« Sophonisbe (Corneille) » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe-bot (discussion | contributions)
m Ernest-Mtl: match
Phe-bot (discussion | contributions)
m Ernest-Mtl: split
Ligne 49 :
 
 
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/487]]==
=== <center><span style="color:#006699">Scène première – Sophonisbe, Bocchar, Herminie</span></center> ===
 
<pages index="Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu" from=487 to=563 />
'''Bocchar'''
<br />Madame, il étoit temps qu’il vous vînt du secours :
<br />Le siège étoit formé, s’il eût tardé deux jours ;
<br />Les travaux commencés alloient à force ouverte
<br />Tracer autour des murs l’ordre de votre perte ;
<br />{{NumVers|5}}Et l’orgueil des Romains se promettoit l’éclat
<br />D’asservir par leur prise et vous et tout l’État.
<br />Syphax a dissipé, par sa seule présence,
<br />De leur ambition la plus fière espérance.
<br />Ses troupes, se montrant au lever du soleil,
<br />{{NumVers|10}}Ont de votre ruine arrêté l’appareil.
<br />À peine une heure ou deux elles ont pris haleine,
<br />Qu’il les range en bataille au milieu de la plaine.
<br />L’ennemi fait le même, et l’on voit des deux parts
<br />Nos sillons hérissés de piques et de dards,
<br />{{NumVers|15}}Et l’une et l’autre armée étaler même audace,
<br />Égale
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/488]]==
ardeur de vaincre, et pareille menace.
<br />L’avantage du nombre est dans notre parti :
<br />Ce grand feu des Romains en paroît ralenti ;
<br />Du moins de Lélius la prudence inquiète
<br />{{NumVers|20}}Sur le point du combat nous envoie un trompette.
<br />On le mène à Syphax, à qui sans différer
<br />De sa part il demande une heure à conférer.
<br />Les otages recus pour cette conférence,
<br />Au milieu des deux camps l’un et l’autre s’avance ;
<br />{{NumVers|25}}Et si le ciel répond à nos communs souhaits,
<br />Le champ de la bataille enfantera la paix.
<br />{{caché|––}}Voilà ce que le Roi m’a chargé de vous dire,
<br />Et que de tout son cœur à la paix il aspire,
<br />Pour ne plus perdre aucun de ces moments si doux
<br />{{NumVers|30}}Que la guerre lui vole en l’éloignant de vous.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Le Roi m’honore trop d’une amour si parfaite.
<br />Dites-lui que j’aspire à la paix qu’il souhaite,
<br />Mais que je le conjure, en cet illustre jour,
<br />De penser à sa gloire encor plus qu’à l’amour.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène II – Sophonisbe, Herminie</span></center> ===
 
 
'''Herminie'''
<br />{{NumVers|35}}Madame, ou j’entends mal une telle prière,
<br />Ou vos vœux pour la paix n’ont pas votre âme entière ;
<br />Vous devez pourtant craindre un vainqueur irrité.
 
'''Sophonisbe'''
<br />J’ai fait à Massinisse une infidélité.
<br />Accepté par mon père, et nourri dans Carthage,
<br />{{NumVers|40}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/489]]==
Tu vis en tous les deux l’amour croître avec l’âge.
<br />Il porta dans l’Espagne et mon cœur et ma foi ;
<br />Mais durant cette absence on disposa de moi.
<br />J’immolai ma tendresse au bien de ma patrie :
<br />Pour lui gagner Syphax, j’eusse immolé ma vie.
<br />{{NumVers|45}}Il étoit aux Romains, et je l’en détachai ;
<br />J’étois à Massinisse, et je m’en arrachai.
<br />J’en eus de la douleur, j’en sentis de la gène ;
<br />Mais je servois Carthage, et m’en revoyois reine ;
<br />Car afin que le change eût pour moi quelque appas,
<br />{{NumVers|50}}Syphax de Massinisse envahit les États,
<br />Et in l’Unit à mes pieds l’une et l’autre couronne,
<br />Quand l’autre étoit réduit à sa seule personne.
<br />Ainsi contre Carthage et contre ma grandeur
<br />Tu me vis n’écouter ni ma foi ni mon cœur.
 
'''Herminie'''
<br />{{NumVers|55}}Et vous ne craignez point qu’un amant ne se venge,
<br />S’il faut qu’en son pouvoir sa victoire vous range ?
 
'''Sophonisbe'''
<br />Nous vaincrons, Herminie ; et nos destins jaloux
<br />Voudront faire à leur tour quelque chose pour nous ;
<br />Mais si de ce héros je tombe en la puissance,
<br />{{NumVers|60}}Peut-être aura-t-il peine à suivre sa vengeance,
<br />Et que ce même amour qu’il m’a plu de trahir
<br />Ne se trahira pas jusques à me haïr.
<br />{{caché|––}}Jamais à ce qu’on aime on n’impute d’offense :
<br />Quelque doux souvenir prend toujours sa défense.
<br />{{NumVers|65}}L’amant excuse, oublie ; et son ressentiment
<br />A toujours, malgré lui, quelque chose d’amant.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/490]]==
Je sais qu’il peut s’aigrir, quand il voit qu’on le quitte
<br />Par l’estime qu’on prend pour un autre mérite ;
<br />Mais lorsqu’on lui préfère un prince à cheveux gris,
<br />{{NumVers|70}}Ce choix fait sans amour est pour lui sans mépris ;
<br />Et l’ordre ambitieux d’un hymen politique
<br />N’a rien que ne pardonne un courage héroïque :
<br />Lui-même il s’en console, et trompe sa douleur
<br />À croire que la main n’a point donné le cœur.
<br />{{NumVers|75}}{{caché|––}}J’ai donc peu de sujet de craindre Massinisse ;
<br />J’en ai peu de vouloir que la guerre finisse ;
<br />J’espère en la victoire, ou du moins en l’appui
<br />Que son reste d’amour me saura faire en lui ;
<br />Mais le reste du mien, plus fort qu’on ne présume,
<br />{{NumVers|80}}Trouvera dans la paix une prompte amertume ;
<br />Et d’un chagrin secret la sombre et dure loi
<br />M’y fait voir des malheurs qui ne sont que pour moi.
 
'''Herminie'''
<br />J’ai peine à concevoir que le ciel vous envoie
<br />Des sujets de chagrin dans la commune joie,
<br />{{NumVers|85}}Et par quel intérêt un tel reste d’amour
<br />Vous fera des malheurs en ce bienheureux jour.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Ce reste ne va point à regretter sa perte,
<br />Dont je prendrois encor l’occasion offerte ;
<br />Mais il est assez fort pour devenir jaloux
<br />{{NumVers|90}}De celle dont la paix le doit faire l’époux.
<br />Éryxe, ma captive, Éryxe, cette reine
<br />Qui des Gétuliens naquit la souveraine,
<br />Eut aussi bien que moi des yeux pour ses vertus,
<br />Et trouva de la gloire à choisir mon refus.
<br />{{NumVers|95}}{{caché|––}}Ce fut pour empêcher ce fâcheux hyménée
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/491]]==
Que Syphax fit la guerre à cette infortunée,
<br />La surprit dans sa ville, et fit en ma faveur
<br />Ce qu’il n’entreprenoit que pour venger sa sœur ;
<br />Car tu sais qu’il l’offrit à ce généreux prince,
<br />{{NumVers|100}}Et lui voulut pour dot remettre sa province.
 
'''Herminie'''
<br />Je comprends encor moins que vous peut importer
<br />À laquelle des deux il daigne s’arrêter.
<br />Ce fut, s’il m’en souvient, votre prière expresse
<br />Qui lui fit par Syphax offrir cette princesse ;
<br />{{NumVers|105}}Et je ne puis trouver matière à vos douleurs
<br />Dans la perte d’un cœur que vous donniez ailleurs.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Je le donnois, ce cœur où ma rivale aspire :
<br />Ce don, s’il l’eût souffert, eût marqué mon empire,
<br />Eût montré qu’un amant si maltraité par moi
<br />{{NumVers|110}}Prenoit encor plaisir à recevoir ma loi.
<br />Après m’avoir perdue, il auroit fait connoître
<br />Qu’il vouloit m’être encor tout ce qu’il pouvoit m’être,
<br />Se rattacher à moi par les liens du sang,
<br />Et tenir de ma main la splendeur de son rang ;
<br />{{NumVers|115}}Mais s’il épouse Éryxe, il montre un cœur rebelle
<br />Qui me néglige autant qu’il veut brûler pour elle,
<br />Qui brise tous mes fers, et brave hautement
<br />L’éclat de sa disgrâce et de mon changement.
 
'''Herminie'''
<br />Certes, si je l’osois, je nommerois caprice
<br />{{NumVers|120}}Ce trouble ingénieux à vous faire un supplice,
<br />Et l’obstination des soucis superflus
<br />Dont vous gêne ce cœur quand vous n’en voulez plus.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Ah ! que de notre orgueil tu sais mal la foiblesse,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/492]]==
Quand tu veux que son choix n’ait rien qui m’intéresse !
<br />{{NumVers|125}}{{caché|––}}Des cœurs que la vertu renonce à posséder,
<br />La conquête toujours semble douce à garder :
<br />Sa rigueur n’a jamais le dehors si sévère,
<br />Que leur perte au dedans ne lui devienne amère ;
<br />Et de quelque façon qu’elle nous fasse agir,
<br />{{NumVers|130}}Un esclave échappé nous fait toujours rougir.
<br />Qui rejette un beau feu n’aime point qu’on l’éteigne :
<br />On se plaît à régner sur ce que l’on dédaigne ;
<br />Et l’on ne s’applaudit d’un illustre refus
<br />Qu’alors qu’on est aimée après qu’on n’aime plus.
<br />{{NumVers|135}}{{caché|––}}Je veux donc, s’il se peut, que l’heureux Massinisse
<br />Prenne tout autre hymen pour un affreux supplice,
<br />Qu’il m’adore en secret, qu’aucune nouveauté
<br />N’ose le consoler de ma déloyauté ;
<br />Ne pouvant être à moi, qu’il ne soit à personne,
<br />{{NumVers|140}}Ou qu’il souffre du moins que mon seul choix le donne.
<br />Je veux penser encor que j’en puis disposer,
<br />Et c’est de quoi la paix me va désabuser.
<br />Juge si j’aurai lieu d’en être satisfaite,
<br />Et par ce que je crains vois ce que je souhaite.
<br />{{NumVers|145}}{{caché|––}}Mais Éryxe déjà commence mon malheur,
<br />Et me vient par sa joie avancer ma douleur.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène III – Sophonisbe, Éryxe, Herminie, Barcée</span></center> ===
 
'''Éryxe'''
<br />Madame, une captive oseroit-elle prendre
<br />Quelque part au bonheur que l’on nous vient d’apprendre ?
 
'''Sophonisbe'''
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/493]]==
Le bonheur n’est pas grand, tant qu’il est incertain.
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|150}}On me dit que le Roi tient la paix en sa main ;
<br />Et je n’ose douter qu’il ne l’ait résolue.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Pour être proposée, elle n’est pas conclue ;
<br />Et les grands intérêts qu’il y faut ajuster
<br />Demandent plus d’une heure à les bien concerter.
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|155}}Alors que des deux chefs la volonté conspire…
 
'''Sophonisbe'''
<br />Que sert la volonté d’un chef qu’on peut dédire ?
<br />Il faut l’aveu de Rome, et que d’autre côté
<br />Le sénat de Carthage accepte le traité.
 
'''Éryxe'''
<br />Lélius le propose ; et l’on ne doit pas croire
<br />{{NumVers|160}}Qu’au désaveu de Rome il hasurde sa gloire.
<br />Quant à votre sénat, le Roi n’en dépend point.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Le Roi n’a pas une âme infidèle à ce point :
<br />Il sait à quoi l’honneur, à quoi sa foi l’engage ;
<br />Et je l’en dédirois, s’il traitoit sans Carthage.
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|165}}On ne m’avoit pas dit qu’il fallut votre aveu.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Qu’on vous l’ait dit ou non, il m’importe assez peu.
 
'''Éryxe'''
<br />Je le crois ; mais enfin donnez votre suffrage,
<br />Et je vous répondrai de celui de Carthage.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Avez-vous en ces lieux quelque commerce ?
 
'''Éryxe'''
<br />{{caché|Avez-vous en ces lieux quelque commerce ?}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/494]]==
Aucun.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|170}}D’où le savez-vous donc ?
 
'''Éryxe'''
<br />{{caché|D’où le savez-vous donc ?}}D’un peu de sens commun :
<br />On y doit être las de perdre des batailles,
<br />Et d’avoir à trembler pour ses propres murailles.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Rome nous auroit donc appris l’art de trembler.
<br />Annibal…
 
'''Éryxe'''
<br />{{caché|Annibal…}}Annibal a pensé l’accabler ;
<br />{{NumVers|175}}Mais ce temps-là n’est plus, et la valeur d’un homme…
 
'''Sophonisbe'''
<br />On ne voit point d’ici ce qui se passe à Rome.
<br />En ce même moment peut-être qu ’Annibal
<br />Lui fait tout de nouveau craindre un assaut fatal,
<br />Et que c’est pour sortir enfin de ces alarmes
<br />{{NumVers|180}}Qu’elle nous fait parler de mettre bas les armes.
 
'''Éryxe'''
<br />Ce seroit pour Carthage un bonheur signalé ;
<br />Mais, Madame, les Dieux vous !’ont-ils révélé ?
<br />À moins que de leur voix, l’âme la plus crédule
<br />D’un miracle pareil feroit quelque scrupule.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|185}}Des miracles pareils arrivent quelquefois :
<br />J’ai vu Rome en état de tomber sous nos lois ;
<br />La guerre est journalière, et sa vicissitude
<br />Laisse tout l’avenir dedans l’incertitude.
 
'''Éryxe'''
<br />Le passé le prépare, et le soldat vainqueur
<br />{{NumVers|190}}Porte aux nouveaux combats plus de force et de cœur.
 
'''Sophonisbe'''
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/495]]==
Et si j’en étois crue, on auroit le courage
<br />De ne rien écouter sur ce désavantage,
<br />Et d’attendre un succès hautement emporté
<br />Qui remît notre gloire en plus d’égalité.
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|195}}On pourroit fort attendre.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|On pourroit fort attendre.}}Et durant cette attente
<br />Vous pourriez n’avoir pas l’âme la plus contente.
 
'''Éryxe'''
<br />J’ai déjà grand chagrin de voir que de vos mains
<br />Mon sceptre a su passer en celles des Romains ;
<br />Et qu’aujourd’hui, de l’air dont s’y prend Massinisse,
<br />{{NumVers|200}}Le vôtre a grand besoin que la paix raffermisse.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Quand de pareils chagrins voudront paroître au jour,
<br />Si l’honneur vous est cher, cachez tout votre amour ;
<br />Et voyez à quel point votre gloire est flétrie
<br />D’aimer un ennemi de sa propre patrie,
<br />{{NumVers|205}}Qui sert des étrangers dont par un juste accord
<br />Il pouvoit nous aider à repousser l’effort.
 
'''Éryxe'''
<br />Dépouillé par votre ordre, ou par votre artifice,
<br />Il sert vos ennemis pour s’en faire justice ;
<br />Mais si de les servir il doit être honteux,
<br />{{NumVers|210}}Syphax sert, comme lui, des étrangers comme eux.
<br />Si nous les voulions tous bannir de notre Afrique,
<br />Il faudroit commencer par votre république,
<br />Et renvoyer à Tyr, d’où vous êtes sortis,
<br />Ceux par qui nos climats sont presque assujettis.
<br />{{NumVers|215}}{{caché|––}}Nous avons lieu d’avoir pareille jalousie
<br />Des peuples de l’Europe et de ceux de l’Asie ;
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/496]]==
Ou si le temps a pu vous naturaliser,
<br />Le même cours du temps les peut favoriser.
<br />J’ose vous dire plus : si le destin s’obstine
<br />{{NumVers|220}}À vouloir qu’en ces lieux leur victoire domine,
<br />Comme vos Tyriens passent pour Africains,
<br />Au milieu de l’Afrique il naîtra des Romains ;
<br />Et si de ce qu’on voit nous croyons le présage,
<br />Il en pourra bien naître au milieu de Carthage
<br />{{NumVers|225}}Pour qui notre amitié n’aura rien de honteux,
<br />Et qui sauront passer pour Africains comme eux.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Vous parlez un peu haut.
 
'''Éryxe'''
<br />{{caché|Vous parlez un peu haut.}}Je suis amante et reine.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Et captive, de plus.
 
'''Éryxe'''
<br />{{caché|Et captive, de plus.}}On va briser ma chaîne ;
<br />Et la captivité ne peut abattre un cœur
<br />{{NumVers|230}}Qui se voit assuré de celui du vainqueur :
<br />Il est tel dans vos fers que sous mon diadème.
<br />N’outragez plus ce prince, il a ma foi, je l’aime ;
<br />J’ai la sienne, et j’en sais soutenir l’intérêt.
<br />{{caché|––}}Du reste, si la paix vous plaît, ou vous déplaît,
<br />{{NumVers|235}}Ce n’est pas mon dessein d’en pénétrer la cause :
<br />La bataille et la paix sont pour moi même chose.
<br />L’une ou l’autre aujourd’hui finira mes ennuis ;
<br />Mais l’une vous peut mettre en l’état où je suis.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Je pardonne au chagrin d’un si long esclavage,
<br />{{NumVers|240}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/497]]==
Qui peut avec raison vous aigrir le courage,
<br />Et voudrois vous servir malgré ce grand courroux.
 
'''Éryxe'''
<br />Craignez que je ne puisse en dire autant de vous.
<br />Mais le Roi vient : adieu ; je n’ai pas l’imprudence
<br />De m’offrir pour troisième à votre conférence ;
<br />{{NumVers|245}}Et d’ailleurs, s’il vous vient demander votre aveu,
<br />Soit qu’il l’obtienne ou non, il m’importe fort peu.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène IV – Syphax, Sophonisbe, Herminie, Bocchar</span></center> ===
 
'''Sophonisbe'''
<br />Eh bien ! Seigneur, la paix, l’avez-vous résolue ?
 
'''Syphax'''
<br />Vous en êtes encor la maîtresse absolue,
<br />Madame ; et je n’ai pris trêve pour un moment,
<br />{{NumVers|250}}Qu’afin de tout remettre à votre sentiment.
<br />{{caché|––}}On m’offre le plein calme, on m’offre de me rendre
<br />Ce que dans mes Etats la guerre a fait surprendre,
<br />L’amitié des Romains, que pour vous j’ai trahis.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Et que vous offre-t-on, Seigneur, pour mon pays ?
 
'''Syphax'''
<br />{{NumVers|255}}Loin d’exiger de moi que j’y porte mes armes,
<br />On me laisse aujourd’hui tout entier à vos charmes :
<br />On demande que neutre en ces dissensions,
<br />Je laisse aller le sort de vos deux nations.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Et ne pourroit-on point vous en faire l’arbitre ?
 
'''Syphax'''
<br />{{NumVers|260}}Le ciel sembloit m’offrir un si glorieux titre,
<br />Alors qu’on vit dans Cyrthe entrer d’un pas égal,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/498]]==
D’un côté Scipion, et de l’autre Asdrubal.
<br />Je vis ces deux héros, jaloux de mon suffrage,
<br />Le briguer, l’un pour Rome, et l’autre pour Carthage ;
<br />{{NumVers|265}}Je les vis à ma table, et sur un même lit ;
<br />Et comme ami commun, j’aurois eu tout crédit.
<br />Votre beauté, Madame, emporta la balance :
<br />De Carthage pour vous j’embrassai l’alliance ;
<br />Et comme on ne veut point d’arbitre intéressé,
<br />{{NumVers|270}}C’est beaucoup aux vainqueurs d’oublier le passé.
<br />En l’état où je suis, deux batailles perdues.
<br />Mes villes, la plupart surprises ou rendues,
<br />Mon royaume d’argent et d’hommes affoibli,
<br />C’est beaucoup de me voir tout d’un coup rétabli.
<br />{{NumVers|275}}Je recois sans combat le prix de la victoire ;
<br />Je rentre sans péril en ma première gloire ;
<br />Et ce qui plus que tout a lieu de m’être doux,
<br />Il m’est permis enfin de vivre auprès de vous.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Quoi que vous résolviez, c’est à moi d’y souscrire ;
<br />{{NumVers|280}}J’oserai toutefois m’enhardirà vous dire
<br />Qu’avec plus de plaisir je verrois ce traité.
<br />Si j’y voyois pour vous ou gloire ou sûreté.
<br />Mais, Seigneur, m’aimez-vous encor ?
 
'''Syphax'''
<br />{{caché|Mais, Seigneur, m’aimez-vous encor ?}}Si je vous aime ?
 
'''Sophonisbe'''
<br />Oui, m’aimez-vous encor, Seigneur ?
 
'''Syphax'''
<br />{{caché|Oui, m’aimez-vous encor, Seigneur ?}}Plus que moi-même.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|285}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/499]]==
Si mon amour égal rend vos jours fortunés,
<br />Vous souvient-il encor de qui vous le tenez ?
 
'''Syphax'''
<br />De vos bontés, Madame.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|De vos bontés, Madame.}}Ah ! cessez, je vous prie,
<br />De faire en ma faveur outrage à ma patrie.
<br />Un autre avoit le choix de mon père et le mien ;
<br />{{NumVers|290}}Elle seule pour vous rompit ce doux lien.
<br />Je brûlois d’un beau feu, je promis de l’éteindre ;
<br />J’ai tenu ma parole, et j’ai su m’y contraindre.
<br />Mais vous ne tenez pas, Seigneur, à vos amis
<br />Ce qu’acceptant leur don vous leur avez promis ;
<br />{{NumVers|295}}Et pour ne pas user vers vous d’un mot trop rude,
<br />Vous montrez pour Carthage un peu d’ingratitude.
<br />{{caché|––}}Quoi ? vous qui lui devez ce bonheur de vos jours.
<br />Vous que mou hyménée engage à son secours,
<br />Vous que votre serment attache à sa défense,
<br />{{NumVers|300}}Vous manquez de parole et de reconnoissance,
<br />Et pour remercîment de me voir en vos mains,
<br />Vous la livrez vous-même en celles des Romains !
<br />Vous brisez le pouvoir dont vous m’avez reçue,
<br />Et je serai le prix d’une amitié rompue,
<br />{{NumVers|305}}Moi qui pour en étreindre à jamais les grands nœuds,
<br />Ai d’un amour si juste éteint les plus beaux feux !
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/500]]==
Moi que vous protestez d’aimer plus que vous-même !
<br />Ah ! Seigneur, le dirai-je ? est-ce ainsi que l’on m’aime ?
 
'''Syphax'''
<br />Si vous m’aimiez, Madame, il vous seroit bien doux
<br />{{NumVers|310}}De voir comme je veux ne vous devoir qu’à vous :
<br />Vous ne vous plairiez pas à montrer dans votre âme
<br />Les restes odieux d’une première flamme,
<br />D’un amour dont l’hymen qu’on a vu nous unir
<br />Devroit avoir éteint jusques au souvenir.
<br />{{NumVers|315}}Vantez-moi vos appas, montrez avec courage
<br />Ce prix impérieux dont m’achète Carthage ;
<br />Avec tant de hauteur prenez son intérêt,
<br />Qu’il me faille en esclave agir comme il lui plaît ;
<br />Au moindre soin des miens traitez-moi d’infidèle,
<br />{{NumVers|320}}Et ne me permettez de régner que sous elle ;
<br />Mais épargnez ce comble aux malheurs que je crains,
<br />D’entendre aussi vanter ces beaux feux mal éteints,
<br />Et de vous en voir l’Ame encor toute obsédée
<br />En ma présence même en caresser l’idée.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|325}}Je m’en souviens, Seigneur, lorsque vous oubliez
<br />Quels vœux mon changement vous a sacrifiés,
<br />Et saurai l’oublier, quand vous ferez justice
<br />À ceux qui vous ont fait un si grand sacrifice.
<br />{{caché|––}}Au reste, pour ouvrir tout mon cœur avec vous,
<br />{{NumVers|330}}Je n’aime point Carthage à l’égal d’un époux ;
<br />Mais bien que moins soumise à son destin qu’au vôtre,
<br />Je crains également et pour l’un et pour l’autre,
<br />Et ce que je vous suis ne sauroit empêcher
<br />Que le plus malheureux ne me soit le plus cher.
<br />{{NumVers|335}}{{caché|––}}Jouissez de la paix qui vous vient d’être offerte,
<br />Tandis que j’irai plaindre et partager sa perte :
<br />J’y mourrai sans regret, si mon dernier moment
<br />Vous laisse en quelque état de régner sûrement ;
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/501]]==
Mais Carthage détruite, avec quelle apparence
<br />{{NumVers|340}}Oserez-vous garder cette fausse espérance ?
<br />Rome, qui vous redoute et vous flatte aujourd’hui,
<br />Vous craindra-t-elle encor, vous voyant sans appui,
<br />Elle qui de la paix ne jette les amorces
<br />Que par le seul besoin de séparer vos forces,
<br />{{NumVers|345}}Et qui dans Massinisse, et voisin, et jaloux,
<br />Aura toujours de quoi se brouiller avec vous ?
<br />Tous deux vous devront tout. Carthage abandonnée
<br />Vaut pour l’un et pour l’autre une grande journée.
<br />Mais un esprit aigri n’est jamais satisfait
<br />{{NumVers|350}}Qu’il n’ait vengé l’injure en dépit du bienfait.
<br />Pensez-y : votre armée est la plus forte en nombre ;
<br />Les Romains ont tremblé dès qu’ils en ont vu l’ombre ;
<br />Utique à l’assiéger retient leur Scipion ;
<br />Un temps bien pris peut tout : pressez l’occasion.
<br />{{NumVers|355}}De ce chef éloigné la valeur peu commune
<br />Peut-être à sa personne attache leur fortune ;
<br />Il tient auprès de lui la fleur de leurs soldats.
<br />En tout événement Cyrthe vous tend les bras ;
<br />Vous tiendrez, et longtemps, dedans cette retraite.
<br />{{NumVers|360}}Mon père cependant répare sa défaite ;
<br />Hannon a de l’Espagne amené du secours ;
<br />Annibal vient lui-même ici dans peu de jours.
<br />Si tout cela vous semble un léger avantage,
<br />Renvoyez-moi, Seigneur, me perdre avec Carthage :
<br />{{NumVers|365}}J’y périrai sans vous ; vous régnerez sans moi.
<br />Vous préserve le ciel de ce que je prévoi,
<br />Et daigne son courroux, me prenant seul en butte,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/502]]==
M’exempter par ma mort de pleurer votre chute !
 
'''Syphax'''
<br />À des charmes si forts joindre celui des pleurs !
<br />{{NumVers|370}}Soulever contre moi ma gloire et vos douleurs !
<br />C’est trop, c’est trop, Madame ; il faut vous satisfaire :
<br />Le plus grand des malheurs seroit de vous déplaire,
<br />Et tous mes sentiments veulent bien se trahir
<br />À la douceur de vaincre ou de vous obéir.
<br />{{NumVers|375}}La paix eût sur ma tête assuré ma couronne ;
<br />Il faut la refuser, Sophonisbe l’ordonne :
<br />Il faut servir Carthage, et hasarder l’État.
<br />Mais que deviendrez-vous, si je meurs au combat ?
<br />Qui sera votre appui, si le sort des batailles
<br />{{NumVers|380}}Vous rend un corps sans vie au pied de nos murailles ?
 
'''Sophonisbe'''
<br />Je vous répondrois bien qu’après votre trépas
<br />Ce que je deviendrai ne vous regarde pas ;
<br />Mais j’aime mieux, Seigneur, pour vous tirer de peine,
<br />Vous dire que je sais vivre et mourir en reine.
 
'''Syphax'''
<br />{{NumVers|385}}N’en parlons plus, Madame. Adieu : pensez à moi ;
<br />Et je saurai, pour vous, vaincre ou mourir en roi.
 
 
 
== <center><span style="color:#006699">ACTE
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/503]]==
II</span></center> ==
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène première – Éryxe, Barcée</span></center> ===
 
'''Éryxe'''
<br />Quel désordre, Barcée, ou plutôt quel supplice,
<br />M’apprêtoit la victoire à revoir Massinisse !
<br />Et que de mon destin l’obscure trahison
<br />{{NumVers|390}}Sur mes souhaits remplis a versé de poison !
<br />Syphax est prisonnier ; Cyrthe toute éperdue
<br />À ce triste spectacle aussitôt s’est rendue.
<br />Sophonisbe, en dépit de toute sa fierté,
<br />Va gémir à son tour dans la captivité :
<br />{{NumVers|395}}Le ciel finit la mienne, et je n’ai plus de chaînes
<br />Que celles qu’avec gloire on voit porter aux reines ;
<br />Et lorsqu’aux mêmes fers je crois voir mon vainqueur,
<br />Je doute, en le voyant, si j’ai part en son cœur.
<br />{{caché|––}}En vain l’impatience à le chercher m’emporte,
<br />{{NumVers|400}}En vain de ce palais je cours jusqu’à la porte,
<br />Et m’ose figurer, en cet heureux moment,
<br />Sa flamme impatiente et forte également :
<br />Je l’ai vu, mais surpris, mais troublé de ma vue ;
<br />Il n’étoit point lui-même alors qu’il m’a reçue,
<br />{{NumVers|405}}Et ses yeux égarés marquoient un embarras
<br />À faire assez juger qu’il ne me cherchoit pas.
<br />J’ai vanté sa victoire, et je me suis flattée
<br />Jusqu’à m’imaginer que j’étois écoutée ;
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/504]]==
Mais quand pour me répondre il s’est fait un effort,
<br />{{NumVers|410}}Son compliment au mien n’a point eu de rapport ;
<br />Et j’ai trop vu par là qu’un si profond silence
<br />Attachoit sa pensée ailleurs qu’à ma présence,
<br />Et que l’emportement d’un entretien secret
<br />Sous un front attentif cachoit l’esprit distrait.
 
'''Barcée'''
<br />{{NumVers|415}}Les soins d’un conquérant vous donnent trop d’alarmes.
<br />C’est peu que devant lui Cyrthe ait mis bas les armes,
<br />Qu’elle se soit rendue, et qu’un commun effroi
<br />L’ait fait à tout son peuple accepter pour son roi ;
<br />Il lui faut s’assurer des places et des portes,
<br />{{NumVers|420}}Pour en demeurer maître y poster ses cohortes :
<br />Ce devoir se préfère aux soucis les plus doux ;
<br />Et s’il en étoit quitte, il seroit tout à vous.
 
'''Éryxe'''
<br />Il me l’a dit lui-même alors qu’il m’a quittée ;
<br />Mais j’ai trop vu d’ailleurs son âme inquiétée ;
<br />{{NumVers|425}}Et de quelque couleur que tu couvres ses soins,
<br />Sa nouvelle conquête en occupe le moins.
<br />Sophonisbe, en un mot, et captive et pleurante,
<br />L’emporte sur Éryxe et reine et triomphante ;
<br />Et si je m’en rapporte à l’accueil différent,
<br />{{NumVers|430}}Sa disgrâce peut plus qu’un sceptre qu’on me rend.
<br />{{caché|––}}Tu l’as pu remarquer. Du moment qu’il l’a vue,
<br />Ses troubles ont cessé, sa joie est revenue :
<br />Ces charmes à Carthage autrefois adorés
<br />Ont soudain réuni ses regards égarés.
<br />{{NumVers|435}}Tu l’as vue étonnée, et tout ensemble altière,
<br />Lui demander l’honneur d’être sa prisonnière,
<br />Le prier fièrement qu’elle pût en ses mains
<br />Éviter le triomphe et les fers des Romains.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/505]]==
Son orgueil, que ses pleurs sembloient vouloir dédire,
<br />{{NumVers|440}}Trouvoit l’art en pleurant d’augmenter son empire ;
<br />Et sûre du succès, dont cet art répondoit,
<br />Elle prioit bien moins qu’elle ne commandoit.
<br />Aussi sans balancer il a donné parole
<br />Qu’elle ne seroit point traînée au Capitole,
<br />{{NumVers|445}}Qu’il en sauroit trouver un moyen assuré ;
<br />En lui tendant la main, sur l’heure il l’a juré,
<br />Et n’eût pas borné là son ardeur renaissante,
<br />Mais il s’est souvenu qu’enfin j’étois présente ;
<br />Et les ordres qu’aux siens il avoit à donner
<br />{{NumVers|450}}Ont servi de prétexte à nous abandonner.
<br />{{caché|––}}Que dis-je ? pour moi seule affectant cette fuite,
<br />Jusqu’au fond du palais des yeux il l’a conduite ;
<br />Et si tu t’en souviens, j’ai toujours soupconné
<br />Que cet amour jamais ne fut déraciné.
<br />{{NumVers|455}}Chez moi, dans Hyarbée, où le mien trop facile
<br />Prêtoit à sa déroute un favorable asile,
<br />Détrôné, vagabond, et sans appui que moi,
<br />Quand j’ai voulu parler contre ce cœur sans foi,
<br />Et qu’à cette infidèle imputant sa misère,
<br />{{NumVers|460}}J’ai cru surprendre un mot de haine ou de colère,
<br />Jamais son feu secret n’a manqué de détours
<br />Pour me forcer moi-même à changer de discours ;
<br />Ou si je m’obstinois à le faire répondre,
<br />J’en tirois pour tout fruit de quoi mieux me confondre,
<br />{{NumVers|465}}Et je n’en arrachois que de profonds hélas,
<br />Et qu’enfin son amour ne la méritoit pas.
<br />Juge, par ces soupirs que produisoit l’absence,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/506]]==
Ce qu’à leur entrevue a produit la présence.
 
'''Barcée'''
<br />Elle a produit sans doute un effet de pitié,
<br />{{NumVers|470}}Où se mêle peut-être une ombre d’amitié.
<br />Vous savez qu’un cœur noble et vraiment magnanime,
<br />Quand il bannit l’amour, aime à garder l’estime ;
<br />Et que bien qu’offensé par le choix d’un mari,
<br />Il n’insulte jamais à ce qu’il a chéri.
<br />{{NumVers|475}}Mais quand bien vous auriez tout lieu de vous en plaindre,
<br />Sophonisbe, après tout, n’est point pour vous à craindre :
<br />Eût-elle tout son cœur, elle l’auroit en vain,
<br />Puisqu’elle est hors d’état de recevoir sa main.
<br />Il vous la doit, Madame.
 
'''Éryxe'''
<br />{{caché|Il vous la doit, Madame.}}Il me la doit, Barcée ;
<br />{{NumVers|480}}Mais que sert une main par le devoir forcée ?
<br />Et qu’en auroit le don pour moi de précieux,
<br />S’il faut que son esclave ait son cœur à mes yeux ?
<br />{{caché|––}}Je sais bien que des rois la fière destinée
<br />Souffre peu que l’amour règle leur hyménée,
<br />{{NumVers|485}}Et que leur union souvent, pour leur malheur,
<br />N’est que du sceptre au sceptre, et non du cœur au cœur ;
<br />Mais je suis au-dessus de cette erreur commune :
<br />J’aime en lui sa personne autant que sa fortune ;
<br />Et je n’en exigeai qu’il reprît ses États
<br />{{NumVers|490}}Que de peur que mon peuple en fît trop peu de cas.
<br />Des actions des rois ce téméraire arbitre
<br />Dédaigne insolemment ceux qui n’ont que le titre.
<br />Jamais d’un roi sans trône il n’eût souffert la loi,
<br />Et ce mépris peut-être eût passé jusqu’à moi.
<br />{{NumVers|495}}Il falloit qu’il lui vît sa couronne à la tête,
<br />Et que ma main devînt sa dernière conquête,
<br />Si nous voulions régner avec l’autorité
<br />Que le juste respect doit à la dignité.
<br />{{caché|––}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/507]]==
J’aime donc Massinisse, et je prétends qu’il m’aime :
<br />{{NumVers|500}}Je l’adore, et je veux qu’il m’adore de même ;
<br />Et pour moi son hymen seroit un long ennui,
<br />S’il n’étoit tout à moi, comme moi toute à lui.
<br />Ne t’étonne donc point de cette jalousie
<br />Dont, à ce froid abord, mon âme s’est saisie ;
<br />{{NumVers|505}}Laisse-la-moi souffrir, sans me la reprocher ;
<br />Sers-la, si tu le peux, et m’aide à la cacher.
<br />Pour juste aux yeux de tous qu’en puisse être la cause,
<br />Une femme jalouse à cent mépris s’expose ;
<br />Plus elle fait de bruit, moins on en fait d’état,
<br />{{NumVers|510}}Et jamais ses soupçons n’ont qu’un honteux éclat.
<br />Je veux donner aux miens une route diverse,
<br />À ces amants suspects laisser libre commerce,
<br />D’un œil indifférent en regarder le cours,
<br />Fuir toute occasion de troubler leur discours,
<br />{{NumVers|515}}Et d’un hymen douteux éviter le supplice,
<br />Tant que je douterai du cœur de Massinisse.
<br />Le voici : nous verrons, par son empressement,
<br />Si je me suis trompée en ce pressentiment.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène II – Massinisse, Éryxe, Barcée, Mézétulle</span></center> ===
 
'''Massinisse'''
<br />Enfin, maître absolu des murs et de la ville,
<br />{{NumVers|520}}Je puis vous rapporter un esprit plus tranquille,
<br />Madame, et voir céder en ce reste du jour
<br />Les soins de la victoire aux douceurs de l’amour.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/508]]==
Je n’aurois plus de lieu d’aucune inquiétude,
<br />N’étoit que je ne puis sortir d’ingratitude,
<br />{{NumVers|525}}Et que dans mon bonheur il n’est pas bien en moi
<br />De m’acquitter jamais de ce que je vous doi.
<br />{{caché|––}}Les forces qu’en mes mains vos bontés ont remises
<br />Vous ont laissée en proie à de lâches surprises,
<br />Et me rendoient ailleurs ce qu’on m’avoit ôté,
<br />{{NumVers|530}}Tandis qu’on vous ôtoit et sceptre et liberté.
<br />Ma première victoire a fait votre esclavage ;
<br />Celle-ci, qui le brise, est encor votre ouvrage ;
<br />Mes bons destins par vous ont eu tout leur effet,
<br />Et je suis seulement ce que vous m’avez fait.
<br />{{NumVers|535}}Que peut donc tout l’effort de ma reconnoissance,
<br />Lorsque je tiens de vous ma gloire et ma puissance ?
<br />Et que vous puis-je offrir que votre propre bien,
<br />Quand je vous offrirai votre sceptre et le mien ?
 
'''Éryxe'''
<br />Quoi qu’on puisse devoir, aisément on s’acquitte,
<br />{{NumVers|540}}Seigneur, quand on se donne avec tant de mérite :
<br />C’est un rare présent qu’un véritable roi,
<br />Qu’a rendu sa victoire enfin digne de moi.
<br />Si dans quelques malheurs pour vous je suis tombée,
<br />Nous pourrons en parler un jour dans Hyarbée,
<br />{{NumVers|545}}Lorsqu’on nous y verra dans un rang souverain,
<br />La couronne à la tête, et le sceptre à la main.
<br />Ici nous ne savons encor ce que nous sommes :
<br />Je tiens tout fort douteux tant qu’il dépend des hommes,
<br />Et n’ose m’assurer que nos amis jaloux
<br />{{NumVers|550}}Consentent l’union de deux trônes en nous.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/509]]==
Ce qu’avec leurs héros vous avez de pratique
<br />Vous a dû mieux qu’à moi montrer leur politique.
<br />Je ne vous en dis rien : un souci plus pressant,
<br />Et si je l’ose dire, assez embarrassant,
<br />{{NumVers|555}}Où même ainsi que vous la pitié m’intéresse,
<br />Vous doit inquiéter touchant votre promesse :
<br />Dérober Sophonisbe au pouvoir des Romains,
<br />C’est un pénible ouvrage, et digne de vos mains ;
<br />Vous devez y penser.
 
'''Massinisse'''
<br />{{caché|Vous devez y penser.}}Un peu trop téméraire,
<br />{{NumVers|560}}Peut-être ai-je promis plus que je ne puis faire.
<br />Les pleurs de Sophonisbe ont surpris ma raison.
<br />L’opprobre du triomphe est pour elle un poison ;
<br />Et j’ai cru que le ciel l’avoit assez punie,
<br />Sans la livrer moi-même à tant d’ignominie.
<br />{{NumVers|565}}Madame, il est bien dur de voir déshonorer
<br />L’autel où tant de fois on s’est plu d’adorer,
<br />Et l’âme ouverte aux biens que le ciel lui renvoie
<br />Ne peut rien refuser dans ce comble de joie.
<br />Mais quoi que ma promesse ait de difficultés,
<br />{{NumVers|570}}L’effet en est aisé, si vous y consentez.
 
'''Éryxe'''
<br />Si j’y consens ! bien plus, Seigneur, je vous en prie.
<br />Voyez s’il faut agir de force ou d’industrie ;
<br />Et concertez ensemble en toute liberté
<br />Ce que dans votre esprit vous avez projeté.
<br />{{NumVers|575}}Elle vous cherche exprès.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène III – Massinisse, Éryxe, Sophonisbe, Barcée, Herminie, Mézétulle</span></center> ===
 
'''Éryxe'''
<br />{{caché|Elle vous cherche exprès.}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/510]]==
Tout a changé de face,
<br />Madame, et les destins vous ont mise en ma place.
<br />Vous me deviez servir malgré tout mon courroux,
<br />Et je fais à présent même chose pour vous :
<br />Je vous l’avois promis, et je vous tiens parole.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|580}}Je vous suis obligée ; et ce qui m’en console,
<br />C’est que tout peut changer une seconde fois ;
<br />Et je vous rendrai lors tout ce que je vous dois.
 
'''Éryxe'''
<br />Si le ciel jusque-là vous en laisse incapable,
<br />Vous pourrez quelque temps être ma redevable,
<br />{{NumVers|585}}Non tant d’avoir parlé, d’avoir prié pour vous,
<br />Comme de vous céder un entretien si doux.
<br />Voyez si c’est vous rendre un fort méchant office
<br />Que vous abandonner le prince Massinisse.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Ce n’est pas mon dessein de vous le dérober.
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|590}}Peut-être en ce dessein pourriez-vous succomber ;
<br />Mais, Seigneur, quel qu’il soit, je n’y mets point d’obstacles :
<br />Un héros, comme un dieu, peut faire des miracles ;
<br />Et s’il faut mon aveu pour en venir à bout,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/511]]==
Soyez sûr de nouveau que je consens à tout.
<br />{{NumVers|595}}Adieu.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène IV – Massinisse, Sophonisbe, Herminie, Mézétulle</span></center> ===
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|Adieu.}}Pardonnez-vous à cette inquiétude
<br />Que fait de mon destin la triste incertitude,
<br />Seigneur ? et cet espoir que vous m’avez donné
<br />Vous fera-t-il aimer d’en être importuné ?
<br />{{caché|––}}Je suis Carthaginoise, et d’un sang que vous-même
<br />{{NumVers|600}}N’avez que trop jugé digne du diadème :
<br />Jugez par là l’excès de ma confusion
<br />À me voir attachée au char de Scipion ;
<br />Et si ce qu’entre nous on vit d’intelligence
<br />Ne vous convaincra point d’une indigne vengeance,
<br />{{NumVers|605}}Si vous écoutez plus de vieux ressentiments
<br />Que le sacré respect de vos derniers serments.
<br />{{caché|––}}Je fus ambitieuse, inconstante et parjure :
<br />Plus votre amour fut grand, plus grande en est l’injure ;
<br />Mais plus il a paru, plus il vous fait de lois
<br />{{NumVers|610}}Pour défendre l’honneur de votre premier choix ;
<br />Et plus l’injure est grande, et d’autant mieux éclate
<br />La générosité de servir une ingrate
<br />Que votre bras lui-même a mise hors d’état
<br />D’en pouvoir dignement reconnoître l’éclat.
 
'''Massinisse'''
<br />{{NumVers|615}}Ah ! si vous m’en devez quelque reconnoissance,
<br />Cessez de vous en faire une fausse impuissance :
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/512]]==
De quelque dur revers que vous sentiez les coups,
<br />Vous pouvez plus pour moi que je ne puis pour vous.
<br />Je dis plus : je ne puis pour vous aucune chose,
<br />{{NumVers|620}}À moins qu’à m’y servir ce revers vous dispose.
<br />J’ai promis, mais sans vous j’aurai promis en vain ;
<br />J’ai juré, mais l’effet dépend de votre main ;
<br />Autre qu’elle en ces lieux ne peut briser vos chaînes :
<br />En un mot le triomphe est un supplice aux reines ;
<br />{{NumVers|625}}La femme du vaincu ne le peut éviter,
<br />Mais celle du vainqueur n’a rien à redouter.
<br />De l’une il est aisé que vous deveniez l’autre ;
<br />Votre main par mon sort peut relever le vôtre ;
<br />Mais vous n’avez qu’une heure, ou plutôt qu’un moment,
<br />{{NumVers|630}}Pour résoudre votre âme à ce grand changement.
<br />Demain Lélius entre, et je ne suis plus maître ;
<br />Et quelque amour en moi que vous voyiez renaître,
<br />Quelques charmes en vous qui puissent me ravir,
<br />Je ne puis que vous plaindre, et non pas vous servir.
<br />{{NumVers|635}}C’est vous parler sans doute avec trop de franchise ;
<br />Mais le péril…
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|Mais le péril…}}De grâce, excusez ma surprise.
<br />Syphax encor vivant, voulez-vous qu’aujourd’hui…
 
'''Massinisse'''
<br />Vous me fûtes promise auparavant qu’à lui ;
<br />Et cette foi donnée et reçue à Carthage,
<br />{{NumVers|640}}Quand vous voudrez m’aimer, d’avec lui vous dégage.
<br />Si de votre personne il s’est vu possesseur,
<br />Il en fut moins l’époux que l’heureux ravisseur ;
<br />Et sa captivité qui rompt cet hyménée
<br />Laisse votre main libre et la sienne enchaînée.
<br />{{NumVers|645}}{{caché|––}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/513]]==
Rendez-vous à vous-même ; et s’il vous peut venir
<br />De notre amour passé quelque doux souvenir,
<br />Si ce doux souvenir peut avoir quelque force…
 
'''Sophonisbe'''
<br />Quoi ? vous pourriez m’aimer après un tel divorce,
<br />Seigneur, et recevoir de ma légèreté
<br />{{NumVers|650}}Ce que vous déroba tant d’infidélité ?
 
'''Massinisse'''
<br />N’attendez point, Madame, ici que je vous die
<br />Que je ne vous impute aucune perfidie ;
<br />Que mon peu de mérite et mon trop de malheur
<br />Ont seuls forcé Carthage à forcer votre cœur ;
<br />{{NumVers|655}}Que votre changement n’éteignit point ma flamme,
<br />Qu’il ne vous ôta point l’empire de mon âme ;
<br />Et que si j’ai porté la guerre en vos États,
<br />Vous étiez la conquête où prétendoit mon bras.
<br />Quand le temps est trop cher pour le perdre en paroles,
<br />{{NumVers|660}}Toutes ces vérités sont des discours frivoles :
<br />Il faut ménager mieux ce moment de pouvoir.
<br />Demain Lélius entre ; il le peut dès ce soir :
<br />Avant son arrivée assurez votre empire.
<br />Je vous aime, Madame, et c’est assez vous dire.
<br />{{NumVers|665}}{{caché|––}}Je n’examine point quels sentiments pour moi
<br />Me rendront les effets d’une première foi :
<br />Que votre ambition, que votre amour choisisse ;
<br />L’opprobre est d’un côté, de l’autre Massinisse.
<br />Il faut aller à Rome ou me donner la main :
<br />{{NumVers|670}}Ce grand choix ne se peut différer à demain,
<br />Le péril presse autant que mon impatience ;
<br />Et quoi que mes succès m’offrent de confiance,
<br />Avec tout mon amour, je ne puis rien pour vous,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/514]]==
Si demain Rome en moi ne trouve votre époux.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|675}}Il faut donc qu’à mon tour je parle avec franchise,
<br />Puisqu’un péril si grand ne veut point de remise.
<br />{{caché|––}}L’hymen que vous m’offrez peut rallumer mes feux,
<br />Et pour briser mes fers rompre tous autres nœuds ;
<br />Mais avant qu’il vous rende à votre prisonnière,
<br />{{NumVers|680}}Je veux que vous voyiez son âme toute entière,
<br />Et ne puissiez un jour vous plaindre avec sujet
<br />De n’avoir pas bien vu ce que vous aurez fait.
<br />{{caché|––}}Quand j’épousai Syphax, je n’y fus point forcée :
<br />De quelques traits pour vous que l’amour m’eût blessée,
<br />{{NumVers|685}}Je vous quittai sans peine, et tous mes vœux trahis
<br />Cédèrent avec joie au bien de mon pays.
<br />En un mot, j’ai reçu du ciel pour mon partage
<br />L’aversion de Rome et l’amour de Carthage.
<br />Vous aimez Lélius, vous aimez Scipion,
<br />{{NumVers|690}}Vous avez lieu d’aimer toute leur nation ;
<br />Aimez -la, j’y consens, mais laissez-moi ma haine.
<br />Tant que vous serez roi, souffrez que je sois reine,
<br />Avec la liberté d’aimer et de haïr,
<br />Et sans nécessité de craindre ou d’obéir.
<br />{{NumVers|695}}{{caché|––}}Voilà quelle je suis, et quelle je veux être.
<br />J’accepte votre hymen, mais pour vivre sans maître,
<br />Et ne quitterais point l’époux que j’avois pris,
<br />Si Rome se pouvoit éviter qu’à ce prix.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/515]]==
À ces conditions me voulez-vous pour femme ?
 
'''Massinisse'''
<br />{{NumVers|700}}À ces conditions prenez toute mon âme ;
<br />Et s’il vous faut encor quelques nouveaux serments…
 
'''Sophonisbe'''
<br />Ne perdez point, Seigneur, ces précieux moments ;
<br />Et puisque sans contrainte il m’est permis de vivre,
<br />Faites tout préparer ; je m’apprête à vous suivre.
 
'''Massinisse'''
<br />{{NumVers|705}}J’y vais ; mais de nouveau gardez que Lélius…
 
'''Sophonisbe'''
<br />Cessez de vous gêner par des soins superflus ;
<br />J’en connois l’importance, et vous rejoins au temple.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène V – Sophonisbe, Herminie</span></center> ===
 
'''Sophonisbe'''
<br />Tu vois, mon bonheur passe et l’espoir et l’exemple ;
<br />Et c’est, pour peu qu’on aime, une extrême douceur
<br />{{NumVers|710}}De pouvoir accorder sa gloire avec son cœur ;
<br />Mais c’en est une ici bien autre, et sans égale,
<br />D’enlever, et sitôt, ce prince à ma rivale,
<br />De lui faire tomber le triomphe des mains,
<br />Et prendre sa conquête aux yeux de ses Romains.
<br />{{NumVers|715}}Peut-être avec le temps j’en aurai l’avantage
<br />De l’arracher à Rome, et le rendre à Carthage ;
<br />Je m’en réponds déjà sur le don de sa foi :
<br />Il est à mon pays, puisqu’il est tout à moi.
<br />À ce nouvel hymen c’est ce qui me convie,
<br />{{NumVers|720}}Non l’amour, non la peur de me voir asservie :
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/516]]==
L’esclavage aux grands cœurs n’est point à redouter ;
<br />Alors qu’on sait mourir, on sait tout éviter ;
<br />Mais comme enfin la vie est bonne à quelque chose,
<br />Ma patrie elle-même à ce trépas s’oppose,
<br />{{NumVers|725}}Et m’en désavoueroit, si j’osois me ravir
<br />Les moyens que l’amour m’offre de la servir.
<br />Le bonheur surprenant de cette préférence
<br />M’en donne une assez juste et flatteuse espérance.
<br />Que ne pourrai-je point si, dès qu’il m’a pu voir,
<br />{{NumVers|730}}Mes yeux d’une autre reine ont détruit le pouvoir !
<br />Tu l’as vu comme moi, qu’aucun retour vers elle
<br />N’a montré qu’avec peine il lui fût infidèle :
<br />Il ne l’a point nommée, et pas même un soupir
<br />N’en a fait soupçonner le moindre souvenir.
 
'''Herminie'''
<br />{{NumVers|735}}Ce sont grandes douceurs que le ciel vous renvoie ;
<br />Mais il manque le comble à cet excès de joie,
<br />Dont vous vous sentiriez encor bien mieux saisir,
<br />Si vous voyiez qu’Éryxe en eût du déplaisir.
<br />Elle est indifférente, ou plutôt insensible :
<br />{{NumVers|740}}À vous servir contre elle elle fait son possible.
<br />Quand vous prenez plaisir à troubler son discours,
<br />Elle en prend à laisser au vôtre un libre cours ;
<br />Et ce héros enfin que votre soin obsède
<br />Semble ne vous offrir que ce qu’elle vous cède.
<br />{{NumVers|745}}Je voudrois qu’elle vît un peu plus son malheur,
<br />Qu’elle en fît hautement éclater la douleur ;
<br />Que l’espoir inquiet de se voir son épouse
<br />Jetât un plein désordre en son âme jalouse ;
<br />Que son amour pour lui fût sans bonté pour vous.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|750}}Que tu te connois mal en sentiments jaloux !
<br />Alors qu’on l’est si peu qu’on ne pense pas l’être,
<br />On n’y réfléchit point, on laisse tout paroître ;
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/517]]==
Mais quand on l’est assez pour s’en apercevoir,
<br />On met tout son possible à n’en laisser rien voir.
<br />{{NumVers|755}}{{caché|––}}Éryxe, qui connoît et qui hait sa foiblesse,
<br />La renferme au dedans, et s’en rend la maîtresse ;
<br />Mais cette indifférence où tant d’orgueil se joint
<br />Ne part que d’un dépit jaloux au dernier point ;
<br />Et sa fausse bonté se trahit elle-même
<br />{{NumVers|760}}Par l’effort qu’elle fait à se montrer extrême :
<br />Elle est étudiée, et ne l’est pas assez
<br />Pour échapper entière aux yeux intéressés.
<br />Allons, sans perdre temps, l’empêcher de nous nuire,
<br />Et prévenir l’effet qu’elle pourroit produire.
 
 
 
== <center><span style="color:#006699">
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/518]]==
ACTE III</span></center> ==
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène première – Massinisse, Mézétulle</span></center> ===
 
'''Mézétulle'''
<br />{{NumVers|765}}Oui, Seigneur, j’ai donné vos ordres à la porte,
<br />Que jusques à demain aucun n’entre, ne sorte,
<br />À moins que Lélius vous dépêche quelqu’un.
<br />Au reste, votre hymen fait le bonheur commun :
<br />Cette illustre conquête est une autre victoire,
<br />{{NumVers|770}}Que prennent les vainqueurs pour un surcroît de gloire,
<br />Et qui fait aux vaincus bannir tout leur effroi,
<br />Voyant régner leur reine avec leur nouveau roi.
<br />Cette union à tous promet des biens solides,
<br />Et réunit sous vous tous les cœurs des Numides.
 
'''Massinisse'''
<br />{{NumVers|775}}Mais Éryxe… ?
 
'''Mézétulle'''
<br />{{caché|Mais Éryxe… ?}}J’ai mis des gens à l’observer,
<br />Et suis allé moi-même après eux la trouver,
<br />De peur qu’un contre-temps de jalouse colère
<br />Allât jusqu’aux autels en troubler le mystère.
<br />D’abord qu’elle a tout su, son visage étonné
<br />{{NumVers|780}}Aux troubles du dedans sans doute a trop donné :
<br />Du moins à ce grand coup elle a paru surprise ;
<br />Mais un moment après, entièrement remise,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/519]]==
Elle a voulu sourire, et m’a dit froidement :
<br />« Le Roi n’use pas mal de mon consentement ;
<br />{{NumVers|785}}Allez, et dites-lui que pour reconnoissance… »
<br />Mais, Seigneur, devers vous elle-même s’avance,
<br />Et vous expliquera mieux que je n’aurois fait
<br />Ce qu’elle ne m’a pas expliqué tout à fait.
 
'''Massinisse'''
<br />Cependant cours au temple, et presse un peu la Reine
<br />{{NumVers|790}}D’y terminer des vœux dont la longueur me gêne,
<br />Et dis-lui que c’est trop importuner les Dieux,
<br />En un temps où sa vue est si chère à mes yeux.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène II – Massinisse, Éryxe, Barcée</span></center> ===
 
'''Éryxe'''
<br />Comme avec vous, Seigneur, je ne sus jamais feindre,
<br />Souffrez pour un moment que j’ose ici m’en plaindre,
<br />{{NumVers|795}}Non d’un amour éteint, ni d’un espoir déçu,
<br />L’un fut mal allumé, l’autre fut mal conçu ;
<br />Mais d’avoir cru mon âme et si foible et si basse,
<br />Qu’elle pût m’imputer votre hymen à disgrâce,
<br />Et d’avoir envié cette joie à mes yeux
<br />{{NumVers|800}}D’en être les témoins, aussi bien que les Dieux.
<br />Ce plein aveu promis avec tant de franchise
<br />Me préparoit assez à voir tout sans surprise ;
<br />Et sûr que vous étiez de mon consentement,
<br />Vous me deviez ma part en cet heureux moment.
<br />{{NumVers|805}}J’aurois un peu plus tôt été désabusée ;
<br />Et près du précipice où j’étois exposée,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/520]]==
Il m’eût été, Seigneur, et m’est encor bien doux
<br />D’avoir pu vous connoître avant que d’être à vous.
<br />Aussi n’attendez point de reproche ou d’injure :
<br />{{NumVers|810}}Je ne vous nommerai ni lâche, ni parjure.
<br />Quel outrage m’a fait votre manque de foi,
<br />De me voler un cœur qui n’étoit pas à moi ?
<br />J’en connois le haut prix, j’en vois tout le mérite ;
<br />Mais jamais un tel vol n’aura rien qui m’irrite,
<br />{{NumVers|815}}Et vous vivrez sans trouble en vos contentements,
<br />S’ils n’ont à redouter que mes ressentiments.
 
'''Massinisse'''
<br />J’avois assez prévu qu’il vous seroit facile
<br />De garder dans ma perte un esprit si tranquille :
<br />Le peu d’ardeur pour moi que vos désirs ont eu
<br />{{NumVers|820}}Doit s’accorder sans peine avec cette vertu.
<br />Vous ayez feint d’aimer, et permis l’espérance ;
<br />Mais cet amour traînant n’avoit que l’apparence ;
<br />Et quand par votre hymen vous pouviez m’acquérir,
<br />Vous m’avez renvoyé pour vaincre ou pour périr.
<br />{{NumVers|825}}J’ai vaincu par votre ordre, et vois avec surprise
<br />Que je n’en ai pour fruit qu’une froide remise,
<br />Et quelque espoir douteux d’obtenir votre choix
<br />Quand nous serons chez vous l’un et l’autre en vrais rois.
<br />{{caché|––}}Dites-moi donc, Madame, aimiez-vous ma personne
<br />{{NumVers|830}}Ou le pompeux éclat d’une double couronne ?
<br />Et lorsque vous prêtiez des forces à mon bras,
<br />Étoit-ce pour unir nos mains ou nos États ?
<br />Je vous l’ai déjà dit, que toute ma vaillance
<br />Tient d’un si grand secours sa gloire et sa puissance.
<br />{{NumVers|835}}Je saurai m’acquitter de ce qui vous est dû,
<br />Et je vous rendrai plus que vous n’avez perdu ;
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/521]]==
Mais comme en mon malheur ce favorable office
<br />En vouloit à mon sceptre, et non à Massinisse,
<br />Vous pouvez sans chagrin, dans mes destins meilleurs,
<br />{{NumVers|840}}Voir mon sceptre en vos mains, et Massinisse ailleurs.
<br />Prenez ce sceptre aimé pour l’attacher au vôtre ;
<br />Ma main tant refusée est bonne pour une autre ;
<br />Et son ambition a de quoi s’arrêter
<br />En celui de Syphax qu’elle vient d’emporter.
<br />{{NumVers|845}}{{caché|––}}Si vous m’aviez aimé, vous n’auriez pas eu honte
<br />D’en montrer une estime et plus haute et plus prompte,
<br />Ni craint de ravaler l’honneur de votre rang
<br />Pour trop considérer le mérite et le sang.
<br />La naissance suffit quand la personne est chère :
<br />{{NumVers|850}}Un prince détrôné garde son caractère ;
<br />Mais à vos yeux charmés par de plus forts appas,
<br />Ce n’est point être roi que de ne régner pas.
<br />Vous en vouliez en moi l’effet comme le titre ;
<br />Et quand de votre amour la fortune est l’arbitre,
<br />{{NumVers|855}}Le mien, au-dessus d’elle et de tous ses revers,
<br />Reconnoît son objet dans les pleurs, dans les fers.
<br />Après m’être fait roi pour plaire à votre envie,
<br />Aux dépens de mon sang, aux périls de ma vie,
<br />Mon sceptre reconquis me met en liberté
<br />{{NumVers|860}}De vous laisser un bien que j’ai trop acheté ;
<br />Et ce seroit trahir les droits du diadème,
<br />Que sur le haut d’un trône être esclave moi-même.
<br />Un roi doit pouvoir tout ; et je ne suis pas roi,
<br />S’il ne m’est pas permis de disposer de moi.
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|865}}Il est beau de trancher du roi comme vous faites ;
<br />Mais n’a-t-on aucun lieu de douter si vous l’êtes ?
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/522]]==
Et n’est-ce point, Seigneur, vous y prendre un peu mal,
<br />Que d’en faire l’épreuve en gendre d’Asdrubal ?
<br />Je sais que les Romains vous rendront la couronne,
<br />{{NumVers|870}}Vous en avez parole, et leur parole est bonne :
<br />Ils vous nommeront roi ; mais vous devez savoir
<br />Qu’ils sont plus libéraux du nom que du pouvoir ;
<br />Et que sous leur appui ce plein droit de tout faire
<br />N’est que pour qui ne veut que ce qui doit leur plaire.
<br />{{NumVers|875}}Vous verrez qu’ils auront pour vous trop d’amitié
<br />Pour vous laisser méprendre au choix d’une moitié.
<br />Ils ont pris trop de part en votre destinée
<br />Pour ne pas l’affranchir d’un pareil hyménée ;
<br />Et ne se croiroient pas assez de vos amis,
<br />{{NumVers|880}}S’ils n’en désavouoient les Dieux qui l’ont permis.
 
'''Massinisse'''
<br />Je m’en dédis, Madame ; et s’il vous est facile
<br />De garder dans ma perte un cœur vraiment tranquille,
<br />Du moins votre grande âme avec tous ses efforts
<br />N’en conserve pas bien les fastueux dehors.
<br />{{NumVers|885}}Lorsque vous étouffez l’injure et la menace,
<br />Vos illustres froideurs laissent rompre leur glace ;
<br />Et cette fermeté de sentiments contraints
<br />S’échappe adroitement du côté des Romains.
<br />Si tant de retenue a pour vous quelque gêne,
<br />{{NumVers|890}}Allez jusqu’en leur camp solliciter leur haine ;
<br />Traitez-y mon hymen de lâche et noir forfait ;
<br />N’épargnez point les pleurs pour en rompre l’effet ;
<br />Nommez-y-moi cent fois ingrat, parjure, traître :
<br />J’ai mes raisons pour eux, et je les dois connoître.
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|895}}Je les connois, Seigneur, sans doute moins que vous,
<br />Et les connois assez pour craindre leur courroux.
<br />{{caché|––}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/523]]==
Ce grand titre de roi, que seul je considère,
<br />Étend sur moi l’affront qu’en vous ils vont lui faire ;
<br />Et rien ici n’échappe à ma tranquillité
<br />{{NumVers|900}}Que par les intérêts de notre dignité :
<br />Dans votre peu de foi c’est tout ce qui me blesse.
<br />Vous allez hautement montrer notre foiblesse,
<br />Dévoiler notre honte, et faire voir à tous
<br />Quels fantômes d’État on fait régner en nous.
<br />{{NumVers|905}}Oui, vous allez forcer nos peuples de connoître
<br />Qu’ils n’ont que le sénat pour véritable maître,
<br />Et que ceux qu’avec pompe ils ont vu couronner
<br />En reçoivent les lois qu’ils semblent leur donner.
<br />C’est là mon déplaisir. Si je n’étois pas reine,
<br />{{NumVers|910}}Ce que je perds en vous me feroit peu de peine ;
<br />Mais je ne puis souffrir qu’un si dangereux choix
<br />Détruise en un moment ce peu qui reste aux rois,
<br />Et qu’en un si grand cœur l’impuissance de l’être
<br />Ait ménagé si mal l’honneur de le paroître.
<br />{{NumVers|915}}{{caché|––}}Mais voici cet objet si charmant à vos yeux,
<br />Dont le cher entretien vous divertira mieux.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène III – Massinisse, Sophonisbe, Éryxe, Mézétulle, Herminie, Barcée</span></center> ===
 
'''Éryxe'''
<br />Une seconde fois tout a changé de face,
<br />Madame, et c’est à moi de vous quitter la place.
<br />Vous n’aviez pas dessein de me le dérober ?
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|920}}L’occasion qui plaît souvent fait succomber.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/524]]==
Vous puis-je en cet état rendre quelque service ?
 
'''Éryxe'''
<br />L’occasion qui plaît semble toujours propice ;
<br />Mais ce qui vous et moi nous doit mettre en souci,
<br />C’est que ni vous ni moi ne commandons ici.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|925}}Si vous y commandiez, je pourrois être à plaindre.
 
'''Éryxe'''
<br />Peut-être en auriez-vous quelque peu moins à craindre.
<br />Ceux dont avant deux jours nous y prendrons des lois
<br />Regardent d’un autre œil la majesté des rois.
<br />Étant ce que je suis, je redoute un exemple ;
<br />{{NumVers|930}}Et reine, c’est mon sort en vous que je contemple.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Vous avez du crédit, le Roi n’en manque point ;
<br />Et si chez les Romains l’un à l’autre se joint…
 
'''Éryxe'''
<br />Votre félicité sera longtemps parfaite,
<br />S’ils la laissent durer autant que je souhaite.
<br />{{NumVers|935}}{{caché|––}}Seigneur, en cet adieu recevez-en ma foi,
<br />Ou me donnez quelqu’un qui réponde de moi.
<br />La gloire de mon rang, qu’en vous deux je respecte,
<br />Ne sauroit consentir que je vous sois suspecte.
<br />Faites-moi donc justice, et ne m’imputez rien
<br />Si le ciel à mes vœux ne s’accorde pas bien.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène IV – Massinisse, Sophonisbe, Mézétulle, Herminie</span></center> ===
 
'''Massinisse'''
<br />Comme elle voit ma perte aisément réparable,
<br />Sa jalousie est foible, et son dépit traitable.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/525]]==
Aucun ressentiment n’éclate en ses discours.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Non ; mais le fond du cœur n’éclate pas toujours.
<br />{{NumVers|945}}{{caché|––}}Qui n’est point irritée, ayant trop de quoi l’être,
<br />L’est souvent d’autant plus qu’on le voit moins paroître,
<br />Et cachant son dessein pour le mieux assurer,
<br />Cherche à prendre ce temps qu’on perd à murmurer.
<br />Ce grand calme prépare un dangereux orage.
<br />{{NumVers|950}}Prévenez les effets de sa secrète rage ;
<br />Prévenez de Syphax l’emportement jaloux,
<br />Avant qu’il ait aigri vos Romains contre vous ;
<br />Et portez dans leur camp la première nouvelle
<br />De ce que vient de faire un amour si fidèle.
<br />{{NumVers|955}}Vous n’y hasardez rien, s’ils respectent en vous,
<br />Comme nous l’espérons, le nom de mon époux ;
<br />Mais je m’attirerois la dernière infamie,
<br />S’ils brisoient malgré vous le saint nœud qui nous lie,
<br />Et qu’ils pussent noircir de quelque indignité
<br />{{NumVers|960}}Mon trop de confiance en votre autorité.
<br />Si dès qu’ils paroîtront, vous n’êtes plus le maître,
<br />C’est d’eux qu’il faut savoir ce que je vous puis être ;
<br />Et puisque Lélius doit entrer dès demain…
 
'''Massinisse'''
<br />Ah ! je n’ai pas reçu le cœur avec la main.
<br />{{NumVers|965}}Si votre amour…
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|Si votre amour… }}Seigneur, je parle avec franchise.
<br />Vous m’avez épousée, et je vous suis acquise :
<br />Voyons si vous pourrez me garder plus d’un jour.
<br />Je me rends au pouvoir, et non pas à l’amour ;
<br />Et de quelque façon qu’à présent je vous nomme,
<br />{{NumVers|970}}Je ne suis point à vous, s’il faut aller à Rome.
 
'''Massinisse'''
<br />À qui donc ? à Syphax, Madame ?
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|À qui donc ? à Syphax, Madame ?}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/526]]==
D’aujourd’hui,
<br />Puisqu’il porte des fers, je ne suis plus à lui.
<br />En dépit des Romains on voit que je vous aime ;
<br />Mais jusqu’à leur aveu je suis toute à moi-même ;
<br />{{NumVers|975}}Et pour obtenir plus que mon cœur et ma foi,
<br />Il faut m’obtenir d’eux aussi bien que de moi.
<br />Le nom d’époux suffît pour me tenir parole,
<br />Pour me faire éviter l’aspect du Capitole.
<br />N’exigez rien de plus ; perdez quelques moments
<br />{{NumVers|980}}Pour mettre en sûreté l’effet de vos serments ;
<br />Afin que vos lauriers me sauvent du tonnerre,
<br />Allez aux dieux du ciel joindre ceux de la terre.
<br />Mais que nous veut Syphax que ce Romain conduit ?
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène V – Syphax, Massinisse, Sophonisbe, Lépide, Herminie, Mézétulle, gardes</span></center> ===
 
'''Lépide'''
<br />Touché de cet excès du malheur qui le suit,
<br />{{NumVers|985}}Madame, par pitié Lélius vous l’envoie,
<br />Et donne à ses douleurs ce mélange de joie
<br />Avant qu’on le conduise au camp de Scipion.
 
'''Massinisse'''
<br />J’aurai pour ses malheurs même compassion.
<br />Adieu : cet entretien ne veut point ma présence ;
<br />{{NumVers|990}}J’en attendrai l’issue avec impatience ;
<br />Et j’ose en espérer quelques plus douces lois
<br />Quand vous aurez mieux vu le destin des deux rois.
 
'''Sophonisbe'''
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/527]]==
Je sais ce que je suis et ce que je dois faire,
<br />Et prends pour seul objet ma gloire à satisfaire.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène VI – Syphax, Sophonisbe, Lépide, Herminie, gardes</span></center> ===
 
'''Syphax'''
<br />{{NumVers|995}}Madame, à cet excès de générosité,
<br />Je n’ai presque plus d’yeux pour ma captivité ;
<br />Et malgré de mon sort la disgrâce éclatante,
<br />Je suis encore heureux quand je vous vois constante.
<br />{{caché|––}}Un rival triomphant veut place en votre cœur,
<br />{{NumVers|1000}}Et vous osez pour moi dédaigner ce vainqueur !
<br />Vous préférez mes fers à toute sa victoire,
<br />Et savez hautement soutenir votre gloire !
<br />Je ne vous dirai point aussi que vos conseils
<br />M’ont fait choir de ce rang si cher à nos pareils,
<br />{{NumVers|1005}}Ni que pour les Romains votre haine implacable
<br />A rendu ma déroute à jamais déplorable :
<br />Puisqu’en vain Massinisse attaque votre foi,
<br />Je règne dans votre âme, et c’est assez pour moi.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Qui vous dit qu’à ses yeux vous y régniez encore ?
<br />{{NumVers|1010}}Que pour vous je dédaigne un vainqueur qui m’adore ?
<br />Et quelle indigne loi m’y pourroit obliger,
<br />Lorsque vous m’apportez des fers à partager ?
 
'''Syphax'''
<br />Ce soin de votre gloire, et de lui satisfaire…
 
'''Sophonisbe'''
<br />Quand vous l’entendrez bien, vous dira le contraire.
<br />{{NumVers|1015}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/528]]==
Ma gloire est d’éviter les fers que vous portez,
<br />D’éviter le triomphe où vous vous soumettez :
<br />Ma naissance ne voit que cette honte à craindre.
<br />Enfin détrompez-vous, il siéroit mal de feindre :
<br />Je suis à Massinisse, et le peuple en ces lieux
<br />{{NumVers|1020}}Vient de voir notre hymen à la face des Dieux ;
<br />Nous sortons de leur temple.
 
'''Syphax'''
<br />{{caché|Nous sortons de leur temple.}}Ah ! que m’osez-vous dire ?
 
'''Sophonisbe'''
<br />Que Rome sur mes jours n’aura jamais d’empire.
<br />J’ai su m’en affranchir par une autre union ;
<br />Et vous suivrez sans moi le char de Scipion.
 
'''Syphax'''
<br />{{NumVers|1025}}Le croirai-je, grands Dieux ! et le voudra-t-on croire,
<br />Alors que l’avenir en apprendra l’histoire ?
<br />Sophonisbe servie avec tant de respect,
<br />Elle que j’adorai dès le premier aspect,
<br />Qui s’est vue à toute heure et partout obéie,
<br />{{NumVers|1030}}Insulte lâchement à ma gloire trahie,
<br />Met le comble à mes maux par sa déloyauté,
<br />Et d’un crime si noir fait encor vanité !
 
'''Sophonisbe'''
<br />Le crime n’est pas grand d’avoir l’âme assez haute
<br />Pour conserver un rang que le destin vous ôte :
<br />{{NumVers|1035}}Ce n’est point un honneur qui rebute en deux jours ;
<br />Et qui règne un moment aime à régner toujours :
<br />Mais si l’essai du trône en fait durer l’envie
<br />Dans l’âme la plus haute à l’égal de la vie,
<br />Un roi né pour la gloire, et digne de son sort,
<br />{{NumVers|1040}}À la honte des fers sait préférer la mort ;
<br />Et vous m’aviez promis en partant…
 
'''Syphax'''
<br />{{caché|Et vous m’aviez promis en partant…}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/529]]==
Ah ! Madame,
<br />Qu’une telle promesse étoit douce à votre âme !
<br />Ma mort faisoit dès lors vos plus ardents souhaits.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Non ; mais je vous tiens mieux ce que je vous promets :
<br />{{NumVers|1045}}Je vis encore en reine, et je mourrai de même.
 
'''Syphax'''
<br />Dites que votre foi tient toute au diadème,
<br />Que les plus saintes lois ne peuvent rien sur vous.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Ne m’attachez point tant au destin d’un époux,
<br />Seigneur ; les lois de Rome et celles de Carthage
<br />{{NumVers|1050}}Vous diront que l’hymen se rompt par l’esclavage,
<br />Que vos chaînes du nôtre ont brisé le lien,
<br />Et qu’étant dans les fers, vous ne m’êtes plus rien.
<br />Ainsi par les lois même en mon pouvoir remise,
<br />Je me donne au monarque à qui je fus promise,
<br />{{NumVers|1055}}Et m’acquitte envers lui d’une première foi
<br />Qu’il reçut avant vous de mon père et de moi.
<br />Ainsi mon changement n’a point de perfidie :
<br />J’étois et suis encore au roi de Numidie,
<br />Et laisse à votre sort son flux et son reflux,
<br />{{NumVers|1060}}Pour régner malgré lui quand vous ne régnez plus.
 
'''Syphax'''
<br />Ah ! s’il est quelques lois qui souffrent qu’on étale
<br />Cet illustre mépris de la foi conjugale,
<br />Cette hauteur, Madame, a d’étranges effets,
<br />Après m’avoir forcé de refuser la paix.
<br />{{NumVers|1065}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/530]]==
Me les promettiez-vous, alors qu’à ma défaite
<br />Vous montriez dans Cyrthe une sûre retraite,
<br />Et qu’outre le secours de votre général
<br />Vous me vantiez celui d’Hannon et d’Annibal ?
<br />Pour vous avoir trop crue, hélas ! et trop aimée,
<br />{{NumVers|1070}}Je me vois sans États, je me vois sans armée ;
<br />Et par l’indignité d’un soudain changement,
<br />La cause de ma chute en fait l’accablement.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Puisque je vous montrois dans Cyrthe une retraite,
<br />Vous deviez vous y rendre après votre défaite :
<br />{{NumVers|1075}}S’il eût fallu périr sous un fameux débris,
<br />Je l’eusse appris de vous, ou je vous l’eusse appris,
<br />Moi qui, sans m’ébranler du sort de deux batailles,
<br />Venois de m’enfermer exprès dans ces murailles,
<br />Prête à souffrir un siége, et soutenir pour vous
<br />{{NumVers|1080}}Quoi que du ciel injuste eût osé le courroux.
<br />{{caché|––}}Pour mettre en sûreté quelques restes de vie,
<br />Vous avez du triomphe accepté l’infamie ;
<br />Et ce peuple déçu qui vous tendoit les mains
<br />N’a revu dans son roi qu’un captif des Romains.
<br />{{NumVers|1085}}Vos fers, en leur faveur plus forts que leurs cohortes,
<br />Ont abattu les cœurs, ont fait ouvrir les portes,
<br />Et réduit votre femme à la nécessité
<br />De chercher tous moyens d’en fuir l’indignité,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/531]]==
Quand vos sujets ont cru que sans devenir traîtres
<br />{{NumVers|1090}}Ils pouvoient après vous se livrer à vos maîtres.
<br />Votre exemple est ma loi, vous vivez et je vi ;
<br />Et si vous fussiez mort, je vous aurois suivi.
<br />Mais si je vis encor, ce n’est pas pour vous suivre :
<br />Je vis pour vous punir de trop aimer à vivre ;
<br />{{NumVers|1095}}Je vis peut-être encor pour quelque autre raison
<br />Qui se justifiera dans une autre saison.
<br />Un Romain nous écoute ; et quoi qu’on veuille en croire,
<br />Quand il en sera temps je mourrai pour ma gloire.
<br />{{caché|––}}Cependant, bien qu’un autre ait le titre d’époux,
<br />{{NumVers|1100}}Sauvez-moi des Romains, je suis encore à vous ;
<br />Et je croirai régner malgré votre esclavage,
<br />Si vous pouvez m’ouvrir les chemins de Carthage.
<br />Obtenez de vos dieux ce miracle pour moi,
<br />Et je romps avec lui pour vous rendre ma foi.
<br />{{NumVers|1105}}Je l’aimai ; mais ce feu, dont je fus la maîtresse,
<br />Ne met point dans mon cœur de honteuse tendresse :
<br />Toute ma passion est pour ma liberté
<br />Et toute mon horreur pour la captivité.
<br />{{caché|––}}Seigneur, après cela je n’ai rien à vous dire :
<br />{{NumVers|1110}}Par ce nouvel hymen vous voyez où j’aspire ;
<br />Vous savez les moyens d’en rompre le lien :
<br />Réglez-vous là-dessus, sans vous plaindre de rien.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/532]]==
VII – Syphax, Lépide, gardes</span></center> ===
 
'''Syphax'''
<br />A-t-on vu sous le ciel plus infâme injustice ?
<br />Ma déroute la jette au lit de Massinisse ;
<br />{{NumVers|1115}}Et pour justifier ses lâches trahisons,
<br />Les maux qu’elle a causés lui servent de raisons !
 
'''Lépide'''
<br />Si c’est avec chagrin que vous souffrez sa perte,
<br />Seigneur, quelque espérance encor vous est offerte :
<br />Si je l’ai bien compris, cet hymen imparfait
<br />{{NumVers|1120}}N’est encor qu’en parole, et n’a point eu d’effet ;
<br />Et comme nos Romains le verront avec peine,
<br />Ils pourront mal répondre aux souhaits de la Reine.
<br />Je vais m’assurer d’elle, et vous dirai de plus
<br />Que j’en viens d’envoyer avis à Lélius :
<br />{{NumVers|1125}}J’en attends nouvel ordre, et dans peu je l’espère.
 
'''Syphax'''
<br />Quoi ? prendre tant de soin d’adoucir ma misère !
<br />Lépide, il n’appartient qu’à de vrais généreux
<br />D’avoir cette pitié des princes malheureux ;
<br />Autres que les Romains n’en chercheroient la gloire.
 
'''Lépide'''
<br />{{NumVers|1130}}Lélius fera voir ce qu’il vous en faut croire.
<br />{{caché|––}}Vous autres, attendant quel est son sentiment,
<br />Allez garder le Roi dans cet appartement.
 
 
 
== <center><span style="color:#006699">ACTE
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/533]]==
IV</span></center> ==
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène première – Syphax, Lépide</span></center> ===
 
'''Lépide'''
<br />Lélius est dans Cyrthe, et s’en est rendu maître :
<br />Bientôt dans ce palais vous le verrez paroître ;
<br />{{NumVers|1135}}Et si vous espérez que parmi vos malheurs
<br />Sa présence ait de quoi soulager vos douleurs,
<br />Vous n’avez avec moi qu’à l’attendre au passage.
 
'''Syphax'''
<br />Lépide, que dit-il touchant ce mariage ?
<br />En rompra-t-il les nœuds ? en sera-t-il d’accord ?
<br />{{NumVers|1140}}Fera-t-il mon rival arbitre de mon sort ?
 
'''Lépide'''
<br />Je ne vous réponds point que sur cette matière
<br />Il veuille vous ouvrir son âme toute entière ;
<br />Mais vous pouvez juger que puisqu’il vient ici,
<br />Cet hymen comme à vous lui donne du souci.
<br />{{NumVers|1145}}Sachez-le de lui-même : il entre, et vous regarde.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène II – Lélius, Syphax, Lépide</span></center> ===
 
'''Lélius'''
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/534]]==
Détachez-lui ces fers, il suffit qu’on le garde.
<br />Prince, je vous ai vu tantôt comme ennemi,
<br />Et vous vois maintenant comme ancien ami.
<br />Le fameux Scipion, de qui vous fûtes l’hôte,
<br />{{NumVers|1150}}Ne s’offensera point des fers que je vous ôte,
<br />Et feroit encor plus, s’il nous étoit permis
<br />De vous remettre au rang de nos plus chers amis.
 
'''Syphax'''
<br />Ah ! ne rejetez point dans ma triste mémoire
<br />Le cuisant souvenir de l’excès de ma gloire ;
<br />{{NumVers|1155}}Et ne reprochez point à mon cœur désolé,
<br />À force de bontés, ce qu’il a violé.
<br />Je fus l’ami de Rome, et de ce grand courage
<br />Qu’opposent nos destins aux destins de Carthage :
<br />Toutes deux, et ce fut le plus beau de mes jours,
<br />{{NumVers|1160}}Par leurs plus grands héros briguèrent mon secours.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/535]]==
J’eus des yeux assez bons pour remplir votre attente ;
<br />Mais que sert un bon choix dans une âme inconstante ?
<br />Et que peuvent les droits de l’hospitalité
<br />Sur un cœur si facile à l’infidélité ?
<br />{{NumVers|1165}}J’en suis assez puni par un revers si rude,
<br />Seigneur, sans m’accabler de mon ingratitude.
<br />Il suffit des malheurs qu’on voit fondre sur moi,
<br />Sans me convaincre encor d’avoir manqué de foi,
<br />Et me faire avouer que le sort qui m’opprime,
<br />{{NumVers|1170}}Pour cruel qu’il me soit, rend justice à mon crime.
 
'''Lélius'''
<br />Je ne vous parle aussi qu’avec cette pitié
<br />Que nous laisse pour vous un reste d’amitié :
<br />Elle n’est pas éteinte, et toutes vos défaites
<br />Ont rempli nos succès d’amertumes secrètes.
<br />Nous ne saurions voir même aujourd’hui qu’à regret
<br />Ce gouffre de malheurs que vous vous êtes fait.
<br />Le ciel m’en est témoin, et vos propres murailles,
<br />Qui nous voyoient enflés du gain de deux batailles,
<br />Ont vu cette amitié porter tous nos souhaits
<br />{{NumVers|1180}}À regagner la vôtre, et vous rendre la paix.
<br />Par quel motif de haine obstinée à vous nuire
<br />Nous avez-vous forcés vous-même à vous détruire ?
<br />Quel astre, de votre heur et du nôtre jaloux,
<br />Vous a précipité jusqu’à rompre avec nous ?
 
'''Syphax'''
<br />{{NumVers|1185}}Pourrez-vous pardonner, Seigneur, à ma vieillesse,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/536]]==
Si je vous fais l’aveu de toute sa foiblesse ?
<br />{{caché|––}}Lorsque je vous aimai, j’étois maître de moi ;
<br />Et tant que je le fus, je vous gardai ma foi ;
<br />Mais dès que Sophonisbe avec son hyménée
<br />{{NumVers|1190}}S’empara de mon âme et de ma destinée,
<br />Je suivis de ses yeux le pouvoir absolu,
<br />Et n’ai voulu depuis que ce qu’elle a voulu.
<br />{{caché|––}}Que c’est un imbécile et sévère esclavage
<br />Que celui d’un époux sur le penchant de l’âge,
<br />{{NumVers|1195}}Quand sous un front ridé qu’on a droit de haïr
<br />Il croit se faire aimer à force d’obéir !
<br />De ce mourant amour les ardeurs ramassées
<br />Jettent un feu plus vif dans nos veines glacées,
<br />Et pensent racheter l’horreur des cheveux gris
<br />{{NumVers|1200}}Par le présent d’un cœur au dernier point soumis,
<br />Sophonisbe par là devint ma souveraine,
<br />Régla mes amitiés, disposa de ma haine,
<br />M’anima de sa rage, et versa dans mon sein
<br />De toutes ses fureurs l’implacable dessein.
<br />{{NumVers|1205}}Sous ces dehors charmants qui paroient son visage,
<br />C’étoit une Alecton que déchaînoit Carthage :
<br />Elle avoit tout mon cœur, Carthage tout le sien ;
<br />Hors de ses intérêts, elle n’écoutoit rien ;
<br />Et malgré cette paix que vous m’avez offerte,
<br />{{NumVers|1210}}Elle a voulu pour eux me livrer à ma perte.
<br />Vous voyez son ouvrage en ma captivité,
<br />Voyez-en un plus rare en sa déloyauté.
<br />{{caché|––}}Vous trouverez, Seigneur, cette même furie
<br />Qui seule m’a perdu pour l’avoir trop chérie ;
<br />{{NumVers|1215}}Vous la trouverez, dis-je, au lit d’un autre roi,
<br />Qu’elle saura séduire et perdre comme moi.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/537]]==
Si vous ne le savez, c’est votre Massinisse,
<br />Qui croit par cet hymen se bien faire justice,
<br />Et que l’infâme vol d’une telle moitié
<br />{{NumVers|1220}}Le venge pleinement de notre inimitié ;
<br />Mais pour peu de pouvoir qu’elle ait sur son courage,
<br />Ce vainqueur avec elle épousera Carthage ;
<br />L’air qu’un si cher objet se plaît à respirer
<br />A des charmes trop forts pour n’y pas attirer :
<br />{{NumVers|1225}}Dans ce dernier malheur, c’est ce qui me console.
<br />Je lui cède avec joie un poison qu’il me vole,
<br />Et ne vois point de don si propre à m’acquitter
<br />De tout ce que ma haine ose lui souhaiter.
 
'''Lélius'''
<br />Je connois Massinisse, et ne vois rien à craindre
<br />{{NumVers|1230}}D’un amour que lui-même il prendra soin d’éteindre :
<br />Il en sait l’importance ; et quoi qu’il ait osé,
<br />Si l’hymen fut trop prompt, le divorce est aisé.
<br />Sophonisbe envers vous l’ayant mis en usage,
<br />Le recevra de lui sans changer de visage,
<br />{{NumVers|1235}}Et ne se promet pas de ce nouvel époux
<br />Plus d’amour ou de foi qu’elle n’en eut pour vous.
<br />Vous, puisque cet hymen satisfait votre haine,
<br />De ce qui le suivra ne soyez point en peine,
<br />Et sans en augurer pour nous ni bien ni mal,
<br />{{NumVers|1240}}Attendez sans souci la perte d’un rival,
<br />Et laissez-nous celui de voir quel avantage
<br />Pourroit avec le temps en recevoir Carthage.
 
'''Syphax'''
<br />Seigneur, s’il est permis de parler aux vaincus,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/538]]==
Souffrez encore un mot, et je ne parle plus.
<br />{{NumVers|1245}}{{caché|––}}Massinisse de soi pourroit fort peu de chose :
<br />Il n’a qu’un camp volant dont le hasard dispose ;
<br />Mais joint à vos Romains, joint aux Carthaginois,
<br />Il met dans la balance un redoutable poids,
<br />Et par ma chute enfin sa fortune enhardie
<br />{{NumVers|1250}}Va traîner après lui toute la Numidie.
<br />Je le hais fortement, mais non pas à l’égal
<br />Des murs que ma perfide eut pour séjour natal.
<br />Le déplaisir de voir que ma ruine en vienne,
<br />Craint qu’ils ne durent trop, s’il faut qu’il les soutienne.
<br />{{NumVers|1255}}Puisse-t-il, ce rival, périr, dès aujourd’hui !
<br />Mais puissé-je les voir trébucher avant lui !
<br />{{caché|––}}Prévenez donc, Seigneur, l’appui qu’on leur prépare ;
<br />Vengez-moi de Carthage avant qu’il se déclare ;
<br />Pressez en ma faveur votre propre courroux,
<br />{{NumVers|1260}}Et gardez jusque-là Massinisse pour vous.
<br />Je n’ai plus rien à dire, et vous en laisse faire.
 
'''Lélius'''
<br />Nous saurons profiter d’un avis salutaire.
<br />Allez m’attendre au camp : je vous suivrai de près.
<br />Je dois ici l’oreille à d’autres intérêts ;
<br />Et ceux de Massinisse…
 
'''Syphax'''
<br />{{NumVers|1265}}{{caché|Et ceux de Massinisse…}}Il osera vous dire…
 
'''Lélius'''
<br />Ce que vous m’avez dit, Seigneur, vous doit suffire.
<br />Encore un coup, allez, sans vous inquiéter ;
<br />Ce n’est pas devant vous que je dois l’écouter.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène II – Lélius, Massinisse, Mézétulle</span></center> ===
 
'''Massinisse'''
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/539]]==
L’avez-vous commandé, Seigneur, qu’en ma présence
<br />{{NumVers|1270}}Vos tribuns vers la Reine usent de violence ?
 
'''Lélius'''
<br />Leur ordre est d’emmener au camp les prisonniers ;
<br />Et comme elle et Syphax s’en trouvent les premiers,
<br />Ils ont suivi cet ordre en commençant par elle.
<br />Mais par quel intérêt prenez-vous sa querelle ?
 
'''Massinisse'''
<br />{{NumVers|1275}}Syphax vous l’aura dit, puisqu’il sort d’avec vous.
<br />{{caché|––}}Seigneur, elle a reçu son véritable époux ;
<br />Et j’ai repris sa foi par force violée
<br />Sur un usurpateur qui me l’avoit volée.
<br />Son père et son amour m’en avoient fait le don.
 
'''Lélius'''
<br />{{NumVers|1280}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/540]]==
Ce don pour tout effet n’eut qu’un lâche abandon.
<br />Dès que Syphax parut, cet amour sans puissance…
 
'''Massinisse'''
<br />J’étois lors en Espagne, et durant mon absence
<br />Carthage la força d’accepter ce parti ;
<br />Mais à présent Carthage en a le démenti.
<br />{{NumVers|1285}}En reprenant mon bien j’ai détruit son ouvrage,
<br />Et vous fais dès ici triompher de Carthage.
 
'''Lélius'''
<br />Commencer avant nous un triomphe si haut,
<br />Seigneur, c’est la braver un peu plus qu’il ne faut,
<br />Et mettre entre elle et Rome une étrange balance,
<br />{{NumVers|1290}}Que de confondre ainsi l’une et l’autre alliance,
<br />Notre ami tout ensemble et gendre d’Asdrubal.
<br />Croyez-moi, ces deux noms s’accordent assez mal ;
<br />Et quelque grand dessein que puisse être le vôtre,
<br />Vous ne pourrez longtemps conserver l’un et l’autre.
<br />{{NumVers|1295}}{{caché|––}}Ne vous figurez point qu’une telle moitié
<br />Soit jamais compatible avec notre amitié,
<br />Ni que nous attendions que le même artifice
<br />Qui nous ôta Syphax nous vole Massinisse.
<br />Nous aimons nos amis, et même en dépit d’eux
<br />{{NumVers|1300}}Nous savons les tirer de ces pas dangereux.
<br />Ne nous forcez à rien qui vous puisse déplaire.
 
'''Massinisse'''
<br />Ne m’ordonnez donc rien que je ne puisse faire ;
<br />Et montrez cette ardeur de servir vos amis,
<br />À tenir hautement ce qu’on leur a promis.
<br />{{NumVers|1305}}Du consul et de vous j’ai la parole expresse ;
<br />Et ce grand jour a fait que tout obstacle cesse.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/541]]==
Tout ce qui m’appartint me doit être rendu.
 
'''Lélius'''
<br />Et par où cet espoir vous est-il défendu ?
 
'''Massinisse'''
<br />Quel ridicule espoir en garderait mon âme,
<br />{{NumVers|1310}}Si votre dureté me refuse ma femme ?
<br />Est-il rien plus à moi, rien moins à balancer ?
<br />Et du reste par là que me faut-il penser ?
<br />Puis-je faire aucun fond sur la foi qu’on me donne,
<br />Et traité comme esclave, attendre ma couronne ?
 
'''Lélius'''
<br />{{NumVers|1315}}Nous en avons ici les ordres du sénat,
<br />Et même de Syphax il y joint tout l’État ;
<br />Mais nous n’en avons point touchant cette captive :
<br />Syphax est son époux, il faut qu’elle le suive.
 
'''Massinisse'''
<br />Syphax est son époux ! et que suis-je, Seigneur ?
 
'''Lélius'''
<br />{{NumVers|1320}}Consultez la raison plutôt que votre cœur ;
<br />Et voyant mon devoir, souffrez que je le fasse.
 
'''Massinisse'''
<br />Chargez, chargez-moi donc de vos fers en sa place :
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/542]]==
Au lieu d’un conquérant par vos mains couronné,
<br />Tramez à votre Rome un vainqueur enchaîné.
<br />{{NumVers|1325}}Je suis à Sophonisbe, et mon amour fidèle
<br />Dédaigne et diadème et liberté sans elle ;
<br />Je ne veux ni régner, ni vivre qu’en ses bras :
<br />Non, je ne veux…
 
'''Lélius'''
<br />{{caché|Non, je ne veux…}}Seigneur, ne vous emportez pas.
 
'''Massinisse'''
<br />Résolus à ma perte, hélas ! que vous importe
<br />{{NumVers|1330}}Si ma juste douleur se retient ou s’emporte ?
<br />Mes pleurs et mes soupirs vous fléchiront-ils mieux ?
<br />Et faut-il à genoux vous parler comme aux Dieux ?
<br />Que j’ai mal employé mon sang et mes services,
<br />Quand je les ai prêtés à vos astres propices,
<br />{{NumVers|1335}}Si j’ai pu tant de fois hâter votre destin,
<br />Sans pouvoir mériter cette part au butin !
 
'''Lélius'''
<br />Si vous avez, Seigneur, hâté notre fortune,
<br />Je veux bien que la proie entre nous soit commune ;
<br />Mais pour la partager, est-ce à vous de choisir ?
<br />{{NumVers|1340}}Est-ce avant notre aveu qu’il vous en faut saisir ?
 
'''Massinisse'''
<br />Ah ! si vous aviez fait la moindre expérience
<br />De ce qu’un digne amour donne d’impatience,
<br />Vous sauriez… Mais pourquoi n’en auriez-vous pas fait ?
<br />Pour aimer à notre âge en est-on moins parfait ?
<br />{{NumVers|1345}}Les héros des Romains ne sont-ils jamais hommes ?
<br />Leur Mars a tant de fois été ce que nous sommes,
<br />Et le maître des Dieux, des rois et des amants,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/543]]==
En ma place auroit eu mêmes empressements.
<br />J’aimois, on l’agréoit, j’étois ici le maître ;
<br />{{NumVers|1350}}Vous m’aimiez, ou du moins vous le faisiez paroître.
<br />L’amour en cet état daigne-t-il hésiter,
<br />Faute d’un mot d’aveu dont il n’ose douter ?
<br />Voir son bien en sa main et ne le point reprendre,
<br />Seigneur, c’est un respect bien difficile à rendre.
<br />{{NumVers|1355}}Un roi se souvient-il en des moments si doux
<br />Qu’il a dans votre camp des maîtres parmi vous ?
<br />Je l’ai dû toutefois, et je m’en tiens coupable.
<br />Ce crime est-il si grand qu’il soit irréparable ?
<br />Et sans considérer mes services passés,
<br />{{NumVers|1360}}Sans excuser l’amour par qui nos cœurs forcés…
 
'''Lélius'''
<br />Vous parlez tant d’amour, qu’il faut que je confesse
<br />Que j’ai honte pour vous de voir tant de faiblesse.
<br />N’alléguez point les Dieux : si l’on voit quelquefois
<br />Leur flamme s’emporter en faveur de leur choix,
<br />{{NumVers|1365}}Ce n’est qu’à leurs pareils à suivre leurs exemples ;
<br />Et vous ferez comme eux quand vous aurez des temples :
<br />Comme ils sont dans leur ciel au-dessus du danger,
<br />Ils n’ont là rien à craindre et rien à ménager.
<br />{{caché|––}}Du reste je sais bien que souvent il arrive
<br />{{NumVers|1370}}Qu’un vainqueur s’adoucit auprès de sa captive.
<br />Les droits de la victoire ont quelque liberté
<br />Qui ne sauroit déplaire à notre âge indompté ;
<br />Mais quand à cette ardeur un monarque défère,
<br />Il s’en fait un plaisir et non pas une affaire ;
<br />{{NumVers|1375}}Il repousse l’amour comme un lâche attentat,
<br />Dès qu’il veut prévaloir sur la raison d’État ;
<br />Et son cœur, au-dessus de ces basses amorces,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/544]]==
Laisse à cette raison toujours toutes ses forces.
<br />Quand l’amour avec elle a de quoi s’accorder,
<br />{{NumVers|1380}}Tout est beau, tout succède, on n’a qu’à demander ;
<br />Mais pour peu qu’elle en soit ou doive être alarmée,
<br />Son feu qu’elle dédit doit tourner en fumée.
<br />Je vous en parle en vain : cet amour décevant
<br />Dans votre cœur surpris a passé trop avant ;
<br />{{NumVers|1385}}Vos feux vous plaisent trop pour les vouloir éteindre ;
<br />Et tout ce que je puis, Seigneur, c’est de vous plaindre.
 
'''Massinisse'''
<br />Me plaindre tout ensemble et me tyranniser !
 
'''Lélius'''
<br />Vous l’avouerez un jour, c’est vous favoriser.
 
'''Massinisse'''
<br />Quelle faveur, grands Dieux ! qui tient lieu de supplice !
 
'''Lélius'''
<br />{{NumVers|1390}}Quand vous serez à vous, vous lui ferez justice.
 
'''Massinisse'''
<br />Ah ! que cette justice est dure à concevoir !
 
'''Lélius'''
<br />Je la conçois assez pour suivre mon devoir.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène II – Lélius, Massinisse, Mézétulle, Albin</span></center> ===
 
'''Albin'''
<br />Scipion vient, Seigneur, d’arriver dans vos tentes,
<br />Ravi du grand succès qui prévient ses attentes ;
<br />{{NumVers|1395}}Et ne vous croyant pas maître en si peu de jours,
<br />Il vous venoit lui-même amener du secours,
<br />Tandis que le blocus laissé devant Utique
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/545]]==
Répond de cette place à notre république.
<br />Il me donne ordre exprès de vous en avertir.
 
'''Lélius'''
<br />{{NumVers|1400}}Allez à votre hymen le faire consentir ;
<br />Allez le voir sans moi : je l’en laisse seul juge.
 
'''Massinisse'''
<br />Oui, contre vos rigueurs il sera mon refuge,
<br />Et j’en rapporterai d’autres ordres pour vous.
 
'''Lélius'''
<br />Je les suivrai, Seigneur, sans en être jaloux.
 
'''Massinisse'''
<br />{{NumVers|1405}}Mais avant mon retour si l’on saisit la Reine…
 
'''Lélius'''
<br />J’en réponds jusque-là, n’en soyez point en peine.
<br />Qu’on la fasse venir. Vous pouvez lui parler,
<br />Pour prendre ses conseils, et pour la consoler.
<br />{{caché|––}}Gardes, que sans témoins on le laisse avec elle.
<br />{{NumVers|1410}}Vous, pour dernier avis d’une amitié fidèle,
<br />Perdez fort peu de temps en ce doux entretien,
<br />Et jusques au retour ne vous vantez de rien.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène V – Massinisse, Sophonisbe, Mézétulle, Herminie</span></center> ===
 
'''Massinisse'''
<br />Voyez-la donc, Seigneur, voyez tout son mérite,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/546]]==
Voyez s’il est aisé qu’un héros… Il me quitte,
<br />{{NumVers|1415}}Et d’un premier éclat le barbare alarmé
<br />N’ose exposer son cœur aux yeux qui m’ont charmé.
<br />Il veut être inflexible, et craint de ne plus l’être,
<br />Pour peu qu’il se permît de voir et de connoître.
<br />{{caché|––}}Allons, allons, Madame, essayer aujourd’hui
<br />{{NumVers|1420}}Sur le grand Scipion ce qu’il a craint pour lui.
<br />Il vient d’entrer au camp ; venez-y par vos charmes
<br />Appuyer mes soupirs et secourir mes larmes ;
<br />Et que ces mêmes yeux qui m’ont fait tout oser,
<br />Si j’en suis criminel, servent à m’excuser.
<br />{{NumVers|1425}}Puissent-ils, et sur l’heure, avoir là tant de force,
<br />Que pour prendre ma place il m’ordonne un divorce,
<br />Qu’il veuille conserver mon bien en me l’ôtant !
<br />J’en mourrai de douleur, mais je mourrai content.
<br />Mon amour, pour vous faire un destin si propice,
<br />{{NumVers|1430}}Se prépare avec joie à ce grand sacrifice.
<br />Si c’est vous bien servir, l’honneur m’en suffira ;
<br />Et si c’est mal aimer, mon bras m’en punira.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Le trouble de vos sens, dont vous n’êtes plus maître,
<br />Vous a fait oublier, Seigneur, à me connoître.
<br />{{NumVers|1435}}{{caché|––}}Quoi ? j’irois mendier jusqu’au camp des Romains
<br />La pitié de leur chef qui m’auroit en ses mains ?
<br />J’irois déshonorer, par un honteux hommage,
<br />Le trône où j’ai pris place, et le sang de Carthage ;
<br />Et l’on verroit gémir la fille d’Asdrubal
<br />{{NumVers|1440}}Aux pieds de l’ennemi pour eux le plus fatal ?
<br />Je ne sais si mes yeux auroient là tant de force,
<br />Qu’en sa faveur sur l’heure il pressât un divorce ;
<br />Mais je ne me vois pas en état d’obéir,
<br />S’il osoit jusque-là cesser de me haïr.
<br />{{NumVers|1445}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/547]]==
La vieille antipathie entre Rome et Carthage
<br />N’est pas prête à finir par un tel assemblage.
<br />Ne vous préparez point à rien sacrifier
<br />À l’honneur qu’il auroit de vous justifier.
<br />Pour effet de vos feux et de votre parole,
<br />{{NumVers|1450}}Je ne veux qu’éviter l’aspect du Capitole ;
<br />Que ce soit par l’hymen ou par d’autres moyens,
<br />Que je vive avec vous ou chez nos citoyens,
<br />La chose m’est égale, et je vous tiendrai quitte,
<br />Qu’on nous sépare ou non, pourvu que je l’évite.
<br />{{NumVers|1455}}Mon amour voudroit plus ; mais je règne sur lui,
<br />Et n’ai changé d’époux que pour prendre un appui.
<br />{{caché|––}}Vous m’avez demandé la faveur de ce titre
<br />Pour soustraire mon sort à son injuste arbitre ;
<br />Et puisqu’à m’affranchir il faut que j’aide un roi,
<br />{{NumVers|1460}}C’est là tout le secours que vous aurez de moi.
<br />Ajoutez-y des pleurs, mêlez-y des bassesses,
<br />Mais laissez-moi, de grâce, ignorer vos foiblesses ;
<br />Et si vous souhaitez que l’effet m’en soit doux,
<br />Ne me donnez point lieu d’en rougir après vous.
<br />{{NumVers|1465}}Je ne vous cèle point que je serois ravie
<br />D’unir à vos destins les restes de ma vie ;
<br />Mais si Rome en vous-même ose braver les rois,
<br />S’il faut d’autres secours, laissez-les à mon choix :
<br />J’en trouverai, Seigneur, et j’en sais qui peut-être
<br />{{NumVers|1470}}N’auront à redouter ni maîtresse ni maître ;
<br />Mais mon amour préfère à cette sûreté
<br />Le bien de vous devoir toute ma liberté.
 
'''Massinisse'''
<br />Ah ! si je vous pouvois offrir même assurance,
<br />Que je serois heureux de cette préférence !
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|1475}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/548]]==
Syphax et Lélius pourront vous prévenir,
<br />Si vous perdez ici le temps de l’obtenir.
<br />Partez.
 
'''Massinisse'''
<br />{{caché|Partez.}}M’enviez-vous le seul bien qu’à ma flamme
<br />A souffert jusqu’ici la grandeur de votre âme ?
<br />{{caché|––}}Madame, je vous laisse aux mains de Lélius.
<br />{{NumVers|1480}}Vous avez pu vous-même entendre ses refus ;
<br />Et mon amour ne sait ce qu’il peut se promettre
<br />De celles du consul, où je vais me remettre.
<br />L’un et l’autre est Romain ; et peut-être en ce lieu
<br />Ce peu que je vous dis est le dernier adieu.
<br />{{NumVers|1485}}Je ne vois rien de sûr que cette triste joie ;
<br />Ne me l’enviez plus, souffrez que je vous voie ;
<br />Souffrez que je vous parle, et vous puisse exprimer
<br />Quelque part des malheurs où l’on peut m’abîmer,
<br />Quelques informes traits de la secrète rage
<br />{{NumVers|1490}}Que déjà dans mon cœur forme leur sombre image ;
<br />Non que je désespère : on m’aime ; mais, hélas !
<br />On m’estime, on m’honore, et l’on ne me craint pas.
<br />M’éloigner de vos yeux en cette incertitude,
<br />Pour un cœur tout à vous c’est un tourment bien rude ;
<br />{{NumVers|1495}}Et si j’en ose croire un noir pressentiment,
<br />C’est vous perdre à jamais que vous perdre un moment.
<br />{{caché|––}}Madame, au nom des Dieux, rassurez mon courage :
<br />Dites que vous m’aimez, j’en pourrai davantage ;
<br />J’en deviendrai plus fort auprès de Scipion.
<br />{{NumVers|1500}}Montrez pour mon bonheur un peu de passion,
<br />Montrez que votre flamme au même bien aspire :
<br />Ne régnez plus sur elle, et laissez-lui me dire…
 
'''Sophonisbe'''
<br />Allez, Seigneur, alléz ; je vous aime en époux,
<br />Et serois à mon tour aussi foible que vous.
 
'''Massinisse'''
<br />{{NumVers|1505}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/549]]==
Faites, faites-moi voir cette illustre foiblesse :
<br />Que ses douceurs…
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|Que ses douceurs…}}Ma gloire en est encor maîtresse.
<br />Adieu. Ce qui m’échappe en faveur de vos feux
<br />Est moins que je ne sens, et plus que je ne veux.
 
''(Elle rentre.)''
 
'''Mézétulle'''
<br />Douterez-vous encor, Seigneur, qu’elle vous aime ?
 
'''Massinisse'''
<br />{{NumVers|1510}}Mézétulle, il est vrai, son amour est extrême ;
<br />Mais cet extrême amour, au lieu de me flatter,
<br />Ne sauroit me servir qu’à mieux me tourmenter ;
<br />Ce qu’elle m’en fait voir redouble ma souffrance.
<br />Reprenons toutefois un moment de constance ;
<br />{{NumVers|1515}}En faveur de sa flamme espérons jusqu’au bout,
<br />Et pour tout obtenir allons hasarder tout.
 
 
 
== <center><span style="color:#006699">
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/550]]==
ACTE V</span></center> ==
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène première – Sophonisbe, Herminie</span></center> ===
 
'''Sophonisbe'''
<br />Cesse de me flatter d’une espérance vaine :
<br />Auprès de Scipion ce prince perd sa peine.
<br />S’il l’avoit pu toucher, il seroit revenu ;
<br />{{NumVers|1520}}Et puisqu’il tarde tant, il n’a rien obtenu.
 
'''Herminie'''
<br />Si tant d’amour pour vous s’impute à trop d’audace,
<br />Il faut un peu de temps pour en obtenir grâce :
<br />Moins on la rend facile, et plus elle a de poids.
<br />Scipion s’en fera prier plus d’une fois ;
<br />{{NumVers|1525}}Et peut-être son âme encore irrésolue…
 
'''Sophonisbe'''
<br />Sur moi, quoi qu’il en soit, je me rends absolue ;
<br />Contre sa dureté j’ai du secours tout prêt,
<br />Et ferai malgré lui moi seule mon arrêt.
<br />{{caché|––}}Cependant de mon feu l’importune tendresse
<br />{{NumVers|1530}}Aussi bien que ma gloire en mon sort s’intéresse,
<br />Veut régner en mon cœur comme ma liberté,
<br />Et n’ose l’avouer de toute sa fierté.
<br />Quelle bassesse d’âme ! ô ma gloire ! ô Carthage !
<br />Faut-il qu’avec vous deux un homme la partage ?
<br />{{NumVers|1535}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/551]]==
Et l’amour de la vie en faveur d’un époux
<br />Doit-il être en ce cœur aussi puissant que vous ?
<br />Ce héros a trop fait de m’avoir épousée ;
<br />De sa seule pitié s’il m’eût favorisée,
<br />Cette pitié peut-être en ce triste et grand jour
<br />{{NumVers|1540}}Auroit plus fait pour moi que cet excès d’amour.
<br />Il devoit voir que Rome en juste défiance…
 
'''Herminie'''
<br />Mais vous lui témoigniez pareille impatience ;
<br />Et vos feux rallumés montroient de leur côté
<br />Pour ce nouvel hymen égale avidité.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|1545}}Ce n’étoit point l’amour qui la rendoit égale :
<br />C’étoit la folle ardeur de braver ma rivale ;
<br />J’en faisois mon suprême et mon unique bien.
<br />Tous les cœurs ont leur foible, et c’étoit là le mien.
<br />La présence d’Éryxe aujourd’hui m’a perdue ;
<br />{{NumVers|1550}}Je me serois sans elle un peu mieux défendue ;
<br />J’aurois su mieux choisir et les temps et les lieux.
<br />Mais ce vainqueur vers elle eût pu tourner les yeux :
<br />Tout mon orgueil disoit à mon âme jalouse
<br />Qu’une heure de remise en eût fait son épouse,
<br />{{NumVers|1555}}Et que pour me braver à son tour hautement,
<br />Son feu se fût saisi de ce retardement.
<br />Cet orgueil dure encore, et c’est lui qui l’invite
<br />Par un message exprès à me rendre visite,
<br />Pour reprendre à ses yeux un si cher conquérant,
<br />{{NumVers|1560}}Ou, s’il me faut mourir, la braver en mourant.
<br />{{caché|––}}Mais je vois Mézétulle ; en cette conjoncture,
<br />Son retour sans ce prince est d’un mauvais augure.
<br />Raffermis-toi, mon âme, et prends des sentiments
<br />À te mettre au-dessus de tous événements.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène II – Sohonisbe, Mézétulle, Herminie</span></center> ===
 
'''Sophonisbe'''
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/552]]==
Quand reviendra le Roi ?
 
'''Mézétulle'''
<br />{{NumVers|1565}}{{caché|Quand reviendra le Roi ?}}Pourrai-je bien vous dire
<br />À quelle extrémité le porte un dur empire ?
<br />Et si je vous le dis, pourrez-vous concevoir
<br />Quel est son déplaisir, quel est son désespoir ?
<br />Scipion ne veut pas même qu’il vous revoie.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|1570}}J’ai donc peu de raison d’attendre cette joie ;
<br />Quand son maître a parlé, c’est à lui d’obéir.
<br />Il lui commandera bientôt de me haïr ;
<br />Et dès qu’il recevra cette loi souveraine,
<br />Je ne dois pas douter un moment de sa haine.
 
'''Mézétulle'''
<br />{{NumVers|1575}}Si vous pouviez douter encor de son ardeur,
<br />Si vous n’aviez pas vu jusqu’au fond de son cœur,
<br />Je vous dirois…
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|Je vous dirois…}}Que Rome à présent l’intimide ?
 
'''Mézétulle'''
<br />Madame, vous savez…
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|Madame, vous savez… }}Je sais qu’il est Numide.
<br />Toute sa nation est sujette à l’amour ;
<br />{{NumVers|1580}}Mais cet amonr s’allume et s’éteint en un jour :
<br />J’aurois tort de vouloir qu’il en eût davantage.
 
'''Mézétulle'''
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/553]]==
Que peut en cet état le plus ferme courage ?
<br />Scipion ou l’obsède ou le fait observer ;
<br />Dès demain vers Utique il le veut enlever…
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|1585}}N’avez-vous de sa part autre chose à me dire ?
 
'''Mézétulle'''
<br />Par grâce on a souffert qu’il ait pu vous écrire,
<br />Qu’il l’ait fait sans témoins ; et par ce peu de mots,
<br />Qu’ont arrosé ses pleurs, qu’ont suivi ses sanglots,
<br />Il vous fera juger…
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|Il vous fera juger…}}Donnez.
 
'''Mézétulle'''
<br />{{caché|Il vous fera juger… Donnez.}}Avec sa lettre,
<br />{{NumVers|1590}}Voilà ce qu’en vos mains j’ai charge de remettre.
 
'''Sophonisbe''' ''lit.''
<br />''Il ne m’est pas permis de vivre votre époux ; ''
<br />''{{caché|––––}}Mais enfin je vous tiens parole, ''
<br />''Et vous éviterez l’aspect du Capitole, ''
<br />''{{caché|––––}}Si vous êtes digne de vous. ''
<br />{{NumVers|1595}}''{{caché|––––}}Ce poison que je vous envoie ''
<br />''{{caché|––––}}En est la seule et triste voie ; ''
<br />''Et c’est tout ce que peut un déplorable roi ''
<br />''{{caché|––––––}}Pour dégager sa foi. ''
 
<br />Voilà de son amour une preuve assez ample ;
<br />{{NumVers|1600}}Mais s’il m’aimoit encore, il me devoit l’exemple :
<br />Plus esclave en son camp que je ne suis ici,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/554]]==
Il devoit de son sort prendre même souci.
<br />Quel présent nuptial d’un époux à sa femme !
<br />Qu’au jour d’un hyménée il lui marque de flamme !
<br />{{NumVers|1605}}Reportez, Mézétulle, à votre illustre roi
<br />Un secours dont lui-même a plus besoin que moi :
<br />Il ne manquera pas d’en faire un digne usage,
<br />Dès qu’il aura des yeux à voir son esclavage.
<br />Si tous les rois d’Afrique en sont toujours pourvus
<br />{{NumVers|1610}}Pour dérober leur gloire aux malheurs imprévus,
<br />Comme eux et comme lui j’en dois être munie ;
<br />Et quand il me plaira de sortir de la vie,
<br />De montrer qu’une femme a plus de cœur que lui,
<br />On ne me verra point emprunter rien d’autrui.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène III – Sophonisbe, Éryxe, page, Herminie, Barcée, Mézétulle</span></center> ===
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{NumVers|1615}}Éryxe viendra- t-elle ? As-tu vu cette reine ?
 
'''Le page'''
<br />Madame, elle est déjà dans la chambre prochaine,
<br />Surprise d’avoir su que vous la vouliez voir.
<br />Vous la voyez, elle entre.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|Vous la voyez, elle entre.}}Elle va plus savoir.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/555]]==
Si vous avez connu le prince Massinisse…
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|1620}}N’en parlons point, Madame ; il vous a fait justice.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Vous n’avez pas connu tout à fait son esprit ;
<br />Pour le connoître mieux, lisez ce qu’il m’écrit.
 
'''Éryxe'''
 
''(Elle lit bas.)''
<br />Du côté des Romains je ne suis point surprise ;
<br />Mais ce qui me surprend, c’est qu’il les autorise,
<br />{{NumVers|1625}}Qu’il passe plus avant qu’ils ne voudroient aller.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Que voulez-vous, Madame ? il faut s’en consoler.
<br />{{caché|––}}Allez, et dites-lui que je m’apprête à vivre,
<br />En faveur du triomphe, en dessein de le suivre ;
<br />Que puisque son amour ne sait pas mieux agir,
<br />{{NumVers|1630}}Je m’y réserve exprès pour l’en faire rougir.
<br />Je lui dois cette honte ; et Rome, son amie,
<br />En verra sur son front rejaillir l’infamie :
<br />Elle y verra marcher, ce qu’on n’a jamais vu,
<br />La femme du vainqueur à côté du vaincu,
<br />{{NumVers|1635}}Et mes pas chancelants sous ces pompes cruelles
<br />Couvrir ses plus hauts faits de taches éternelles.
<br />Portez-lui ma réponse ; allez.
 
'''Mézétulle'''
<br />{{caché|Portez-lui ma réponse ; allez.}}Dans ses ennuis…
 
'''Sophonisbe'''
<br />C’est trop m’importuner en l’état où je suis.
<br />Ne vous a-t-il chargé de rien dire à la Reine ?
 
'''Mézétulle'''
<br />{{NumVers|1640}}
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/556]]==
Non, Madame.
 
'''Sophonisbe'''
<br />{{caché|Non, Madame.}}Allez donc ; et sans vous mettre en peine
<br />De ce qu’il me plaira croire ou ne croire pas,
<br />Laissez en mon pouvoir ma vie et mon trépas.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène IV – Sophonisbe, Éryxe, Herminie, Barcée</span></center> ===
 
'''Sophonisbe'''
<br />Une troisième fois mon sort change de face,
<br />Madame, et c’est mon tour de vous quitter la place.
<br />{{NumVers|1645}}Je ne m’en défends point, et quel que soit le prix
<br />De ce rare trésor que je vous avois pris,
<br />Quelques marques d’amour que ce héros m’envoie,
<br />Ce que j’en eus pour lui vous le rend avec joie.
<br />Vous le conserverez plus dignement que moi.
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|1650}}Madame, pour le moins j’ai su garder ma foi ;
<br />Et ce que mon espoir en a reçu d’outrage
<br />N’a pu jusqu’à la plainte emporter mon courage.
<br />Aucun de nos Romains sur mes ressentiments…
 
'''Sophonisbe'''
<br />Je ne demande point ces éclaircissements,
<br />{{NumVers|1655}}Et m’en rapporte aux Dieux qui savent toutes choses.
<br />Quand l’effet est certain, il n’importe des causes :
<br />Que ce soit mon malheur, que ce soient nos tyrans,
<br />Que ce soit vous, ou lui, je l’ai pris, je le rends.
<br />{{caché|––}}Il est vrai que l’état où j’ai su vous le prendre
<br />{{NumVers|1660}}N’est pas du tout le même où je vais vous le rendre :
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/557]]==
Je vous l’ai pris vaillant, généreux, plein d’honneur,
<br />Et je vous le rends lâche, ingrat, empoisonneur ;
<br />Je l’ai pris magnanime, et vous le rends perfide ;
<br />Je vous le rends sans cœur, et l’ai pris intrépide ;
<br />{{NumVers|1665}}Je l’ai pris le plus grand des princes africains,
<br />Et le rends, pour tout dire, esclave des Romains.
 
'''Éryxe'''
<br />Qui me le rend ainsi n’a pas beaucoup d’envie
<br />Que j’attache à l’aimer le bonheur de ma vie.
 
'''Sophonisbe'''
<br />Ce n’est pas là, Madame, où je prends intérêt.
<br />{{NumVers|1670}}Acceptez, refusez, aimez-le tel qu’il est,
<br />Dédaignez son mérite, estimez sa foiblesse ;
<br />De tout votre destin vous êtes la maîtresse :
<br />Je la serai du mien, et j’ai cru vous devoir
<br />Ce mot d’avis sincère avant que d’y pourvoir.
<br />{{NumVers|1675}}S’il part d’un sentiment qui flatte mal les vôtres,
<br />Lélius, que je vois, vous en peut donner d’autres ;
<br />Souffrez que je l’évite, et que dans mon malheur
<br />Je m’ose de sa vue épargner la douleur.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène V – Lélius, Éryxe, Lépide, Barcée</span></center> ===
 
'''Lélius'''
<br />Lépide, ma présence est pour elle un supplice.
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|1680}}Vous a-t-on dit, Seigneur, ce qu’a fait Massinisse ?
 
'''Lélius'''
<br />J’ai su que pour sortir d’une témérité
<br />Dans une autre plus grande il s’est précipité .
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/558]]==
Au bas de l’escalier j’ai trouvé Mézétulle ;
<br />Sur ce qu’a dit la Reine il est un peu crédule ;
<br />{{NumVers|1685}}Pour braver Massinisse, elle a quelque raison
<br />De refuser de lui le secours du poison ;
<br />Mais ce refus pourroit n’être qu’un stratagème,
<br />Pour faire, malgré nous, son destin elle-même.
<br />{{caché|––}}Allez l’en empêcher, Lépide ; et dites-lui
<br />{{NumVers|1690}}Que le grand Scipion veut lui servir d’appui,
<br />Que Rome en sa faveur voudra lui faire grâce,
<br />Qu’un si prompt désespoir sentiroit l’âme basse.
<br />Que le temps fait souvent plus qu’on ne s’est promis,
<br />Que nous ferons pour elle agir tous nos amis :
<br />{{NumVers|1695}}Enfin avec douceur tâchez de la réduire
<br />À venir dans le camp, à s’y laisser conduire,
<br />À se rendre à Syphax, qui même en ce moment
<br />L’aime et l’adore encor malgré son changement.
<br />Nous attendrons ici l’effet de votre adresse ;
<br />{{NumVers|1700}}N’y perdez point de temps.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène VI – Lélius, Éryxe, Barcée</span></center> ===
 
'''Lélius'''
<br />{{caché|N’y perdez point de temps.}}Et vous, grande princesse,
<br />Si des restes d’amour ont surpris un vainqueur,
<br />Quand il devoit au vôtre et son trône et son cœur,
<br />Nous vous en avons fait assez prompte justice,
<br />Pour obtenir de vous que ce trouble finisse,
<br />{{NumVers|1705}}Et que vous fassiez grâce à ce prince inconstant,
<br />Qui se vouloit trahir lui-même en vous quittant.
 
'''Éryxe'''
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/559]]==
Vous auroit-il prié, Seigneur, de me le dire ?
 
'''Lélius'''
<br />De l’effort qu’il s’est fait il gémit, il soupire ;
<br />Et je crois que son cœur, encore outré d’ennui,
<br />{{NumVers|1710}}Pour retourner à vous n’est pas assez à lui.
<br />Mais si cette bonté qu’eut pour lui votre flamme
<br />Aidoit à sa raison à rentrer dans son âme,
<br />Nous aurions peu de peine à rallumer des feux
<br />Que n’a pas bien éteints cette erreur de ses vœux.
 
'''Éryxe'''
<br />{{NumVers|1715}}Quand d’une telle erreur vous punissez l’audace,
<br />Il vous sied mal pour lui de me demander grâce :
<br />Non que je la refuse à ce perfide tour ;
<br />L’hymen des rois doit être au-dessus de l’amour ;
<br />Et je sais qu’en un prince heureux et magnanime
<br />{{NumVers|1720}}Mille infidélités ne sauroient faire un crime ;
<br />Mais si tout inconstant il est digne de moi,
<br />Il a cessé de l’être en cessant d’être roi.
 
'''Lélius'''
<br />Ne l’est-il plus, Madame ? et si la Gétulie
<br />Par votre illustre hymen à son trône s’allie,
<br />{{NumVers|1725}}Si celui de Syphax s’y joint dès aujourd’hui,
<br />En est-il sur la terre un plus puissant que lui ?
 
'''Éryxe'''
<br />Et de quel front, Seigneur, prend-il une couronne,
<br />S’il ne peut disposer de sa propre personne,
<br />S’il lui faut pour aimer attendre votre choix,
<br />{{NumVers|1730}}Et que jusqu’en son lit vous lui fassiez des lois ?
<br />Un sceptre compatible avec un joug si rude
<br />N’a rien à me donner que de la servitude ;
<br />Et si votre prudence ose en faire un vrai roi,
<br />Il est à Sophonisbe, et ne peut être à moi.
<br />{{NumVers|1735}}Jalouse seulement de la grandeur royale,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/560]]==
Je la regarde en reine, et non pas en rivale ;
<br />Je vois dans son destin le mien enveloppé,
<br />Et du coup qui la perd tout mon cœur est frappé.
<br />Par votre ordre on la quitte ; et cet ami fidèle
<br />{{NumVers|1740}}Me pourroit, au même ordre, abandonner comme elle.
<br />{{caché|––}}Disposez de mon sceptre, il est entre vos mains :
<br />Je veux bien le porter au gré de vos Romains.
<br />Je suis femme ; et mon sexe accablé d’impuissance
<br />Ne reçoit point d’affront par cette dépendance ;
<br />{{NumVers|1745}}Mais je n’aurai jamais à rougir d’un époux
<br />Qu’on voie ainsi que moi ne régner que sous vous.
 
'''Lélius'''
<br />Détrompex-vous, Madame ; et voyez dans l’Asie
<br />Nos dignes alliés régner sans jalousie,
<br />Avec l’indépendance, avec l’autorité
<br />{{NumVers|1750}}Qu’exige de leur rang toute la majesté.
<br />Regardez Prusias, considérez Attale,
<br />Et ce que souffre en eux la dignité royale.
<br />Massinisse avec vous, et toute autre moitié,
<br />Recevra même honneur et pareille amitié.
<br />{{NumVers|1755}}Mais quant à Sophonisbe, il m’est permis de dire
<br />Qu’elle est Carthaginoise ; et ce mot doit suffire.
<br />{{caché|––}}Je dirois qu’à la prendre ainsi sans notre aveu,
<br />Tout notre ami qu’il est, il nous bravoit un peu ;
<br />Mais comme je lui veux conserver votre estime,
<br />{{NumVers|1760}}Autant que je le puis je déguise son crime,
<br />Et nomme seulement imprudence d’État
<br />Ce que nous aurions droit de nommer attentat.
 
 
=== <center><span style="color:#006699">Scène VI – Lélius, Éryxe, Lépide, Barcée</span></center> ===
 
'''Lélius'''
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/561]]==
Mais Lépide déjà revient de chez la Reine.
<br />Qu’avez- vous obtenu de cette âme hautaine ?
 
'''Lépide'''
<br />{{NumVers|1765}}Elle avoit trop d’orgueil pour en rien obtenir :
<br />De sa haine pour nous elle a su se punir.
 
'''Lélius'''
<br />Je l’avois bien prévu, je vous l’ai dit moi-même,
<br />Que ce dessein de vivre étoit un stratagème,
<br />Qu’elle voudroit mourir ; mais ne pouviez-vous pas…
 
'''Lépide'''
<br />{{NumVers|1770}}Ma présence n’a fait que hâter son trépas.
<br />{{caché|––}}À peine elle m’a vu, que d’un regard farouche,
<br />Portant je ne sais quoi de sa main à sa bouche :
<br />« Parlez, m’a-t-elle dit, je suis en sûreté,
<br />Et recevrai votre ordre avec tranquillité. »
<br />{{NumVers|1775}}Surpris d’un tel discours, je l’ai pourtant flattée :
<br />J’ai dit qu’en grande reine elle seroit traitée,
<br />Que Scipion et vous en prendriez souci ;
<br />Et j’en voyois déjà son regard adouci,
<br />Quand d’un souris amer me coupant la parole :
<br />{{NumVers|1780}}« Qu’aisément, reprend-elle, une âme se console !
<br />Je sens vers cet espoir tout mon cœur s’échapper ;
<br />Mais il est hors d’état de se laisser tromper,
<br />Et d’un poison ami le secourable office
<br />Vient de fermer la porte à tout votre artifice.
<br />{{NumVers|1785}}{{caché|––}}Dites à Scipion qu’il peut dès ce moment
<br />Chercher à son triomphe un plus rare ornement.
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/562]]==
Pour voir de deux grands rois la lâcheté punie,
<br />J’ai dû livrer leur femme à cette ignominie :
<br />C’est ce que méritoit leur amour conjugal ;
<br />{{NumVers|1790}}Mais j’en ai dû sauver la fille d’Asdrubal.
<br />Leur bassesse aujourd’hui de tous deux me dégage ;
<br />Et n’étant plus qu’à moi, je meurs toute à Carthage,
<br />Digne sang d’un tel père, et digne de régner,
<br />Si la rigueur du sort eut voulu m’épargner ! »
<br />{{NumVers|1795}}{{caché|––}}À ces mots, la sueur lui montant au visage,
<br />Les sanglots de sa voix saisissent le passage ;
<br />Une morte pâleur s’empare de son front ;
<br />Son orgueil s’applaudit d’un remède si prompt :
<br />De sa haine aux abois la fierté se redouble ;
<br />{{NumVers|1800}}Elle meurt à mes yeux, mais elle meurt sans trouble,
<br />Et soutient en mourant la pompe d’un courroux
<br />Qui semble moins mourir que triompher de nous.
 
'''Éryxe'''
<br />Le dirai-je, Seigneur ? je la plains et l’admire :
<br />Une telle fierté méritoit un empire ;
<br />{{NumVers|1805}}Et j’aurois en sa place eu même aversion
<br />De me voir attachée au char de Scipion.
<br />La fortune jalouse et l’amour infidèle
<br />Ne lui laissoient ici que son grand cœur pour elle :
<br />Il a pris le dessus de toutes leurs rigueurs,
<br />{{NumVers|1810}}Et son dernier soupir fait honte à ses vainqueurs.
 
'''Lélius'''
<br />Je dirai plus, Madame, en dépit de sa haine,
<br />
==[[Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/563]]==
Une telle fierté devoit naître romaine.
<br />Mais allons consoler un prince généreux,
<br />Que sa seule imprudence a rendu malheureux.
<br />{{NumVers|1815}}Allons voir Scipion, allons voir Massinisse ;
<br />Souffrez qu’en sa faveur le temps vous adoucisse ;
<br />Et préparez votre âme à le moins dédaigner,
<br />Lorsque vous aurez vu comme il saura régner.
 
'''Éryxe'''
<br />En l’état où je suis, je fais ce qu’on m’ordonne ;
<br />{{NumVers|1820}}Mais ne disposez point, Seigneur, de ma personne ;
<br />Et si de ce héros les désirs inconstants…
 
'''Lélius'''
<br />Madame, encore un coup, laissons-en faire au temps.
 
 
----