« Contes, nouvelles et récits/Tout de bon cœur » : différence entre les versions

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Il ne faut rien négliger, sitôt que l’on exerce avec un certain zèle la
profession des belles-lettres. Tout sert, ou du moins tout peut servir.
Qui dirait que, dans un vieux recueil de sermons en latin, sans date,
mais qui sent son seizième siècle d’une lieue, un dominicain sans nom a
recueilli (''Sermones disciputi de tempore'') deux cent douze histoires
dramatiques pour tous les dimanches et les principales fêtes de l’année ?
« J’ai appelé ces sermons les ''sermons du néophyte'', parce qu’il n’y
a rien de magistral dans ces histoires innocentes, et que le premier
écolier venu les pourrait écrire, et mieux inventer. » Si bien que les
jeunes prédicateurs, quand ils voudront tenir leur auditoire attentif,
n’auront qu’à puiser à pleines mains parmi ces contes dont la naïveté
fait tout le mérite. Ceci dit, le dominicain entre en matière, et, parmi
ces historiettes, nous choisissons la présente histoire du diable et du
bailli.
 
Ce bailli était le fléau d’une douzaine de malheureux villages du
Jura, groupés autour d’un misérable château fort, où la dévastation,
l’incendie et la guerre avaient laissé leur formidable empreinte. On
respirait la t
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ristesse en ces lieux désolés de longue date ; si l’on eût
cherché un domicile à l’anéantissement... le plus habile homme n’eût
rien trouvé de plus propice que cet amas de souffrances et d’ennuis. La
nature même, en ses beautés les plus charmantes, avait été vaincue à
force de tyrannie. En ce lieu désolé, l’écho avait oublié le refrain des
chansons ; le bois sombre était hanté par des hôtes silencieux ; l’orfraie
et le vautour étaient les seuls habitants de ces sapins du Nord dont on
entendit les cris sauvages. Sur le bord des lacs dépeuplés, ce n’étaient
que coassements. Le bétail avait faim ; l’abeille errante avait été
chassée, ô misère ! de sa ruche enfumée. Il n’y avait plus de sentiers
dans les champs, plus de ponts sur les ruisseaux, plus un bac sur la
rivière. Il y avait encore un moulin banal, mais pas un pain pour la
fournée. On racontait cependant qu’autrefois les villageois cuisaient
dans ce four leurs galettes de sarrasin, et, la veille des bonnes fêtes,
un peu de viande au fond d’un plat couvert ; mais le plat s’était brisé.
L’incendie et la peste avaient été les seules distractions de ces
maisons douloureuses. La milice avait emporté les forts, la fièvre avait
emporté les petits. Quelques vieux restaient pour maudire encore.
A travers le cimetière avaient passé l’hyène et le loup dévorants.
L’église était vide, et la geôle était pleine. Autel brisé, granges
dévastées ; le curé était mort de faim ; la cloche, au loin, ne battait
plus, faute d’une corde, avec laquelle le prévôt, par économie, avait
pendu les plus malheureux. C’était la seule charité que ces pauvres gens
pussent attendre. Ainsi, du Seigneur d’en haut et du seigneur d’en bas,
pas une trace. En vain il est écrit : « Pas de terre sans seigneur, et pas
de ciel sans un Dieu ! » C’était vrai pourtant, Dieu n’était plus là !
Le marquis de Mondragon, le maître absolu de cette seigneurie, était
absent ; sa
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femme n’y venait plus, ses enfants n’y venaient pas. La honte
et le déshonneur avaient précédé cette ruine. Ah ! rien que des lambeaux
pour couvrir les vassaux de cet homme, et rien que des herbes pour les
nourrir ! Les sangsues avaient à peine laissé sur ces pauvres un peu de
chair collée sur leurs os ! Malheureux ! ils avaient supporté si longtemps
les gens de guerre, les gens d’affaires, les gens du roi, des princes du
sang, des officiers de la couronne et des gentilshommes au service de Sa
Majesté ! autant d’oiseaux de proie et de rapine. A la fin, quand on les
vit tout à fait réduits au néant, rois, princes et seigneurs, capitaines
et marquis semblèrent avoir oublié que ce petit coin de terre existât.
C’était une relâche, et cette race, taillable et corvéable à merci, eût
peut-être fini par retrouver l’espérance et quelques épis, si M. le
marquis n’eût pas laissé M. son bailli dans son marquisat dévasté.
 
Ce bailli, avec un peu plus de courage, eût été homme d’armes au compte
de quelque ravageur de province. Il s’était fait homme de loi, parce
qu’il n’eût pas osé porter une torche ou toucher une épée. Il s’était
donné la tâche unique, ayant droit de basse et haute justice à dix
lieues à la ronde, et jugeant souverainement, de ne rien laisser dans
les masures : pas un œuf, pas un flocon de laine, un morceau de pain,
une botte de paille. Il revenait de chaque expédition rapportant quelque
chose et soupçonnant ses paysans de cacher leur argent et leur bétail.
Quatre fois par an, ce bourreau entrait en campagne, et, sauve qui peut !
 
Or, par un jour sombre et pluvieux de l’automne, au moment où déjà la
bise et l’hiver s’avancent, M. le bailli des sires de Mondragon sortit
du château, chaudement enveloppé sous le manteau d’un malheureux fermier
qu’il
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avait envoyé aux galères. Deux serfs le suivaient, portant deux
sacs vides. Il était monté sur un cheval bien nourri d’avoine et de
foin, de si belle avoine, que les chrétiens de céans en auraient fait
leur pain de fiançailles. L’aspect de cet homme était terrible. Il
s’avançait cependant d’un pas réservé dans la solitude et le silence. Il
comprenait que la haine était à ses trousses et que la vengeance allait
devant lui. Mais rien ne l’arrêtait dans ces expéditions suprêmes.
 
Quand il eut dépassé le cimetière et l’église, au détour du chemin, il
entra dans une lande aussi stérile que tout le reste, et dans un espace
de vieux arbres qu’il fallait absolument franchir avant d’arriver dans
les villages de la seigneurie. Peu à peu, ne rencontrant personne, il se
sentait rassuré, lorsque, d’un vieux chêne dont la tête se perdait dans
les cieux, il vit sortir un homme... ou tout au moins un fantôme, qui
posa sa main puissante sur la croupe du cheval. Le cheval en éprouva un
soubresaut par tout son corps. Alors le cavalier, tournant la tête, osa
contempler ce compagnon silencieux. C’était moins un corps qu’une image,
une ombre. On voyait briller dans sa face implacable deux yeux noirs,
dont le blanc même était noir. Ça brillait, ça menaçait, ça brûlait. M.
le bailli n’eut pas grand’peine à reconnaître qu’il venait de rencontrer
son grand’père, le diable en personne, et celui-ci, d’une voix de
l’autre monde :
 
— Je sais où tu vas, dit-il, et je vais de ce côté. Voyageons
ensemble...
 
Ils allèrent donc, lorsqu’ils rencontrèrent au carrefour de la forêt
(c’est incroyable et c’est vrai pourtant) un paysan traînant après lui
un porc qui revenait de la glandée. Il avait sauvé ce porc par grand
miracle et l’emmenait dans son logis, tremblant d’être aperçu par
quelque assesseur du bailli. Certes, celui-ci n’eût pas mieux demandé
que d’enfouir la bête au fond d’un sac et de rentrer dans le château,
pour se remettre en campagne le lendemain ; mais le cheval obéissait à la
main ténébreuse. En même temps, le pourceau refusait d’aller plus loin
et se débattait de toutes ses forces.
 
— Que le diable t’emporte ! s’écria le paysan.
 
A ces mots, le bailli, qui commençait à trembler fort, se sentit tout
rassuré. Car c’est l’usage entre les démons de l’autre monde et les
démons de celui-ci, sitôt que le diable a trouvé sa proie, il faut
nécessairement qu’il l’accepte et s’en aille au loin chercher une autre
aventure. Ainsi, vous rencontreriez Satan lui-même et vous lui donneriez
à emporter la première créature qui s’offrirait à ses yeux :
 
— Tope là ! dirait Satan.
 
Alors il faudrait bien qu’il se contentât d’une poule noire, ou d’un
mouton, moins encore, d’une grenouille au milieu du chemin. Ces sortes
de pactes, cependant, ne lui dép
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laisent pas, parce que le hasard
 
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et Satan sont deux bons amis. Plus d’une fois il lui est arrivé de
rencontrer le vieux père, ou la femme, ou le fils de ce même compagnon,
qui déjà s’en croyait quitte à si bon compte.
 
Hélas ! c’est l’histoire d’Iphigénie ou de la fille de Jephté !
 
Donc, le bailli, de son petit oeil narquois, disait à cet oeil noir :
 
— Puisqu’on te le donne, ami fantôme, prends ta proie, et va-t’en loin
d’ici. Eh bien, que tardes-tu ? c’est le pacte, me voilà délivré de tes
griffes.
 
A quoi l’homme noir répondit par un rire silencieux et de petites
flammes bleues qui sortaient de sa bouche :
 
— Oui, dit-il, je tiens ma proie, on me la don
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ne, et je te quitte, à
moins pourtant que ce bonhomme ne m’ait pas donné son porc de bon cœur.
C’est le bon cœur qui fait le présent, tu le sais bien. Il ne s’agit
pas de donner de bouche, il faut que la volonté y soit tout entière.
Attendons !
 
Comme il disait ces mots, le diable et le bailli virent accourir du
milieu des feuillées une douzaine de charbonniers, qui, voyant le porc
allant de leur côté, poussèrent des cris de joie :
 
— Ah ! mon Dieu ! disaient-ils, ami Jean, où donc as-tu trouvé tant de
provende ?
 
Et les voilà entourant la bête et son guide. Ils ne contenaient pas leur
joie ; ils dansaient en rond et chantaient : Ami pourceau ! quelle fête et
quel bonheur ! Nous mangerons ton sang, nous mangerons ta chair ! Nous
ferons des saucisses, des boudins, des grillades ; ta tête et tes pieds
nous reposeront d’un long jeûne !
 
Et tous ils étaient si contents, si joyeux, qu’ils ne virent pas même le
bailli. Celui-ci poursuivit son chemin.
 
— Tu le vois bien, lui disait son camarade, avec son méchant rire, ces
paysans affamés ne m’ont pas donné le pourceau de bon cœur.
 
Le bailli baissa la tête en se demandant où en voulait venir le
prince des ténèbres ? Il savait que, de tous les logiciens de l’école
d’Aristote, le diable était le plus grand de tous. Pas un argument qu’il
ne rétorque, et pas un syllogisme dont il ne trouve à l’instant même le
défaut.
 
Cependant ils arrivèrent à la porte d’une cabane, et sur le seuil ils
trouvèrent une humble vieille qui filait sa quenouille en agitant de son
pied lassé un petit berceau. L’enfant criait et gémissait ; il appelait
sa mère ; il avait faim. La mère était au loin qui ramassait des branches
mortes, et l’enfant criait toujours :
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— Ah ! maudit enfant, disait la vieille, que le diable t’emporte !
 
Ici, le méchant bailli eut encore un certain espoir. La vieille était si
pauvre ! un enfant de plus dans cette cabane était une bouche de plus. Ce
triste bailli s’imaginait que la corvée avait réduit ces hommes et ces
femmes à n’être plus que des bêtes sauvages dans les bois. On eût dit
que son compère aux pieds fourchus partageait ses idées. Déjà même il
tendait la main pour s’emparer de la frêle épave, et c’en était fait, le
diable était vaincu... Mais sitôt que l’ombre eût touché le berceau, la
vieille, aux bras vigoureux encore, emporta le petit enfant du côté de
sa mère. Elle arrivait, celle-ci, chargée de ramée :
 
Messire loup, n’écoutez mie
Mère tenchant, son fieu qui crie.
 
— Arrive donc ! ma fille, s’écria la mère-grand. L’enfant t’appelle, il a
soif, il a faim, et je ne puis que le bercer.
 
La jeune mère, à l’instant même, jetant son fardeau, découvrit sa
mamelle et le montra à l’enfant, qui se prit à sourire.
 
— Ah ! je te plains, dit le démon à son compagnon ; tu vois que j’y
mettais de la bonne volonté, mais tu ne saurais soutenir que la vieille
m’ait donné son petit enfant de bonne grâce. Allons, courage ! et
cherchons autre chose. Nous avons encore du chemin à faire avant
d’arriver à tes besognes. Mais aussi je suis bien bon d’écouter ces
paroles en l’air ; un vieux conte l’a dit avant moi.
 
Et ils poursuivirent leur chemin.
 
Plus ils marchaient, plus le ciel devenait sombre, et pourtant midi
n’avait pas encore sonné. Ils allaient entre
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deux haies, le bailli
songeant à sa destinée et cherchant quelque ruse en son arsenal, le
démon marmottant une antienne, en dérision ; les deux porteurs de sacs,
parfaitement indifférents à ce qui se passait autour d’eux, car leur
infime condition les mettait à l’abri de la colère du prince des
ténèbres. On eût dit que la solitude était agrandie et que le chemin
s’allongeait de lui-même. Il n’y avait rien de plus triste à voir que
ces quatre monotones voyageurs.
 
Il y eut cependant une éclaircie inattendue : une maison neuve et de gaie
apparence. Elle était bâtie en belles pierres et recouverte en
tuiles avec des carreaux de vitre, très rares en ce temps-là, qui
resplendissaient au soleil. On eût dit que ce chef-d’œuvre avait été
apporté, tout fait, dans la nuit, à l’exposition du soleil levant,
sur le penchant de la colline. Une grande aisance, un ordre excellent
présidaient à cette habitation. On entendait chanter le coq vigilant ;
les chiens jappaient ; une belle vache à la mamelle remplie errait
librement dans l’herbe épaisse ; on entendait sur le toit roucouler les
pigeons au col changeant ; des canards barbotaient dans la mare, et le
long du potager s’élevait la vigne en berceau.
 
Le démon contempla sans envie une si grande abondance, et, se tournant
vers le bailli stupéfait :
 
— M’est avis, maître égorgeur, que voilà un logis oublié dans tes
procédures. Prends garde à toi, j’irai le dire à ton maître, et sans nul
doute il mettra à la porte un comptable si négligent que toi.
 
Le bailli, cependant, ne savait que répondre. Il était tout ensemble
heureux d’avoir rencontré cette nouvelle mainmortable et honteux
de n’avoir pas encore exploité cette fortune. Il en avait tant de
convoitise, qu’un instant il oublia son compagnon. A la fin, et s’étant
bien assuré
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qu’il avait son cornet à ses côtés et du parchemin à la
marque de monseigneur (c’était un pot qui se brise, image parlante de la
féodalité), il chercha quelque porte entr’ouverte, afin d’instrumenter
contre un vassal assez hardi pour être un peu mieux logé que son
seigneur. Les portes étaient fermées, mais la fenêtre était ouverte,
et du haut de son cheval M. le bailli put contempler tout à l’aise les
crimes contenus dans cette honnête maison.
 
Le premier crime était une belle table en noyer, couverte d’une nappe
blanche, et sur la nappe, ô forfait ! un pain blanc, et du sel blanc dans
une salière ; un morceau de venaison sur un grand plat de riche étain,
plus brillant que l’argent, annonçait un repas tel qu’on en faisait
avant la croisade sous le roi saint Louis. Deux gobelets d’argent
étaient remplis jusqu’au bord d’une liqueur vermeille. Un hanap ciselé
par un maître, et de belles assiettes représentant la reine et le roi
de France ajoutaient leur splendeur à toutes ces richesses bourgeoises.
L’ameublement n’était pas indigne de tout le reste. Enfin, deux jeunes
gens, la femme et le mari, dans tout l’éclat de la force et de la
jeunesse, étaient assis, entourés de trois beaux enfants vêtus comme
des princes, et peu affamés, sans nul doute, à les voir riant et jasant
entre eux.
 
Pendant que M. le bailli dévorait des yeux ce repas qu’un ancien
chevalier de la chevalerie errante eût trouvé cuit à point, et comme il
faisait déjà l’inventaire de ces richesses suspectes, une grande et
vive dispute s’éleva soudain entre la femme et le mari. Il semblait que
celle-ci avait acheté, sans le dire à celui-là, un collier d’or à la
ville voisine, et le mari lui reprochait sa dépense. Après la première
escarmouche, ils en vinrent bien vite aux gros mots, pour finir toujours
par celui-là, si rempli de dangers pourtant : ''Ma femme au diable !— Au
diable mon mari !''
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En ce moment, nous convenons que même pour le diable la tentation était
grande, et que la proie était belle. Une femme de vingt ans, un mari
à peu près du même âge. Emporter cela tout de suite représentait une
heureuse et diabolique journée.
 
— Ami ! qui t’arrête ? disait le bailli à son camarade. Où trouveras-tu
deux plus belles âmes et plus de larmes que dans les yeux de ces trois
enfants ? Prends ta part, j’ai la mienne, et quittons-nous bons amis.
 
Donc, tout semblait perdu. Le bailli triomphait, la belle maison
tremblait jusqu’en ses fondements. Les enfants pleuraient. Le père et
la mère étaient damnés... Mais au fond de leur âme ils s’aimaient trop
pour être ainsi brouillés si longtemps.
 
— As-tu bien fait, ma mignonne ! as-tu bien fait, s’écriait le jeune
homme au cou de sa femme, et suis-je un mécréant de t’avoir, pour si
peu, grondée ! Un brin d’or ! te reprocher un brin d’or, quand je devrais
te couvrir de diamants et de perles !
 
— Non, non, s’écriait la jeune épouse, avec de grosses larmes dans les
yeux, c’est ma faute et non pas la tienne. Où donc avais-je, en effet,
si peu de cœur, que de dépenser en vanités la dot de nos enfants ?
 
Alors, quittant le cou de son mari, elle baisait avec ardeur les deux
petits garçons et la belle petite fille aux yeux bleus, les enfants ne
sachant plus s’ils devaient rire ou pleurer. Et lorsque enfin ils eurent
tous les cinq essuyé ces douces larmes et retrouvé leur sourire, ils
posèrent le petit collier sur la tête de la madone, en guise d’ex-voto,
et tous les cinq agenouillés sous les yeux de la divine mère, ils
récitèrent, les mains jointes : ''Nous vous saluons, Marie, pleine de
grâces !''
 
Ici le diable se sentit si touché, qu’une larme s’échappa
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de ses yeux et
tomba sur sa joue. On entendit : ''Pst !'' le bruit d’une goutte d’eau sur
le fer brûlant. Le bailli, lui, ne fut pas touché le moins du monde. Il
sentit grandir sa furie, et pour toute chose il eût voulu revenir sur
ses pas. Mais avec le diable il faut marcher toujours en avant. Il est
la voix qui dit : ''Marche ! et marche !''
 
En vain voulez-vous faire halte en ce bel endroit du paysage enchanté ;
''Marche ! et marche !'' En vain la ville offre à vos yeux des beautés
singulières : ''Marche ! et marche !'' En vain le libertin demande un moment
de répit pour quitter les mauvaises mœurs, et se marier à quelque
innocente : ''Allons ! marche ! et marche !'' Il y a même des instants où le
traître et le tyran feraient trêve assez volontiers à leurs manœuvres
criminelles : ''Marthe en avant ! Tu as laissé passer le repentir ; arrive,
en boitant, le châtiment qui va te prendre !'' Ainsi l’ambitieux, quand il
renonce à l’ambition, l’avare à l’argent, le soldat aux meurtres et le
débauché à ses plaisirs d’un jour : ''Marche ! et marche !'' il faut obéir
jusqu’à l’abîme entr’ouvert. C’est la nécessité.
 
M. le bailli marchait donc. Toutefois, comme il était rusé et passé
maître en diableries, lui aussi :
 
— C’est mon droit, dit-il à son compagnon, d’aller en avant par le
chemin que je choisirai.
 
— C’est ton droit, reprit l’autre, incontestablement. Sur quoi le
bailli, rassuré, prit un petit sentier par la montagne. Or ce sentier
allongeait le voyage d’une grande lieue, et le diable (on l’attrape
assez facilement) eut quelque soupçon qu’il était joué par le bailli.
 
— Tu me tends un piège ? dit-il. Jouons, comme on dit, ''cartes sur
table'', et que chacun de nous soit content.
 
— Monseigneur, reprit le bailli, chacun son tour. Vous me teniez tout à
l’heure, et maintenant c’est moi qui
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vous tiens. Maladroit ! c’était
bien la peine de courir toute la contrée et de me tendre ainsi tous ces
pièges, pour tomber dans mon embuscade ! Où sommes-nous, en ce moment,
mon camarade ? Ne vois-tu pas que nous entrons dans le sentier qui mène
au couvent de Sainte-Croix ? Le couvent a disparu, c’est moi qui l’ai
rasé, et je me suis emparé de tous ses domaines. Mais j’ai respecté le
calvaire, élevé sur ces hauteurs le jour même de la Passion, et dans ce
calvaire sont contenues les reliques de saint Pierre martyr, de saint
Eutrope, de saint Barthélemy, de sainte Catherine, vierge et martyre, et
des dix mille crucifiés. C’est là que je vous attends, messire démon, et
nous verrons si vous osez me poursuivre à l’ombre de la croix.
 
Qui fut contrarié de cette déclaration ? Ce fut Satan. Il s’en voulait
d’avoir négligé ce formidable rempart que les saints avaient dressé de
leurs mains pieuses sur la montagne. Il savait d’ailleurs la force et
l’autorité de certaines reliques enfouies dans ce calvaire. Il s’en
voulait enfin d’être une dupe de ce bailli de la pire espèce, et d’avoir
rencontré plus fin que lui. C’était sa bataille de Pavie :
 
— Je prendrai ma revanche une autre fois, se dit-il en maugréant.
 
Cependant, comme il ne voulait pas s’en aller les mains vides :
 
— Je m’en vais chercher fortune ailleurs, dit-il au bailli, si du moins
tu veux me donner ces deux vilains hommes qui marchent à ta suite...
Est-ce dit ? Est-ce fait ?
 
— Vous n’aurez pas ça de moi, reprit le bailli, en faisant craquer
contre sa dent jaune un ongle aigu. Ces deux hommes sont nécessaires à
ma haute et basse justice. Celui-ci est le bourreau de nos domaines. Pas
 
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un mieux que lui ne s’entend à fustiger de verges sanglantes un rebelle,
à flétrir d’un fer chaud marqué de deux fleurs de lis un braconnier, à
river la chaîne au cou d’un forçat destiné à ramer à perpétuité dans les
galères de Sa Majesté. Cet autre est le concierge de nos prisons et le
parleur de nos sentences ; il excelle à pendre un débiteur insolvable, et
plus d’une fois il a fait rentrer de belles sommes dans nos coffres. De
l’un et de l’autre il m’est impossible de me passer. Partez donc comme
vous êtes venu, les mains vides, et bonsoir, maître démon.
 
Ainsi parlant, la montagne était déjà gravie à moitié. Le diable allait
partir, lorsqu’il s’avisa de se hausser sur ses ergots.
 
— Là, voyons, dit-il, avec un rire de mauvais présage, au moins
promets-nous d’épargner quelqu’un de ces malheureux ?
 
— Pas un seul, reprit la bailli, ils m’ont causé trop d’ennui ce matin.
 
— Épargne du moins, bailli de malheur, les habitants de la maison neuve !
 
— Oh ! pour ceux-là, leur compte est fait. J’aurai ce soir dans ma poche
le collier d’or, et si tu repasses dans un mois d’ici, la ronce et le
chaume rempliront tout cet espace.
 
— Mais le petit enfant à la mamelle !...
 
— Il payera le lait de sa mère !
 
— Et le pourceau ?
 
— Mes acolytes et moi, nous le mangerons ce soir !
 
— Enfin, ni pardon ni pitié ?
 
— Ni pitié ni par...
 
Ici, l’épouvante arrête la voix du bailli dans sa gorge... Il regarde,
il ne voit plus le calvaire ! En vain son regard
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interroge et fouille en
tous sens... la croix sainte qui devait le protéger est abattue.
 
— Oui-da, reprit Satan, tu cherches en vain ta force et ton appui. Les
malheureux que tu as faits ont abattu le calvaire. A force de misère,
ils ont cessé d’espérer et de croire. Insensé ! voilà les ruines que la
malice et ta lâcheté devaient prévoir. Ces désespérés se sont vengés sur
les reliques des martyrs, et maintenant c’est toi qui seras châtié des
profanations de tous ces malheureux.
 
A cette révélation dont il comprenait toute la justice, le bailli tomba
de son cheval, et le cheval, soulagé de son double fardeau, l’homme et
la main du diable, repartit au galop en faisant une telle pétarade, avec
tant de soleils, de bombes, de fusées et d’artifices, qu’elle eût suffi
à solenniser la fête du plus grand roi de l’univers. Voyant l’homme
écrasé sous la honte et la peur, Satan le releva doucement, comme
eût fait un tendre père pour son fils unique, et tous les quatre ils
descendirent la pente assez douce qui conduisait aux divers villages de
cette abominable seigneurie. Ils frôlèrent les premières maisons, sans
entendre autre chose que des gémissements et des larmes, mais pas encore
une malédiction. Ces gens avaient peur et tremblaient de tous leurs
membres. Le malade arrêtait son souffle et l’enfant brisait son jouet ;
la femme, épouvantée, allait se cacher dans quelque fente, et les chiens
oubliaient d’aboyer. Mais enfin, quand ils eurent ainsi parcouru toute
une rue, on entendit sortir de ces chaumières en débris des murmures,
des cris, des plaintes, des malédictions, la malédiction unanime allant
sans cesse et grandissant toujours. Au second village, voisin du
premier, la colère avait remplacé la plainte, et ces malheureux
criaient :
 
— Arrière le brigand qui m’a volé mon fils ! mort au scélérat qui fit
périr mon père sous le bâton ! Voilà le monstre impitoyable ! Et les
enfants de jeter des cailloux et des pierres à ce fauteur d’incendie.
 
— Rends-nous le pain, disaient les femmes ! Rends-nous l’honneur,
disaient les hommes ! rends-nous les lits et les berceaux ! Regarde, la
faim nous mine, et nos mains défaillantes ne pourraient plus tenir les
outils que tu nous as volés.
 
A ce bruit immense, où les dents grinçaient, où les yeux flamboyaient,
où de ces poitrines hâves et desséchées sortaient des sons rauques
et des sifflements pleins de fièvre, accouraient villageois et
villageoises, et de leur doigt vengeur, désignant cet homme impie, ils
criaient tous :
 
— Au diable ! au diable ! au diable !
 
Et l’écho répétait :
 
— Au diable ! au diable !
 
Alors Satan, d’une voix qui remplit la plaine et le mont :
 
— Camarade ! il était convenu que je n’accepterais qu’un présent fait de
bonne grâce et tout d’une voix, sans que pas un des donataires y trouvât
à
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redire. Eh bien, que t’en semble ? et que dis-tu de cette unanime
malédiction ? Pour le coup, tu es à moi, bien à moi. Pas un qui te
réclame ou te pardonne.
 
Et, prenant le bailli par les deux épaules, il le suspendit à un chêne
qui n’avait pas moins de soixante pieds de hauteur. Toute la contrée
applaudit à cet acte de vengeance ! Hélas ! à défaut de justice, on se
venge, et voilà pourquoi il faut être juste avant tout.
 
Cet homme étant disparu de ce domaine, on vit peu à peu reparaître en
ces lieux dévastés l’ordre et la paix. L’église fut rebâtie, et, de
nouveau, la cloche appela les
==[[Page:Janin - Contes, nouvelles et récits, 1885.djvu/24]]==
fidèles à la prière ; ils obéirent à
l’appel sacré, justement parce qu’ils avaient cessé d’être misérables.
Les femmes furent les premières à quitter leurs haillons pour des habits
simples et de bon goût. Les hommes revinrent à la charrue, à la herse,
à tous les instruments qui font vivre et réjouissent l’humanité. Le
pourceau, sauvé par miracle, eut une progéniture abondante. Le petit
enfant grandit et devint un grand justicier, chef d’un parlement dont la
voix était souveraine. On ne s’étonna guère, lorsque, un matin, le vieux
château fut éventré, dont les matériaux servirent à faire un aqueduc, un
pont, une chaussée. Enfin vous avez deviné que le nouveau seigneur était
justement le jeune homme de la maison neuve. Ils avaient commencé par
renoncer à leur droit de potence, à leur droit de galères et de gibet.
Ils avaient fait de la potence une indication pour guider les voyageurs
dans la forêt.
 
Nous avons encore à raconter une aventure, et tout sera dit : le jour
où disparut le bailli, les anciens du village qui avaient gardé leur
sang-froid avaient très bien vu que Satan, de sa main pleine d’éclairs,
avait gravé on ne sait quoi sur la branche la plus haute du vieux chêne.
Le vieux chêne mourut de vieillesse, et les bûcherons, en le dépouillant
de sa couronne, y trouvèrent ce mot mémorable, écrit en traits de feu :
JUSTICE !
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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