« Picounoc le maudit, Tome 2 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe-bot (discussion | contributions)
m Ernest-Mtl: match
Ligne 2 203 :
Victor se leva au milieu d’un silence presque redoutable. Il était pâle et un léger tremblement agitait tout son être. C’était la première fois qu’il plaidait en cour criminelle, et dans quelle circonstance, grand Dieu ! La
 
 
==__MATCH__:[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/248]]==
 
vie de son père et l’honneur de sa famille pouvaient dépendre de son plus ou moins d’éloquence et d’habileté. Il sentait que le prisonnier le regardait avec plus de crainte encore que d’affection.
— Messieurs les jurés, commença-t-il, vous avez à juger une des causes les plus étonnantes qui aient jamais été soumises au tribunal des hommes. Aurai-je assez d’habileté pour vous l’exposer clairement, assez de prudence pour ne rien omettre d’utile, assez de science pour la bien discuter, assez de forces pour en faire jaillir la glorification de la justice ? Ah ! si je n’étais soutenu que par l’appât de l’or ou la soif de la gloire, je pourrais défaillir, et je mériterais de succomber ; mais j’ai pour aiguillonner mon courage l’amour de la justice et le dévouement filial.
— Messieurs les jurés, reportez un instant vos regards en arrière ; tournez vos souvenirs vers Lotbinière, la paroisse de l’accusé ; remontez d’une vingtaine d’années le cours de la vie ! Voyez-vous sur ce coteau de Saint-Eustache, cette grande maison blanche, au milieu des arbres qui l’ombragent ? Là habitent le
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/249]]==
bonheur et la paix. Joseph Letellier et Noémie, sa femme jeune et belle, coulent des jours heureux dans la crainte du Seigneur. Leur maison, comme leur cœur, est ouverte à tout le monde, et les amis sont nombreux. Mais entre tous, celui qui partage le plus souvent la joie des jeunes époux, c’est un voisin, un camarade de l’accusé ; c’est l’ami intime à qui l’on se confie avec le plus de confiance et d’abandon. Mais Noémie est belle, et le voisin est voluptueux. Noémie est vertueuse et le voisin est sans pudeur. Un homme qui se sent brûlé d’une flamme honteuse est un homme voué à toutes les infamies, s’il n’a pas la crainte de Dieu. Ce voisin se laisse donc entraîner sur la pente fatale, et il porte un œil de convoitise sur la femme de son ami. De ce moment l’amitié est finie et l’ami, condamné. L’amitié est remplacée par l’hypocrisie, et l’ami, abusé chaque jour. Par une combinaison diabolique on appelle le mensonge au secours de la volupté, et la femme pure et sainte est accusée auprès de son mari. Les calomnies répétées éveillent la jalousie dans le cœur du mari qui se croit trompé, et la jalousie couvre d’un nuage toujours menaçant la
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/250]]==
maison jusqu’alors pleine de sérénité. Un jour, enfin, l’accusé trop confiant dans l’ami qui l’abuse, aveuglé de plus en plus, s’imaginant avoir sous les yeux sa femme infidèle, oublieuse de ses devoirs les plus sacrés et de la foi jurée, entre dans une de ces colères qui rugissent à bon droit dans les profondeurs d’un cœur honnête, quand un mari croit voir se consommer sa honte. Il était armé, il frappa… Il frappa et s’enfuit… Il entra dans sa maison en pleurant… Mais écoutez plutôt le témoignage naïf de la petite fille qui gardait, ce soir-là, l’enfant de Noémie : J’étais gardienne chez Letellier le soir du meurtre. J’avais alors douze ans. Madame Letellier m’avait demandé d’avoir soin de son enfant pendant qu’elle irait à confesse. Je berçais le petit sur mes genoux. Tout à coup, vers les neuf heures ou neuf heures et demie, M. Letellier entre. Il était affreusement changé. Il s’approche de l’enfant, le regarde en pleurant, le prend dans ses bras, l’embrasse et me le rend en disant : Aies-en bien soin… car il n’a plus de mère.
— Sa mère est allée à confesse, que je réponds, et il la verra demain. — Elle ne reviendra plus !
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/251]]==
je l’ai tuée, qu’il dit d’une voix à faire peur… et moi, ajoute-t-il, vous ne me reverrez jamais…
Quoi de plus fort que ce témoignage dans sa touchante naïveté ! Et vous le savez, la femme qui le rend, ce témoignage, est une femme digne de foi, celle-là ! et son témoignage se trouve corroboré par les dépositions du voisin chez lequel elle est accourue, le soir du meurtre, pour annoncer la triste nouvelle. Il est donc bien vrai que l’accusé, malicieusement induit en erreur, avait cru tuer sa femme infidèle. Et en effet, il disparut, comme il l’avait déclaré à la petite gardienne, et il voulut être mort pour tous ceux qui l’avait connu. Il brûla sa grange pour faire croire qu’il s’était brûlé avec elle… Pourquoi vivre, en effet, quand on a perdu, par la plus lâche des trahisons, tout ce que l’on aimait sur la terre ? Comment un homme de cœur pourrait-il, le front souillé par l’ignominie de sa femme, voir ses amis et leur sourire ? La mort est mille fois plus douce que la vie, dans ces douloureuses circonstances, la mort ou réelle ou feinte. L’accusé choisit la dernière, et, pour tous ceux qui l’avaient connu, il fut mort. Il ne choisit
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/252]]==
pas, il fut plutôt inspiré de Dieu dont les desseins sont impénétrables. Pendant vingt ans il se tint caché dans les immenses solitudes glacées du Nord-Ouest, et là, sous un nom nouveau, il fit des prodiges de valeur et des œuvres de charité sans nombre ! Il devint la gloire des trappeurs canadiens et la terreur des sauvages barbares, si bien, qu’on l’appelait partout le grand-trappeur. Il serait encore perdu dans ces régions sans limites, si un événement merveilleux ne lui eut appris qu’il n’avait pas tué sa femme et qu’elle vivait encore. Ici, messieurs les jurés, vous retrouvez de nouveau cette preuve indestructible, irrécusable, de la bonne foi de l’accusé dans son crime et de la malice d’un scélérat qui agit dans l’ombre. Écoutez encore le témoignage d’un brave et honnête chasseur qui a la crainte de Dieu. Ce témoignage est appuyé par une lettre du rév. père Olivier missionnaire du lac des Esclaves : Voici ce que dit ce fidèle compagnon de l’accusé :
— Pauvre Djos, s’il n’avait pas eu tant d’ennemis, il serait encore heureux !… son enfant ne serait pas orphelin… et sa femme ne serait pas veuve !
— Sa femme veuve ? me dit le grand-trappeur qui pleurait.
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/253]]==
Sa femme veuve ? me dit le grand-trappeur qui pleurait.
— Et oui, depuis vingt ans.
— Tu te trompes ! qu’il ajoute en secouant la tête, Djos a tué sa femme dans un moment de folle jalousie.
Ligne 2 217 ⟶ 2 228 :
— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrie le grand-trappeur en tombant à genoux. Il pleurait comme une Madelaine, et criait : Noémie ! Noémie ! pardon ! Oh ! je n’ai pas tué ma femme !… Mon Dieu ! soyez béni !…
Messieurs, quoi de plus concluant ? La vérité se fait jour de toute part. Elle éclate, elle éblouit.
L’accusé savait bien qu’il avait tué ; mais il croyait avoir droit d’exercer cette suprême justice, car il croyait avoir subi un suprême outrage de la part de sa femme. Et qu’on ne dise pas qu’il s’est laissé tromper volontairement. Les machinations les plus habiles ont été mises en œuvre pour l’aveugler et le perdre. Il ne peut être coupable en conscience, car il était de bonne foi et sa conscience
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/254]]==
lui disait d’agir comme il l’a fait. C’est un crime purement matériel qu’il a commis, et qui n’offense pas Dieu. Les hommes seraient-ils plus sévères que Dieu lui-même ?
Ou l’accusé savait qu’il n’avait pas tué sa femme, et, alors, il n’eut pas attendu vingt ans pour faire cet acte d’hypocrisie qui pouvait toutefois le conduire à l’échafaud ; car au bout de vingt ans de cette vie étrange, active, accidentée du chasseur, il était devenu un homme tout autre ; il avait dû oublier les attachements d’autrefois, et tout ce qu’il avait aimé, pour se délecter dans sa gloire de grand chasseur et l’enivrante liberté des forêts ; ou il croyait l’avoir tuée, et, alors, il devait s’efforcer de rester inconnu de tous, et ne se révéler que dans une circonstance étrange comme celle qui s’est offerte à lui au bout de vingt ans. Mais ici, certain d’avoir été le jouet ou l’instrument d’une volonté mystérieuse et coupable, il devait se lever et partir, sans songer aux conséquences de sa détermination. Et c’est ce qu’il a fait. Il est venu ! Il est venu pour demander pardon à sa femme qu’il avait outragée par ses lâches soupçons ! Il est venu pour dire au monde
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/255]]==
qu’il a été un instrument aveugle et innocent dans les mains de l’hypocrisie ! Il est venu pour soulever le voile qui couvre le mystère d’iniquité, et chercher où se cache l’infâme qui a tramé, pour le perdre, le plus odieux des complots ! Il est venu pour aider la justice à triompher ; pour être l’instrument de Dieu au jour de la vengeance, comme il l’a été au jour de l’épreuve !… Et, pour cela, il a exposé sa vie, ses dernières espérances et ce qui lui restait de bonheur sur la terre.
Où est donc le coupable ? Voilà ce que je dois chercher avec vous, messieurs les jurés, car il y a un coupable quand il se commet un crime : seulement le vrai coupable n’est pas toujours celui par qui l’attentat est consommé, mais celui qui l’a médité, préparé et fait accomplir. L’autre, comme dans le cas qui nous occupe, n’est qu’un instrument inconscient. Il existe un axiome bien vieux et bien sage que les criminalistes évoquent toujours avant d’entrer dans les dédales où se cachent les scélérats ; un axiome qui jette une première lueur dans l’ombre où s’aventure la justice, et la conduit souvent comme un fil d’Ariane jusqu’à la grande clarté du ciel. Cet
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/256]]==
axiome le voici : À qui profite le crime ? En effet, l’on ne commet point un crime pour le plaisir de le commettre ; c’est-à-dire que le crime n’est pas un but, mais un moyen : le moyen d’arriver à la satisfaction d’une passion ; et toutes les passions se réduisent à deux, la haine et l’amour. Dans l’affaire qui nous occupe, on cherche en vain la haine. La victime et l’accusé avaient toujours vécu comme de bons et honnêtes voisins, quoiqu’en ait dit Saint-Pierre dans son témoignage intéressé. Et la défunte n’a-t-elle pas avoué elle-même à madame Letellier, que les bruits que l’on faisait courir sur le compte de Joseph étaient faux et calomniateurs ; et qu’il n’avait jamais manqué de respect envers elle. Et puis ce jeune homme qui venait d’être l’objet d’une immense faveur du ciel, l’objet d’un miracle, pouvait-il tout à coup devenir si profondément méchant, que de tuer une femme qui lui aurait donné un soufflet ? Est-ce donc la satisfaction de l’amour ? Pas davantage. Supposez, — ce qui n’est pas, — qu’il ait aimé la défunte, pourquoi l’eut-il assassinée ? Pour qu’un autre homme ne la possédât point. Mais ne sait-on pas, hélas ! qu’un libertin se
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/257]]==
glorifie de partager avec l’époux les faveurs de la femme qu’il a détournée de ses devoirs ? Il arrive qu’un homme plonge le poignard dans le cœur de sa maîtresse, mais ce n’est que lorsque cet homme est ou doit être le premier ou le seul aimé, et croit avoir des droits sur cette femme qui le trahit tout à coup. Mais ici, rien de cela ; et quelle différence ! L’accusé aimait sa femme… il l’aimait passionnément ; il l’aimait de l’amour le plus jaloux, vous le savez. Et quand a-t-on vu un homme ainsi jaloux avoir, à la fois, deux amours également violentes ? Et quand a-t-on vu un homme jaloux devenir infidèle par habitude ?… La jalousie peut pousser à l’infidélité, mais c’est la vengeance qui est le principal motif, et si l’infidélité persiste, la jalousie s’apaise nécessairement. Or, ici la jalousie est restée jusqu’au dernier jour dans l’âme ulcérée du malheureux accusé. Donc il aimait sa femme et n’en aimait pas d’autre de la façon que l’on voudrait faire croire.
À qui donc le crime profite-t-il ? Qui pouvait gagner quelque chose par la mort d’Aglaé ? Son mari ? Non, s’il l’aimait, oui, s’il ne l’aimait pas. Car une femme que l’on hait est un fardeau bien
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/258]]==
lourd à porter. Nous verrons donc si Picounoc, le premier accusateur, pouvait en ce sens profiter du crime, et nous verrons ensuite pourquoi, s’il voulait se débarrasser de sa femme, il ne l’a pas fait périr lui-même, et nous verrons encore s’il n’avait pas intérêt à compromettre l’accusé et à le perdre.
Et d’abord Picounoc ou Saint-Pierre aimait-il sa femme ?
Picounoc se marie, mais il n’aime pas la femme qu’il jure devant le Christ d’aimer et de protéger toujours. Il est parjure une première fois au pied des autels. Et si ce que je dis est vrai, messieurs, ce que je dirai ensuite sera bien facile à comprendre ; car, du moment qu’un homme a laissé, de plein gré, le chemin de la vertu et de l’honneur pour entrer résolument dans la voie du crime et de l’infamie, nul ne sait où cet homme s’arrêtera… parce qu’il ne s’arrêtera que dans l’abîme… Et ce que j’ai dit est vrai. Écoutez plutôt le témoignage de Paul Hamel :
— Je rencontrai Picounoc : il me dit qu’il se mariait, mais qu’il n’aimait pas sa fiancée… qu’il se laissait faire parce qu’elle avait une belle propriété… Je le blâmai, repart le témoin ;
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/259]]==
il me répliqua : Tiens ! Je n’ai pas de secrets pour toi ; j’ai aimé, j’aime, et j’aimerai toujours. Celle que j’aime tu la connais, c’est Noémie ! Elle est la femme d’un autre, eh bien ! puisque de ce côté le bonheur m’est ravi, je n’estime plus les femmes que d’après leur dot, et je voudrais devenir veuf tous les ans pour me remarier toujours avec des filles avantageuses. — Si tu parlais sérieusement, réplique le témoin, j’irais avertir ta fiancée. — Je suis sérieux, répond Picounoc, je suis un maudit et le fils d’un maudit… donc il faut que je fasse mon œuvre.
Messieurs, ces paroles épouvantables sont le nœud gordien de la cause qui vous est soumise, et elles expliquent la noirceur de l’homme qui a ourdi ce drame, et la subtilité de ses moyens. C’est un maudit qui veut faire son œuvre, et Dieu sait qu’il l’a faite terrible !
Picounoc, marié et père de famille, nourrissait toujours dans son âme le feu de ses criminels désirs. S’il eut été un scélérat vulgaire, s’il n’eut pas été un homme maudit peut-être, il serait allé aveuglement où l’entraînaient ses désirs, et, comme la plupart des
Picounoc, marié et père de famille, nourrissait toujours dans son âme le feu de ses criminels désirs. S’il eut été un scélérat vulgaire, s’il n’eut pas été un homme maudit peut-être, il serait allé aveuglement où l’entraînaient ses désirs, et, comme la plupart des criminels, il aurait brisé violemment les obstacles. Il eut tué sa femme et son ami. En effet, consultez les annales judiciaires et voyez si, dans presque tous les cas analogues, l’homme ou la femme épris d’une passion coupable, ne font pas eux-mêmes, par le fer ou le poison, disparaître ceux qui les gênent. Mais Picounoc plus rusé, plus fort, plus attaché à la vie, imagine, pour arriver à son but, un moyen plus lent sans doute, mais plus sûr et moins dangereux. Peut-être aussi savait-t-il qu’il avait besoin d’abord de diminuer un peu l’extrême tendresse de Madame Letellier pour son mari, en s’efforçant de rendre celui-ci injuste et cruel même envers sa femme. Et c’est ce qu’il fit. Dans son imagination infernale il trouva cet infernal projet : Faire tuer sa femme bonne et fidèle par le mari de Noémie. C’était habile, mais malaisé. Comment en arriver là ?… Par la jalousie, la plus aveugle des passions. Oui, rendre Joseph jaloux, se dit l’infâme, et lui faire tuer ma femme en guise de la sienne. Vous savez, messieurs, par quelle suite de fourberies et de mensonges il y est arrivé. Vous le savez par le témoignage de madame Letellier, qui avoue ce qu’elle a souffert de cette incompréhensible jalousie de son mari. Vous le savez par le témoignage d’Angèle Mercier, qui déclare que lorsqu’elle était enfant, Picounoc la payait pour lui faire dire — ce qui était faux — qu’elle était la messagère du docteur et de madame Letellier. Vous le savez par le témoignage du docteur lui-même qui se vit injurié de la façon la plus grossière, parce qu’il causait avec l’infortunée Noémie. Et quand Picounoc trouve son travail assez avancé ; quand il voit son aveugle ami se porter à des excès de violence, et dans son langage et dans ses actions, alors il songe à mettre le couronnement à son œuvre. Il prévient l’accusé que Noémie, sa femme qu’il aime tant et qu’il croit si vertueuse et si fidèle, déjouera son attention le soir même, et viendra — après avoir prétexté la confession, un sacrement divin — viendra, dis-je, dans ses bras à lui Picounoc… Mais il a bien soin d’attendre les ombres du soir, et de ne pas sortir de sa propriété. Il eut été difficile de donner à Aglaé, la victime désignée d’avance, un motif plausible pour l’entraîner ailleurs. Il rentre donc dans son jardin, suivi de sa femme à qui il parle comme un amant parle à son amante. Aglaé, prévenue de quelque façon que l’on ignore, mais que l’on devine bien, joua son rôle bien innocemment sans doute, et sans prévoir qu’il pourrait avoir des suites aussi funestes. Au reste, elle était un peu simple, comme l’ont déclaré plusieurs témoins. Bonne et simple, c’était bien la victime que Picounoc pouvait, sans trop de crainte, conduire à la boucherie ! Il eut soin de la vêtir d’un châle tenu caché pour la circonstance, et en tout semblable à celui que Madame Letellier venait de recevoir de son mari. On n’a pas de preuve directe de ce fait ; mais cela se déduit de la déclaration de l’accusé lui-même et des paroles d’un faux témoin de la couronne, de madame Gagnon. En effet, comment cette femme pouvait-elle dire à madame Letellier, en parlant d’un châle : Mais ! c’est le vôtre ! puisqu’elle n’avait jamais vu ce châle et qu’elle ne pouvait savoir qu’il existait… Et pourtant cette parole : c’est le vôtre ! implique nécessairement l’existence d’un autre châle. Le vôtre implique le mien ou celui d’un autre. Et d’ailleurs quoi de surprenant que madame Gagnon, ou madame Asselin si on lui rend son vrai nom, quoi de surprenant, dis-je, que cette dame soit dans les secrets d’un assassin ? elle est accusée elle-même d’empoisonnement, et elle vient d’être convaincue de parjure !… Et le marchand qui a vendu le châle à madame Letellier, peut bien, quoi qu’il le nie, en avoir aussi vendu un autre pareil à Picounoc. Sa dénégation ne vaut rien puisque lui-même n’est aussi qu’un misérable, un échappé du pénitencier qui va monter sur l’échafaud !
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/260]]==
Et n’est-ce pas pour que l’accusé fut trompé par ce châle et crut reconnaître sa femme, que Picounoc fit brûler une allumette ? Cette clarté légère et momentanée suffisait pour induire en erreur, mais ne suffisait pas pour qu’un œil prévenu, comme l’œil du jaloux, put découvrir la ruse. La clarté du fanal eut été trop persistante, et qui sait ? toute la trame ourdie avec tant de soins et d’adresse se fût dénouée ridiculement et à la confusion du traître. C’est ici surtout que l’on peut admirer comment Dieu se joue des projets de l’iniquité ! D’un souffle il renverse les plans les plus hardis, il défait les combinaisons les plus merveilleuses. Il serait indigne de lui de sembler travailler quand les impies travaillent, pour opposer, comme le font les hommes, force contre force, pensées contre pensées. Il laisse se glisser un futile oubli parmi toutes les grandes idées savamment combinées, et l’édifice que l’architecte du mal admirait avec orgueil s’écroule soudain. Ainsi Picounoc a tout prévu, jusqu’à la lumière dont il faudrait s’éclairer dans le jardin, et, pour donner plus de poids à sa parole, il feint même d’avoir oublié le fanal dont il s’est servi, et il jure que la chandelle de ce fanal a brûlé pendant quinze ou vingt minutes. Mais voilà où la Providence qui veille sur les justes l’attend. Dans son trouble le malheureux n’a pu songer à tout : il n’a peut-être pas même ouvert le fanal, il l’a peut-être porté dans le jardin après le meurtre… quoiqu’il en soit, le mensonge est là, et le mensonge suffit à défaut de toute autre preuve, pour attirer sur la tête de celui qui l’a proféré, en prenant le nom de Dieu à témoin, les châtiments les plus terribles. La chandelle du fanal n’a pas été allumée, et, après vingt ans, vous la voyez encore avec sa mèche blanche que la flamme n’a jamais touchée. Un témoin dit qu’il a ramassé le fanal et l’a donné à Geneviève la folle. Geneviève, étonnée de ce que la chandelle n’en avait pas été allumée, bien que Picounoc déclarât de suite le contraire, cacha ce fanal comme un précieux document, et attendit le jour marqué de Dieu. La pauvre fille fut alors inspirée du ciel, et, sans savoir peut-être qu’elle marchait au martyre, elle passa vingt ans de sa vie à chercher ce mystère que sa mort a fait éclater. Pauvre Geneviève ! sainte fille que la pénitence a transfigurée, sois bénie, car tu as sauvé mon père ! sois bénie dans ta tombe, car tu as été un instrument terrible dans les mains du Seigneur !
criminels, il aurait brisé violemment les obstacles. Il eut tué sa femme et son ami. En effet, consultez les annales judiciaires et voyez si, dans presque tous les cas analogues, l’homme ou la femme épris d’une passion coupable, ne font pas eux-mêmes, par le fer ou le poison, disparaître ceux qui les gênent. Mais Picounoc plus rusé, plus fort, plus attaché à la vie, imagine, pour arriver à son but, un moyen plus lent sans doute, mais plus sûr et moins dangereux. Peut-être aussi savait-t-il qu’il avait besoin d’abord de diminuer un peu l’extrême tendresse de Madame Letellier pour son mari, en s’efforçant de rendre celui-ci injuste et cruel même envers sa femme. Et c’est ce qu’il fit. Dans son imagination infernale il trouva cet infernal projet : Faire tuer sa femme bonne et fidèle par le mari de Noémie. C’était habile, mais malaisé. Comment en arriver là ?… Par la jalousie, la plus aveugle des passions. Oui, rendre Joseph jaloux, se dit l’infâme, et lui faire tuer ma femme en guise de la sienne. Vous savez, messieurs, par quelle suite de fourberies et de mensonges il y est arrivé. Vous le savez par le témoignage de madame Letellier, qui avoue ce qu’elle a souffert de
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/261]]==
cette incompréhensible jalousie de son mari. Vous le savez par le témoignage d’Angèle Mercier, qui déclare que lorsqu’elle était enfant, Picounoc la payait pour lui faire dire — ce qui était faux — qu’elle était la messagère du docteur et de madame Letellier. Vous le savez par le témoignage du docteur lui-même qui se vit injurié de la façon la plus grossière, parce qu’il causait avec l’infortunée Noémie. Et quand Picounoc trouve son travail assez avancé ; quand il voit son aveugle ami se porter à des excès de violence, et dans son langage et dans ses actions, alors il songe à mettre le couronnement à son œuvre. Il prévient l’accusé que Noémie, sa femme qu’il aime tant et qu’il croit si vertueuse et si fidèle, déjouera son attention le soir même, et viendra — après avoir prétexté la confession, un sacrement divin — viendra, dis-je, dans ses bras à lui Picounoc… Mais il a bien soin d’attendre les ombres du soir, et de ne pas sortir de sa propriété. Il eut été difficile de donner à Aglaé, la victime désignée d’avance, un motif plausible pour l’entraîner ailleurs. Il rentre donc dans son jardin, suivi de sa femme à qui il parle comme un amant parle
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/262]]==
à son amante. Aglaé, prévenue de quelque façon que l’on ignore, mais que l’on devine bien, joua son rôle bien innocemment sans doute, et sans prévoir qu’il pourrait avoir des suites aussi funestes. Au reste, elle était un peu simple, comme l’ont déclaré plusieurs témoins. Bonne et simple, c’était bien la victime que Picounoc pouvait, sans trop de crainte, conduire à la boucherie ! Il eut soin de la vêtir d’un châle tenu caché pour la circonstance, et en tout semblable à celui que Madame Letellier venait de recevoir de son mari. On n’a pas de preuve directe de ce fait ; mais cela se déduit de la déclaration de l’accusé lui-même et des paroles d’un faux témoin de la couronne, de madame Gagnon. En effet, comment cette femme pouvait-elle dire à madame Letellier, en parlant d’un châle : Mais ! c’est le vôtre ! puisqu’elle n’avait jamais vu ce châle et qu’elle ne pouvait savoir qu’il existait… Et pourtant cette parole : c’est le vôtre ! implique nécessairement l’existence d’un autre châle. Le vôtre implique le mien ou celui d’un autre. Et d’ailleurs quoi de surprenant que madame Gagnon, ou madame Asselin si on lui rend son vrai nom, quoi de
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/263]]==
surprenant, dis-je, que cette dame soit dans les secrets d’un assassin ? elle est accusée elle-même d’empoisonnement, et elle vient d’être convaincue de parjure !… Et le marchand qui a vendu le châle à madame Letellier, peut bien, quoi qu’il le nie, en avoir aussi vendu un autre pareil à Picounoc. Sa dénégation ne vaut rien puisque lui-même n’est aussi qu’un misérable, un échappé du pénitencier qui va monter sur l’échafaud !
Et n’est-ce pas pour que l’accusé fut trompé par ce châle et crut reconnaître sa femme, que Picounoc fit brûler une allumette ? Cette clarté légère et momentanée suffisait pour induire en erreur, mais ne suffisait pas pour qu’un œil prévenu, comme l’œil du jaloux, put découvrir la ruse. La clarté du fanal eut été trop persistante, et qui sait ? toute la trame ourdie avec tant de soins et d’adresse se fût dénouée ridiculement et à la confusion du traître. C’est ici surtout que l’on peut admirer comment Dieu se joue des projets de l’iniquité ! D’un souffle il renverse les plans les plus hardis, il défait les combinaisons les plus merveilleuses. Il serait indigne de lui de sembler travailler quand les impies travaillent,
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/264]]==
Et n’est-ce pas pour que l’accusé fut trompé par ce châle et crut reconnaître sa femme, que Picounoc fit brûler une allumette ? Cette clarté légère et momentanée suffisait pour induire en erreur, mais ne suffisait pas pour qu’un œil prévenu, comme l’œil du jaloux, put découvrir la ruse. La clarté du fanal eut été trop persistante, et qui sait ? toute la trame ourdie avec tant de soins et d’adresse se fût dénouée ridiculement et à la confusion du traître. C’est ici surtout que l’on peut admirer comment Dieu se joue des projets de l’iniquité ! D’un souffle il renverse les plans les plus hardis, il défait les combinaisons les plus merveilleuses. Il serait indigne de lui de sembler travailler quand les impies travaillent, pour opposer, comme le font les hommes, force contre force, pensées contre pensées. Il laisse se glisser un futile oubli parmi toutes les grandes idées savamment combinées, et l’édifice que l’architecte du mal admirait avec orgueil s’écroule soudain. Ainsi Picounoc a tout prévu, jusqu’à la lumière dont il faudrait s’éclairer dans le jardin, et, pour donner plus de poids à sa parole, il feint même d’avoir oublié le fanal dont il s’est servi, et il jure que la chandelle de ce fanal a brûlé pendant quinze ou vingt minutes. Mais voilà où la Providence qui veille sur les justes l’attend. Dans son trouble le malheureux n’a pu songer à tout : il n’a peut-être pas même ouvert le fanal, il l’a peut-être porté dans le jardin après le meurtre… quoiqu’il en soit, le mensonge est là, et le mensonge suffit à défaut de toute autre preuve, pour attirer sur la tête de celui qui l’a proféré, en prenant le nom de Dieu à témoin, les châtiments les plus terribles. La chandelle du fanal n’a pas été allumée, et, après vingt ans, vous la voyez encore avec sa mèche blanche que la flamme n’a jamais touchée. Un témoin dit qu’il a ramassé le fanal et l’a donné à Geneviève la folle. Geneviève, étonnée de ce que la chandelle n’en avait pas été allumée, bien que Picounoc déclarât de suite le contraire, cacha ce fanal comme un précieux document, et attendit le jour marqué de Dieu. La pauvre fille fut alors inspirée du ciel, et, sans savoir peut-être qu’elle marchait au martyre, elle passa vingt ans de sa vie à chercher ce mystère que sa mort a fait éclater. Pauvre Geneviève ! sainte fille que la pénitence a transfigurée, sois bénie, car tu as sauvé mon père ! sois bénie dans ta tombe, car tu as été un instrument terrible dans les mains du Seigneur !
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/265]]==
folle. Geneviève, étonnée de ce que la chandelle n’en avait pas été allumée, bien que Picounoc déclarât de suite le contraire, cacha ce fanal comme un précieux document, et attendit le jour marqué de Dieu. La pauvre fille fut alors inspirée du ciel, et, sans savoir peut-être qu’elle marchait au martyre, elle passa vingt ans de sa vie à chercher ce mystère que sa mort a fait éclater. Pauvre Geneviève ! sainte fille que la pénitence a transfigurée, sois bénie, car tu as sauvé mon père ! sois bénie dans ta tombe, car tu as été un instrument terrible dans les mains du Seigneur !
Et ici vous voyez encore la vérité du récit de l’accusé à sa femme. Il dit que Picounoc fit brûler une allumette, une seule, comme pour lui montrer la femme coupable à cette lumière faible et passagère, et la tromper plus sûrement. Il déclare qu’il ne se produisit pas alors d’autre lumière, et la chose est évidente pour tous maintenant. Donc tout ce qu’il raconte au sujet de cette lugubre affaire est aussi véridique.
Picounoc avait raison de se défier de Geneviève puisque cette infortunée savait une
Picounoc avait raison de se défier de Geneviève puisque cette infortunée savait une chose qui pouvait le perdre. Cependant il ne connaissait point l’irrécusable argument de ce fait si futile en apparence, puisqu’il croyait que le fanal avait été perdu ou volé. Pourquoi alors la pauvre folle a-t-elle été empoisonnée ? Ah ! c’est qu’elle avait entendu quelque conversation, surpris quelque secret, et l’on voulait s’assurer de son silence. Sa folie est peut-être simulée, pensait-on, et, au jour du procès, qui sait si cette femme rusée ne se montrera pas plus fine et plus intelligente que le criminel qui a conçu et exécuté ce projet avec tant d’astuce et de patience ? Car ce n’est point par un simple hasard que Geneviève est morte soudainement quelques jours avant le procès, et après que l’un des témoins de l’accusé eut averti Picounoc de se défier d’elle. Qui, en effet, l’a poussée à son destin fatal ? Picounoc. Et ensuite ? Ensuite, elle est partie de la maison du bossu infâme pour aller — cela se prouvera bientôt — pour aller chez une femme perdue boire le poison qui devait la tuer ! Et sous quel prétexte Picounoc l’envoie-t-il au bossu ? sous un faux prétexte. On l’envoie porter une lettre qui n’est pas écrite… Que veut dire cela ? On envoie une lettre pour dire à la personne absente ce qu’on lui dirait si elle était près de nous. On n’envoie jamais quatre pages blanches, excepté quand il y a convention d’avance entre les deux correspondants sur la signification du singulier envoi. Et la convention dans le cas actuel, c’était la mort de Geneviève, la mort d’un témoin dangereux, les faits l’ont prouvé. Picounoc et le bossu se sont compromis au sujet de cette lettre, et le témoignage de Marguerite, la fille de Picounoc, n’a pas tardé à les confondre.
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/266]]==
Et pourquoi parlerais-je des témoignages menteurs de ces deux malheureux vieillards qui sont venus ici donner publiquement le spectacle d’un scandale inouï ! Surpris dans leur œuvre coupable, reconnus pour de redoutables malfaiteurs, convaincus de parjure, jetant, avec le masque matériel qui déguisait leur figure, le masque moral qui voilait leur âme, ils se sont mis à rire, avec un cynisme écœurant, de leur acte criminel, et à se vanter avec orgueil de leur vie honteuse. Ils ont eux-mêmes, se voyant perdus, dénoncé leurs complices ou plutôt leurs maîtres ; car les lâches n’aiment pas à rouler seuls dans l’abîme, et malheur à ceux qui se servent d’eux ! Ils ont dénoncé Ferron, Ferron ! un échappé du pénitencier qui se cachait, riche et redouté sous un nom volé, le nom de Chèvrefils. Ils ont de plus déclaré — et ces hommes sont sans doute bien informés — ils ont déclaré, ce que nous savions déjà, que Ferron est l’ami et l’instrument de Picounoc. Voilà comme cet enchaînement extraordinaire de faits ou de témoignages nous conduit infailliblement au vrai coupable.
Picounoc avait raison de se défier de Geneviève puisque cette infortunée savait une chose qui pouvait le perdre. Cependant il ne connaissait point l’irrécusable argument de ce fait si futile en apparence, puisqu’il croyait que le fanal avait été perdu ou volé. Pourquoi alors la pauvre folle a-t-elle été empoisonnée ? Ah ! c’est qu’elle avait entendu quelque conversation, surpris quelque secret, et l’on voulait s’assurer de son silence. Sa folie est peut-être simulée, pensait-on, et, au jour du procès, qui sait si cette femme rusée ne se montrera pas plus fine et plus intelligente que le criminel qui a conçu et exécuté ce projet avec tant d’astuce et de patience ? Car ce n’est point par un simple hasard que Geneviève est morte soudainement quelques jours avant le procès, et après que l’un des témoins de l’accusé eut averti Picounoc de se défier d’elle. Qui, en effet, l’a poussée à son destin fatal ? Picounoc. Et ensuite ? Ensuite, elle est partie de la maison du bossu infâme pour aller — cela se prouvera bientôt — pour aller chez une femme perdue boire le poison qui devait la tuer ! Et sous quel prétexte Picounoc l’envoie-t-il au bossu ? sous un faux prétexte. On l’envoie porter une lettre qui n’est pas écrite… Que veut dire cela ? On envoie une lettre pour dire à la personne absente ce qu’on lui dirait si elle était près de nous. On n’envoie jamais quatre pages blanches, excepté quand il y a convention d’avance entre les deux correspondants sur la signification du singulier envoi. Et la convention dans le cas actuel, c’était la mort de Geneviève, la mort d’un témoin dangereux, les faits l’ont prouvé. Picounoc et le bossu se sont compromis au sujet de cette lettre, et le témoignage de Marguerite, la fille de Picounoc, n’a pas tardé à les confondre.
Je me résume. À qui le crime a-t-il bénéficié ? À l’accusé qui aimait sa femme jusqu’à la jalousie, ou à Picounoc qui haïssait la sienne, même avant de l’épouser ? À l’accusé qui ne demandait qu’à vivre en paix dans son foyer béni, entre sa Noémie douce et fidèle et son enfant au berceau, ou à Picounoc qui portait un œil lubrique sur une autre femme et voulait parvenir à en faire sa femme légitime, sachant bien que la vertu de cette créature était inébranlable ? En devenant libre Picounoc avait fait un grand pas vers le but qu’il convoitait ; mais une autre personne restait enchaînée à ses devoirs, fidèle à ses serments, c’était Noémie la femme désirée. Il fallait donc qu’elle fut libre elle aussi. Et pour qu’elle le fut, il fallait que son époux mourut… ou du moins passa pour mort… Et voilà qu’en effet, le même jour, du même coup, disparaissent les deux personnes qui sont des obstacles à la réalisation des vœux de Picounoc : sa femme et son ami. L’une des victimes est morte, l’autre se fera justice elle-même ; elle disparaîtra de plein gré pour toujours, ou, si elle demeure, elle sera accusée. Oui, dans la pensée de Picounoc, ce qui se fait aujourd’hui, aurait eu lieu le lendemain du meurtre, si l’accusé ne se fut pas sauvé !
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/267]]==
Et pendant vingt ans Picounoc s’efforce de gagner l’amour de cette femme qu’il a plongée dans le deuil, et pendant vingt ans, soutenue par sa vertu, inspirée par le ciel, elle a refusé les hommages de ce persécuteur déguisé en ami. Et ce n’est que lorsque découragée par des épreuves sans nombre, appauvrie par des accidents fréquents, jetée dans le chemin public par la malice d’un avare, ami et complice de Picounoc, de Chèvrefils ou Ferron, qu’elle se décide enfin à ne plus être si cruelle envers celui qu’elle croit son protecteur. Toutefois elle hésite encore. Mais la reconnaissance opère en son cœur ce que rien n’avait pu y opérer encore. Picounoc, par une générosité qui s’explique maintenant, rend à la femme affligée le bien qu’à dessein il lui avait fait perdre. Hypocrite et fourbe, il achète non l’amour mais la foi de cette femme, par des sacrifices qu’il n’a jamais accomplis et des bienfaits qu’il n’a jamais rendus. Il va triompher. Le jour de son mariage est fixé. Oh ! comme il doit se glorifier de son crime d’autrefois ! Les vingt ans de souffrance et de crainte sont passés. Aglaé ne sortira pas de sa tombe pour crier vengeance, et l’ami trompé ne reviendra jamais se faire expliquer un mystère d’iniquité qu’il n’a jamais soupçonné ! Mais Dieu qui se rit des complots des méchants a marqué le jour de sa justice. Le mari si injustement jaloux a expié suffisamment sa faiblesse coupable, et le traître a triomphé assez longtemps. Celui qu’on disait meurtrier est apparu soudain et il a montré, de son doigt implacable, la tache de sang sur le front de l’accusateur. Il a tué, mais innocemment et au signal trompeur d’un homme qu’il croyait son ami.
personne absente ce qu’on lui dirait si elle était près de nous. On n’envoie jamais quatre pages blanches, excepté quand il y a convention d’avance entre les deux correspondants sur la signification du singulier envoi. Et la convention dans le cas actuel, c’était la mort de Geneviève, la mort d’un témoin dangereux, les faits l’ont prouvé. Picounoc et le bossu se sont compromis au sujet de cette lettre, et le témoignage de Marguerite, la fille de Picounoc, n’a pas tardé à les confondre.
Avec la malédiction de son père, Picounoc a fait retomber sur sa tête le sang de sa femme. Rien d’étonnant, la malédiction d’un père, c’est la malédiction de Dieu, et la malédiction de Dieu, c’est la mort !… Mais le ciel ne pouvait pas perdre à jamais un homme qu’il venait de protéger si hautement. L’accusé, vous le savez, c’est le Pèlerin de Sainte-Anne, c’est cet homme qui, jeune encore, contrit, repentant et humilié, fut guéri miraculeusement en présence d’une foule de personnes, dans le sanctuaire de Notre Dame de Beaupré !… Voilà, messieurs, un gage magnifique de l’innocence de l’accusé, car cela prouve qu’il était devenu vertueux, et qu’il ne pouvait, en conséquence, commettre le crime dont il est accusé, que par une erreur fatale, comme l’erreur dans laquelle il est tombé par les machinations de Picounoc. Cependant, messieurs les jurés, le miracle de Sainte-Anne n’est pas plus éclatant que celui qui s’accomplit sous vos yeux ; car tout le monde reconnaîtra l’intervention divine dans ce procès tristement célèbre. Et l’on dira que cet homme, heureux après tout, le Pèlerin de Sainte-Anne ou l’accusé, a été deux fois sauvé par un miracle.
Et pourquoi parlerais-je des témoignages menteurs de ces deux malheureux vieillards qui sont venus ici donner publiquement le spectacle d’un scandale inouï ! Surpris dans leur œuvre coupable, reconnus pour de redoutables malfaiteurs, convaincus de parjure, jetant, avec le masque matériel qui déguisait leur figure, le masque moral qui voilait leur âme, ils se sont mis à rire, avec un cynisme écœurant, de leur acte criminel, et à se vanter avec orgueil de leur vie honteuse. Ils ont eux-mêmes, se voyant perdus, dénoncé leurs complices ou plutôt leurs maîtres ; car les lâches n’aiment pas à rouler seuls dans l’abîme, et malheur à ceux qui se servent d’eux ! Ils ont dénoncé Ferron, Ferron ! un échappé du pénitencier qui se cachait, riche et redouté sous un nom volé, le nom de Chèvrefils. Ils ont de plus déclaré — et ces hommes sont sans doute bien informés — ils ont déclaré, ce que nous savions déjà, que Ferron est l’ami et l’instrument de Picounoc. Voilà comme cet enchaînement extraordinaire de faits ou de témoignages nous conduit infailliblement au vrai coupable.
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/268]]==
ont dénoncé Ferron, Ferron ! un échappé du pénitencier qui se cachait, riche et redouté sous un nom volé, le nom de Chèvrefils. Ils ont de plus déclaré — et ces hommes sont sans doute bien informés — ils ont déclaré, ce que nous savions déjà, que Ferron est l’ami et l’instrument de Picounoc. Voilà comme cet enchaînement extraordinaire de faits ou de témoignages nous conduit infailliblement au vrai coupable.
Je me résume. À qui le crime a-t-il bénéficié ? À l’accusé qui aimait sa femme jusqu’à la jalousie, ou à Picounoc qui haïssait la sienne, même avant de l’épouser ? À l’accusé qui ne demandait qu’à vivre en paix dans son foyer béni, entre sa Noémie douce et fidèle et son enfant au berceau, ou à Picounoc qui portait un œil lubrique sur une autre femme et voulait parvenir à en faire sa femme légitime, sachant bien que la vertu de cette créature était inébranlable ? En devenant libre Picounoc avait fait un grand pas vers le but qu’il convoitait ; mais une autre personne restait enchaînée à ses devoirs, fidèle à ses serments, c’était Noémie la femme désirée. Il fallait donc qu’elle fut libre elle aussi. Et pour qu’elle le fut, il fallait que son époux mourut… ou du moins passa pour mort… Et voilà qu’en effet, le même jour, du même coup, disparaissent les deux personnes qui sont des obstacles à la réalisation des vœux de Picounoc : sa femme et son ami. L’une des victimes est morte, l’autre se fera justice elle-même ; elle disparaîtra de plein gré pour toujours, ou, si elle demeure, elle sera accusée. Oui, dans la pensée de Picounoc, ce qui se fait aujourd’hui, aurait eu lieu le lendemain du meurtre, si l’accusé ne se fut pas sauvé !
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/269]]==
Et pour qu’elle le fut, il fallait que son époux mourut… ou du moins passa pour mort… Et voilà qu’en effet, le même jour, du même coup, disparaissent les deux personnes qui sont des obstacles à la réalisation des vœux de Picounoc : sa femme et son ami. L’une des victimes est morte, l’autre se fera justice elle-même ; elle disparaîtra de plein gré pour toujours, ou, si elle demeure, elle sera accusée. Oui, dans la pensée de Picounoc, ce qui se fait aujourd’hui, aurait eu lieu le lendemain du meurtre, si l’accusé ne se fut pas sauvé !
Et pendant vingt ans Picounoc s’efforce de gagner l’amour de cette femme qu’il a plongée dans le deuil, et pendant vingt ans, soutenue par sa vertu, inspirée par le ciel, elle a refusé les hommages de ce persécuteur déguisé en ami. Et ce n’est que lorsque découragée par des épreuves sans nombre, appauvrie par des accidents fréquents, jetée dans le chemin public par la malice d’un avare, ami et complice de Picounoc, de Chèvrefils ou Ferron, qu’elle se décide enfin à ne plus être si cruelle envers celui qu’elle croit son protecteur. Toutefois elle hésite encore. Mais la reconnaissance opère en son cœur ce que rien
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/270]]==
Et pendant vingt ans Picounoc s’efforce de gagner l’amour de cette femme qu’il a plongée dans le deuil, et pendant vingt ans, soutenue par sa vertu, inspirée par le ciel, elle a refusé les hommages de ce persécuteur déguisé en ami. Et ce n’est que lorsque découragée par des épreuves sans nombre, appauvrie par des accidents fréquents, jetée dans le chemin public par la malice d’un avare, ami et complice de Picounoc, de Chèvrefils ou Ferron, qu’elle se décide enfin à ne plus être si cruelle envers celui qu’elle croit son protecteur. Toutefois elle hésite encore. Mais la reconnaissance opère en son cœur ce que rien n’avait pu y opérer encore. Picounoc, par une générosité qui s’explique maintenant, rend à la femme affligée le bien qu’à dessein il lui avait fait perdre. Hypocrite et fourbe, il achète non l’amour mais la foi de cette femme, par des sacrifices qu’il n’a jamais accomplis et des bienfaits qu’il n’a jamais rendus. Il va triompher. Le jour de son mariage est fixé. Oh ! comme il doit se glorifier de son crime d’autrefois ! Les vingt ans de souffrance et de crainte sont passés. Aglaé ne sortira pas de sa tombe pour crier vengeance, et l’ami trompé ne reviendra jamais se faire expliquer un mystère d’iniquité qu’il n’a jamais soupçonné ! Mais Dieu qui se rit des complots des méchants a marqué le jour de sa justice. Le mari si injustement jaloux a expié suffisamment sa faiblesse coupable, et le traître a triomphé assez longtemps. Celui qu’on disait meurtrier est apparu soudain et il a montré, de son doigt implacable, la tache de sang sur le front de l’accusateur. Il a tué, mais innocemment et au signal trompeur d’un homme qu’il croyait son ami.
Avec la malédiction de son père, Picounoc a fait retomber sur sa tête le sang de sa femme.
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/271]]==
Avec la malédiction de son père, Picounoc a fait retomber sur sa tête le sang de sa femme. Rien d’étonnant, la malédiction d’un père, c’est la malédiction de Dieu, et la malédiction de Dieu, c’est la mort !… Mais le ciel ne pouvait pas perdre à jamais un homme qu’il venait de protéger si hautement. L’accusé, vous le savez, c’est le Pèlerin de Sainte-Anne, c’est cet homme qui, jeune encore, contrit, repentant et humilié, fut guéri miraculeusement en présence d’une foule de personnes, dans le sanctuaire de Notre Dame de Beaupré !… Voilà, messieurs, un gage magnifique de l’innocence de l’accusé, car cela prouve qu’il était devenu vertueux, et qu’il ne pouvait, en conséquence, commettre le crime dont il est accusé, que par une erreur fatale, comme l’erreur dans laquelle il est tombé par les machinations de Picounoc. Cependant, messieurs les jurés, le miracle de Sainte-Anne n’est pas plus éclatant que celui qui s’accomplit sous vos yeux ; car tout le monde reconnaîtra l’intervention divine dans ce procès tristement célèbre. Et l’on dira que cet homme, heureux après tout, le Pèlerin de Sainte-Anne ou l’accusé, a été deux fois sauvé par un miracle.
Victor paraissait transfiguré, et ses yeux étaient mouillés de larmes.
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/272]]==
Plusieurs avocats, des plus anciens, se levèrent de leur siège pour venir lui serrer la main.
Le juge fit alors, avec une gravité imposante, un résumé des témoignages. Il exposa sans passion et sans faiblesse, les principaux faits, et, pour venir en aide à l’honnête simplicité des jurés, il jeta les lumières de sa science sur les détails de la cause.
— Quiconque se servira de l’épée périra par l’épée, dit-il à la fin de son adresse ; c’est la loi de Dieu. Cependant cette loi ne frappe pas aveuglement et n’est pas impitoyable. Les lois des hommes, qui sont les images des lois divines, ne sauraient être plus sévères. On ne punit pas l’homme qui tue pour défendre sa propre vie. Il serait inique de le faire. On pardonne au mari qui tue sa femme dans l’adultère. Car la douleur et la colère de l’homme, alors, sont peut-être plus fortes que sa volonté, et détruisent son libre arbitre. Et puis s’il est permis de tuer pour sauver sa vie, il doit l’être davantage pour sauver ou venger ce qui est bien plus précieux que la vie, l’honneur. Mais ici il ne s’agit pas d’un malheureux qui a tué sa femme coupable, mais d’un homme
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/273]]==
qui, croyant tuer sa femme coupable, a tué la femme d’un autre. Est-il excusable dans un pareil cas ? Difficilement d’ordinaire ; mais dans le cas actuel il est certain que l’accusé a été enveloppé dans un réseau d’intrigues qui l’ont tout à fait égaré. On l’a rendu jaloux quand il possédait la femme la plus dévouée. N’est-il pas blâmable d’avoir cru à l’infidélité de sa femme sans jamais avoir pu la surprendre en faute ? N’est-il pas blâmable d’avoir mis une confiance illimitée dans un homme dont il connaissait le caractère mauvais ? Oui sans doute. Et si une femme n’était venue jurer qu’elle même, payée pour cela par Picounoc, avait induit cet homme jaloux en erreur, en lui racontant comme vraies des fautes que sa femme n’avait pas commises, je ne pourrais l’excuser complètement. Mais après les criminels moyens révélés par cette femme, l’aveugle jalousie de l’accusé s’explique et s’excuse. Il a été un instrument de mort, mais un instrument inconscient. Il se trouve un homme plus coupable que lui, et seul coupable : c’est l’homme qui a préparé cette œuvre infâme, supposé qu’il ne puisse en rien atténuer les témoignages qui se sont élevés contre lui,
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/274]]==
lorsqu’il les voulait diriger sur un autre. Quant à l’accusé à la barre, il a expié par vingt ans d’exil, de pleurs et de souffrances, la lâche complaisance avec laquelle il a écouté son traître et sensuel ami. Dieu semble satisfait de l’expiation ; il ne siérait pas à la justice humaine de se montrer plus sévère que la justice divine.
 
 
Ligne 2 243 ⟶ 2 295 :
Coupable ou non coupable
 
Les jurés, ne s’accordant pas immédiatement, se retirèrent dans leur chambre sous la garde d’un huissier qui prêta le serment suivant : « Vous jurez que vous garderez et tiendrez ce jury, sans aliments, boissons, feu ou lumière ; que vous ne permettrez à qui que ce soit de parler à ceux qui en font partie, que vous ne leur parlerez pas vous-même, si ce n’est pour leur demander s’ils sont d’accord sur leur verdict. Ainsi que Dieu vous soit en aide. »ai
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/275]]==
de. »
La foule éprouva un vif désappointement en voyant cette hésitation du jury. Les uns murmuraient, les autres, sombres et pensifs, doutaient de la sagesse de cette belle institution des jurés, et se demandaient en quoi de pauvres ignorants, honnêtes tant que vous voudrez, mais quelquefois malhonnêtes, peuvent juger avec plus de discernement et d’équité que des juges savants, ou qu’un autre jury qui serait composé d’hommes de loi ? Et ils avaient raison. Car si parfois un innocent court une chance d’être perdu, le coupable qui ne peut être condamné que par la totalité absolue des jurés, a bien des chances d’échapper.
Le jury, au grand désespoir des curieux, des amis, des hommes de loi, passa toute la nuit en délibération, ou peut-être à dormir. Quelques uns des jurés voulaient acquitter l’accusé, d’autres inclinaient à le trouver coupable d’homicide, et d’autres encore voulaient le verdict de coupable avec circonstances atténuantes et recommandation à la clémence de la cour.
Le lendemain, le peuple se porta de nouveau en foule vers le palais de justice. Sur
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/276]]==
les onze heures, les procédés de la cour furent tout à coup interrompus. Les jurés annonçaient qu’ils en étaient venus à une entente. Ils revinrent dans leur banc. Tous les regards de la masse réunie sous les vieilles voûtes les interrogeaient avec anxiété. Le prisonnier ne put s’empêcher de pâlir un peu. Ce moment était solennel pour lui. Le greffier fit l’appel des jurés et leur demanda à chacun d’eux s’ils étaient d’accord sur leur verdict. Tous répondirent affirmativement. Il leur demanda alors qui d’entre eux allait prononcer le verdict.
— Le chef choisi par nous, répondirent-ils.
Alors le greffier dit à l’accusé de lever la main — ce que le grand trappeur fit avec dignité — puis, s’adressant aux jurés, il leur dit : Regardez le prisonnier, vous qui êtes assermentés : Comment dites-vous ? est-il coupable de la félonie dont il est accusé, ou non coupable ?
— Non coupable !
— Prisonnier, vous êtes libre, dit le juge avec émotion.
Une clameur longtemps contenue s’éleva
Une clameur longtemps contenue s’éleva soudain, et des applaudissements frénétiques ébranlèrent la vaste salle. Victor, tout en larmes, se précipita dans les bras de son père, et longtemps le père et le fils se tinrent pressés cœur contre cœur. On avait empêché Noémie d’assister au verdict qui pouvait, vu l’indécision des jurés, tourner fatalement. Le grand-trappeur alla lui-même lui annoncer la fin de ses épreuves et de son expiation.
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/277]]==
Des ordres furent donnés pour l’arrestation de Picounoc. Picounoc s’était enfui de la ville, comme le rat laisse le navire qui sombre. En un jour il avait vu s’écrouler l’immense échafaudage élevé, vingt ans durant, par sa malice et sa lubricité. Ses amis, tombés et perdus à jamais, l’appelaient dans le gouffre, et il se sentait inévitablement entraîné. Sombre, morose, il entra dans sa maison et parcourut, comme un homme ivre ou fou, chaque appartement. Il évita les regards de sa fille encore faible et souffrante. Par instant il avait encore un fol espoir : il est si dur de renoncer à l’espérance ! Il épia le retour des gens qui étaient allés à Québec pour le procès, et, afin d’apprendre le secret de sa destinée sans s’exposer à rougir, il se cacha dans le fossé qui longe la route de Saint-Eustache, sur le coteau de sable, parmi les cerisiers sauvages, et il attendit patiemment. Il fut bien servi. Les premiers qui passèrent furent le grand-trappeur, Victor et Noémie. La joie brillait sur leurs figures et l’amour débordait de leurs cœurs. En passant sur le coteau, le grand-trappeur disait : Pauvre Picounoc ! je ne lui avais pourtant jamais fait de mal !… et s’il eut voulu me laisser en paix, je lui aurais bien pardonné son crime, j’étais si heureux ! Et Noémie répondit : Maintenant il est trop tard. — Trop, tard ! ajouta Victor, on le cherche pour l’arrêter.
Une clameur longtemps contenue s’éleva soudain, et des applaudissements frénétiques ébranlèrent la vaste salle. Victor, tout en larmes, se précipita dans les bras de son père, et longtemps le père et le fils se tinrent pressés cœur contre cœur. On avait empêché Noémie d’assister au verdict qui pouvait, vu l’indécision des jurés, tourner fatalement. Le grand-trappeur alla lui-même lui annoncer la fin de ses épreuves et de son expiation.
Des ordres furent donnés pour l’arrestation de Picounoc. Picounoc s’était enfui de la ville, comme le rat laisse le navire qui sombre. En un jour il avait vu s’écrouler l’immense échafaudage élevé, vingt ans durant, par sa malice et sa lubricité. Ses amis, tombés et perdus à jamais, l’appelaient dans le gouffre, et il se sentait inévitablement entraîné. Sombre, morose, il entra dans sa maison et parcourut, comme un homme ivre ou fou, chaque appartement. Il évita les regards de sa fille encore faible et souffrante. Par instant il avait encore un fol espoir : il est si dur de renoncer à l’espérance ! Il épia le retour des gens qui étaient allés à Québec pour le procès, et, afin d’apprendre le secret de sa destinée sans s’exposer à rougir, il se cacha dans le fossé qui longe la route de Saint-Eustache, sur le coteau de sable, parmi les cerisiers sauvages, et il attendit patiemment. Il fut bien servi. Les premiers qui passèrent furent le grand-trappeur, Victor et Noémie. La joie brillait sur leurs figures et l’amour débordait de leurs cœurs. En passant sur le coteau, le grand-trappeur disait : Pauvre Picounoc ! je ne lui avais pourtant jamais fait de mal !… et s’il eut voulu me laisser en paix, je lui aurais bien pardonné son crime, j’étais si heureux ! Et Noémie répondit : Maintenant il est trop tard. — Trop, tard ! ajouta Victor, on le cherche pour l’arrêter.
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/278]]==
longe la route de Saint-Eustache, sur le coteau de sable, parmi les cerisiers sauvages, et il attendit patiemment. Il fut bien servi. Les premiers qui passèrent furent le grand-trappeur, Victor et Noémie. La joie brillait sur leurs figures et l’amour débordait de leurs cœurs. En passant sur le coteau, le grand-trappeur disait : Pauvre Picounoc ! je ne lui avais pourtant jamais fait de mal !… et s’il eut voulu me laisser en paix, je lui aurais bien pardonné son crime, j’étais si heureux ! Et Noémie répondit : Maintenant il est trop tard. — Trop, tard ! ajouta Victor, on le cherche pour l’arrêter.
Picounoc eut le frisson et ses yeux se couvrirent d’un nuage de sang. Il eut envie de se repentir pour satisfaire à la justice divine, et de se livrer au bourreau pour satisfaire à la justice humaine. Mais ce premier bon mouvement ne fut pas suivi d’un second.
— Malédiction ! dit-il, il n’y a point de pardon pour moi, ni en cette vie, ni en l’autre ! Il demeura longtemps dans un abattement profond. Il pensa à se sauver comme avait fait Djos autrefois ; mais ce qui lui paraissait
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/279]]==
facile pour d’autres, lui semblait impossible à lui. Quand il se leva, irrésolu encore et tremblant, il aperçut des étrangers qui montaient la route. Alors il se met à fuir, croyant que ce sont des constables qui viennent l’arrêter. Et il a raison. Après avoir couru longtemps il se détourne. Deux des constables sont sur ses talons. La peur lui donne des ailes, et il s’élance comme un cerf que la meute poursuit. Il passe à la porte de Letellier, et voit une foule joyeuse et bruyante… Il pense que cette foule va lui barrer le passage ; mais elle s’ouvre pour le laisser fuir. Il arrive chez lui haletant, épuisé, couvert de sueurs, les yeux sanglants et sortis de leurs orbites. Les officiers de la police le poursuivent toujours. Il passe à côté de la maison, gagne la prairie et, soudain, il disparaît comme s’il se fut enfoncé dans la terre. Il s’était précipité dans un puits. Dans son élan, il descendit tête première au fond, et là, ses mains crispées s’attachèrent par hasard à une pierre, fangeuse. Quand on le retira il était mort ; mais ses mains serraient toujours la roche pleine de limon… En jetant cette pierre on s’aperçut que son enveloppe se désagrégeait. On l’examina attentivement. Ô
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/280]]==
jugement de Dieu ! on reconnut le châle qui avait dû envelopper sa victime. Il y avait vingt ans qu’il était là. Ce n’avait pas été, en effet, selon la parole de la tireuse d’horoscope, la main d’un vivant qui l’avait retiré du puits.
Marguerite fut longtemps à se remettre de ce coup terrible. Cependant elle ignorait, la pauvre enfant, l’horrible mystère de la mort de son père. On s’était fait un devoir de lui cacher cette honte. Elle vit son jeune ami Victor et ne rougit pas, inconsciente qu’elle était du crime de sa race. Elle s’applaudissait d’avoir été délivrée du bossu. Il venait de mourir sur le gibet.
C’est le temps de dire que l’ancien docteur au sirop de la vie éternelle était devenu bossu à la suite du coup de rame qui lui avait été infligé — les lecteurs du Pèlerin s’en souviennent — sur la grève du Château-Richer, lors de l’enlèvement de la petite Marie-Louise. Ferron, conduit au pénitencier avec son compère Racette le maître-d’école, s’était enfui au bout de deux ans, avec le même complice, en tuant l’un des gardiens. La femme Asselin, la tante inhumaine
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/281]]==
du Pèlerin, l’épouse infidèle, l’empoisonneuse, monta aussi sur l’échafaud. Robert et Charlot furent enfermés au pénitencier pour le reste de leurs jours. En entendant leur sentence, ils se poussèrent du coude.
— Batiscan ! dit Robert, une pension sur l’État ! qu’en dis-tu ?
— Mille noms ! quelle chance ! le mérite est toujours reconnu, répliqua Charlot.
Ligne 2 263 ⟶ 2 329 :
— De soixante et quinze ans !…
Marguerite, pourtant, finit par apprendre ce qu’avait été son père, et ce qu’il avait fait. Inutile d’essayer à peindre son désespoir ; nul ne le pourrait. Ses entrevues avec Victor ne furent que des larmes et des sanglots. Un jour, pourtant, qu’il voulait la consoler, et lui disait que les enfants ne sont pas responsables des fautes de leurs parents, et qu’il l’aimait encore et qu’il l’aimerait toujours, elle retrouva son énergie et sa fierté :
— Victor, dit-elle en le couvrant d’un regard plein de pleurs et d’amour, Victor, consentirais-tu
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/282]]==
donc à avoir pour enfants les petits fils de mon père ?…
Victor l’étreignit sur son cœur et, silencieux, sortit sans pouvoir répondre.
Plus tard, une belle jeune fille arrivait au fort Providence, sur les bords de ce grand lac solitaire qui dort dans les régions boréales, sous un manteau de glace. Elle apportait beaucoup d’argent pour secourir les pauvres et embellir la chapelle de Dieu ; elle apportait beaucoup d’ardeur pour le salut des enfants sauvages. Cette nouvelle sainte qui voulait expier les fautes de sa race, c’était Marguerite. Le trappeur qui l’avait conduite là, c’était l’ex-élève. Il revint prendre sa place au foyer du grand-trappeur qui ne voulait pas se séparer de lui.
Gagnon, instruit par les événements qu’il avait vu se dérouler sous ses yeux, retourna auprès de la Louise. Il arriva au moment ou la vieille Labourique sortait… Elle sortait pour aller au cimetière. Pour racheter un peu le mal qu’il avait causé à la société en général et au bonhomme Asselin en particulier, il donna à ce dernier la belle terre qu’il venait d’acquérir à Lotbinière.
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/283]]==
Deux ans se sont écoulés. Victor, sur la voie de la fortune et de la gloire, vient d’arriver à la maison paternelle. Le grand-trappeur, Noémie, l’ex-élève et le vieux Asselin font la partie de quatre sept, et s’amusent comme seuls peuvent s’amuser des chrétiens qui ont la paix et l’amour de Dieu dans la conscience, et de l’or dans leur bourse… Victor apporte une lettre de Marie-Louise, la sœur Saint-Joseph du fort Providence. Les cartes restent pêle-mêle sur la table, et les oreilles attentives ne perdent pas un mot. Or voici ce que dit cette lettre, et ce sera la dernière page de mon livre.
 
Mon cher grand-trappeur,
Je te donne, frère, ce nom que répéteront longtemps nos solitudes immenses ; il doit être doux à ton oreille comme il l’est au cœur des pauvres Indiens…
La religion porte, de plus en plus loin, son flambeau divin dans les régions naguère plongées dans les ténèbres, et son œuvre de miséricorde et de paix ne s’arrêtera que lorsqu’il n’y aura plus d’âmes à sauver. Nos saints missionnaires semblent redoubler de zèle et de
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/284]]==
travail à mesure que l’âge et les privations de toutes sortes s’acharnent à les écraser. Le spectacle de leurs dévouement nous soutient et nous encourage, nous, pauvres femmes… Nous trouvons aussi un exemple admirable de toutes les vertus dans la jeune Marguerite. Quel caractère franc et énergique ! quelle âme soumise et pénitente ! et comme nos enfants sauvages se plaisent à l’entendre et à la voir !…
Couteaux-jaunes et Litchanrés continuent à chasser et à vivre ensemble comme des frères, sous le jeune Kisastari leur chef commun. Iréma est heureuse maintenant et son mariage a été béni du Seigneur. Naskarina, son ancienne rivale, ne nous a pas laissés. Elle aussi a tourné vers le Seigneur le feu de son âme ardente…
Je t’ai dit antérieurement, mon frère, les actions de grâces que nous avons rendues au ciel en apprenant comment il avait mis fin à tes infortunes et au deuil de ta douce Noémie.
Il faut que je te parle d’un songe extraordinaire qu’a eu Marguerite. Tu sais, que je suis un peu superstitieuse depuis le songe de cette
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/285]]==
infortunée Geneviève. Au reste il s’agit, dans cette vision, d’un personnage que tu as bien connu, du Hibou-blanc… Et d’abord, je te dirai que le vieux renégat, chassé de la tribu des Couteaux-jaunes, abandonné de tous, honni et méprisé, partit seul à travers le désert glacé, et se dirigea vers le lac du grand Ours. Or Marguerite, qui ne connaît pas cet homme, nous le peignit, à son réveil avec une fidélité surprenante, et cela suffit pour nous faire ajouter à son rêve la foi que l’on ne donne d’ordinaire qu’aux récits véridiques.
— J’étais loin vers le nord, dit-elle, et sur ma tête l’Ourse glacée tournait dans la voûte céleste comme sur un pivot. Mes yeux étaient éblouis par le spectacle qui se déroulait autour de moi ; je me croyais dans un monde féerique. Des aigrettes innombrables s’allumaient dans le ciel où elles jouaient, comme les feux Saint-Elme le long des mâts et des vergues ; des banderoles de pourpre flottaient au zénith ; des rideaux sanglants s’ouvraient et se fermaient sur l’horizon, pour laisser paraître et cacher tour à tour les molles clartés de l’aurore, les feux ardents du soleil et de fantastiques figures de flamme. Des coupoles
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/286]]==
diaphanes, des mers aux ondes métalliques et chatoyantes, des zones d’or ondulées comme des rivages, des franges capricieuses apparaissaient et disparaissaient soudain. Puis des voiles de gaze, puis des nuées de sang immobiles et lugubres, puis la neige éclatante, infinie qui reflétait toutes ces merveilles. La nuit était calme, le silence, si grand que l’on croyait entendre jusqu’au soupir des esprits. Le froid faisait éclater les arbres ; et toutes les pierres, tous les troncs, tous les rameaux s’étaient cristallisés sous le frimas ; et la lumière, en les éclairant, les embellissait d’une décoration fantastique. Tout à coup j’entendis un craquement de raquettes sur la neige durcie ; je regardai du côté d’où venait le bruit, et ne vis rien. Cependant le bruit ne cessait pas. Ô calme effrayant des nuits polaires, que tu es trompeur ! Ce ne fut que plusieurs heures après l’avoir entendu marcher que j’aperçus le chasseur. Il était vieux, boitait en marchant, avait la barbe blanche et les cheveux longs, mais rares. Il pleurait et ses larmes, gelées en sortant des paupières, couvraient ses joues d’une glace que les lueurs de la nuit faisaient resplendir. On eut dit qu’il portait un
==[[Page:LeMay - Picounoc le maudit, Tome II, 1878.djvu/287]]==
visage de feu ou de sang, et que ses yeux, sans éclat, étaient noirs comme les orbites d’un crâne de mort. Rendu près de moi, il ne me vit pas, et se mit à creuser dans la neige pour se faire un abri. Mais il n’eut pas la force de creuser assez. Il avait faim et dévorait les bouts des petites branches de sapin. Il poussa un cri, et moi, qui de si loin avais entendu le craquement de ses raquettes, j’entendis à peine sa voix. Il voulut armer sa carabine pour se suicider, et ses doigts crispés se gelèrent sur la gâchette. Son haleine rapide faisait bruire l’air en s’échappant de ses lèvres. Il était là debout, immobile au milieu des neiges comme un tronc moussu, et semblait un arbre étrange ou une pierre grossièrement sculptée par une main sauvage. Les aurores boréales dansaient toujours au dessus de sa tête, et des serpents de feu, se glissant sur la neige, semblaient accourir de l’horizon jusqu’à ses pieds. Des hurlements firent retentir la solitude et une troupe de loups apparut au loin. Il eut un tressaillement rapide et nerveux, et il voulut de nouveau armer sa carabine pour défendre, contre la voracité des bêtes, son corps glacé qui s’en allait mourant. Les loups arrivèrent… Il poussa une
=== no match ===
clameur formidable et la bande sanguinaire s’arrêta étonnée. Mais aussitôt l’une des bêtes, flairant un reste de sang encore tiède, déchira les mains du malheureux. Les autres ouvrirent, à leur tour, leur gueules ardentes et se précipitèrent en hurlant sur le chasseur maudit. Il tomba et quelques gouttes de sang rougirent la neige ; et l’on eut dit que ces gouttes de sang étaient tombées des franges rouges qui s’agitaient en l’air. Un instant après, des chasseurs sous la conduite de Kisastari, passèrent par là, mirent les loups en fuite, et reconnurent le cadavres à demi dévoré et gelé de Racette, le Hibou-Blanc. Ils l’ensevelirent sous la neige et récitèrent un pater et un ave pour le repos de son âme.
Tel fut le rêve de Marguerite.
P.-S. — Cher frère ! chose extraordinaire, terrible même, Kisastari vient d’arriver au fort avec un parti de chasseurs. Ils ont trouvé le cadavre du Hibou-Blanc gelé au milieu des neiges du nord, et demi-dévoré par les bêtes féroces… Le rêve de Marguerite n’est donc pas un rêve !…