« Marie Tudor (Victor Hugo) » : différence entre les versions

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{{titre|Marie Tudor|[[Auteur :Victor Hugo|Victor Hugo]]|1833}}
 
==AVERTISSEMENT==
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Il y a deux manières de passionner la foule au
théâtre : par le grand et par le vrai. Le grand prend
les masses, le vrai saisit l’ individul’individu.
 
Le but du poète dramatique, quel que soit d’ ailleursd’ailleurs
l’ ensemblel’ensemble de ses idées sur l’ artl’art, doit donc toujours
être, avant tout, de chercher le grand, comme
Corneille, ou le vrai, comme Molière ; ou, mieux
encore, et c’ estc’est ici le plus haut sommet où puisse
monter le génie, d’ atteindred’atteindre tout à la fois le grand
et le vrai, le grand dans le vrai, le vrai dans le
grand, comme Shakspeare.
 
Car, remarquons-le en passant, il a été donné à
Shakspeare, et c’ estc’est ce qui fait la souveraineté de
son génie, de concilier, d’ unird’unir, d’ amalgamerd’amalgamer sans
cesse dans son œuvre ces deux qualités, la vérité et
la grandeur, qualités presque opposées, ou tout au
moins tellement distinctes, que le défaut de chacune
d’ ellesd’elles constitue le contraire de l’ autrel’autre. L’ écueilL’écueil
du vrai, c’ estc’est le petit, l’ écueill’écueil du grand, c’ estc’est le
faux. Dans tous les ouvrages de Shakspeare, il y a du
grand qui est vrai, et du vrai qui est grand. Au
centre de toutes ses créations, on retrouve le point
d’ intersectiond’intersection de la grandeur
et de la vérité ; et là où les choses grandes et les
choses vraies se croisent, l’ artl’art est complet.
Shakspeare, comme Michel-Ange, semble avoir été
créé pour résoudre ce problème étrange dont le simple
énoncé paraît absurde : -rester—rester toujours dans la
nature, tout en en sortant quelquefois. -Shakspeare—Shakspeare
exagère les proportions, mais il maintient les
rapports. Admirable toute-puissance du poète ! Il fait
des choses plus hautes que nous qui vivent comme nous.
Hamlet, par exemple, est aussi vrai qu’ aucunqu’aucun de nous,
et plus grand. Hamlet est colossal, et pourtant réel.
C’ estC’est que Hamlet, ce n’ estn’est pas vous, ce n’ estn’est pas moi,
c’ estc’est nous tous. Hamlet, ce n’ estn’est pas un homme,
c’est l’homme.
c’ est l’ homme.
 
Dégager perpétuellement le grand à travers le vrai, le
vrai à travers le grand, tel est donc, selon l’ auteurl’auteur
de ce drame, et en maintenant, du reste, toutes les
autres idées qu’ ilqu’il a pu développer ailleurs sur ces
matières, tel est le but du poète au théâtre. Et ces
deux mots, grand et vrai, renferment tout. La
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Ce but, on ne lui supposera pas la présomption de
croire qu’qu’il il l’ al’a jamais atteint, ou même qu’ ilqu’il pourra
jamais l’ atteindrel’atteindre ; mais on lui permettra de se
rendre à lui-même publiquement ce témoignage, qu’ ilqu’il
n’ enn’en a jamais cherché d’ autred’autre au théâtre jusqu’ àjusqu’à ce
jour. Le nouveau drame qu’ ilqu’il vient de faire
représenter est un effort de plus vers ce but
rayonnant. Quelle est, en effet, la pensée qu’ ilqu’il a
tenté de réaliser dans Marie Tudor ? La voici. Une
reine qui soit une femme. Grande comme reine. Vraie
comme femme.
 
Il l’ al’a déjà dit ailleurs, le drame comme il le sent,
le drame comme il voudrait le voir créer par un homme
de génie, le drame selon le dix-neuvième siècle, ce
n’ estn’est pas la tragi-comédie hautaine, démesurée,
espagnole et sublime de Corneille ; ce n’ estn’est pas la
tragédie abstraite, amoureuse, idéale et divinement
élégiaque de Racine ; ce n’ estn’est pas la comédie
profonde, sagace, pénétrante, mais
trop impitoyablement ironique, de Molière ; ce n’ estn’est
pas la tragédie à intention philosophique de
Voltaire ; ce n’ estn’est pas la comédie à action
révolutionnaire de Beaumarchais ; ce n’ estn’est pas plus
que tout cela, mais c’ estc’est tout cela à la fois ; ou,
pour mieux dire, ce n’ estn’est rien de tout cela. Ce n’ estn’est
pas, comme chez ces grands hommes, un seul côté des
choses systématiquement et perpétuellement mis en
lumière, c’ estc’est tout regardé à la fois sous toutes les
faces. S’ ilS’il y avait un homme aujourd’ huiaujourd’hui qui pût
réaliser le drame comme nous le comprenons, ce drame,
ce serait le cœur humain, la tête humaine, la passion
humaine, la volonté humaine ; ce serait le passé
ressuscité au profit du présent ; ce serait l’ histoirel’histoire
que nos pères ont faite confrontée avec l’ histoirel’histoire que
nous faisons ; ce serait le mélange sur la scène de
tout ce qui est mêlé dans la vie ; ce serait une
émeute là et une causerie d’ amourd’amour ici, et dans la
causerie d’ amourd’amour une leçon pour le peuple, et dans
l’ émeutel’émeute un cri pour le cœur ; ce serait le rire ; ce
serait les larmes ; ce serait le bien, le mal, le
haut, le bas, la fatalité, la providence, le génie, le
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à ce drame, qui serait pour la foule un perpétuel
enseignement, tout serait permis, parce qu’ ilqu’il serait
dans son essence de n’ abusern’abuser de rien. Il aurait pour
lui une telle notoriété de loyauté, d’ élévationd’élévation,
d’ utilitéd’utilité et de bonne conscience, qu’ onqu’on ne l’ accuseraitl’accuserait
jamais de chercher l’ effetl’effet et le fracas, là où il
n’ auraitn’aurait cherché qu’ unequ’une moralité et une leçon. Il
pourrait mener François Ier chez Maguelonne sans
être suspect ; il pourrait, sans alarmer les plus
sévères, faire jaillir du cœur de Didier la pitié
pour Marion ; il pourrait, sans qu’ onqu’on le taxât
d’ emphased’emphase et d’ exagérationd’exagération comme l’ auteurl’auteur de Marie
Tudor, poser largement sur la scène, dans toute sa
réalité terrible, ce formidable triangle qui apparaît
si souvent dans l’ histoirel’histoire : une reine, un favori, un
bourreau.
 
à l’ hommel’homme qui créera ce drame il faudra deux qualités :
conscience et génie. L’ auteurL’auteur qui parle ici n’ an’a que la
première, il le sait. Il n’ enn’en continuera pas moins ce
qu’ ilqu’il a commencé, en désirant que d’ autresd’autres fassent
mieux que lui. Aujourd’ huiAujourd’hui, un immense public, de plus
en plus intelligent, sympathise avec toutes les
tentatives sérieuses de l’ artl’art ; aujourd’ huiaujourd’hui, tout ce
qu’ ilqu’il y a d’ élevéd’élevé dans la critique aide et encourage le
poète. Que le poète vienne donc ! Quant à l’ auteurl’auteur de
ce drame, sûr de l’ avenirl’avenir qui est au progrès, certain
qu’ àqu’à défaut de talent sa persévérance lui sera
comptée un jour, il attache un regard serein, confiant
et tranquille sur la foule qui, chaque soir, entoure
cette œuvre si incomplète de tant de curiosité,
d’ anxiétéd’anxiété et d’ attentiond’attention. En présence de cette foule,
il sent la responsabilité qui pèse sur lui, et il
l’ acceptel’accepte avec calme. Jamais, dans ses travaux, il ne
perd un seul instant de vue le peuple que le théâtre
civilise, l’ histoirel’histoire que le théâtre explique, le cœur
humain que le théâtre conseille. Demain il quittera
l’ œuvrel’œuvre faite pour l’ œuvrel’œuvre à faire ; il sortira de
cette foule pour rentrer dans sa solitude ; solitude
profonde, où ne parvient aucune mauvaise influence du
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quelquefois lui serrer la main, où il est seul avec sa
pensée, son indépendance et sa volonté. Plus que
jamais, sa solitude lui sera chère ; car ce n’ estn’est que
dans la solitude qu’ onqu’on peut travailler pour la foule.
Plus que jamais, il tiendra son esprit, son œuvre et
sa pensée éloignés de toute coterie ; car il connaît
quelque chose de plus grand que les coteries, ce sont
les partis ; quelque chose de plus grand que les
partis, c’ estc’est le peuple ; quelque chose de plus grand
que le peuple, c’c’est est l’ humanitél’humanité.
 
17 novembre 1833.
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Le bord de la Tamise. Une grève déserte. Un vieux parapet en ruine cache le bord de l’ eaul’eau. à droite, une maison de pauvre apparence à l’ anglel’angle
de cette maison, une statuette de la vierge, au pied de laquelle une étoupe brûle dans un treillis de fer. Au fond, au-delà de la Tamise, Londres.
On distingue deux hauts édifices, la tour de Londres et Westminster. Le jour commence à baisser.
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Lord Chandos
Vous avez raison, mylord. Il faut que ce damné italien ait ensorcelé la reine. La reine ne peut plus se passer de lui. Elle ne vit que par lui,
elle n’a de joie qu’ enqu’en lui, elle n’écoute que lui. Si elle est un jour sans le voir, ses yeux deviennent languissans, comme du temps où elle
aimait le Cardinal Polus, vous savez ?
 
Simon Renard
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Lord Chandos
L’italien l’ al’a ensorcelée !
 
Lord Montagu
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Lord Clinton
Un aventurier. Ni espagnol, ni italien. Encore moins anglais, dieu merci ! Ces hommes qui ne sont d’ aucund’aucun pays n’ont point de pitié pour les
pays quand ils sont puissans !
 
Lord Montagu
Ne disiez-vous pas la reine malade, Chandos ? Cela ne l’empêche pas de mener vie joyeuse avec son favori.
 
Lord Clinton
Vie joyeuse ! Vie joyeuse ! Pendant que la reine rit, le peuple pleure. Et le favori est gorgé. Il mange de l’argent et boit de l’or, cet homme !
La reine lui a donné les biens de Lord Talbot, du grand Lord Talbot ! La reine l’a fait comte de Clanbrassil et baron de Dinasmonddy, ce Fabiano
Fabiani qui se dit de la famille espagnole de Penalver, et qui en a menti ! Il est pair d’ Angleterred’Angleterre comme vous, Montagu, comme vous, Chandos,
comme Stanley, comme Norfolk, comme moi, comme le roi ! Il a la jarretière comme l’ infantl’infant de Portugal, comme le roi de Danemarck,
comme Thomas Percy, septième comte de Northumberland ! Et quel tyran que ce tyran qui nous gouverne de son lit ! Jamais rien de si dur n’a pesé
sur l’Angleterre. J’en ai pourtant vu, moi qui suis vieux ! Il y a soixante-dix potences neuves à Tyburn ; les bûchers sont toujours braise et
jamais cendre ; la hache du bourreau est aiguisée tous les matins et ébréchée tous les soirs. Chaque jour c’ estc’est quelque grand gentilhomme qu’on
abat. Avant-hier c’était Blantyre, hier Northcurry, aujourd’hui South-Reppo, demain Tyrconnel. La semaine prochaine ce sera vous, Chandos, et le
mois prochain ce sera moi. Mylords ! Mylords ! C’est une honte et c’est une impiété que toutes ces bonnes têtes anglaises tombent ainsi pour le
plaisir d’ ond’on ne sait quel misérable aventurier qui n’ estn’est même pas de ce pays ! C’est une chose affreuse et insupportable de penser qu’un favori
napolitain peut tirer autant de billots qu’il en veut de dessous le lit de cette reine ! Ils mènent tous deux joyeuse vie, dites-vous. Par le ciel !
C’est infâme ! Ah ! Ils mènent joyeuse vie, les amoureux, pendant que le coupe-tête à leur porte fait des veuves et des orphelins ! Oh ! Leur guitare
italienne est trop accompagnée du bruit des chaînes ! Madame la reine ! Vous faites venir des chanteurs de la chapelle d’Avignon, vous avez tous les
jours dans votre palais des comédies, des théâtres, des estrades pleines de musiciens. Pardieu, madame, moins de joie chez vous, s’il vous plaît,
et moins de deuil chez nous. Moins de baladins ici, et moins de bourreaux là. Moins de tréteaux à Westminster et moins d’échafauds à Tyburn !
 
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Prenez garde. Nous sommes loyaux sujets, Mylord Clinton. Rien sur la reine, tout sur Fabiani.
 
Simon Renard, posant la main sur l’ épaulel’épaule de Lord
Clinton.
Patience !
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Lord Clinton
Patience ! Cela vous est facile à dire à vous, Monsieur Simon Renard. Vous êtes bailli d’Amont en Franche-Comté, sujet de l’empereur et son légat
à Londres. Vous représentez ici le prince d’Espagne, futur mari de la reine. Votre personne est sacrée pour le favori. Mais nous, c’est autre chose
voyez-vous ? Fabiani, pour vous, c’est le berger ; pour nous, c’est le boucher.
 
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Simon Renard
Ce n’ estn’est pas le jour que se font et se défont les favoris des reines, c’ estc’est la nuit.
 
Lord Chandos
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Simon Renard
Si dieu m’est en aide, il y a un homme qui au moment où nous parlons est encore là,
(il montre Westminster.)
et qui demain à pareille heure sera ici.
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Simon Renard, montrant la maison près de l’eau.
Vous voyez bien tous cette maison. C’est la maison de Gilbert, l’ ouvrierl’ouvrier ciseleur. Ne la perdez pas de vue. Dispersez-vous avec vos gens, mais
sans trop vous écarter. Surtout ne faites rien sans moi.
 
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Joshua
Je vous quitte ici, mes bons amis. Il est nuit, et il faut que j’ aillej’aille reprendre mon service de porte-clefs à la tour de Londres.
Ah, c’est que je ne suis pas libre comme vous, moi ! Voyez-vous ? Un guichetier, ce n’n’est est qu’ unequ’une espèce de prisonnier. Adieu, Jane.
Adieu, Gilbert. Mon dieu, mes amis, que je suis donc heureux de vous voir heureux ! Ah ça, Gilbert, à quand la noce ?
 
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Joshua
Sur ma foi, c’est après demain la Noël. Voici lejour des souhaits et des étrennes, mais je n’ai rien à vous souhaiter. Il est impossible
de désirer plusde beauté à la fiancée et plus d’ amourd’amour au fiancé ! Vous êtes heureux !
 
Gilbert
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Joshua
Ni heureux, ni malheureux. J’ai renoncé à tout, moi. Vois-tu, Gilbert,
(il entr’ ouvreentr’ouvre son manteau et laisse voir un trousseau
de clefs, qui pend à sa ceinture.)
Des clefs de prisons qui vous sonnent sans cesse à la ceinture, cela parle, cela vous entretient de toutes sortes de pensées philosophiques.
Quand j’étais jeune, j’étais comme un autre, amoureux tout un jour, ambitieux tout un mois, fou toute l’année. C’ étaitC’était sous le roi Henri VIII
que j’ étaisj’étais jeune. Un homme singulier que ce Roi Henri VIII. Un homme qui changeait de femmes, comme une femme change de robes. Il répudia
la première, il fit couper la tête à la seconde, il fit ouvrir le ventre à la troisième ; quant à la quatrième, il lui fit grâce, il la chassa ;
mais en revanche il fit couper la tête à la cinquième. Ce n’ estn’est pas le conte de Barbe-Bleue que je vous fais là, belle Jane, c’ estc’est l’histoire
de Henri VIII. Moi, dans ce temps-là, je m’occupais de guerres de religion, je me battais pour l’un et pour l’autre. C’était ce qu’il y avait de
mieux alors. La question d’ailleurs était fort épineuse. Il s’agissait d’ êtred’être pour ou contre le pape. Les gens du roi pendaient ceux qui étaient
pour, mais ils brûlaient ceux qui étaient contre. Les indifférens, ceux qui n’étaient ni pour ni contre, on les brûlait ou on les pendait,
indifféremment. S’en tirait qui pouvait. Oui, la corde ; non, le fagot ; ni oui ni non, le fagot et la corde. Moi qui vous parle, j’ aij’ai senti le
roussi bien souvent, et je ne suis pas sûr de n’avoir pas été deux ou trois fois dépendu. C’était un beau temps ; a peu près pareil à celui-ci.
Oui, je me battais pour tout cela. Du diable si je sais maintenant pour qui et pour quoi je me battais. Si l’on me reparle de Maître Luther et
du Pape Paul III, je hausse les épaules. Vois-tu, Gilbert, quand on a des cheveux gris, il ne faut pas revoir les opinions pour qui l’on faisait
la guerre et les femmes à qui l’on faisait l’amour à vingt ans. Femmes et opinions vous paraissent bien laides, bien vieilles, bien chétives,
bien édentées, bien ridées, bien sottes. C’est mon histoire. Maintenant je suis retiré des affaires. Je ne suis plus soldat du roi, ni soldat
du pape, je suis geôlier à la tour de Londres. Je ne me bats plus pour personne, et je mets tout le monde sous clef. Je suis guichetier et je
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Gilbert
En ce cas, sois heureux, Joshua ! N’ estN’est-ce pas,
Jane ?
 
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Gilbert
Quoi ? Qu’ estQu’est-ce qui sera fini ?
 
Joshua
Ah ! Tu ne t’occupes pas de ces choses-là, toi, Gilbert. Tu es amoureux. Tu es du peuple. Et qu’ estqu’est-ce que cela te fait les intrigues
d’ end’en haut, à toi qui es heureux en bas ? Mais, puisque tu me questionnes, je te dirai qu’on espère que d’ici à huit jours, d’ici à
vingt-quatre heures peut-être, Fabiano Fabiani sera remplacé près de la reine par un autre.
 
Gilbert
Qu’ estQu’est-ce que c’ estc’est que Fabiano Fabiani ?
 
Joshua
C’ estC’est l’amant de la reine, c’est un favori très-célèbre et très-charmant, un favori qui a plus vite fait couper la tête à un homme qui lui
déplaît qu’ unqu’un bourgmestre flamand n’a mangé une cuillerée de soupe, le meilleur favori que le bourreau de la tour de Londres ait eu depuis
dix ans. Car tu sais que le bourreau reçoit, pour chaque tête de grand seigneur, dix écus d’argent, et quelquefois le double, quand la tête
est tout-à-fait considérable. On souhaite fort la chute de ce Fabiani. Il est vrai que dans mes fonctions à la tour je n’entends guère gloser
sur son compte que des gens d’assez mauvaise humeur, des gens à qui l’ onl’on doit couper le cou d’ici à un mois, des mécontens.
 
Gilbert
Que les loups se dévorent entre eux ! Que nous importe, à nous, la reine et le favori de la reine ? N’ estN’est-ce pas, Jane ?
 
Joshua
Oh ! Il y a une fière conspiration contre Fabiani ! S’il s’en tire, il sera heureux. Je ne serais pas surpris qu’ ilqu’il y eût quelque coup de
fait cette nuit. Je viens de voir rôder par là maître Simon Renardtout rêveur.
 
Gilbert
Qu’ estQu’est-ce que c’est que maître Simon Renard ?
 
Joshua
Comment ne sais-tu pas cela ? C’est le bras droit de l’empereur à Londres. La reine doit épouser le prince d’ Espagned’Espagne, dont Simon Renard est
le légat près d’elle. La reine le hait ce Simon Renard ; mais elle le craint, et ne peut rien contre lui. Il a déjà détruit deux ou trois favoris.
C’est son instinct de détruire les favoris. Il nettoie le palais de temps en temps. Un homme subtil et très-malicieux, qui sait tout ce qui se passe,
et qui creuse toujours deux ou trois étages d’intrigues souterraines sous tous les événemens. Quant à Lord Paget, — ne m’as-tu pas demandé aussi ce
que c’était que Lord Paget ? — c’est un gentilhomme délié, qui a été dans les affaires sous Henri VIII. Il est membre du conseil étroit. Un tel
ascendant que les autres ministres n’osent pas souffler devant lui. Excepté le chancelier cependant, Mylord Gardiner, qui le déteste. Un homme
violent, ce Gardiner, et très-bien né. Quant à Paget, ce n’ estn’est rien du tout. Le fils d’ und’un savetier. Il va être fait baron Paget De Beaudesert en
Stafford.
 
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Pardieu ! à force d’entendre causer les prisonniers d’état.
Simon Renard paraît au fond du théâtre.
— vois-tu, Gilbert, l’ hommel’homme qui sait le mieux l’histoire de ce temps-ci, c’est le guichetier de la tour de Londres.
 
Simon Renard, qui a entendu les dernières paroles, du
fond du théâtre.
Vous vous trompez, mon maître, c’ estc’est le bourreau.
 
Joshua, bas à Jane et à Gilbert.
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Au revoir, Joshua.
 
(Joshua s’ éloignes’éloigne. Gilbert prend la main de Jane, et
la baise avec passion.)
Joshua, au fond du théâtre.
Oh ! Que la providence est grande ! Elle donne à chacun son jouet, la poupée à l’ enfantl’enfant, l’ enfantl’enfant à l’ hommel’homme, l’ hommel’homme à la femme, et la femme au diable !
Il sort.
 
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Gilbert
Je ne puis. Vous savez, je vous l’ai déjà dit, Jane, j’ai un travail à terminer à mon atelier cette nuit. Un manche de poignard à ciseler pour
je ne sais quel Lord Clanbrassil, que je n’ ain’ai jamais vu, et qui me l’a fait demander pour demain matin.
 
Jane
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Non, Jane, encore un instant. Ah ! Mon dieu ! Que j’ai de peine à me séparer de vous, fût-ce pour quelques heures ! Qu’il est bien vrai
que vous êtes ma vie et ma joie ! Il faut pourtant que j’aille travailler, nous sommes si pauvres ! Je ne veux pas entrer, car je
resterais, et cependant je ne puis partir, homme faible que je suis ! Tenez, asseyons-nous quelques minutes à la porte, sur ce banc ;
il me semble qu’il me sera moins difficile de m’en aller que si j’entrais dans la maison, et surtout dans votre chambre. Donnez-moi votre
main. (Il s’assied et lui prend les deux mains dans les siennes, elle debout.)
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Jane
Oh ! Je vous dois tout, Gilbert ! Je le sais, quoique vous me l’ayez caché longtemps. Toute petite, presque au berceau, j’ai été
abandonnée par mes parents, vous m’avez prise. Depuis seize ans, votre bras a travaillé pour moi comme celui d’ und’un père, vos yeux ont veillé
sur moi comme ceux d’ uned’une mère. Qu’est-ce que je serais sans vous, mon dieu ! Tout ce que j’ai, vous me l’avez donné, tout ce que je suis,
vous l’avez fait.
 
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Gilbert
M’ aimesM’aimes-tu ? M’aimes-tu ? Oh ! Tout cela ne me dit pas que tu m’aimes. C’est de ce mot là que j’ai besoin, Jane ! De la reconnaissance,
toujours de la reconnaissance ! Oh ! Je la foule aux pieds, la reconnaissance ! Je veux de l’amour, ou rien. Mourir ! Jane, depuis seize
ans tu es ma fille, tu vas être ma femme maintenant. Je t’avais adoptée, je veux t’épouser. Dans huit jours ! Tu sais, tu me l’as promis,
tu as consenti, tu es ma fiancée. Oh ! Tu m’aimais quand tu m’as promis cela. ô Jane ! Il y a eu un temps, te rappelles-tu, où tu me disais :
je t’aime ! En levant tes beaux yeux au ciel. C’est toujours comme cela que je te veux. Depuis plusieurs mois il me semble que quelque
chose est changé en toi, depuis trois semaines surtout que mon travail m’oblige à m’absenter quelquefois les nuits. ô Jane ! Je veux que
tu m’aimes, moi. Je suis habitué à cela. Toi, si gaie auparavant, tu es toujours triste et préoccupée à présent, pas froide, pauvre enfant,
tu fais ton possible pour ne pas l’être ; mais je sens bien que les paroles d’amour ne te viennent plus bonnes et naturelles comme autrefois.
Qu’as-tu ? Est-ce que tu ne m’aimes plus ? Sans doute je suis un honnête homme, sans doute je suis un bon ouvrier ; sans doute, sans doute,
mais je voudrais être un voleur et un assassin et être aimé de toi ! Jane ! Si tu savais comme je t’aime !
 
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que je vois bien des jeunes seigneurs rôder par ici. Sais-tu, Jane, que j’ai trente-quatre ans ? Quel malheur pour un misérable
ouvrier gauche et mal vêtu comme moi, qui n’est plus jeune, qui n’est pas beau, d’aimer une belle et charmante enfant de dix-sept
ans, qui attire les beaux jeunes gentilshommes dorés et chamarrés comme une lumière attire les papillons ! Oh ! Je souffre, va !
Je ne t’offense jamais dans ma pensée, toi si honnête, toi si pure, toi dont le front n’a encore été touché que par mes lèvres !
Je trouve seulement quelquefois que tu as trop de plaisir à voir passer les cortèges et les cavalcades de la reine, et tous ces
beaux habits de satin et de velours sous lesquels il y a si peu de cœurs et si peu d’âmes ! Pardonne-moi. Mon dieu ! Pourquoi donc
vient-il par ici tant de jeunes gentilshommes ? Pourquoi ne suis-je pas jeune, beau, noble et riche ? Gilbert, l’ouvrier ciseleur,
voilà tout. Eux c’est Lord Chandos, Lord Gerard Fitz-Gerard, le Comte D’Arundel, le Duc De Norfolk ! Oh ! Que je les hais ! Je
passe ma vie à ciseler pour eux des poignées d’ épéesd’épées dont je voudrais leur mettre la lame dans le ventre.
 
Jane
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Jane
Non, depuis quelques jours je ne sais ce qu’ ellequ’elle est devenue.
 
Gilbert
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Jane, restée seule.
Mon mari ! Oh non, je ne commettrai pas ce crime. Pauvre Gilbert ! Il m'aimem’aime ! Celui-là ! Et l’autre… ! Pourvu que je n’aie pas
préféré la vanité à l’amour ! Malheureuse fille que je suis, dans la dépendance de qui suis-je maintenant ? Oh ! Je suis bien ingrate
et bien coupable ! J’entends marcher, rentrons vite.
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sur le mur. Il pouvait être deux heures du matin. On se battait par-là. Les balles traversaient la Tamise en sifflant. Tout à coup, on
frappa à la porte de l’échoppe à travers laquelle la lampe de l’ouvrier jetait quelque lueur. L’artisan ouvrit. Un homme qu’il ne connaissait
pas entra. Cet homme portait dans ses bras un enfant au maillot fort effrayé et qui pleurait. L’homme déposa l’enfant sur la table, et dit :
voici une créature qui n’a plus ni père ni mère. Puis il sortit lentement, et referma la porte sur lui. Gilbert, l’ouvrier, n’avait
lui-même ni père ni mère. L’ouvrier accepta l’enfant, l’orphelin adopta l’orpheline. Il la prit, il la veilla, il la vêtit, il la
nourrit, il la garda, il l’ éleval’éleva, il l’aima. Il se donna tout entier à cette pauvre petite créature que la guerre civile jetait
dans son échoppe. Il oublia tout pour elle, sa jeunesse, ses amourettes, son plaisir ; il fit de cet enfant l’objet unique de son
travail, de ses affections, de sa vie, et voilà seize ans que cela dure. Gilbert, l’ouvrier, c’était vous ; l’ enfant…l’enfant…
 
Gilbert
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L’homme
J’ai oublié de dire qu’aux langes de l’enfant il y avait un papier attaché avec une épingle sur lequel on avait écrit ceci :
ayez pitié de Jane.
 
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Gilbert
Qu’ estQu’est-ce que cela signifie ?
 
(Il sort à pas lents.)
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<pre>
 
L’ hommeL’homme, seul.
La chose est bien arrangée ainsi. J’avais besoin de quelqu’un de jeune et de fort qui pût me prêter secours, s’il est
nécessaire. Ce Gilbert est ce qu’il me faut. Il me semble que j’entends un bruit de rames et de guitare sur l’eau. Oui.
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Ton doux chant me rappelle
Les plus beaux de mes jours… -
Chantez, ma belle !
Chantez toujours !
Ligne 687 :
 
Ah ! Le rire fidèle
Prouve un cœur sans détours… -
Riez, ma belle !
Riez toujours !
Ligne 697 :
 
Ton beau corps se révèle
Sans voile et sans atours… -
Dormez, ma belle,
Dormez toujours !
Ligne 704 :
Ô ma beauté ! Je crois !
Je crois que le ciel même
S’ ouvreS’ouvre au-dessus de moi !
 
Ton regard étincelle
Du beau feu des amours… -
Aimez, ma belle,
Aimez toujours !
Ligne 717 :
 
Tout ce qui peut séduire
Tout ce qui peut charmer… -
Chanter et rire,
Dormir, aimer !
Ligne 734 :
<pre>
 
L’ hommeL’homme, Fabiano Fabiani.
 
L’homme, arrêtant Fabiani.
Ligne 761 :
 
L’homme
Je sais votre nom. à Naples, on vous appelait Signor Fabiani ; à Madrid, Don Faviano ; à Londres, on vous appelle Lord Fabiano Fabiani,
Comte De Clanbrassil.
 
Ligne 820 :
Je vais vous parler comme votre conscience, mylord. Voici toute votre affaire. Vous êtes le favori de la reine. La reine vous a
donné la jarretière, la comté et la seigneurie. Choses creuses que cela ! La jarretière, c’est un chiffon ; la comté, c’est un
mot ; la seigneurie, c’est le droit d’avoir la tête tranchée. Il vous fallait mieux. Il vous fallait, mylord, de bonnes terres,
de bons bailliages, de bons châteaux et de bons revenus en bonnes livres sterling. Or, le Roi Henri VIII avait confisqué les biens
de Lord Talbot, décapité il y a seize ans. Vous vous êtes fait donner par la reine Marie les biens de Lord Talbot. Mais pour que
la donation fût valable, il fallait que Lord Talbot fût mort sans postérité. S’il existait un héritier ou une héritière de Lord
Talbot, comme Lord Talbot est mort pour la Reine Marie et pour sa mère Catherine D’Aragon, comme Lord Talbot était papiste, et
comme la Reine Marie est papiste, il n’est pas douteux que la Reine Marie vous reprendrait les biens, tout favori que vous êtes,
mylord, et les rendrait, par devoir, par reconnaissance et par religion, à l’héritier ou à l’héritière. Vous étiez assez tranquille
de ce côté. Lord Talbot n’avait jamais eu qu’une petite fille qui avait disparu de son berceau à l’époque de l’exécution de son
père, et que toute l’Angleterre croyait morte. Mais vos espions ont découvert dernièrement que dans la nuit où Lord Talbot et son
parti furent exterminés par Henri VIII, un enfant avait été mystérieusement déposé chez un ouvrier ciseleur du pont de Londres,
et qu’il était probable que cet enfant, élevé sous le nom de Jane, était Jane Talbot, la petite fille disparue. Les preuves
écrites de sa naissance manquaient, il est vrai, mais tous les jours elles pouvaient se retrouver. L’incident était fâcheux.
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L’homme
C’est votre conscience qui parle, mylord. Un autre eût pris la vie à la jeune fille, vous lui avez pris l’honneur, et par conséquent
l’avenir. La reine Marie est prude, quoiqu'ellequoiqu’elle ait des amants.
 
Fabiani
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L’homme
La reine est d’une mauvaise santé ; la reine peut mourir, et alors, vous favori, vous tomberiez en ruine sur son tombeau. Les preuves
matérielles de l’état de la jeune fille peuvent se retrouver, et alors, si la reine est morte, toute déshonorée que vous l’avez faite,
Jane sera reconnue héritière de Talbot. Eh bien ! Vous avez prévu ce cas-là ; vous êtes un jeune cavalier de belle mine, vous vous êtes
fait aimer d’elle, elle s’est donnée à vous, au pis-aller, vous l’épouseriez. Ne vous défendez pas de ce plan, mylord, je le trouve sublime.
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L’homme
Mylord, si quelqu’un avait en son pouvoir les papiers qui constatent la naissance, l’existence et le droit de l’héritière de Talbot,
cela vous ferait pauvre comme mon ancêtre Job, et ne vous laisserait plus d’autres châteaux, Don Fabiano, que vos châteaux en Espagne,
ce qui vous contrarierait fort.
 
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L’homme
Fort bien. juif ! Misérable mendiant qui passes dans la rue, donne-moi la ville de Shrewsbury, donne-moi la ville de Wexford,
donne-moi la comté de Waterford. La charité, s’il vous plaît !
 
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L’homme
Il y a un parchemin qui ne vous quitte jamais. C’est un blanc-seing que vous a donné la reine, et où elle jure sur sa
couronne catholique d’ accorderd’accorder à celui qui le lui présentera la grâce, quelle qu’elle soit, qu’il lui demandera. Donnez-moi
ce blanc-seing, vous aurez les titres de Jane Talbot. Papier pour papier.
 
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contée en détail et appuyée de preuves pour des temps meilleurs. La reine d’Angleterre venait précisément de vous donner les biens
de Jane Talbot. Or, j’avais justement besoin de la reine d’Angleterre pour un prêt de dix mille marcs d’or. Je compris qu’il y avait
une affaire à faire avec vous. Je vins en Angleterre sous ce déguisement, j’épiai vos démarches moi-même, j’épiai Jane Talbot moi-même,
je fais tout moi-même. De cette façon j’appris tout, et me voici. Vous aurez les papiers de Jane Talbot si vous me donnez le blanc-seing
de la reine. J’écrirai dessus que la reine me donne dix mille marcs d’or. On me doit quelque chose ici au bureau de l’excise mais je ne
chicanerai pas. Dix mille marcs d’or, rien de plus. Je ne vous demande pas la somme à vous, parce qu’il n’ yn’y a qu’une tête couronnée qui
puisse la payer. Voilà parler nettement, j’espère. Voyez-vous, mylord, deux hommes aussi adroits que vous et moi n’ont rien à gagner à
se tromper l’un l’autre. Si la franchise était bannie de la terre, c’est dans le tête-à-tête de deux fripons qu’elle devrait se retrouver.
 
Fabiani
Impossible. Je ne puis te donner ce blanc-seing. Dix mille marcs d’ ord’or ! Que dirait la reine ? Et puis, demain je puis être disgracié ;
ce blanc-seing, c’est ma sauve-garde ; ce blanc-seing, c’est ma tête.
 
L’homme
Qu’ estQu’est-ce que cela me fait ?
 
Fabiani
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papier sous les yeux. L’homme l’examine.)
 
L’ hommeL’homme, lisant.
"« nous, Marie, reine… "» -c’ est—c’est bien. -vous—vous voyez que je suis comme vous, mylord. J’ aiJ’ai tout calculé. J’ai tout prévu.
 
Fabiani
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L’homme
Oh ! Traître !… —à moi !
(Il tombe. En tombant, il jette dans l’ ombrel’ombre, derrière lui, sans que Fabiani s’ ens’en aperçoive, un paquet cacheté.)
 
Fabiani, se penchant sur le corps.
Je le crois mort, ma foi ! Vite, ces papiers !
Il fouille le juif. Mais quoi ! Il n’ an’a rien ! Rien sur lui ! Pas un papier, le vieux mécréant ! Il mentait ! Il me trompait !
Il me volait ! Voyez-vous cela, damné juif ! Oh ! Il n’a rien, c’est fini ! Je l’ai tué pour rien ! Ils sont tous ainsi, ces juifs.
Le mensonge et le vol, c’est tout le juif ! Allons, débarrassons-nous du cadavre, je ne puis le laisser devant cette porte.
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L’homme, se soulevant à demi.
Ah !… -vous—vous venez trop tard, Gilbert.
(Il désigne du doigt l’endroit où il a jeté le paquet.)
Prenez ceci, ce sont des papiers qui prouvent que Jane, votre fiancée, est la fille et l’héritière du dernier Lord Talbot.
Mon assassin est Lord Clanbrassil, le favori de la reine. -ah—ah ! J’étouffe. Gilbert ! Venge-moi et venge-toi !…
(Il meurt.)
 
Gilbert
Mort ! Que je me venge ? Que veut-il dire ? Jane, fille de Lord Talbot ! Lord Clanbrassil ! Le favori de la reine ! Oh ! Je m’ ym’y perds !
(Secouant le cadavre.)
Parle, encore un mot ! Il est bien mort.
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Fabiani
Un de nous deux a fait le coup. Moi, je suis un grand seigneur, un noble lord. Vous, vous êtes un passant, un manant,
un homme du peuple. Un gentilhomme qui tue un juif paie quatre sous d’amende. Un homme du peuple qui en tue un autre est pendu.
 
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Fabiani
ma foi, restez là si bon vous semble. À vous la belle étoile, à moi la belle fille. Dieu vous garde.
(Il se dirige vers la porte de la maison et paraît se disposer à l’ ouvrirl’ouvrir.)
 
Gilbert
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Gilbert
Quel est celui de nous deux qui rêve ? Vous me disiez tout à l’ heurel’heure que l’assassin du juif c’était moi, vous me dites
à présent que cette maison-ci est la vôtre.
 
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Gilbert, lisant.
"« Je serai seule cette nuit, vous pouvez venir. "» Malédiction ! Mylord, tu as déshonoré ma fiancée, tu es un infâme !
Rends-moi raison !
 
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Gilbert
Ô rage ! être du peuple ! N’avoir rien sur soi, ni épée, ni poignard ! Va, je t’attendrai la nuit au coin d’une rue,
et je t’enfoncerai mes ongles dans le cou, et je t’assassinerai, misérable !
 
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Mon intention d’ailleurs n’était pas de pousser l’amourette plus loin. Rentre chez toi.
(Il jette une clef aux pieds de Gilbert.)
Si tu n’as pas de clef, en voici une. Ou, si tu l’aimes mieux, tu n’as qu’à frapper quatre coups contre ce volet,
Jane croira que c’est moi, et elle t’ouvrira. Bonsoir.
 
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Gilbert, resté seul.
Il est parti ! Il n’est plus là ! Je ne l’ai pas pétri et broyé sous mes pieds, cet homme !
Il a fallu le laisser partir ! Pas une arme sur moi !
(Il aperçoit à terre le poignard avec lequel Lord Clanbrassil a tué le juif ; il le ramasse avec un empressement furieux.)
Ah ! Tu arrives trop tard ! Tu ne pourras probablement tuer que moi ! Mais c’est égal, que tu sois tombé du ciel ou
vomi par l’enfer, je te bénis ! oh ! Jane m’a trahi ! Jane s’est donnée à cet infâme ! Jane est l’ héritièrel’héritière de Lord Talbot !
Jane est perdue pour moi ! Oh dieu ! Voilà en une heure plus de choses terribles sur moi que ma tête n’en peut porter !
(Simon Renard paraît dans les ténèbres au fond du théâtre.)
Oh ! Me venger de cet homme ! Me venger de ce Lord Clanbrassil ! Si je vais au palais de la reine, les laquais me chasseront
à coups de pied comme un chien ! Oh ! Je suis fou, ma tête se brise. Oh ! Cela m’est égal de mourir, mais je voudrais être vengé !
Je donnerais mon sang pour la vengeance ! N’y a-t-il personne au monde qui veuille faire ce marché avec moi ? Qui veut me venger
de Lord Clanbrassil et prendre ma vie pour paiement ?…
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Simon Renard
Je suis l’ hommel’homme que tu désires.
 
Gilbert
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<pre>
 
Une chambre de l’ appartementl’appartement de la reine. Un évangile ouvert sur un prie-dieu. La couronne royale sur un escabeau.
Portes latérales. Une large porte au fond. Une partie du fond masquée par une grande tapisserie de haute lice.
 
La Reine, splendidement vêtue, couchée sur un lit de repos ; Fabiano Fabiani, assis sur un pliant à côté ; magnifique costume,
la jarretière.
 
Fabiani, une guitare à la main, chantant.
Quand tu dors, calme et pure,
Dans l’ ombrel’ombre sous mes yeux,
Ton haleine murmure
Des mots harmonieux.
 
Ton beau corps se révèle
Sans voile et sans atours… -
Dormez, ma belle,
Dormez toujours !
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Ton regard étincelle
Du beau feu des amours… -
Aimez, ma belle,
Aimez toujours !
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Vois-tu ? Toute la vie
Tient dans ces quatre mots,
Tous les biens qu’ onqu’on envie,
Tous les biens sans les maux !
 
Tout ce qui peut séduire
Tout ce qui peut charmer… -
Chanter et rire,
Dormir, aimer !
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La Reine
Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Tu n’aimes que moi ? Redis-le-moi encore comme cela, avec ces yeux-là.
Hélas ! Nous autres pauvres femmes, nous ne savons jamais au juste ce qui se passe dans le coeurcœur d’un homme ; nous sommes
obligées d’en croire vos yeux, et les plus beaux, Fabiano, sont quelquefois les plus menteurs. Mais dans les tiens, mylord,
il y a tant de loyauté, tant de candeur, tant de bonne foi, qu’ils ne peuvent mentir ceux-là, n’est-ce pas ?
Oui, ton regard est naïf et sincère, mon beau page. Oh ! Prendre des yeux célestes pour tromper, ce serait infernal. Ou tes yeux sont
les yeux d’un ange, ou ils sont ceux d’un démon.
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La Reine
Écoute, Fabiano, je t’aime aussi, moi. Tu es jeune, il y a beaucoup de belles femmes qui te regardent fort doucement, je le sais.
Enfin, on se lasse d’une reine comme d’une autre. Ne m’interromps pas. Si jamais tu deviens amoureux d’une autre femme,
je veux que tu me le dises. Je te pardonnerai peut-être si tu me le dis. Ne m’interromps donc pas. Tu ne sais pas à quel point je
t’aime, je ne le sais pas moi-même ! Il y a des moments, cela est vrai, où je t’aimerais mieux mort qu’heureux avec une autre ;
mais il y a aussi des moments où je t’aimerais mieux heureux. Mon dieu ! Je ne sais pas pourquoi on cherche à me faire la réputation
d’une méchante femme.
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La Reine
Bien sûr ? Regarde-moi. Bien sûr ? Oh ! Je suis jalouse par instants ! Je me figure, quelle est la femme qui n’a pas de ces idées-là ?
Je me figure quelquefois que tu me trompes. Je voudrais être invisible, et pouvoir te suivre, et toujours savoir ce que tu fais,
ce que tu dis, où tu es. Il y a dans les contes de fées une bague qui rend invisible ; je donnerais ma couronne pour cette bague-là.
Je m’imagine sans cesse que tu vas voir les belles jeunes femmes qu’il y a dans la ville. Oh ! Il ne faudrait pas me tromper, vois-tu !
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plus ingrat et le plus misérable des hommes ! Mais je t’aime, Marie ! Mais je t’adore ! Mais je ne pourrais seulement pas regarder une
autre femme ! Je t’aime, te dis-je ! Mais est-ce que tu ne vois pas cela dans mes yeux ? Oh ! Mon dieu ! Il y a un accent de vérité qui
devrait persuader, pourtant. Voyons, regarde-moi bien, est-ce que j’ai l’air d’un homme qui te trahit ? Quand un homme trahit une femme,
cela se voit tout de suite. Les femmes ordinairement ne se trompent pas à cela. Et quel moment choisis-tu pour me dire des choses pareilles,
Marie ? Le moment de ma vie où je t’aime peut-être le plus ! C’est vrai, il me semble que je ne t’ai jamais tant aimée qu’aujourd’hui !
Je ne parle pas ici à la reine. Pardieu, je me moque bien de la reine. Qu’est-ce qu’elle peut me faire la reine ? Elle peut me faire
couper la tête, qu’est-ce que cela ? Toi, Marie, tu peux me briser le cœur ! Ce n’est pas votre majesté que j’aime, c’est toi. C’est ta
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La Reine
J’ aiJ’ai puni les juges de Trogmorton.
 
Simon Renard
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Simon Renard
Trogmorton a été absous, madame. Il n’ yn’y a qu’un moyen, je l’ai dit à votre majesté. L’homme qui est là.
 
La Reine
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La Reine
C’est bien, oui, la reine. Je suis la reine. Nous n’avons pas le temps de nous étonner. Vous, monsieur, vous êtes Gilbert,
un ouvrier ciseleur. Vous demeurez quelque part par là au bord de l’eau avec une nommée Jane dont vous êtes le fiancé, et qui
vous trompe, et qui a pour amant un nommé Fabiano qui me trompe, moi. Vous voulez vous venger, et moi aussi. Pour cela, j’ai besoin
de disposer de votre vie à ma fantaisie. J’ai besoin que vous disiez ce que je vous commanderai de dire, quoi que ce soit. J’ai besoin
qu’il n’y ait plus pour vous ni faux ni vrai, ni bien ni mal, ni juste ni injuste, rien que ma vengeance et ma volonté. J’ai besoin
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Tenez, majesté, j’ai réfléchi toute la nuit, rien ne m’est prouvé encore dans cette affaire. J’ai vu un homme qui s’est vanté d’être
l’amant de Jane. Qui me dit qu’il n’a pas menti ? J’ai vu une clef. Qui me dit qu’on ne l’a pas volée ? J’ai vu une lettre. Qui me dit
qu’ onqu’on ne l’a pas fait écrire de force. D’ailleurs je ne sais même plus si c’était bien son écriture. Il faisait nuit. J’étais troublé.
Je n’y voyais pas. Je ne puis donner ma vie qui est la sienne comme cela. Je ne crois à rien, je ne suis sûr de rien, je n’ai pas vu Jane.
 
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Jane
La première fois que je l’ai vu, c’était… — mais à quoi bon tout cela ? Une malheureuse fille du peuple, pauvre et vaine,
folle et coquette, amoureuse de parures et de beaux dehors, qui se laisse éblouir par la belle mise d’un grand seigneur.
Voilà tout. Je suis séduite, je suis déshonorée, je suis perdue. Je n’ai rien à ajouter à cela. Mon dieu ! Vous ne voyez donc
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qui sans doute à l’heure où je vous parle trouve sa maison vide et abandonnée, et dévastée, et n’y comprend rien et s’arrache les
cheveux de désespoir. Hé bien, ce que je demande à votre majesté, madame, c’est qu’il n’y comprenne jamais rien, c’est que je
disparaisse sans qu’il sache jamais ce que je suis devenue, ni ce que j’ai fait, ni ce que vous avez fait de moi. Hélas, mon dieu !
Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ; mais vous devez sentir que j’ai là un ami, un noble et généreux ami, pauvre Gilbert !
Oh oui, c’est bien vrai ! Qui m’estime et qui me croit pure, et que je ne veux pas qu’il me haïsse et qu’il me méprise… — vous me
comprenez, n’est-ce pas, madame ? L’estime de cet homme, c’est pour moi bien plus que la vie, allez ! Et puis, cela lui ferait un si
affreux chagrin ! Tant de surprise ! Il n’y croirait pas d’abord. Non, il n’y croirait pas. Mon dieu ! Pauvre Gilbert ! Oh, madame !
Ayez pitié de lui et de moi. Il ne vous a rien fait, lui. Qu’il ne sache rien de ceci, au nom du ciel ! Au nom du ciel ! Qu’il ne
sache pas que je suis coupable, il se tuerait. Qu’il ne sache pas que je suis morte, il mourrait.
 
La Reine
L’ hommeL’homme dont vous parlez est là qui vous écoute, qui vous juge et qui va vous punir.
 
(Gilbert se montre.)
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Gilbert
Voici, madame. -c’ est—c’est bien simple. C’est une dette de reconnaissance que j’acquitte envers un seigneur de votre cour qui m’a fait
beaucoup travailler dans mon métier de ciseleur.
 
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Gilbert
Ce seigneur a une liaison secrète avec une femme qu’il ne peut épouser, parce qu’elle tient à une famille proscrite. Cette femme,
qui a vécu cachée jusqu’à présent, c’est la fille unique et l’héritière du dernier Lord Talbot, décapité sous le Roi Henri VIII.
 
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La Reine
D’ ailleursD’ailleurs, si nous n’avons pas de preuves, nous en ferons. Nous ne sommes pas la reine pour rien.
 
Gilbert
Votre majesté rendra à la fille de Lord Talbot les biens, les titres, le rang, le nom, les armes et la devise de son père. Votre
majesté la relèvera de toute proscription et lui garantira la vie sauve. Votre majesté la mariera à ce seigneur qui est le seul
homme qu’ ellequ’elle puisse épouser. à ces conditions, madame, vous pourrez disposer de moi, de ma liberté, de ma vie et de ma volonté,
selon votre plaisir.
 
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Gilbert
le pacte est conclu, madame. Faites préparer une tombe pour moi, et un lit nuptial pour les époux. Le seigneur dont je parlais,
c’est Fabiani, Comte De Clanbrassil. L’héritière de Talbot, la voici.
 
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La Reine
Est-ce que j’ai affaire à un insensé ? Qu’est-ce que cela signifie ? Maître ! Faites attention à ceci, que vous êtes hardi de vous
railler de la reine d’Angleterre ; que les chambres royales sont des lieux où il faut prendre garde aux paroles qu’ onqu’on dit, et qu’il
y a des occasions où la bouche fait tomber la tête !
 
Ligne 1 760 :
 
La Reine
Est-ce que j’ai le temps de lire vos papiers, moi ? Est-ce que je vous ai demandé vos papiers ? Qu’est-ce que cela me fait, vos papiers ?
Sur mon âme, s’ils prouvent quelque chose, je les jetterai au feu, et il ne restera rien.
 
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Gilbert
Sur la couronne et sur l’ évangilel’évangile, madame ! C’est-à-dire, sur votre tête et sur votre âme, sur votre vie dans ce monde et sur votre vie
dans l’autre.
 
Ligne 1 785 :
peuple sont stupides ! Et puis, est-ce que je crois à ta ridicule histoire d’une héritière de Talbot ? Les papiers ! Tu me
montre les papiers ! Je ne veux pas les regarder. Ah ! Une femme te trahit, et tu fais le généreux ! à ton aise. Je ne suis pas
généreuse, moi ! J’ai la rage et la haine dans le cœur. Je me vengerai, et tu m’y aideras. Mais cet homme est fou ! Il est fou !
Il est fou ! Mon dieu ! Pourquoi en ai-je besoin ? C’est désespérant d’avoir affaire à des gens pareils dans des affaires sérieuses !
 
Ligne 1 837 :
 
Jane
Ô Gilbert ! Qu’avez-vous fait-là ? ô Gilbert ! Je suis une misérable, et je n’ose lever les yeux sur vous ! ô Gilbert !
Vous êtes plus qu’ unqu’un ange, car vous avez tout à la fois les vertus d’un ange et les passions d’un homme !
(Elle sort.)
 
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Bien. Tiens-le à ta main.
(Elle lui saisit vivement le bras.)
Monsieur le bailli d’ Amontd’Amont ! Lord Chandos !
(Entrent Simon Renard, Lord Chandos et les gardes.)
Assurez-vous de cet homme ! Il a levé le poignard sur moi. Je lui ai pris le bras au moment où il allait me frapper. C’est un assassin.
Ligne 1 885 :
 
La Reine
Oui, la reine parlera au bourreau, la tête parlera à la main. — allez donc !
(Un garde sort.)
Mylord Chandos, et vous, messieurs, vous me répondez de cet homme. Gardez-le là, dans vos rangs, derrière vous. Il va se passer
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Le digne évêque chancelier n’aime pas Fabiani plus que les autres ; mais c’est un homme à scrupules.
(Apercevant les papiers que Gilbert a déposés sur la table.)
Ah ! Il faut pourtant que je jette un coup d’ œild’œil sur ces papiers.
(Pendant qu’elle les examine, la porte du fond s’ouvre. Entrent avec de profonds saluts les seigneurs désignés par la reine.)
 
Ligne 1 936 :
Bonjour, messieurs. Dieu vous ait en sa garde, mylords.
(à lord Montagu.)
Anthony Brown, je n’ oublien’oublie jamais que vous avez dignement tenu tête à Jean De Montmorency et au sieur de Toulouse
dans mes négociations avec l’empereur mon oncle. Lord Paget, vous recevrez aujourd’ huiaujourd’hui vos lettres de baron Paget
de Beaudesert en Stafford. Eh mais ! C’est notre vieil ami lord Clinton ! Nous sommes toujours votre bonne amie, mylord.
C’est vous qui avez exterminé Thomas Wyat dans la plaine de Saint-James. Souvenons-nous-en tous, messieurs. Ce jour-là
la couronne d’Angleterre a été sauvée par un pont qui a permis à mes troupes d’ arriverd’arriver jusqu’aux rebelles, et par un
mur qui a empêché les rebelles d’arriver jusqu’à moi. Le pont, c’est le pont de Londres. Le mur, c’est lord Clinton !
 
Lord Clinton, bas à Simon Renard.
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(à Simon Renard.)
Quand il sera ici depuis quelques minutes…
(elle lui parle bas à l’ oreillel’oreille, et lui désigne la porte par laquelle Jane est sortie.)
 
Simon Renard.
Ligne 1 972 :
 
Fabiani, à part, salué par tout le monde et regardant autour de lui.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a que de mes ennemis ici, ce matin. La reine parle bas à Simon Renard. Diable !
Elle rit ! Mauvais signe !
 
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Madame…
(à part.)
Elle m’ am’a souri. Le péril n’est pas pour moi.
 
La Reine, toujours gracieuse.
J’ aiJ’ai à vous parler.
(Elle vient avec lui sur le devant du théâtre.)
 
Fabiani.
Et moi aussi j’ai à vous parler, madame. J’ai des reproches à vous faire. M’éloigner, m’exiler pendant si long-temps !
Ah ! Il n’en serait pas ainsi, si dans les heures d’absence vous songiez à moi comme je songe à vous.
 
La Reine.
Vous êtes injuste ; depuis que vous m’ avezm’avez quittée je ne m’occupe que de vous.
 
Fabiani.
Ligne 2 055 :
Ah ! Tu es un lâche ! Ah ! Tu trahis l’une et tu renies l’autre ! Ah ! Tu ne sais pas qui elle est ! Veux-tu que je te le
dise, moi ? Cette femme est Jane Talbot, fille de Jean Talbot, le bon seigneur catholique mort sur l’échafaud pour ma mère.
Cette femme est Jane Talbot, ma cousine ; Jane Talbot, comtesse de Shrewsbury, comtesse de Wexford, comtesse de Waterford,
pairesse d’Angleterre ! Voilà ce que c’est que cette femme ! Lord Paget, vous êtes commissaire du sceau privé, vous tiendrez
compte de nos paroles. La reine d’Angleterre reconnaît solennellement la jeune femme ici présente pour Jane, fille et unique
Ligne 2 062 :
Voici les titres et les preuves que vous ferez sceller du grand sceau. C’est notre plaisir.
(à Fabiani.)
Oui, comtesse de Waterford ! Et cela est prouvé ! Et tu rendras les biens, misérable ! Ah ! Tu ne connais pas cette femme !
Ah ! Tu ne sais pas qui est cette femme ! Eh bien ! Je te l’apprends, moi ! C’est Jane Talbot ! Et faut-il t’en dire plus encore ?…
(le regardant en face, à voix basse, entre les dents.)
Ligne 2 072 :
La Reine.
Voilà ce qu’elle est ; maintenant voici ce que tu
es, toi. Tu es un homme sans âme, un homme sans cœur, un homme sans esprit ! Tu es un fourbe et un misérable ! Tu es… Pardieu,
messieurs, vous n’avez pas besoin de vous éloigner. Cela m’est bien égal que vous entendiez ce que je vais dire à cet homme !
Je ne baisse pas la voix, il me semble. Fabiano ! Tu es un misérable, un traître envers moi, un lâche envers elle, un valet
menteur, le plus vil des hommes, le dernier des hommes ! Cela est pourtant vrai, je t’ai fait comte de Clanbrassil, baron de
Ligne 2 080 :
à ceux qui sont cela, misérable ! Mais regarde, en voilà autour de toi, des gentilshommes ! Voilà Bridges, baron Chandos. Voilà
Seymour, duc de Somerset. Voilà les Stanley, qui sont comtes de Derby depuis l’an quatorze-cent quatre-vingt-cinq ! Voilà les
Clinton, qui sont barons Clinton depuis douze-cent quatre-vingt-dix-huit ! Est-ce que tu t’imagines que tu ressembles à ces gens-là,
toi ! Tu te dis allié à la famille espagnole de Penalver, mais ce n’est pas vrai, tu n’es qu’un mauvais italien, rien ! Moins que rien !
Fils d’un chaussetier du village de Larino ! Oui, messieurs, fils d’un chaussetier ! Je le savais et je ne le disais pas et je le
cachais, et je faisais semblant de croire cet homme quand il parlait de sa noblesse. Car voilà comme nous sommes, nous autres femmes.
ô mon dieu ! Je voudrais qu’il y eût des femmes ici, ce serait une leçon pour toutes. Ce misérable ! Ce misérable ! Il trompe une
femme, et renie l’autre ! Infâme ! Certainement, tu es bien infâme ! Comment ! Depuis que je parle il n’est pas encore à genoux !
A genoux, Fabiani ! Mylords, mettez cet homme de force à genoux !
 
Ligne 2 092 :
 
La Reine.
Ce misérable, que j’ aij’ai comblé de bienfaits ! Ce laquais napolitain, que j’ai fait chevalier doré et comte libre d’Angleterre !
Ah ! Je devais m’attendre à ce qui arrive ! On m’avait bien dit que cela finirait ainsi. Mais je suis toujours comme cela,
je m’obstine, et je vois ensuite que j’ai eu tort. C’est ma faute. Italien, cela veut dire fourbe ! Napolitain, cela veut
dire lâche ! Toutes les fois que mon père s’est servi d’un italien, il s’en est repenti. Ce Fabiani ! Tu vois, lady Jane,
à quel homme tu t’es livrée, malheureuse enfant ! Je te vengerai, va ! Oh ! Je devais le savoir d’avance, on ne peut tirer
autre chose de la poche d’un italien qu’un stylet, et de l’âme d’un italien que la trahison !
Ligne 2 107 :
 
Fabiani.
Si, madame ! Je la relèverai. Je suis perdu, je le vois bien. Ma mort est décidée. Vous emploierez tous les moyens, le poignard,
le poison…
 
La Reine, lui prenant les mains, et l’ attirantl’attirant vivement sur le devant du théâtre.
Le poison ! Le poignard ! Que dis-tu là, italien ? La vengeance traître, la vengeance honteuse, la vengeance par derrière,
la vengeance comme dans ton pays ! Non, signor Fabiani, ni poignard, ni poison. Est-ce que j’ai à me cacher, moi, à chercher
le coin des rues la nuit, et à me faire petite quand je me venge ? Non pardieu, je veux le grand jour, entends-tu, mylord ?
Le plein midi, le beau soleil, la place publique, la hache et le billot, la foule dans la rue, la foule aux fenêtres, la foule sur
les toits, cent mille témoins ! Je veux qu’on ait peur, entends-tu, mylord ? Qu’on trouve cela splendide, effroyable et
magnifique, et qu’on dise : c’est une femme qui a été outragée, mais c’est une reine qui se venge ! Ce favori si envié,
ce beau jeune homme insolent que j’ai couvert de velours et de satin, je veux le voir plié en deux, effaré et tremblant,
à genoux sur un drap noir, pieds nus, mains liées, hué par le peuple, manié par le bourreau. Ce cou blanc où j’avais mis
un collier d’or, j’y veux mettre une corde. J’ai vu quel effet ce Fabiani faisait sur un trône, je veux voir quel effet
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La Reine.
Plus un mot. Ah ! Plus un mot. Tu es bien véritablement perdu, vois-tu. Tu monteras sur l’échafaud comme Suffolk et Northumberland.
C’est une fête comme une autre que je donnerai à ma bonne ville de Londres ! Tu sais comme elle te hait, ma bonne ville !
Pardieu, c’est une belle chose quand on a besoin de se venger d’être Marie, dame et reine d’Angleterre, fille de Henri VIII,
et maîtresse des quatre mers ! Et quand tu seras sur l’échafaud, Fabiani, tu pourras, à ton gré, faire une longue harangue au
peuple comme Northumberland, ou une longue prière à Dieu comme Suffolk pour donner à la grâce le temps de venir ; le ciel m’est
témoin que tu es un traître et que la grâce ne viendra pas ! Ce misérable fourbe qui me parlait d’amour et me disait tu ce matin !
Hé mon dieu, messieurs, cela paraît vous étonner que je parle ainsi devant vous ; mais, je vous le répète, que m’importe ?
(à lord Somerset.)
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Alors de quoi m’accuse-t-on ? Je ne suis pas anglais, moi, je ne suis pas sujet de votre majesté. Je suis sujet du roi de Naples
et vassal du saint-père. Je sommerai son légat, l’éminentissime cardinal Polus, de me réclamer. Je me défendrai, madame.
Je suis étranger. Je ne puis être mis en cause que si j’ aij’ai commis un crime, un vrai crime. Quel est mon crime ?
 
La Reine.
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à vous tous tant que vous êtes, car vous allez voir que je n’ai qu’à frapper du pied pour faire sortir de terre un échafaud.
Chandos ! Chandos ! Ouvrez cette porte à deux battants ! Toute la cour ! Tout le monde ! Faites entrer tout le monde.
(La porte du fond s’ ouvres’ouvre. Entre toute la cour.)
 
</pre>
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La Reine.
Entrez, entrez, mylords. J’ai véritablement beaucoup de plaisir à vous voir tous aujourd’hui. Bien, bien, les hommes
de justice, par ici, plus près, plus près. — où sont les sergens d’armes de la chambre des lords, Harriot et Llanerillo ?
Ah ! Vous voilà, messieurs. Soyez les bienvenus. Tirez vos épées. Bien. Placez-vous à droite et à gauche de cet homme.
Il est votre prisonnier.
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en diligence, vous et les douze lords commissaires de la chambre étoilée, que nous regrettons de ne pas voir ici. Il se passe
des choses étranges dans ce palais. Écoutez, mylords, Madame Élisabeth a déjà suscité plus d’un ennemi à notre couronne.
Il y a eu le complot de Pietro Caro qui a fait le mouvement d’Exeter, et qui correspondait secrètement avec Madame Élisabeth,
par le moyen d’un chiffre taillé sur une guitare. Il y a eu la trahison de Thomas Wyat, qui a soulevé le comté de Kent. Il y a
eu la rébellion du duc de Suffolk, lequel a été saisi dans le creux d’un arbre après la défaite des siens. Il y a aujourd’hui
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Fabiani.
Par moi ? Cela n’est pas. Oh ! Mais voilà une chose affreuse ! Cet homme n’existe pas. On ne retrouvera pas cet homme. Qui est-il ?
Où est-il ?
 
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La Reine.
En conséquence des déclarations de cet homme, nous, Marie, reine, nous accusons devant la chambre aux étoiles cet autre homme,
Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil, de haute trahison et d’attentat régicide sur notre personne impériale et sacrée.
 
Fabiani.
Régicide, moi ! C’est monstrueux ! Oh ! Ma tête s’égare ! Ma vue se trouble ! Quel est ce piège ? Qui que tu sois, misérable,
oses-tu affirmer que ce qu’a dit la reine est vrai ?
 
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Gilbert.
Au fait, il ne m’a vu que la nuit. Laissez-moi lui dire deux mots à l’oreille, madame ; cela aidera sa mémoire.
(Il s’ approches’approche de Fabiani. Bas.)
Tu ne reconnais donc personne aujourd’hui, mylord ? Pas plus l’homme outragé que la femme séduite. Ah ! La reine se venge,
mais l’homme du peuple se venge aussi. Tu m’en avais défié, je crois ! Te voilà pris entre les deux vengeances.
Mylord, qu’en dis-tu ? Je suis Gilbert, le ciseleur !
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Le Lord Chancelier, à Gilbert.
D’après la loi normande et le statut vingt-cinq du roi Henri VIII, dans les cas de lèse-majesté au premier chef,
l’aveu ne sauve pas le complice. N’oubliez point que c’est un cas où la reine n’a pas le droit de grâce, et que vous
mourrez sur l’échafaud comme celui que vous accusez. Réfléchissez. Confirmez-vous tout ce que vous avez dit ?
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Consentez-vous à réitérer vos déclarations la main sur l’évangile ?
 
(Il présente l’ évangilel’évangile à Gilbert, qui y pose la main.)
 
Gilbert.
Je jure, la main sur l’évangile, et avec ma mort prochaine devant les yeux, que cet homme est un assassin ; que ce poignard,
qui est le sien, a servi au crime ; que cette bourse, qui est la sienne, m’ am’a été donnée par lui pour le crime.
Que Dieu m’assiste ! C’est la vérité !
 
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Mylord duc de Somerset, ces deux hommes à la tour ! Mylord Gardiner, notre chancelier, que leur procès commence dès
demain devant les douze pairs de la chambre aux étoiles, et que Dieu soit en aide à la vieille Angleterre ! Nous entendons
que ces hommes soient jugés tous deux avant que nous partions pour Exford, où nous ouvrirons le parlement, et pour Windsor,
où nous ferons nos pâques.
(Au bourreau.)
Ligne 2 325 :
<pre>
 
(Salle de l’ intérieurl’intérieur de la tour de Londres. Voûte
ogive soutenue par de gros piliers. à droite et à
gauche, les deux portes basses de deux cachots. à
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Gilbert.
Plus d’ espoird’espoir ?
 
Joshua.
Plus d’ espoird’espoir !
(Gilbert va à la fenêtre.)
Oh ! Tu ne verras rien de la fenêtre !
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Gilbert.
Oui, de Jane ! De Jane seulement ! Que m’importe le reste ! Tu as donc tout oublié, toi ? Tu ne te souviens
donc plus que depuis un mois, collé aux barreaux de mon cachot d’où l’on aperçoit la rue, je la vois rôder sans cesse,
pâle et en deuil, au pied de cette tourelle qui renferme deux hommes, Fabiani et moi ? Tu ne te rappelles donc plus mes
angoisses, mes doutes, mes incertitudes ? Pour lequel des deux vient-elle ? Je me fais cette question nuit et jour,
pauvre misérable ! Je te l’ai faite à toi-même, Joshua, et tu m’avais promis hier au soir de tâcher de la voir et de lui
parler. Oh ! Dis ! Sais-tu quelque chose ? Est-ce pour moi qu’elle vient ou pour Fabiani ?
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Gilbert.
Ma mort ! Qu’entends-tu par ce mot ? Ma mort, c’est que Jane ne m’aime plus. Du jour où je n’ai plus été aimé, j’ai été mort.
Oh ! Vraiment mort, Joshua ! Ce qui survit de moi depuis ce temps, ne vaut pas la peine qu’on prendra demain. Oh ! Vois-tu,
tu ne te fais pas d’idée de ce que c’est qu’un homme qui aime ! Si l’on m’avait dit il y a deux mois : -Jane—Jane, votre Jane sans
tache, votre Jane si pure, votre amour, votre orgueil, votre lis, votre trésor, Jane se donnera à un autre. En voudrez-vous après ?
j’aurais dit : non ! Je n’en voudrai pas ! Plutôt mille fois la mort pour elle et pour moi ! Et j’aurais foulé sous mes pieds celui
qui m’eût parlé ainsi. — eh bien si, j’en veux ! -aujourd’hui—aujourd’hui, vois-tu bien, Jane n’est plus la Jane sans tache qui avait mon adoration,
la Jane dont j’osais à peine effleurer le front de mes lèvres, Jane s’est donnée à un autre, à un misérable, je le sais, eh bien !
C’est égal, je l’aime. J’ai le cœur brisé ; mais je l’aime. Je baiserais le bas de sa robe, et je lui demanderais pardon si elle voulait
de moi. Elle serait dans le ruisseau de la rue avec celles qui y sont que je la ramasserais là, et que je la serrerais sur mon cœur,
Joshua ! Joshua ! Je donnerais, non cent ans de vie, puisque je n’ai plus qu’un jour, mais l’éternité que j’aurai demain, pour la voir
me sourire encore une fois, une seule fois avant ma mort, et me dire ce mot adoré qu’elle me disait autrefois : je t’aime ! Joshua !
Joshua ! C’est comme cela le cœur d’un homme qui aime. Vous croyez que vous tuerez la femme qui vous trompe ? Non, vous ne la tuerez pas,
vous vous coucherez à ses pieds après comme avant, seulement vous serez triste. Tu me trouves faible ! Qu’est-ce que j’aurais gagné, moi,
à tuer Jane ? Oh ! J’ai le cœur plein d’ idéesd’idées insupportables. Oh ! Si elle m’aimait encore, que m’importe tout ce qu’elle a fait !
Mais elle aime Fabiani ! Mais elle aime Fabiani ! C’est pour Fabiani qu’elle vient ! Il y a une chose certaine, c’est que
je voudrais mourir ! Aie pitié de moi, Joshua !
Ligne 2 432 :
Joshua.
Pauvre Gilbert ! Mon dieu ! Qui m’eût jamais dit que ce qui arrive arriverait ?
(Il sort. -entrent—entrent Simon Renard et maître Éneas.)
 
</pre>
Ligne 2 445 :
vient faire ici ! Tenez, le cœur de la femme est une énigme dont le roi François Ier a écrit le mot sur les vitraux de Chambord :
Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’ ys’y fie.
Écoutez, maître Éneas, nous sommes anciens amis. Il faut que cela finisse aujourd’hui. Tout dépend de vous ici. Si l’on vous charge…
(il parle bas à l’ oreillel’oreille de maître Éneas.)
—traînez la chose en longueur, faites-la manquer adroitement. Que j’aie deux heures seulement devant
moi, ce soir ce que je veux est fait, demain plus de favori, je suis tout puissant, et après demain vous êtes baronnet et lieutenant de la tour. Est-ce compris ?
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Jane, seule.
Mon dieu ! Comment faire ? C’est moi qui l’ai perdu, c’est à moi de le sauver. Je ne pourrai jamais. Une femme, cela ne peut rien.
L’échafaud ! L’échafaud ! C’est horrible ! Allons, plus de larmes, des actions. Mais je ne pourrai pas ! Je ne pourrai pas !
Ayez pitié de moi, mon Dieu ! On vient, je crois. Qui parle là ? Je reconnais cette voix. C’est la voix de la reine. Ah ! Tout est perdu !
 
Ligne 2 493 :
 
La Reine.
Ah ! Le changement vous étonne ! Ah ! Je ne me ressemble plus à moi-même ! Hé bien ! Qu’est-ce que cela me fait ?
C’est comme cela. Maintenant je ne veux plus qu’il meurt !
 
Ligne 2 505 :
Simon Renard.
En effet, depuis le deuxième dimanche de l’avent que l’arrêt de la chambre étoilée a été prononcé, et que les deux
condamnés sont revenus à la tour, précédés du bourreau, la hache tournée vers leur visage, il y a trois semaines de cela,
votre majesté remet chaque jour la chose au lendemain.
 
Ligne 2 514 :
Hé bien oui, puisque vous voulez le savoir, puisque vous faites semblant de ne rien comprendre, oui, je remets tous les jours
l’exécution de Fabiani au lendemain, parce que chaque matin, voyez-vous, la force me manque à l’idée que la cloche de la tour
de Londres va sonner la mort de cet homme, parce que je me sens défaillir à la pensée qu’on aiguise une hache pour cet homme,
parce que je me sens mourir de songer qu’on va clouer une bière pour cet homme, parce que je suis femme, parce que je suis faible,
parce que je suis folle, parce que j’aime cet homme, pardieu ! En avez-vous assez ? êtes-vous satisfait ? Comprenez-vous ?
Oh ! Je trouverai moyen de me venger un jour sur vous de tout ce que vous me faites dire, allez !
 
Ligne 2 573 :
Monsieur le bailli, veux-je dire ! Mon dieu ! Vous me troublez tellement l’esprit que je ne sais vraiment plus à qui je parle !
Tenez, je sais tout ce que vous allez me dire. Que c’est un homme vil, un lâche, un misérable ! Je le sais comme vous, et
j’en rougis ; mais je l’aime. Que voulez-vous que j’y fasse ? J’aimerais peut-être moins un honnête homme. D’ailleurs,
qui êtes-vous tous autant que vous êtes ? Valez-vous mieux que lui ? Vous allez me dire que c’est un favori, et que la nation anglaise
n’aime pas les favoris. Est-ce que je ne sais pas que vous ne voulez le renverser que pour mettre à sa place le comte de Kildare,
ce fat, cet irlandais ! Qu’il fait couper vingt têtes par jour ! Qu’ estQu’est-ce que cela vous fait ? Et ne me parlez pas du prince d’Espagne.
Vous vous en moquez bien. Ne me parlez pas du mécontentement de Monsieur De Noailles, l’ambassadeur de France. Monsieur De Noailles
est un sot, et je le lui dirai à lui-même. D’ailleurs je suis une femme, moi, je veux et je ne veux plus, je ne suis pas tout d’une pièce.
Ligne 2 621 :
 
La Reine.
Mon dieu ! Mon dieu ! Ce Simon Renard est plus roi que je ne suis reine. Quoi ! Personne à qui me fier ici !
Personne à qui donner pleins pouvoirs pour faire évader Fabiani !
 
Ligne 2 631 :
 
La Reine.
Toi, qui toi ? C’est vous, Jane Talbot ? Comment êtes-vous ici ? Ah ! C’est égal ! Vous y êtes !
Vous venez sauver Fabiani. Merci. Je devrais vous haïr, Jane, je devrais être jalouse de vous, j’ai mille
raisons pour cela. Mais non, je vous aime de l’aimer. Devant l’échafaud, plus de jalousie, rien quel’amour.
Ligne 2 640 :
 
Jane.
La Tamise baigne le pied de la tour de ce côté. Il y a là une issue secrète que j’ai observée. Un bateau à cette issue,
et l’évasion se ferait par la Tamise. C’est le plus sûr.
 
Ligne 2 653 :
 
La Reine.
Vous avez peut-être raison. Eh bien ! Dans une heure, soit ! Je vous laisse, lady Jane, il faut que j’ aillej’aille à la maison de ville.
Sauvez Fabiani !
 
Ligne 2 723 :
Jane, Gilbert, Joshua.
 
Gilbert, de l’ intérieurl’intérieur du cachot.
Que me veut-on ?
(Il paraît sur le seuil, aperçoit Jane, et s’appuie tout chancelant contre le mur.)
Ligne 2 738 :
Il faut que je vous sauve. Tout est préparé. L’évasion est sûre. Laissez-vous sauver par moi comme par un autre.
Je ne demande rien de plus. Vous ne me connaîtrez plus ensuite. Vous ne saurez plus qui je suis. Ne me pardonnez pas,
mais laissez-moi vous sauver. Voulez-vous ?
 
Gilbert.
Ligne 2 748 :
encore et vous paraît valoir la peine que vous vous en informiez ? Oh ! Je croyais que cela vous était bien égal, et que vous
me méprisiez trop pour vous inquiéter de ce que je faisais de mon cœur. Gilbert ! Si vous saviez quel effet me font les paroles
que vous venez de me dire. C’est un rayon de soleil bien inattendu dans ma nuit, allez ! Oh ! écoutez-moi donc, alors !
Si j’osais encore m’approcher de vous, si j’osais toucher vos vêtements, si j’osais prendre votre main dans les miennes,
si j’osais encore lever les yeux vers vous et vers le ciel, comme autrefois, savez-vous ce que je vous dirais, à genoux,
prosternée, pleurant sur vos pieds, avec des sanglots dans la bouche et la joie des anges dans le cœur ?
Je vous dirais : Gilbert, je t’ aimet’aime !
 
Gilbert, la saisissant dans ses bras avec emportement.
Ligne 2 767 :
 
Gilbert.
Tu as tout préparé pour mon évasion, dis-tu ? Vite ! Vite ! La vie ! Je veux la vie, Jane m’aime !
Cette voûte s’appuie sur ma tête et l’écrase. J’ai besoin d’air. Je meurs ici. Fuyons vite !
Viens-nous-en, Jane ! Je veux vivre, moi ! Je suis aimé.
 
Ligne 2 776 :
 
Gilbert.
Une heure d’attente, c’est bien long. Oh ! Il me tarde de ressaisir la vie et le bonheur ! Jane, Jane ! Tu es là !
Je vivrai ! Tu m’aimes ! Je reviens de l’ enferl’enfer ! Retiens-moi, je ferais quelques folies, vois-tu. Je rirais, je chanterais.
Tu m’aimes donc ?
 
Jane.
Oui ! Je t’aime ! Oui, je t’aime ! Et vois-tu, Gilbert, crois-moi bien, ceci est la vérité comme au lit de la mort,
je n’ai jamais aimé que toi ! Même dans ma faute, même au fond de mon crime, je t’aimais ! à peine ai-je été tombée
aux bras du démon qui m’a perdue, que j’ai pleuré mon ange !
 
Gilbert.
Oublié ! Pardonné ! Ne parle plus de cela, Jane. Oh ! Que m’importe le passé ! Qui est-ce qui résisterait à ta voix !
Qui est-ce qui ferait autrement que moi ! Oh oui ! Je te pardonne bien tout, mon enfant bien aimé ! Le fond de l’ amourl’amour,
c’est l’indulgence, c’est le pardon. Jane, la jalousie et le désespoir ont brûlé les larmes dans mes yeux. Mais je te pardonne,
mais je te remercie, mais tu es pour moi la seule chose vraiment rayonnante de ce monde, mais à chaque mot que tu prononces,
je sens une douleur mourir et une joie naître dans mon âme ! Jane ! Relevez votre tête, tenez-vous droite là, et regardez-moi.
Je vous dis que vous êtes mon enfant.
Ligne 2 797 :
 
Gilbert.
Oh ! Je voudrais être déjà dehors, en fuite, bien loin, libre avec toi ! Oh ! Cette nuit qui ne vient pas !
le bateau n’est pas là. — Jane ! Nous quitterons Londres tout de suite, cette nuit. Nous quitterons l’Angleterre.
Nous irons à Venise. Ceux de mon métier gagnent beaucoup d’argent là. Tu seras à moi… — oh ! Mon dieu ! Je suis insensé,
j’ oubliaisj’oubliais quel nom tu portes ! Il est trop beau, Jane !
 
Jane.
Ligne 2 821 :
 
Jane.
Oh non ! Oh ! Ne crois pas que je te demande cela. Oh ! Je sais bien que j’en suis indigne. Je ne lèverai pas mes yeux si haut ;
je n’abuserai pas à ce point du pardon. Le pauvre ciseleur Gilbert ne se mésalliera pas avec la comtesse de Waterford.
Non, je te suivrai, je t’aimerai, je ne te quitterai jamais. Je me coucherai le jour à tes pieds, la nuit à ta porte.
Je te regarderai travailler, je t’aiderai, je te donnerai ce qu’il te faudra. Je serai pour toi quelque chose de moins qu’une sœur,
quelque chose de plus qu’un chien. Et si tu te maries, Gilbert, car il plaira à Dieu que tu finisses par trouver une femme pure et
sans tache, et digne de toi, — eh bien ! Si tu te maries, et si ta femme est bonne, et si elle veut bien, je serai la servante de
Ligne 2 837 :
Ta femme ! Tu ne pardonnes donc que comme Dieu, en purifiant ? Ah ! Sois béni, Gilbert, de me mettre cette couronne sur le front.
 
(Gilbert se relève et la serre dans ses bras. Pendant qu’ ilsqu’ils se tiennent étroitement embrassés, Joshua vient prendre la main de Jane.)
 
Joshua.
Ligne 2 978 :
Mais comment la reine prendra-t-elle la chose ? Pourvu que cela ne retombe pas sur moi !
 
(Entrent à grands pas par la galerie Simon Renard et la reine. Le tumulte extérieur n’ an’a cessé d’augmenter. La nuit est presque
tout-à-fait tombée. — cris de mort ; flambeaux ; torches ; bruit des vagues de la foule ; cliquetis d’armes ; coups de feu ;
piétinements de chevaux. Plusieurs gentilshommes, la dague au poing, accompagnent la reine. Parmi eux, le héraut d’Angleterre,
Clarence, portant la bannière royale, et le héraut de l’ordre de la jarretière, Jarretière, portant la bannière de l’ordre.
 
</pre>
Ligne 3 029 :
 
Simon Renard.
Ne laissez pas les choses aller plus loin. Cédez, madame, pendant qu’il en est temps encore. Vous pouvez encore dire la canaille,
dans une heure vous seriez obligée de dire le peuple.
 
Ligne 3 057 :
La Reine.
Ah ciel ! Eh bien oui ! Je le dis tout haut, tant pis ! Fabiano est innocent ! Fabiano n’a pas commis le crime pour lequel il
est condamné. C’est moi, et celui-ci, et le ciseleur Gilbert, qui avons tout fait, tout inventé, tout supposé. Pure comédie !
Osez me démentir, monsieur le bailli ! Maintenant, messieurs, le défendrez-vous ? Il est innocent, vous dis-je. Sur ma tête,
sur ma couronne, sur mon dieu, sur l’ame de ma mère, il est innocent du crime ! Cela est aussi vrai qu’il est vrai que vous êtes
là, lord Clinton ! Défendez-le. Exterminez ceux-ci, comme vous avez exterminé Tom Wyat, mon brave Clinton, mon vieil ami, mon bon
Robert ! Je vous jure qu’ ilqu’il est faux que Fabiano ait voulu assassiner la reine.
 
Lord Clinton.
Ligne 3 075 :
 
La Reine.
Quand je pense que c’est un Simon Renard, une créature du cardinal de Granvelle, qui ose me parler ainsi !
Eh bien, ouvrez cette porte ! Ouvrez ce cachot ! Fabiano est là ; je veux le voir, je veux lui parler.
 
Ligne 3 092 :
Simon Renard.
Choisissez, madame :
(il désigne d’ uned’une main la porte du cachot.)
— ou cette tête au peuple,
(il désigne de l’autre main la couronne que porte la reine.)
Ligne 3 113 :
 
La Reine.
Oh ! être abandonnée de tous ! Avoir tout dit sans rien obtenir ! Qu’est-ce que c’est donc que ces gentilshommes-là ?
Ce peuple est infâme. Je voudrais le broyer sous mes pieds. Il y a donc des cas où une reine ce n’est qu’une femme !
Vous me le paierez tous bien cher, messieurs !
 
Ligne 3 123 :
Ce que vous voudrez ! Faites ce que vous voudrez ! Vous êtes un assassin !
(à part.)
— oh ! Fabiano !
 
Simon Renard.
Ligne 3 142 :
 
Simon Renard.
Manans ! La reine vous fait savoir ceci : aujourd’hui, cette nuit même, une heure après le couvre-feu,
Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil, couvert d’un voile noir de la tête aux pieds, baillonné d’un baillon de fer,
une torche de cire jaune du poids de trois livres à la main, sera mené aux flambeaux de la tour de Londres par Charing-Cross,
au vieux-marché de la cité, pour y être publiquement marri et décapité, en réparation de ses crimes de haute trahison au
premier chef et d’attentat régicide sur la personne impériale de sa majesté.
Ligne 3 154 :
 
Simon Renard, continuant.
Et pour que personne dans cette ville de Londres n’en ignore, voici ce que la reine ordonne : - pendant tout ce trajet que
fera le condamné de la tour de Londres au vieux-marché, la grosse cloche de la tour tintera. Au moment de l’exécution, trois coups
de canon seront tirés. Le premier, quand il montera sur l’échafaud ; le second, quand il se couchera sur le drap noir ; le troisième, quand sa tête tombera.
Ligne 3 180 :
 
La Reine.
Ni par la reine Marie. - laissez-moi, monsieur !
(Elle congédie du geste tous les assistants.(
 
Ligne 3 246 :
 
Maître Éneas.
Qui je voudrai ? Attendez, madame !… — l’ exécutionl’exécution se fera la nuit, aux flambeaux, le condamné couvert d’un voile noir, baillonné,
le peuple tenu fort loin de l’échafaud par les piquiers, comme toujours, il suffit qu’il voie une tête tomber.
La chose est possible. — pourvu que le batelier soit encore là, je lui ai dit de ne pas se presser.
(Il va à la fenêtre d’d’où où l’ onl’on voit la Tamise.)
—il y est encore ! Mais il était temps.
(Il se penche à la lucarne une torche à la main, en agitant son mouchoir, puis il se tourne vers la reine.)
—c’est bien. -je—je vous réponds de mylord Fabiani, madame.
 
La Reine.
Ligne 3 268 :
L’entrée de chacun de ces deux escaliers occupe une partie du fond du théâtre.
Celui qui monte se perd dans les frises ; celui qui descend se perd dans les dessous.
On ne voit ni d’où partent ces escaliers, ni où ils vont.
 
La salle est tendue de deuil d’une façon particulière : le mur de droite, le mur de gauche et le plafond, d’un drap noir coupé
Ligne 3 276 :
Quelques rares lampes funèbres, pendues çà et là aux voûtes, éclairent faiblement la salle et les escaliers.
Ce qui éclaire réellement la salle, c’est le grand drap
blanc du fond, à travers lequel passe une lumière rougeâtre comme s’ ils’il y avait derrière une immense fournaise flamboyante.
La salle est pavée de dalles tumulaires.
Au lever du rideau, on voit se dessiner en noir sur ce drap transparent l’ ombrel’ombre immobile de la reine.)
 
Jane, Joshua.
Ligne 3 288 :
 
Joshua.
Sur le grand palier de l’ escalierl’escalier par où descendent les condamnés qui vont au supplice. Cela a été tendu ainsi sous Henri VIII.
 
Jane.
Ligne 3 294 :
 
Joshua.
Le peuple garde toutes les issues. Il veut être sûr cette fois d’avoir son condamné. Personne ne pourra sortir avant l’ exécutionl’exécution.
 
Jane.
La proclamation qu’on a faite du haut de ce balcon me résonne encore dans l’oreille. L’avez-vous entendue, quand nous étions en bas ?
Tout ceci est horrible, Joshua !
 
Joshua.
Ah ! J’en ai vu bien d’ autresd’autres, moi !
 
Jane.
Pourvu que Gilbert ait réussi à s’ évaders’évader ! Le croyez-vous sauvé, Joshua ?
 
Joshua.
Ligne 3 313 :
 
Joshua.
La tour n’était pas investie du côté de l’eau. Et puis, quand il a dû partir, l’ émeutel’émeute
n’ étaitn’était pas ce qu’elle a été depuis. C’était une belle émeute, savez-vous !
 
Jane.
Ligne 3 324 :
Jane.
Mon dieu ! Il va être inquiet de son côté.
(Apercevant l’ ombrel’ombre de la reine.)
—ciel ! Qu’ estQu’est-ce que c’ estc’est que cela, Joshua ?
 
Joshua, bas en lui prenant la main.
Silence ! -c’ est—c’est la lionne qui guette.
 
(Pendant que Jane considère cette silhouette noire avec terreur, on entend une voix éloignée,
qui paraît venir d’en haut, prononcer lentement et distinctement ces paroles :)
—celui qui marche à ma suite, couvert de ce voile noir, c’est très-haut et très-puissant seigneur Fabiano Fabiani,
comte de Clanbrassil, baron de Dinasmonddy, baron de Darmouth en Devonshire, lequel va être décapité au marché de Londres,
pour crime de régicide et de haute trahison. Dieu fasse miséricorde à son ame !
 
Une Autre Voix.
Ligne 3 345 :
Oui. Moi, j’entends de ces choses-là tous les jours.
 
(Un cortège funèbre paraît au haut de l’ escalierl’escalier, sur les degrés duquel il se développe lentement à mesure qu’il descend.
En tête, un homme vêtu de noir, portant une bannière blanche à croix noire. Puis maître Éneas Dulverton, en grand manteau
noir, son bâton blanc de constable à la main. Puis un groupe de pertuisaniers vêtus de rouge. Puis le bourreau, sa hache
Ligne 3 360 :
Oui. Je vois de ces choses-là tous les jours, moi.
 
(Au moment de déboucher sur le théâtre, le cortège s’ arrêtes’arrête.)
 
Maître Éneas.
Celui qui marche à ma suite, couvert de ce voile noir, c’est très-haut et très-puissant seigneur Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil,
baron de Dinasmonddy, baron de Darmouth en Devonshire, lequel va être décapité au marché-de-Londres, pour crime de régicide et
de haute trahison. -Dieu—Dieu fasse miséricorde à son ame !
 
Les Deux Porte-Bannière.
Ligne 3 386 :
 
Simon Renard, après que le cortège a disparu.
Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce bien là Fabiani ? Je le croyais moins grand. Est-ce que maître Éneas ?… il me semble que la reine
l’a gardé auprès d’elle un instant. Voyons donc !
 
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Voix, qui s’éloigne de plus en plus.
Celui qui marche à ma suite, couvert de ce voile noir, c’est très-haut et très-puissant seigneur Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil,
baron de Dinasmonddy, baron de Darmouth en Devonshire, lequel va être décapité au marché-de-Londres, pour crime de régicide
et de haute trahison. Dieu fasse miséricorde à son ame !
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Jane, seule.
Oh ! Quel spectacle effrayant ! Quand je songe que cela eût été ainsi pour Gilbert !
(Elle s’ agenouilles’agenouille sur les degrés de l’un des autels.)
—oh ! Merci ! Vous êtes bien le dieu sauveur ! Vous avez sauvé Gilbert !
 
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La Reine.
(Elle se tient quelques instans en silence sur le devant du théâtre, l’ œill’œil fixe, pâle, comme absorbée dans une sombre rêverie.
Enfin elle pousse un profond soupir.)
Oh ! Le peuple !
(Elle promène autour d’ elled’elle avec inquiétude son regard qui rencontre Jane.)
—quelqu’un là ! -c’est—c’est toi, jeune fille ! C’est vous, lady Jane ! Je vous fais peur. Allons, ne craignez rien.
Le guichetier Éneas nous a trahies, vous savez ? Ne craignez donc rien. Enfant, je te l’ai déjà dit, tu n’as rien à
craindre de moi, toi. Ce qui faisait ta perte il y a un mois fait ton salut aujourd’hui. Tu aimes Fabiano.
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La Reine.
Oui, toi et moi, deux femmes, voilà tout ce qu’il a pour lui, cet homme. Contre lui tout le reste !
Toute une cité, tout un peuple, tout un monde ! Lutte inégale de l’amour contre la haine ! L’amour pour Fabiano, il est triste,
épouvanté, éperdu ; il a ton front pâle, il a mes yeux en larmes ; il se cache près d’ und’un autel funèbre ; il prie par ta bouche,
il maudit par la mienne. La haine contre Fabiani, elle est fière, radieuse, triomphante, elle est armée et victorieuse,
elle a la cour, elle a le peuple, elle a des masses d’hommes plein les rues, elle mâche à la fois des cris de mort et des cris de joie,
elle est superbe, et hautaine, et toute puissante ; elle illumine toute une ville autour d’un échafaud !
L’ amourL’amour, le voici, deux femmes vêtues de deuil dans un tombeau. La haine, la voilà !
 
(Elle tire violemment le drap blanc du fond, qui, en s’écartant, laisse voir un balcon, et au-delà de ce balcon, à perte de vue,
dans une nuit noire, toute la ville de Londres splendidement illuminée. Ce qu’ onqu’on voit de la tour de Londres est illuminé également.
Jane fixe des yeux étonnés sur tout ce spectacle éblouissant dont la réverbération éclaire le théâtre.)
 
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Oh ! Ville infâme ! Ville révoltée ! Ville maudite ! Ville monstrueuse qui trempe sa robe de fête dans le sang et qui tient la
torche au bourreau ? Tu en as peur, Jane, n’est-ce pas ? Est-ce qu’il ne te semble pas comme à moi qu’elle nous nargue lâchement
toutes deux, et qu’ ellequ’elle nous regarde avec ses cent mille prunelles flamboyantes, faibles femmes abandonnées que nous sommes,
perdues et seules dans ce sépulcre ! Jane ! L’ entendsL’entends-tu rire et hurler, l’horrible ville ! Oh ! L’ AngleterreL’Angleterre ! L’ AngleterreL’Angleterre
à qui détruira Londres ! Oh ! Que je voudrais pouvoir changer ces flambeaux en brandons, ces lumières en flammes, et cette ville
illuminée en une ville qui brûle !
 
(Une immense rumeur éclate au dehors. Applaudissements.
Cris confus : -le—le voilà ! Le voilà ! Fabiani à mort ! -on—on entend tinter la grosse cloche de la tour de Londres. À ce bruit, la reine
se met à rire d’un rire terrible.)
 
Jane.
Grand dieu ! Voilà le malheureux qui sort… - vous riez, madame !
 
La Reine.
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(Elle ferme le rideau blanc et revient à Jane.)
—maintenant qu’il est sorti, maintenant qu’il n’y a plus de danger, je puis te dire cela. Mais ris donc, rions toutes deux de
cet exécrable peuple qui boit du sang. Oh ! C’est charmant ! Jane ! Tu trembles pour Fabiano, sois tranquille ! Et ris avec moi, te dis-je !
Jane ! L’homme qu’ils ont, l’homme qui va mourir, l’homme qu’ ilsqu’ils prennent pour Fabiano, ce n’est pas Fabiano !
(Elle rit.)
 
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La Reine.
Tu sais bien, tu le connais, cet ouvrier, cet homme… -d’ailleurs—d’ailleurs qu’importe ?
 
Jane, tremblant de tout son corps.
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Jane.
Madame ! Oh non, madame ! Oh ! Dites que cela n’est pas, madame ! Gilbert ! Ce serait trop horrible ! Il s’ ests’est évadé !
 
La Reine.
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La Reine.
Quoi ? Que dis-tu ? Perds-tu la raison ? Est-ce que tu me trompais aussi, toi ? Ah ! C’est ce Gilbert que tu aimes !
Eh bien, que m’importe ?
 
Jane, (brisée, aux pieds de la reine, sanglotant, se traînant sur les genoux, les mains jointes. La grosse cloche tinte
pendant toute cette scène.)
Madame, par pitié ! Madame, au nom du ciel ! Madame, par votre couronne, par votre mère, par les anges ! Gilbert !
Gilbert ! Cela me rend folle, madame, sauvez Gilbert ! Cet homme, c’est ma vie, cet homme, c’est mon mari, cet homme…
je viens de vous dire qu’ ilqu’il a tout fait pour moi, qu’ ilqu’il m’a élevée, qu’il m’a adoptée, qu’il a remplacé près de mon
berceau mon père qui est mort pour votre mère. Madame, vous voyez bien que je ne suis qu’une pauvre misérable et qu’il
ne faut pas être sévère pour moi. Ce que vous venez de me dire m’a donné un coup si terrible que je ne sais vraiment pas
comment j’ai la force de vous parler. Je dis ce que je peux, voyez-vous. Mais il faut que vous fassiez suspendre l’exécution.
Tout de suite. Suspendre l’ exécutionl’exécution. Remettre la chose à demain. Le temps de se reconnaître, voilà tout. Ce peuple peut
bien attendre à demain. Nous verrons ce que nous ferons. Non, ne secouez pas la tête. Pas de danger pour votre Fabiano.
C’est moi que vous mettrez à la place. Sous le voile noir, la nuit, qui le saura ? Mais sauvez Gilbert ! Qu’est-ce que cela
vous fait, lui ou moi ? Enfin ! Puisque je veux bien mourir, moi ! -oh—oh mon dieu ! Cette cloche, cette affreuse cloche ! Chacun
des coups de cette cloche est un pas vers l’échafaud. Chacun des coups de cette cloche frappe sur mon cœur. -faites—faites cela, madame,
ayez pitié ! Pas de danger pour votre Fabiano. Laissez-moi baiser vos mains. Je vous aime, madame, je ne vous l’ai pas encore dit ;
mais je vous aime bien. Vous êtes une grande reine. Voyez comme je baise vos belles mains. Oh ! Un ordre pour suspendre l’exécution.
Il est encore temps. Je vous assure que c’est très-possible. Ils vont lentement. Il y a loin de la tour au vieux-marché. L’homme du
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ciel, madame, ayez pitié ! Enfin, mettez-vous à ma place, supposez que je sois la reine et vous la pauvre fille, vous pleureriez comme
moi, et je ferais grâce. Faites grâce, madame ! Oh ! Voilà ce que je craignais, que les larmes ne m’empêchassent de parler. Oh ! Tout de
suite. Suspendre l’ exécutionl’exécution. Cela n’a pas d’inconvénient, madame. Pas de danger pour Fabiano, je vous jure ! Est-ce que vraiment vous
ne trouvez pas qu’il faut faire ce que je dis, madame ?
 
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Jane.
Fini ! Non, ce n’est pas fini ! Non, tant que cette horrible cloche sonnera, ce ne sera pas fini ! Me résigner à la mort de Gilbert !
Est-ce que vous croyez que je laisserai mourir Gilbert ainsi ? Non, madame. Ah ! Je perds mes peines ! Ah ! Vous ne m’écoutez pas.
Eh bien ! Si la reine ne m’entend pas, le peuple m’entendra ! Ah ! Ils sont bons, ceux-là, voyez-vous ! Le peuple est encore dans cette cour.
Vous ferez de moi ensuite ce que vous voudrez. Je vais lui crier qu’on le trompe, et que c’est Gilbert, un ouvrier comme eux,
et que ce n’est pas Fabiani.
 
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Arrête, misérable enfant !
(Elle lui saisit le bras et la regarde fixement d’un air formidable.)
—ah ! Tu le prends ainsi ? Ah ! Je suis bonne et douce, et je pleure avec toi, et voilà que tu deviens folle et furieuse !
Ah ! Mon amour est aussi grand que le tien, et ma main est plus forte que la tienne. Tu ne bougeras pas. Ah, ton amant !
Que m’importe ton amant ? Est-ce que toutes les filles d’Angleterre vont venir me demander compte de leurs amants, maintenant !
Pardieu ! Je sauve le mien comme je peux et aux dépens de qui se trouve là. Veillez sur les vôtres !
 
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Jane.
Je ne sais pas. Mais je l’ai vu passer sous ce voile noir. Il me semble que si ç’avait été Gilbert, quelque chose aurait remué en moi,
quelque chose se serait révolté, quelque chose se serait soulevé dans mon cœur, et m’ auraitm’aurait crié : Gilbert ! C’ estC’est Gilbert !
Je n’ai rien senti, ce n’est pas Gilbert !
 
La Reine.
Que dis-tu là ? Ah ! Mon dieu ! Tu es insensée, ce que tu dis là est fou, et cependant cela m’épouvante.
Ah ! Tu viens de remuer une des plus secrètes inquiétudes de mon cœur. Pourquoi cette émeute m’a-t-elle empêchée de surveiller tout moi-même !
Pourquoi m’ enm’en suis-je remise à d’autresqu’à moi du salut de Fabiano ? Éneas Dulverton est un traître.
Simon Renard était peut-être là. Pourvu que je n’aie pas été trahie une deuxième fois par les ennemis de Fabiano !
Pourvu que ce ne soit pas Fabiano en effet… ! -quelqu’un—quelqu’un ! Vite quelqu’un ! Quelqu’un !
(Deux geôliers paraissent. Au premier.)
Vous, courez. Voici mon anneau royal. Dites qu’on suspende l’exécution. Au vieux-marché ! Au vieux-marché !
Il y a un chemin plus court, disais-tu, Jane ?
 
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Dans l’un de ces cachots, il y a un homme. Amenez-le-moi sur-le-champ.
(Le geôlier sort.)
Ah ! Je tremble ! Mes pieds se dérobent sous moi ; je n’aurais pas la force d’ yd’y aller moi-même. Ah ! Tu me rends folle comme toi !
Ah ! Misérable fille, tu me rends malheureuse comme toi ! Je te maudis, comme tu me maudis ! Mon dieu ! L’homme aura-t-il le temps d’arriver ?
Quelle horrible anxiété ! Je ne vois plus rien. Tout est trouble dans mon esprit. Cette cloche, pour qui sonne-t-elle ?
Est-ce pour Gilbert ? Est-ce pour Fabiano ?
 
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La Reine.
C’ estC’est que le cortége est sur la place de l’exécution. L’homme n’aura pas eu le temps d’arriver.
(On entend un coup de canon éloigné.)
 
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La Reine.
Il monte sur l’ échafaudl’échafaud.
(Deuxième coup de canon.)
—il s’agenouille.