelques signes de religion. Je vous promets de le mettre en liberté, au moment du départ… Mais j’entends battre la générale. Embrassez-moi, mon cher enfant, tranquillisez-vous, n’oubliez pas que la patience est la vertu du chrétien ; adieu, j’espère que vous serez bientôt en état de tirer de votre adversaire une vengeance honorable. »
 
Le lieutenant partit à ces mots, et Jones, demeuré seul, essaya de prendre un peu de repos.
 
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VIII.
 
CONTENANT PLUS DE DEUX JOURS.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER.
 
Dissertation d’une prodigieuse longueur sur le merveilleux.
 
En commençant un livre où nous aurons à raconter des faits plus extraordinaires et plus surprenants, qu’aucun de ceux qu’on a lus jusqu’à présent, il n’est pas inutile de dire quelques mots de ce qu’on appelle le merveilleux, dans les ouvrages d’esprit. Nous tâcherons, pour nous-même, aussi bien que pour les autres, d’en marquer les justes limites. Cela est d’autant plus nécessaire, que les critiques sont sujets à tomber, sur ce point, dans des extrêmes opposés. Les uns conviennent, avec M. Dacier, que l’impossible n’exclut pas le vraisemblable. Les autres se montrent si incrédules en matière d’histoire, ou de poésie, qu’ils n’admettent comme possible, ou comme vraisemblable, que ce qui s’accorde avec leurs propres observations.
 
Il nous semble d’abord, qu’on peut raisonnablement exiger de tout écrivain, qu’il se renferme dans les bornes du possible, et n’oublie jamais qu’on ne saurait croire qu’un homme ait fait, ce qu’il est impossible à l’homme de faire. De là, sans doute, l’origine de beaucoup d’histoires des anciennes divinités du paganisme, qui sont, pour la plupart, d’invention poétique. Le poëte, voulant donner une libre carrière aux caprices de son imagination, eut recours à un pouvoir surnaturel, dont ses lecteurs étaient incapables de mesurer l’étendue, ou plutôt qu’ils se figuraient infini : et par conséquent, il put, sans les choquer, en raconter tous les prodiges qu’il lui plut. On a tenté de justifier de la sorte le merveilleux des poëmes d’Homère ; et cette apologie paraît assez fondée. Ce n’est pas, ainsi que le prétend M. Pope, à cause de la stupidité des Phéaciens, qu’Ulysse leur débite cent fables absurdes, mais parce qu’Homère écrivait pour des païens, aux yeux de qui ces fables étaient autant d’articles de foi. Quant à nous (telle est la bonté de notre naturel), nous souhaiterions que Polyphême se fût borné à vivre de laitage, et qu’il eût conservé son œil. Nous partageons le chagrin qu’éprouva le roi d’Ithaque, de l’indigne métamorphose que Circé fit subir à ses compagnons, quoiqu’elle nous paraisse réellement peu probable ; car la magicienne aimait trop l’espèce humaine, pour changer des hommes en pourceaux. Nous voudrions aussi qu’Homère eût connu la règle prescrite par Horace, de n’user qu’avec sobriété de l’intervention des agents surnaturels. On ne verrait pas ses dieux remplir sur la terre tant de vulgaires messages, et se conduire souvent de façon à perdre toute espèce de titres au respect, et à devenir même des objets de mépris et de risée. De si bizarres peintures devaient blesser la foi des païens éclairés, et on ne saurait les expliquer qu’en supposant, comme nous avons été quelquefois tenté de le croire, que le prince des poëtes avait l’intention de tourner en ridicule la crédulité superstitieuse de son siècle et de son pays.
 
Mais c’est insister trop longtemps sur une doctrine, qui ne peut-être d’aucun usage pour un auteur chrétien. Si sa religion lui défend d’introduire dans ses ouvrages cette milice céleste qui fait partie de sa croyance, la raison l’empêche aussi d’emprunter le secours de ces divinités païennes, qu’elle a depuis longtemps chassées de l’Olympe, et dépouillées de leur immortalité. Lord Shaftsbury observe, qu’il n’y a rien de plus froid que l’invocation d’une muse, par un moderne. Il aurait pu ajouter, qu’il n’y a rien de plus absurde. Un moderne ferait beaucoup mieux d’invoquer, comme l’auteur d’Hudibras, un pot de bière : et qui sait si cette liqueur n’a pas inspiré plus de rumeurs, que les fabuleuses eaux de l’Hippocrène ou de l’Hélicon ?
 
Les seuls agents surnaturels qu’il soit, pour ainsi dire, permis d’introduire aujourd’hui dans un ouvrage, ce sont les esprits ; mais nous conseillons de ne pas abuser de cette ressource. Il en est de ces êtres fantastiques, comme de l’arsenic et d’autres drogues dangereuses en médecine : il faut en user avec une extrême précaution, pour peu qu’on craigne de manquer son but, ou d’apprêter à rire au lecteur.
 
À l’égard des lutins, des fées, et des êtres chimériques du même genre, nous nous abstenons exprès d’en parler. Nous ne voulons point gêner l’essor de ces imaginations prodigieuses, qui se trouvent trop resserrées dans les bornes de la nature humaine. Leurs œuvres sont des créations, et ne doivent être assujetties à aucune règle.
 
L’homme est, sans contredit, le plus noble sujet qui se présente à la plume de l’historien ou du poëte ; mais en racontant ses actions, il convient de ne rien dire qui excède ses facultés.
 
La possibilité ne suffit pas pour justifier un écrivain. Il faut encore qu’il respecte la vraisemblance. Aristote, et un sage moderne, dont l’autorité n’aura pas un jour moins de poids que la sienne, pensent avec raison que le poëte qui décrit un événement incroyable, ne saurait en alléguer la vérité pour excuse. Ce principe, fort juste en poésie, ne peut s’appliquer à l’histoire. L’historien est obligé de rapporter les faits, comme il les trouve, lors même que, par leur nature extraordinaire, ils exigent, pour être crus, la foi la plus robuste. Tel fut, dans les temps anciens, le malheureux armement de Xerxès, ou la brillante expédition d’Alexandre ; et dans les siècles modernes, la bataille d’Azincourt gagnée par Henri V, ou celle de Nerva remportée par Charles XII, événements qui étonnent d’autant plus, qu’on y réfléchit davantage.
 
De pareils faits constituent une partie essentielle de l’histoire, et loin que l’historien soit blâmable d’en tracer un tableau fidèle, on ne lui pardonnerait pas de les omettre, ou de les altérer. Il en est d’autres moins importants, quoiqu’aussi avérés, qu’il peut supprimer, par égard pour le scepticisme des lecteurs. Nous mettrons de ce nombre la bizarre anecdote du spectre de Georges Villiers[53], rapportée par Clarendon : anecdote peu digne d’entrer dans un ouvrage aussi grave que l’histoire de la rébellion, et qui figurerait beaucoup mieux, à côté de celle du spectre de mistress Veal, dont parle le docteur Drelincourt[54], au commencement de son discours sur la mort.
 
À dire vrai, l’historien qui se borne au simple récit des faits, et qui en écarte les circonstances même les mieux attestées, quand il les juge fausses, tombera quelquefois dans le merveilleux, mais non dans l’incroyable. Il excitera souvent l’étonnement du lecteur, mais il ne révoltera jamais sa raison. Si, au contraire, il se jette dans la fiction, il perdra son noble caractère, et ne sera plus qu’un romancier.
 
L’historien qui rapporte des faits publics, a un grand avantage sur l’auteur de roman qui décrit des scènes de la vie privée. La notoriété dépose en faveur du premier ; les actes authentiques, l’unanimité des témoignages démontrent sa véracité aux siècles futurs. C’est ainsi que l’existence des Trajan, des Antonin, des Néron, des Caligula, n’a point trouvé d’incrédules dans la postérité. Personne ne doute que ces princes vertueux et que ces monstres, n’aient été autrefois les maîtres du monde.
 
Pour nous, qui dessinons des caractères inconnus, qui allons chercher dans les retraites les plus écartées et les plus obscures, des exemples de vice et de vertu, nous n’avons, pour accréditer nos récits, aucune des ressources de l’historien. Nous devons donc nous tenir soigneusement renfermé dans les bornes du possible et du vraisemblable. Cette obligation devient surtout rigoureuse, lorsqu’il s’agit de la peinture d’un mérite extraordinaire. Il y aurait moins d’inconvénient à peindre au naturel l’excès de la sottise ou de la scélératesse ; car la malignité humaine n’est que trop disposée à y croire.
 
Ainsi, on peut raconter, en toute assurance, l’histoire de Fisher. Cet homme devait depuis longtemps sa subsistance à la générosité de M. Derby. Le matin même du jour où il en avait reçu un don considérable, l’odieuse pensée lui vint de ravir tout l’argent que renfermait le secrétaire de son bienfaiteur. Dans ce dessin, il s’introduisit le soir dans un passage qui communiquait à l’appartement de M. Derby. Là, il l’entendit pendant plusieurs heures, se livrer à la joie que lui inspirait une petite fête qu’il donnait à quelques amis, et à laquelle il avait convié Fisher lui-même. Durant tout ce temps, aucun sentiment d’affection ou de reconnaissance, n’émut son cœur et ne combattit sa coupable résolution. Au moment que l’infortuné gentilhomme rentrait dans sa chambre, après avoir reconduit ses amis, Fisher sortit du lieu où il se tenait caché, et s’avançant doucement derrière lui, il l’étendit mort à ses pieds d’un coup de pistolet. On croira ce fait, quand les os de Fisher seront réduits en poudre. On croira même qu’il alla deux jours après à une représentation d’Hamlet, avec quelques jeunes femmes, et que l’une d’elles, qui ne se doutait guère qu’elle fût si près du meurtrier, s’étant écriée : « Bon Dieu ! si l’assassin de M. Derby était ici ! » il entendit cette exclamation sans changer de visage : manifestant par son sang-froid un cœur plus endurci, plus atroce que celui de Néron, dont Suétone rapporte, qu’il n’eut pas plus tôt fait périr sa mère, que le poids de son crime lui devint insupportable, et que toutes les félicitations du sénat, du peuple, et de l’armée, ne purent étouffer dans son sein le cri du remords.
 
Mais si, traçant un autre portrait, nous disons au lecteur, que nous avons connu un homme que son génie pénétrant conduisit à une haute fortune, par des chemins ignorés jusqu’à lui ; qui sut s’y élever, sans rien perdre de son intégrité, et non-seulement sans faire le moindre tort à personne, mais en procurant au commerce les plus brillants avantages, et à l’état un accroissement considérable de revenu ; qui fonda, d’une main, des établissements où respire la grandeur unie à la simplicité, et répandit, de l’autre, sur une foule d’infortunés d’inépuisables largesses ; un homme aussi ingénieux à découvrir le mérite indigent, qu’empressé à le secourir, et soigneux par-dessus tout de cacher ses bienfaits ; magnifique, sans ostentation, dans sa maison, dans son ameublement, dans ses banquets, exact observateur de ses devoirs, pieux envers son Créateur, dévoué à son souverain, tendre époux, excellent père, protecteur généreux, ami chaud et solide, homme du monde spirituel et poli, indulgent pour ses serviteurs, hospitalier pour ses voisins, charitable pour les pauvres, et bienveillant pour tous ses semblables ; si nous ajoutons à ces traits l’éloge de sa sagesse, de sa bravoure, de sa bonne grâce, en un mot toutes les épithètes flatteuses que peut fournir notre langue, on ne manquera pas de s’écrier avec Horace :
 
Qui le croira ? personne, assurément personne,
 
Ou deux lecteurs au plus[55].
 
Nous avons cependant connu l’original de ce portrait ; mais un exemple unique (car où en trouver un second ?) ne saurait justifier un auteur, dont les ouvrages sont destinés à être lus par des milliers de gens qui n’ont jamais entendu parler d’un semblable prodige, ni de rien qui en approche. L’éloge de pareils modèles de vertu devrait être abandonné à la plume d’un faiseur d’épitaphes, ou de quelque poëte qui pourrait hasarder, sans craindre de déplaire au lecteur, de l’enchâsser dans un distique, ou de le glisser négligemment au bout d’un vers.
 
Enfin, ce n’est pas assez que les actions n’excèdent point la portée des forces humaines, il faut encore qu’elles soient conformes au caractère des personnages ; car ce qui n’est qu’étonnant dans un homme, peut paraître invraisemblable et même impossible dans un autre. Cette dernière règle, que les critiques appellent observation des mœurs, exige un rare discernement, et une connaissance approfondie du cœur humain.
 
Un excellent écrivain remarque très-judicieusement, qu’il est presque aussi impossible à la passion de faire agir un homme d’une façon opposée à son caractère, qu’à un fleuve rapide de remonter un bateau contre son cours. Qu’on attribue à Néron les vertus de Marc-Aurèle, et à Marc-Aurèle les crimes de Néron : y aura-t-il rien de plus choquant et de plus difficile à croire ? Mais qu’on restitue à chacun d’eux ses propres actions, il en résulte du merveilleux sans invraisemblance.
 
Nos poëtes dramatiques sont tombés, presque tous, dans le défaut que nous signalons ici. Leurs héros sont, pour l’ordinaire, d’insignes fripons, et leurs héroïnes, de franches coquines, durant les quatre premiers actes : puis au cinquième, les premiers deviennent d’honnêtes gens, et les secondes, des femmes de bien, sans que le poëte se donne la peine d’expliquer un changement si soudain et une inconséquence si étrange. On ne saurait effectivement en assigner d’autre raison, que la nécessité de finir la pièce : comme s’il était aussi naturel qu’un coquin se repentît au dernier acte d’un drame, qu’au dernier moment de sa vie. C’est ce qui se voit souvent à Tyburn, place qui pourrait fort bien servir à la représentation de certaines pièces modernes, dont les personnages ont toutes les qualités requises, pour figurer dignement sur ce noble théâtre.
 
Hors ce petit nombre d’exceptions, tout écrivain est maître d’employer, à son gré, le merveilleux ; et même, s’il demeure fidèle à la vraisemblance, plus il causera de surprise au lecteur, plus il sera sûr de l’attacher et de lui plaire : car, ainsi que l’a dit un illustre auteur, le grand art du poëte est de mêler la vérité à la fiction, de telle sorte, que le merveilleux paraisse vraisemblable.
 
La nécessité de se renfermer dans les bornes de la probabilité, n’oblige pas un auteur à ne mettre en scène que des personnages communs ; à ne traiter que des sujets vulgaires. Il lui est permis d’inventer des caractères, des situations. Pourvu qu’il se conforme aux règles établies ci-dessus, il a rempli sa tâche, et peut braver la critique et l’incrédulité. Elles sont alors sans fondement ; j’en puis citer un exemple remarquable. Une troupe de clercs de procureur et d’apprentis-marchands, s’avisèrent un jour de siffler, comme contraire à la nature, le rôle d’une jeune femme de qualité qui avait obtenu, avant la représentation, le suffrage d’un grand nombre de dames du plus haut rang. L’une d’entre elles, très-distinguée par son esprit, avait même déclaré, que c’était le portrait de la moitié des jeunes femmes de sa connaissance. L’auteur se moqua des sifflets du parterre, et en fut bien dédommagé par les applaudissements des loges.
 
 
CHAPITRE II.
 
Visite de l’hôtesse à M. Jones.
 
Jones essaya en vain de dormir, après le départ du lieutenant. Ses sens étaient trop agités pour lui permettre de goûter les douceurs du sommeil. L’idée de sa chère Sophie amusa, ou plutôt tourmenta toute la nuit son imagination. Lorsqu’il fit grand jour, il demanda du thé. L’hôtesse profita de cette occasion pour lui faire une visite. C’était la première fois qu’elle le voyait, ou du moins qu’elle daignait l’honorer de son attention. Mais le jugeant, d’après le récit du lieutenant, un jeune homme de distinction, elle eut pour lui tous les égards possibles ; car son auberge était de celles, où l’accueil qu’on fait aux voyageurs se règle sur l’apparence de leur fortune.
 
« Hélas ! monsieur, dit-elle, en préparant le thé, quel dommage qu’un aussi joli garçon que vous, s’estime assez peu pour aller courir le monde avec ces militaires. Ils se prétendent gentilshommes, voyez-vous ? Mais, comme disait mon premier mari, ils devraient se souvenir que c’est nous qui les payons : et assurément, il est bien dur pour de pauvres aubergistes, d’avoir encore à les nourrir. J’en ai logé vingt la nuit dernière, indépendamment des officiers, qui, à tout prendre, valent moins que les soldats. Il n’y a rien d’assez bon pour ces messieurs-là ; et à la fin, le mémoire de leur dépense est si mince, hélas ! que cela fait pitié. J’ai cent fois moins d’embarras, voyez-vous, avec la famille d’un brave écuyer, qui me laisse quarante ou cinquante schellings par couchée, sans compter la nourriture des chevaux : et pourtant, il n’y a pas un de ces faquins d’officiers qui ne s’estime autant qu’un bon écuyer, riche de cinq cents livres de revenu. Morbleu ! j’enrage d’entendre leurs soldats les traiter à tout propos d’excellences. Les belles excellences, ma foi, qui dépensent un schelling par tête ! Puis ils jurent comme des païens. Le moyen que l’état prospère avec de pareils garnements ! L’un deux ne vous a-t-il pas traité de la manière la plus barbare ? Je pensais que les autres allaient se saisir de lui ; mais non, ils s’entendent comme larrons en foire. Eussiez-vous été en danger de mort (ce qui n’est pas, grâce à Dieu), la chose se serait passée de même. Ils auraient laissé aller l’assassin. Que le ciel leur pardonne ! Quant à moi, je ne voudrais pour rien au monde, avoir la conscience chargée d’un pareil crime. Mais quoique avec l’aide de Dieu, vous ayez l’espoir de vous rétablir, les tribunaux sont là. Adressez-vous au procureur Small ; je vous jure qu’il aura bientôt fait déguerpir le pendard, s’il n’a déjà pris la fuite ; car de tels chenapans ne restent pas longtemps en place. Aujourd’hui ici, demain bien loin. J’espère au moins, que cet accident vous rendra plus sage, et que vous retournerez auprès de vos amis. Je gage qu’ils sont bien affligés de vous avoir perdu. Que serait-ce s’ils étaient instruits de ce qui vous est arrivé ? Hélas ! Dieu les en préserve. Allons, allons, nous savons à merveille ce qui en est, si l’une refuse de vous écouter, une autre ne sera pas si difficile. Un aussi joli garçon que vous ne saurait manquer de femmes. À votre place, je laisserais la plus belle se pendre, plutôt que de me faire soldat pour l’amour d’elle… Mais, ne rougissez pas ainsi. (Il rougissait, en effet, sensiblement.) Pensez-vous, monsieur, que je ne connaisse point mademoiselle Sophie ?
 
– Quoi ! s’écria Jones en tressaillant, vous connaissez ma Sophie ?
 
– Si je la connais ? Oui, en vérité, elle a logé ici plus d’une fois.
 
– Avec sa tante, sans doute ?
 
– Justement, oui, oui, je connais aussi la vieille dame. Sa nièce est charmante, on ne peut en disconvenir.
 
– Charmante ? Ah !
 
Elle a d’un ange la beauté,
 
Dans tous les traits de son visage
 
Se peint la candeur, la bonté ;
 
Du ciel même elle offre l’image[56].
 
Mais aurais-je jamais cru que vous connussiez ma Sophie ?
 
– Plût à Dieu, monsieur, que vous la connussiez la moitié aussi bien que moi ! Que n’auriez-vous pas donné pour être assis là, à côté de son lit ? Quel cou ravissant ! quel teint de lis et de roses ! Ses membres délicats ont reposé sur ce lit même, où vous êtes.
 
– Ici ? Sophie a couché ici ?
 
– Oui, ici… là. Dans ce lit, où je voudrais la voir dans ce moment avec vous : et peut-être n’en serait-elle pas fâchée non plus, car elle m’a parlé de vous…
 
– Quoi ! se pourrait-il qu’elle eût parlé de son pauvre Jones ? Vous me flattez, je ne puis le croire.
 
– Que je meure, si je dis un mot de plus que la vérité. Je l’ai entendue parler de M. Jones, d’un ton modeste et réservé ; mais il était facile de voir, qu’elle en pensait beaucoup plus qu’elle n’en disait.
 
– Ô ma chère dame ! je ne mérite pas d’occuper sa pensée. Sophie est toute grâce, toute douceur, toute bonté… Malheureux ! faut-il que je sois destiné à lui causer un moment de peine, moi qui souffrirais volontiers pour elle tous les tourments, tous les supplices qu’inventa dans sa rage infernale l’ennemi du genre humain ! moi qui compterais pour rien l’excès de l’infortune, si je la savais heureuse !
 
– Rassurez-vous, je lui ai dit que vous étiez un amant fidèle.
 
– Mais, je vous prie, madame, depuis quand, et d’où me connaissez-vous ? C’est la première fois que je viens ici, et je ne me souviens pas de vous avoir vue auparavant.
 
– Je le crois bien, vous étiez si petit quand je vous tenais sur mes genoux, dans le château de l’écuyer.
 
– De l’écuyer, comment ? Connaîtriez-vous le bon, le respectable M. Allworthy ?
 
– Oui, sûrement ; et qui ne le connaît pas dans ce pays-ci ?
 
– La réputation de sa bonté a dû s’étendre, sans doute, beaucoup plus loin ; mais toutes ses vertus, mais l’excellence de son cœur ne sont connus que de Dieu seul, de Dieu dont il est, sur la terre, la vivante image. Le monde est aussi incapable d’apprécier cette bonté sublime, qu’indigne d’en ressentir les effets. Eh ! qui en est plus indigne que moi, pauvre enfant illégitime, tiré par lui, vous le savez, de l’obscurité et de la misère, recueilli dans sa maison, élevé comme son propre fils, moi qui ai osé l’irriter par de coupables extravagances ! Ah ! j’ai bien mérité sa colère ; jamais je ne serai assez ingrat pour accuser mon bienfaiteur d’injustice à mon égard. Oui, j’ai mérité d’être chassé de chez lui. Maintenant, madame, je vous le demande, ai-je tort de me faire soldat ? Jugez-en vous-même, voici tout ce qui me reste. » En disant ces mots, il tira sa bourse, qui était fort plate, et qui le parut encore davantage a l’hôtesse.
 
La bonne femme pensa tomber de son haut, à cette confidence. Elle répondit froidement, que chacun devait savoir ce qui convenait le mieux à sa position. « Mais écoutez, dit-elle, quelqu’un appelle, je crois… On y va ! on y va ! Je ne sais à quoi pensent les domestiques. On dirait qu’ils n’ont pas d’oreilles. Il faut que je descende. Si vous avez besoin de quelque chose de plus pour votre déjeuner, vous sonnerez la fille… On y va ! on y va ! » et sans autre cérémonie, elle sortit brusquement. Les gens du peuple sont chiches de politesse. S’ils ont volontiers des égards pour les personnes de qualité, ils les font payer cher à leurs égaux.
 
 
CHAPITRE III.
 
Seconde visite du chirurgien.
 
Le lecteur ne doit pas croire l’hôtesse plus instruite qu’elle ne l’était en effet, ni s’étonner qu’elle le fût si bien. Elle savait par le lieutenant, que le nom de Sophie avait été cause de la querelle. Quant aux autres détails, on a pu voir dans la scène précédente comment ils étaient venus à sa connaissance. La bonne femme n’était pas, à beaucoup près, exempte de curiosité. Il ne lui arrivait jamais de laisser partir un de ses hôtes, sans s’informer autant que possible de leur nom, de leur famille, et de leur fortune.
 
Jones fit à peine attention à son incivilité. Il songeait qu’il occupait le même lit où avait reposé sa chère Sophie, et cette pensée excitait en lui mille tendres sentiments, mille émotions délicieuses que nous prendrions plaisir à peindre, si nous ne considérions qu’il se rencontrera, parmi nos lecteurs, bien peu d’amants aussi passionnés que notre ami.
 
Le chirurgien le surprit dans cette agitation, quand il vint panser sa blessure. Il lui trouva le pouls très-élevé, et apprenant qu’il n’avait point dormi de la nuit, il le jugea en grand danger. Dans la crainte que la fièvre ne survînt, il voulut la prévenir par une nouvelle saignée, mais Jones refusa de se laisser tirer plus de sang. « Ayez seulement la bonté, docteur, lui dit-il, de panser ma tête, et je ne doute pas que je ne sois guéri dans un jour ou deux. »
 
« Je voudrais, reprit le chirurgien, pouvoir assurer que vous le serez dans un mois ou deux. Non, non, de pareilles contusions ne se guérissent pas si vite. Au reste, monsieur, je ne suis point venu ici pour prendre des leçons d’un malade ; et j’insiste sur la nécessité d’opérer une révulsion, avant le pansement. »
 
Jones persista dans son refus. Le docteur finit par céder ; mais il lui dit qu’il ne répondait pas des suites, et le pria de vouloir bien se souvenir qu’il avait été d’un avis contraire. Jones promit de ne pas l’oublier. Après quoi le docteur descendit dans la cuisine, et se plaignit amèrement à l’hôtesse de l’obstination de son malade, qui refusait de se laisser saigner, quoiqu’il eût une fièvre violente.
 
« Dites plutôt une fièvre dévorante, répliqua l’hôtesse ; car il a mangé ce matin deux énormes tartines de beurre, à son déjeuner.
 
– C’est possible, répondit le docteur. J’ai vu des gens tourmentés de la faim dans un accès de fièvre ; et cela est facile à expliquer. L’agacement causé par l’humeur fébrile irrite les nerfs du diaphragme, et cause un appétit désordonné, que l’on a de la peine à distinguer du naturel. Si le malade a l’imprudence de s’y livrer, les aliments ne recevant dans l’estomac qu’une coction imparfaite, et n’étant point élaborés en chyle, corrodent les orifices vasculaires, et redoublent les symptômes fébriles. Je le répète, le jeune homme est en grand danger, et s’il n’est point saigné, je crains fort qu’il ne meure.
 
– Qu’importe ? répondit l’hôtesse, il faut mourir un jour, ou l’autre. Vous ne prétendez point j’espère, docteur, que je le tienne pendant que vous le saignerez. Mais, écoutez ; un mot à l’oreille : je vous conseille, avant tout, de voir qui vous payera.
 
– Qui me payera ? répéta le chirurgien en ouvrant de grands yeux. Belle question ! n’ai-je pas affaire à un gentilhomme ?
 
– Je le croyais tel ; mais, comme disait mon premier mari, l’apparence est souvent trompeuse. Ce n’est qu’un pied-plat, je vous assure. N’ayez pas l’air pourtant de le tenir de moi. J’ai pensé qu’entre gens qui vivent de leur état, on se devait les uns aux autres ces sortes d’avertissements.
 
– Et j’ai souffert, s’écria le docteur en furie, qu’un pareil drôle me donnât des leçons ! et je laisserais insulter mon art par un gredin qui ne me payera pas ! Je suis ravi d’avoir fait à temps cette découverte. Nous allons voir à présent, s’il se laissera saigner ou non. »
 
Il dit, remonte à grands pas l’escalier, ouvre avec violence la porte de Jones, qui dormait profondément, l’éveille en sursaut, et l’arrachant aux délices d’un songe dont Sophie était l’objet : « Voulez-vous être saigné, oui ou non ? lui cria-t-il d’une voix de tonnerre.
 
– Je vous ai déjà dit que non ; et plût à Dieu que vous vous en fussiez souvenu ! Vous venez d’interrompre le plus doux sommeil que j’aie goûté de ma vie ?
 
– Bah ! bah ! plus d’un homme est mort en dormant. Le sommeil n’est pas toujours bon, non plus que la nourriture. Or çà, je vous le demande pour la dernière fois : voulez-vous être saigné, ou non ?
 
– Pour la dernière fois, non.
 
– En ce cas, je m’en lave les mains. Veuillez, je vous prie, me payer mes honoraires. Deux visites à cinq schellings chacune, deux pansements au même prix, et une demi-couronne pour la saignée.
 
– J’espère, monsieur, que vous ne comptez pas m’abandonner, dans l’état où je suis.
 
– C’est pourtant ce que je compte faire.
 
– Eh bien, vous êtes un coquin, et je ne vous donnerai pas un sou.
 
– À la bonne heure. Il vaut mieux perdre une guinée que deux. Quelle idée a eue l’hôtesse de me faire venir pour un tel gredin ? »
 
À ces mots, le docteur s’élança hors de la chambre, et le malade reposant sa tête sur son oreiller, retrouva bientôt le sommeil, mais non le-songe qui l’avait charmé.
 
 
CHAPITRE IV.
 
Où l’on verra un des plus comiques barbiers dont l’histoire fasse mention, sans en excepter le barbier de Bagdad, ni celui de don Quichotte.
 
L’horloge venait de sonner cinq heures, lorsque Jones, après en avoir dormi sept d’un profond sommeil, s’éveilla si plein de force et de santé, qu’il résolut de se lever et de s’habiller. Il ouvrit son portemanteau, d’où il tira du linge blanc et un habillement complet ; mais d’abord, il passa une robe de chambre et descendit à la cuisine, pour apaiser certain murmure que la faim excitait dans son estomac. Il aborda poliment l’hôtesse et lui demanda ce qu’elle pouvait lui donner pour dîner.
 
– Pour dîner ? répéta-t-elle, c’est bien le moment de penser à dîner ! il n’y a rien de prêt dans la maison, et le feu est presque éteint.
 
– Encore faut-il que j’aie quelque chose à manger, n’importe quoi ; car à vous parler vrai, je n’eus jamais si grand’faim de ma vie.
 
– Eh bien, je crois qu’il me reste un morceau de bœuf froid avec des carottes, dont vous pourrez vous accommoder.
 
– Rien de mieux ; mais vous m’obligeriez de le faire réchauffer. »
 
L’hôtesse y consentit, et lui dit d’un air gracieux, qu’elle était ravie de le voir en si bonne disposition. Notre héros avait, dans les manières et dans le langage, un charme irrésistible. L’hôtesse d’ailleurs, n’était pas, au fond, une méchante femme ; mais elle aimait l’argent avec tant de passion, qu’elle haïssait jusqu’à l’apparence de la pauvreté.
 
Pendant qu’on apprêtait le dîner, Jones remonta dans sa chambre, pour s’habiller. Il y fut suivi du barbier qu’il avait envoyé chercher. Cet homme, connu sous le nom de petit Benjamin, était une espèce d’original. Son caractère plaisant et son humeur railleuse lui avaient attiré maintes et maintes fois de légers désagréments, tels que de bons soufflets, des coups de pied dans le derrière, etc., etc. ; car tout le monde n’entend pas la plaisanterie, et ceux qui se la permettent le plus volontiers, aiment rarement à en être l’objet. C’était en lui un défaut incurable ; quoiqu’il en eût été souvent puni, s’il lui venait à l’esprit un bon mot, il le laissait échapper, sans égard pour les personnes, pour le temps, ni pour le lieu. Il se distinguait encore par une foule de singularités dont nous ne parlerons point à présent. Le lecteur s’en apercevra sans peine, en faisant avec lui une plus ample connaissance.
 
Jones, pressé par la faim, de finir sa toilette, trouva que le barbier était d’une lenteur infinie à préparer son savon, et le pria de se hâter. L’autre lui répondit, avec un sérieux qu’il ne perdait jamais : « Festina lente[57], est un proverbe que j’ai appris, longtemps avant de manier le rasoir.
 
– Il paraît, mon ami, dit Jones, que vous êtes un savant.
 
– Un pauvre savant. Non omnia possumus omnes[58].
 
– Encore ? je vois que vous possédez vos poëtes, et que vous avez le talent de les citer à propos.
 
– Pardonnez-moi, monsieur, non tanto me dignor honore[59]. (Et procédant à son opération :) Monsieur, dit-il, depuis que je me mêle du métier de barbier, je n’ai trouvé que deux raisons pour se raser. L’une, c’est l’envie d’avoir de la barbe ; l’autre, c’est le besoin de s’en débarrasser. Je conjecture, monsieur, qu’il n’y a pas longtemps que le premier de ces motifs vous a engagé à tâter du rasoir ; et sur ma parole, vous avez bien réussi : car on peut dire de votre barbe qu’elle est tondenti gravior[60].
 
– Et moi, dit Jones, je conjecture que tu es un drôle de corps.
 
– Vous êtes dans l’erreur, monsieur. Je suis livré tout entier à la philosophie. Hinc illæ lacrymæ[61], voilà mon malheur. Trop de savoir a causé ma ruine.
 
– En effet, mon ami, vous me semblez plus instruit que la plupart des gens de votre état ; mais je ne vois pas quel mal a pu vous faire la science.
 
– Hélas ! monsieur, elle est cause que mon père m’a déshérité. Il était maître de danse ; parce que je sus lire avant de savoir danser, il me prit en aversion, et laissa tout son bien à ses autres enfants. Vous plaît-il que je vous rase les tempes ! Ô ciel ! je vous demande pardon. J’aperçois ici hiatus in manuscriptis[62]. On m’a dit que vous alliez à la guerre ; je vois qu’on s’est trompé.
 
– D’où tirez-vous cette conséquence ?
 
– Assurément, monsieur, vous êtes trop sage pour y porter une tête cassée. Ce serait porter de l’eau à la rivière.
 
– Par ma foi, tu es un singulier personnage. Ton humeur me plaît ; viens, cette après-midi, boire un coup avec moi. Je serai charmé de te connaître davantage.
 
– Mon cher monsieur, je puis, si vous le souhaitez, vous faire une faveur beaucoup plus grande.
 
– Comment cela ? mon ami.
 
– Parbleu ! je boirai volontiers une bouteille avec vous. J’aime à la folie les bons naturels. Vous me trouvez d’humeur joviale ; et moi qui me pique d’être physionomiste, je suis bien trompé si vous n’avez le meilleur cœur du monde. »
 
Dès que Jones fut habillé, il descendit. Sa figure ne le cédait point à celle du bel Adonis. Cependant elle fit peu d’impression sur l’hôtesse. La bonne femme ne ressemblait à Vénus ni dans sa personne, ni dans ses goûts. Heureuse la servante Nanny, si elle eût partagé l’indifférence de sa maîtresse ! la pauvre fille devint en une minute éperdûment amoureuse de Jones, et sa passion lui coûta par la suite bien des soupirs. Cette Nanny était très-jolie, et passablement fière. Elle avait refusé un cabaretier, et deux jeunes métayers du voisinage ; mais le feu des yeux de notre héros fondit soudain la glace de son cœur.
 
Quand Jones revint dans la cuisine, le couvert n’était pas encore mis, et rien n’annonçait qu’il le fût de si tôt, son dîner étant resté in statu quo, ainsi que le charbon qui devait servir à l’apprêter. Ce contre-temps, capable d’émouvoir la bile d’un philosophe, ne lui arracha pas le moindre murmure. Il se contenta d’adresser un léger reproche à l’hôtesse, et lui dit que puisqu’il était si difficile de faire réchauffer le morceau de bœuf, il le mangerait froid. L’hôtesse, soit honte, soit compassion, commença par gronder ses gens de leur négligence à exécuter des ordres qu’elle n’avait pas donnés : puis elle commanda au garçon d’aller mettre un couvert au numéro du soleil, et allumant un fourneau, elle eut bientôt préparé le modeste repas de son hôte.
 
La chambre où on le servit, une des plus sombres de l’auberge, était sans doute nommée le soleil par antiphrase, comme lucus a non lucendo[63]. Le soleil, en effet, n’y avait jamais lui. La faim ne permit pas d’abord à Jones de se montrer difficile ; mais quand il eut satisfait son appétit, il se plaignit qu’on l’eût fait dîner dans un cachot, et ordonna au garçon de lui porter une bouteille de vin dans un endroit plus décent.
 
Le ponctuel barbier ne tarda pas à le joindre. Il serait même arrivé plus tôt au rendez-vous, s’il ne s’était amusé, dans la cuisine, à écouter l’hôtesse, qui racontait à un cercle de curieux rassemblés autour d’elle, l’histoire de Jones. Les confidences involontaires du jeune homme lui en avaient fourni une partie ; elle tirait l’autre de sa propre imagination. « C’était, disait-elle, un pauvre enfant trouvé, recueilli dans la maison de l’écuyer Allworthy, où on le destinait à servir comme valet ; il venait d’en être chassé, pour avoir osé faire l’amour à sa jeune maîtresse, et probablement aussi pour quelque vol domestique ; car, ajoutait-elle, d’où lui viendrait le peu d’argent qu’il a dans sa bourse ? Et voilà le vaurien qu’on veut faire passer pour un gentilhomme !
 
– Un valet de M. Allworthy ! s’écria le barbier. Quel est son nom ?
 
– Il m’a dit, répondit l’hôtesse, qu’il s’appelait Jones. C’est peut-être un nom supposé. Il m’a dit encore que l’écuyer, avant qu’il eût encouru sa disgrâce, le traitait comme son propre fils.
 
– S’il s’appelait Jones, il vous a dit la vérité. J’ai des parents dans ce pays-là. On prétend même qu’il est fils de l’écuyer.
 
– En ce cas, pourquoi ne porte-t-il pas le nom de son père ?
 
– Je l’ignore. Il y a tant de gens qui ne portent pas le nom de leurs pères !
 
– Vraiment ! si je le croyais fils d’un gentilhomme, fût-il bâtard, je le traiterais d’une toute autre manière. Combien n’a-t-on pas vu de ces bâtards devenir de grands seigneurs ? Comme disait mon premier mari, il ne faut jamais offenser un chaland, quand il est gentilhomme.
 
 
CHAPITRE V.
 
Conversation entre M. Jones et le barbier.
 
La scène précédente se passait, en partie pendant que Jones dînait dans son obscur réduit, en partie pendant qu’il attendait Partridge, dans la chambre où il s’était fait apporter une bouteille de vin. Quand l’hôtesse eut fini ses réflexions, M. Benjamin alla le trouver. Jones l’invita poliment à s’asseoir, et remplissant un verre jusqu’au bord : « À votre santé, lui dit-il, doctissime tonsorum[64].
 
– Ago tibi gratias, domine[65], » répondit le barbier : puis regardant Jones entre deux yeux d’un air plein de gravité, et avec l’étonnement d’un homme qui croit en reconnaître un autre : « Monsieur, lui demanda-t-il, Jones ne serait-il pas votre nom ?
 
– Oui, mon ami.
 
– Proh deum atque hominum fidem[66] qu’il arrive d’étranges choses dans le monde ! Monsieur Jones, je suis votre très-humble serviteur. Vous paraissez ne pas me reconnaître. Je n’en suis point surpris. Vous ne m’avez vu qu’une fois, et vous étiez si petit ! De grâce, apprenez-moi comment se porte le respectable écuyer Allworthy, ille optimus omnium, patronus[67] ?
 
– Il paraît, mon ami, que vous me connaissez. Moi, je n’ai pas le bonheur de me remettre votre visage.
 
– Rien de plus simple. Ce qui me surprend, c’est de ne vous avoir pas reconnu plus tôt, car vous n’êtes nullement changé. Puis-je, monsieur, vous demander, sans indiscrétion, où vous comptez aller, par la route que vous suivez ?
 
– Remplissez votre verre, monsieur le barbier, et trêve de questions, je vous prie.
 
– Ah ! monsieur, Dieu me garde de vous être importun. Ne me soupçonnez pas, je vous en conjure, d’une impertinente curiosité. C’est un défaut dont personne ne peut m’accuser. Mais, à vrai dire, quand un gentilhomme tel que vous, ne se fait point accompagner par ses valets, il est naturel de supposer qu’il voyage, comme on dit, incognito. Peut-être aurais-je dû ne pas vous nommer.
 
– Je ne croyais point, je l’avoue, être si bien connu dans ce pays-ci. Cependant, je vous serai obligé, pour des raisons particulières, de ne prononcer mon nom devant personne, jusqu’à ce que je sois parti.
 
– Pauca verba[68]. Je souhaiterais que vous ne fussiez connu ici que de moi. Il y a des gens qui ont la langue bien longue : quant à moi, je sais garder un secret. Mes ennemis même me rendent cette justice.
 
– La discrétion, monsieur le barbier, n’est pourtant pas la vertu des gens de votre état.
 
– Hélas ! monsieur, non si male nunc et olim sic erat[69] ! Je n’étais pas né, et ne fus pas élevé pour être un barbier, je vous assure. J’ai passé la plus grande partie de ma vie avec des gentilshommes, et je puis dire, sans me vanter, que j’ai quelque noblesse dans les sentiments. Si vous m’aviez jugé digne de la confidence que vous avez faite à d’autres, vous n’auriez pas eu à vous plaindre de mon indiscrétion. Je me serais gardé de déshonorer votre nom, dans une cuisine d’auberge. Il y a des gens, monsieur, qui en ont fort mal usé à votre égard ; non contents de publier ce que vous leur avez dit d’une querelle entre l’écuyer Allworthy et vous, ils vous ont imputé des faits de leur invention, des faits dont je connais la fausseté.
 
– Vous me surprenez beaucoup.
 
– Sur mon honneur, monsieur, c’est la pure vérité ; et je n’ai pas besoin de vous dire, que l’hôtesse est l’auteur de ces calomnies. Voilà pourquoi j’ai voulu écouter, jusqu’au bout, l’histoire qu’elle s’est plu à raconter. Ce n’est, je m’en flatte, qu’un tissu de mensonges ; car j’ai conçu pour vous la plus grande estime, depuis le jour où vous donnâtes à Black Georges des preuves d’un si bon naturel. On en parla dans tout le pays ; je reçus plus d’une lettre où il en était question. Ce trait de générosité vous gagna l’affection générale. Daignez donc m’excuser, et n’attribuez qu’à l’inquiétude où j’étais sur votre compte, les questions que j’ai pris la liberté de vous faire. Je ne suis point enclin à une impertinente curiosité ; mais j’aime les bons cœurs : de là vient amoris abundantia erga te[70]. »
 
Les malheureux ajoutent foi aisément aux moindres témoignages d’intérêt qu’on leur donne. Faut-il s’étonner que Jones, parvenu au comble de l’infortune, et confiant à l’excès, n’ait point hésité à croire aux démonstrations bienveillantes de Benjamin, et à lui ouvrir son cœur ! Les bribes de latin que le barbier appliquait quelquefois d’une manière assez heureuse, sans prouver une érudition profonde, annonçaient, ainsi que sa conduite, un homme supérieur à son état, et confirmaient aux yeux de Jones ce qu’il lui avait conté de sa naissance et de son éducation. « Eh bien ! dit notre héros, après s’être fait encore un peu presser, puisque vous êtes déjà si instruit de ce qui me touche, et que vous paraissez curieux d’apprendre le reste de mon histoire, je vais répondre à vos désirs, si vous avez la patience de m’écouter.
 
– La patience ! ah ! monsieur, je ne trouverai jamais que vous entriez dans trop de détails. Mille grâces vous soient rendues, de l’insigne faveur que vous daignez me faire. »
 
Jones commença donc le récit de ses aventures. Il n’en omit qu’une ou deux, particulièrement son combat contre Thwackum, et s’arrêta à la résolution qu’il avait prise de s’embarquer, lorsque la rébellion survenue dans le Nord, l’engagea à changer de dessein, et le conduisit au lieu où il se trouvait en ce moment.
 
Le petit Benjamin, après l’avoir écouté jusqu’au bout de toutes ses oreilles, sans l’interrompre une seule fois, ne put s’empêcher de lui dire, qu’il fallait qu’on eût inventé et rapporté à M. Allworthy quelque chose de plus contre lui ; qu’autrement cet excellent homme n’aurait pu se résoudre à renvoyer de la sorte quelqu’un qu’il avait si tendrement aimé.
 
Jones lui répondit qu’il ne doutait pas que ses ennemis n’eussent employé d’infâmes artifices pour le perdre.
 
La remarque du barbier était juste, et n’aurait échappé à personne. Jones ne lui avait pas fait connaître les véritables motifs de sa disgrâce. Ses actions, telles qu’il venait de les présenter, ne paraissaient point dans le faux jour sous lequel la malignité s’était efforcée de les peindre à M. Allworthy. Il n’avait pu d’ailleurs parler de mille torts imaginaires qu’on lui avait prêtés successivement à son insu. Il avait aussi, comme on l’a vu, passé sous silence plusieurs faits essentiels. En somme, toute sa conduite était en apparence si innocente, que la méchanceté même aurait eu peine à y rien reprendre.
 
Ce n’est pas que Jones eut l’intention de taire, ou d’altérer la vérité. Loin de là ; il eût été plus fâché de voir M. Allworthy encourir le blâme public pour l’avoir puni, que de s’entendre blâmer lui-même pour avoir mérité de l’être. Mais, dans la réalité, il lui arriva ce qui arrivera toujours. Quelque franc que soit un homme, s’il rend compte de ses actions, il ne manque pas, en dépit de sa sincérité, de les montrer sous l’aspect le plus favorable. Ses défauts semblent s’épurer en passant par ses lèvres, comme une liqueur dépose au fond du vase les impuretés dont elle était chargée. Dans l’exposition des faits, les motifs, les détails, les conséquences, se présentent d’une manière si différente, quand c’est le héros de l’histoire, ou son ennemi, qui la raconte, qu’on a peine à en reconnaître l’identité.
 
Le barbier n’avait pas perdu un mot du récit de Jones, et n’était pas encore satisfait. Il restait une circonstance que, malgré sa prétendue réserve, M. Benjamin brûlait de connaître. Jones ne lui avait fait mystère ni de ses amours, ni du nom de Blifil son rival ; mais il avait tu soigneusement celui de sa maîtresse. Le barbier hésita quelque temps, regarda Jones en face, toussa plusieurs fois, et finit par le supplier de lui apprendre le nom de la jeune dame qui paraissait être la principale cause de toutes ses peines.
 
« Puisque je vous ai déjà témoigné tant de confiance, répondit Jones après un moment de réflexion, et que ce nom n’a malheureusement fait ici que trop de bruit, je ne vous le cacherai point davantage. Sophie Western est celle que j’adore.
 
– Proh deum atque hominum fidem[71] ! L’écuyer Western a une fille bonne à marier ?
 
– Oui, et une fille incomparable : jamais on ne vit de beauté si accomplie, et l’éclat de ses charmes est son moindre mérite. Que d’esprit ! de grâce ! de bonté ! Ah ! je passerais ma vie entière à la louer, que j’oublierais encore la moitié de ses perfections.
 
– M. Western a une fille bonne à marier, lui que j’ai vu petit garçon ! Voilà ce que c’est. Tempus edax rerum[72] ».
 
La bouteille étant vide, Benjamin voulait en faire venir une seconde à ses frais. Jones s’y opposa, en disant qu’il avait déjà trop bu pour un malade, et qu’il préférait se retirer dans sa chambre, où il serait bien aise d’avoir un livre à lire.
 
– Un livre ? reprit Benjamin ; comment le voulez-vous ? Latin ou anglais ? J’en possède de curieux dans ces deux langues. J’ai en latin : Erasmi Colloquia[73], Ovid. de Tristibus[74], Gradus ad Parnassum[75] ; et en anglais plusieurs ouvrages de nos meilleurs auteurs, un peu dépareillés, il est vrai, tels que la plus grande partie de la chronique de Stowe, le sixième tome de l’Homère de Pope, le troisième du Spectateur, le second de l’Histoire romaine de Laurent Echard, l’Artisan, Robinson Crusoé, Thomas a Kempis, et deux volumes des œuvres de Tom Brown.
 
– Je n’ai jamais rien lu, dit Jones, de ce dernier auteur. Je ferai volontiers connaissance avec lui. » Benjamin l’assura qu’il en serait très-content, et que Tom Brown était un des plus beaux génies de l’Angleterre. Il courut à sa maison, qui n’était qu’à deux pas de l’auberge, et en rapporta les deux volumes. Jones lui recommanda le plus grand secret, le barbier lui promit une discrétion à toute épreuve, après quoi, ils se séparèrent ; Jones se retira dans sa chambre, et le barbier s’en retourna chez lui.
 
 
CHAPITRE VI.
 
Nouveaux talents du petit Benjamin. Quel était ce personnage extraordinaire.
 
Le lendemain matin, Jones commença à s’inquiéter un peu de ne pas revoir son chirurgien. Craignant que sa blessure n’empirât par le défaut de pansement, il demanda au garçon d’auberge, si l’on ne pourrait pas en trouver un autre dans le voisinage. Le garçon lui répondit, qu’il y en avait un à quelque distance, mais que c’était un original qui refusait souvent son ministère, lorsqu’il savait qu’on avait appelé un de ses confrères avant lui. « Monsieur, ajouta-t-il, voulez-vous suivre mon avis ? Il n’existe pas dans le royaume un plus habile homme que le barbier avec qui vous avez passé hier la soirée. Nous le regardons comme le premier chirurgien du canton, pour les amputations. Il n’est pas établi ici depuis plus de trois mois, et il a déjà fait plusieurs cures merveilleuses. »
 
Jones l’envoya chercher à l’instant. Le petit Benjamin instruit du nouveau rôle qu’il allait jouer, s’y disposa comme il convenait, et se rendit près du malade. Il prit un air si différent de celui qu’il avait la veille, quand il portait son bassin sous le bras, qu’on n’aurait jamais deviné que ce fût la même personne.
 
« Ah ! monsieur le barbier, dit Jones, vous faites plus d’un métier, à ce que je vois. D’où vient que vous ne m’en avez rien dit hier au soir ?
 
– La chirurgie, monsieur, répondit gravement Benjamin, est un art et non un métier. Si je ne vous ai pas dit hier au soir que j’exerçais cet art, c’est que je vous croyais entre les mains d’un autre ; et je me suis fait une loi de ne point aller sur les brisées de mes confrères. Ars omnibus, communis[76]. À présent, monsieur, je vais, si vous le trouvez bon, examiner votre tête, et je vous dirai ensuite mon avis. »
 
Jones n’avait pas une grande confiance dans les talents du nouveau docteur. Il lui laissa cependant lever l’appareil et visiter sa blessure : ce que Benjamin n’eut pas plus tôt fait, qu’il se mit à gémir et à secouer la tête.
 
« Point de simagrées, lui dit Jones avec humeur ; que pensez-vous de ma blessure ? Parlez franchement.
 
– Est-ce comme chirurgien, ou comme ami que je dois répondre ?
 
– Comme ami et en conscience.
 
– Eh bien ! sur mon âme, je pense qu’il faudrait infiniment d’art pour vous empêcher de guérir, après un petit nombre de pansements ; et si vous me permettez d’appliquer sur votre blessure un onguent de ma composition, je réponds du succès. »
 
Jones y consentit, et l’emplâtre fut aussitôt appliqué.
 
« Maintenant, monsieur, dit Benjamin, je vais, s’il vous plaît, reprendre mon premier caractère ; mais un disciple d’Esculape est obligé de conserver une certaine dignité de maintien, dans l’exercice de son art : sans quoi personne ne voudrait se laisser toucher par lui. Vous n’imaginez pas, monsieur, à quel point une figure grave est nécessaire dans une grave profession. Un barbier peut vous faire rire, un chirurgien doit vous faire crier.
 
– Monsieur le barbier, monsieur le chirurgien, ou monsieur le barbier-chirurgien, dit Jones…
 
– Ô ! mon cher monsieur, infandum, regina, jubes renovare dolorem[77]. Vous rappelez à ma mémoire le cruel divorce de deux corporations unies jadis par les liens de la plus étroite confraternité : divorce qui leur devint également funeste, comme doit l’être toute séparation, suivant l’ancien adage latin, vis unita fortior[78], que plus d’un membre de l’une et de l’autre corporation est assurément bien capable d’expliquer. Quel coup ce fut pour moi, qui possède à la fois le talent du rasoir et celui de la lancette !
 
– Eh bien ! prenez tel nom qu’il vous plaira, vous n’en êtes pas moins un des plus étranges et des plus comiques personnages que j’aie rencontrés. Votre histoire doit être très-curieuse, et vous conviendrez que j’ai quelque droit de vous en demander le récit.
 
– J’en conviens, et je le commencerai dès que vous aurez assez le loisir pour m’entendre ; car je vous préviens que je serai fort long.
 
– Jamais je n’aurai plus de loisir qu’à présent.
 
– En ce cas, je suis prêt à vous obéir ; mais permettez qu’auparavant je ferme la porte, afin que personne ne vienne nous interrompre. » Cette précaution prise, il se rapprocha de Jones, avec un air solennel. « Monsieur, lui dit-il, apprenez d’abord que vous avez été le plus grand ennemi que j’aie jamais eu.
 
– Moi, votre ennemi ! s’écria Jones aussi surpris que blessé de ce brusque début.
 
– Point de courroux, monsieur, repartit Benjamin, je vous assure que je ne suis point le vôtre. Vous n’avez eu, ni pu avoir l’intention de me nuire. Vous étiez alors un enfant. Il suffira de me nommer, pour éclaircir ce mystère. N’avez-vous point entendu parler, monsieur, d’un certain Partridge qui eut l’honneur de passer pour votre père, et dont cet honneur a causé la ruine ?
 
– Oui ; sans doute, et j’ai toujours cru que j’étais son fils.
 
– Eh bien ! monsieur, je suis ce Partridge, mais je vous dispense de tout respect filial. Vous n’êtes pas mon fils.
 
– Comment ? se pourrait-il qu’un faux soupçon eût attiré sur vous ces persécutions, qui ne me sont que trop connues ?
 
– Cela se peut, puisque cela est ; au reste, quoiqu’il soit assez naturel de haïr la cause même innocente de nos malheurs, je suis fort éloigné d’une telle injustice. Je vous ai aimé depuis le jour où j’ai su votre conduite envers Black Georges ; et le singulier hasard qui nous réunit aujourd’hui, me persuade que vous êtes destiné à me dédommager de tous les maux que j’ai soufferts à votre sujet. J’ai rêvé d’ailleurs, la nuit qui a précédé notre rencontre, que je tombais du haut d’une tour, sans me faire de mal : ce qui annonce clairement quelque heureuse aventure. J’ai rêvé encore, la nuit dernière, que je courais la poste derrière vous, sur une jument blanche comme du lait : présage heureux d’une bonne fortune que j’ai résolu de ne point laisser échapper, à moins que vous n’ayez la cruauté de rejeter ma demande.
 
– Je voudrais, monsieur Partridge, qu’il fût en mon pouvoir de vous dédommager des maux que vous avez soufferts à mon sujet ; mais je n’ai pour le moment aucun moyen d’y remédier. Soyez sûr toutefois, que je ne vous refuserai rien de ce que je puis vous accorder.
 
– Le succès de ma demande dépend entièrement de vous, monsieur. Je n’ambitionne que l’honneur de vous accompagner dans votre expédition. Je suis même tellement décidé à vous suivre, que votre refus tuerait du même coup un barbier et un chirurgien. »
 
Jones lui répondit en souriant, qu’il serait désolé de causer au public un si grand préjudice. Il allégua en vain des motifs de prudence, pour le détourner de son dessein. Benjamin, que nous nommerons désormais Partridge, comptait trop fortement sur son rêve de la jument blanche comme du lait. Il se disait en outre rempli de zèle pour la cause publique, et il jura qu’il partirait seul, si M. Jones ne lui permettait pas de le suivre.
 
Jones aussi charmé de Partridge que Partridge l’était de lui, avait moins consulté dans son refus sa propre inclination, que l’intérêt de son nouvel ami. Il cessa de lui résister, lorsqu’il le vit si déterminé. « Peut-être, M. Partridge, lui dit-il en se recueillant un instant, me croyez-vous en état de vous défrayer ; dans ce cas, vous vous trompez fort. » Il prit alors sa bourse, en tira neuf guinées, et déclara que c’était là toute sa fortune.
 
« Monsieur, lui répondit Partridge, je ne compte que sur vos bontés futures, et j’ai l’espoir bien fondé de n’en pas attendre longtemps les effets. Pour le présent, je suis, je crois, le plus riche des deux. Tout ce que je possède est à votre service. Vous pouvez en disposer. Je vous demande pour unique grâce, la faveur de vous suivre en qualité de domestique. Nil desperandum est Teucro duce et auspice Teucro[79]. »
 
Jones fut touché de cette offre généreuse, qu’il n’accepta point.
 
Leur départ, fixé au lendemain matin, faillit être suspendu par une difficulté imprévue. Il fallait un cheval pour porter la valise de M. Jones.
 
« Si j’ose me permettre, monsieur, de vous donner un conseil, dit Partridge, n’emportez avec vous que quelques chemises. Je m’en chargerai aisément ; le reste de vos effets demeurera en sûreté dans ma maison. »
 
Jones approuva l’expédient, et Partridge s’en alla chez lui, pour faire ses préparatifs de campagne.
 
 
CHAPITRE VII.
 
Autres motifs de la conduite de Partridge. Crédulité de Jones. Impertinence de l’hôtesse.
 
Il est probable que Partridge, quoique le plus superstitieux des hommes, ne se serait pas associé, sur la foi de ses songes, à la périlleuse entreprise de notre héros, s’il n’avait été tenté par un appât plus puissant que la part qu’il se promettait dans les dépouilles de l’ennemi. En réfléchissant au récit de Jones, il ne concevait pas que M. Allworthy eût chassé de sa maison son propre fils (car il le croyait tel), pour des raisons aussi légères que celles qu’il venait d’entendre. Il en concluait que tout ce récit était une fable, et que le jeune homme, dont il avait appris l’inconduite par ses correspondances particulières, s’était enfui de chez son père. Or, il se figurait que s’il parvenait à le faire rentrer dans le devoir, un pareil service lui rendrait les bonnes grâces de l’écuyer. Il pensait que les mauvais traitements qu’il en avait autrefois essuyés, étaient l’effet d’une feinte colère, et que M. Allworthy l’avait sacrifié à sa réputation. Ce soupçon se fondait dans son esprit sur le sentiment de sa propre innocence, qui ne lui permettait pas de supposer qu’un autre pût le croire coupable, et sur les secours secrets qu’il avait reçus de l’écuyer, longtemps après la suppression de sa rente. Il avait toujours regardé ces secours, comme un dédommagement et comme une sorte de réparation de l’injustice commise à son égard ; car il est rare que les hommes attribuent à un pur mouvement de générosité, les bienfaits qu’ils peuvent rapporter à une autre cause. Partridge ne doutait donc pas, qu’en ramenant le jeune fugitif dans la maison paternelle, il ne recouvrât la bienveillance de M. Allworthy, et ne fût amplement récompensé de ses peines. Il se flattait encore d’obtenir de l’écuyer son retour dans le lieu de sa naissance, retour qu’Ulysse, après une absence de dix ans, ne souhaitait pas avec plus d’ardeur que le pauvre Partridge.
 
Quant à Jones, il n’élevait aucun doute sur la sincérité du barbier ; et par un excès de confiance très-blâmable, il s’imaginait qu’un sentiment d’amitié, et le zèle pour la cause publique, l’engageaient seuls à le suivre. On peut dire qu’il existe deux sortes de prudence : l’une qui est le fruit de l’expérience, l’autre, un don de la nature. La dernière, que l’on qualifie souvent de génie, ou de talent inné, l’emporte infiniment sur la première, parce qu’elle est beaucoup plus précoce et plus sûre. En effet, après avoir été cent fois trompé, on peut, il est vrai, se flatter de ne l’être plus ; mais quand on est intérieurement prémuni contre la séduction, par une voix infaillible, il faut avoir bien peu de raison pour se laisser tromper une seule fois. Jones n’avait pas reçu du ciel cet heureux talent, et il était trop jeune pour l’avoir acquis par l’expérience. La sage méfiance qu’elle produit ne vient, pour l’ordinaire, que très-tard dans la vie : de là, peut-être, l’excessif penchant de certains vieillards à mépriser le jugement de tous ceux qui sont un peu moins âgés qu’eux.
 
Jones passa presque toute la journée avec une nouvelle connaissance. C’était le maître de l’auberge, ou plutôt le mari de l’hôtesse. Il commençait à descendre de sa chambre, où la goutte l’avait longtemps retenu. Cette maladie lui ôtait régulièrement l’usage de ses jambes, pendant la moitié de l’année. Le reste du temps, il allait et venait dans la maison, fumait sa pipe, buvait sa bouteille avec ses amis, sans se mêler d’aucun détail domestique. Il avait été élevé, comme on dit, en gentilhomme, c’est-à-dire, à ne rien faire. La petite fortune qui lui était venue d’un de ses oncles, laborieux fermier, il l’avait mangée à la chasse, aux courses de chevaux, aux combats de coqs. Sa femme l’avait épousé dans de certaines vues auxquelles il ne répondait plus depuis longtemps. Aussi le haïssait-elle de tout son cœur. Cependant le brave homme étant très-bourru, elle n’osait le quereller en face, et se contentait de le mortifier par d’injurieuses comparaisons avec son prédécesseur, dont elle avait sans cesse l’éloge à la bouche. Comme la majeure partie du profit restait entre ses mains, elle consentait à se charger du soin et de la direction du ménage, et laissait son indolent mari disposer à son gré de sa personne.
 
Le soir, quand Jones fut remonté dans sa chambre, il s’éleva à son sujet une petite dispute entre ces deux tendres époux. « Eh bien ! dit la femme, vous avez donc été boire avec le jeune gentilhomme ?
 
– Oui, répondit le mari, nous avons vidé une bouteille ensemble. C’est un vrai gentilhomme, et un gentilhomme qui se connaît joliment en chevaux. Je conviens qu’il est jeune et sans beaucoup d’expérience ; car il n’a encore vu, je crois, que très-peu de courses.
 
– Oh ! oh ! c’est un de vos confrères, à ce que je vois. On ne peut lui disputer le titre de gentilhomme, puisqu’il est amateur de courses. Le diable emporte de tels gentilshommes. Je voudrais n’en avoir jamais connu un seul. Ah ! vraiment, j’ai grande raison d’aimer les amateurs de courses.
 
– Sans doute ; car j’en étais un, vous le savez.
 
– Oui certes, et un fameux encore. Comme disait mon premier mari, je pourrais mettre dans mes deux yeux tout le bien que j’ai gagné par votre travail, je n’en verrais pas moins clair pour cela.
 
– Au diable soit votre premier mari.
 
– N’envoyez pas au diable un homme qui valait mieux que vous. S’il vivait encore, vous n’oseriez pas l’insulter en face.
 
– Vous croyez donc que j’ai moins de courage que vous ; car je vous ai souvent entendue l’envoyer au diable.
 
– Cela se peut, mais j’en ai eu du regret. Il était assez bon pour me pardonner quelques vivacités, et un homme de votre espèce n’a pas le droit de me les reprocher. C’était un mari pour moi, lui ! oui, c’en était un. Si dans un moment de colère il m’est arrivé de lui dire une injure, je n’ai jamais eu à me plaindre de sa froideur. J’aurais menti, si je m’en étais plainte. »
 
Elle en dit bien davantage, mais son mari n’était plus à portée de l’entendre. Après avoir allumé sa pipe, il s’était éloigné le plus vite qu’il avait pu. Nous nous dispenserons donc de rapporter la suite de ses propos, qui devinrent trop grossiers pour mériter une place dans cette histoire.
 
Le lendemain, au point du jour, Partridge, tout équipé pour le voyage, le havresac sur le dos, entra chez Jones qu’il trouva encore au lit. Le barbier, qui joignait à ses autres talents celui de manier l’aiguille aussi bien qu’un tailleur, avait fait lui-même son havresac. Déjà il y avait enfermé tout son linge, consistant en quatre chemises, auxquelles il en ajouta huit de M. Jones ; puis ayant mis dans la valise les effets inutiles, il la portait chez lui, quand l’hôtesse l’arrêta en chemin, et refusa de le laisser sortir, qu’il ne l’eût payée.
 
L’hôtesse était, comme nous l’avons dit, maîtresse absolue dans son petit domaine. Il fallut donc se soumettre à sa loi. Elle fit sur-le-champ son mémoire, qui montait à une somme beaucoup plus forte qu’on n’aurait dû s’y attendre, après la manière dont Jones avait été traité. Nous saisirons cette occasion de faire connaître ici certains usages regardés, parmi les aubergistes, comme les éléments du métier. D’abord, ont-ils un morceau friand (ce qui arrive rarement), ils ne le servent qu’aux voyageurs dont l’équipage annonce l’opulence. En second lieu, ils exigent pour le plus mauvais repas, presque autant que pour le meilleur. Enfin, si quelqu’un de leurs hôtes ne demande que peu de chose, ils le lui font payer le double de sa valeur, de façon que la dépense, par tête, soit toujours à peu près la même.
 
Le mémoire fait et acquitté, Jones partit avec Partridge, qui portait le havre-sac. L’hôtesse ne daigna pas même lui souhaiter un bon voyage. Il paraît que son auberge n’était fréquentée que par des gens de qualité ; et c’est une chose digne de remarque, que ceux qui gagnent leur vie à les servir, deviennent aussi insolents envers leurs égaux, que s’ils étaient eux-mêmes de grands seigneurs.
 
 
CHAPITRE VIII.
 
Jones arrive à Glocester, et loge à la Cloche. Portrait de l’hôtesse. Rencontre singulière.
 
M. Jones et Partridge, ou le petit Benjamin, surnommé ainsi par ironie, à cause de sa taille, qui était d’environ six pieds, prirent la route de Glocester, où ils arrivèrent sans aucune aventure intéressante. Ils logèrent à la Cloche, excellente auberge que nous recommandons à ceux de nos lecteurs qui visiteront cette antique cité. L’hôte actuel est frère du célèbre prédicateur méthodiste Whitefield, mais bien éloigné de sa pernicieuse doctrine et de toute autre hérésie. C’est un homme simple, honnête, incapable de causer le moindre trouble dans l’Église ou dans l’état. Sa femme a eu, dit-on, de grandes prétentions à la beauté, et elle est encore très-belle. Elle aurait pu briller dans les assemblées les plus choisies, par l’éclat de ses charmes, et par l’agrément de ses manières. Malgré ces avantages, et beaucoup d’autres qualités précieuses, elle paraît se soumettre sans peine au genre de vie qu’elle mène. Cette résignation provient de sa prudence, et de la sagesse de son esprit. Elle est à présent aussi étrangère que son mari, aux rêveries du méthodisme ; je dis à présent, car elle avoue qu’elle fut d’abord un peu ébranlée par les arguments de son beau-frère, et qu’elle fit la dépense d’un long capuchon, pour attendre les inspirations extraordinaires de l’esprit saint ; mais après trois semaines d’essai, n’en ayant éprouvé aucune qui valût la peine d’en parler, elle mit de côté le capuchon, et abandonna la secte. Bref, elle est si bonne, si prévenante, si empressée à servir ses hôtes, qu’il faudrait être d’une humeur difficile, pour ne pas se trouver parfaitement bien chez elle.
 
Mistress Whitefield était dans sa cour, quand Jones y entra, avec son compagnon de voyage. Ses regards pénétrants découvrirent aussitôt dans la physionomie de notre héros, un air de noblesse qui le distinguait du vulgaire. Elle donna ordre de lui préparer une chambre, et l’invita bientôt après à dîner avec elle. Il ne se fit pas prier. Fatigué, comme il l’était, d’un long jeûne et d’une marche pénible, il se serait estimé fort heureux de trouver une société beaucoup moins agréable que celle de mistress Whitefield, et un ordinaire beaucoup moins bon que le sien.
 
Outre M. Jones et l’excellente hôtesse, il y avait à table un procureur de Salisbury, nommé Dowling, celui-là même qui était venu annoncer à M. Allworthy la mort de mistress Blifil, et un aventurier des environs de Linlinch, qui se donnait pour un avocat ; mais c’était un avocat sans cause, aussi dépourvu d’esprit que d’instruction, un de ces pleutre qui n’ont de leur état que la robe, espèce de surnuméraires au barreau, humbles valets des procureurs, et toujours prêts à faire, pour un écu, plus de milles qu’un cheval de poste.
 
Pendant le dîner, cet homme reconnut Jones, qu’il avait vu chez M. Allworthy, dont il visitait fréquemment la cuisine. Il en prit occasion de lui demander des nouvelles de la respectable famille du gentilhomme, avec autant de familiarité que s’il en avait été l’ami intime. Il poussa même l’effronterie jusqu’à vouloir se faire passer pour tel, quoiqu’il n’eût jamais eu, dans la maison, de connaissance plus distinguée que celle du sommelier. Jones qui ne se remettait pas sa figure, et qui jugeait à son air et à ses propos, qu’il prenait avec ses supérieurs une liberté fort déplacée, répondit pourtant d’un ton poli à ses questions ; mais la conversation de cette espèce de gens étant la pire de toutes pour un homme d’esprit, il se leva de table aussitôt après le dîner, et laissa inhumainement la pauvre mistress Whitefield dans l’obligation de tenir tête à ses hôtes : nécessité qui, selon M. Timothée Harris et d’autres aubergistes sensés, est un des plus rudes désagréments attachés à leur métier.
 
Le soi-disant avocat, piqué du départ précipité de Jones, demanda tout bas à l’hôtesse si elle connaissait le joli damoiseau qui venait de sortir ?
 
Elle répondit que c’était la première fois qu’elle voyait ce gentilhomme.
 
« Lui un gentilhomme ? répéta l’autre ; fi donc ! c’est le bâtard d’un fripon qui a été pendu, pour avoir volé un cheval. On le déposa secrètement à la porte de l’écuyer Allworthy, où un domestique le trouva dans une boîte si pleine d’eau de pluie, qu’il eût été certainement noyé, si le sort ne l’avait réservé pour une autre fin.
 
– Oh ! oh ! s’écria Dowling avec une plaisante grimace, monsieur n’a pas besoin de dire de quelle fin il veut parler. On le devine aisément.
 
– Eh bien ! continua le prétendu avocat, l’écuyer Allworthy qui est, comme chacun sait, d’un caractère pusillanime, craignit de s’attirer sur les bras une mauvaise affaire ; il recueillit l’enfant. Le petit bâtard fut élevé chez lui, nourri et vêtu en gentilhomme. Or, voici comment il reconnut dans la suite les soins de son bienfaiteur. Il fit un enfant à une servante du château, et lui persuada de jurer que M. Allworthy en était le père ; il cassa le bras à un honnête ecclésiastique nommé Thwackum, uniquement parce qu’il le réprimandait sur son libertinage ; il tira un coup de pistolet, par derrière, à M. Blifil ; durant une maladie de M. Allworthy, il battit du tambour dans toute la maison, pour l’empêcher de dormir. Je pourrais vous citer de lui vingt autres traits de scélératesse pour lesquels, quatre ou cinq jours avant mon départ du pays, l’écuyer le dépouilla tout nu et le mit à la porte de sa maison.
 
– Il eut bien raison, reprit Dowling. Je chasserais mon propre fils de chez moi, s’il en faisait la moitié autant… et, je vous prie, quel est le nom de ce petit seigneur ?
 
– Son nom ? on l’appelle Thomas Jones.
 
– Jones ? répéta vivement Dowling, Quoi ! M. Jones qui demeurait chez l’écuyer Allworthy, serait le jeune homme avec lequel nous avons dîné ?
 
– Lui-même.
 
– J’en ai souvent ouï parler, mais jamais en mauvais termes.
 
– Assurément, dit mistress Whitefield, si le quart de ce que monsieur nous a conté est vrai, la physionomie de M. Jones est la plus trompeuse du monde ; car elle annonce un caractère bien différent. D’après ce que j’ai pu en juger, en si peu de temps, sa politesse et ses manières ne laissent rien à désirer. »
 
L’avocat sans cause se souvenant qu’il n’avait garanti par aucun serment, la sincérité de son récit, se mit alors à l’appuyer de tant de jurements et d’imprécations, que l’hôtesse en eut les oreilles blessées, et se hâta de lui fermer la bouche, en l’assurant qu’elle le croyait sur sa parole. « J’espère, madame, ajouta-t-il, que vous ne me jugez pas capable d’avancer des faits aussi graves, sans être certain qu’ils sont vrais. Quel intérêt aurais-je à noircir la réputation d’un jeune homme qui ne m’a jamais offensé ? Tout ce que j’ai dit de lui, est l’exacte vérité. Personne n’ignore son histoire dans le canton. »
 
L’hôtesse n’ayant nulle raison de supposer que cet homme fût intéressé à calomnier Jones, put croire sans injustice ce qu’il affirmait avec tant de serments. Elle renonça donc à ses connaissances en physionomie, et conçut une si mauvaise opinion de son hôte, qu’elle désira vivement d’en être débarrassée.
 
Ses préventions contre lui acquirent une nouvelle force, par ce qu’elle apprit de son mari. Il venait, dit-il, de la cuisine, où Partridge racontait à tout le monde, que bien qu’il portât le havresac, et se contentât de manger avec les domestiques, tandis que Tom Jones, comme il l’appelait, se régalait dans la salle avec les maîtres, il n’était point son valet, mais son ami, son compagnon, et aussi bon gentilhomme que lui-même.
 
Pendant ce temps, Dowling ne soufflait mot. Il se mordait les doigts, faisait des grimaces et affectait un air plein de malice. À la fin ouvrant la bouche, il déclara que le jeune cavalier ne lui paraissait pas tel qu’on l’avait dépeint : puis il demanda son compte, en homme pressé de partir, prétexta qu’il était obligé de se trouver le soir à Hereford, et se plaignit d’être surchargé d’affaires urgentes, qui nécessiteraient sa présence en vingt endroits à la fois.
 
Le chicaneur étant aussi parti, Jones vint prier mistress Whitefield de lui faire la faveur de prendre le thé avec lui. Mais elle le refusa d’une façon très-différente de celle dont elle l’avait invité à dîner. Jones en fut surpris. Il s’aperçut bientôt que les manières de l’hôtesse à son égard, n’étaient plus les mêmes. Au lieu de cette affabilité que nous avons louée en elle, son visage avait une expression contrainte et sévère qui déplut tellement à M. Jones, qu’il résolut malgré l’heure avancée, de quitter sa maison dès le soir.
 
Il se montra un peu injuste dans l’interprétation de ce brusque changement. Non content d’accuser, sans ménagement, les femmes d’inconstance et de légèreté, il se persuada qu’il devait l’impolitesse de mistress Whitefield à sa qualité de piéton, et qu’elle lui aurait fait un tout autre accueil, s’il était arrivé avec des chevaux, espèce d’animaux qui, ne salissant point de draps, passent dans les auberges pour mieux payer leurs lits que leurs cavaliers, et y sont, par cette raison, toujours bien reçus. C’était une erreur. L’aimable hôtesse pensait plus noblement. Elle était très-bien élevée, et incapable de manquer d’égards à un voyageur, parce qu’il était à pied. Mais elle jugeait notre héros un vrai garnement, et le traitait en conséquence. Jones lui-même, s’il avait su ce que sait le lecteur, n’aurait pu se plaindre de mistress Whitefield. Il aurait au contraire approuvé sa conduite, et redoublé d’estime pour elle, à proportion du mépris qu’elle lui témoignait. Rien n’est plus cruel qu’une obscure calomnie. L’homme instruit de l’atteinte portée à sa réputation, n’a pas lieu de s’offenser de l’éloignement qu’il inspire. Il devrait plutôt mépriser ceux qui le recherchent, à moins qu’ils n’eussent acquis, par une intime liaison avec lui, la conviction de son innocence.
 
Jones n’avait pas été en état de se disculper. Il ignorait complètement les propos qu’on avait tenus sur son compte, et par conséquent il eut sujet d’être blessé du traitement incivil de l’hôtesse. Il paya sa dépense, et partit, au grand regret de Partridge, qui, après d’inutiles représentations, se résigna enfin à reprendre le havresac, et à suivre son ami.
 
 
CHAPITRE IX.
 
Conversation entre M. Jones et Partridge sur l’amour, le froid, la faim, et d’autres sujets. Danger que court Partridge de se compromettre, par une confidence imprudente.
 
Les ombres commençaient à descendre, en croissant, du sommet des monts ; les chantres des bois goûtaient les douceurs du repos ; le riche s’asseyait à une table splendide, et le pauvre prenait son dernier et frugal repas ; en un mot la cloche venait de sonner cinq heures, quand M. Jones quitta Glocester : et déjà (car on était au cœur de l’hiver), la nuit aux doigts d’ébène aurait étendu son voile noir sur l’univers, si la lune sortant de la couche mystérieuse où elle s’était reposée depuis le matin, pour se préparer à la fatigue d’une nouvelle veille, ne l’en eût empêchée, en montrant sa face large et rubiconde, semblable à celle de ces joyeux enfants du plaisir, qui font comme elle de la nuit le jour.
 
Jones s’empressa d’offrir ses hommages à cette belle planète, et se tournant vers son compagnon, il lui demanda s’il se souvenait d’avoir vu une soirée aussi délicieuse. Comme Partridge ne répondait point, il continua de s’extasier sur la beauté de la lune, et déclama divers passages de Milton, qui a surpassé tous les poëtes dans la description des célestes flambeaux. Il raconta ensuite, d’après le Spectateur, l’histoire de deux amants qui, sur le point de se séparer pour entreprendre un long voyage, étaient convenus de regarder la lune à une certaine heure, se complaisant dans la pensée que tous deux s’occuperaient à contempler, en même temps, le même objet. « Il fallait, ajouta-t-il, que ces amants eussent des âmes vraiment capables de sentir tout le charme de la plus sublime des passions humaines.
 
– Oui, répliqua Partridge ; mais je les trouverais moi, plus dignes d’envie, s’ils avaient eu des corps insensibles au froid. Je suis glacé, monsieur, jusqu’à la moelle des os, et je crains fort de perdre le bout de mon nez, avant de gagner un nouveau gîte. Le ciel est juste, et nous méritons bien d’être punis, pour avoir quitté follement, à l’entrée de la nuit, la meilleure hôtellerie où j’aie mis le pied de ma vie. Le plus riche seigneur du monde n’y regretterait pas son château. Quelle chère ! quel feu ! abandonner une pareille maison, et s’en aller courir le pays, à la garde de Dieu, per devia rura viarum[80] ! Je ne dis pas ce que je pense ; mais il ne manquera point de gens peu charitables qui en concluront, que nous n’avions pas la tête saine.
 
– Fi donc ! monsieur Partridge, ayez plus de courage. Quoi ! vous marchez à l’ennemi, et le froid vous fait peur ? Je souhaiterais toutefois, que quelqu’un pût m’indiquer laquelle de ces deux routes nous devons prendre.
 
– Oserais-je, monsieur, vous donner un conseil ? Interdum stultus opportuna loquitur[81] ».
 
– Eh bien ! laquelle faut-il prendre ?
 
– Ma foi, monsieur, ni l’une, ni l’autre. La seule route que nous connaissions bien, est celle par où nous sommes venus. Un pas soutenu nous ramènera en une heure à Glocester, tandis que si nous continuons d’aller en avant, Dieu sait quand nous trouverons un gîte. Je découvre une étendue de cinquante milles, au moins, et pas une seule maison dans ce vaste espace.
 
– La perspective, j’en conviens, est admirable, et la brillante clarté de la lune l’embellit encore. Cependant je vais prendre le chemin à gauche. Il paraît conduire droit aux montagnes qui, à ce qu’on m’a dit, ne sont pas éloignées de Worcester. Pour vous, monsieur Partridge, si vous avez envie de me quitter, vous en êtes le maître. Retournez sur vos pas, moi je suis décidé à aller en avant.
 
– Vous me faites tort, monsieur, de me supposer un pareil dessein. Le conseil que je vous donnais n’était pas moins dans votre intérêt, que dans le mien. Puisque vous êtes décidé à aller en avant, je le suis également à vous suivre. I præ, sequar te[82]. »
 
Nos voyageurs firent plusieurs milles, sans se parler. Jones soupirait de temps en temps, Partridge gémissait de son côté ; mais l’un et l’autre pour des raisons très-différentes. Tout-à-coup Jones s’arrêta, et regardant la lune : « Qui sait, Partridge, s’écria-t-il, si la plus aimable créature du monde n’a pas en ce moment les yeux fixés, comme moi, sur cet astre ?
 
– Pourquoi non, monsieur, répondit Partridge ? Oh ! si j’avais, moi, les yeux fixés sur un bon aloyau, le diable pourrait emporter, sans que je m’en misse en peine, la lune, et ses cornes par-dessus le marché.
 
– Réponse digne d’un Caraïbe ! Dis-moi, Partridge, as-tu jamais connu l’amour ? ou le temps en a-t-il éteint, dans ton cœur, jusqu’à la dernière étincelle ?
 
– Hélas ! plût à Dieu que je ne l’eusse pas connu. Infandum, regina, jubes rénovare dolorem[83]. J’ai goûté, monsieur, toute la douceur et toute l’amertume de cette sublime passion.
 
– Ta maîtresse te fut donc cruelle ?
 
– Très-cruelle ; car elle m’épousa, et devint la plus méchante des femmes. Mais Dieu soit loué, elle n’est plus. Si je la croyais dans la lune, où vont, suivant un livre que j’ai lu jadis, les esprits des trépassés, je ne regarderais jamais cet astre, dans la crainte de l’y apercevoir. Mais je souhaiterais, monsieur, pour l’amour de vous, que la lune fût un miroir, et qu’elle réfléchît en cet instant à vos yeux l’image de miss Sophie Western.
 
– L’heureuse pensée ! mon cher Partridge, elle n’a pu s’offrir qu’à l’imagination d’un amant. Ô Partridge ! si j’osais me flatter de la voir encore une fois ! Hélas ! ce doux espoir est évanoui sans retour. Mon unique ressource contre le malheur qui m’accable, est d’oublier celle qui faisait toute ma félicité.
 
– Quoi ! sérieusement, monsieur, désespérez-vous de revoir miss Western ? Si vous voulez suivre mon avis, je vous réponds non-seulement que vous la reverrez, mais que vous la tiendrez dans vos bras.
 
– Ah ! ne ranime pas dans mon cœur une telle espérance ! il ne m’en a déjà que trop coûté pour y renoncer.
 
– Ma foi, si vous n’avez pas envie de tenir votre maîtresse dans vos bras, vous êtes un amant comme on n’en voit guère.
 
– Quittons ce sujet, et dis-moi, je te prie, laquelle de ces deux routes tu me conseilles de prendre.
 
– Pour me servir du langage militaire, puisque nous sommes soldats, demi-tour à droite, et retournons sur nos pas. Nous pouvons encore, quoiqu’il soit tard, regagner ce soir Glocester, au lieu qu’en suivant la route que nous avons prise, nous courons risque, autant que je puis voir, de faire bien du chemin sans trouver de gîte.
 
– Je t’ai déjà dit que j’étais résolu d’aller en avant. Si tu ne te sens pas la force de me suivre, retourne chez toi ; je te rends grâce de m’avoir accompagné jusqu’ici, et te prie d’accepter cette guinée, comme une faible marque de ma reconnaissance. Il y aurait de ma part une sorte de cruauté à te laisser aller plus loin ; car, à ne te rien cacher, mon seul désir, mon seul espoir est de trouver une mort glorieuse, en combattant pour mon roi et pour mon pays.
 
– Je vous en supplie, monsieur, gardez votre argent. Je ne veux rien recevoir de vous, dans un moment où je suis, je crois, le plus riche des deux. Je ne vous quitterai pas non plus, si vous le permettez. Après la résolution désespérée que vous venez d’annoncer, ma présence devient nécessaire à votre sûreté. Mes projets, je vous en avertis, sont beaucoup plus sages que les vôtres. Vous êtes décidé, dites-vous, à périr, si vous le pouvez, dans la mêlée. Je le suis, moi, à faire tout au monde pour n’y pas recevoir une égratignure. J’ai d’ailleurs lieu d’espérer que nous courrons peu de danger ; car un prêtre papiste m’a dit l’autre jour, que l’affaire serait bientôt terminée, et même, à ce qu’il pensait, sans combat.
 
– Un prêtre papiste n’est pas toujours une autorité digne de foi, quand il parle en faveur de sa religion.
 
– Oui, mais loin de parler en faveur de sa religion, il m’a assuré que les catholiques ne comptaient rien gagner au change, attendu que le prince Édouard était aussi zélé protestant qu’aucun Anglais. Il m’a dit de plus, que le dévouement au souverain légitime l’avait seul rendu jacobite, ainsi que le reste des papistes.
 
– Je crois autant au protestantisme du prince Édouard, qu’à la bonté de sa cause. Je ne doute point de la victoire, mais non sans combat. Tu vois que je ne suis pas aussi confiant que ton ami, le prêtre papiste.
 
– Effectivement, monsieur, toutes les prophéties que j’ai lues annoncent que le combat sera très-meurtrier ; et le meunier aux trois pouces qui vit encore, doit tenir les chevaux de trois rois ayant du sang jusqu’aux genoux. Le ciel ait pitié de nous, et nous envoie de meilleurs temps !
 
– De quelles ridicules sottises as-tu ta tête remplie ? Tu les tiens sans doute aussi de ton prêtre papiste ? Des monstres, des prodiges, voilà les seuls moyens propres à soutenir une doctrine absurde. La cause du roi Georges est celle de la liberté et de la vraie religion ; en d’autres termes, mon enfant, c’est la cause du bon sens, et je te garantis qu’elle triomphera, quand Briarée devrait ressusciter avec ses cent bras, et se faire meunier. »
 
Partridge ne répliqua rien. Cette déclaration de Jones le jetait dans un extrême embarras ; car, pour confier au lecteur un secret que nous n’avons pas trouvé jusqu’ici l’occasion de lui apprendre, Partridge était jacobite, et croyait que Jones, dévoué au même parti, allait se joindre aux rebelles. Son opinion n’était pas dénuée de fondement. La dame à la taille gigantesque dont parle Hudibras, ce monstre auquel Virgile donne tant d’yeux, de langues, de bouches, et d’oreilles, avait raconté la querelle entre Jones et l’officier, avec son respect ordinaire pour la vérité. Elle s’était plu à changer le nom de Sophie en celui du prétendant, et à publier que c’était pour avoir porté la santé de ce prince, que Jones avait été blessé. Voilà ce qui était venu aux oreilles de Partridge, et ce qu’il croyait fermement. Il n’est donc pas étonnant qu’il eût conçu de Jones une fausse opinion, et qu’il l’eût manifestée à moitié, avant de s’apercevoir de sa méprise. On en sera encore moins surpris, si l’on veut bien se rappeler avec quelle ambiguïté Jones communiqua d’abord sa résolution à Partridge. Les termes même qu’il employa, eussent-ils été moins équivoques, Partridge aurait pu les interpréter comme il fit, dans la persuasion où il était, que toute l’Angleterre partageait en secret ses sentiments. Le parti que Jones avait pris d’entrer dans un régiment, comme volontaire, ne servait nullement à le détromper ; car il supposait l’armée dans les mêmes dispositions que le reste de la nation.
 
Mais quelque attaché qu’il fût à Jacques, ou à Charles, il l’était beaucoup plus encore au petit Benjamin. Aussi, dès qu’il eut pénétré les principes de son compagnon de voyage, il jugea à propos de cacher les siens, et de les sacrifier en apparence à celui dont il attendait sa fortune. Car il ne croyait pas les affaires de M. Jones aussi désespérées qu’elles l’étaient en effet. Les correspondances qu’il n’avait pas cessé d’entretenir avec quelques-uns de ses voisins, lui avaient inspiré une idée fort exagérée de l’affection de M. Allworthy pour ce jeune homme, destiné, disait-on, à devenir son héritier. Il s’imaginait donc que le courroux de l’écuyer, quel qu’en fût le motif, s’apaiserait infailliblement au retour de M. Jones ; et une réconciliation opérée par ses soins, semblait lui promettre des avantages considérables, s’il réussissait à gagner, en même temps, les bonnes grâces du fils et du père.
 
Nous avons déjà fait mention du bon naturel de Partridge, et de son dévouement pour Jones. On ne peut guère douter cependant, que le double espoir dont nous venons de parler, n’ait beaucoup influé sur la constance de son attachement, après qu’il eut découvert que son maître et lui, quoique voyageant familièrement ensemble, avaient embrassé des partis contraires. Car si l’amour, l’amitié, l’estime, et tous les sentiments de cette nature, ont un grand empire sur le cœur humain, l’intérêt en exerce aussi un très-puissant. C’est un ressort rarement négligé et presque toujours mis en jeu avec succès, par les gens habiles qui veulent amener les autres à leurs fins. On peut en comparer l’efficacité à celle des pilules de Ward[84], qui pénètrent et s’insinuent rapidement dans la partie du corps qu’on cherche à stimuler ; et soit qu’il s’agisse de la langue, de la main, ou de tout autre membre, ne manquent guère de produire l’effet que l’on désire.
 
 
CHAPITRE X.
 
Aventure extraordinaire.
 
Au moment où Jones et son ami terminaient le dialogue rapporté dans le chapitre précédent, ils arrivèrent au pied d’une montagne très-escarpée. Jones s’arrêta tout court, en mesura des yeux la hauteur, et garda un instant le silence ; puis il appela son compagnon et lui dit : « Partridge, je voudrais être au sommet de cette montagne. On doit y jouir d’une vue ravissante, surtout à la clarté de la lune. Sa pâle et mystérieuse lumière donne à tous les objets un charme inexprimable, pour une imagination qui aime à se nourrir d’idées mélancoliques.
 
– Fort bien, monsieur, répondit Partridge ; mais si le haut de la montagne est propre à engendrer des idées mélancoliques, je suppose que le bas doit en inspirer de gaies, et je trouve celles-ci bien préférables. Bonté divine ! vous m’avez glacé le sang dans les veines, rien qu’en parlant du sommet de cette montagne, qui me paraît une des plus élevées qu’il y ait au monde. Non, non, si nous avons quelque chose à chercher, que ce soit un lieu sous terre, où nous puissions-nous mettre à l’abri du froid.
 
– Eh bien cherche, mais aie soin de te tenir à portée de la voix. Je t’appellerai quand je serai de retour.
 
– Sûrement, monsieur, vous n’êtes pas fou.
 
– Je le suis pourtant, si c’est une folie de vouloir gravir cette montagne. Quant à toi, qui te plains si fort du froid, je te conseille de m’attendre ici. Je ne manquerai pas de te rejoindre dans une heure.
 
– Pardonnez-moi, monsieur, j’ai résolu de vous suivre partout où vous irez. » Le pauvre homme n’osait demeurer seul. C’était à tous égards un franc poltron ; mais il ne craignait rien tant que les esprits, auxquels il faut avouer que l’heure de la nuit et la solitude du lieu semblaient convenir merveilleusement.
 
En cet instant, Partridge découvrit à travers des arbres, une faible lumière qui paraissait peu éloignée. « Monsieur ! s’écria-t-il transporté de joie, le ciel exauce enfin mes prières. Voici une maison ; c’est peut-être une auberge. Par pitié pour moi, monsieur, et pour vous-même, ne méprisez pas ce bienfait de la Providence, et dirigeons-nous vers cette lumière. Que la maison soit une hôtellerie, ou non, si ce sont des chrétiens qui l’habitent, ils seront touchés de notre malheureuse situation, et ne nous refuseront pas un asile. »
 
Jones céda aux instances de Partridge, et tous deux se hâtèrent de gagner l’endroit d’où partait la lumière. Ils arrivèrent bientôt à la porte d’une maison, ou si l’on veut, d’une chaumière ; car l’un et l’autre nom convenait également bien à cette habitation. Jones frappa plusieurs coups auxquels on ne répondit pas. Partridge, qui avait la tête farcie de contes de revenants, de diables, et de sorciers, fut saisi d’effroi, « Dieu nous soit en aide, s’écria-t-il, il faut que tous les habitants de cette maison soient morts ; je n’aperçois plus de lumière, et pourtant je suis sûr d’en avoir vu briller une, il n’y a qu’un moment… Oh, j’ai entendu parler dans ma vie de choses semblables…
 
– De quoi as-tu entendu parler ? On dort dans la maison, ou, comme le lieu est désert, on craint d’ouvrir la porte. » Il appela alors à haute voix, et enfin une vieille femme mettant la tête à la fenêtre, leur demanda qui ils étaient et ce qu’ils voulaient ?
 
« Nous sommes, répondit Jones, des voyageurs égarés. Nous avons aperçu de loin une lumière, et l’espoir de trouver un peu de feu pour nous réchauffer, nous a conduits à votre porte.
 
– Qui que vous soyez, repartit la vieille, vous n’avez que faire ici, et je n’ouvre à personne à l’heure qu’il est. »
 
Partridge rassuré par le son d’une voix humaine, supplia la sibylle, dans les termes les plus pressants, de l’admettre pendant quelques minutes auprès de son feu, lui disant qu’il était à moitié mort de froid (il aurait pu ajouter de peur). Il assura que le gentilhomme qui venait de lui parler, était un des plus grands seigneurs du pays, et n’oublia rien pour la toucher, hors un argument que Jones n’employa pas en vain. Ce fut la promesse d’une demi-couronne, amorce irrésistible pour une créature de cette espèce, à qui, d’ailleurs, les manières affables de Jones et son agréable figure, alors éclairée par la lune, ôtaient la crainte qu’elle avait d’abord conçue, que les deux étrangers ne fussent des voleurs. Elle consentit enfin à les laisser entrer dans la maison, où Partridge, à sa grande joie, trouva un bon feu.
 
Le pauvre diable fut à peine réchauffé, que ses visions accoutumées recommencèrent à lui troubler le cerveau. Il n’ajoutait pas plus de foi au décalogue, qu’aux chimères de la sorcellerie ; et l’on ne saurait imaginer une figure plus propre à les réaliser, que la vieille qu’il avait devant les yeux. C’était le vrai portrait de la sorcière si bien peinte par Otway, dans sa tragédie de l’Orpheline, une femme qui, sous le règne de Jacques Ier, eût été condamnée, sur sa mine, à être pendue, sans aucune forme de procès.
 
Plusieurs circonstances contribuaient à entretenir la superstition de Partridge ; l’aspect de cette femme qui vivait seule, en apparence, dans un lieu si désert ; celui d’une maison dont l’extérieur semblait beaucoup trop bon pour elle, et qui était meublée intérieurement avec une propreté et une élégance surprenantes. Jones lui-même ne savait que penser de ce qu’il voyait ; car la chambre où on les avait introduits, outre la beauté de son ameublement, contenait un grand nombre de curiosités dignes de fixer l’attention d’un amateur.
 
Tandis qu’il admirait ces objets, et que Partridge tremblait de tous ses membres, dans la ferme conviction qu’il était chez une sorcière, la vieille leur dit : « J’espère, messieurs, que vous ne tarderez point à partir. J’attends mon maître de moment en moment, et je ne voudrais pas, pour le double de ce que vous m’avez donné, qu’il vous trouvât ici.
 
– Vous avez donc un maître ? lui dit Jones. Effectivement, bonne femme, j’étais surpris, excusez-moi, de voir tant de belles choses en votre possession.
 
– Ah, répondit-elle, si j’en possédais seulement la vingtième partie, je m’estimerais bien riche ; mais je vous en supplie, monsieur, ne restez pas plus longtemps. Mon maître peut arriver d’une minute à l’autre.
 
– Quoi ! vous ferait-il un crime d’un acte de charité aussi simple ?
 
– Oh monsieur, reprit la vieille, c’est un homme étrange que mon maître, un homme qui n’a pas son pareil dans le monde. Il ne hante personne, il ne sort guère que la nuit, de crainte d’être aperçu, et les gens du pays redoutent également de le rencontrer. Son habillement suffit pour effrayer ceux qui n’y sont pas accoutumés. On l’appelle l’Homme de la Montagne, à cause des promenades qu’il y fait pendant la nuit, et je crois qu’on n’a pas moins peur de lui que du diable. Oh, il entrerait dans une terrible colère s’il vous trouvait ici.
 
– De grâce, dit Partridge, ne fâchons pas ce monsieur-là. Je suis prêt à me remettre en marche, et n’ai jamais eu plus chaud de ma vie. Partons, pour l’amour de Dieu ; partons, mon cher maître. Voyez-vous sur la cheminée ces pistolets ? Ils sont chargés peut-être, et qui sait ce qu’il pourrait en faire ?
 
– Ne crains rien, Partridge, dit Jones, je saurai te garantir de tout danger.
 
– Oh quant à cela, repartit la vieille, vous n’avez rien à craindre. Mon maître ne fait de mal à personne. S’il a des armes chez lui, c’est pour sa propre sûreté. Sa maison a déjà soutenu plus d’un siège, et une de ces nuits dernières nous avons cru entendre des voleurs roder à l’entour. Pour moi, je me suis souvent étonnée que quelque brigand ne l’ait point assassiné dans ses courses nocturnes ; mais, comme je vous le disais, on a peur de lui, et puis on pense, je le suppose, qu’il n’a sur sa personne rien de bon à prendre.
 
– Cette collection de raretés, dit Jones, me porte à croire que votre maître a voyagé.
 
– Oui, monsieur, et beaucoup. Peu de gens en savent plus que lui, sur toutes sortes de sujets. Je soupçonne qu’il a été malheureux en amour, ou de quelque autre façon. Il y a près de trente ans que je suis à son service, et pendant tout ce temps, à peine a-t-il parlé à six personnes vivantes. » Elle les pressa de nouveau de partir. Partridge la seconda de son mieux ; mais Jones, qui brûlait de voir ce personnage extraordinaire, traînait exprès le temps en longueur. En vain la vieille redoublait ses instances, en vain Partridge tirait son maître par la manche, pour l’engager à le suivre ; Jones trouvait sans cesse des prétextes de retarder son départ, quand tout-à-coup la vieille effrayée leur dit, qu’elle reconnaissait le signal accoutumé de son maître. Au même instant on entendit plusieurs voix crier : « La bourse, vieux coquin ! la bourse ! ou nous te faisons sauter la cervelle.
 
– Ah bon Dieu ! s’écria la vieille, on assassine mon maître ! Que faire ? hélas ! que faire ?
 
– Comment ? Que dites-vous ? reprit Jones. Ces pistolets sont-ils chargés ?
 
– Ô mon bon monsieur, ils ne le sont pas, je vous assure. De grâce, messieurs, ne nous tuez pas ; » car elle avait à peu près la même opinion de ceux du dedans que de ceux du dehors.
 
Jones, au lieu de s’amuser à lui répondre, se saisit d’un vieux sabre suspendu à la muraille, et vola au secours du solitaire. Il le trouva luttant contre deux scélérats, et prêt à succomber sous leurs coups. Notre héros ne perdit pas le temps en paroles, il tomba sur eux si vigoureusement avec son sabre, qu’il les força bientôt de lâcher prise. Les brigands, sans oser lui tenir tête, tournèrent les talons et se sauvèrent. Jones satisfait d’avoir délivré le vieillard, ne chercha point à les poursuivre. Il crut d’ailleurs la chose inutile, en les entendant crier dans leur fuite, avec d’horribles blasphèmes, qu’ils étaient des hommes morts.
 
Il s’empressa de relever le vieillard, qui avait été renversé dans le combat, et lui témoigna la crainte qu’il n’eût reçu quelque blessure.
 
Le solitaire le regardant d’un air étonné : « Non, monsieur, non, lui dit-il, j’ai très-peu de mal, je vous remercie ; le ciel ait pitié de moi.
 
– Je vois, monsieur, répondit Jones, que vous croyez avoir quelque chose à redouter, de la part même de ceux qui ont eu le bonheur de vous sauver la vie. Je ne saurais blâmer vos soupçons, mais ils ne sont point fondés. Vous n’avez auprès de vous que des amis. Égarés pendant la nuit, mourant de froid, nous avons pris la liberté de nous réchauffer à votre feu. Au moment où nous allions continuer notre route, nous avons entendu vos cris, et la Providence elle-même semble nous avoir envoyés à votre secours.
 
– C’est bien en effet la Providence, dit le vieillard, si la chose est ainsi.
 
– Elle est ainsi, je vous le jure, répondit Jones. Voici votre sabre. Je ne m’en suis servi que pour votre défense, et je le remets entre vos mains. »
 
Le vieillard prit son sabre teint du sang des brigands, fixa pendant quelques moments ses regards sur Jones, puis poussant un soupir : « Pardonnez-moi, jeune homme, s’écria-t-il, je n’ai pas toujours été d’un caractère soupçonneux, et je hais l’ingratitude.
 
– Remerciez donc, dit Jones, cette Providence, à laquelle vous êtes redevable de votre salut. Quant à moi, je n’ai rempli qu’un simple devoir d’humanité. J’ai fait pour vous, ce que j’aurais fait pour tout autre, dans les mêmes circonstances.
 
– Laissez-moi vous considérer un peu plus longtemps, s’écria le vieillard. Vous êtes donc une créature humaine ! oui, je commence à le croire. Allons, entrez, je vous prie, dans ma cabane. C’est bien à vous que je dois la vie. »
 
La vieille était partagée entre l’inquiétude qu’elle éprouvait pour son maître, et la crainte d’être grondée par lui. Partridge ressentait, s’il est possible, encore plus d’effroi. La première se rassura, quand elle vit le solitaire s’entretenir amicalement avec Jones, et qu’elle sut ce qui s’était passé. Mais à peine Partridge eut-il aperçu le vieillard, que la singularité de son accoutrement lui inspira plus de frayeur, que ne lui en avaient causé son portrait tracé par la bonne femme, et l’événement tragique arrivé devant la porte de la maison.
 
À dire vrai, l’aspect du vieillard de la montagne aurait pu troubler un esprit plus ferme que celui de Partridge. Ce personnage était de la plus haute stature. Une longue barbe, aussi blanche que la neige, descendait sur sa poitrine. Son corps était couvert d’une peau d’âne, grossièrement taillée en forme de casaque. Il portait des bottes et un bonnet, faits tous deux de la peau de quelque autre animal.
 
Dès que le solitaire fut entré dans sa maison, la vieille le félicita de son heureuse délivrance.
 
« Oui, s’écria-t-il, j’ai échappé au fer des assassins, grâce à la valeur de ce jeune homme.
 
– Le ciel le bénisse, dit-elle. C’est un brave jeune homme, je vous assure. Je craignais que votre seigneurie ne me sût mauvais gré de lui avoir ouvert la porte. Je m’en serais bien gardée, si je n’avais vu au clair de la lune que c’était un gentilhomme, et qu’il était à moitié mort de froid. Il faut que quelque bon ange l’ait conduit ici, et m’ait inspiré l’idée de le recevoir.
 
– Je crains, monsieur, dit le vieillard à Jones, de n’avoir chez moi rien de bon à vous offrir. Si vous vouliez cependant accepter un verre d’eau-de-vie, j’en ai d’excellente que je conserve depuis trente ans. »
 
Jones le refusa poliment.
 
Le solitaire lui demanda alors où il allait, et quand il s’était égaré ? « J’avoue, dit-il, que je suis surpris de voir une personne telle que votre extérieur l’annonce, voyager à pied la nuit. Vous êtes, je le suppose, un gentilhomme des environs ; car vous ne semblez pas accoutumé à faire une longue route sans chevaux.
 
– Les apparences, répondit Jones, sont souvent trompeuses. Je ne suis point de ce pays-ci ; et quant au lieu où je vais, à peine le sais-je moi-même.
 
– Qui que vous soyez, en quelque lieu que vous alliez, je vous ai des obligations dont je ne pourrai jamais m’acquitter.
 
– Je vous répète que vous ne m’en avez aucune. Où est le mérite d’avoir exposé, pour vous servir, ce dont je ne fais nul cas ? Rien à mes yeux n’est plus méprisable que la vie.
 
– Eh quoi ! si jeune encore, avez-vous déjà sujet d’être malheureux ?
 
– Vous voyez en moi, monsieur, le plus infortuné des hommes.
 
– Auriez-vous perdu un ami, ou une maîtresse ?
 
– Comment avez-vous pu prononcer deux mots capables de m’ôter la raison ?
 
– Un seul suffit en effet pour troubler la raison de l’homme. Je ne me permettrai plus de questions, monsieur ; peut-être ai-je déjà poussé trop loin la curiosité.
 
– Je ne puis blâmer en vous un sentiment que j’éprouve, moi-même, au plus haut degré. Tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai entendu, depuis que je suis entré dans votre maison, me cause une extrême surprise. Des événements bien extraordinaires ont dû vous déterminer à choisir pour demeure cette solitude ; et je crains que votre vie n’ait pas été non plus exempte d’infortune. »
 
Ici le vieillard soupira de nouveau, et se tut pendant quelques minutes, puis regardant Jones attentivement. « J’ai lu, dit-il, qu’une heureuse physionomie était une lettre de recommandation. En ce cas, personne ne peut se flatter d’être mieux recommandé que vous ; mais si des considérations plus puissantes n’excitaient pas mon intérêt en votre faveur, je serais un monstre d’ingratitude. Tout mon regret est de ne pouvoir vous témoigner ma reconnaissance autrement que par des paroles. »
 
Jones l’assura qu’il pouvait lui procurer, de cette manière, un sensible plaisir. « Je vous ai avoué ma curiosité, lui dit-il ; dois-je ajouter que je vous aurais une obligation infinie de la satisfaire ? Daignez (si aucun motif ne vous force au silence), daignez m’apprendre les raisons qui vous ont engagé à vous séparer de la société de vos semblables, et à embrasser un genre de vie, pour lequel il paraît assez que vous n’étiez pas né ?
 
– Après le service signalé que vous m’avez rendu, répliqua le vieillard, je n’ai droit de vous rien refuser. Si donc vous désirez entendre l’histoire d’un infortuné, je suis prêt à vous raconter la mienne. Vous avez raison de croire qu’il y a communément quelque chose d’extraordinaire dans la destinée de ceux qui renoncent au commerce de leurs semblables. On peut dire, sans crainte d’avancer un paradoxe, ou de tomber dans une contradiction, que l’excès de la philanthropie nous porte naturellement à détester et à fuir les hommes, moins à cause de leurs vices personnels, qu’à cause de ceux qui sont inhérents à l’état de société, tels que l’envie, la malice, la trahison, la cruauté, et toutes les autres espèces de malveillance. Ce sont ces derniers vices que le vrai philanthrope abhorre ; et afin de n’en pas être témoin, il se condamne à la solitude. Pour vous, jeune homme, sans vouloir vous flatter, vous ne me semblez pas être un de ceux que l’on doive éviter ou haïr. J’ai cru même entrevoir dans le peu de mots qui vous sont échappés, qu’il existe entre nos destinées une sorte de conformité. Puisse la vôtre s’achever plus heureusement que la mienne ! »
 
Après quelques compliments réciproques, le solitaire allait commencer son histoire, quand Partridge, pour dissiper un reste d’émotion que lui avait laissé la peur, le fit souvenir de son excellente eau-de-vie. Il l’alla chercher sur-le-champ ; le pédagogue en but un grand verre, et le vieillard raconta, sans préambule, ce qu’on peut lire dans le chapitre suivant.
 
 
CHAPITRE XI.
 
L’homme de la montagne commence à raconter son histoire.
 
« Je suis né en 1657, dans un village du comté de Somerset, appelé Mark. Mon père était un de ceux qu’on nomme gentilshommes-fermiers. Il possédait en propre un petit bien d’environ trois cents livres sterling de revenu, et en affermait un autre, approchant de même valeur. Sage, laborieux, excellent agriculteur, il aurait mené une vie agréable et douce, si sa femme, véritable mégère, n’eût continuellement troublé son repos. Ce malheur domestique l’affligea, sans l’appauvrir. Il tint ma mère presque toujours enfermée au logis, aimant mieux supporter, dans sa propre maison, la violence habituelle de son humeur, que de compromettre sa fortune, en lui laissant la liberté de se livrer dans le monde à son goût extravagant pour la dépense. Cette Xantippe… »
 
« C’était, interrompit Partridge, le nom de la femme de Socrate. »
 
« Cette Xantippe, répéta le solitaire, lui donna deux fils, dont j’étais le plus jeune. Il avait dessein de nous procurer à l’un et à l’autre une bonne éducation ; mais mon frère aîné qui, malheureusement pour lui, était le favori de ma mère, ne voulut rien apprendre : de sorte qu’après qu’il eut passé, sans presque aucun fruit, cinq ou six ans à l’école, mon père, averti par son maître de l’inutilité d’un plus long essai, céda au désir qu’avait ma mère de le retirer des mains de son tyran (c’est ainsi qu’elle appelait l’honnête instituteur). Il corrigeait pourtant l’enfant beaucoup moins que sa paresse ne le méritait, mais beaucoup plus, à ce qu’il semble, que le petit mutin ne le trouvait bon. Celui-ci se plaignait sans cesse à sa mère de la sévérité avec laquelle on le traitait, et elle ne manquait jamais de lui donner raison. »
 
« Oui, oui, s’écria Partridge. J’ai connu de ces mères-là. Moi qui vous parle, j’ai eu souvent à souffrir de leur faiblesse et de leur injustice. De pareilles mères ne mériteraient pas moins le fouet que leurs enfants. »
 
Jones gronda le pédagogue d’avoir interrompu le vieillard, qui continua en ces termes :
 
« Mon frère, alors âgé de quinze ans, dit adieu aux livres, et ne songea plus qu’à son chien et à son fusil. Aussi devint-il si bon tireur, qu’il ne manquait jamais le but qu’on lui marquait, ni une corneille au vol. Il excellait encore à surprendre un lièvre au gîte. Enfin il acquit bientôt la réputation d’être le meilleur chasseur du canton ; réputation que ma mère et lui prisaient autant que celle d’un savant du premier ordre.
 
« La liberté dont jouissait mon frère, me fit d’abord trouver pénible le séjour de l’école, où on me laissa après l’en avoir retiré, mais ce chagrin dura peu. Grâce à mes rapides progrès, le travail me devint si facile et l’étude eut tant d’attrait pour moi, que je voyais avec peine arriver le dimanche. Ma mère qui ne m’aima jamais, craignit que je ne prisse dans le cœur de mon père la première place. Elle crut remarquer que quelques personnes de mérite, entre autres le curé de la paroisse, faisaient plus de cas de moi que de mon frère. Son aversion s’en augmenta, et elle me rendit la maison paternelle si désagréable, que je bénissais le retour du lundi, qui, d’ordinaire, attriste fort les écoliers.
 
« Quand j’eus fini mes premières classes à l’école de Taunton, on m’envoya au collège d’Exeter, à Oxford. J’y demeurai quatre ans, au bout desquels un événement fatal m’obligea d’abandonner mes études. Je puis dater de cette époque l’origine de tous mes malheurs.
 
« Il y avait au même collège, un certain sir Georges Gresham, destiné à une fortune très-considérable, dont il ne devait avoir, d’après le testament de son père, la libre disposition qu’à l’âge de vingt-cinq ans révolus. Mais l’indulgence de ses tuteurs ne lui laissait guère sentir la gêne de cette précaution paternelle. Ils lui allouaient une pension annuelle de cinq cents livres sterling pendant son séjour à l’université, où ce jeune prodigue entretenait une maîtresse, un brillant équipage, et menait une vie aussi déréglée, que s’il avait été maître absolu de son patrimoine. Outre sa pension de cinq cent livres sterling, il trouvait moyen d’en dépenser mille ; comme il était âgé de plus de vingt et un ans, il jouissait de tout le crédit qu’il pouvait souhaiter.
 
« Sir Georges, parmi une foule de qualités assez mauvaises, en avait une vraiment infernale. Il prenait plaisir à débaucher et à perdre les jeunes gens moins riches que lui, en les entraînant dans des dépenses qui surpassaient leurs facultés. Plus un jeune homme montrait de sagesse et de retenue, plus il attachait de bonheur et de gloire à sa ruine. Il faisait ainsi le personnage du diable, qu’on nous peint cherchant sans cesse une victime à dévorer.
 
« J’eus le malheur de me lier avec lui d’une étroite amitié. Ma réputation d’écolier diligent et studieux lui offrait en moi un sujet digne de ses desseins pervers, et mes penchants en rendirent l’exécution facile. Quelque goût que j’eusse pour l’étude, je me sentais encore plus d’ardeur pour d’autres jouissances. J’étais vif, ardent, ambitieux, et passionné pour les femmes.
 
« Je ne fus pas longtemps l’intime ami de sir Georges, sans devenir le compagnon de tous ses plaisirs. Dès que j’eus débuté sur le dangereux théâtre du vice, ma vanité, ni mon inclination ne me permirent point d’y jouer les seconds rôles. J’aurais eu honte de céder à quelqu’un le prix de la débauche. Je m’abandonnai avec fureur à toutes sortes d’excès ; mon nom figurait habituellement le premier sur la liste des coupables. Au lieu d’être plaint comme l’infortuné disciple de sir Georges, on m’accusait d’avoir perverti un jeune homme que la nature avait doué des plus heureuses dispositions ; car sir Georges, quoiqu’il fût le principal auteur du désordre, avait l’art d’y paraître étranger. J’encourus la censure du vice-chancelier, et peu s’en fallut que je ne fusse chassé du collège.
 
« Vous n’aurez pas de peine à croire, monsieur, qu’une manière de vivre pareille à celle dont je viens de vous tracer le tableau, était incompatible avec de nouveaux progrès dans les sciences, et que plus je me livrai au libertinage, moins je conservai de goût pour l’étude. C’était une conséquence naturelle de mon inconduite ; ce n’en fut pas la plus fâcheuse. Mes dépenses excédèrent non-seulement ma pension annuelle, mais les sommes extraordinaires que j’arrachais à la générosité de mon pauvre père, sous prétexte qu’elles m’étaient nécessaires pour me préparer à prendre, dans peu, le degré de bachelier ès-arts. À la fin, mes demandes furent si multipliées et si exorbitantes, que mon père ouvrit insensiblement l’oreille aux rapports qu’on lui faisait de toutes parts sur mon compte. Ma mère ne manquait pas de les répéter sans en rien omettre, et de les envenimer avec sa malignité accoutumée. « Voilà donc, disait-elle, le beau petit savant qui fait tant d’honneur à sa famille, et qui doit en être l’appui ! J’avais bien prévu à quoi sa science aboutirait… Il nous ruinera tous. Pour perfectionner l’éducation de ce vaurien, nous avons refusé le nécessaire à son frère aîné ; et voilà le fruit de nos sacrifices ! » Elle tenait encore beaucoup de propos semblables, qu’il est inutile de rapporter.
 
« Au lieu d’argent, je ne reçus plus de mon père que des réprimandes : ce qui occasionna dans mes affaires une crise un peu plus prompte ; mais quand il m’aurait abandonné son revenu tout entier, ce n’eût été qu’une ressource précaire pour un insensé, qui avait la prétention de rivaliser de magnificence avec sir Georges Gresham.
 
« Il est probable que le manque d’argent, et l’impossibilité de continuer ce train de vie, m’auraient rendu à la raison et à mes études, si j’avais eu le bonheur d’ouvrir les yeux, avant d’être plongé dans un abîme de dettes sans espoir d’en jamais sortir. Un des grands artifices de sir Georges Gresham, celui à l’aide duquel il faisait de nombreuses victimes, c’était de prêter à ses malheureux émules quelque petite somme, pour soutenir leur crédit chancelant, jusqu’à ce que par l’effet de ce crédit même, ils fussent ruinés complètement. Alors il riait de leur sottise et de leur vanité, et s’étonnait qu’ils eussent osé lutter avec un homme aussi opulent que lui.
 
« Mon esprit n’était guère dans une situation moins déplorable que ma fortune. Il y avait à peine un genre de crime que je ne méditasse pour sortir d’embarras. Le suicide même devint le sujet habituel de mes pensées ; et j’aurais attenté à mes jours, si une résolution plus honteuse, quoique moins coupable, peut-être, n’eût arrêté ma main. »
 
Ici le solitaire hésita un moment, puis il s’écria : « Tant d’années écoulées depuis cette action criminelle, n’en ont point effacé la honte, et je ne puis la raconter sans rougir. »
 
Jones le pria de retrancher de son récit les circonstances dont le souvenir lui causerait quelque peine ; mais Partridge, moins discret, se hâta de dire : « Je vous en prie, monsieur, ne passez rien. Je suis plus curieux de connaître ce trait-là, que tout le reste de vos aventures, et je vous jure que je n’en parlerai à personne.
 
Jones allait le réprimander, quand le solitaire l’en empêcha, en poursuivant de la sorte :
 
« J’avais un camarade de chambre, jeune homme économe et sage, qui, malgré la modicité de sa pension, avait amassé, par ses épargnes, quarante guinées. Instruit qu’il les gardait dans son secrétaire, je profitai du moment où il dormait, pour lui dérober sa clef, et je m’emparai de son trésor. Je remis ensuite la clef dans sa poche, je me recouchai, et feignant un profond sommeil, quoiqu’il me fût impossible de fermer les yeux, j’attendis pour me lever que mon camarade se rendît à la prière, exercice pieux auquel je me dispensais depuis longtemps d’assister.
 
« Les voleurs timides s’exposent souvent, par un excès de précaution, au danger d’être découverts, tandis que ceux d’un caractère plus audacieux parviennent à l’éviter. C’est ce qui m’arriva. Si j’avais forcé hardiment le secrétaire, j’aurais peut-être échappé, même au soupçon ; mais comme il était évident que le vol n’avait pu se commettre qu’à l’aide de la clef, mon camarade, dès qu’il s’aperçut de la disparition de son argent, ne douta pas que je ne fusse le voleur. Naturellement craintif, moins fort, et, je crois, moins courageux que moi, il n’osa m’accuser en face, de peur d’essuyer de ma part de mauvais traitements. Il alla trouver sur-le-champ le vice-Chancelier auquel il dénonça, sous la foi du serment, le vol et ses circonstances, et il n’eut pas de peine à obtenir un décret de prise de corps contre un étudiant aussi décrié que je l’étais dans tout l’université.
 
« Mon bonheur voulut que je couchasse le jour suivant hors du collège. J’étais parti le matin, en poste, avec une jeune dame, pour Whitney, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, en revenant à Oxford, je rencontrai un de mes amis qui m’en apprit assez sur ce qui me concernait, pour me faire rebrousser chemin. »
 
« Monsieur, dit Partridge, vous parla-t-il du décret de prise de corps ? »
 
Jones pria le vieillard de continuer son récit, sans avoir égard aux questions impertinentes de son compagnon : ce qu’il fit aussitôt.
 
« Renonçant alors au dessein de retourner à Oxford, je formai celui de me rendre à Londres. J’en fis part à ma maîtresse. Elle commença par s’y opposer ; mais quand je lui eus montré mon or, elle changea d’avis. Nous gagnâmes à travers champs la grande route de Cirencester, et nous fîmes tant de diligence, que nous arrivâmes à Londres le surlendemain au soir.
 
« Dans une telle ville, avec une pareille compagne, j’eus bientôt épuisé la faible somme que je m’étais si indignement appropriée. Réduit à une détresse plus grande que jamais, je commençai à compter parmi mes besoins, les premières nécessités de la vie. Pour comble d’affliction, je voyais ma maîtresse, dont j’étais idolâtre, partager ma misère. Être témoin des souffrances d’une femme qu’on aime, ne pouvoir les adoucir, et penser en même temps qu’on en est la cause, c’est un supplice qu’il faut avoir éprouvé, pour en concevoir l’horreur. »
 
« Je le crois, je le crois ! s’écria Jones, et je vous plains de toute mon âme. » Il se leva, hors de lui, fit deux ou trois fois le tour de la chambre, puis se rasseyant, et demandant pardon au vieillard : « Grâce au ciel, dit-il, j’ai évité un tel malheur ! »
 
Cette cruelle circonstance, reprit le solitaire, aggrava ma situation, au point de me la rendre insupportable. Il m’était moins pénible d’endurer les tourments de la faim et de la soif, que de me résigner à ne point satisfaire les désirs même les plus extravagants de ma maîtresse. J’en étais si follement épris, que bien que je susse qu’elle avait prodigué ses faveurs à la moitié de mes connaissances, j’avais formé la résolution de l’épouser ; mais la bonne créature ne voulut point accepter de moi une preuve de tendresse qui pouvait, disait-elle, m’attirer la censure du monde. Elle se détermina aussi, sans doute par un motif de compassion, à mettre fin aux angoisses journalières qu’elle me voyait éprouver, pour l’amour d’elle ; et le moyen dont elle se servit fut digne d’un si louable sentiment. Tandis que je m’épuisais en inventions toujours nouvelles pour subvenir à ses plaisirs, elle me livra charitablement entre les mains d’un de ses anciens amants d’Oxford, par les soins et à la requête duquel je fus aussitôt arrêté et mis en prison.
 
« Je fis alors de sérieuses réflexions sur les désordres de ma vie passée, sur la profonde misère qui en était la suite, sur les chagrins dont j’avais abreuvé le meilleur des pères. Quand le souvenir de ma perfide maîtresse venait se joindre à ces pensées douloureuses, le désespoir s’emparait de mon âme, je prenais la vie en horreur, et j’aurais embrassé la mort avec joie, comme un ami secourable, si elle s’était offerte à moi, exempte d’ignominie.
 
« Le temps des assises arrivé, on me transféra à Oxford, et je m’attendais à une condamnation inévitable ; mais, à ma grande surprise, personne ne se présenta contre moi. La session finie, je fus mis en liberté, faute d’accusateur. Mon camarade de chambre avait quitté Oxford, et soit par insouciance, soit par un autre motif que j’ignore, il n’avait point donné de suite à sa plainte. »
 
« Peut-être, dit Partridge, ne voulut-il pas avoir à se reprocher votre mort ; et il eut raison. Si quelqu’un venait à être pendu sur ma déposition, je n’oserais plus coucher seul, de peur de voir son ombre pendant la nuit.
 
– Je ne sais, Partridge, dit Jones, ce qu’il faut admirer le plus de ton courage, ou de ton jugement.
 
– Moquez-vous de moi tant qu’il vous plaira, monsieur, répondit Partridge. Si vous aviez le loisir d’entendre une histoire fort courte, et dont je puis garantir la vérité, peut-être changeriez-vous de sentiment. Dans la paroisse où je suis né… »
 
Jones voulait imposer silence au pédagogue, mais le solitaire le pria de lui laisser conter son histoire, et promit d’employer ce temps à se rappeler le reste de la sienne.
 
« Dans la paroisse où je suis né, reprit Partridge, demeurait l’honnête fermier Briddle. Il avait un fils nommé Francis, jeune homme de grande espérance. Nous allions ensemble à l’école. Je me souviens qu’il expliquait les Épîtres d’Ovide, et qu’il était en état d’en traduire quelquefois deux ou trois vers de suite, sans dictionnaire. C’était d’ailleurs le plus brave garçon du monde ; il ne manquait jamais d’assister, le dimanche, au service divin, et passait pour un des premiers chantres de la paroisse. De temps en temps seulement il buvait un coup de trop. C’était son seul défaut. »
 
« Fort bien, dit Jones, mais venons au fantôme.
 
– Patience, monsieur, patience, nous n’y viendrons que trop tôt. Vous saurez donc que le fermier Briddle perdit une jument alezane, qui était une des meilleures bêtes que j’aie vues de ma vie. À quelque temps de là (je ne sais pas au juste le jour) le jeune Francis son fils étant allé à la foire de Hindon, devinez ce qu’il y rencontra ? un homme monté sur la jument de son père. Francis se mit aussitôt à crier au voleur. Comme la chose se passait en pleine foire, je vous laisse à juger si le larron put s’échapper. Il fut pris, et conduit devant le juge de paix. C’était, il m’en souvient, M. Willoughby de Noyle. Ce digne et respectable magistrat l’envoya coucher en prison, et assigna Francis à se présenter aux prochaines assises, afin d’y soutenir son dire, et de reconnaître l’accusé. Il se servit pour exprimer cela, d’un mot dur composé de re et cognosco, qui, dans sa signification, diffère du verbe simple, comme beaucoup d’autres verbes composés. Milord Page étant venu présider les assises, on fit comparaître, en sa présence, l’accusé et Francis. Je n’oublierai jamais l’expression de sa figure, lorsqu’il demanda à ce dernier ce qu’il avait à dire contre le prisonnier ? Le pauvre Francis trembla de la tête aux pieds. « Et vous, dit ensuite milord à l’accusé, d’une voix de tonnerre, que pouvez-vous alléguer pour votre défense ? Allons ! parlez ; il ne faut pas ici hésiter, ni balbutier. » L’accusé répondit qu’il avait trouvé le cheval. « Oh ! oh ! s’écria le juge, tu es un heureux compère. Depuis quarante ans que je parcours cette province, je n’ai pas fait pareille trouvaille. Mais, mon ami, tu es plus heureux que tu ne pensais, car tu as trouvé non-seulement un cheval, mais encore un licou, je t’en réponds. » Je me souviendrai toujours de ce mot-là. Chacun se mit à rire. Milord fit plusieurs autres plaisanteries que je ne me rappelle pas maintenant, et qui réjouirent fort l’auditoire. C’était un brave et savant homme. Oh ! monsieur, il n’y a rien de plus amusant, que d’entendre plaider des causes où il s’agit de la vie, ou de la mort. Ce qui me parut, je l’avoue, un peu dur, c’est qu’on refusa la parole à l’avocat de l’accusé, quoiqu’il n’eût, assurait-il, qu’un mot à dire, tandis qu’on laissa la partie publique parler contre lui pendant plus d’une demi-heure. Je souffrais aussi de voir tant de monde, le président, la cour, le jury, les témoins, acharnés sur un misérable chargé de chaînes. Bref, le pauvre hère fut pendu, et cela ne pouvait être autrement. Depuis ce jour, Francis n’eut pas un moment de repos. Il ne se trouvait jamais seul dans les ténèbres, qu’il ne crût voir l’ombre de ce malheureux. »
 
« Eh bien ! dit Jones, est-ce là ton histoire ?
 
– Non, non, répondit Partridge ; le ciel ait pitié de moi ! j’arrive au dénoûment. Une nuit que Francis revenait du cabaret, par une ruelle étroite et sombre, un fantôme tout blanc s’élança sur lui. Francis qui est un garçon robuste, tint tête au fantôme. Il y eut entre eux un rude combat, dans lequel le pauvre Francis fut cruellement battu. À peine put-il se traîner jusqu’à sa maison ; et par suite de ses blessures, aussi bien que de sa frayeur, il garda le lit environ quinze jours. Cela est certain, la paroisse entière l’attesterait au besoin. »
 
L’étranger sourit à cette histoire, et Jones éclata de rire.
 
« Bon, monsieur, dit Partridge, riez tout à votre aise, comme firent de mauvais plaisants, entre autres un certain écuyer, espèce d’esprit fort, qui, apprenant qu’un veau blanc avait été trouvé mort le lendemain matin, dans la même ruelle, prétendit que c’était contre lui que Francis s’était battu : comme si l’on avait jamais entendu dire qu’un veau se fût jeté sur un homme. D’ailleurs Francis m’a déclaré qu’il avait reconnu distinctement le fantôme, et qu’il en ferait le serment devant toutes les cours de justice de la chrétienté. Il faut l’en croire, car il n’avait bu ce soir-là qu’une bouteille de vin, ou deux tout ou plus. Le ciel nous fasse miséricorde, et nous garde de tremper nos mains dans le sang, voilà tout. »
 
« À présent, dit Jones au solitaire, que M. Partridge a fini son histoire, j’espère qu’il ne vous interrompra plus, si vous avez la bonté de continuer la vôtre. »
 
Le solitaire y consentit ; mais comme il a repris haleine un moment, nous laisserons le lecteur en faire autant, et nous terminerons ici ce chapitre.
 
 
CHAPITRE XII.
 
L’homme de la montagne continue son histoire.
 
« J’avais recouvré la liberté, poursuivit le vieillard, mais j’avais perdu l’honneur ; car à quoi sert d’être acquitté au tribunal de la justice, lorsqu’on est condamné par celui de la conscience, et par l’opinion publique ? Pénétré du sentiment de mon crime, je n’osais lever les yeux sur personne, et dès le lendemain matin, je quittai Oxford, avant que la lumière du jour pût me découvrir aux regards d’aucun être humain.
 
« Quand je fus hors de la ville, je conçus d’abord la pensée de retourner chez mon père, et d’essayer d’obtenir de lui le pardon de mes fautes. Mais la persuasion où j’étais qu’il savait tout ce qui s’était passé, son horreur bien connue pour l’improbité, la constante aversion de ma mère, ne me permettaient pas d’espérer qu’il me reçût dans sa maison. Eussé-je été d’ailleurs aussi sûr de son indulgence, que je croyais l’être de sa colère, je doute encore si j’aurais eu le front de me présenter devant lui, et si j’aurais pu, à quelque prix que ce fût, me résigner à vivre avec ceux qui n’ignoraient pas la bassesse dont je m’étais rendu coupable.
 
« Je me hâtai donc de retourner à Londres, le meilleur asile ouvert à l’infortune et à la honte. Le malheureux, ou le coupable obscur y jouit des avantages de la solitude, sans en éprouver les inconvénients. Au milieu de la foule qui l’environne, pas un œil ne le remarque. Le mouvement et le tumulte d’une vaste cité, le spectacle des rues et des places publiques, cette scène animée dont l’aspect varie sans cesse, en occupant son esprit, l’empêchent de se dévorer lui-même, c’est-à-dire de se nourrir de chagrin et de remords, aliments funestes qu’aigrit encore l’isolement absolu.
 
« Mais il n’existe point ici-bas de bien sans mélange de mal. Cette indifférence générale a des suites fatales pour l’homme dénué d’argent. S’il n’est exposé à rougir devant personne, personne aussi ne connaît sa misère, et ne songe à la soulager : en sorte que l’infortuné peut mourir de faim, dans le marché de Leadenhall, comme au fond des déserts de l’Arabie.
 
« J’étais alors entièrement dépourvu de ce métal qu’il a plu à certains auteurs, qui n’en furent jamais surchargés, d’appeler un mal. Je n’avais point d’argent. »
 
« Avec votre permission, monsieur, observa Partridge, je ne me souviens pas qu’aucun auteur ait appelé l’argent un mal, mais irritamenta malorum :
 
Effundiuntur opes, irritamenta malorum[85].
 
– Eh bien ! reprit l’étranger, que l’argent soit un mal, ou seulement une source de maux, j’en étais tout-à-fait dépourvu, aussi bien que de connaissances et d’amis. Un soir, qu’en proie à la misère et à la faim, je traversais la cour intérieure du Temple, je m’entendis appeler par mon nom de baptême. Je me retournai, et je reconnus un de mes anciens camarades de collège, sorti de l’université longtemps avant ma fatale aventure. Watson (c’était son nom) me serra la main, témoigna une extrême joie de me revoir, et m’engagea à boire une bouteille avec lui. Je le refusai d’abord, sous prétexte de quelques affaires. Il redoubla ses instances. La faim l’emporta sur la honte, et je lui avouai que je n’avais point d’argent ; mais forgeant aussitôt un mensonge, j’ajoutai que j’avais oublié ma bourse, le matin, en changeant d’habit. « Je croyais, Jacques, me répondit Watson, que nous étions, vous et moi, de trop vieux amis, pour alléguer une pareille excuse. » Il me prit par le bras et voulut m’entraîner : ce qui lui fut très-facile ; mon inclination me poussait encore plus fortement que lui.
 
« Il me mena au quartier des Moines, le rendez-vous, ainsi que chacun sait, du plaisir et de la joie. Nous entrâmes dans une taverne. Watson se contenta de demander une bouteille de vin, ne supposant pas qu’à cette heure, je n’eusse point encore dîné. Comme il en était autrement, j’inventai un nouveau mensonge. Je dis à mon camarade, que courant depuis le matin pour des affaires d’importance, et n’ayant mangé de toute la journée qu’une côtelette à la hâte, il m’obligerait de faire ajouter un beef-steak à la bouteille de vin. »
 
« Il y a des gens, dit Partridge, qui devraient avoir plus de mémoire. Ou trouvâtes-vous de l’argent pour payer cette côtelette ?
 
– Votre observation est juste, répondit l’étranger, et les menteurs sont sujets à ces sortes d’inadvertances ; mais souffrez que je poursuive mon récit. Je commençai alors à me sentir dans une heureuse disposition. Le beef-steak et le vin avaient ranimé mes esprits, et je prenais d’autant plus de plaisir à la conversation de mon ancien ami, que je ne le croyais pas instruit de ce qui m’était arrivé depuis son départ de l’université.
 
« Il ne me laissa pas longtemps dans cette agréable illusion ; car prenant un verre d’une main, et me saisissant de l’autre : « Allons, mon brave, me dit-il, je vous félicite de l’honorable issue de votre procès. » Je demeurai comme frappé de la foudre, à ces mots. Watson, témoin de ma confusion, continua ainsi : « Point de honte, mon enfant, sois homme ; tu as été acquitté, ainsi personne n’a plus rien à te reprocher ; mais écoute, la main sur la conscience, n’est-il pas vrai que tu l’avais volé ? Je ne t’en honore pas moins pour cela. Oh, non, bien au contraire, c’est œuvre méritoire que de plumer un sot. Je regrette seulement que tu ne lui aies pas pris deux mille guinées, au lieu de deux cents. Allons, allons, mon garçon, ne crains pas de t’ouvrir à moi. Tu n’es point ici avec un faux frère. Dieu me damne, si ton action ne me remplit de tendresse et d’estime pour toi ; car, sur le salut de mon âme, je n’aurais pas hésité à en faire autant. »
 
« Cette déclaration releva un peu mon courage. Le vin commençait d’ailleurs à me dilater le cœur. Je lui avouai franchement le vol ; mais j’ajoutai qu’on l’avait trompé sur la somme, qui n’était guère que la cinquième partie de ce qu’il croyait.
 
« J’en suis fâché, reprit-il, et j’espère que tu seras plus heureux une autre fois. Si pourtant tu veux suivre mon avis, tu ne courras plus désormais de pareils dangers. Voici le moyen de t’en préserver, dit-il, en tirant des dés de sa poche. Voici d’infaillibles instruments de fortune, voici de petits docteurs qui guériront les maladies de ta bourse. Écoute-moi, et je t’apprendrai le secret de vider la poche d’un sot, sans courir le risque d’avoir affaire à la justice, et de planer dans les airs. »
 
« Planer dans les airs, monsieur ! répéta Partridge, qu’est-ce que cela signifie ?
 
– C’est, répondit l’étranger, une expression figurée, pour désigner la potence. Comme la morale des joueurs ressemble fort à celle des voleurs de grand chemin, il y a aussi beaucoup d’analogie dans leur langage.
 
« Nous avions bu chacun notre bouteille. M. Watson m’annonça que le jeu était sur le point de commencer, et qu’il allait s’y rendre. Il me pressa en même temps de l’accompagner, et de tenter aussi la fortune. Je lui répondis qu’il savait bien que je n’en avais pas le moyen, puisque ma bourse était vide. Après toutes ses protestations d’amitié, je m’attendais à l’offre d’une petite somme qui me mît en état d’entrer en lice ; mais il repartit : « Ne t’inquiète pas de cela, mon ami, va, cours hardiment une bordée. (Partridge allait encore demander la signification de ce mot ; Jones lui ferma la bouche.) Choisis bien toutefois tes adversaires. J’aurai soin de t’indiquer de l’œil ceux qu’il est bon d’attaquer. Étant nouveau débarqué dans cette ville, tu pourrais faire une école, et te jouer à un Grec, pensant exploiter une dupe. »
 
« On apporta la carte, Watson paya son écot et se disposait à sortir, quand je lui rappelai, non sans rougir, que je n’avais point d’argent. « Qu’importe ? dit-il, le paiement est derrière ta semelle. Échappe-toi de la maison en silence, ou plutôt fais un bruit d’enfer… Mais non, attends, je descendrai le premier. Tu prendras l’argent que je laisse sur la table, et tu t’en serviras pour payer ton écot. Je t’attendrai au coin de la rue. » Je lui témoignai ma répugnance pour cette escroquerie, et lui fis entendre que je m’étais flatté qu’il paierait toute la dépense ; mais il me jura qu’il n’avait pas un sou de plus dans sa poche.
 
« Watson descendit, je pris à regret son argent, et le suivis d’assez près, pour l’entendre dire au garçon que son écot était sur la table. Je payai au comptoir, sans proférer un mot, suivant mes instructions, et enfilant précipitamment la rue, je me dérobai aux bénédictions dont le garçon ne manqua sans doute pas de nous combler.
 
« Nous nous rendîmes au salon de jeu. Je ne fus pas peu surpris de voir M. Watson tirer de sa bourse une grosse somme en or, qu’il étala devant lui, à l’exemple des autres joueurs ; chacun d’eux s’imaginant, sans doute, que son enjeu avait, comme ces oiseaux dont on se sert pour en attraper d’autres, la vertu d’attirer à soi celui de ses voisins.
 
« Je ne vous peindrai pas toutes les vicissitudes dont je fus témoin, dans ce temple de la fortune. Des monts d’or s’aplanissaient subitement d’un côté de la table, et s’élevaient de l’autre, avec la même rapidité. En un moment, le riche devenait pauvre et le pauvre devenait riche. Un philosophe n’aurait pu trouver une meilleure école pour inspirer à ses disciples le mépris des richesses, ou du moins pour leur en prouver l’instabilité.
 
« Quant à moi, je fis d’abord un gain considérable, puis je finis par tout reperdre. Il en fut de même de M. Watson. Après une grande variété de chances, il se leva d’un air agité, déclara qu’il avait perdu cent guinées, et qu’il ne voulait plus jouer. Il vint ensuite me proposer de retourner à la taverne. Je le refusai net, ne voulant pas, lui dis-je, me mettre une seconde fois dans le même embarras, à présent surtout qu’il était aussi dépourvu d’argent que moi. « Bah ! dit-il, je viens d’emprunter deux guinées à un ami. En voici une que je vous donne. » Il me la mit dans la main, et je ne résistai plus à ses désirs.
 
« Je fus d’abord assez embarrassé de rentrer dans une maison, d’où nous étions sortis d’une manière si malhonnête ; mais je me sentis l’esprit tout-à-fait à l’aise, quand le garçon nous représenta, d’un ton poli, qu’il pensait que nous avions oublié d’acquitter une partie de notre écot. Je lui donnai aussitôt ma guinée, et lui dis de se payer lui-même, me résignant au reproche injuste dont il chargeait ma mémoire.
 
« M. Watson commanda le souper le plus extravagant du monde. Au lieu de simple clairet dont il se contentait ordinairement, il se fit servir le meilleur vin de Bourgogne.
 
« Nous fûmes bientôt rejoints par un certain nombre de nos compagnons de jeu. La plupart, comme je ne tardai pas à m’en convaincre, étaient moins attirés par l’envie de boire, que par la soif du gain ; car ils feignirent d’être incommodés, et refusèrent même un verre de vin, s’occupant uniquement à griser deux jeunes provinciaux qu’ils se proposaient de dépouiller ensuite : ce qu’ils firent avec une impitoyable cupidité. J’eus part au butin, sans être encore reçu membre de la compagnie.
 
« Il se passa à cette partie quelque chose d’étrange. La table, au commencement, était à moitié couverte d’or. Cet or disparut peu à peu, au point que lorsque les joueurs se séparèrent, le lendemain jour de dimanche, vers midi, à peine restait-il sur le tapis quelques guinées. Et cependant chacun, excepté moi, prétendait avoir perdu. Qu’était devenu l’argent ? On ne saurait le dire, à moins de supposer que le diable l’eût emporté. »
 
« C’est certainement ce qu’il fit, dit Partridge. Ne savez-vous pas, monsieur, que le diable peut emporter, sans être vu, tous les meubles d’une chambre, quand elle serait pleine de monde ? Je n’aurais pas été surpris qu’il eût emporté aussi cette troupe de mécréants, qui s’amusaient à jouer pendant le sermon. Je pourrais vous conter l’histoire d’un homme que le diable surprit couché avec la femme d’un autre, et qu’il emporta par le trou de la serrure. J’ai vu la maison où la chose est arrivée, et personne n’y a logé depuis trente ans. »
 
Jones, quoique un peu choqué de l’impertinence de Partridge, ne put s’empêcher de rire de sa simplicité. L’étranger en fit de même, et continua son histoire, comme on le verra au chapitre suivant.
 
 
CHAPITRE XIII.
 
Suite de l’histoire précédente.
 
« Mon camarade de collège venait de m’introduire sur un nouveau théâtre. Je fus bientôt lié avec toute la troupe des chevaliers d’industrie et initié à leurs secrets, je veux dire à ces grossiers artifices, au moyen desquels on trompe les gens simples et inexpérimentés ; car il est des tours subtils qui ne sont connus dans la bande, que d’un petit nombre de chefs. Je ne pouvais prétendre à l’honneur d’aller de pair avec eux. J’avais un penchant immodéré pour le vin, et la violence de mes passions m’empêchait de réussir dans un art, dont la pratique exige autant de sang-froid que celle de la plus austère philosophie.
 
« M. Watson, avec qui je vivais dans l’intimité, ne se livrait pas moins que moi à l’ivrognerie : de façon qu’au lieu de faire fortune, comme quelques-uns de ses confrères, il était alternativement riche et gueux, et rendait souvent au cabaret, à des amis qui l’enivraient, sans boire eux-mêmes, l’argent qu’il avait gagné au jeu à des dupes.
 
« Nous recourions sans cesse à de nouveaux expédients, pour nous procurer une chétive nourriture. Je n’en continuai pas moins ce métier deux années entières, pendant lesquelles j’éprouvai tous les caprices du sort ; tantôt au comble de la prospérité, tantôt dans l’abîme de la misère ; aujourd’hui savourant les mets les plus délicats, le lendemain réduit aux plus vils aliments ; souvent vêtu l’après-midi d’habits magnifiques, et le jour suivant forcé de les mettre en gage.
 
« Un soir que je revenais du jeu, sans un sou, j’entendis un grand tumulte, et je vis une nombreuse populace rassemblée dans la rue. N’ayant rien à craindre des filous, je me mêlai à la foule. J’appris qu’un homme venait d’être volé et fort maltraité par des bandits. Le blessé était couvert de sang, et avait peine à se soutenir sur ses jambes. Le désordre de ma vie, en étouffant dans mon cœur la probité et la honte, n’y avait pas éteint tout sentiment d’humanité. Je m’empressai d’offrir mes secours à l’inconnu. Il les accepta avec reconnaissance, se mit sous ma protection, et me pria de le mener à une taverne où il pût se procurer un chirurgien, étant, disait-il, très affaibli par la perte de son sang. Il paraissait heureux d’avoir rencontré quelqu’un dont l’habit annonçait un homme comme il faut ; car la multitude qui l’environnait, à en juger par l’extérieur, était peu propre à lui inspirer de la confiance.
 
« Je pris le blessé par le bras et le conduisis à la taverne la plus proche ; c’était celle qui nous servait de rendez-vous. Par bonheur, il s’y trouvait un chirurgien qui pansa sur-le-champ ses blessures, et j’eus la satisfaction de lui entendre dire qu’elles n’étaient pas mortelles.
 
« Après avoir rempli son ministère avec autant de dextérité que de promptitude, il demanda au blessé en quel endroit de la ville il demeurait ? Celui-ci répondit, qu’arrivé le matin même, il avait mis son cheval à une auberge, dans Piccadily, et qu’il y logeait aussi, n’ayant point de connaissances à Londres.
 
« Le chirurgien, dont le nom m’a échappé (je me souviens seulement qu’il commençait par un R), était un des premiers de sa profession, et chirurgien du roi. Il avait, en outre, un grand nombre de bonnes qualités. Sensible, bienfaisant, on le trouvait toujours prêt à secourir ses semblables. Il offrit sa voiture au blessé pour le ramener à son auberge, et lui dit en même temps à l’oreille, que s’il avait besoin d’argent, il se ferait un plaisir de lui en prêter.
 
« Le pauvre homme était, dans ce moment, hors d’état de le remercier d’une proposition si généreuse. Après m’avoir considéré attentivement pendant quelques minutes, il se laissa tomber sur sa chaise, en s’écriant d’une voix faible : « Ô mon fils ! mon fils ! » et il s’évanouit.
 
« La plupart des spectateurs attribuèrent cet accident à la grande quantité de sang qu’il avait perdue ; mais moi qui commençais à me remettre les traits de mon père, je fus confirmé dans mes doutes ; et, convaincu que c’était lui-même qui s’offrait à mes regards, je courus à lui, je le serrai contre mon cœur, et couvris de baisers son visage pâle et glacé. Je dois tirer ici le rideau sur une scène qu’il m’est impossible de décrire ; car si je ne perdis pas tout-à-fait connaissance, la surprise et l’effroi me causèrent un tel trouble, que je demeurai étranger à ce qui se passa autour de moi, jusqu’au moment où mon père, ayant repris ses sens, nous nous trouvâmes dans les bras l’un de l’autre, étroitement enlacés et confondant nos larmes.
 
« Cette scène fit une vive impression sur tous ceux qui en furent témoins. Mon père, aussi impatient que moi de se soustraire à leur curiosité, accepta le carrosse du chirurgien, et je le suivis à son auberge.
 
« Quand nous fûmes seuls, il me reprocha avec douceur d’avoir négligé si longtemps de lui écrire ; mais il ne me dit pas un mot du crime qui avait occasionné mon silence. Il m’apprit ensuite la mort de ma mère, et me pressa de revenir habiter auprès de lui. Je lui avais donné, disait-il, de si cruelles inquiétudes, qu’il ignorait s’il avait plus craint que souhaité de me perdre. Enfin, un gentilhomme de ses voisins, qui venait d’arracher son fils aux dangers de la capitale, l’avait instruit de ma demeure, et l’unique but de son voyage à Londres, était de me retirer du désordre où je vivais. Il rendait grâce au ciel d’avoir eu le bonheur de me retrouver, par un accident qui pouvait lui être bien funeste. Mon humanité, à laquelle il devait en partie son salut, lui inspirait plus de joie que n’aurait fait ma piété filiale, si j’avais su que l’objet de mes soins était mon propre père.
 
« Tant de bonté, dont je me sentais indigne, me pénétra jusqu’au fond de l’âme. Je lui promis de le suivre, dès qu’il serait en état de soutenir la fatigue du voyage. Ce fut peu de jours après, grâce au talent de l’excellent chirurgien qui pansa ses blessures. J’étais resté constamment près de lui. La veille de notre départ, je voulus prendre congé de mes intimes amis, et en particulier de M. Watson : celui-ci me dissuada d’aller m’enterrer vivant, par complaisance pour les caprices d’un vieux fou. Je résistai à ses instances, et je revis encore une fois le toit paternel. Mon père me pressa de songer au mariage ; mais mon inclination y était entièrement opposée. J’avais déjà connu l’amour. Peut-être n’ignorez-vous pas, jeune homme, les transports enivrants de cette passion, aussi tendre que violente. »
 
Ici le solitaire s’arrêta, et regarda fixement son hôte, qui avait changé plusieurs fois de couleur, dans l’espace d’une minute. Il n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et continua ainsi :
 
« Étant pourvu maintenant de toutes les commodités de la vie, je me livrai de nouveau à l’étude, et avec plus d’ardeur que jamais. Les seuls auteurs, soit anciens, soit modernes, que je prisse plaisir à lire, étaient ceux qui traitent de la vraie philosophie, science qui n’est, pour les esprits superficiels, qu’un sujet de ridicule et de moquerie. Je dévorai les écrits d’Aristote et de Platon, et le reste de ces chefs-d’œuvre immortels que l’antique Grèce a légués au monde.
 
« Ces grands hommes ne m’enseignaient pas, il est vrai, l’art de parvenir au pouvoir, ou à la fortune, mais ils m’apprenaient l’art plus utile de mépriser les charmes trompeurs de l’un et de l’autre. Leur morale élève l’âme et l’affermit contre les coups de l’adversité. Elle n’inspire pas seulement à l’homme l’amour de la vertu, elle l’excite encore à la pratiquer, en lui montrant qu’il n’a point ici-bas de meilleur guide pour le conduire au bonheur, ou de plus sûr remède contre les maux qui l’assiègent de toutes parts.
 
« À cette étude j’en joignis une autre, au prix de laquelle toute la philosophie païenne n’est guère moins vaine qu’un songe, je veux dire celle des divines Écritures. C’est là qu’est déposé le précieux trésor des vérités éternelles que Dieu lui-même a daigné nous révéler, vérités beaucoup plus dignes de nos méditations que toutes les sciences mondaines, et à la hauteur desquelles l’esprit humain n’aurait pu s’élever, sans un secours surnaturel. Je commençais à regarder comme à peu près perdu, le temps que j’avais consacré à la lecture des sages du paganisme. Quelque douceur que l’on trouve à leurs leçons, de quelque utilité qu’elles soient pour nous diriger dans les voies de ce monde, quand on les compare aux préceptes des saintes Écritures, elles paraissent aussi frivoles que les règles établies par les enfants dans leurs jeux. La philosophie nous rend plus sages, le christianisme nous rend meilleurs ; la philosophie agrandit et fortifie l’âme, le christianisme la touche et l’adoucit. La première nous fait admirer des hommes, le second nous fait aimer du ciel ; celle-là nous assure un bonheur temporel, celui-ci, une félicité qui n’aura pas de fin… Mais je crains de vous ennuyer par mon verbiage. »
 
« Point du tout, monsieur, dit Partridge, Dieu nous garde de nous ennuyer de si bonnes choses ! »
 
« Je menais depuis environ quatre ans, poursuivit le solitaire, une vie délicieuse, libre de soins et d’affaires, et livré tout entier à la contemplation, quand je perdis le plus tendre des pères. Je l’aimais avec passion : aussi ma douleur fut-elle sans bornes. Plongé dans une sombre mélancolie, je renonçai pendant plusieurs mois aux livres et à l’étude. Le temps enfin, le meilleur médecin des peines de l’âme, apporta quelque remède à mon affliction. »
 
« Oui, dit Partridge, tempus edax rerum[86]. »
 
« Je repris alors, continua le vieillard, mes occupations favorites. Elles achevèrent ma guérison ; car l’étude de la philosophie et de la religion est aussi salutaire pour un esprit malade, que l’exercice pour un corps languissant et débile : elles lui donnent cette vigueur et cette fermeté d’âme qu’Horace attribue au sage :
 
Sans crainte et tout entier ramassé sur lui-même,
 
Tel qu’un globe parfait, que nulle aspérité
 
Sur un plan bien uni ne retient arrêté,
 
Il ne présente point de prise à la fortune[87].
 
« La mort de mon excellent père produisit dans ma situation un grand changement. Mon frère, devenu maître de la maison, avait un caractère et des goûts si opposés aux miens, que nous étions, l’un pour l’autre, la pire des sociétés. Ce qui mettait le comble au désagrément de nos relations journalières, c’était le défaut complet d’harmonie entre le peu d’amis que j’aimais à voir, et la nombreuse troupe de chasseurs qu’il invitait souvent à sa table. Ces rustres, non contents de fatiguer l’oreille des gens sensés par de bruyantes sottises, se plaisent encore à leur prodiguer l’insulte et le mépris. Mes amis et moi nous avions sans cesse à essuyer de leur part de sottes plaisanteries, sur notre manque d’intelligence des termes de la chasse. Les véritables savants pardonnent volontiers l’ignorance. Les petits esprits, infatués de leur habileté dans un art futile, sont pleins de dédain pour ceux qui ne le possèdent pas.
 
« Enfin je me séparai de mon frère. Les médecins m’envoyèrent aux eaux de Bath. La violence de ma douleur, jointe à une vie sédentaire, m’avait causé une espèce de paralysie, pour laquelle l’usage de ces eaux est regardé comme un remède presque souverain. Le lendemain de mon arrivée, j’allai me promener au bord de la rivière. Quoiqu’on ne fût encore qu’au printemps, le soleil avait déjà tant de force, qu’il m’obligea de me retirer sous l’ombrage de quelques saules, pour me défendre contre l’ardeur de ses rayons. À peine y étais-je assis, que j’entendis, de l’autre côté des arbres, un homme gémir et se plaindre amèrement. Tout-à-coup il s’écria avec une horrible imprécation : « C’en est fait, je n’y puis plus résister. » Et au même instant, il se jeta dans l’eau. Je me levai soudain, et m’élançai vers l’endroit d’où le cri était parti, en appelant au secours de toutes mes forces. Heureusement, un pécheur que des touffes de jonc fort élevées m’avaient empêché d’apercevoir, tendait ses filets un peu au-dessous de moi. Il accourut, et nous parvînmes, non sans péril, à tirer le malheureux hors de l’eau. Il ne donnait aucun signe de vie. Quelques personnes étant survenues, elles nous aidèrent à le tenir suspendu en l’air, par les talons. Il rendit une grande quantité d’eau, puis il commença à respirer, et à remuer un peu les bras et les jambes.
 
« Un apothicaire qui se trouvait présent, jugea que pour achever de le rappeler à la vie, il fallait le transporter sur-le-champ dans un lit bien chaud : ce qui fût exécuté. L’apothicaire et moi nous l’accompagnâmes. Ignorant son adresse nous le conduisions à une auberge, quand nous rencontrâmes une femme qui nous dit, en poussant un cri aigu, que cet infortuné logeait chez elle. Je le laissai alors entre les mains de l’apothicaire, qui en eut tous les soins convenables.
 
« Ayant appris le lendemain matin qu’il était parfaitement rétabli, j’allai le voir, avec l’intention de découvrir le motif qui l’avait porté à cet acte de désespoir, et de l’empêcher, s’il était possible, de le renouveler. Jugez de ma surprise, lorsqu’en entrant dans la chambre, je reconnus mon ancien ami Watson ! Je vous fais grâce des détails de notre première entrevue ; car je veux éviter, autant que je le puis, la prolixité. »
 
« Monsieur, dit Partridge, ne retranchez rien. Je meurs d’envie de savoir ce qui avait amené M. Watson à Bath.
 
– Soyez tranquille, repartit le vieillard, je n’omettrai rien d’essentiel. » Et il continua de raconter ce que nous continuerons d’écrire, après avoir pris et donné au lecteur un moment de repos.
 
 
CHAPITRE XIV.
 
L’homme de la montagne achève son histoire.
 
M. Watson, poursuivit le solitaire, m’avoua sans détour qu’une extrême détresse occasionnée par des revers de fortune, l’avait réduit à la nécessité de s’ôter la vie.
 
« Je combattis avec force la doctrine païenne, ou plutôt diabolique, qui autorise le suicide, et mis en usage tous les arguments les plus propres à faire impression sur son esprit ; mais, à mon grand regret, il en parut peu touché. Loin de montrer le moindre repentir, il me donna lieu de craindre qu’il ne fût prêt à reprendre et à exécuter sa criminelle résolution.
 
« Il me laissa parler tant que je voulus ; puis me regardant entre deux yeux, d’un air ironique : « Vous êtes bien changé, mon cher ami, me dit-il, depuis que nous ne nous sommes vus. Un évêque ne prêcherait pas mieux que vous, contre le suicide. Cependant, vous avez beau dire ; à moins que vous ne trouviez quelqu’un qui consente à me prêter cent guinées, il faut que je me pende, que je me noie, ou que je meure de faim ; et à mon avis, ce dernier genre de mort est le plus fâcheux des trois.
 
« Je lui répondis qu’effectivement j’étais bien changé, depuis notre séparation ; que j’avais eu le bonheur de reconnaître l’extravagance de ma conduite et de m’en repentir. Je l’exhortai à suivre mon exemple, et conclus en l’assurant, que s’il avait besoin de cent guinées pour arranger ses affaires, je les lui prêterais moi-même, à condition qu’il ne ferait plus dépendre son existence du caprice d’un dé.
 
« M. Watson, que la première partie de mon discours avait presque endormi, se réveilla en sursaut à la seconde. Il me serra la main avec transport, me fit mille remercîments, et jura que j’étais un véritable ami. Il ajouta, qu’il espérait que j’avais trop bonne opinion de lui, pour croire qu’après une expérience si funeste, il fût encore capable de mettre quelque confiance dans ces dés maudits, qui l’avaient tant de fois trompé. « Non, non, s’écria-t-il, que je sorte une bonne fois de l’abîme où la fortune m’a précipité ; et si jamais elle m’y replonge, je lui pardonne d’avance. »
 
« Je compris de reste sa pensée. « Monsieur Watson, lui dis-je d’un ton sérieux, il faut que vous songiez à embrasser un état qui vous donne de quoi subsister ; et si par votre changement de vie, vous m’offrez quelque garantie pour l’avenir, je vous procurerai volontiers les moyens de paraître honorablement dans le monde, en vous avançant une somme beaucoup plus considérable que celle dont vous m’avez parlé. Quant au jeu, outre que c’est une bassesse et un crime d’en faire profession, j’ai été à portée de voir que vous n’y étiez nullement propre ; croyez-moi, vous y serez toujours malheureux.
 
« C’est une chose étrange, répliqua Watson, que ni vous, ni aucun de mes amis ne vouliez m’accorder aucun talent dans ce genre. Je crois pourtant, sans vanité, être en état de tenir tête au plus habile d’entre vous. Consentez seulement à jouer contre moi toute votre fortune. Je ne vous demande que cela, et je vous laisse le choix du jeu, par-dessus le marché ; mais allons, mon cher enfant, avez-vous les cent guinées dans votre poche ?
 
« Je n’avais sur moi qu’un billet de banque de cinquante livres sterling. Je le lui donnai, en promettant de lui apporter le reste le lendemain matin ; et après quelques nouvelles remontrances, je le quittai.
 
« Je fus encore plus exact que je ne l’avais dit, car je revins chez lui le soir même. En entrant dans sa chambre, je le trouvai assis sur son lit, jouant aux cartes avec un garnement de notre ancienne société. Vous pouvez croire que cette rencontre ne me causa pas peu d’indignation. J’eus en outre le chagrin de voir passer mon billet entre les mains de son adversaire, qui ne lui rendit en échange que trente guinées.
 
« Dès que l’étranger fut sorti, Watson s’écria que ma présence le couvrait de confusion ; « mais, dit-il, la fortune me traite avec une telle rigueur, que je veux renoncer au jeu pour toujours. J’ai beaucoup réfléchi sur l’offre obligeante que vous m’avez faite, et il ne tiendra pas à moi que je ne m’en rende digne. »
 
« Quoique j’ajoutasse peu de foi à ses promesses, je ne me crus pas dispensé de remplir la mienne. Je lui remis le reste des cent guinées ; il m’en donna un reçu ; et cette vaine reconnaissance était tout ce que je comptais jamais avoir de lui, en retour de mon argent.
 
« Notre conversation fut interrompue par l’arrivée de l’apothicaire qui, le visage rayonnant de joie, et sans s’informer de la santé de son malade, nous annonça qu’une lettre qu’il venait de recevoir contenait de grandes nouvelles, dont le public serait bientôt instruit ; que le duc de Monmouth était débarqué dans l’ouest de l’Angleterre avec une puissante armée hollandaise, tandis qu’une autre flotte considérable croisait sur la côte de Norfolk, où elle devait jeter des troupes, pour opérer une diversion de ce côté, en faveur du duc.
 
« Cet apothicaire était un des grands politiques de son temps. Il préférait au meilleur malade la plus mauvaise gazette. Rien ne lui causait tant de joie que de recevoir quelque avis, avant le reste de la ville ; mais ses nouvelles se trouvaient rarement exactes, car il était d’une extrême crédulité, et bien des gens en abusaient pour l’attraper.
 
« C’est ce qui arriva en cette occasion. On sut bientôt que le duc de Monmouth était en effet débarqué, mais qu’il n’avait qu’une poignée de monde à sa suite. À l’égard de la diversion dans le Norfolk, elle était entièrement fausse. L’apothicaire nous eut à peine conté ses nouvelles, qu’oubliant son malade, il courut les répandre par toute la ville.
 
« Des événements publics de cette nature font taire généralement les intérêts particuliers. Notre entretien ne roula plus que sur la politique. Quant à moi, j’étais frappé depuis quelque temps des dangers que courait la religion protestante, sous un prince papiste ; et cette seule crainte justifiait à mes yeux l’insurrection qui éclatait ; car une triste expérience avait prouvé qu’il n’existe d’autre moyen de salut contre l’esprit persécuteur du papisme, armé du pouvoir, que de lui ravir le pouvoir même. Vous savez de quelle manière le roi Jacques se conduisit après la victoire, le peu de cas qu’il fit de sa parole royale, du serment de son sacre, ainsi que des droits et des libertés de son peuple. Malheureusement tous les bons Anglais ne surent pas prévoir d’abord un tel manquement de foi, et le duc de Monmouth n’obtint qu’un faible appui ; mais tous sentirent le mal quand ils en furent atteints, et se réunirent enfin pour chasser ce roi, à l’exclusion duquel un grand nombre d’entre nous s’était opposé avec tant de chaleur sous le règne de son frère, et pour qui nous montrions alors tant de zèle et d’affection. »
 
« Ce que vous dites, interrompit Jones, est très-vrai, et je me suis souvent étonné, comme du phénomène le plus surprenant qu’offre l’histoire, que sitôt après une épreuve qui détermina la nation entière à s’armer contre le roi Jacques, dans l’intérêt de la religion et de la liberté, il se soit trouvé un parti assez insensé pour désirer le rétablissement de sa famille sur le trône.
 
– Vous ne parlez pas sérieusement, répondit le vieillard. Un tel parti ne saurait exister. Quelque mauvaise opinion que j’aie des hommes, je ne les crois point capables de cet excès de folie. Je veux qu’un petit nombre de papistes enflammés d’un faux zèle, et animés par la voix de leurs prêtres, embrassent cette cause désespérée, et l’appellent une guerre sainte ; mais que des protestants, que des membres de l’église anglicane soient apostats et parjures à ce point, c’est ce qu’il m’est impossible d’admettre. Non, non, jeune homme, quoique étranger à ce qui s’est passé dans le monde depuis trente ans, je ne puis ajouter foi à une fable aussi absurde. Sans doute vous voulez vous jouer de mon ignorance.
 
– Eh ! se peut-il, répliqua Jones, que vous ayez vécu assez éloigné du commerce des hommes, pour ignorer que dans cet intervalle de temps il a éclaté en faveur du fils du roi Jacques deux rébellions, dont l’une déchire encore en ce moment le cœur du royaume ? »
 
À ces mots, le vieillard se leva brusquement, et du ton le plus solennel il adjura Jones, au nom de son Créateur, d’attester si ce qu’il venait de dire était véritable ? Jones l’affirma avec la même solennité. Le vieillard fit plusieurs fois le tour de sa chambre dans un profond silence, tantôt les larmes aux yeux, tantôt le rire sur les lèvres, puis tombant à genoux, il remercia le ciel à haute voix de l’avoir délivré de toute relation avec des êtres coupables de si monstrueuses extravagances. Quand cet emportement fut calmé, Jones lui rappela qu’il avait interrompu son histoire, et il la reprit en ces termes :
 
Comme à l’époque dont je parlais, l’espèce humaine n’était pas encore arrivée à cet excès de folie où elle est maintenant parvenue, et dont je ne me suis préservé qu’en vivant seul, éloigné de la contagion, il y eut un soulèvement considérable en faveur de Monmouth. Mes principes m’excitaient fortement à suivre son parti, je résolus d’aller le joindre. M. Watson prit la même détermination, par des motifs différents (car le désespoir d’un joueur peut, en certaines circonstances, égaler le zèle d’un patriote). Nous nous munîmes de tous les objets qui nous étaient nécessaires, et nous allâmes trouver le duc à Bridgewater.
 
« Le malheureux succès de cette entreprise vous est, je le suppose, connu comme à moi. J’échappai, avec M. Watson, du combat de Sedgemore, où je reçus une légère blessure. Nous fîmes ensemble près de quarante milles sur la route d’Exeter ; nous abandonnâmes ensuite nos chevaux, et marchant à travers champs, ou par des chemins détournés, nous arrivâmes à une cabane solitaire, habitée par une pauvre femme qui eut le plus grand soin de nous, et appliqua sur ma blessure un baume, auquel je dus une prompte guérison. »
 
« Monsieur, dit Partridge, où était, je vous prie, votre blessure ?
 
– Au bras, » répondit le vieillard, et il continua son récit.
 
« M. Watson me quitta le lendemain matin, sous prétexte d’aller chercher des vivres à la ville de Cullumpton ; mais, le dirai-je, et pourrez-vous le croire ? Ce Watson, mon ami, ou plutôt ce traître, cet infâme, me vendit à des soldats du roi Jacques, et me livra à son retour entre leurs mains.
 
« Les soldats, au nombre de six, s’emparèrent de moi, et se mirent en devoir de me conduire à la prison de Taunton. Cependant ni le malheur de ma situation présente, ni la crainte de l’avenir, ne remplissaient mon âme d’un sentiment aussi pénible que la compagnie de mon déloyal ami, qui, s’étant livré lui-même, était aussi traité en prisonnier, quoique beaucoup plus doucement que moi ; car il avait acheté d’avance sa grâce, au prix de mon sang. Il tâcha d’abord d’excuser sa trahison ; mais confondu par mes reproches, et accablé de mon juste mépris, il changea soudain de langage, me dénonça comme le plus fougueux et le plus perfide des rebelles, et m’accusa de l’avoir excité et en quelque sorte contraint à prendre les armes contre son gracieux et légitime souverain.
 
« Cet insigne mensonge (car il avait été réellement le plus ardent de nous deux), me piqua au vif, et me pénétra d’une indignation inexprimable. La fortune eut enfin pitié de mon triste sort. Un peu au-delà de Wellington, comme nous entrions dans un étroit défilé, les soldats, sur le faux avis de l’approche d’un détachement ennemi, prirent la fuite, et me laissèrent, ainsi qu’à mon odieux compagnon, la liberté d’en faire autant. Ce misérable s’éloigna de moi avec précipitation, et il fit bien. Tout désarmé que j’étais, j’aurais cherché à tirer vengeance de sa scélératesse.
 
« Devenu libre encore une fois, je m’enfonçai dans la campagne, et je marchai à l’aventure, évitant soigneusement les grandes routes, les villes, les villages, et jusqu’aux simples chaumières ; car je m’imaginais voir un traître dans chaque créature humaine que je rencontrais.
 
« Après avoir erré de la sorte pendant plusieurs jours, sans autre lit que la terre, sans autre nourriture que celle des animaux sauvages, j’arrivai dans ce lieu dont la solitude me plut. J’y fixai ma demeure. Je pris à mon service la mère de cette vieille femme, avec laquelle je demeurai caché jusqu’au moment ou la nouvelle de notre glorieuse révolution vint dissiper mes alarmes, et me permit de rentrer dans mes foyers. Je réglai à l’amiable mes affaires d’intérêt avec mon frère. Je lui abandonnai la totalité de mon bien, moyennant une somme de vingt mille livres sterling, et une rente viagère. Sa conduite dans cette dernière circonstance, comme dans les précédentes, fut celle d’un homme dur et intéressé. Je ne pouvais compter sur son amitié ; il ne faisait nul cas de la mienne. Je lui dis adieu, et à toutes mes connaissances ; et là finit, pour ainsi dire, l’histoire de ma vie. »
 
« Est-il possible, monsieur, dit Jones, que vous ayez eu le courage de rester ici depuis ce temps ?
 
– Oh non ! monsieur, répondit le vieillard, j’ai fait de grands voyages. Il y a peu de contrées de l’Europe que je n’aie parcourues.
 
– Après la peine que vous avez déjà prise, je n’ose, ajouta Jones, vous importuner par de nouvelles questions. Je serais pourtant fort curieux de connaître les excellentes observations qu’un homme de votre mérite n’a pu manquer de faire, dans un si long cours de voyages.
 
– Je tâcherai, répondit le vieillard, de vous satisfaire aussi sur ce point. »
 
Jones, par discrétion, voulut en vain l’engager à prendre un peu de repos. Le solitaire, pour répondre à son impatience et à celle de Partridge, continua son récit, comme on le verra dans le chapitre suivant.
 
 
CHAPITRE XV.
 
Description abrégée de l’Europe. Conversation curieuse entre Tom Jones et l’homme de la montagne.
 
« En Italie, les aubergistes sont taciturnes ; en France, ils sont d’humeur causeuse et cependant polis ; en Allemagne et en Hollande, ils sont généralement très-impertinents : quant à leur probité, je la crois partout la même. Comptez qu’un laquais de louage ne laissera échapper aucune occasion de vous tromper. Les postillons de tous les pays se ressemblent. Voilà, monsieur, à quoi se bornent les remarques que j’ai faites sur l’espèce humaine, dans mes voyages ; car ces individus sont les seuls avec qui j’aie conversé. Mon but, en parcourant le monde, était de me distraire par la vue de cette prodigieuse variété de sites pittoresques, de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons, d’insectes, de végétaux, dont Dieu s’est plu à enrichir les diverses parties du globe : spectacle plein de charme pour un esprit observateur, et qui démontre d’une manière admirable la puissance, la sagesse, et la bonté du Créateur. Un seul de ses ouvrages lui fait quelque déshonneur, c’est l’homme, et j’ai rompu, depuis longtemps, tout commerce avec lui. »
 
« Excusez-moi, monsieur, dit Jones, j’ai toujours cru qu’il y avait dans ce dernier ouvrage autant de variété, que dans le reste de la création. Sans parler de la différence des caractères, le climat et les mœurs doivent introduire une extrême diversité parmi les hommes.
 
– Une très-petite, monsieur, je vous assure. Ceux qui voyagent dans le dessein d’étudier les mœurs des hommes, pourraient s’épargner beaucoup de peine, en allant passer le carnaval à Venise. Ils y verraient d’un coup d’œil tout ce qu’on observe dans les différentes cours de l’Europe : la même hypocrisie, la même duplicité, en un mot les mêmes folies et les mêmes vices, sous divers costumes. Celui des Espagnols est plein de gravité, celui des Italiens éblouit par le clinquant. En France, un fripon est vêtu comme un petit-maître, dans le Nord, comme un gredin ; mais la nature humaine est partout la même, partout un objet digne d’horreur et de mépris.
 
« Quant à moi, j’ai passé par ces pays, comme on passe au milieu de la foule, à la porte d’un spectacle, jouant des coudes pour en sortir, tenant mon nez d’une main, et mes poches de l’autre, ne disant mot à personne, faisant mes remarques à la hâte, et je n’ai rien vu d’assez intéressant, pour me dédommager de la peine que m’a causée la compagnie des hommes.
 
– Parmi les peuples que vous avez visités, n’en est-il aucun, monsieur, qui vous ait moins déplu que les autres ?
 
– Oui, les Turcs m’ont paru beaucoup plus supportables que les chrétiens. Ils sont d’une grande taciturnité, et n’accablent point un étranger de questions. À la vérité, ils jurent contre lui de temps en temps, ils lui crachent au visage, quand ils le rencontrent dans la rue ; mais voilà tout. On peut vivre un siècle chez eux, sans entendre sortir de leurs bouches une douzaine de paroles. Je n’ai pas vu de peuple pour qui je n’aie conçu de l’aversion. Le ciel me préserve surtout des Français ! avec leur maudit babil, leur politesse affectée, leur empressement à faire comme ils disent, les honneurs de leur pays aux étrangers, ou plutôt leur besoin de briller et de plaire, ils sont si importuns, si fatigants, que j’aimerais mieux passer ma vie au milieu des Hottentots, que de remettre le pied à Paris. Ces Africains sont sales, il est vrai, mais leur saleté n’est qu’extérieure, au lieu qu’en France et dans d’autres pays que je ne veux pas nommer, elle est intérieure ; et cette dernière offense plus ma raison, que l’autre ne blesse mon odorat.
 
« J’ai fini, monsieur, l’histoire de ma vie ; car cette longue suite d’années que j’ai passées ici dans la retraite, ne renferme aucun événement important, et peut se considérer comme un jour. Je me suis fait, au sein de ce royaume populeux, une solitude plus profonde que celle de la Thébaïde. Ne possédant point de terres, aucun fermier, aucun intendant ne trouble mon repos. Ma rente m’est payée régulièrement ; et ce n’est que justice, puisqu’il s’en faut de beaucoup qu’elle égale la valeur du bien que j’ai cédé en échange. Je ne reçois point de visites. La vieille femme qui me sert, sait que sa place dépend de son zèle à m’épargner l’embarras d’acheter ce dont j’ai besoin, de son attention à écarter de ma demeure les indiscrets et les curieux, enfin de son exactitude à garder avec moi le silence. Je suis à peu près sûr de ne rencontrer personne, aux heures où je me promène. Quand par hasard quelques humains se sont trouvés sur mon passage, effrayés de la bizarrerie de mon accoutrement et de ma figure, ils m’ont fui comme un fantôme. Cependant ce qui est arrivé cette nuit me prouve, que même en ce désert, je ne suis point à l’abri de la méchanceté des hommes ; car sans votre secours, j’aurais été volé et très-probablement assassiné. »
 
Jones remercia l’étranger de sa complaisance, et témoigna quelque étonnement de ce qu’il avait pu supporter la monotonie d’une vie si solitaire. « J’ai peine à concevoir, monsieur, lui dit-il, comment vous avez fait pour remplir le vide de tant d’années.
 
– Je ne suis point surpris, répondit le vieillard, que la manière dont j’ai vécu ne présente que du vide, à un homme dont les pensées et les affections sont uniquement fixées sur les choses de ce monde ; mais il est une occupation capable d’absorber seule la vie entière. Quel temps peut suffire à la contemplation, au culte de l’être glorieux, infini, éternel, qui d’un mot a tiré l’univers du néant ? Parmi ses divins ouvrages, la terre où il nous a placés ne paraît qu’un point dans l’espace, quand on la compare aux innombrables flambeaux étincelant à la voûte du firmament, et destinés peut-être, comme autant de soleils, à éclairer d’autres systèmes de mondes. L’homme qu’une religieuse méditation élève jusqu’au trône de cette intelligence suprême, se plaindra-t-il de la durée des jours, des années, des siècles même ? Eh quoi ! de vains amusements, des intérêts frivoles emportent trop rapidement à notre gré les heures fugitives, et un esprit livré à l’observation des merveilles de la nature, trouverait la marche du temps trop lente ! Si le cours de la vie ne suffit pas à ce noble exercice de la pensée, tous les lieux du moins y sont propres. Sur quel objet de la création peut-on arrêter ses regards, qui ne porte l’empreinte de la puissance, de la sagesse, de la bonté de Dieu ? Faut-il, pour annoncer sa grandeur à l’univers, que le soleil, sortant des portes de l’Orient, colore de ses feux l’horizon ? Faut-il que les vents impétueux, échappés de leurs antres profonds, agitent la cime superbe des forêts ? ou que les nuages entr’ouverts répandent des torrents de pluie sur les plaines ? Non, le plus chétif insecte, le moindre brin d’herbe attestent également la puissance, la sagesse, la bonté du Créateur. L’homme seul, ce roi de la nature, le dernier, le plus sublime ouvrage sorti de ses mains, l’homme avili et dégradé par sa méchanceté, sa cruauté, son ingratitude, et sa perfidie, ferait presque révoquer en doute la bonté de son auteur. Comment imaginer en effet qu’un être bienfaisant ait pu former une créature si folle et si méprisable ? Et voilà le ridicule animal dont vous me plaignez d’être séparé, celui hors la société duquel la vie, à vous entendre, n’offre qu’ennui et que dégoût !
 
– Je souscris volontiers, monsieur, répondit Jones, à la première partie de votre discours ; mais l’horreur que vous exprimez, dans la seconde, pour le genre humain, me semble beaucoup trop générale. Si j’en crois ma faible expérience, vous tombez ici dans une erreur très-commune. Vous jugez le genre humain par ce qu’il renferme de plus vil et de plus corrompu, tandis que, suivant la remarque d’un excellent écrivain, on ne doit prendre pour type caractéristique d’une espèce, que les meilleurs et les plus parfaits individus de cette espèce. C’est une faute que commettent d’ordinaire ceux qui ont été victimes de leur imprudence dans le choix de leurs connaissances et de leurs amis. Deux ou trois traits de perfidie et de méchanceté, n’autorisent pas à vouer au mépris la nature humaine tout entière.
 
– Je parle, repartit le vieillard, d’après une cruelle expérience. Mon premier ami, ma première maîtresse, m’ont indignement trahi. Il n’a pas tenu à eux que je ne subisse une mort infâme.
 
– Oui, mais aussi quel ami et quelle maîtresse ! que pouviez-vous attendre de mieux, en conscience, d’un joueur et d’une prostituée ? Est-il raisonnable de juger des hommes par l’un, et des femmes par l’autre ? Autant vaudrait-il conclure des exhalaisons infectes de certains lieux, que l’air est un élément impur et malsain. Je n’ai vécu que peu de temps dans le monde, et pourtant j’ai connu des hommes faits pour inspirer le plus vif attachement, et des femmes dignes du plus tendre amour.
 
– Hélas ! jeune homme, vous n’avez vécu, dites-vous, que peu de temps dans le monde : et moi aussi, à votre âge, je pensais comme vous.
 
– Vous penseriez encore de même, si vous n’aviez été malheureux, j’oserai dire imprudent, dans la manière de placer vos affections. En admettant d’ailleurs que le monde fût encore plus dépravé qu’il ne l’est, rien ne justifierait l’amertume d’une satire aussi générale. Le hasard a souvent beaucoup de part à nos actions. L’homme qui fait le mal, n’est pas toujours un scélérat décidé. Enfin, il me semble que ceux-là seuls ont le droit de juger l’espèce humaine méchante et corrompue, qui trouvent au fond de leurs cœurs la preuve de sa dépravation : ce qu’on ne peut assurément soupçonner de vous.
 
– De tels hommes seront toujours les derniers à porter un pareil jugement. Un coquin ne s’avisera pas de vous signaler la perversité de l’espèce humaine, non plus qu’un voleur de grand chemin, de vous avertir qu’il y a des brigands sur la route. Ils vous engageraient par là à prendre des précautions, et nuiraient eux-mêmes à l’exécution de leurs desseins. Aussi, quoiqu’un coquin soit fort enclin à médire des individus, il ne se permet guère de réflexions injurieuses sur la nature humaine en général. » Le vieillard prononça ces derniers mots avec tant de chaleur, que Jones, désespérant de le convaincre et ne voulant pas l’offenser, garda le silence.
 
Les premiers rayons du jour commençaient à paraître. Jones demanda pardon au solitaire d’être resté si longtemps, et de l’avoir peut-être empêché de se reposer. Le vieillard lui répondit, que jamais il n’avait eu moins besoin de repos ; qu’il ne mettait point de différence entre le jour et la nuit, que même il avait coutume de consacrer celle-ci à la promenade et à la méditation, et l’autre au repos. « Cependant, ajouta-t-il, la matinée est délicieuse. Si vous pouvez vous passer encore quelque temps de nourriture et de sommeil, je me ferai un plaisir de vous montrer des points de vue d’une beauté admirable. »
 
Jones accepta volontiers sa proposition, et ils sortirent ensemble de la chaumière. Quant à Partridge, il s’était profondément endormi à la fin de l’histoire qu’on vient de lire. Sa curiosité une fois satisfaite, les réflexions philosophiques du vieillard ne purent le défendre contre les charmes du sommeil. Jones le laissa donc dormir ; et comme le lecteur a peut-être envie d’en faire autant, nous terminerons ici le huitième livre de notre histoire.
 
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IX.
 
CONTENANT DOUZE HEURES.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER.
 
Qualités requises pour écrire une histoire du genre de celle-ci.
 
En plaçant à la tête de chaque livre de cette histoire un chapitre préliminaire, nous avons voulu y appliquer une sorte de marque, ou d’empreinte, à l’aide de laquelle le lecteur le plus ordinaire pût distinguer un jour, dans ce genre de composition, le vrai du faux, et l’original de la copie. Il est à croire qu’une telle précaution deviendra bientôt indispensable ; car le succès que deux ou trois auteurs ont obtenu depuis peu, par des ouvrages de la nature de celui-ci, en encouragera probablement beaucoup d’autres à marcher sur leurs traces. Ainsi l’on verra éclore un essaim d’impertinentes nouvelles, et de romans monstrueux, qui ne serviront qu’à ruiner les libraires, à consumer vainement le temps du lecteur, à corrompre les mœurs, souvent même à répandre la médisance et la calomnie, et à noircir la réputation des meilleurs citoyens.
 
Nous ne doutons pas que l’ingénieux auteur du Spectateur n’ait été déterminé par les mêmes motifs que nous, à mettre des citations grecques ou latines au commencement de chacune de ses feuilles. Il voulut s’en servir comme d’une défense contre l’imitation de ces sots écrivains, qui n’ont pas plus de honte de se placer au rang des maîtres, que leur confrère de la fable n’en eut de braire sous la peau du lion.
 
Grâce à ces citations savantes, il devint impossible de l’imiter, sans avoir au moins quelque teinture des langues anciennes. Nous avons employé le même artifice pour écarter de notre route ces écrivains superficiels, incapables de réflexion, et dont le savoir ne saurait atteindre à la hauteur d’un essai de morale ou de philosophie.
 
Ce n’est pas que nous ayons l’intention d’insinuer que le plus grand mérite d’un ouvrage comme le nôtre, consiste dans les chapitres préliminaires ; mais on conçoit que les parties purement historiques offrent beaucoup plus de prise aux imitateurs, que celles qui se composent d’observations et de raisonnements. Nous, parlons ici d’imitateurs tels que Rowe l’était de Shakespeare, ou tels qu’au dire d’Horace, certains Romains l’étaient de Caton, en marchant comme lui les pieds nus, et en affectant un air austère.
 
Inventer des histoires intéressantes, et les bien raconter, ce sont deux talents fort rares : et pourtant nous avons vu peu d’écrivains qui n’eussent la prétention de les posséder l’un et l’autre. Si l’on examine les romans et les nouvelles dont le public est inondé, on se convaincra sans peine, que la plupart de leurs auteurs auraient été dans l’impuissance absolue de coudre ensemble une douzaine de phrases sur tout autre sujet. C’est principalement de l’historien et du biographe qu’on peut dire : scribimus in-docti, doctique passim[88]. En effet, toutes les sciences (la critique même) exigent un certain degré d’instruction. On pourrait peut-être excepter la poésie ; mais elle demande du nombre et de l’harmonie : au lieu que pour écrire des nouvelles et des romans, il ne faut que du papier, de l’encre, des plumes, et une main pour s’en servir. Telle est, ce semble, l’opinion des auteurs eux-mêmes, à en juger par leurs productions, et telle doit être aussi celle des lecteurs, si par hasard ils en trouvent.
 
De là vient le profond mépris du monde, toujours prêt à conclure du particulier au général, pour tout historien qui ne tire point ses matériaux d’actes authentiques. La crainte d’encourir ce mépris nous a fait éviter avec soin le titre de roman, qui, sans cela, aurait satisfait notre ambition, quoique celui d’histoire puisse très-bien convenir à une composition où les caractères, comme nous l’avons dit ailleurs, sont tous pris dans des archives d’une autorité incontestable, c’est-à-dire dans le grand livre de la nature. Notre ouvrage mérite certainement d’être distingué de ces productions que le spirituel Horace regarde comme le fruit d’une folle démangeaison d’écrire, ou plutôt d’un cerveau malade.
 
Mais sans parler du discrédit attaché à un genre de composition aussi utile qu’agréable, nous avons lieu de craindre qu’en encourageant de méchants écrivains, nous ne favorisions en eux une fécondité nuisible à la réputation d’un grand nombre de gens estimables ; car la plume d’un méchant écrivain, ainsi que la langue d’un sot, est parfois une arme offensive. Toutes deux peuvent également blesser la décence, et distiller le venin de la calomnie : et si l’opinion du poëte que nous venons de citer est vraie, faut-il s’étonner que des ouvrages puisés à une source impure, soient impurs eux-mêmes, et contagieux pour le lecteur ?
 
Afin de prévenir désormais ce monstrueux abus des lettres, du temps, et de la liberté de la presse, surtout dans un moment où le monde en est plus menacé que jamais, nous indiquerons ici les qualités que doit posséder, à un haut degré, l’historien qui veut peindre les mœurs.
 
La première est le génie. Sans lui, dit Horace, l’étude ne sert de rien. Par génie, nous entendons ces facultés de l’esprit qui nous rendent capables d’approfondir tous les objets que le ciel a mis à notre portée, et d’en saisir les différences caractéristiques : en d’autres termes, c’est l’invention et le jugement qu’on a coutume de désigner sous le nom collectif de génie, comme des dons de la nature que nous apportons en naissant. Il nous semble qu’on est souvent tombé, sur ce point, dans une grande erreur ; car par invention, on entend généralement une faculté créatrice : ce qui tendrait à prouver qu’aucun écrivain n’en est mieux pourvu que la plupart des romanciers ; tandis que l’invention, suivant la signification propre du mot, n’est, dans la réalité, que l’art de trouver, ou pour nous expliquer plus clairement, qu’une sagacité vive et profonde qui pénètre l’essence de tous les objets de nos méditations. Ce talent ne peut guère exister sans le concours du jugement. Comment se flatter d’avoir découvert la véritable essence de deux choses, à moins qu’on n’en discerne la différence ? Or, c’est là sans contredit l’œuvre du jugement : et cependant quelques hommes d’esprit prétendent, d’accord avec tous les sots du monde, qu’une même personne a rarement réuni ces deux qualités.
 
Mais leur réunion ne suffit pas encore : il faut y joindre une certaine étendue de savoir. Nous pourrions citer, à l’appui de notre opinion, l’autorité d’Horace et de beaucoup d’autres, pour peu qu’il fût nécessaire de prouver que des outils sont inutiles dans les mains d’un ouvrier, si l’art ne les a point façonnés, si la manière de s’en servir lui est inconnue, si la matière pour les employer lui manque. Voilà ce que procure le savoir. La nature ne nous donne que la capacité, ou pour suivre la métaphore, que les outils de notre profession. Le savoir doit les approprier à leur destination, en diriger l’emploi, et fournir au moins une partie des matériaux. On ne saurait se passer d’une connaissance raisonnable de l’histoire et des belles-lettres. Il serait aussi ridicule d’aspirer au titre d’historien, sans ce fonds d’érudition, que de vouloir bâtir une maison sans bois, ni briques, ni pierres, ni mortier. Homère et Milton, que nous rangerons parmi les historiens de notre classe, quoiqu’ils aient enrichi leurs ouvrages des ornements de la poésie, n’étaient étrangers à aucune des connaissances de leurs siècles.
 
Il est une autre sorte de science qui ne s’acquiert point par l’étude, mais dans le commerce du monde : science indispensable pour l’intelligence des différents caractères des hommes, et tout-à-fait ignorée de ces doctes pédants qui ont consumé leur vie entière à pâlir sur les livres, dans la poussière d’un collège. Malgré la peinture achevée que de grands écrivains ont faite de la nature humaine, le monde seul en offre une image réelle et complète. Cette vérité s’applique à toutes les branches de connaissances. La pratique de la médecine et de la jurisprudence ne s’apprend point dans les livres. Il faut que le fermier, le planteur, le jardinier, perfectionnent par l’expérience les leçons de la théorie. L’ingénieux Miller qui a si bien décrit les plantes, conseillerait lui-même à ses élèves d’aller les étudier sur le terrain. Quelle que soit la vivacité d’expression qui brille dans les pièces de Shakespeare, de Johnson, de Wycherly, ou d’Otway, il y a certains traits qui nous échappent à la lecture, et que nous fait sentir le jeu savant d’un Garrick[89], d’une Cibber, d’une Clive. Ainsi sur le théâtre du monde, les caractères se dessinent avec une force et une hardiesse que l’art ne peut rendre ; et si cela est vrai des tableaux pleins de chaleur et de vie peints d’après nature par les grands maîtres, que dire de ces pâles ébauches faites d’après les livres ? Ce ne sont que de faibles copies de copies, où l’on ne retrouve ni la précision, ni la verve des originaux.
 
Notre historien doit fréquenter toutes les classes de la société, sans distinction de rang, ni d’état. En effet, les mœurs du grand monde ne lui feront pas connaître celles du peuple, non plus que les mœurs du peuple ne l’instruiront de celles du grand monde. On aurait tort de croire qu’il lui suffise d’étudier une seule de ces deux classes, pour la bien peindre ; car les travers de l’une font ressortir ceux de l’autre. Ainsi les manières recherchées des grands paraissent plus frappantes et plus ridicules, opposées à la simplicité du peuple ; et de même la grossièreté du peuple contribue, par le contraste, à relever la politesse des grands. D’ailleurs, notre historien trouvera un avantage particulier à étendre le cercle de ses observations. La classe inférieure lui offrira des exemples d’honnêteté, de franchise, de candeur ; et la classe élevée, des modèles de bon goût, d’urbanité, et de cette délicatesse d’esprit qu’on rencontre rarement chez les personnes sans naissance et sans éducation.
 
Enfin, toutes les qualités que nous venons d’exiger de notre historien ne lui seront d’aucune utilité, si le ciel ne l’a doué d’un cœur sensible. L’auteur qui veut me faire pleurer, dit Horace, doit d’abord pleurer lui-même. Dans le fait, comment réussir à peindre un malheur qu’on ne sent pas ? Nul doute que les auteurs des scènes pathétiques qu’on applaudit au théâtre, ne les aient arrosées de leurs larmes, en les écrivant. Il en est de même du comique. Nous sommes convaincu que nous ne faisons jamais rire notre lecteur de si bon cœur, que quand nous avons ri avant lui ; à moins que par hasard, au lieu de rire avec nous, il ne soit tenté de rire à nos dépens, ce qui lui est peut-être arrivé dans quelques endroits de ce chapitre ; et cette crainte nous engage à le terminer ici.
 
 
CHAPITRE II.
 
Aventure surprenante qui arrive à M. Jones, dans sa promenade avec l’homme de la montagne.
 
L’aurore aux doigts de rose ouvrait les portes de l’orient ; en style prosaïque, le jour commençait à luire, quand M. Jones et le solitaire gravirent ensemble la montagne de Mazard, du haut de laquelle ils découvrirent une des plus admirables perspectives du monde. Nous essayerions d’en faire jouir aussi le lecteur, si nous n’étions arrêté par la crainte que notre description ne parût imparfaite aux personnes qui connaissent ce beau point de vue, et inintelligible à celles qui ne le connaissent pas.
 
Jones demeura quelque temps immobile, les yeux tournés vers le midi. Le vieillard lui demanda ce qu’il considérait avec tant d’attention. « Hélas ! monsieur, lui répondit-il en soupirant, je cherche à reconnaître la route qui m’a conduit en ces lieux. Ô ciel ! que Glocester est loin d’ici ! quel immense intervalle me sépare de mon pays !
 
– Et de celle, repartit le vieillard, que vous préférez à votre pays, si j’en juge par ce soupir. Je m’aperçois, jeune homme, que l’objet de vos pensées n’est pas à la portée de votre vue. Cependant vous me paraissez prendre plaisir à regarder du côté où vous l’avez laissé.
 
– Je vois, mon vieil ami, répondit Jones en souriant, que l’âge n’a pas effacé de votre souvenir les impressions de la jeunesse. Je l’avouerai, vous ne vous êtes point trompé dans vos conjectures. »
 
Ils dirigèrent alors leurs pas vers la partie de la montagne qui est située au nord-ouest, et domine un grand bois. Comme ils y arrivaient, ils entendirent à peu de distance, au-dessous d’eux, les cris aigus d’une femme. Jones prêta l’oreille un moment, puis, sans dire un mot a son compagnon (car le danger semblait éminent) il courut, ou plutôt il se laissa glisser jusqu’au bas de la montagne, et marcha droit au bois d’où partaient les cris.
 
À peine y fut-il entré qu’il vit (ô spectacle digne de pitié !) une femme demi-nue, entre les mains d’un brigand qui lui avait passé sa jarretière autour du cou, et s’efforçait de la pendre à un arbre. Les questions étaient superflues. Jones, armé d’un simple bâton, tomba sur le brigand, et l’étendit à ses pieds avant qu’il pût se mettre en défense, avant même qu’il se doutât qu’on l’attaquait. Il ne cessa de le frapper, que quand la dame demanda grâce pour le misérable, en disant qu’elle se croyait assez vengée.
 
L’infortunée se jeta ensuite aux genoux de Jones, et lui prodigua les témoignages de la plus vive reconnaissance. Notre héros s’empressa de la relever. « Madame, lui dit-il, je me félicite de l’accident extraordinaire qui m’a conduit à votre secours, dans un lieu où vous ne deviez guère espérer de trouver un défenseur. Le ciel semble m’avoir destiné à être l’heureux instrument de votre délivrance.
 
– Oui, répondit-elle, je suis tentée de vous prendre pour un ange protecteur ; et, en vérité, vous me paraissez plus semblable à un ange qu’à un homme. »
 
Jones avait, en effet, une figure charmante. Si une taille noble, une agréable physionomie où brillaient la jeunesse, la fraîcheur, la santé, la force, le courage, et la bonté, peuvent donner à un homme l’apparence d’un ange, on la trouvait en lui.
 
La dame qu’il avait délivrée tenait beaucoup plus de l’humanité. Elle était de moyen âge, et faiblement pourvue d’attraits ; mais ses vêtements, déchirés jusqu’à la ceinture, laissaient voir une gorge faite au tour et d’une blancheur éclatante. Son libérateur en fut ébloui. Tous deux se considéraient en silence, lorsque le brigand étendu sur la terre, fit quelques mouvements. Jones prit la jarretière que ce scélérat avait destinée à un autre usage, et s’en servit pour lui lier les mains derrière le dos. Examinant alors ses traits, il découvrit avec un extrême étonnement, et peut-être avec assez de plaisir, que l’assassin était l’enseigne Northerton. Celui-ci, qui n’avait pas oublié non plus son ancien antagoniste, le reconnut dans l’instant où il reprit ses sens. Sa surprise égala celle de Jones ; mais nous pensons que sa joie ne fut pas la même.
 
Jones l’aida à se relever, et le regardant fixement : « Je pense, monsieur, lui dit-il, que vous ne vous attendiez plus à me rencontrer en ce monde ; de mon côté, j’avoue que je ne m’attendais pas davantage à vous trouver ici. La fortune, je le vois, a voulu nous réunir encore une fois, et me donner, à mon insu, une juste satisfaction de l’injure que j’ai reçue de vous.
 
– C’est vraiment agir avec loyauté, repartit Northerton, de tirer satisfaction de son ennemi, en le frappant par derrière. Je suis sans armes, et par conséquent hors d’état de vous rendre raison dans ce moment ; mais si vous avez du cœur, allons ensemble dans un lieu où il me soit possible de me procurer une épée, et vous verrez que je saurai me conduire en homme d’honneur.
 
– Il sied bien à un scélérat tel que vous, dit Jones, de s’arroger le titre d’homme d’honneur. Je ne perdrai pas le temps en vains discours ; la justice réclame votre châtiment, et elle sera satisfaite. » S’adressant ensuite à la dame, il lui demanda si elle était près de sa demeure, ou si elle connaissait quelqu’un dans le voisinage, qui pût lui prêter des habits décents, pour se présenter devant le juge de paix ?
 
Elle répondit qu’elle était tout-à-fait étrangère dans cette contrée. Jones, après un moment de réflexion, lui dit qu’il avait à quelques pas de là un ami qui les aiderait de ses conseils ; et déjà il s’étonnait de ne pas le voir paraître. Mais le bon solitaire, au départ de notre héros, s’était assis sur le sommet de la montagne, et, quoiqu’armé d’un fusil, il y attendait tranquillement l’issue de l’aventure.
 
Jones, à la sortie du bois, l’aperçut dans l’attitude que nous venons de décrire ; il gravit la montagne avec une vitesse surprenante, et l’eut bientôt rejoint.
 
Le vieillard lui conseilla de conduire la dame à Upton, qui était la ville la plus proche, et où elle trouverait tout ce dont elle aurait besoin. Jones le pria de lui en indiquer le chemin, et de l’enseigner aussi à Partridge ; puis il prit congé du vieillard, et se hâta de retourner auprès de la dame.
 
Notre héros, avant d’aller consulter l’homme de la montagne, s’était assuré que Northerton, de la façon dont il lui avait lié les mains, était incapable de rien entreprendre contre la malheureuse victime de sa cruauté. Il avait encore calculé, que ne s’éloignant pas hors de la portée de la voix, il pourrait, en cas de besoin, revenir à temps pour prévenir un malheur. Enfin, il avait menacé l’enseigne de l’étrangler de ses propres mains, s’il osait se permettre, envers la dame, le moindre outrage. Mais, par malheur, il oublia que si Northerton avait les mains liées, ses jambes étaient libres ; et il ne songea pas à lui défendre d’en faire usage. L’enseigne n’étant retenu, à cet égard, par aucun serment, crut pouvoir s’échapper sans manquer à l’honneur, et sans être obligé d’attendre une permission formelle. Il prit donc ses jambes à son cou et disparut dans l’épaisseur du bois. La dame, qui peut-être avait alors les yeux tournés vers son libérateur, ne s’aperçut pas de sa fuite, ou ne chercha point à s’y opposer. »
 
Jones, à son retour, la trouva seule. Il voulait courir après Northerton ; mais elle l’en empêcha, et le pria instamment de la conduire à la ville qu’on lui avait indiquée. « L’évasion de ce misérable, lui dit-elle, ne me fait aucune peine. La religion et la philosophie nous enseignent toutes deux le pardon des injures. Ce qui m’afflige, monsieur, c’est l’embarras que je vous cause. Ma nudité, d’ailleurs, m’oblige à baisser les yeux devant vous ; et sans le besoin que j’ai encore de votre protection, j’aimerais mieux aller seule. »
 
Jones lui offrît son habit. Elle le refusa, malgré ses vives instances ; non ignorons pour quel motif. Il la pria ensuite de bannir le sujet de son trouble. « Madame, lui dit-il, je n’ai rempli qu’un simple devoir, en vous défendant. Que votre pudeur se rassure aussi ; je marcherai le premier, de crainte de l’alarmer. Je ne voudrais pas que vous eussiez à vous plaindre de l’indiscrétion de mes regards, et je n’oserais répondre de pouvoir résister à la séduction de vos charmes. »
 
Notre héros et la dame sauvée par sa valeur se mirent en marche, dans le même, ordre que jadis Orphée et Eurydice. Nous ne croyons pas que la belle usa de ruse pour engager son protecteur à regarder derrière lui. Cependant, elle eut si souvent besoin de son secours, lorsqu’il se présenta des fossés et des barrières à franchir ; elle fit tant de faux pas, qu’il fut obligé de se retourner plus d’une fois, pendant le trajet. Quoi qu’il en soit, plus heureux que le chantre de Thrace, il parvint à conduire saine et sauve sa compagne, ou plutôt sa suivante, dans les murs de la fameuse ville d’Upton.
 
 
CHAPITRE III.
 
Arrivée de la dame à l’auberge. Description fidèle de la bataille d’Upton.
 
Quelque impatient que soit le lecteur d’apprendre le nom de l’inconnue, et de savoir comment elle était tombée entre les mains de M. Northerton, nous le prions de suspendre sa curiosité : de bonnes raisons, qu’il devinera peut-être par la suite, nous obligent de tarder un peu à la satisfaire.
 
M. Jones et sa compagne, en arrivant à Upton, entrèrent dans l’auberge qu’ils jugèrent la plus apparente. Jones demanda une chambre au premier étage ; et déjà il montait l’escalier, quand l’hôte saisit par le bras la belle échevelée, qui suivait de près son libérateur, et l’apostropha en ces termes : « Où allez-vous donc, ma mie ? restez en bas, s’il vous plaît. Sachez qu’on ne reçoit pas ici de princesse vêtue comme vous. » Mais Jones, au même instant, lui criant d’une voix de tonnerre : « Laissez monter cette dame », le bonhomme effrayé lâcha prise, et la dame gagna la chambre le plus vite qu’elle put.
 
Jones, après l’avoir félicitée d’être enfin parvenue en lieu de sûreté, lui dit qu’il allait s’occuper des moyens de lui procurer les vêtements dont elle avait besoin. Elle l’assura de sa reconnaissance, et témoigna un vif désir de le voir bientôt de retour, pour lui réitérer ses remercîments. Pendant ce court entretien, elle couvrait de son mieux, avec ses bras, son sein d’albâtre, sur lequel Jones ne put s’empêcher de jeter furtivement un regard, ou deux, malgré son extrême attention à éviter de lui déplaire.
 
Le hasard avait conduit nos voyageurs dans une hôtellerie bien famée, où les dames irlandaises de vertu rigide, et beaucoup de sages demoiselles du nord de l’Angleterre, s’arrêtaient ordinairement, en allant à Bath. L’hôtesse n’avait donc garde de souffrir sous son toit l’apparence même d’un mauvais commerce ; car telle est la nature contagieuse du scandale, qu’il souille le lieu même qui en est le théâtre, et discrédite la maison où on le tolère.
 
Ce n’est pas que nous voulions insinuer, qu’il soit possible de maintenir dans une auberge ouverte à tout le monde, cette chasteté rigoureuse qui s’observait dans le temple de Vesta. Notre bonne hôtesse n’espérait pas du ciel une si grande faveur ; et aucune des dames dont nous venons de parler, ni toute autre de mœurs les plus austères, n’auraient pu attendre, ou demander rien de semblable. Mais bannir de chez soi le grossier libertinage, en chasser les prostituées vêtues de haillons, c’est ce que chacun peut faire ; c’est aussi ce que faisait exactement l’hôtesse, et ce qu’avaient droit d’exiger d’elle les respectables voyageuses qui descendaient dans sa maison, avec les livrées de l’opulence.
 
Or, on pouvait soupçonner, sans manquer de charité, qu’il existait entre M. Jones et sa compagne déguenillée, certaines relations qui, bien que souffertes dans quelques pays de la chrétienté, favorisées dans d’autres, et usitées dans tous, n’en sont pas moins aussi expressément défendues par la religion qu’on y professe, que le vol et l’assassinat. L’hôtesse, en conséquence, ne fut pas plus tôt instruite de leur arrivée, qu’elle songea au moyen le plus prompt de les expulser de sa maison. Dans ce dessein, elle saisit le long instrument dont sa servante faisait usage pour détruire les travaux de l’industrieuse araignée : en termes vulgaires, elle s’arma d’un manche à balai, et elle allait sortir de sa cuisine, quand Jones l’aborda en lui demandant une robe et d’autres vêtements, pour la dame à demi nue logée au premier étage.
 
Il n’y a rien de plus propre à aigrir l’humeur, rien de plus contraire à l’exercice de cette vertu cardinale, connue sous le nom de patience, que la demande d’un service extraordinaire, en faveur d’une personne contre laquelle on est enflammé de courroux. Aussi, Shakespeare, ce peintre fidèle de la nature, pour exciter la jalousie d’Othello, et pousser sa rage au dernier degré de la démence, introduit-il sur la scène Desdemona, sollicitant auprès de son époux la grâce de Cassio ; et nous voyons l’infortuné Maure, moins capable de commander à sa passion, dans cette circonstance, que lorsqu’il reconnaît plus tard, entre les mains de son rival prétendu, le riche présent qu’il avait fait à Desdemona. La vérité est que nous regardons ces démarches intempestives, comme une insulte à notre intelligence ; et c’est un tort que l’orgueil humain ne pardonne point.
 
L’hôtesse, assez bonne femme d’ailleurs, avait apparemment dans le cœur un peu de cet orgueil ; car à peine Jones eût-il achevé sa requête, qu’elle l’attaqua avec une arme qui, sans être ni longue, ni dure, ni aiguë, ni meurtrière, n’a pas laissé d’inspirer un grand effroi à beaucoup de sages, et même à beaucoup de braves ; au point que tel, qui avait affronté la bouche d’un canon chargé à mitraille, a pâli devant celle où s’agitait cette arme redoutable, et plutôt que de s’exposer à ses coups, s’est résigné à faire aux yeux de ses amis, une humble et piteuse figure.
 
À dire vrai, nous craignons que M. Jones ne fût de ce tempérament. Quoique attaqué et fort maltraité par l’arme susdite, loin d’essayer la moindre résistance, il supplia lâchement son ennemie de lui accorder une trêve : en bon Français, il conjura l’hôtesse de l’écouter. Mais avant qu’il pût obtenir d’elle une réponse, l’hôte se mêla de la querelle, et embrassa le parti qui semblait avoir le moins besoin de secours.
 
Certains héros se déterminent à chercher, ou à éviter le combat, d’après le caractère et la conduite de leurs adversaires. On dit, dans ce cas, qu’ils connaissent leur homme. Jones, à ce qu’il paraît, connaissait sa femme. Après avoir montré tant de soumission pour l’hôtesse, il prit feu à la première provocation de l’hôte, et lui ordonna de se taire, sous peine d’être châtié de son insolence. Il ne le menaça de rien moins, que de le jeter, en guise de bûche, dans le feu de sa cuisine.
 
« Demandez d’abord à Dieu de vous en donner la force, répliqua l’hôte avec une fureur mêlée de mépris. Je vaux mieux que vous, oui, mieux que vous, et de toute façon. » Il accompagna cette bravade d’une demi-douzaine d’imprécations contre la dame logée au premier étage. Comme il proférait la dernière, Jones lui assena un violent coup de bâton sur les épaules.
 
On ne saurait dire lequel, de l’hôte ou de l’hôtesse, fut le plus prompt à la riposte. Le premier, à défaut d’autre arme, se servit de son poing ; la seconde leva son manche à balai, et visant à la tête de Jones, elle aurait probablement mis fin sur-le-champ au combat, et aux jours de notre héros, si la chute du fatal instrument n’eût été arrêtée, non par l’intervention miraculeuse d’une divinité païenne, mais par un incident aussi heureux que naturel, c’est-à-dire, par l’arrivée de Partridge qui entrait en ce moment dans l’hôtellerie (car la peur lui avait donné des ailes), et qui, voyant le péril que courait son maître, ou son compagnon, comme on voudra l’appeler, prévint une tragique catastrophe, en retenant le bras de l’hôtesse.
 
Celle-ci aperçut bientôt l’obstacle qui entravait sa vengeance. Trop faible pour dégager son bras des mains de Partridge, elle lâcha le balai, et laissant à son mari le soin de punir Jones, elle se jeta avec furie sur le nouveau venu, qui s’était déjà fait assez connaître, en criant : « Ventrebleu ! voulez-vous tuer mon ami ? ».
 
Partridge, quoique d’un naturel très-pacifique, ne voulut pas rester spectateur oisif du combat que soutenait son compagnon. L’adversaire qui lui était échue en partage, lui inspirait d’ailleurs peu de crainte. Il rendit donc à l’hôtesse ses coups, à mesure qu’il les recevait ; l’action était également vive de part et d’autre, et l’on ne pouvait en prévoir l’issue, lorsque la dame demi-nue, qui avait entendu du haut de l’escalier le dialogue précurseur du combat, descendit précipitamment, et sans considérer qu’il était peu généreux de se mettre deux contre un, tomba sur la pauvre femme qui était aux prises avec Partridge. Ce vaillant champion, encouragé par un renfort inattendu, redoubla ses efforts, au lieu de les ralentir.
 
Nos voyageurs auraient fini par triompher (car les plus braves troupes sont forcées de céder au nombre), si la servante Susanne ne fût venue, par bonheur, au secours de sa maîtresse. Cette Susanne savait se servir de ses deux mains, aussi bien qu’aucune fille du pays. Elle aurait tenu tête à la fameuse Thalestris elle-même, ou à la plus valeureuse de ses amazones. Sa constitution mâle et robuste la rendait propre au violent exercice du pugilat. Elle avait les bras et les mains taillés de façon à porter des coups redoutables, tandis que son visage semblait fait exprès pour en recevoir presque impunément. Son nez aplati n’était visible que de face. Le poing le plus vigoureux aurait eu peine à entamer la dure épaisseur de ses lèvres. Enfin, les pommettes de ses joues s’élevaient comme deux bastions, destinés par la nature à défendre ses yeux de toute atteinte, dans ces sortes de combats, qui étaient aussi conformes à son goût qu’à ses qualités physiques.
 
Cette charmante créature, en arrivant sur le champ de bataille, se porta vers l’aile où sa maîtresse était engagée dans une lutte si inégale, contre deux adversaires de sexe différent. Elle provoqua Partridge, qui accepta le défi, et à l’instant commença entre eux le combat le plus acharné.
 
Alors les chiens de Bellone, affranchis de leurs chaînes, léchaient d’avance leurs lèvres altérées de carnage ; la Victoire, aux ailes dorées, planait incertaine dans les airs ; la Fortune, tenant en main ses balances, pesait d’un côté les destinées de Jones, de sa compagne, et de Partridge, de l’autre celles de l’hôte, de sa femme, et de la servante, et les bassins demeuraient dans un parfait équilibre. Tout-à-coup un heureux incident termina cette scène sanglante, où la moitié des acteurs avait déjà pris, à leur gré, assez de part. Ce fut l’arrivée d’un carrosse à quatre chevaux. L’hôte et l’hôtesse cessèrent aussitôt de combattre, et obtinrent de leurs antagonistes qu’ils en fissent autant. Susanne seule ne put se résoudre à lâcher si vite le bon Partridge, qu’elle avait renversé. Notre amazone, assise à califourchon sur son ennemi, le souffletait vigoureusement des deux mains, sans pitié pour le malheureux qui lui demandait quartier, et criait de toutes ses forces qu’elle l’assassinait.
 
Jones, débarrassé de l’hôte, vola au secours de son compagnon, qu’il arracha avec peine des griffes de l’enragée servante. Partridge ne s’aperçut pas tout de suite de sa délivrance. Étendu sur le carreau, il continuait à garantir sa face avec ses mains, et à hurler d’une manière pitoyable. Jones le força enfin de lever les yeux, et de se convaincre que le combat était terminé.
 
L’hôte, sorti de la mêlée sans blessure apparente, et l’hôtesse, couvrant de son mouchoir sa figure tout égratignée, coururent ensemble au-devant du carrosse. Une jeune dame en descendit avec sa suivante. L’hôtesse s’empressa de les conduire dans la meilleure chambre de son auberge, qui était celle où M. Jones avait déposé sa belle conquête. Pour s’y rendre, elles furent obligées de traverser le champ de bataille : ce qu’elles firent à la hâte, et en baissant leurs voiles dans la crainte d’être reconnues. C’était une précaution fort inutile. La nouvelle Hélène, cause infortunée de la querelle, ne songeait elle-même qu’à se dérober aux regards, et Jones s’occupait uniquement à sauver Partridge de la furie de Susanne. Il eut le bonheur d’en venir à bout. Le pédagogue remis en liberté, alla se laver le visage à la pompe, pour arrêter le sang qui coulait à gros bouillons de son nez.
 
 
CHAPITRE IV.
 
Un homme de guerre termine les hostilités, par un traité de paix solide et durable entre toutes les parties.
 
Une escouade de fusiliers chargée de la conduite d’un déserteur, arriva en ce moment dans l’auberge. Le sergent qui la commandait s’enquit du principal magistrat de la ville. Ayant su de l’hôte que c’était lui-même, il lui demanda des billets de logement pour sa troupe, et un pot de bière, et s’étendit devant le feu de la cuisine, en se plaignant de la rigueur du froid.
 
M. Jones tâchait alors de consoler la dame affligée, qui, assise auprès d’une table, la tête appuyée sur son bras, déplorait son infortune. Pour rassurer nos belles lectrices sur une circonstance aussi délicate, nous leur dirons, que la dame, avant de quitter sa chambre, s’était enveloppée soigneusement d’une taie d’oreiller qu’elle y avait trouvée : de façon que sa pudeur n’avait rien à souffrir des regards de tant d’hommes réunis en sa présence.
 
Un des soldats s’approcha du sergent, et lui dit à l’oreille quelques mots qui l’engagèrent à fixer ses regards sur l’inconnue. Il la considéra pendant près d’une minute, puis s’avançant vers elle : « Excusez-moi, madame ! s’écria-t-il, je ne me trompe pas, vous êtes bien la femme du capitaine Waters ? »
 
La pauvre dame qui, dans sa détresse, n’avait osé envisager personne, n’eut pas plus tôt levé les yeux sur le sergent, qu’elle le reconnut. « Vous avez raison, lui répondit-elle en l’appelant par son nom, je suis l’infortunée dont vous parlez. Mais je m’étonne que qui que ce soit ait pu me reconnaître sous ce déguisement. »
 
Le sergent repartit qu’il était très-surpris de la voir ainsi vêtue, et qu’il craignait qu’elle n’eût éprouvé quelque accident fâcheux.
 
« Il m’en est arrivé un, reprit la dame, qui a failli m’être funeste. Si j’existe encore, c’est à monsieur (montrant Jones) que je dois la vie.
 
– Quoi que ce gentilhomme ait fait pour vous, répliqua le sergent, je suis sûr que le capitaine l’en récompensera bien. Disposez de moi, madame, je m’estimerai heureux de pouvoir vous être utile, et tout le monde aurait le même empressement à vous servir : car on connaît la générosité du capitaine. »
 
L’hôtesse, qui avait entendu ce dialogue du haut des degrés, descendit précipitamment, et courut demander pardon à mistress Waters de l’injure qu’elle lui avait faite, la priant de l’imputer à l’ignorance où elle était de sa qualité. « Bon Dieu, madame ! dit-elle, comment aurais-je pu reconnaître, dans un pareil désordre, une personne de votre rang ? Si j’avais soupçonné qui vous étiez, je me serais plutôt brûlé la langue, que de dire ce que j’ai dit. J’espère que madame voudra bien me pardonner, et accepter une de mes robes, en attendant qu’elle puisse se procurer les siennes.
 
– Taisez-vous, insolente, répondit mistress Waters, pensez-vous que je me soucie des propos d’une créature telle que vous ? Je m’étonne qu’après ce qui s’est passé, vous ayez l’audace de me faire une pareille proposition. Apprenez, misérable, que j’ai l’âme trop fière pour me vêtir de vos guenilles. »
 
Ici Jones intervint, et pria mistress Waters de pardonner à l’hôtesse, et d’accepter sa robe. « Il faut avouer, dit-il, que nous avions, à notre arrivée, l’air un peu suspect. Je suis convaincu que la conduite de cette brave femme ne doit s’attribuer, comme elle l’assure, qu’au désir de conserver la bonne réputation de son auberge.
 
– C’est cela même, repartit l’hôtesse, monsieur parle en gentilhomme, et je vois clairement qu’il en est un. Il n’y a pas sur toute la route une maison mieux famée que la mienne. Je puis me vanter qu’elle est fréquentée par la première noblesse de l’Angleterre et de l’Irlande. Personne au monde n’oserait me démentir. Je le répète, si j’avais su qui était madame, je me serais plutôt brûlé la langue que de lui faire un affront. Mais en vérité, dans une maison où les gens de qualité viennent loger et dépenser leur argent, je ne voudrais pas qu’ils fussent scandalisés par la rencontre d’un tas de gueuses, qui laissent partout après elles moins d’espèces que de vermine. Ces drôlesses-là ne m’inspirent nulle pitié. C’est une folie de les ménager. Si nos juges de paix faisaient leur devoir, on les chasserait toutes du royaume à coups de fouet. Elles ne méritent pas d’autre traitement. Quant à madame, je suis désolée du malheur qu’elle a éprouvé ; et si elle daigne consentir à mettre une de mes robes, en attendant qu’elle puisse se procurer les siennes, la meilleure de celles que je possède est à son service. »
 
Nous ne saurions dire ce qui fit le plus d’impression sur mistress Waters, du froid, de la honte, ou des instances de M. Jones. Quoi qu’il en soit, elle se laissa fléchir par les supplications de l’hôtesse, et se retira avec elle, pour s’habiller d’une manière décente.
 
L’hôte se préparait aussi à faire à Jones un petit compliment ; mais le jeune homme eut la générosité de le prévenir. Il lui serra la main, et l’assura d’un entier oubli du passé. « Si vous êtes satisfait, mon brave ami, lui dit-il, je vous jure que je le suis pareillement. » L’hôte, en un sens, avait plus sujet que Jones d’être satisfait ; car la balance des coups était tout en sa faveur : c’est-à dire qu’il en avait beaucoup reçu et peu donné.
 
Partridge, que nous avons laissé occupé à étancher le sang qui ruisselait de son nez, rentra dans la cuisine au moment où son maître et l’aubergiste se serraient la main. Comme il était ennemi des querelles sérieuses, il fut charmé de ce signe de réconciliation ; et quoique son visage portât des marques du poing, et surtout des ongles de Susanne, il aima mieux s’en tenir au bénéfice du premier combat, que de courir la chance d’un second.
 
La belliqueuse Susanne se contenta aussi de sa victoire, malgré le dépit qu’elle éprouvait d’avoir eu un œil poché, au commencement du combat. Il se conclut un traité entre elle et Partridge, et ces mêmes mains qui avaient été des instruments de guerre, devinrent alors les médiatrices de la paix.
 
Le calme fut ainsi rétabli dans l’auberge. Le sergent, contre les principes ordinaires de sa profession, en témoigna tout haut son contentement. « À la bonne heure, dit-il, voilà ce qui s’appelle agir en braves gens. Dieu me damne, je hais à mort ceux qui s’en veulent encore après s’être battus. Lorsque deux amis prennent querelle, ils n’ont qu’une chose à faire, c’est de vider leur différent honnêtement et d’une manière amicale, comme qui dirait à coups de poings, d’épée, ou de pistolet, selon leur goût : puis tout doit être fini entre eux. Pour moi, le diable m’emporte si j’aime jamais mieux mon ami, que quand je me suis battu avec lui. Garder rancune est moins d’un Anglais que d’un Français. »
 
Il proposa une libation, observant que c’était une cérémonie indispensable et usitée de temps immémorial, dans tous les traités de cette espèce. Le lecteur en conclura peut-être qu’il avait une connaissance profonde des anciens auteurs. Quoique la chose soit très-vraisemblable, nous n’oserions l’affirmer, attendu qu’il n’allégua aucune preuve historique. On doit croire pourtant qu’il fondait son assertion sur des autorités fort respectables, car il l’appuya d’un grand nombre de serments énergiques.
 
Jones approuva la proposition du docte sergent, et fit apporter sur-le-champ un bowl, ou plutôt un grand vase, rempli de la liqueur employée en pareille occasion. Ayant mis sa main droite dans celle de l’hôte, il saisit le vase de la gauche, prononça les paroles d’usage, et fit le premier sa libation. Toute la compagnie imita son exemple. Nous ne nous amuserons point à décrire une cérémonie assez semblable à celle dont on trouve tant de détails dans les auteurs anciens et dans leurs modernes traducteurs. Elle n’en différa qu’en deux points. D’abord, il n’y eut de liqueur versée que dans le gosier des buveurs. En second lieu, le sergent, qui faisait l’office de prêtre, but le dernier ; mais, fidèle à l’antique coutume, il but beaucoup plus que le reste de la compagnie, et ne contribua à la libation que par son zèle à la rendre plus abondante.
 
On se rangea ensuite autour du feu de la cuisine. La gaîté devint générale. Partridge oubliant la honte de sa défaite, convertit sa faim en soif, et fit mille contes plaisants. Il faut toutefois quitter un moment ce cercle joyeux, et suivre M. Jones dans l’appartement de mistress Waters, où le dîner qu’il avait commandé était servi. Ce dîner n’avait pas exigé grande façon. Il était préparé depuis trois jours, le cuisinier n’eut que la peine de le réchauffer.
 
 
CHAPITRE V.
 
Apologie des héros qui ont bon appétit. Description d’un combat amoureux.
 
Les héros, malgré la haute opinion que la flatterie leur inspire de leur mérite, ou que le monde en peut concevoir, tiennent beaucoup plus de l’homme que de la divinité. Chez eux, quelque élevée que soit l’âme, le corps (qui dans un grand nombre forme la partie principale) est sujet aux infirmités les plus fâcheuses, et aux plus vils besoins. Parmi ces derniers, celui de manger, que des sages ont considéré comme infiniment grossier et contraire à la dignité philosophique, doit être satisfait, jusqu’à un certain point, par tous les princes, les héros, et les philosophes du monde. Quelquefois même la nature bizarre y soumet plus impérieusement ces êtres privilégiés, que les gens de la lie du peuple.
 
À dire vrai, comme aucun habitant, connu de ce globe n’est au-dessus de l’homme, aucun ne doit se tenir humilié d’obéir à ce qui est pour l’homme une loi de nécessité ; mais quand les grands personnages dont nous venons de parler, prétendent réserver pour eux seuls la faculté de satisfaire les vils besoins de la nature, quand, par exemple, à force de thésauriser, ou de détruire, ils semblent vouloir ravir aux autres jusqu’à l’aliment de la vie, alors ils deviennent, à juste titre, un objet de mépris et d’exécration.
 
Après ce court préambule, nous ne craindrons pas d’avilir notre héros, en faisant mention de l’ardeur immodérée avec laquelle il assouvit sa faim. Il est permis de douter qu’Ulysse lui-même, le plus vorace (soit dit en passant) des héros de l’Odyssée, ce poëme où l’on mange tant, ait jamais montré un si violent appétit. Trois livres au moins d’une viande rôtie qui faisait naguère partie d’un bœuf, eurent l’honneur de devenir partie intégrante de l’individu de M. Jones.
 
Nous avons cru devoir rapporter cette circonstance, qui sert à expliquer la froideur momentanée de M. Jones pour sa belle compagne. Celle-ci mangea fort peu. Elle était occupée de soins bien différents. Jones ne s’en aperçut qu’après, avoir complètement satisfait la faim que lui avait causée un jeûne de vingt-quatre heures. Mais le dîner fini, son attention se porta sur d’autres objets, dans le détail desquels nous allons entrer.
 
Notre héros, dont nous n’avons fait jusqu’ici qu’ébaucher le portrait, se distinguait de tous les jeunes gens de son âge par sa bonne grâce. Son visage, où se peignait la santé, portait l’empreinte de la douceur et de la sensibilité. C’était là le caractère distinctif de sa physionomie. Un observateur vulgaire pouvait n’être pas frappé de l’esprit et du feu qui, brillaient dans ses regards. Tout le monde y lisait d’abord la bonté de son cœur.
 
Cette figure si douce, un teint trop délicat pour un homme, et une extrême finesse de traits, lui auraient peut-être donné l’air un peu efféminé, sans la mâle vigueur de ses formes. À la beauté d’Adonis, il joignait la force d’Hercule. Il était d’ailleurs vif, aimable, et doué d’un enjouement qui animait toutes les conversations où il prenait part.
 
Ami lecteur, considère les agréments réunis dans la personne de notre héros, songe aux obligations récentes que lui avait mistress Waters, et tu conviendras qu’il y aurait de ta part plus de rigueur, que de justice, à prendre une mauvaise opinion d’elle, parce qu’elle en prit une très-bonne de lui.
 
Au reste, dût-on la blâmer, nous sommes obligé de rapporter les faits, sans y rien changer. Mistress Waters avait conçu non-seulement une grande estime, mais encore une vive tendresse pour notre héros. Parlons franchement, elle aimait, suivant la commune acception de ce mot, qu’on applique indistinctement à tous les objets de nos goûts, de nos désirs, de nos passions, de nos appétits sensuels, et qui ne signifie que la préférence donnée à une chose sur une autre.
 
Mais si l’amour qui naît de ces diverses causes, est le même dans tous les cas, on doit convenir que les effets en sont différents. Quelque attrait que nous sentions pour un tendre aloyau, pour d’excellent vin de Bourgogne, pour une rose de Damas, ou pour un violon de Crémone, jamais nous n’avons recours aux sourires, aux œillades, à la parure, à la flatterie, ni à aucun autre artifice semblable pour gagner l’affection de cet aloyau, de cette rose, etc. Nous soupirons bien quelquefois, mais c’est d’ordinaire en l’absence et non en la présence de l’objet aimé : autrement nous pourrions l’accuser d’ingratitude et de surdité, avec autant de raison que Pasiphaë se plaignit de son taureau, qu’elle essaya de séduire par tous les manèges de cette coquetterie qui s’emploie avec tant de succès dans les salons, sur les cœurs moins rebelles de nos petits-maîtres.
 
Il arrive le contraire, quand l’amour se fait sentir à des individus de même espèce, mais de sexe différent. Alors le premier soin est de se concilier l’affection de l’objet qu’on aime. N’est-ce pas dans cette vue qu’on enseigne à la jeunesse tous les moyens de plaire ? Sans l’ambition d’y réussir, aucun des arts qui servent à l’ornement du corps humain, ne procurerait de quoi vivre à ceux qui les cultivent. Peut-être même ces professeurs si habiles à polir les manières, à façonner le maintien, et à l’école desquels on acquiert cette élégance de tournure qui, au gré de certaines gens, distingue principalement l’homme de la brute, les maîtres de danse en un mot, deviendraient des membres inutiles de la société. Enfin toutes les grâces que la jeunesse emprunte à des mains étrangères, tous les agréments qu’elle se donne à elle-même à l’aide du miroir, sont réellement ces flèches et ces flambeaux de l’amour qui reviennent si souvent dans Ovide[90], et qu’on appelle quelquefois, en français, l’artillerie complète de l’amour.
 
Mistress Waters n’eut pas plus tôt pris place à table, en face de notre héros, qu’elle fit jouer contre lui toute cette artillerie ; mais au moment d’entreprendre une description qui n’a été tentée jusqu’ici ni en vers ni en prose, nous jugeons à propos d’invoquer certains génies aériens, dont nous espérons obtenir l’obligeante assistance.
 
Ô vous, Grâce, qui animez les traits divins de Séraphine, vous qui ne la quittez jamais, et qui connaissez si bien le secret de charmer les cœurs, dites quelles furent les armes qu’employa mistress Waters pour soumettre celui de M. Jones.
 
D’abord de deux beaux yeux bleus dont les brillantes prunelles lançaient un feu aussi vif que l’éclair, partirent deux fines œillades. Par bonheur pour notre héros, elles ne frappèrent qu’un énorme morceau de bœuf qu’il faisait alors passer du plat sur son assiette, et consumèrent en vain leur force. La belle guerrière s’aperçut de l’échec. Aussitôt elle tira de son sein d’albâtre un soupir meurtrier, un soupir que nul n’aurait pu entendre sans émotion, un soupir capable de renverser à la fois une douzaine de petits-maîtres, un soupir enfin si doux, si tendre, si voluptueux, si insinuant, qu’il n’aurait pas manqué de pénétrer jusqu’au cœur de Jones, s’il n’avait été écarté de son oreille par le bouillonnement grossier de l’excellente bière qu’il versait en ce moment dans son verre. Mistress Waters eut recours à beaucoup d’autres stratagèmes ; mais le dieu de la table (s’il en existe un, ce que nous n’osons affirmer), prit sous sa protection son fervent adorateur. Peut-être au reste n’y avait-il pas là[91] de nœud digne de l’intervention d’une divinité, et le salut de Jones peut-il s’expliquer par des causes naturelles ; car si l’amour nous défend quelquefois contre la faim, la faim, dans certains cas, nous défend aussi contre l’amour.
 
La belle, indignée du mauvais succès de ses attaques, résolut de les suspendre un moment. Elle employa cet intervalle à préparer ses machines de guerre, avec l’intention de renouveler les hostilités après le dîner.
 
Dès qu’on eut ôté la nappe, elle reprit l’offensive. D’abord, elle lança de son œil droit, sur M. Jones, un regard oblique qui perdit, en chemin, une partie de sa force, et produisit pourtant un effet sensible. La belle le remarqua. Soudain elle détourna la tête et baissa ses longues paupières, comme honteuse de ce qu’elle avait fait. Elle imagina cette ruse, pour donner le change à Jones, et pour l’engager à ouvrir les yeux ; car c’était par ce chemin qu’elle voulait surprendre son cœur. Relevant ensuite avec langueur ces deux orbes brillants qui avaient déjà commencé à faire impression sur le pauvre jeune homme, elle rassembla dans un sourire mille charmes séducteurs. Ce n’était point un sourire de contentement ni de joie, mais ce sourire de bienveillance que la plupart des femmes ont toujours à commandement, et qui leur sert tout à la fois à montrer leur enjouement, leurs jolies fossettes, et la blancheur de leurs dents.
 
Notre héros reçut ce sourire en plein dans les yeux, et faillit en être terrassé. Il vit clairement les desseins de son ennemie, et sentit en même temps le pouvoir de ses armes. Alors s’établit entre les deux partis un pourparler, pendant lequel l’artificieuse guerrière poussa l’attaque d’une manière si adroite, si insensible, qu’elle était presque assurée du triomphe, avant de recommencer le combat. S’il faut dire la vérité, nous craignons que M. Jones ne se soit mal défendu, et que le perfide n’ait trahi, par une trop prompte capitulation, la fidélité qu’il devait à sa Sophie. Vers la fin du pourparler amoureux, la dame n’eut pas plus tôt démasqué la batterie royale, en laissant négligemment tomber le mouchoir qui couvrait son sein, que le cœur de Jones fut tout-à-fait subjugué, et la belle héroïne goûta les fruits ordinaires de la victoire.
 
Il plaît aux Grâces de terminer ici leur description, et à nous, de terminer le chapitre.
 
 
CHAPITRE VI.
 
Conversation amicale qui finit d’une manière plus ordinaire que pacifique.
 
Tandis que nos amants s’amusaient ensemble, de la manière décrite, en partie, dans le chapitre précédent, ils contribuaient aussi à l’amusement de leurs bons amis dans la cuisine, et cela de deux façons, en leur fournissant un sujet de conversation, et de la bière pour entretenir la gaîté de leur humeur.
 
Autour du feu de la cuisine étaient réunis Partridge, le sergent, le cocher qui avait amené la jeune dame et sa femme de chambre, sans compter l’hôte et l’hôtesse, qui allaient et venaient pour le service de la maison.
 
Partridge commença par instruire la compagnie de ce que le vieillard de la montagne lui avait appris sur la situation où M. Jones avait trouvé mistress Waters. Le sergent raconta ensuite ce qu’il savait de l’histoire de cette dame. « C’est, dit-il, la femme de M. Waters, capitaine dans notre régiment. Elle l’a souvent accompagné à la garnison. Quelques personnes doutent qu’ils soient mariés en face de l’église : c’est leur affaire et non la mienne. Foi de sergent, la réputation de la dame, ne flaire pas comme baume. Quant au capitaine, il ira droit en paradis, lorsqu’on verra le soleil reluire par un jour de brouillard. En tout cas, s’il y va jamais, il y en ira bien d’autres. La dame, pour lui rendre justice, est une bonne créature. Elle aime l’uniforme, et veut qu’il soit respecté. Elle a vingt fois demandé la grâce de pauvres soldats. Si on l’en croyait, on n’en punirait jamais un. Il est vrai, qu’à notre dernière garnison, l’enseigne Northerton passait pour être fort bien avec elle ; mais le capitaine l’ignore, et tant qu’il l’ignorera, c’est comme s’il n’en était rien. Il a toujours pour elle la même tendresse, et je suis sûr qu’il passerait son épée au travers du corps de quiconque en dirait du mal : aussi me gardé-je bien d’en dire. Je ne fais que répéter les propos des autres ; et assurément dans ce que tout le monde dit, il doit y avoir quelque chose de vrai.
 
– Oui, oui, beaucoup de vrai, je vous en réponds, s’écria Partridge. Vox populi, vox Dei[92]. »
 
– Ce sont de pures calomnies, répondit l’hôtesse. Maintenant que cette dame est habillée, je vous jure qu’elle a tout-à-fait l’air d’une femme comme il faut, et elle en a les manières aussi ; car elle m’a donné une guinée pour la robe que je lui ai prêtée. »
 
« C’est une bien brave dame, en effet, dit l’hôte à sa femme, et si vous aviez été un peu moins vive, vous ne lui auriez pas cherché querelle, comme vous l’avez fait d’abord.
 
– Vraiment, il vous sied bien de m’adresser ce reproche. Sans votre bêtise, il ne serait rien arrivé. Vous avez toujours la rage de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, et de parler à tort et à travers.
 
– Bon ! bon ! le passé est passé, c’est une affaire finie.
 
– Oui, pour aujourd’hui ; mais demain, à recommencer. Combien de fois n’ai-je pas eu à souffrir de vos sottises ? Apprenez à retenir votre langue dans la maison, et à ne vous mêler que des affaires du dehors, qui vous regardent. Avez-vous oublié ce qui se passa il y a environ sept ans ?
 
– Hé ! de grâce, ma chère, laissons là ces vieilles histoires. Allons, allons, tout est bien, et je suis fâché de ce que j’ai fait. »
 
L’hôtesse allait répliquer. Elle en fut empêchée par le sergent pacificateur, au grand déplaisir de Partridge, qui aimait fort le scandale, et se plaisait à exciter ces querelles innocentes, d’où résultent pour l’ordinaire, des incidents plus comiques que tragiques.
 
Le sergent demanda à Partridge où il allait avec son maître.
 
« Qu’entendez-vous par mon maître ? répondit le pédagogue, je ne suis le valet de personne. Quoique j’aie essuyé dans ma vie de grandes traverses, on met toujours monsieur devant mon nom. Tout pauvre et simple que je parais à présent, j’ai tenu jadis une école, où j’enseignais la grammaire ; sed hei mihi non sum quod fui[93] !
 
– Je ne crois pas vous avoir offensé, monsieur, dit le sergent. Eh bien donc, si vous me permettez de répéter ma question, où allez-vous avec votre ami ?
 
– C’est cela, répliqua Partridge, amici sumus[94] ; et je vous donne mon ami pour un des premiers gentilshommes du royaume (à ces mots l’hôte et l’hôtesse ouvrirent les oreilles). Ce n’est rien moins que l’héritier de l’écuyer Allworthy.
 
– Quoi ! s’écria l’hôtesse, de cet écuyer qui fait tant de bien dans le pays ?
 
– De lui-même.
 
– En ce cas, je vous garantis qu’il aura un jour une immense fortune.
 
– Très-certainement.
 
– C’est singulier, au premier coup d’œil je l’avais jugé un homme comme il faut ; mais mon mari que voici, se croit plus habile que personne.
 
– J’avoue, ma chère, dit l’hôte, que c’était une méprise.
 
– Certes, une rude méprise. M’en avez-vous jamais vu faire de semblable ?
 
– Mais, monsieur, dit l’hôte à Partridge, comment se fait-il qu’un si grand seigneur voyage à pied ?
 
– Je l’ignore. Les grands seigneurs ont quelquefois des caprices. Au moment où je vous parle, mon ami a douze chevaux et autant de valets à Glocester. Cela n’empêche pas que la nuit dernière, se trouvant incommodé de la chaleur, il a voulu aller respirer le frais sur le sommet de la montagne voisine. J’y ai été aussi, pour lui tenir compagnie, mais si jamais on m’y rattrape, on sera bien fin. J’ai pensé mourir de frayeur. Nous avons rencontré là, le plus étrange personnage…
 
– Que je sois pendu, s’écria l’hôte, si ce n’est l’homme de la montagne, comme on l’appelle, en supposant que ce soit un homme ; car je connais beaucoup de gens qui pensent que c’est le diable.
 
– Ma foi, dit Partridge, cela pourrait bien être, et maintenant que vous m’en donnez l’idée, je crois fermement que c’était le diable en personne, quoique je n’aie point aperçu son pied fourchu ; mais peut-être a-t-il le pouvoir de le cacher, car les esprits malins prennent telle forme qu’il leur plaît.
 
– Monsieur, interrompit le sergent (soit dit sans vous offenser), apprenez-moi, de grâce, puisque vous l’avez vu, quelle espèce de personnage est le diable ? J’ai ouï dire à quelques-uns de nos officiers, que c’était un être chimérique inventé par les prêtres, pour se rendre nécessaires ; car s’il était une fois reconnu qu’il n’existe point de diable, on n’aurait non plus besoin de prêtres, que de soldats en temps de paix.
 
– Ces officiers-là, dit Partridge, sont sans doute des hommes très-instruits ?
 
– Point du tout, monsieur, répondit le sergent, ils n’ont pas, je crois, la moitié de votre science. Pour moi, malgré leurs beaux discours, et quoique l’un d’eux fut capitaine, j’ai toujours cru au diable. S’il n’existe pas, pensais-je en moi-même, où iront les méchants ? Et j’ai lu, dans un livre, qu’ils doivent tous aller au diable.
 
– Quelques-uns de vos officiers, ajouta l’hôte, apprendront à leurs dépens qu’il y a un diable. Il leur fera payer les vieux écots qu’ils me doivent. J’ai logé pendant six mois un de ces messieurs. Il dépensait à peine un schelling par jour, et n’eut pas honte de me prendre ma meilleure chambre. Il permit même à ses gens de faire cuire leurs choux au feu de ma cuisine, parce que je refusai de leur préparer à dîner, un jour de dimanche. Tout bon chrétien doit souhaiter, qu’il y ait un diable, pour la punition de pareils misérables.
 
– Halte-là ! monsieur l’aubergiste, dit le sergent, n’insultez pas l’uniforme. Je ne le souffrirai point.
 
– Au diable l’uniforme. Il m’a coûté assez cher pour qu’il me soit permis d’en médire.
 
– Je vous prends à témoin, messieurs, il maudit le roi, et c’est un crime de haute trahison.
 
– Moi ! je maudis le roi, scélérat que vous êtes ?
 
– Oui, vous l’avez maudit. Vous avez maudit l’uniforme, et c’est maudire le roi ; il n’y a point de différence. Quiconque maudit l’uniforme, maudirait le roi s’il l’osait : ainsi c’est tout un.
 
– Pardonnez-moi, monsieur le sergent, dit Partridge, votre conséquence est un non sequitur[95].
 
– Trêve de jargon, reprit le sergent en s’élançant de son siège, je ne laisserai pas insulter l’uniforme.
 
– Vous ne m’avez pas compris, mon ami, répliqua Partridge, je n’ai pas prétendu insulter l’uniforme. J’ai dit seulement que votre conséquence était un non sequitur.
 
– Vous en êtes un autre, s’écria le sergent, puisque vous le prenez sur ce ton. Sachez que je ne suis pas plus un sequitur que vous. Vous êtes un tas de coquins, et me voici prêt à le prouver. Je parie vingt guinées que je rosse le plus vaillant d’entre vous. »
 
Ce défi ferma la bouche à Partridge, dont l’ardeur pour le combat s’était fort refroidie, depuis qu’il avait été si bien gourmé par Susanne. Mais le cocher, qui avait les os moins malades et l’humeur un peu plus martiale, ne supporta pas avec la même patience un affront dont il croyait avoir sa part comme les autres. Il se leva furieux, s’avança vers le sergent, en jurant qu’il s’estimait autant que le plus brave soldat, et lui offrit de se battre à coups de poing, pour une guinée. Le sergent accepta le combat, et refusa la gageure. Tous deux mirent aussitôt habits bas et en vinrent aux mains. Après une lutte opiniâtre, le conducteur de chevaux, roué de coups par le conducteur d’hommes, se vit réduit à profiter d’un reste d’haleine pour demander quartier.
 
La jeune dame pressée de partir, donna ordre de mettre les chevaux à sa voiture. Ce fut en vain. Le cocher était hors d’état, pour ce soir-là, de remplir ses fonctions. Dans l’ancien temps, un païen aurait attribué son incapacité actuelle au dieu du vin, aussi bien qu’à celui de la guerre ; car les combattants n’avaient pas moins sacrifié à l’un qu’à l’autre. En termes plus simples, ils étaient tous deux ivres morts. Partridge ne valait guère mieux. Quant à l’hôte, son métier était de boire. Le vin ne faisait pas plus d’effet sur lui, que sur les tonneaux de sa cave.
 
M. Jones et sa compagne invitèrent l’hôtesse à prendre le thé avec eux. Elle leur raconta en détail la dernière partie de la scène précédente, et témoigna beaucoup d’intérêt pour la jeune dame, qui, disait-elle, éprouvait un grand chagrin de ne pouvoir continuer son voyage. « C’est, ajouta-t-elle, une douce et jolie personne. Je suis sûre que je l’ai déjà vue. Je la soupçonne d’être amoureuse et de fuir la maison paternelle. Qui sait si quelque jeune cavalier épris de ses charmes, ne l’attend pas au lieu du rendez-vous, avec un cœur aussi agité que le sien ? »
 
Jones, à ces mots, poussa un profond soupir. Mistress Waters s’en aperçut, et n’eut pas l’air d’y faire attention, tant que l’hôtesse resta dans la chambre ; mais après le départ de la bonne femme, elle ne put s’empêcher d’insinuer à notre héros, qu’elle craignait d’avoir dans son affection une rivale dangereuse. Le silence et l’embarras de Jones confirmèrent ses soupçons, et cependant ne changèrent rien à ses sentiments. Elle était trop peu délicate en amour, pour se désoler de cette découverte. Ses yeux étaient charmés de la beauté de Jones. Ne pouvant lire dans son cœur, elle ne s’embarrassait point de ce qui s’y passait. Elle prenait volontiers part au banquet de l’amour, sans s’inquiéter qu’une autre l’y eût précédée, ou dût l’y suivre : façon de penser peu raffinée, mais très-solide, et qui annonce un caractère moins égoïste, moins envieux, moins fantasque, que celui de ces froides et jalouses coquettes qui consentiraient à se priver de leurs amants, pourvu qu’elles fussent convaincues qu’aucune autre femme ne les possédât.
 
 
CHAPITRE VII
 
Nouveaux détails concernant Mistress Waters, et la manière dont elle était tombée dans la triste situation d’où Jones eut le bonheur de la tirer.
 
Si la nature n’a pas fait entrer dans la composition de tous les humains la même dose d’amour-propre et de curiosité, elle y en a mis une si forte, qu’il faut beaucoup d’art et d’efforts pour corriger les fâcheux effets de ce mélange. Sans cette lutte indispensable, nul ne saurait mériter le titre d’homme honnête et bien élevé.
 
M. Jones qui était l’un et l’autre, étouffa la curiosité que lui inspirait la situation extraordinaire où il avait trouvé mistress Waters. Il hasarda d’abord quelques légères questions. Quand il vit que la dame évitait avec soin les explications, il se résigna à ne rien savoir de son histoire, d’autant plus qu’il soupçonnait qu’elle ne pourrait, sans rougir, en raconter exactement toutes les circonstances.
 
Dans la crainte que quelques-uns de nos lecteurs ne soient plus exigeants, nous nous sommes efforcé ; pour les satisfaire, de découvrir la vérité des faits. En voici le récit fidèle.
 
Cette dame vivait depuis plusieurs années avec le capitaine Waters, qui servait dans le même régiment que M. Northerton. Elle passait pour être sa femme et portait son nom. Cependant, comme l’avait dit le sergent, on élevait sur la réalité de leur mariage des doutes, que nous ne chercherons point à éclaircir dans ce moment.
 
Mistress Waters (nous l’avouons à regret) avait contracté récemment avec l’enseigne Northerton une intimité qui lui faisait peu d’honneur. Il est certain qu’elle montrait beaucoup de goût pour ce jeune officier ; mais le sentiment qu’il lui inspirait l’entraînait-elle au-delà des bornes du devoir ? C’est ce qui n’est pas aussi prouvé, à moins de supposer qu’une femme ne puisse accorder quelques faveurs, sans les accorder toutes.
 
La compagnie du capitaine Waters, qui avait deux jours d’avance sur celle de Northerton, arriva à Worcester le lendemain de la malheureuse querelle de M. Jones et de l’enseigne.
 
Mistress Waters était convenue avec le capitaine, de l’accompagner jusqu’à Worcester. Là elle devait prendre congé de lui, et s’en retourner à Bath, pour y demeurer jusqu’à la fin de la campagne d’hiver projetée contre les rebelles.
 
Northerton fut instruit de cette convention. La dame, pour ne rien dissimuler, lui avait donné rendez-vous à Worcester, où elle avait promis d’attendre l’arrivée de sa compagnie. Dans quelle vue ? et à quel dessein ? C’est au lecteur à le deviner. Si nous sommes obligés de rapporter les faits avec exactitude, nous ne le sommes point de faire violence à notre naturel, par des commentaires injurieux pour la plus aimable moitié du genre humain.
 
Dès que Northerton eut recouvré, comme on l’a vu, sa liberté, il se hâta d’aller rejoindre mistress Waters. Leste et vigoureux, il arriva à la ville indiquée, peu d’heures après le départ du capitaine. Il ne fit nulle difficulté de confier à sa maîtresse sa fâcheuse aventure, qu’il eut soin de présenter sous le jour le plus avantageux. Il en retrancha tous les détails qui pouvaient le rendre coupable au tribunal de l’honneur, et ne laissa subsister que quelques circonstances susceptibles de discussion devant celui de la justice.
 
Les femmes (soit dit à leur louange) sont plus généralement capables que les hommes de cet amour violent et désintéressé qui sacrifie tout au bien-être de l’objet aimé. Aussitôt que mistress Waters eut connaissance du péril que courait son amant, elle ne songea qu’à le sauver. Le jeune homme, animé d’un égal désir de pourvoir à sa sûreté, en chercha les moyens avec elle.
 
Après une longue délibération, il fut arrêté que Northerton se rendrait, par des chemins de traverse, à Hereford ; que de là, il tâcherait de gagner un des ports du pays de Galles, et de passer sur le continent. Mistress Waters lui dit qu’elle le suivrait partout, et lui fournirait l’argent nécessaire (article très-important pour Northerton). Elle lui confia qu’elle avait une somme de quatre-vingt-dix livres en billets de banque, quelque argent comptant, et une bague de diamant d’un grand prix. La pauvre femme était loin de soupçonner qu’elle inspirait au scélérat, par cette confidence, le dessein de la voler. Ils ne prirent point de chevaux à Worcester, dans la crainte d’indiquer leur marche à ceux qui seraient tentés de les poursuivre. L’enseigne proposa, et la dame accepta de faire à pied la première poste : ce que le temps sec et froid rendait très-facile.
 
Mistress Waters avait envoyé la plus grande partie de ses effets à Bath. Elle n’avait gardé qu’un peu de linge, que le galant se chargea de porter dans ses poches. Ils firent le soir tous leurs préparatifs, se levèrent le lendemain de grand matin, et partirent de Worcester deux heures avant le jour, favorisés par la lune, qui brillait dans un ciel sans nuages.
 
Mistress Waters n’était point de ces petites-maîtresses qui doivent à l’invention des voitures la faculté de se transporter d’un lieu à un autre, et pour qui un carrosse est au nombre des nécessités de la vie. Robuste, alerte, d’un caractère décidé, elle était en état de lutter de vitesse avec son agile amant.
 
Après avoir fait plusieurs milles sur une grande route que Northerton assurait être celle de Hereford, ils arrivèrent au point du jour à l’entrée d’une forêt. L’enseigne s’arrêta tout court, feignit de réfléchir un moment, et témoignant à sa compagne quelque inquiétude de suivre plus longtemps un chemin si fréquenté, il lui persuada sans peine de prendre un sentier qui paraissait traverser directement la forêt ; et qui les conduisit au pied de la montagne de Mazard.
 
L’exécrable attentat de Northerton fut-il l’effet d’une pensée soudaine, ou d’un dessein prémédité ? C’est ce que nous ne saurions dire. Quoi qu’il en soit, à peine fut-il arrivé dans ce lieu solitaire où, suivant toutes les apparences, il n’avait à craindre d’être surpris par personne, qu’il défit sa jarretière, se saisit avec violence de la pauvre femme, et tenta d’exécuter l’horrible forfait que prévint si heureusement l’arrivée presque miraculeuse de Jones.
 
Bien en prit à mistress Waters de n’être point une femmelette. Avertie des intentions infernales de Northerton par ses discours ; et par le nœud coulant qu’elle lui vit faire avec son mouchoir, elle se mit aussitôt en défense, lutta courageusement contre le brigand, tout en criant au secours, et retarda ainsi pendant quelques minutes la consommation du crime. Jones arriva au moment où, épuisée de force, elle allait succomber, et la délivra des mains de son assassin. Grâce à cette assistance inespérée, la malheureuse n’eut à regretter que la perte d’une partie de ses vêtements, et celle de sa bague de diamant, qui tomba de son doigt, pendant la lutte, ou en fut arrachée par Northerton.
 
Tel est, cher lecteur, le résultat des pénibles recherches que nous avons entreprises dans le dessein de te satisfaire. Nous venons de mettre sous tes yeux un trait de scélératesse dont on aurait peine à croire qu’une créature humaine fût capable ; mais il faut se rappeler que l’enseigne était alors dans la ferme persuasion qu’il avait déjà commis un meurtre, et que le glaive de la justice menaçait sa tête. Il en conclut qu’il ne lui restait d’espoir de salut que dans la fuite, et que l’argent et la bague de sa maîtresse le dédommageraient du nouveau crime dont il chargerait sa conscience.
 
Nous devons te recommander expressément de ne point juger, par ce misérable, de l’honorable corps des officiers anglais. Northerton, dénué de naissance et d’éducation, n’avait aucun titre pour en faire partie. L’indignité de sa conduite ne doit rejaillir que sur lui, et sur ceux de qui il tenait un grade qu’il ne méritait pas.
 
FIN DU PREMIER VOLUME.
 
[1] Do good by stealth, and blush to find it fame. Pope.
 
[2] True wit is nature to advantage drest
 
What oft was thought, but ne'er so well exprest.
 
[3] Toutes les fois que ce mot se rencontre dans nos ouvrages, il s’applique à des gens de toutes conditions dénués de vertu, ou de raison, sans exception des personnes du plus haut rang.
 
[4] Je ne veux pas devenir évêque.
 
[5] Ad confligendum venientibus undique poenis,
 
Omnia cum belli trepido concussa tumultu
 
Horrida contremuere sub altis ætheris auris ;
 
In dubioque fuit sub utrorum regna cadendum
 
Omnibus humanis esset, terraque marique. Silius Italicus.
 
[6] Les Progrès du libertinage sont une suite de six tableaux pleins de verve et d’originalité, dans lesquels le célèbre Hogarth a représenté la vie d’une courtisane, depuis son entrée dans la carrière du vice jusqu’à sa mort précoce et misérable. Les Anglais ont une sorte d’idolâtrie pour cet artiste, dont ils payent les ouvrages au poids de l’or. (Trad.)
 
[7] Donnez-moi à boire.
 
[8] – To make a life of jealousy
 
And follow still the changes of the moon
 
With fresh suspicions. Shakespeare, Othello.
 
[9] – To be once in doubt
 
Was once to be resolv’d.
 
[10] Leve fit quod bene fertur onus. Horace.
 
[11] Tu secanda marmora.
 
Locas sub ipsum funus, et sepulchri.
 
Immemor, struis domos ! Horace.
 
[12] While history, with her comrade ale,
 
Sooth the sad series of her serious tale.
 
[13] Club célèbre à Londres, du temps de la reine Anne.
 
[14] Her lips were red, and one was thin
 
Compared tho that was next her chin.
 
Some bee had stung it newly
 
[15] Her pure and eloquent blood
 
Spoke in her cheeks, and so distinctly wrought
 
That one might also say her body thought.
 
[16] Nitor splendens Pario marmore parior. Horace.
 
[17] Animaux sauvages.
 
[18] N’appartenant à personne.
 
[19] Parva leves capiunt animos. Ovide, I.
 
[20] Personnage bizarre et mystérieux qui, du temps d’Addison et de Steele, fréquentait assidûment le théâtre. Il se plaçait à la galerie supérieure, où vont d’ordinaire les gens du peuple. Là, prêtant au spectacle une oreille attentive, il jugeait ce qui se passait sur la scène avec un tact sûr, avec une sorte d’infaillibilité. Presque toujours ses arrêts étaient reçus du public comme des oracles. Toutes les fois qu’il était content de la pièce, ou des acteurs, il témoignait sa satisfaction, en frappant sur les bancs et sur les bords de la galerie des coups violents, dont le bruit retentissait dans toute la salle. Cet homme, remarquable par sa grande taille-et par sa barbe noire, n’était connu que sous le nom de bahutier, soit qu’il exerçât réellement ce métier, soit qu’on lui eût donné ce sobriquet, à cause de la ressemblance des coups qu’il frappait avec ceux qu’on a coutume d’entendre dans les boutiques des bahutiers. (Extrait du n°235 du Spectateur.) Trad.
 
[21] Chaussure anglaise, de forme élevée, qu’il ne faut pas confondre avec les patins dont on se sert pour glisser sur la glace. (Trad.)
 
[22] Lie, mensonge. (Trad.)
 
[23] Citation de Shakespeare. (Trad.)
 
[24] Honora est la seconde personne née d’un père ecclésiastique, qui remplit dans cette histoire un emploi subalterne Il faut espérer qu’un temps viendra, où l'on s’occupera d’assurer un meilleur sort aux familles du clergé inférieur ; et alors de pareils exemples paraîtront plus extraordinaires qu’aujourd’hui.
 
[25] Cette coutume ne regarde que les électeurs de certains comtés d’Angleterre. (Trad.)
 
[26] Inventas qui vitam excoluere per artes. Virgile.
 
[27] Indignor quandoque bonus dormitat Homeras. Horace.
 
[28] Verum opere in longo, fas est obrepere somnum. Horace
 
[29] Sleepless himself, to give his reader sleep.
 
[30] Sir Richard Steel, mort en 1729.
 
[31] … Captique dolis, lacrymisque coactis
 
Quos neque Tydides, nec Larissæus Achilles,
 
Non anni domuere decem, non mille curinæ. Virgile.
 
[32] Ancienne punition militaire. (Trad.)
 
[33] καλόν, beau, en grec. (Trad.)
 
[34] Let guilt or fear
 
Disturb man's rest, Cato knows neither of them,
 
Indifferent in his choice to sleep, or die. Addison.
 
[35] Cur non, et plenus vitæ conviva, recedis ? Lucretius.
 
[36] On sait que la livre sterling répond à environ vingt-cinq de nos francs. (Trad.)
 
[37] Si nullus erit, tamen excute nullum. Ovide.
 
[38] Quis desiderio sit pudor, aut modus
 
Tam chari capitis ? Horace.
 
[39] Parodie de Virgile : Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt.
 
[40] J’ai supprimé ici une comparaison de la prêtresse d’Apollon avec la biche, qui m’a paru un peu trop libre, et qui se termine par cette citation de Virgile :
 
… Procul, o procul este, profani,
 
Proclamat vates, totoque absistite luco.
 
Profanes, loin d’ici, s’écria la sibylle,
 
Loin d’ici ! gardez-vous d’entrer dans cet asile. (Trad.)
 
[41] Il s’agit ici probablement de quelque mystification en usage à Salisbury, du temps de Fielding. (Trad.)
 
[42] Celle du lecteur sera mise à une rude épreuve, s’il cherche cela dans Milton.
 
[43] Fielding écrivait sous le règne de Georges II, électeur d’Hanovre, qui montrait une grande prédilection pour ses sujets d’outremer. (Trad.)
 
[44] … life’s poor player
 
That struts and frets his hour upon the stage,
 
And then is heard no more.
 
[45] From thee all human actions take their springs,
 
The rise of empires, and the fall of kings !
 
See the vast theatre of time display’d,
 
While o’er the scene succeeding heroes tread !
 
With pomp the shining images succeed ;
 
What leaders triumph, and what monarchs bleed !
 
Perform the parts thy Providence assign’d,
 
Their pride, their passions, to thy ends inclin’d :
 
A while they glitter in the face of day,
 
Then at thy nod, the phantoms pass away ;
 
No traces left of all the busy scene,
 
But that remembrance says – the things have been ! The Deity.
 
[46] Nil admirari. Horace.
 
[47] Personnage odieux de la tragédie d’Othello. (Trad.)
 
[48] Signe distinctif du grade de sergent, en Angleterre. {Trad.)
 
[49] L’enseigne estropie le nom d’Homère. (Trad.)
 
[50] Il n’y a pas d’abord de péril imminent.
 
[51] Boisson faite avec du vin d’Espagne et du lait.
 
[52] Personnage de la tragédie de Macbeth. (Trad.)
 
[53] Voyez dans l’histoire de Clarendon, édition de 1704, tome 1er, page 56 et suivantes, le récit de l’apparition de Georges de Villiers, père du duc de Buckingham, à un officier de la maison de Charles 1er. Cette anecdote a quelque ressemblance avec celle du maréchal ferrant de Salon, rapportée dans les Mémoires du duc de Saint-Simon. (Trad.)
 
[54] Fielding commet ici une singulière méprise. Le docteur Drelincourt, ministre de l’église réformée, auteur de beaucoup de savants ouvrages de controverse et de piété, naquit à Sedan vers la fin du XVIe siècle, et mourut en 1669. C’est à la tête d’une traduction anglaise de son livre des Consolations contre les frayeurs de la mort, imprimé à Londres en 1741, que se trouve le récit de l'Apparition d’une mistress Veal à une mistress Bargrave, à Canterbury, le lendemain de sa mort, arrivée le 7 septembre 1705. Ce récit n’a rien de piquant. Le traducteur, Marius d’Assigny, en détruit lui-même le merveilleux, en mettant dans la bouche du prétendu spectre, l’éloge du livre du docteur Drelincourt, dont il recommande, à plusieurs reprises, la lecture. (Trad.)
 
[55] … Quis credit ? nemo Hercule ! nemo,
 
Vel duo, vel nemo. Perse.
 
[56] Angels are painted fair to look like her.
 
There’s in her, all that we believe of heaven,
 
Amazing brightness, purity and truth
 
Eternal joy, and everlasting love.
 
[57] Hâtez-vous lentement.
 
[58] Tous les talents ne sont pas donnés à tous.
 
[59] Vous me faites trop d’honneur.
 
[60] Devenue plus épaisse sous le rasoir.
 
[61] De là ces larmes.
 
[62] Une lacune dans le manuscrit.
 
[63] Lucus, bois sacré, ainsi appelé, selon quelques auteurs, à cause de son épaisseur, qui empêchait le soleil d’y luire.
 
[64] Le plus savant des barbiers.
 
[65] Je vous rends grâce, monsieur.
 
[66] J’en atteste les dieux et les hommes.
 
[67] Le meilleur des patrons.
 
[68] Un mot suffit.
 
[69] Si ma position est fâcheuse aujourd’hui, elle ne l’était pas de même autrefois.
 
[70] Ma vive affection pour vous.
 
[71] J’en atteste les dieux et les hommes.
 
[72] Le temps consume tout.
 
[73] Les Colloques d’Érasme.
 
[74] Les Tristes d’Ovide.
 
[75] Le Chemin du Parnasse.
 
[76] L’art est commun à tous.
 
[77] Vous m’ordonnez, ô reine, un récit douloureux.
 
[78] L’union augmente la force.
 
[79] Un chef tel que Teucer ne laisse rien à craindre.
 
[80] À travers champs.
 
[81] Un sot peut quelquefois ouvrir un bon avis.
 
[82] Allez devant, je vous suivrai.
 
[83] Vous m’ordonnez, ô reine, un récit douloureux.
 
[84] Célèbre empirique.
 
[85] Dans le sein de la terre on cherche ces métaux,
 
Trésors empoisonnés, source de tous les maux.
 
[86] Le temps consume tout.
 
[87] Fortis, et in se ipso totus teres atque rotundus,
 
Externi ne quid valeat per leve morari :
 
In quem manca ruit semper fortuna, Horace.
 
[88] Ignorants et savants, nous écrivons à l’envi l'un de l’autre.
 
[89] C’est une justice de nommer ici ce grand acteur et ces deux actrices célèbres, qui, loin de s’attacher à suivre les traces de leurs devancier, ont pris la nature seule pour guide, et sont ainsi parvenus à une supériorité de talent inconnue avant eux, et que n’obtiendra jamais la troupe servile des imitateurs.
 
[90] Spicula et faces amoris. Ovide.
 
[91] Dignus vindice nodus. Horace.
 
[92] La voix du peuple est la voix de Dieu.
 
[93] Mais, hélas ! Je ne suis plus ce que j’ai été.
 
[94] Nous sommes amis.
 
[95] Ce mot, que le sergent prit malheureusement pour une insulte, est un terme de logique, qui signifie que la conséquence ne suit pas des prémisses.