« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Saint-Bonnet » : différence entre les versions

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Il est une question qui brûlait hier, et qui, tiède aujourd’hui, pourrait, d’un jour à l’autre, reprendre sa chaleur première, car elle n’a pas été résolue. C’est cette question des classiques grecs et latins, en apparence toute littéraire, mais dont le sens profond n’a frappé personne quand on l’a agitée, puisqu’elle cache, — et tout le monde l’a senti, — sous son intitulé modeste, cet énorme problème politique et social de l’éducation, qui déjà faisait sourciller le vaste et serein génie de Leibnitz bien avant que l’Europe n’eût vu le dix-huitième siècle et la Révolution française. Rendu par ce double événement bien plus difficile à résoudre, un tel problème, malgré tout ce qu’il a inspiré dernièrement aux esprits les plus opposés, n’était cependant pas arrivé à ce point de démonstration qu’il pût imposer sa solution, comme une loi, à l’État lui-même, après l’avoir imposée à l’Opinion, comme une vérité. Et il y avait plus. Sur cette question de l’enseignement si grave, si pressante, si peu faite pour attendre, puisqu’elle implique l’avenir et le compromet, c’était surtout l’Opinion qui était restée indécise. Elle s’était émue, il est vrai, mais elle ne s’était pas prononcée. Les hommes qui devraient la conduire et ceux qui pourraient l’égarer s’étaient passionnés. On avait bataillé de part et d’autre, mais d’aucun côté on n’avait vaincu. D’aucun côté (jusqu’ici du moins) ne s’était levée, pour en finir, une de ces intelligences supérieures qui ferment les débats sur une question, comme Cromwell ferma la porte du parlement et en mit la clef dans sa poche ; et la Critique attendait toujours le mot concluant et définitif qui devient, au bout d’un certain temps, la pensée de tout le monde, ce mot qui est le coup de canon de lumière après lequel il peut y avoir des ennemis encore, mais après lequel il n’y a plus de combattants.
 
Eh bien ! ce que la critique attendait, elle ne l’attend plus. Le mot dictatorial dont nous parlons a été dit, et comme nous ne le prévoyions bien, du reste, il vient d’être dit par une intelligence chrétienne. M. Saint-Bonnet ne serait pas chrétien que de nature et de physiologie intellectuelle il irait au fond des choses et creuserait les questions jusqu’au tuf. Il se tient si loin de la forge aux réputations, il fait si peu antichambre dans les boutiques où nous brassons la renommée ; moitié aigle et moitié colombe, c’est un esprit si haut et si chaste dans la solitude de sa province, qu’on est obligé de rappeler qu’à vingt-trois ans il achevait son ouvrage de l’Unité ''spirituelle'', trois volumes, étonnants d’aperçus, malgré leurs erreurs, et qui donnaient du moins la puissance de jet et le plein cintre de cet esprit qui s’élançait, et que plus tard il s’élevait d’un adorable ''Traité'' ''de'' ''la'' ''douleur'', jusqu’à cette ''Restauration'' ''française'', l’ouvrage le plus fort d’idées qu’on ait écrit sur notre époque. Métaphysicien comme Mallebranche, avec la poésie d’expression au service de la métaphysique que Mallebranche, malgré son chapitre des ''Passions'' (admiration d’école !), n’avait pas, M. Saint-Bonnet est une de ces pompes intellectuelles qui vident toute question à laquelle s’applique le formidable appareil de leur cerveau. Quel qu’eût été le courant d’idées dans lequel il eût fonctionné, nous aurions eu toujours sur celtecette question de l’enseignement, puisqu’il la traitait, un livre remarquable, avec lequel il eût fallu rudement discuter, mais M. Saint-Bonnet est chrétien. La discussion, s’il y en a une, ne nous regarde plus. M. Saint-Bonnet a ajouté la vigueur de l’idée chrétienne aux forces vives de son esprit ; et c’est ainsi qu’il est arrivé, non à la vérité par éclairs, mais au plein jour de la vérité.
 
Et quel qu’ait été le renfort de l’idée chrétienne, il y est arrivé pourtant par sa voie propre d’études habituelles et de facultés profondes, intuitives et réfléchies tour à tour. On n’a pas oublié sans doute que les prétentions en présence sur cette question de l’enseignement, c’étaient, d’une part, l’inocuité morale, des classiques et leur convenance littéraire, et de l’autre, le danger auquel ils exposent de jeunes esprits qui prennent leurs premiers plis et reçoivent les terribles premières impressions de la vie, — terribles, car ce sont peut-être les seules qui doivent leur rester ! — Comme les autres écrivains qui ont discuté l’influence de la littérature ancienne sur l’intelligence des générations modernes, M. Saint-Bonnet ne s’est pas contenté de poser une question d’histoire et d’établir superficiellement un rapport de cause à effet entre la moralité des auteurs païens, dont les œuvres sont livrées trop tôt à de sympathiques admirations, et la moralité des hommes nés dans le sein du christianisme et qu’a lavés, même intellectuellement, le baptême. M. Saint-Bonnet a voulu davantage. Habitué à la méditation philosophique, à ce reploiement de la pensée qui s’aiguise en se pénétrant, il a entrepris de dégager cette loi de déduction qui, chez les autres écrivains, n’avait encore été qu’indiquée, et de la faire toucher par tant de côtés et à tant de reprises à ses lecteurs, qu’il fût impossible de la nier. A notre sens, il a réussi. Il a traversé rapidement les faits d’expérience que de part et d’autre on s’opposait ; puis, enfonçant la griffe de sa toute-puissante analyse dans les flancs mêmes de la question psychologique, il a substitué une question de nature humaine et d’inévitabilité logique à un rapprochement décevant dont on pourrait également dire ; Cela est-il ou cela n’est-il pas ? Conséquent à la manière des grands observateurs, qui généralisent quand ils concluent, anatomiste de la pensée comme Bichat et Cuvier l’étaient des organes, il a pris la tête humaine dans sa main et il a dit : Cette tête étant conformée comme elle est, il est évident que telles idées ou tels sentiments qu’on y infiltre, quand elle est vierge encore doivent produire tel effet funeste, — absolument comme le chimiste dit : Tel liquide versé dans un autre liquide doit produire tel précipitée coup sûr ; — et par là il a donné à une argumentation épuisée le degré de solidité qui devait la rendre invincible.
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« La fonction psychologique de la Raison, dit M. Saint-Bonnet, est de placer continuellement la notion de l’être, la notion de la loi, du nécessaire, de l’unité, du juste, du bien en soi, en un mot, du Divin, sous les perceptions innombrables du phénomène, du variable, du relatif, du fini, que lui transmet sans cesse l’Intelligence recueillant le produit des sens, et d’empêcher que nous ne restions de simples animaux. La fonction de la Raison, en un mot, est de rappeler constamment l’homme des perceptions contingentes et personnelles aux perceptions impersonnelles et immuables ; de la nature physique où le retient le corps, à la Raison éternelle d’où lui descend la vérité. » Une telle faculté, qui soude presque l’homme à Dieu, s’il est permis de parler ainsi, devait être la première que la philosophie du dix-huitième siècle, la philosophie du ''moi'' et de la chose exclusivement humaine, dût fausser. Et elle n’y manqua pas. Elle la brisa. Pour cela, la philosophie pesa sur l’esprit de l’homme de deux manières, par les sciences qui ne s’adressent qu’à l’esprit et qui finissent par lui donner le vertige de sa force, et par l’effet du paganisme sur l’âme, influence — il faut le reconnaître — que le dix-huitième siècle n’avait pas créée ; qui existait depuis la Renaissance, mais qui, grossie chaque jour, avait fait avalanche sur la pente escarpée de ce siècle, où toutes les erreurs entassées avaient fini par se précipiter.
 
Tel est le chemin que l’auteur de l’Affaiblissement ''de'' ''la'' ''Raison'' parcourt, après l’avoir creusé, pour arriver à cette question de l’influence du paganisme sur de jeunes âmes, qui ne semble être qu’une question de rhétorique aux esprits superficiels, mais qui est, pour les esprits profonds, une question de philosophie, de gouvernement, d’avenir du monde. Les esprits superficiels..., nous savons ce qu’ils sont dans une époque où le système des majorités est une méthode de vérité. Nous savons que, pour peu qu’ils aient une misère de talent, de palette, et même, sans cela, de renommée, les voilà les conducteurs et les chauffeurs de l’Opinion sur tous les rails ; mais qu’importe ! nous renverrons ceux qui croient à leurs paroles légères au livre de M. Saint-Bonnet. A qui suivra comme nous ce grand mineur, ce grand stratégiste, qui creuse si bien le dessous des questions qu’il veut résoudre, il ne restera nulle incertitude pour les plus inquiets. Toute anxiété sera dissipée ! La question qui a dernièrement scandalisé MM. les dandies littéraires, celtecette fine fleur d’humanistes à gants blancs de cette époque de Doctrinaires en toutes choses, lesquels prétendent savoir le latin et ne vouloir l’étudier que dans les sources les plus pures, cette question, qui n’est pas seulement une question de pédagogue, mais une question d’âme, sera plus que résolue : elle sera épuisée. M. Saint-Bonnet l’a retournée dans tous les sens. Il en a sondé toutes les faces. Naturalisme d’abord, scepticisme ensuite, toutes les influences qui sortent, pour l’enfant, des premières impressions littéraires, des premières ivresses de son imagination ravie, M. Saint-Bonnet les a étudiées, les a poursuivies, dans les mille canaux de l’âme et de la vie, comme un grand médecin qui poursuivrait dans les réseaux des veines et au plus secret de nos organes le virus mystérieux de quelque horrible maladie. Oui, cet observateur si fort sur la nature morale de l’homme, sur tout ce qui la trouble et l’altère, nous fait l’effet d’un grand médecin. Là ou les autres voient la santé ou une hygiène sans inconvénient et sans péril, le grand médecin voit le mal, l’empoisonnement et la mort. Du reste, le remède proposé par notre pathologiste intellectuel est bien simple. Il demande que les premières émotions, que les premières admirations de l’enfant soient chrétiennes. Il tient à ce que l’enfant soit littérairement et même philosophiquement chrétien dans sa mesure enfantine, avant de pénétrer dans la littérature et la civilisation païenne. Il désire que les sciences morales et dogmatiques l’emportent dans l’éducation sur les sciences expérimentales et naturelles, et il rédige ainsi son programme : « La littérature prise dans les saints Pères avant de passer à l’étude de l’Antiquité ; la philosophie avant la rhétorique, et surtout la science parfaite et solide des doctrines théologiques, puisées dans les auteurs approuvés par le Saint-Père. » Quelle plus grande simplicité !
 
Et ces conclusions ne sont pas nouvelles. Elles ont été exprimées déjà par beaucoup d’esprits dans la discussion dont nous parlions plus haut au commencement de ce chapitre. Ce sont les conclusions, pour ainsi dire, ''catholiques'', de la question. Mais ce qui est neuf, ce qui appartient en propre à l’auteur de l’Affaiblissement ''de'' ''la'' ''Raison'', c’est la manière dont il aboutit à ces conclusions et dont il les impose. Livre de circonstance pensé par un esprit d’une originalité perçante, l’Affaiblissement, nous le répétons, dit avec ascendant le mot décisif qui doit influer sur les destinées d’une question posée et en litige encore. Il ralliera les intelligences fortes. Il fera la lumière par en haut. Seulement, comme tous les livres d’un talent très-élevé ou très-profond, il a besoin du temps pour son succès. Il ne peut pas l’avoir immédiatement, et voici pourquoi : il faut aux livres comme aux talents destinés au succès rapide, au succès à l’heure même, un côté de médiocrité, soit dans la forme, soit dans le fond, lequel ne déconcerte pas trop la masse des esprits qui se mêlent de les juger. Quand on n’a pas ce bienheureux côté de médiocrité dans le talent qui nous vaut la sympathie vulgaire, on a besoin du temps pour la renommée de son nom ou la vérité qu’on annonce. Or, le livre de M. Saint-Bonnet est aussi grandement et artistement écrit qu’il est fermement pensé. L’auteur le sait, du reste. Il sait que les gloires les plus pures et les plus solides, espèces de diamants douloureux, se forment comme les plus lentes et les plus belles cristallisations. Quel que soit le retentissement ou le silence du nouvel écrit qu’il publie, il ne s’en étonnera pas ; il est trop métaphysicien pour s’en étonner. Seulement, applaudi ou délaissé du public, ce livre n’en formule pas moins, sur la question de l’enseignement classique, les grandes considérations qui doivent rester et auxquelles il faudra bien revenir. Et ce n’est pas tout. En dehors de la question pratique de l’enseignement, l’ouvrage de M. Saint-Bonnet se distingue par une chose d’un mérite absolu et impérissable comme la métaphysique elle-même, et cette chose, fût-elle seule, suffirait pour classer très-haut l’écrit où elle paraît pour la première fois. Nous voulons parler de cette analyse de la Raison, avec les huit facultés qui la composent, et qui sera peut-être pour la gloire philosophique de M. Saint-Bonnet ce que fut pour Kant le remaniement des catégories d’Aristote. En philosophie, une bonne distinction a quelquefois l’importance d’une découverte ; mais ici il y a plus qu’une distinction, il y a une systématisation tout entière, avec laquelle on répondra désormais au Rationalisme sur cette question de la Raison, qu’il a si cruellement et si machiavéliquement troublée en la séparant de la Foi. Ajoutons qu’un autre bienfait de la théorie de M. Saint-Bonnet sera de mettre fin à la thèse du traditionalisme exclusif.