« Anecdotes normandes (Floquet)/Louis XI et la Normande » : différence entre les versions

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Texte établi par Charles de BeaurepaireCagniard (p. 49-64).


Louis XI et la Normande


ANECDOTE ROUENNAISE


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Vers la fin du quinzième siècle, au temps du roi Louis XI, il y eut un jour grande rumeur à Rouen, dans la rue du Gros-Horloge. D’un bout à l’autre de cette double file de comptoirs et de boutiques, marchands, femmes, enfants, courtauds, servantes, tout le monde était aux portes ; et, de groupe en groupe, de proche en proche, on se racontait la grande, l’incroyable nouvelle du jour : un chevaucheur du roi, nommé Désile, homme d’une assez mauvaise mine, arrivé le matin au galop et à grand bruit de coups de fouet, était tombé, comme des nuées, chez maître Jehan le Tellier, l’un des plus gros marchands de la rue, et avait demandé en mariage Alice, sa fille unique, en vertu d’une lettre du roi dont il était porteur. Le fait était certain, car c’était la chambrière de Jehan le Tellier qui l’avait dit confidentiellement à plusieurs autres chambrières du quartier, en emplissant sa cruche à la fontaine du Béfroi. Or, depuis la fondation de la ville, pareille chose n’avait été ni vue ni ouïe, ni même imaginée comme possible. Aussi y eut-il une grande explosion de cris, de plaintes, d’exclamations diverses, qui exprimaient la surprise, le mécontentement de tous. Et si les hommes murmuraient, croyez que les dames n’étaient point en reste. « Depuis quand le roi se mêle-t-il de l’établissement de nos filles ? disait l’une ; qu’il marie, s’il peut, sa fille Jeanne la contrefaite, et nous laisse pourvoir les nôtres. » — « Vous verrez, disait une seconde, que ce messager de malheur (que le ciel confonde) sera quelque garnement de bas-lieu, exempt de bien faire par privilège spécial ; car le roi se sert de telles gens plus volontiers que des autres, moyennant qu’ils le servent fidèlement. » — « C’est la cause de toutes les mères, s’écriait une troisième ; si ce coup d’essai réussit, comptez que nous n’aurons plus de gendre que de la main du roi, ce dont Dieu nous garde et Notre-Dame de Bon-Secours. » Bref, chacun disait son mot, chacun plaignait Jehan le Tellier, Estiennotte sa femme, surtout la belle Alice, leur fille, douce, modeste, charmante, si heureuse encore la veille, aujourd’hui menacée d’un si triste sort ; et l’indignation de ces braves gens ne saurait se peindre. Mais le plus animé de tous était un jeune homme de quelque vingt-cinq ans, fils d’un marchand dont la maison faisait face à celle de Jehan Le Tellier ; beau compagnon, gai, vif, dispos, à l’œil alerte, à la langue agile, agréable parleur pour l’ordinaire ; mais, cette fois, son courroux l’inspirait, et onques il n’avait été si éloquent. Il fallait l’entendre invoquer les droits sacrés des parents et les libertés de la province, puis insister gravement sur le danger de marier des filles à des gens qu’on ne connaît pas ! Il disait d’or ; vous y auriez pris plaisir.

Il y avait bien là quelques malins qui disaient tout bas que le zèle du jeune homme pour les libertés du pays n’était pas celui qui lui tenait le plus au cœur. A les en croire, ils l’avaient vu maintes fois regarder la jolie voisine d’en face avec une persévérance et une application qui ressemblaient beaucoup à l’extase, au point que, dans ces moments-là, il ne voyait pas les chalands entrer dans sa propre boutique, et que lorsqu’ils lui parlaient et le touchaient même, on aurait dit qu’il se réveillait en sursaut. De plus, à tout propos, il était chez la voisine ; c’était le feu, la lumière, puis ceci, puis cela ; que n’était-ce pas ? Ils ajoutaient qu’au milieu de tous ces soins empressés, la douce Alice n’avait point l’air trop courroucé, et semblait prendre le tout en patience. Quoi qu’il en soit, notre jeune homme dit, ce jour-là, de bien belles choses pour l’autorité paternelle, pour les libertés normandes ; et chacun d’applaudir, de murmurer à l’envi. — Ces Normands d’alors étaient des gens peu endurants et difficiles à vivre. Fussiez-vous duc, roi, dauphin, régent, évêque ou pape, si vous leur demandiez quelque chose de nouveau, vite ils consultaient la Charte normande ; si elle était pour vous, à la bonne heure ; sans quoi je vous baise les mains, et pas de nouvelles.

Pour un Louis XI, avec de pareils gens, il n’y avait pas d’eau à boire. Qu’il faisait bien meilleur être duc de Bourgogne ! c’étaient ceux-là qui avaient le champ libre et les coudées franches dans leurs états ! Combien ils auraient été surpris, ces bons princes, de voir les Rouennais se mettre martel en tête parce que le roi voulait marier une jeune fille de leur cité ! La grande merveille, vraiment ! Chez eux, chaque jour, on ne voyait pas autre chose. Là, point de fille, point de veuve un peu riche, qui se mariât autrement que de par monseigneur le duc de Bourgogne, ou de par monseigneur le comte de Charolais son fils, ou de par les seigneurs de leur cour. Elle était habile, ma foi, la mère qui cachait si bien sa fille, qu’elle parvenait à la marier selon sa fantaisie ! Qui le croirait ? On avait vu des veuves de la veille se remarier le lendemain à des hommes de leur gré, tant ces dames haïssaient l’arbitraire ! C’était ne pas perdre de temps ; mais malheur à celles qui étaient moins promptes ; malheur aux scrupuleuses qui faisaient trop long deuil ; la vigilance ducale était là, et il fallait épouser, celle-ci un veneur, celle-là un archer, cette autre un palefrenier, chacune enfin quelque varlet des deux princes ou de l’un des seigneurs de leur cour. Ces jeunes filles, ces jeunes femmes dont on disposait ainsi sans les consulter, donnaient-elles toujours le cœur avec la main ? Tous ces mariages par ordre tournaient-ils infailliblement à bien ? Je ne l’oserais jurer ; mais quel remède ? les ducs le voulaient ainsi. Leur parler de penchants du cœur, de mariages d’inclination, c’était jouer à se faire regarder de travers. Ils ne connaissaient que les mariages de raison ; hors de là, selon eux, point de bonheur. À ce compte, que l’on devait être heureux dans les états des ducs de Bourgogne !

Louis XI, étant dauphin, avait longtemps vécu à la cour des ducs, toujours l’œil aux aguets, voyant tout, observant tout, remarquant soigneusement les bonnes coutumes. Il n’avait garde de laisser passer celle-là : cette manière ingénieuse et neuve de battre monnaie, d’être généreux sans bourse délier, lui revenait plus que je ne saurais dire ; il l’avait notée favorablement sur ses tablettes. Devenu roi, il ne l’oublia pas, et voulut la mettre en pratique. Au fait, le trésor royal n’aurait jamais suffi pour reconnaître les mille et mille services de tout genre que l’on rendait à un roi qui avait tant d’affaires ; non pas que je veuille parler ici des gages de ses domestiques, des officiers de sa maison ; non, de ceux-là, il n’en avait cure, et les payait peu ou point ; les actions d’éclat, les faits héroïques, guère davantage : témoin cette intrépide normande qui avait sauvé la ville de Saint-Lô, et à qui il donna pour toute récompense soixante écus et un grand merci ; certes, la Chambre des comptes n’eut pas le mot à souffler ; mais, en revanche, ces agents intrépides, prêts à tout entreprendre, à tout oser, à tout faire, se vendant, se louant, corps, âme et conscience, ne redoutant ni pluie, ni grêle, ni Dieu, ni diable, ni potence, et par dessus tout cela, discrets comme des confesseurs, ah ! ceux-là, ils étaient bien payés. Aussi ils pullulaient autour de lui ; c’était merveille. Il disait à l’un : « Viens ici », et il venait incontinent ; à l’autre : « Fais cela » (Dieu sait quoi), et c’était presqu’aussitôt fait que dit ; à un troisième : « Va-t’en là-bas » (au diable parfois), et il y courait comme le vent. Notre chevaucheur était de cette confrérie, et un des coqs ; un grand drôle, fort comme un turc, aux formes du corps bien arrêtées, sauf le visage, qui tenait quelque peu de l’énigme : au demeurant, sans foi, sans loi, sans peur, sans repentir ; tout entier au mieux payant, par terre, par mer, dans le feu, voire même dans l’air, si alors on eût connu les ballons ; ingambe et leste dans tous les sens que vous voudrez l’entendre, et sautant à pieds joints pardessus les scrupules comme par-dessus les fossés. Il fallait que le pèlerin eût fait quelque chose de bien pressé, de bien secret, de bien noir, et pour tout dire, de bien agréable à Louis XI ; car sachez que ce roi lui avait déjà donné une riche héritière (j’ignore de quel pays), dont il avait dévoré la dot en un clin d’œil ; elle en était morte à la peine, la pauvre femme ! et maintenant il lui faisait présent de la fille unique d’un gros marchand, belle, bien élevée, charmante, riche surtout ; pour Désile, c’était le point capital. Vraiment, Louis XI n’avait rien à donner de mieux pour l’heure. Mais quoi ! s’il châtiait bien, il récompensait bien aussi, le bon maître. Seulement, dans les trois parties alors connues du monde, Rouen était peut-être la dernière ville sur laquelle il fallût tenter une pareille épreuve, et de toutes les bourgeoises de Rouen, dame Estiennotte, femme de Jehan le Tellier, était certainement la moins disposée à s’y laisser prendre. La bonne dame lut la lettre du roi en se signant, puis parcourut le drôle de ce vif et rapide regard de femme et de mère qu’il ne faut guère espérer de tromper ; après quoi elle le savait par cœur comme ses patenôtres ; et si Désile eût été aussi clairvoyant qu’elle, s’il était donné à l’homme de deviner sur le visage d’une femme ce que, à toute force, elle ne veut point qu’on y voie, il y aurait lu cette sentence sans appel : « Tu n’auras point ma fille, ou j’y perdrai mon nom d’Estiennotte. » Mais alors notre chevaucheur eût vite enfourché son bidet, et peut-être l’eût-on vu revenir bientôt avec quelque lettre de jussion qui eût mis tout le monde bien en peine. Il fallait donc gagner du temps, et ajourner le galant sans lui donner de soupçons.

« Mon mari, lui dit-elle, est parti à la foire du Lendit (ce qui était vrai) ; je vais lui écrire : en revenant dans quelques jours, vous saurez ma réponse. »

Voilà Désile parti ; dame Estiennotte respire, et Dieu sait comme elle bénissait le ciel de ce que son mari n’était point là ; car, avec un homme si faible et si peureux, tout eût été à l’aventure ; non pas que ce bon bourgeois n’aimât tendrement sa fille, et qu’il ne se fût promis cent fois de ne la donner qu’à un marchand comme lui, qui pût lui aider à supporter son antiquité et son estat de marchandise, comme on parlait alors ; mais il n’en fallait pas tant que le nom du roi Louis XI pour faire trembler le bonhomme de tous ses membres, et pour qu’il donnât les mains à tout ce qu’on aurait voulu faire. Dans une foire, Jehan Le Tellier valait son pesant d’or ; mais, revenu au logis, il ne savait plus que rester assis, tout le long des jours, sur un banc de chêne à accoudoir, comme on en voyait tant alors dans la Grand’Rue et dans la rue du Gros-Horloge ; ne bougeant non plus qu’un terme, hormis pour saluer les voisins et les voisines ; et, à tout propos et de quoi qu’il fût question, « parlez à ma femme, » c’était tout ce qu’on pouvait avoir du bon marchand.

De tels hommes, il y en a plus qu’on ne croit ; mais, ô Providence ! ils ont presque toujours des femmes de cœur, de tête et de résolution, qui, pour le bien des affaires, prennent les rênes de l’administration, à leur corps défendant, cela va sans dire, mais les prennent enfin et les tiennent bien ; les choses n’en vont pas toujours plus mal. Dame Estiennotte était de ces femmes-là, concevant vite, voulant fortement, exécutant sans délai. Désile n’avait pas les talons tournés, que la voilà qui prend sa cape et ses patins, et court à l’Hôtel-de-Ville, où elle avait des amis.

Au conseil de ville, on lit la lettre du roi, on la relit ; elle était formelle ; la signature, le sceau, rien n’y manquait. Voilà des municipaux bien empêchés, et non sans sujet. Ce Louis XI était un roi d’une volonté si absolue, d’une opiniâtreté si tenace ! Qui pouvait dire jusqu’où irait sa rancune ? Aussi, avant d’arriver au fait, MM. les échevins et conseillers de ville discoururent fort et biaisèrent longtemps. Celui-ci voulait qu’on eût recours à l’appui du seigneur d’Estelan ; celui-là, que l’on écrivît à M. le bailli ; cet autre, à monseigneur le patriarche-évêque de Bayeux. Vient le tour de Robert Delafontaine, qui, donnant plus franchement au but, s’en va dire que « la prière du roi valoit commandement, et qu’il en falloit passer par où Sa Majesté vouloit. » Pour le coup, Roger Gouël n’y put plus tenir. Quand il s’agissait de liberté, ce Roger Gouël n’entendait pas raillerie, et, par malheur pour Désile, c’était un des influents du conseil. « Eh quoi, s’écria-t-il, le Roi n’a-t-il pas confirmé la charte des Normands ? Où est l’article qui lui permet de disposer de la main de nos filles ? Les rois d’Angleterre, qui nous ont gouvernés pendant trente ans et nous ont tant grevés, n’eussent pas osé l’entreprendre. En Normandie, nous sommes francs et libres ; ce serait servitude si le Roi mariait les filles sans le gré des parents. Il ne s’agit pas ici du bien du royaume et de la chose publique, mais d’affaires de famille qui ne regardent que nous seuls. Pour conclure, ce mariage ne doit point se faire. Dame Estiennotte est femme de tête et de sens : qu’elle trouve un biais ; si on la tourmente, les conseillers de ville ne doivent point lui manquer au besoin. En tout cas, je réponds de moi, et l’on sait comment je me nomme. »

La sortie était un peu hardie pour le temps, et, si Tristan l’Hermite eût été là, il y aurait trouvé au moins la moitié à redire. Mais Roger Gouël avait parlé avec une chaleur qui entraîna ces hommes indécis, et jusqu’à Roger Delafontaine lui-même, tout honteux de l’avis timide qu’il venait d’émettre.

Qui dira le bonheur de dame Estiennotte lorsqu’elle se vit sûre d’être appuyée ? À peu de jours de là, elle fait avertir Désile ; celui-ci accourt, ne se possédant pas de joie, et dévorant en idée la bonne dot du marchand ; l’eau lui en venait à la bouche. Hélas ! c’était aller trop vite en besogne, et tout d’abord il trouve au logis un concours de monde qui ne lui plaît guère ; c’étaient les nombreux parents et amis de Jehan Le Tellier et de sa femme, tous gens riches, de bon renom, bien autorisés dans la ville, et dont l’air ne lui pronostiquait rien de bon ; plus, vénérable et discrète personne, M. l’abbé Viote, l’un des grands vicaires de Notre-Dame, grand-oncle d’Alice, homme de caractère, aussi fin qu’aucun de sa robe, et dont le regard perçant, fixé imperturbablement sur Désile, mettait celui-ci mal à l’aise pour la première fois de sa vie. On fait venir Alice ; un peu timide, un peu embarrassée d’abord, mais bientôt enhardie par la présence de tous ces parents, de tous ces amis dévoués, la jeune fille dit, en baissant les yeux, qu’elle n’avoit aucun vouloir de se marier, mais le dit d’un air si renoncé, si détaché des choses de la terre, que le jeune voisin, qui était là, avoua depuis qu’il avait eu peur. Désile ne demanda pas son reste ; il sut bientôt ce qui s’était passé et maugréa de toute son âme. Quelques, heures après, il avait les houseaux à ses jambes et montait à cheval ; le jeune voisin lui tint l’étrier d’un air officieux, le bon traître qu’il était ! Dès le lendemain, le roi lisait une lettre dont dame Estiennotte avait chargé Désile. Ecoutez cette lettre, elle est drôle, et puis il nous en reste si peu des dames de ce temps-là !

« Mon souverain Seigneur, je me recommande à vostre bonne grâce tant et si humblement que je puis ; et vous plaise savoir, mon souverain Seigneur, que j’ai reçeu une lettre qu’il vous a pleu escrire à mon mary et à moy, par laquelle nous mandez que avez entendu que avons une fille preste à marier, et (pour ce) que icelle veuillions donner à mariage à Pierre Désile vostre varlet de chambre. Sur quoi, Sire, vous plaise savoir que mon mary, pour le présent, est à la foire du Lendit. Par quoy bonnement sur ce ne sçaurois faire responce, fors que les cors et biens de mon dict mary et de moy sont vostres, pour en faire et ordonner à vostre plaisir, et vous mercye très-humblement de ce qu’il vous a pleu nous escrire de l’advancement de nostre dicte fille. Toutes foys, Sire, il y a jà longtemps que, par plusieurs foys, l’on faict requérir icelle nostre fille pour l’avoir en mariage, à quoy tousjours elle a faict responce qu’elle n’avoit aucun voulloyr de soy marier ; et, de présent, luy ai parlé sur le contenu de vos dictes lettres, laquelle, de rechef, en la présence de M. le vicaire de Rouen, maistre Robert Viote, du dict Pierre Désile et aultres, a fait responce que encores ne se veult marier. Et, pour ce, Sire, se vostre plaisir est, aurez mon dict mary et moy et aussy nostre fille pour excusez. Mon souverain Sire, je prie à nostre seigneur qu’il vous donne très bonne vye et longue. Escript à Rouen, le 24e jour de juing.


« Vostre très humble et très obéissante
« subjecte et servante.
« Estiennotte, femme de Jehan Le Tellier. »


« Par la Pâque-Dieu, dit Louis XI, voilà une normande qui me la baille bonne ! Elle me refuse sa fille tout à trac, et m’octroye, en pur don, force révérences et bonnetades ! Vraiement, elles viennent bien à point, et j’en allois manquer tout à l’heure. » — Ainsi murmurait ce bon roi entre ses dents, et croyez qu’il n’était point de bonne humeur ; mais qu’y faire ? une charte malencontreuse, une maîtresse femme, un conseil de ville, une jeune fille que l’on veut marier et qui s’avise de dire qu’elle n’en a vouloir, c’était aussi par trop forte partie. Et puis, je ne sais quelle guerre venait d’éclater, et Louis XI avait bien d’autres affaires sur les bras que de tirer Désile de peine.

Quelle autre récompense ce fidèle agent reçut-il de ses bons et loyaux services ? Peut-être le roi, qui, dès-lors, avait des vues sur les états des ducs de Bourgogne, ses anciens hôtes, et comptait bien, en venir à ses fins, se promit-il in petto de lui donner une Bourguignonne.

Quoi qu’il en soit, à quelques semaines de là, par un beau jour d’été, dans tout le voisinage du marchand Le Tellier, régnait un air de joie, de bonheur et de fête ; hommes, femmes, jeunes, vieux, tout ce qui avait vie était aux portes et aux fenêtres. Dieu sait le bruit que l’on faisait ! mais ce bruit n’avait rien d’hostile et de menaçant. Un cortège nombreux de parents et d’amis, parés de leurs, plus beaux habits, défilait au milieu de ces spectateurs empressés et bienveillants ; tout ce monde revenait de l’église, et le chapeau de roses que portait Alice, sa robe blanche, son bouquet virginal, montraient assez ce qu’on avait pu y faire.

On venait d’adresser à la jeune fille la même question que quelques semaines avant ; mais cette fois elle n’avait point répondu qu’elle n’avoit aucun vouloir de se marier. C’est qu’aussi il ne s’agissait plus de Désile, mais du jeune voisin d’en face, qui, radieux et plein de joie, ne perdait pas de vue sa belle épousée, qu’il suivait de bien près, et ne paraissait guère en peine pour l’heure, je vous assure, des droits sacrés des parents et des libertés de la province. Il fallait voir dame Estiennotte marcher la tête haute, d’un air vainqueur. Il n’y avait pas jusqu’à Jehan Le Tellier, revenu depuis quelque temps du Lendit, qui ne parût un peu plus résolu qu’à l’ordinaire. Jamais noce n’avait été plus gaie ; on dansa, on rit, on chanta, on but à la santé du roi, des conseillers de ville, des échevins, et de Roger Gouël en particulier ; ne se trouva-t-il pas là un plaisant qui proposa celle du chevaucheur Désile ? On n’entendit plus parler de Louis XI ni de son protégé. On assure même que, onques depuis, l’avisé monarque ne donna de fille de Rouen en mariage à ses varlets. À qui tout cela fut-il dû ? À la charte normande, direz-vous ; au conseil de ville, à Roger Gouël qui avait si bien parlé, à la bonne heure ; mais qu’était-ce si dame Estiennotte n’eût mis tout en jeu ? Aussi le bon grand-oncle le chanoine répétait-il souvent, dans la suite, ces paroles de son bréviaire : « La femme forte est une chose rare et au-dessus de tout prix. »

C’est la moralité de cette histoire.