« Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon » : différence entre les versions

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cloches de la Major, des Accoules, de Saint-Victor ; par là-dessus le mistral qui prenait tous ces bruits, toutes ces clameurs, les roulait, les secouait, les confondait avec sa propre voix et en faisait une musique folle, sauvage, héroïque comme la grande fanfare du voyage, fanfare qui donnait envie de partir, d’aller loin, d’avoir des ailes. C’est au son de cette belle fanfare que l’intrépide Tartarin de Tarascon s’embarqua pour le pays des lions !…
 
 
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== Deuxième épisode ==
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=== II, I La Traversée. – Les Cinq Positions de la chéchia. – Le Soir du troisième jour. – Miséricorde===
 
Je voudrais, mes chers lecteurs, être peintre et grand peintre pour mettre sous vos yeux, en tête de ce second épisode, les différentes positions que prit la chéchia (bonnet rouge) de Tartarin de Tarascon, dans ces
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trois jours de traversée qu’elle fit à bord du Zouave, entre la France et l’Algérie.
 
Je vous la montrerais d’abord au départ sur le pont, héroïque et superbe comme elle était, auréolant cette belle tête tarasconnaise. Je vous la montrerais ensuite à la sortie du port, quand le Zouave commence à caracoler sur les lames : je vous la montrerais frémissante, étonnée, et comme sentant déjà les premières atteintes de son mal.
 
Puis, dans le golfe du Lion, à mesure qu’on avance au large et que la mer devient plus dure, je vous la ferais voir aux prises avec la tempête, se dressant effarée sur le crâne du héros, et son grand flot de laine bleue qui se hérisse dans la brume de mer et la bourrasque… Quatrième position. Six heures du soir, en vue des côtes corses. L’infortunée chéchia se penche par-dessus
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le bastingage et lamentablement regarde et sonde la mer… Enfin, cinquième et dernière position, au fond d’une étroite cabine, dans un petit lit qui a l’air d’un tiroir de commode, quelque chose d’informe et de désolé roule en geignant sur l’oreiller. C’est la chéchia, l’héroïque chéchia du départ, réduite maintenant au vulgaire état de casque à mèche et s’enfonçant jusqu’aux oreilles d’une tête de malade blême et convulsionnée…
 
Ah ! si les Tarasconnais avaient pu voir leur grand Tartarin couché dans son tiroir de commode sous le jour blafard et triste qui tombait des hublots, parmi cette odeur fade de cuisine et de bois mouillé, l’écœurante odeur du paquebot ; s’ils l’avaient entendu râler à chaque battement de l’hélice, demander du thé toutes les cinq minutes et jurer contre le garçon avec une petite voix d’enfant,
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comme ils s’en seraient voulu de l’avoir obligé à partir… Ma parole d’historien ! le pauvre Teur faisait pitié. Surpris tout à coup par le mal, l’infortuné n’avait pas eu le courage de desserrer sa ceinture algérienne, ni de se défubler de son arsenal. Le couteau de chasse à gros manche lui cassait la poitrine, le cuir de son revolver lui meurtrissait les jambes. Pour l’achever, les bougonnements de Tartarin-Sancho, qui ne cessait de geindre et de pester :
 
« Imbécile, va !… Je te l’avais bien dit !… Ah ! tu as voulu aller en Afrique… Eh bien, té ! la voilà l’Afrique… Comment la trouves-tu ? »
 
Ce qu’il y avait de plus cruel, c’est que du fond de sa cabine et de ses gémissements, le malheureux entendait les passagers du grand salon rire, manger, chanter, jouer aux cartes.
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La société était aussi joyeuse que nombreuse à bord du Zouave. Des officiers qui rejoignaient leurs corps, des dames de l’Alkazar de Marseille, des cabotins, un riche musulman qui revenait de la Mecque, un prince monténégrin très farceur qui faisait des imitations de Ravel et de Gil Pérès… Pas un de ces gens-là n’avait le mal de mer, et leur temps se passait à boire du champagne avec le capitaine du Zouave, un bon gros vivant de Marseillais, qui avait ménage à Alger et à Marseille, et répondait au joyeux nom de Barbassou.
 
Tartarin de Tarascon en voulait à tous ces misérables. Leur gaieté redoublait son mal…
 
Enfin, dans l’après-midi du troisième jour, il se fit à bord du navire un mouvement extraordinaire qui tira notre héros de sa longue torpeur. La cloche de l’avant sonnait.
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On entendait les grosses bottes des matelots courir sur le pont.
 
« Machine en avant !… machine en arrière ! » criait la voix enrouée du capitaine Barbassou.
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« Miséricorde ! nous sombrons !… » cria-t-il d’une voix terrible, et, retrouvant ses forces par magie, il bondit de sa couchette, et se précipita sur le pont avec son arsenal.
 
=== II, II Aux armes ! aux armes !===
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armes ! aux armes !===
 
On ne sombrait pas, on arrivait.
 
Le Zouave venait d’entrer dans la rade, une belle rade aux eaux noires et profondes, mais silencieuse, morne, presque déserte. En face, sur une colline, Alger-la-Blanche avec ses petites maisons d’un blanc mat qui descendent vers la mer, serrées les unes contre les autres. Un étalage de blanchisseuse sur le coteau de Meudon. Par là-dessus un grand ciel de satin bleu, oh ! mais si bleu !…
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un grand ciel de satin bleu, oh ! mais si bleu !…
 
L’illustre Tartarin, un peu remis de sa frayeur, regardait le paysage, en écoutant avec respect le prince monténégrin, qui, debout à ses côtés, lui nommait les différents quartiers de la ville, la Casbah, la ville haute, la rue Bab-Azoun. Très bien élevé, ce prince monténégrin ; de plus, connaissant à fond l’Algérie et parlant l’arabe couramment. Aussi Tartarin se proposait-il de cultiver sa connaissance… Tout à coup, le long du bastingage, contre lequel ils étaient appuyés, le Tarasconnais aperçoit une rangée de grosses mains noires qui se cramponnaient par-dehors. Presque aussitôt une tête de nègre toute crépue apparaît devant lui, et, avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, le pont se trouve envahi de tous côtés par une centaine de forbans, noirs, jaunes, à moitié nus, hideux, terribles.
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jaunes, à moitié nus, hideux, terribles.
 
Ces forbans-là, Tartarin les connaissait… C’était eux, c’est-à-dire ILS, ces fameux ILS qu’il avait si souvent cherchés la nuit dans les rues de Tarascon. Enfin ILS se décidaient donc à venir.
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– Ah ! vous voilà, capitaine !… vite, vite, armez vos hommes.
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– Hé ! pourquoi faire, boun Diou ?
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– Des portefaix !…
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– Hé ! oui, des portefaix, qui viennent chercher les bagages pour les porter à terre… Rengainez donc votre coutelas, donnez-moi votre billet, et marchez derrière ce nègre, un brave garçon, qui va vous conduire à terre, et même jusqu’à l’hôtel, si vous le désirez !…
 
Un peu confus, Tartarin donna son billet, et, se mettant à la suite du nègre, descendit par le tire-vieille dans une grosse barque qui dansait le long du navire. Tous ses bagages y étaient déjà, ses malles, caisses d’armes, conserves alimentaires ; comme ils tenaient toute la barque, on n’eut pas besoin d’attendre d’autres voyageurs. Le nègre grimpa sur les malles et s’y accroupit comme un singe, les genoux dans ses mains. Un autre nègre prit les rames… Tous deux regardaient Tartarin en riant et montrant leurs dents blanches.
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Debout à l’arrière, avec cette terrible moue qui faisait la terreur de ses compatriotes, le grand Tarasconnais tourmentait fiévreusement le manche de son coutelas ; car, malgré ce qu’avait pu lui dire Barbassou, il n’était qu’à moitié rassuré sur les intentions de ces portefaix à peau d’ébène, qui ressemblaient si peu aux braves portefaix de Tarascon…
 
Cinq minutes après, la barque arrivait à terre, et Tartarin posait le pied sur ce petit quai barbaresque, où, trois cents ans auparavant, un galérien espagnol nommé Michel Cervantes préparait — sous le bâton de la chiourme algérienne — un sublime roman qui devait s’appeler Don Quichotte !
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=== II, III Invocation à Cervantes. – Débarquement. – Où sont les Teurs ? – Pas de Teurs. – Désillusion===
 
Ô Michel Cervantes Saavedra, si ce qu’on dit est vrai, qu’aux lieux où les grands hommes ont habité, quelque chose d’eux-mêmes erre et flotte dans l’air jusqu’à la fin des âges, ce qui restait de toi sur la plage barbaresque dut tressaillir de joie en voyant débarquer Tartarin de Tarascon, ce type merveilleux du Français du Midi en qui s’étaient incarnés les deux héros de ton livre, Don Quichotte et Sancho Pança…
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les deux héros de ton livre, Don Quichotte et Sancho Pança…
 
L’air était chaud ce jour-là. Sur le quai ruisselant de soleil, cinq ou six douaniers, des Algériens attendant des nouvelles de France, quelques Maures accroupis qui fumaient leurs longues pipes, des matelots maltais ramenant de grands filets où des milliers de sardines luisaient entre les mailles comme de petites pièces d’argent.
 
Mais à peine Tartarin eut-il mis pied à terre, le quai s’anima, changea d’aspect. Une bande de sauvages, encore plus hideux que les forbans du bateau, se dressa, d’entre les cailloux de la berge et se rua sur le débarquant. Grands Arabes tout nus sous des couvertures de laine, petits Maures en guenilles, Nègres, Tunisiens, Mahonnais, M’zabites, garçons d’hôtel en tablier blanc, tous criant, hurlant, s’accrochant à ses habits, se disputant ses
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bagages, l’un emportant ses conserves, l’autre sa pharmacie, et, dans un charabia fantastique, lui jetant à la tête des noms d’hôtel invraisemblables…
 
Étourdi de tout ce tumulte, le pauvre Tartarin allait, venait, pestait, jurait, se démenait, courait après ses bagages, et, ne sachant comment se faire comprendre de ces barbares, les haranguait en français, en provençal, et même en latin, du latin de Pourceaugnac, rosa, la rose, bonus, bona, bonum, tout ce qu’il savait… Peine perdue. On ne l’écoutait pas… Heureusement qu’un petit homme, vêtu d’une tunique à collet jaune, et armé d’une longue canne de compagnon, intervint comme un dieu d’Homère dans la mêlée, et dispersa toute cette racaille à coups de bâton. C’était un sergent de ville algérien. Très poliment, il engagea Tartarin à descendre à l’hôtel de l’Europe, et le confia
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à des garçons de l’endroit qui l’emmenèrent, lui et ses bagages, en plusieurs brouettes.
 
Aux premiers pas qu’il fit dans Alger, Tartarin de Tarascon ouvrit de grands yeux. D’avance, il s’était figuré une ville orientale, féerique, mythologique, quelque chose tenant le milieu entre Constantinople et Zanzibar… Il tombait en plein Tarascon… Des cafés, des restaurants, de larges rues, des maisons à quatre étages, une petite place macadamisée où des musiciens de la ligne jouaient des polkas d’Offenbach, des messieurs sur des chaises buvant de la bière avec des échaudés, des dames, quelques lorettes, et puis des militaires… et pas un Teur !… Il n’y avait que lui… Aussi, pour traverser la place, se trouva-t-il un peu gêné. Tout le monde le regardait. Les musiciens de la ligne s’arrêtèrent, et la polka d’Offenbach resta un pied en l’air.
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s’arrêtèrent, et la polka d’Offenbach resta un pied en l’air.
 
Les deux fusils sur l’épaule, le revolver sur la hanche, farouche et majestueux comme Robinson Crusoé, Tartarin passa gravement au milieu de tous les groupes ; mais en arrivant à l’hôtel ses forces l’abandonnèrent. Le départ de Tarascon, le port de Marseille, la traversée, le prince monténégrin, les pirates, tout se brouillait et roulait dans sa tête… Il fallut le monter à sa chambre, le désarmer, le déshabiller… Déjà même on parlait d’envoyer chercher un médecin ; mais, à peine sur l’oreiller, le héros se mit à ronfler si haut et de si bon cœur, que l’hôtelier jugea les secours de la science inutiles, et tout le monde se retira discrètement.
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=== II, IV Le Premier Affût===
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Trois heures sonnaient à l’horloge du Gouvernement, quand Tartarin se réveilla. Il avait dormi toute la soirée, toute la nuit, toute la matinée, et même un bon morceau de l’après-midi ; il faut dire aussi que depuis trois jours la chéchia en avait vu de rudes !…
 
La première pensée du héros, en ouvrant les yeux, fut celle-ci : « Je suis dans le pays
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du lion ! » Pourquoi ne pas le dire ? À cette idée que les lions étaient là tout près, à deux pas, et presque sous la main, et qu’il allait falloir en découdre, brr !… un froid mortel le saisit, et il se fourra intrépidement sous sa couverture.
 
Mais, au bout d’un moment, la gaieté du dehors, le ciel si bleu, le grand soleil qui ruisselait dans la chambre, un bon petit déjeuner qu’il se fit servir au lit, sa fenêtre grande ouverte sur la mer, le tout arrosé d’un excellent flacon de vin de Crescia, lui rendit bien vite son ancien héroïsme. « Au lion ! au lion ! » cria-t-il en rejetant sa couverture, et il s’habilla prestement.
 
Voici quel était son plan : sortir de la ville sans rien dire à personne, se jeter en plein désert, attendre la nuit, s’embusquer, et, au premier lion, qui passerait, pan ! pan !… Puis revenir le lendemain déjeuner à l’hôtel de
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l’Europe, recevoir les félicitations des Algériens et fréter une charrette pour aller chercher l’animal.
 
Il s’arma donc à la hâte, roula sur son dos la tente-abri dont le gros manche montait d’un bon pied au-dessus de sa tête, et raide comme un pieu, descendit dans la rue. Là, ne voulant demander sa route à personne de peur de donner sur ses projets, il tourna carrément à droite, enfila jusqu’au bout les arcades Bab-Azoun, où du fond de leurs noires boutiques des nuées de juifs algériens le regardaient passer, embusqués dans un coin comme des araignées ; traversa la place du Théâtre, prit le faubourg et enfin la grande route poudreuse de Mustapha.
 
Il y avait sur cette route un encombrement fantastique. Omnibus, fiacres, corricolos, des fourgons du train, de grandes charrettes de
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foin traînées par des bœufs, des escadrons de chasseurs d’Afrique, des troupeaux de petits ânes microscopiques, des négresses qui vendaient des galettes, des voitures d’Alsaciens émigrants, des spahis en manteaux rouges, tout cela défilant dans un tourbillon de poussière, au milieu des cris, des chants, des trompettes, entre deux haies de méchantes baraques où l’on voyait de grandes Mahonnaises se peignant devant leurs portes, des cabarets pleins de soldats, des boutiques de bouchers, d’équarrisseurs…
 
« Qu’est-ce qu’ils me chantent donc avec leur Orient ? pensait le grand Tartarin ; il n’y a pas même tant de Teurs qu’à Marseille. »
 
Tout à coup, il vit passer près de lui, allongeant ses grandes jambes et rengorgé comme un dindon, un superbe chameau. Cela lui fit battre le cœur.
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Des chameaux déjà ! Les lions ne devaient pas être loin ; et, en effet, au bout de cinq minutes, il vit arriver vers lui, le fusil sur l’épaule, toute une troupe de chasseurs de lions.
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– Pas mauvaise, répondit l’autre en regardant d’un œil effaré l’armement considérable du guerrier de Tarascon.
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– Vous avez tué ?
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L’intrépide Tartarin en resta planté de stupeur au milieu de la route… Puis, après un moment de réflexion : « Bah ! » se dit-il, « ce sont des blagueurs… Ils n’ont rien tué du tout… » et il continua son chemin.
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Déjà les maisons se faisaient plus rares, les passants aussi. La nuit tombait, les objets devenaient confus…
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À la fin il s’arrêta… C’était tout à fait nuit. Nuit sans lune, criblée d’étoiles. Personne sur la route… Malgré tout, le héros pensa que les lions n’étaient pas des diligences et ne devaient pas volontiers suivre le grand chemin. Il se jeta à travers champs… À chaque pas des fossés, des ronces, des broussailles. N’importe ! il marchait toujours… Puis tout à coup, halte ! « Il y a du lion dans l’air, par ici », se dit notre homme, et il renifla fortement de droite et de gauche.
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=== II, V Pan ! Pan !===
 
C’était un grand désert sauvage, tout hérissé de plantes bizarres, de ces plantes d’Orient qui ont l’air de bêtes méchantes. Sous le jour discret des étoiles, leur ombre agrandie s’étirait par terre en tous sens. À droite, la masse confuse et lourde d’une montagne, l’Atlas peut-être !… À gauche, la mer invisible, qui roulait sourdement… Un vrai gîte à tenter les fauves.
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Un fusil devant lui, un autre dans les mains, Tartarin de Tarascon mit un genou en terre et attendit… Il attendit une heure, deux heures… Rien !…
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Alors il se souvint que, dans ses livres, les grands tueurs de lions n’allaient jamais à la chasse sans emmener un petit chevreau qu’ils attachaient à quelques pas devant eux et qu’ils faisaient crier en lui tirant la patte avec une ficelle. N’ayant pas de chevreau, le Tarasconnais eut l’idée d’essayer des imitations, et se mit à bêler d’une voix chevrotante : « Mé ! Mé !… »
 
D’abord très doucement, parce qu’au fond de l’âme il avait tout de même un peu peur que le lion l’entendît… puis, voyant que rien ne venait, il bêla plus fort : « Mê !… Mê !… » Rien encore !… Impatienté, il reprit de plus belle et plusieurs fois de suite : « Mê !… Mê !… Mê !… » avec
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tant de puissance que ce chevreau finissait par avoir l’air d’un bœuf…
 
Tout à coup, à quelques pas devant lui, quelque chose de noir et de gigantesque s’abattit. Il se tut… Cela se baissait, flairait la terre, bondissait, se roulait, partait au galop, puis revenait et s’arrêtait net… c’était le lion, à n’en pas douter !… Maintenant on voyait très bien ses quatre pattes courtes, sa formidable encolure, et deux yeux, deux grands yeux qui luisaient dans l’ombre… En joue ! feu ! pan ! pan !… C’était fait. Puis tout de suite un bondissement en arrière, et le coutelas de chasse au poing.
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Au coup de feu du Tarasconnais, un hurlement terrible répondit.
 
« Il en a ! » cria le bon Tartarin, et, ramassé sur ses fortes jambes, il se préparait à recevoir la bête ; mais elle en avait plus que
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son compte et s’enfuit au triple galop en hurlant… Lui pourtant ne bougea pas. Il attendait la femelle… toujours comme dans ses livres !
 
Par malheur la femelle ne vint pas. Au bout de deux ou trois heures d’attente, le Tarasconnais se lassa. La terre était humide, la nuit devenait fraîche, la bise de mer piquait.
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« Si je faisais un somme en attendant le jour ? » se dit-il, et, pour éviter les rhumatismes, il eut recours à la tente-abri… Mais voilà le diable ! cette tente-abri était d’un système si ingénieux, si ingénieux, qu’il ne put jamais venir à bout de l’ouvrir.
 
Il eut beau s’escrimer et suer pendant une heure, la damnée tente ne s’ouvrit pas… Il y a des parapluies qui, par des pluies torrentielles, s’amusent à vous jouer de ces tours-là…
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De guerre lasse, le Tarasconnais jeta l’ustensile par terre, et se coucha dessus, en jurant comme un vrai Provençal qu’il était.
 
« Ta, ta, ra, ta ! Tarata !… »
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C’étaient les clairons des chasseurs d’Afrique qui sonnaient la diane, dans les casernes de Mustapha… Le tueur de lions, stupéfait, se frotta les yeux… Lui qui se croyait en plein désert !… Savez-vous où il était ?… Dans un carré d’artichauts, entre un plant de choux-fleurs et un plant de betteraves.
 
Son Sahara avait des légumes… Tout près de lui, sur la jolie côte verte de Mustapha supérieur, des villas algériennes, toutes blanches, luisaient dans la rosée du jour levant : on se serait cru aux environs de Marseille, au milieu des bastides et des bastidons.
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au milieu des bastides et des bastidons.
 
La physionomie bourgeoise et potagère de ce paysage endormi étonna beaucoup le pauvre homme, et le mit de fort méchante humeur.
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La preuve, c’étaient des taches de sang que la bête en fuyant avait laissées derrière elle. Penché sur cette piste sanglante, l’œil aux aguets, le revolver au poing, le vaillant Tarasconnais arriva, d’artichaut en artichaut, jusqu’à un petit champ d’avoine… De l’herbe foulée, une mare de sang, et, au milieu de la mare, couché sur le flanc avec une large plaie à la tête, un… Devinez quoi !…
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« Un lion, parbleu !… »
 
Non ! un âne, un de ces tout petits ânes qui sont si communs en Algérie et qu’on désigne là-bas sous le nom de bourriquots.
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=== II, VI Arrivée de la femelle. – Terrible combat. – Le Rendez-vous des Lapins===
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de la femelle. – Terrible combat. – Le Rendez-vous des Lapins===
 
Le premier mouvement de Tartarin à l’aspect de sa malheureuse victime fut un mouvement de dépit. Il y a si loin en effet d’un lion à un bourriquot !… Son second mouvement fut tout à la pitié. Le pauvre bourriquot était si joli ; il avait l’air si bon ! La peau de ses flancs, encore chaude, allait et venait comme une vague. Tartarin s’agenouilla,
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et du bout de sa ceinture algérienne essaya d’étancher le sang de la malheureuse bête ; et ce grand homme soignant ce petit âne, c’était tout ce que vous pouvez imaginer de plus touchant.
 
Au contact soyeux de la ceinture, le bourriquot, qui avait encore pour deux liards de vie, ouvrit son grand œil gris, remua deux ou trois fois ses longues oreilles comme pour dire : « Merci !… merci !… » Puis une dernière convulsion l’agita de tête en queue et il ne bougea plus.
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« Noiraud ! Noiraud ! » cria tout à coup une voix étranglée par l’angoisse. En même temps dans un taillis voisin les branches remuèrent… Tartarin n’eut que le temps de se relever et de se mettre en garde… C’était la femelle !
 
Elle arriva, terrible et rugissante, sous
Elle arriva, terrible et rugissante, sous les traits d’une vieille Alsacienne en marmotte, armée d’un grand parapluie rouge et réclamant son âne à tous les échos de Mustapha. Certes il aurait mieux valu pour Tartarin avoir affaire à une lionne en furie qu’à cette méchante vieille… Vainement le malheureux essaya de lui faire entendre comment la chose s’était passée ; qu’il avait pris Noiraud pour un lion… La vieille crut qu’on voulait se moquer d’elle, et poussant d’énergiques « tarteifle ! » tomba sur le héros à coups de parapluie. Tartarin, un peu confus, se défendait de son mieux, parait les coups avec sa carabine, suait, soufflait, bondissait, criait : – « Mais madame… mais madame… »
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Elle arriva, terrible et rugissante, sous les traits d’une vieille Alsacienne en marmotte, armée d’un grand parapluie rouge et réclamant son âne à tous les échos de Mustapha. Certes il aurait mieux valu pour Tartarin avoir affaire à une lionne en furie qu’à cette méchante vieille… Vainement le malheureux essaya de lui faire entendre comment la chose s’était passée ; qu’il avait pris Noiraud pour un lion… La vieille crut qu’on voulait se moquer d’elle, et poussant d’énergiques « tarteifle ! » tomba sur le héros à coups de parapluie. Tartarin, un peu confus, se défendait de son mieux, parait les coups avec sa carabine, suait, soufflait, bondissait, criait : – « Mais madame… mais madame… »
 
Va te promener ! Madame était sourde, et sa vigueur le prouvait bien.
 
Heureusement un troisième personnage arriva sur le champ de bataille. C’était le
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mari de l’Alsacienne, Alsacien lui-même et cabaretier, de plus, fort bon comptable. Quand il vit à qui il avait affaire, et que l’assassin ne demandait qu’à payer le prix de la victime, il désarma son épouse et l’on s’entendit.
 
Tartarin donna deux cents francs ; l’âne en valait bien dix. C’est le prix courant des bourriquots sur les marchés arabes. Puis on enterra le pauvre Noiraud au pied d’un figuier, et l’Alsacien, mis en bonne humeur par la couleur des douros tarasconnais, invita le héros à venir rompre une croûte à son cabaret, qui se trouvait à quelques pas de là, sur le bord de la grande route.
 
Les chasseurs algériens venaient y déjeuner tous les dimanches, car la plaine était giboyeuse et à deux lieues autour de la ville il n’y avait pas de meilleur endroit pour les lapins.
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« Et les lions ? » demanda Tartarin.
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– Ma foi ! je n’en ai jamais vu… Et pourtant voilà vingt ans que j’habite la province. Cependant je crois bien avoir entendu dire… Il me semble que les journaux… Mais c’est beaucoup plus loin, là-bas, dans le Sud…
 
À ce moment, ils arrivaient au cabaret. Un cabaret de banlieue, comme on en voit à
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Vanves ou à Pantin, avec un rameau tout fané au-dessus de la porte, des queues de billard peintes sur les murs et cette enseigne inoffensive :
 
AU RENDEZ-VOUS DES LAPINS
 
Le Rendez-vous des Lapins !… Ô Bravida, quel souvenir !
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=== II, VII Histoire d’un omnibus, d’une Mauresque et d’un chapelet de fleurs de jasmin===
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« Les lions sont dans le Sud », pensa le héros ; « eh bien ! j’irai dans le Sud. »
 
Et dès qu’il eut avalé son dernier morceau, il se leva, remercia son hôte, embrassa la
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vieille sans rancune, versa une dernière larme sur l’infortuné Noiraud, et retourna bien vite à Alger avec la ferme intention de boucler ses malles et de partir le jour même pour le Sud.
 
Malheureusement la grande route de Mustapha semblait s’être allongée depuis la veille : il faisait un soleil, une poussière ! La tente-abri était d’un lourd ! Tartarin ne se sentit pas le courage d’aller à pied jusqu’à la ville, et le premier omnibus qui passa, il fit signe et monta dedans…
 
Ah ! pauvre Tartarin de Tarascon ! Combien il aurait mieux fait pour son nom, pour sa gloire, de ne pas entrer dans cette fatale guimbarde et de continuer pédestrement sa route, au risque de tomber asphyxié sous le poids de l’atmosphère, de la tente-abri et de ses lourds fusils rayés à doubles canons…
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Tartarin étant monté, l’omnibus fut complet. Il y avait au fond, le nez dans son bréviaire, un vicaire d’Alger à grande barbe noire. En face, un jeune marchand maure, qui fumait de grosses cigarettes. Puis, un matelot maltais, et quatre ou cinq Mauresques masquées de linges blancs, et dont on ne pouvait voir que les yeux. Ces dames venaient de faire leurs dévotions au cimetière d’Abd-el-Kader ; mais cette vision funèbre ne semblait pas les avoir attristées. On les entendait rire et jacasser entre elles sous leurs masques, en croquant des pâtisseries.
 
Tartarin crut s’apercevoir qu’elles le regardaient beaucoup. Une surtout, celle qui était assise en face de lui, avait planté son regard dans le sien, et ne le retira pas de toute la route. Quoique la dame fût voilée, la vivacité de ce grand œil noir allongé par le khol, un poignet délicieux et fin chargé
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de bracelets d’or qu’on entrevoyait de temps en temps entre les voiles, tout, le son de la voix, les mouvements gracieux, presque enfantins de la tête, disait qu’il y avait là-dessous quelque chose de jeune, de joli, d’adorable… Le malheureux Tartarin ne savait où se fourrer. La caresse muette de ces beaux yeux d’Orient le troublait, l’agitait, le faisait mourir ; il avait chaud, il avait froid…
 
Pour l’achever, la pantoufle de la dame s’en mêla sur ses grosses bottes de chasse, il la sentait courir, cette mignonne pantoufle, courir et frétiller comme une petite souris rouge… Que faire ? Répondre à ce regard, à cette pression ! Oui, mais les conséquences… Une intrigue d’amour en Orient, c’est quelque chose de terrible !… Et avec son imagination romanesque et méridionale, le brave Tarasconnais se voyait déjà
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tombant aux mains des eunuques, décapité, mieux que cela peut-être, cousu dans un sac de cuir, et roulant sur la mer, sa tête à côté de lui. Cela le refroidissait un peu… En attendant, la petite pantoufle continuait son manège, et les yeux d’en face s’ouvraient tout grands vers lui comme deux fleurs de velours noir, en ayant l’air de dire :
 
– Cueille-nous !…
 
L’omnibus s’arrêta. On était sur la place du Théâtre, à l’entrée de la rue Bab-Azoun. Une à une, empêtrées dans leurs grands pantalons et serrant leurs voiles contre elles avec une grâce sauvage, les Mauresques descendirent. La voisine de Tartarin se leva la dernière, et en se levant son visage passa si près de celui du héros qu’il l’effleura de son haleine, un vrai bouquet de jeunesse, de jasmin, de musc et de pâtisserie.
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de jasmin, de musc et de pâtisserie.
 
Le Tarasconnais n’y résista pas. Ivre d’amour et prêt à tout, il s’élança derrière la Mauresque… Au bruit de ses buffleteries, elle se retourna, mit un doigt sur son masque comme pour dire « chut ! » et vivement, de l’autre main, elle lui jeta un petit chapelet parfumé fait avec des fleurs de jasmin. Tartarin de Tarascon se baissa pour le ramasser ; mais, comme notre héros était un peu lourd et très chargé d’armures, l’opération fut assez longue…
 
Quand il se releva, le chapelet de jasmin sur son cœur, – la Mauresque avait disparu.
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=== II, VIII Lions de l’Atlas, dormez !===
 
Lions de l’Atlas, dormez ! Dormez tranquilles au fond de vos retraites, dans les aloès et les cactus sauvages… De quelques jours encore, Tartarin de Tarascon ne vous massacrera point. Pour le moment, tout son attirail de guerre, – caisse d’armes, pharmacie, tente-abri, conserves alimentaires, – repose paisiblement emballé, à l’hôtel d’Europe dans un coin de la chambre 36.
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Dormez sans peur, grands lions roux ! Le Tarasconnais cherche sa Mauresque. Depuis l’histoire de l’omnibus, le malheureux croit sentir perpétuellement sur son pied, sur son vaste pied de trappeur, les frétillements de la petite souris rouge ; et la brise de mer, en effleurant ses lèvres, se parfume toujours — quoi qu’il fasse — d’une amoureuse odeur de pâtisserie et d’anis.
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Mais ce n’est pas une mince affaire ! Retrouver dans une ville de cent mille âmes une personne dont on ne connaît que l’haleine, les pantoufles et la couleur des yeux ; il n’y a qu’un Tarasconnais, féru d’amour, capable de tenter une pareille aventure.
 
Le terrible c’est que, sous leurs grands masques blancs, toutes les Mauresques se ressemblent ; puis ces dames ne sortent
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guère, et, quand on veut en voir, il faut monter dans la ville haute, la ville arabe, la ville des Teurs.
 
Un vrai coupe-gorge, cette ville haute. De petites ruelles noires très étroites, grimpant à pic entre deux rangées de maisons mystérieuses dont les toitures se rejoignent et font tunnel. Des portes basses, des fenêtres toutes petites, muettes, tristes, grillagées. Et puis, de droite et de gauche un tas d’échoppes très sombres où les Teurs farouches à têtes de forbans — yeux blancs et dents brillantes — fument de longues pipes, et se parlent à voix basse comme pour concerter de mauvais coups.
 
Dire que notre Tartarin traversait sans émotion cette cité formidable, ce serait mentir. Il était au contraire très ému, et dans ces ruelles obscures, dont son gros ventre tenait toute la largeur, le brave homme n’avançait
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qu’avec la plus grande précaution, l’œil aux aguets, le doigt sur la détente d’un revolver. Tout à fait comme à Tarascon, en allant au cercle. À chaque instant il s’attendait à recevoir sur le dos toute une dégringolade d’eunuques et de janissaires, mais le désir de revoir sa dame lui donnait une audace et une force de géant.
 
Huit jours durant, l’intrépide Tartarin ne quitta pas la ville haute. Tantôt on le voyait faire le pied de grue devant les bains maures, attendant l’heure où ces dames sortent par bandes, frissonnantes et sentant le bain ; tantôt il apparaissait accroupi à la porte des mosquées, suant et soufflant pour quitter ses grosses bottes avant d’entrer dans le sanctuaire…
 
Parfois, à la tombée de la nuit, quand il s’en revenait navré de n’avoir rien découvert, pas plus au bain qu’à la mosquée, le Tarasconnais, en
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passant devant les maisons mauresques, entendait des chants monotones, des sons étouffés de guitare, des roulements de tambours de basque, et des petits rires de femme qui lui faisaient battre le cœur.
 
« Elle est peut-être là ! » se disait-il.
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=== II, IX Le Prince Grégory du Monténégro===
 
Il y avait deux grandes semaines que l’infortuné Tartarin cherchait sa dame algérienne, et très vraisemblablement il la chercherait encore, si la Providence des amants n’était venue à son aide sous les traits d’un gentilhomme monténégrin. Voici :n’
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En hiver, toutes les nuits de samedi, le grand théâtre d’Alger donne son bal masqué, ni plus ni moins que l’Opéra. C’est l’éternel et insipide bal masqué de province. Peu de monde dans la salle, quelques épaves de Bullier ou du Casino, vierges folles suivant l’armée, chicards fanés, débardeurs en déroute, et cinq ou six petites blanchisseuses mahonnaises qui se lancent, mais gardent de leur temps de vertu un vague parfum d’ail et de sauces safranées. Le vrai coup d’œil n’est pas là. Il est au foyer, transformé pour la circonstance en salon de jeu… Une foule fiévreuse et bariolée s’y bouscule, autour des longs tapis verts : des turcos en permission misant les gros sous du prêt, des Maures marchands de la ville haute, des mères, des Maltais, des colons de l’intérieur qui ont fait quarante lieues pour venir hasarder sur un as l’argent d’une charrue ou d’un couple de bœufs… tous frémissants, pâles, les dents serrées, avec ce regard singulier du joueur, trouble, en biseau, devenu louche à force de fixer toujours la même carte.
était venue à son aide sous les traits d’un gentilhomme monténégrin. Voici :
 
En hiver, toutes les nuits de samedi, le grand théâtre d’Alger donne son bal masqué,
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En hiver, toutes les nuits de samedi, le grand théâtre d’Alger donne son bal masqué, ni plus ni moins que l’Opéra. C’est l’éternel et insipide bal masqué de province. Peu de monde dans la salle, quelques épaves de Bullier ou du Casino, vierges folles suivant l’armée, chicards fanés, débardeurs en déroute, et cinq ou six petites blanchisseuses mahonnaises qui se lancent, mais gardent de leur temps de vertu un vague parfum d’ail et de sauces safranées. Le vrai coup d’œil n’est pas là. Il est au foyer, transformé pour la circonstance en salon de jeu… Une foule fiévreuse et bariolée s’y bouscule, autour des longs tapis verts : des turcos en permission misant les gros sous du prêt, des Maures marchands de la ville haute, des mères, des Maltais, des colons de l’intérieur qui ont fait quarante lieues pour venir hasarder sur un as l’argent d’une charrue ou d’un couple de bœufs… tous frémissants, pâles, les dents serrées, avec ce regard singulier du joueur, trouble, en biseau, devenu louche à force de fixer toujours la même carte.
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trouble, en biseau, devenu louche à force de fixer toujours la même carte.
 
Plus loin, ce sont des tribus de juifs algériens, jouant en famille. Les hommes ont le costume oriental hideusement agrémenté de bas bleus et de casquettes de velours. Les femmes, bouffies et blafardes, se tiennent toutes raides dans leurs étroits plastrons d’or… Groupée autour des tables, toute la tribu piaille, se concerte, compte sur ses doigts et joue peu. De temps en temps seulement, après de longs conciliabules, un vieux patriarche à barbe de Père éternel se détache et va risquer le douro familial… C’est alors, tant que la partie dure, un scintillement d’yeux hébraïques tournés vers la table, terribles yeux d’aimant noir qui font frétiller les pièces d’or sur le tapis et finissent par les attirer tout doucement comme par un fil…
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Puis des querelles, des batailles, des jurons de tous les pays, des cris fous dans toutes les langues, des couteaux qu’on dégaine, la garde qui monte, de l’argent qui manque !…
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– Je ne demande pas mieux, M’sieu !
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– Je suis le prince Grégory du Monténégro, M’sieu !…
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Tartarin indigné fit un pas en avant.
 
– Pardon… je connais le préïnce ! dit-il d’une voix très ferme, et de son plus bel accent tarasconnais.
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d’une voix très ferme, et de son plus bel accent tarasconnais.
 
L’officier de chasseurs le regarda un moment bien en face, puis levant les épaules :
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Dès qu’ils furent sur la place, le prince Grégory du Monténégro se découvrit, tendit la main à notre héros, et, se rappelant vaguement son nom, commença d’une voix vibrante :
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– Monsieur Barbarin…
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– Préïnce ! Préïnce !…répétait-il avec ivresse.
 
Un quart d’heure après, ces deux messieurs étaient installés au restaurant des Platanes, agréable maison de nuit dont les terrasses plongent sur la mer, et là, devant une forte salade russe arrosée d’un joli vin de Crescia, on renoua connaissance. Vous ne pouvez rien imaginer de plus séduisant que ce prince monténégrin. Mince, fin, les cheveux crépus, frisé au petit fer, rasé
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à la pierre ponce, constellé d’ordres bizarres, il avait l’œil futé, le geste câlin et un accent vaguement italien qui lui donnait un faux air de Mazarin sans moustaches ; très ferré d’ailleurs sur les langues latines, et citant à tout propos Tacite, Horace et les Commentaires.
 
De vieille race héréditaire, ses frères l’avaient, paraît-il, exilé dès l’âge de dix ans, à cause de ses opinions libérales, et depuis il courait le monde pour son instruction et son plaisir, en Altesse philosophe… Coïncidence singulière ! Le prince avait passé trois ans à Tarascon, et comme Tartarin s’étonnait de ne l’avoir jamais rencontré au cercle ou sur l’esplanade : « Je sortais peu… » fit l’Altesse d’un ton évasif. Et le Tarasconnais, par discrétion, n’osa pas en demander davantage. Toutes ces grandes existences ont des côtés si mystérieux !…
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En fin de compte, un très bon prince, ce seigneur Grégory. Tout en sirotant le vin rosé de Crescia, il écouta patiemment Tartarin lui parler de sa Mauresque et même il se fit fort, connaissant toutes ces dames, de la retrouver promptement.
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Dans les platanes, un rossignol chantait…
 
Ce fut Tartarin qui paya la note.
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note.
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=== II, X Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de cette fleur===
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Le lendemain de cette soirée aux Platanes, dès le petit jour, le prince Grégory était dans la chambre du Tarasconnais.
 
– Vite, vite, habillez-vous… Votre Mauresque est retrouvée… Elle s’appelle Baïa… Vingt ans, jolie comme un cœur, et déjà veuve…
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Vingt ans, jolie comme un cœur, et déjà veuve…
 
– Veuve !… quelle chance ! fit joyeusement le brave Tartarin, qui se méfiait des maris d’Orient.
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Pâle, ému, le cœur plein d’amour, le Tarasconnais sauta de son lit et, boutonnant à la hâte son vaste caleçon de flanelle :
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– Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
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Et le Tarasconnais se mit à marcher à grands pas dans la chambre, silencieux et se recueillant.
 
Vous pensez qu’on n’écrit pas à une Mauresque d’Alger comme à une grisette de Beaucaire. Fort heureusement que notre héros avait par devers lui ses nombreuses
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lectures qui lui permirent, en amalgamant la rhétorique apache des Indiens de Gustave Aimard avec le Voyage en Orient de Lamartine, et quelques lointaines réminiscences du Cantique des cantiques, de composer la lettre la plus orientale qu’il se pût voir. Cela commençait par :
 
« Comme l’autruche dans les sables… »
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« Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de cette fleur… »
 
À cet envoi, le romanesque Tartarin aurait bien voulu joindre un bouquet de fleurs emblématiques, à la mode orientale ; mais le prince Grégory pensa qu’il valait mieux acheter quelques pipes chez le frère, ce qui ne manquerait pas d’adoucir l’humeur sauvage du monsieur et ferait certainement très grand plaisir à la dame, qui fumait beaucoup.
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plaisir à la dame, qui fumait beaucoup.
 
– Allons vite acheter des pipes ! fit Tartarin plein d’ardeur.
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Malheureusement l’affaire — quoique bien lancée — ne marcha pas aussi vite qu’on aurait pu l’espérer.
 
Très touchée, paraît-il, de l’éloquence de Tartarin et du reste aux trois quarts séduite par avance, la Mauresque n’aurait pas mieux demandé que de le recevoir ; mais le frère avait des scrupules, et, pour les endormir, il fallut acheter des douzaines, des grosses, des cargaisons de pipes…
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douzaines, des grosses, des cargaisons de pipes…
 
« Qu’est-ce que diable Baïa peut faire de toutes ces pipes ? » se demandait parfois le pauvre Tartarin ; – mais il paya quand même et sans lésiner.
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Je n’ai pas besoin de vous dire avec quels battements de cœur le Tarasconnais s’y prépara, avec quel soin ému il tailla, lustra, parfuma sa rude barbe de chasseur de casquettes, sans oublier — car il faut tout prévoir — de glisser dans sa poche un casse-tête à pointes et deux ou trois revolvers.
 
Le prince, toujours obligeant, vint à ce premier rendez-vous en qualité d’interprète. La dame habitait dans le haut de la ville.
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Devant sa porte, un jeune Maure de treize à quatorze ans fumait des cigarettes. C’était le fameux Ali, le frère en question. En voyant arriver les deux visiteurs, il frappa deux coups à la poterne et se retira discrètement.
 
La porte s’ouvrit. Une négresse parut qui, sans dire un seul mot, conduisit ces messieurs à travers l’étroite cour intérieure dans une petite chambre fraîche où la dame attendait, accoudée sur un lit bas… Au premier abord, elle parut au Tarasconnais plus petite et plus forte que la Mauresque de l’omnibus… Au fait, était-ce bien la même ? Mais ce soupçon ne fit que traverser le cerveau de Tartarin comme un éclair.
 
La dame était si jolie ainsi avec ses pieds nus, ses doigts grassouillets chargés de bagues, rose, fine, et sous son corselet de drap doré, sous les ramages de sa robe à fleurs laissant
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deviner une aimable personne un peu boulotte, friande à point, et ronde de partout… Le tuyau d’ambre d’un narghilé fumait à ses lèvres et l’enveloppait toute d’une gloire de fumée blonde.
 
En entrant, le Tarasconnais posa une main sur son cœur, et s’inclina le plus mauresquement possible, en roulant de gros yeux passionnés… Baïa le regarda un moment sans rien dire ; puis, lâchant son tuyau d’ambre, se renversa en arrière, cacha sa tête dans ses mains, et l’on ne vit plus que son cou blanc qu’un fou rire faisait danser comme un sac rempli de perles.
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=== II, XI Sidi Tart’ri ben Tart’ri===
 
Si vous entriez, un soir, à la veillée, chez les cafetiers algériens de la ville haute, vous entendriez encore aujourd’hui les Maures causer entre eux, avec des clignements d’yeux et de petits rires, d’un certain Sidi Tart’ri ben Tart’ri, Européen aimable et riche qui — voici quelques années déjà – vivait dans les hauts quartiers avec une petite dame du cru appelée Baïa.
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Le Sidi Tart’ri en question qui a laissé de si gais souvenirs autour de la Casbah n’est autre, on le devine, que notre Tartarin…
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Le brave homme avait loué au cœur de la ville arabe une jolie maisonnette indigène avec cour intérieure, bananiers, galeries fraîches et fontaines. Il vivait là loin de tout bruit en compagnie de sa Mauresque, Maure lui-même de la tête aux pieds, soufflant tout le jour dans son narghilé, et mangeant des confitures au musc.
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Étendue sur un divan en face de lui, Baïa… la guitare au poing, nasillait des airs monotones, ou bien pour distraire son seigneur elle mimait la danse du ventre, en tenant à la main un petit miroir dans lequel elle mirait ses dents blanches et se faisait des mines.
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Comme la dame ne savait pas un mot de français ni Tartarin un mot d’arabe, la conversation languissait quelquefois, et le bavard Tarasconnais avait tout le temps de faire pénitence pour les intempérances de langage dont il s’était rendu coupable à la pharmacie Bézuquet ou chez l’armurier Costecalde.
 
Mais cette pénitence même ne manquait pas de charme, et c’était comme un spleen voluptueux qu’il éprouvait à rester là tout le jour sans parler, en écoutant le glouglou du narghilé, le frôlement de la guitare et le bruit léger de la fontaine dans les mosaïques de la cour.
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bruit léger de la fontaine dans les mosaïques de la cour.
 
Le narghilé, le bain, l’amour remplissaient toute sa vie. On sortait peu. Quelquefois Sidi Tart’ri, sa dame en croupe, s’en allait sur une brave mule manger des grenades à un petit jardin qu’il avait acheté aux environs… Mais jamais, au grand jamais, il ne descendait dans la ville européenne. Avec ses zouaves en ribote, ses alcazars bourrés d’officiers, et son éternel bruit de sabres traînant sous les arcades, cet Alger-là lui semblait insupportable et laid comme un corps de garde d’Occident.
 
En somme, le Tarasconnais était très heureux. Tartarin-Sancho surtout, très friand de pâtisseries turques, se déclarait on ne peut plus satisfait de sa nouvelle existence… Tartarin-Quichotte, lui, avait bien par-ci par-là quelques remords, en pensant à
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Tarascon et aux peaux promises… Mais cela ne durait pas, et pour chasser ses tristes idées il suffisait d’un regard de Baïa ou d’une cuillerée de ces diaboliques confitures odorantes et troublantes comme les breuvages de Circé.
 
Le soir, le prince Grégory venait parler un peu du Monténégro libre… D’une complaisance infatigable, cet aimable seigneur remplissait dans la maison les fonctions d’interprète, au besoin même celles d’intendant, et tout cela pour rien, pour le plaisir… À part lui, Tartarin ne recevait que des Teurs. Tous ces forbans à têtes farouches, qui naguère lui faisaient tant de peur du fond de leurs noires échoppes, se trouvèrent être, une fois qu’il les connut, de bons commerçants inoffensifs, des brodeurs, des marchands d’épices, des tourneurs de tuyaux de pipes, tous gens bien élevés, humbles,
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finauds, discrets et de première force à la bouillotte. Quatre ou cinq fois par semaine, ces messieurs venaient passer la soirée chez Sidi Tart’ri, lui gagnaient son argent, lui mangeaient ses confitures, et sur le coup de dix heures se retiraient discrètement en remerciant le Prophète.
 
Derrière eux, Sidi Tart’ri et sa fidèle épouse finissaient la soirée sur la terrasse, une grande terrasse blanche qui faisait toit à la maison et dominait la ville. Tout autour, un millier d’autres terrasses blanches aussi, tranquilles sous le clair de lune, descendaient en s’échelonnant jusqu’à la mer. Des fredons de guitare arrivaient, portés par la brise.
 
… Soudain, comme un bouquet d’étoiles, une grande mélodie claire s’égrenait doucement dans le ciel, et, sur le minaret de la mosquée voisine, un beau muezzin apparaissait,
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découpant son ombre blanche dans le bleu profond de la nuit, et chantant la gloire d’Allah avec une voix merveilleuse qui remplissait l’horizon.
 
Aussitôt Baïa lâchait sa guitare, et ses grands yeux tournés vers le muezzin semblaient boire la prière avec délices. Tant que le chant durait, elle restait là, frissonnante, extasiée, comme une sainte Thérèse d’Orient… Tartarin, tout ému, la regardait prier et pensait en lui-même que c’était une forte et belle religion, celle qui pouvait causer des ivresses de foi pareilles.
 
Tarascon, voile-toi la face ! ton Tartarin songeait à se faire renégat.
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=== II, XII On nous écrit de Tarascon===
 
Par une belle après-midi de ciel bleu et de brise tiède, Sidi Tart’ri à califourchon sur sa mule revenait tout seul et de son petit clos… Les jambes écartées par de larges coussins en sparterie que gonflaient les cédrats et les pastèques, bercé au bruit de ses grands étriers et suivant de tout son corps le balin-balan de la tête, le brave homme s’en allait ainsi dans un paysage adorable,
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les deux mains croisées sur son ventre, aux trois quarts assoupi par le bien-être et la chaleur.
 
Tout à coup, en entrant dans la ville, un appel formidable le réveilla.
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– Hé ! adieu Barbassou, fit Tartarin en arrêtant sa mule.
 
Au lieu de lui répondre, Barbassou le regarda un moment avec de grands yeux ; puis le voilà parti à rire, à rire tellement, que
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Sidi Tart’ri en resta tout interloqué, le derrière sur ses pastèques.
 
– Qué turban, mon pauvre monsieur Tartarin !… C’est donc vrai ce qu’on dit, que vous vous êtes fait Teur ?… Et la petite Baïa, est-ce qu’elle chante toujours Marco la Belle ?
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Puis voyant la mine du pauvre Sidi Tart’ri qui s’allongeait, il se ravisa.
 
– Au fait, ce n’est peut-être pas la même… Mettons que j’ai confondu… Seulement,
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voyez-vous, monsieur Tartarin, vous ferez tout de même bien de vous méfier des Mauresques algériennes et des princes du Monténégro !…
 
Tartarin se dressa sur ses étriers en faisant sa moue.
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– Bon ! bon ! ne nous fâchons pas… Vous ne prenez pas une absinthe ? Non. Rien à faire dire au pays ?… Non plus… Eh bien ! alors, bon voyage… À propos, collègue, j’ai là du bon tabac de France, si vous en vouliez emporter quelques pipes… Prenez donc ! prenez donc ! ça vous fera du bien… Ce sont vos sacrés tabacs d’Orient qui vous barbouillent les idées.
 
Là-dessus le capitaine retourna à son absinthe et Tartarin, tout pensif, reprit au petit trot le chemin de sa maisonnette…
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Bien que sa grande âme se refusât à rien en croire, les insinuations de Barbassou l’avaient attristé, puis ces jurons du cru, l’accent de là-bas, tout cela éveillait en lui de vagues remords.
 
Au logis, il ne trouva personne. Baïa était au bain… La négresse lui parut laide, la maison triste… En proie à une indéfinissable mélancolie, il vint s’asseoir près de la fontaine et bourra une pipe avec le tabac de Barbassou. Ce tabac était enveloppé dans un fragment du Sémaphore. En le déployant, le nom de sa ville natale lui sauta aux yeux.
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On nous écrit de Tarascon :
 
« La ville est dans les transes. Tartarin, le tueur de lions, parti pour chasser les grands félins en Afrique, n’a pas donné de ses nouvelles depuis plusieurs mois… Qu’est devenu notre héroïque compatriote ?… On ose à peine se le demander, quand on a connu comme nous cette tête ardente, cette audace, ce besoin d’aventures… A-t-il été comme
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tant d’autres englouti dans le sable, ou bien est-il tombé sous la dent meurtrière d’un de ces monstres de l’Atlas dont il avait promis les peaux à la municipalité ?… Terrible incertitude ! Pourtant des marchands nègres, venus à la foire de Beaucaire, prétendent avoir rencontré en plein désert un Européen dont le signalement se rapportait au sien, et qui se dirigeait vers Tombouctou… Dieu nous garde notre Tartarin ! »
 
Quand il lut cela, le Tarasconnais rougit, pâlit, frissonna. Tout Tarascon lui apparut : le cercle, les chasseurs de casquettes, le fauteuil vert chez Costecalde, et, planant au-dessus comme un aigle éployé, la formidable moustache du brave commandant Bravida.
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Tout à coup le héros bondit :
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« Au lion ! au lion ! »
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Le temps d’inspecter son matériel, de s’armer, de se harnacher, de rechausser ses grandes bottes, d’écrire deux mots au prince pour lui confier Baïa, le temps de glisser sous l’enveloppe quelques billets bleus mouillés de larmes, et l’intrépide Tarasconnais roulait en diligence sur la route de Blidah, laissant à la maison sa négresse stupéfaite devant le narghilé, le turban, les babouches, toute la défroque musulmane de Sidi Tart’ri qui traînait piteusement sous les petits trèfles blancs de la galerie…
=== no match ===
 
 
== Troisième épisode ==