« Picounoc le maudit, Tome 2 » : différence entre les versions

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Deuxième partie
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Le retour au village
 
Jeudi le 28 septembre 1871, Picounoc serra sa dernière gerbe de blé. Il avait rudement fauché depuis un mois, et les épis, après avoir javelé sur le champ, avaient été liés en gerbes, puis transportés sur les grandes charrettes, dans les tasseries. La récolte était bonne
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; le temps s’était tenu au beau, et les grains : avoine, orge, blé, seigle et sarrasin, tout se sauvait en bon état. Aussi, Picounoc était de joyeuse humeur, et, ce jour-là, il fêtait la grosse gerbe. Il avait bien, pour être gai, une autre raison non moins valable : il épousait, dans quelques jours, la femme aimée depuis vingt ans, et Marguerite sa fille allait, en même temps, devenir l’épouse d’un jeune avocat riche de talents et d’espérances.
Il s’en allait midi. Marguerite balayait la place, car sa future position de grande dame ne la rendait ni vaine, ni paresseuse. Le balai de cèdre ramassait net les petits brins de paille, les légers flocons de laine et les mille parcelles de toutes sortes de choses qui émaillent nos planchers, après un bout de temps de travail au métier, de serrée, ou de filage. Des rayons de soleil entraient par les fenêtres comme des glaives d’or, et la poussière, au moindre souffle, se mettait à tourbillonner follement dans ces rayons. Tout à coup Marguerite s’arrêta, surprise, à l’aspect d’un étranger qui frappa à la porte. Cet étranger portait deux pistolets à sa ceinture et une carabine. Mais
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retournons de quelques heures en arrière, et racontons bien chaque chose en son temps.
Deux hommes inconnus étaient débarqués durant la nuit à Batiscan. Ils venaient de loin. L’un des deux se rendit à pied à Deschambeault, et l’autre traversa au sud, dans la chaloupe qui fait régulièrement, chaque jour, le trajet de Batiscan à Saint-Pierre Lesbecquets, pour accommoder les voyageurs qui veulent prendre les bateaux de Montréal ou de Québec. Celui qui avait pris le chemin de Deschambeault, pouvait compter quarante quatre ans et ne paraissait pas en avoir plus de trente-six, tant il avait de gaieté dans les yeux, et tant riait toujours sa figure bronzée. Il était de taille moyenne, un peu sec, nerveux et vif. Il portait une longue barbe noire ; du reste, tous deux étaient riches de barbe et de cheveux. L’autre semblait porter sur ses puissantes épaules un fardeau de douleurs. Ce n’est pas à dire qu’il était courbé ; il se tenait droit, le front haut, l’œil ferme, et l’on se détournait pour le voir en murmurant : c’est un bel homme ! Il avait quarante-deux ans, je crois. S’ils n’eussent pas été des hommes de fer, des marcheurs infatigables, ils
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se seraient fait conduire en voiture ; mais la voiture, ils jugeaient que c’était bon pour des femmes ou des malades, et, depuis nombre d’années ils n’en avaient éprouvé ni les commodités, ni les inconvénients. Ils venaient de loin, ces hommes, et l’un d’eux n’avait pas vu depuis vingt ans les flots d’émeraude du plus beau fleuve du monde, ni les campagnes riantes qui l’entourent comme d’un ceinturon d’argent. Inutile de vous décliner les noms de ces étrangers, vous les avez jetés au vent : le grand-trappeur et l’ex-élève ! Eh bien ! oui, l’ex-élève et le grand-trappeur qui s’en viennent embrouiller les cartes et gâter le jeu de Picounoc, au moment où il va gagner la partie. Le grand-trappeur risque tout pour tout, et il le sait bien. Il n’a pas tué sa femme, c’est vrai ; mais il en a tué une autre, et il est meurtrier. S’il se fait connaître, il sera arrêté, jeté en prison ; il s’assiéra sur le banc des accusés, et qui sait ? il montera peut-être sur l’échafaud. S’il demeure inconnu, il verra sa femme, qui se croit veuve et libre depuis vingt ans, passer enfin dans les bras d’un autre !… Effrayante alternative ! Mais ne pourrait-il pas se faire connaître de sa femme seulement, lui dire de
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vendre ses biens et l’emmener vivre ailleurs ? C’est à cette dernière décision qu’il s’est arrêté en effet. Il saute de la chaloupe sur le rivage et monte la côte escarpée de l’église de Saint-Pierre Lesbecquets. Il faisait nuit encore. Il ne voulut pas, comme la plupart des autres voyageurs, s’arrêter aux maisons de pension pour dormir et déjeuner ensuite. Une force mystérieuse le poussait vers Lotbinière ; une pensée unique l’absorbait tout entier : revoir sa femme et son enfant. Mais que de craintes ! que d’angoisses serraient son âme ! Noémie vit-elle encore ? et, si le chagrin ne l’a pas tuée, est-elle demeurée fidèle à son premier amour ? Elle était encore vivante et libre il y a cinq ans ; l’ex-élève l’a vue alors et lui a parlé… Mais cinq ans c’est long, quand on considère tout ce qui peut arriver dans cinq jours ! Et l’enfant, le petit Victor, qu’est-il devenu ? Bientôt il aura une réponse à toutes ces questions, et c’est ce qui l’effraie. Il a peur de la vérité. Il eut pu, dans la traversée, s’informer de bien des personnes et apprendre beaucoup de choses, mais il n’avait osé parler. Les gens l’avaient regardé avec une certaine curiosité, mais personne ne le fit sortir de son mutisme.
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Parmi les passagers de la chaloupe se trouvait un jeune homme d’une tournure élégante et d’une excellente éducation. Ses manières affables et son discours intéressant, semé de saillies originales, le firent de suite remarquer de tous. Il se trouvait assis auprès du grand-trappeur. Plusieurs personnes lui demandèrent son avis sur certaines matières, les chances qu’elles pouvaient avoir de gagner un procès intenté dans telle circonstance ou pour telle raison. Toujours il répondit avec franchise et prudence. Ceux qui ne le connaissaient point comprirent qu’il était avocat. En effet, c’était Victor Letellier qui montait de Québec pour la fête de la grosse-gerbe. Lui non plus ne prit pas le temps de dormir, mais il déjeuna et loua un cocher. La distance entre la traverse de Saint-Pierre et la concession Saint-Eustache, à Lotbinière, est de six lieues. Le chemin est coupé par des ravins profonds et rempli d’ornières, dès que le soleil, moins chaud, refuse d’aider les fossés à pomper l’eau : c’est-à-dire qu’il faut trois heures au moins, et plus souvent quatre, aux cochers de la campagne pour aller d’un lieu à l’autre.
Le jeune avocat atteignit le grand-trappeur
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un peu en bas de l’église de Saint-Jean-des-Chaillons, dans l’anse du Calvaire. Il le reconnut pour un de ses compagnons de chaloupe : C’est un marcheur à ce qu’il paraît ! pensa-t-il : après tout il peut se faire qu’il ne dédaigne pas la voiture… Arrête, charretier, fit-il, quand il arriva près du voyageur.
Le cocher arrêta.
— Montez donc dans ma voiture, monsieur ; puisque nous allons du même côté nous pouvons aller dans la même voiture.
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Il prit place dans la voiture, à côté du jeune avocat.
— Vous allez dire que je suis bien curieux, reprit le jeune homme ; mais, allez-vous loin de ce pas ?
— Je me rends à Lotbinière.
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Je me rends à Lotbinière.
— À Lotbinière ? c’est là que je vais aussi. Vous n’êtes pas de la paroisse ?
— Non, monsieur.
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— Vous avez peut-être rencontré, là-bas, un chasseur canadien du nom de Paul Hamel.
— Paul Hamel ! l’ex-élève ? ah ! c’est mon meilleur ami…
— C’est aussi l’ami de ma famille… un brave et joyeux garçon… le camarade d’enfance
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de mon père… je l’ai vu, il y a cinq ans, et je vous assure que ses récits de voyage m’ont fort amusé…
— Il est revenu au pays avec moi, balbutia le grand-trappeur que l’émotion agitait comme la fièvre.
— Vraiment ! alors nous le verrons ?
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Et le grand-trappeur demeura plongé dans une réflexion profonde.
— Si je puis vous être utile, monsieur, reprit Victor, ce sera de tout mon cœur.
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Après un silence assez long le grand-trappeur reprit :
— Il y a une affaire dont j’aimerais à vous parler… je serais curieux de connaître votre opinion sur certaines choses !…
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— C’est une plaisanterie que j’ai faite, monsieur, continuez je vous prie.
— Il a tué sa femme…pardon ! il croyait tuer sa femme et il a tué la femme d’un autre…
— C’est assez singulier ; voyons ! comment cela ?
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C’est assez singulier ; voyons ! comment cela ?
— On lui disait que sa femme était infidèle…
— Et il l’a tuée sur un soupçon ? le malheureux !
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— Mais comment se fait-il qu’il ne se soit pas aperçu de sa méprise avant de frapper ? demanda le jeune avocat…
— Ah ! monsieur, tout était arrangé pour le tromper… c’est quelque chose d’inouï… d’infernal… Et les poings du grand-trappeur se crispèrent, et un frisson parcourut son corps. Le jeune avocat soupçonna que l’ami dont parlait cet étranger n’existait pas, mais qu’il était bien lui-même le héros de ce drame.
— Voilà
— Voilà la plus étrange affaire, reprit Victor, que j’aie jamais vue ! c’était donc une conspiration contre votre ami ? un piège infâme, mais habilement tendu ?…
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la plus étrange affaire, reprit Victor, que j’aie jamais vue ! c’était donc une conspiration contre votre ami ? un piège infâme, mais habilement tendu ?…
— Oui, monsieur, c’était tout cela…
— C’est une cause magnifique, et que j’aurais du plaisir à défendre… mais où trouver des preuves de ce que vous avancez, ou plutôt de la ruse dont on s’est servie pour tromper votre ami ?…
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— Mais, dites donc, est-ce qu’il n’a pas été arrêté, votre ami ? demanda le jeune homme.
— Non, monsieur… il s’est sauvé…
— Il
— Il a bien fait, et je ne lui conseille pas de revenir…
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a bien fait, et je ne lui conseille pas de revenir…
Un long silence suivit. Les voyageurs passèrent la petite rivière du Chêne qui sépare, au fleuve, Sainte-Emmélie de Saint-Jean, puis ils arrivèrent à la grande rivière. La grande rivière du Chêne est parsemée, à son embouchure, de petites îles ombragées de chênes et d’érables. Un pont magnifique relie la côte est à l’une de ces îles, et un autre pont plus petit va de l’île à l’autre rivage. Il ne coule sous ce dernier pont, qu’un mince bras de la rivière qu’on appelle le canal. Une centaine de maisons sont assises coquettement sur la rive occidentale, au pied du coteau que domine une jolie église gothique. C’est un immense bocage où serpentent les ondes d’une rivière, où s’agite un essaim de travailleurs, d’où s’élèvent les fumées bleues de cent foyers. Les voyageurs passèrent devant la maison du bossu. Une vieille femme à l’air anxieux et triste sortait de cette maison.
— Voulez-vous m’emmener à Saint-Eustache ? demanda-t-elle au cocher, je suis invitée à la fête de la grosse gerbe, et, si je me rends à pied, je ne pourrai pas danser, je serai trop lasse.
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Le grand-trappeur regarda le jeune avocat d’un air interrogateur.
— C’est une pauvre folle, dit le jeune homme, répondant au désir de son compagnon.
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— Bah ! dit-il, la compagnie de cette folle est moins dangereuse que la compagnie de bien des fines…
Geneviève s’assit à côté du cocher. Le bossu entrouvrit sa porte, et le jeune avocat la salua d’un air un peu railleur.
— Mon tour de rire viendra peut-être, grinça le bossu.
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Mon tour de rire viendra peut-être, grinça le bossu.
— Quel est cet homme ? demanda le grand-trappeur.
— C’est un nommé Chèvrefils ! bossu, marchand et riche…
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— Saint-Pierre ? Saint-Pierre ? murmura l’étranger…
— Son père est connu dans la paroisse sous le surnom de Picounoc.
— Picounoc ! s’écria le grand-trappeur !…
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Picounoc ! s’écria le grand-trappeur !…
— Est-ce que vous le connaissez ? monsieur.
— Non, non… mais c’est un curieux nom, tout de même… Et c’est un habitant, ce Picounoc ?
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— Je ne le sais pas.
— Vous ne le savez pas ?
Victor, au souvenir de cette mort, se sentait mal à l’aise, et aurait voulu changer le sujet de la conversation. Il crut un instant que l’étranger connaissait le drame de la mort
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de cette femme, et voulait jouer avec la douleur ou la honte du fils du meurtrier, il leva sur son compagnon des yeux chargés de chagrins et de reproches…
— Non, monsieur, je ne le sais pas, dit-il.
— Je le sais, moi ! dit la folle, d’un air content…
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— Geneviève, tu es folle et tu ne sais pas ce que tu dis, répliqua le jeune avocat. Et, dans son trouble, il ne vit pas l’étonnement qui bouleversa tout-à-coup la figure de son compagnon. Geneviève éclata de rire.
— C’est un tour de Picounoc, ça, dit-elle… c’est un tour de Picounoc, un tour infernal qui a perdu ton brave homme de père…
Le grand-trappeur regardait avec admiration
Le grand-trappeur regardait avec admiration ce jeune homme intelligent et beau qu’il n’osait encore appeler son fils, dans la crainte de le voir sourire avec ironie. Il sentait le besoin de serrer sur son cœur l’enfant de son amour, et il comprenait qu’il n’était qu’un étranger aux yeux de cet enfant. Il se reconnaissait dans cette figure ouverte, dans ce geste noble, dans ce maintien digne. Il avait ce front élevé, ce regard doux et parfois flamboyant, il avait cet âge et cette beauté quand le malheur, après deux ans de répit, s’acharna de nouveau à lui pour ne plus lui laisser jamais une heure de félicité.
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ce jeune homme intelligent et beau qu’il n’osait encore appeler son fils, dans la crainte de le voir sourire avec ironie. Il sentait le besoin de serrer sur son cœur l’enfant de son amour, et il comprenait qu’il n’était qu’un étranger aux yeux de cet enfant. Il se reconnaissait dans cette figure ouverte, dans ce geste noble, dans ce maintien digne. Il avait ce front élevé, ce regard doux et parfois flamboyant, il avait cet âge et cette beauté quand le malheur, après deux ans de répit, s’acharna de nouveau à lui pour ne plus lui laisser jamais une heure de félicité.
Ils arrivèrent au village et la voiture s’arrêta à la porte d’une maison de chétive apparence.
— C’est la demeure de ma mère, dit le jeune avocat : je regrette de ne pouvoir vous conduire plus loin.
Le grand-trappeur était comme un homme ivre. Il ne se rendait plus compte de ses idées ; il éprouvait à la fois toutes les sensations de la joie et de la douleur, de la crainte et de l’espérance. Sa tête bourdonnait et le sang, remontant du cœur à sa figure, lui brûlait le front. Il porta à ses yeux la manche de sa vareuse de toile pour dissimuler ses larmes.
— Voulez-vous entrer, monsieur ? demanda Victor, vous n’avez pas déjeuné ; vous prendrez une tasse de thé avant de continuer votre route.
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Voulez-vous entrer, monsieur ? demanda Victor, vous n’avez pas déjeuné ; vous prendrez une tasse de thé avant de continuer votre route.
— Vous offrez de si bon cœur que je ne saurais refuser, répondit le grand-trappeur.
Et il descendit de la voiture, avec son fusil à la main et ses pistolets à la ceinture.
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— Bonjour, mère, dit Victor en entrant. Et il embrassa Noémie qui venait au devant de lui, le rire sur les lèvres. L’étranger, debout près de la porte, regardait avec attendrissement la délicieuse petite scène d’intérieur qui se passait devant lui. La veuve — comme nous continuerons encore à appeler Noémie — parut étonnée de la visite du chasseur. Elle pensa à l’ex-élève qu’elle avait vu dans un pareil costume, il y avait cinq ans.
— Est-ce notre ami Paul ? murmura-t-elle.
— Non,
— Non, mère, mais c’est un chasseur comme lui et son ami intime. Nous verrons Paul dans quelques jours ; il est à Deschambeault.
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mère, mais c’est un chasseur comme lui et son ami intime. Nous verrons Paul dans quelques jours ; il est à Deschambeault.
— Venez-donc vous asseoir, dit Noémie au grand-trappeur. Et elle lui présenta une chaise. Le grand-trappeur avait envie de se faire connaître de suite, tant le faisait souffrir ce silence qu’il gardait depuis plus de vingt ans ; mais la pensée d’être arrêté, si l’on venait à apprendre son retour dans le village, et la peur de causer à sa femme une surprise trop grande, le retinrent. Il s’assit après avoir déposé sa carabine dans un coin, et, silencieux, se prit à regarder, avec amour et curiosité, chaque objet, dans le vaste appartement. Tout avait pris un air d’antiquité ; les années avaient voilé d’une teinte pâle et presque de deuil les images et le crucifix pendus au mur ; les vitres paraissaient moins brillantes que jadis ; c’étaient sans doute les barreaux noirs des fenêtres qui les assombrissaient ; les meubles disloqués semblaient se cacher dans les coins ; le banc des seaux n’avait plus de peinture, et la tasse à boire, pendue au clou, était encore — sauf le fond — la tasse d’il y a vingt ans.
Le déjeuner fut servi. Le chasseur mangea
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peu. Il était neuf heures cependant, et il n’avait rien pris depuis la veille.
— Vous venez veiller ce soir, mère ? demanda le jeune avocat.
— Oui, j’ai promis à Picounoc que j’irais.
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— Non, monsieur, se hâta de répondre Victor ; c’est la quatrième maison au nord du chemin. Une assez jolie maison avec galerie sur le devant.
Il prit sa carabine et sortit après avoir donné une chaude poignée de main à Victor et à la veuve.
— Allons ! se dit-il à lui-même quand il fut seul dehors, un vieux trappeur comme moi doit avoir plus de force qu’une jeune fille, et
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être capable de cacher un peu ses émotions. Courage ! la coupe des amertumes, est vidée. J’arrive assez tôt, puisque Noémie est encore seule au foyer où je l’ai laissée il y a si longtemps… Ah ! je me sens capable de dissimuler ma joie ou mes larmes maintenant, car je ne crains plus que le bonheur m’échappe ! Et Noémie est belle encore, malgré la trace de pâleur que les regrets et les ennuis, ont laissée sur son front !
Il se rendit chez Picounoc et c’est lui qui arriva pendant que Marguerite balayait. Picounoc était de bonne humeur, on le sait, parce qu’il allait posséder Noémie et parce que la récolte était bonne. Il invita le grand-trappeur à passer l’après-midi et la soirée avec lui pour voir la fête de la grosse gerbe. — Vous nous parlerez des sauvages ; vous nous raconterez vos courses lointaines, vos aventures de toutes sortes, et cela nous intéressera beaucoup, lui dit-il.
Picounoc qui avait souffert pendant vingt ans tout ce qu’un amour malheureux peut causer de tourments et d’angoisses, s’était abandonné aux transports de l’espérance et aux ivresses des plus doux rêves. Il ne songea
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guère à prier, mais il repassa mille fois dans son esprit, tout le travail qu’il avait fait, toutes les ruses qu’il avait employées, tous les moyens qu’il avait appelés à son aide pour atteindre ce but si ardemment convoité. Il se trouvait payé de ses veilles et de ses peines, de sa persévérance et de son dévouement. Ô que l’amour d’une personne aimée est d’un grand prix ! Et combien dépensent toute leur vie et toute leur énergie à rechercher cet amour qu’ils ont entrevu dans leur rêves de jeunesse ! Et combien aussi, dès que leurs vœux sont remplis, dès qu’ils ont porté à leurs lèvres ardentes la coupe de la volupté, s’écrient avec le plus heureux et le plus sage des hommes : Vanité des vanités !
— Restez, monsieur, dit Marguerite, à son tour, d’une voix qu’elle rendait bien aimable.
Le grand-trappeur enveloppa la jeune fille d’un regard profond et triste. Elle rougit et ce regard lui fit mal. Elle eut comme le pressentiment d’un grand malheur. Elle ne savait pourquoi, mais soudain elle voulait voir cet homme s’éloigner. Et lui, il la regardait toujours, et il y avait une immense pitié dans ses yeux : Je reste, dit-il, cela me fait plaisir.
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Puis, après un moment : Vous fêtez donc encore la grosse gerbe par ici ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Picounoc, quand l’année est bonne. Mais c’est une coutume qui s’en va comme le reste.
— C’est malheureux ! reprit le trappeur, car la fête de la grosse gerbe est une de nos plus amusantes réunions champêtres. Et puis, les gars et les fillettes se voient, se connaissent à ces fêtes, et souvent, à la grosse gerbe suivante, il y a un heureux ménage de plus dans le village.
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— Justement, répondit Picounoc, et avec un avocat, s’il vous plaît.
— Petit père, reprit la jeune fille vivement mais en riant, tu veux être indiscret, eh bien ! je le serai aussi moi, et… Elle acheva sa phrase avec le bout de son doigt qui menaça de représailles le joyeux Picounoc.
— Dites, mademoiselle, dites tout, ne l’épargnez pas, reprit le chasseur.
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Dites, mademoiselle, dites tout, ne l’épargnez pas, reprit le chasseur.
Picounoc riait : Bah ! je ne rougis pas comme une jeune fille, moi, et j’aime à entendre les autres parler de mon mariage, dit-il.
— Ah ! vous vous mariez, vous aussi, demanda le trappeur avec étonnement.
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— Quelle forteresse ! et que ces femmes-là sont rares ! balbutia le trappeur qui sentait l’émotion le gagner.
— Mais quand Picounoc a dit une chose !… vous comprenez ?… veuille Dieu, veuille diable ! la chose arrive.
— Vous avez de la volonté ? fit le trappeur.
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Et il avait envie d’étrangler ce traître qui se gaussait ainsi devant sa victime. Il continua : Mais cette femme… où donc avez-vous pu la trouver ?
— Ici, à quelques arpents, c’est un de mes amis qui a eu l’obligeance de me la laisser en se réduisant en cendres.
Le grand-trappeur tressaillit sur sa chaise d’écorce : Vous avez de complaisants amis, murmura-t-il…
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— C’est aujourd’hui jeudi ; dans quinze jours il peut se passer bien des choses, observa l’étranger ; prenez garde que la coupe ne se brise avant de toucher vos lèvres !…
— Êtes-vous un prophète de malheur ? demanda Picounoc.
— Non, fit en s’efforçant de rire le grand-trappeur, mais si je me présentais, moi, pour épouser la veuve ?… je ne suis pas d’une tournure ordinaire comme vous voyez — je ne veux pas dire que vous n’êtes pas bien — mais moi, j’ai le mérite de la nouveauté… je viens de loin, j’ai vu beaucoup, je puis amuser une femme pendant le reste de ses jours avec mes récits fantastiques. Prenez garde ! j’ai accepté votre invitation, et, si la veuve me plaît, je vous la prends…
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Non, fit en s’efforçant de rire le grand-trappeur, mais si je me présentais, moi, pour épouser la veuve ?… je ne suis pas d’une tournure ordinaire comme vous voyez — je ne veux pas dire que vous n’êtes pas bien — mais moi, j’ai le mérite de la nouveauté… je viens de loin, j’ai vu beaucoup, je puis amuser une femme pendant le reste de ses jours avec mes récits fantastiques. Prenez garde ! j’ai accepté votre invitation, et, si la veuve me plaît, je vous la prends…
Picounoc fixa ses yeux de lynx sur son hôte, et parut chercher, dans sa figure, ce qu’il y avait de plaisanterie et ce qu’il y avait de sérieux dans les paroles qu’il venait de prononcer.
 
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La grosse gerbe
 
Les amis de mademoiselle Marguerite avaient été priés de se rendre de bonne heure dans l’après-midi, afin d’aider à faire et à lier la grosse gerbe. Un seul manquait à l’invitationl’invitatio
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n ; c’était Gaspard Tintaine, un jaloux du grand Saint-Charles, qui boudait Marguerite parce qu’elle ne l’avait pas assez regardé l’autre soir. On ne s’apercevait guère de son absence. Les poètes font bien la nomenclature de leurs guerriers imbéciles qui vont s’entr’égorger au profit de l’orgueil et de l’ambition, pourquoi ne nommerais-je pas les jeunes gens éveillés qui sont venus chez Picounoc prendre part à une fête charmante qui s’en va, hélas ! avec les bonnes années ?
L’on vit arriver, à la porte du riche cultivateur, les rivaux empressés. L’un était monté sur le siège léger d’une petite charrette aux ressorts d’acier ; un autre se carrait dans une calèche antique ; un autre, plus fier, descendait d’un coquet buggy. Et les chevaux étaient habillés de harnais luisants. On voyait des boucles blanches partout : à la bride, aux rênes, aux guides, aux porte-fers, et des clefs argentées ! et des pompons rouges ! et des pompons bleus ! Le bonhomme Auger qui les vit arriver s’écria en secouant la tête :
— Pauvres jeunes cavaliers ! souvent, quelques années après leur mariage, on les voit encore, mais leurs chevaux sont devenus
— Pauvres jeunes cavaliers ! souvent, quelques années après leur mariage, on les voit encore, mais leurs chevaux sont devenus boiteux, les brillants harnais ont perdu leurs clefs argentés, et des bouts de corde remplacent les boucles sans ardillons ; la calèche sonne le fer ; les raies des roues tremblent dans les moyeux. Pauvres cavaliers ! ils ont commencé par où ils auraient dû finir. Non ! les cultivateurs ne devraient ni commencer, ni finir par se promener dans les voitures brillantes et coûteuses qu’ils ne peuvent payer, d’ordinaire, qu’après trois ou quatre ans, et en privant leur table de pain de blé, et leurs terres, de bonnes semences. Qu’ils ne se laissent point aveugler par une basse jalousie contre les classes élevées de la société, et qu’ils se souviennent que c’est Dieu qui a établi, dès le commencement, les différentes couches qui composent l’humanité. Que chacun soit à sa place ; que chacun travaille dans la sphère et sur la scène où la Providence l’a placé, et le monde ira bien. La misère disparaîtra de bien des lieux et la vertu brillera comme un soleil sur nos belles campagnes. Il est permis d’aspirer à monter, mais que l’on ne cherche pas à se placer au-dessus des autres par orgueil et pour mieux se délecter dans les satisfactions du luxe ou les fumées de la vaine gloire ; que ce soit pour être, dans les mains de Dieu, un instrument plus docile et plus noble ! que ce soit pour faire plus de bien !
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Le premier, celui qui marche à côté de Marguerite, le long de la clôture de cèdre, c’est Victor, le jeune avocat. Il est sans regret du passé, sans souci de l’avenir, mais tout entier à l’heure présente, parce qu’elle est ensoleillée. Pauvre jeune homme ! hâte-toi de jouir… Les heures de la félicité sont toujours rapides et rarement nombreuses ! Les trois qui suivent et marchent de front, se nomment Isaïe Paré, François Piché et Nérée Bertrand. Le premier est apprenti forgeron, les autres s’engagent chez les habitants. Ils regardent d’un œil jaloux cet heureux Victor qui agace Marguerite avec un épi oublié dans le champ. Ils ont l’air de dire : Si nous avions seulement les miettes qui tombent de votre table ! Ils sont venus avec leurs sœurs. Voici un groupe joyeux et loquace. Ce sont des jeunes filles du bord de l’eau, de l’église et des concessions : Hermine Fiset, gaie comme pinson et blanche comme neige ; Célina Morissette, qui court légère comme une gazelle et cherche des fleurs tardives pour orner son chapeau ; Julie et Joséphine Marcotte, deux cousines qui voudraient être sœurs ; Blanche Durocher, la statue du silence — qui s’oublie de temps en temps. Puis viennent encore des garçons, puis viennent encore des filles. Et toute cette jeunesse rit, babille et chante comme les oiseaux, comme les ruisseaux.
boiteux, les brillants harnais ont perdu leurs clefs argentés, et des bouts de corde remplacent les boucles sans ardillons ; la calèche sonne le fer ; les raies des roues tremblent dans les moyeux. Pauvres cavaliers ! ils ont commencé par où ils auraient dû finir. Non ! les cultivateurs ne devraient ni commencer, ni finir par se promener dans les voitures brillantes et coûteuses qu’ils ne peuvent payer, d’ordinaire, qu’après trois ou quatre ans, et en privant leur table de pain de blé, et leurs terres, de bonnes semences. Qu’ils ne se laissent point aveugler par une basse jalousie contre les classes élevées de la société, et qu’ils se souviennent que c’est Dieu qui a établi, dès le commencement, les différentes couches qui composent l’humanité. Que chacun soit à sa place ; que chacun travaille dans la sphère et sur la scène où la Providence l’a placé, et le monde ira bien. La misère disparaîtra de bien des lieux et la vertu brillera comme un soleil sur nos belles campagnes. Il est permis d’aspirer à monter, mais que l’on ne cherche pas à se placer au-dessus des autres par orgueil et pour mieux se délecter dans les satisfactions du luxe ou les fumées de la vaine gloire ; que ce soit pour
— Allons ! faisons la grosse gerbe ! s’écria Picounoc, quand tout le monde fut auprès de lui, au milieu du champ. Pour faire la grosse gerbe on avait laissé à terre bon nombre de javelles. La grosse gerbe ! crièrent les voix joyeuses de la jeunesse. Alors tous se penchent sur la glèbe et enlèvent, dans leurs bras, une javelle qu’ils viennent déposer sur le lien de saule étendu au milieu d’une planche. C’est à qui déposera le premier la précieuse brassée d’épis frémissants. Les gars poussent les fillettes et les font choir sur le chaume piquant avec leurs légers fardeaux ; les filles passent à rebours, sur la figure riante de leurs compagnons, les épis mordants. Et les éclats de rire montent comme des feux d’artifice, les gais propos pleuvent comme les perles quand on secoue un feuillage chargé de pluie. La gerbe s’arrondit, les plus forts la lient adroitement en s’aidant des genoux. Sa taille crie et se corse. On attache des fleurs à sa tête d’épis et des rubans à sa jupe de paille. Alors on la soulève, on la met debout, puis on danse autour des rondes légères et entraînantes.
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être, dans les mains de Dieu, un instrument plus docile et plus noble ! que ce soit pour faire plus de bien !
Le premier, celui qui marche à côté de Marguerite, le long de la clôture de cèdre, c’est Victor, le jeune avocat. Il est sans regret du passé, sans souci de l’avenir, mais tout entier à l’heure présente, parce qu’elle est ensoleillée. Pauvre jeune homme ! hâte-toi de jouir… Les heures de la félicité sont toujours rapides et rarement nombreuses ! Les trois qui suivent et marchent de front, se nomment Isaïe Paré, François Piché et Nérée Bertrand. Le premier est apprenti forgeron, les autres s’engagent chez les habitants. Ils regardent d’un œil jaloux cet heureux Victor qui agace Marguerite avec un épi oublié dans le champ. Ils ont l’air de dire : Si nous avions seulement les miettes qui tombent de votre table ! Ils sont venus avec leurs sœurs. Voici un groupe joyeux et loquace. Ce sont des jeunes filles du bord de l’eau, de l’église et des concessions : Hermine Fiset, gaie comme pinson et blanche comme neige ; Célina Morissette, qui court légère comme une gazelle et cherche des fleurs tardives pour orner son chapeau ;
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Julie et Joséphine Marcotte, deux cousines qui voudraient être sœurs ; Blanche Durocher, la statue du silence — qui s’oublie de temps en temps. Puis viennent encore des garçons, puis viennent encore des filles. Et toute cette jeunesse rit, babille et chante comme les oiseaux, comme les ruisseaux.
— Allons ! faisons la grosse gerbe ! s’écria Picounoc, quand tout le monde fut auprès de lui, au milieu du champ. Pour faire la grosse gerbe on avait laissé à terre bon nombre de javelles. La grosse gerbe ! crièrent les voix joyeuses de la jeunesse. Alors tous se penchent sur la glèbe et enlèvent, dans leurs bras, une javelle qu’ils viennent déposer sur le lien de saule étendu au milieu d’une planche. C’est à qui déposera le premier la précieuse brassée d’épis frémissants. Les gars poussent les fillettes et les font choir sur le chaume piquant avec leurs légers fardeaux ; les filles passent à rebours, sur la figure riante de leurs compagnons, les épis mordants. Et les éclats de rire montent comme des feux d’artifice, les gais propos pleuvent comme les perles quand on secoue un feuillage chargé de pluie. La gerbe s’arrondit, les plus forts la lient
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adroitement en s’aidant des genoux. Sa taille crie et se corse. On attache des fleurs à sa tête d’épis et des rubans à sa jupe de paille. Alors on la soulève, on la met debout, puis on danse autour des rondes légères et entraînantes.
La première, Marguerite, redit d’une voix assez douce :
 
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Entrez en danse, joli rosier,
Entrez en danse, joli rosier.
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Le joli rosier, c’était François Piché.
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Saluez qui vous plaira le mieux !
 
Mademoiselle Joséphine Marcotte, poussée au milieu des danseurs, se mit les deux mains sur les hanches, et ses bras arrondis simulèrent deux jolies anses. Elle avait un petit air mutin qui ne lui siéait pas mal. Elle salua Nérée
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Bertrand qui rendit la politesse avec un plaisir nullement déguisé.
Puis l’on ramena les moutons, et l’on courut à perdre haleine autour de la gerbe précieuse, en chantant avec force et volubilité.
 
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Et cette jeunesse fit bien d’autres danses et bien d’autres jeux naïfs et innocents. Les bois voisins retentirent longtemps des cris de joie et des chants populaires. On eut dit que, plus loin, sur les écores du ruisseau, d’autres chœurs éveillés chantaient, riaient et dansaient autour d’une autre gerbe de grain. C’étaient les échos qui prenaient part à la fête.
Picounoc alla chercher une voiture pour transporter la gerbe dans la grange. Il garnit le harnais de fleurs de toutes sortes et de rubans de toutes couleurs. Le cheval hennissait et secouait la tête avec une évidente vanité. La gerbe fut mise debout au milieu de la grande charrette, et les jeunes gens s’entassèrent autour pêle-mêle, formant une gerbe plus brillante
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et plus riche que la grosse gerbe de blé. La charrette, sous son pesant fardeau, faisait crier ses bers et craquer ses roues, dans les ornières ou les rigoles. Mais l’essieu étant neuf et en bois de merisier, on voguait sans peur.
La grosse gerbe fut dépouillée de ses oripeaux et jetée dans la tasserie avec les autres plus humbles, en attendant le jour terrible où le fléau du batteur la frappera sans merci, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une paille informe, et que le dernier grain de blé reste sur le plancher de l’aire.
Les jeunes gens entrèrent dans la maison. Pendant que Picounoc dételait son cheval, Jean Tiston son voisin l’aborda.
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— Bonjour ! Tiston.
— Pourquoi Narcisse, ton garçon, n’est-il pas venu ? demanda Picounoc.
— Il arrive de Saint-Édouard, et je viens te dire cela. Pour raccourcir son chemin, il a passé à travers les champs depuis le coteau de la route de Saint-Charles, et il a vu une espèce de fou à genoux sur le bord du ruisseau, près des débris de l’ancienne cave, sur le haut
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de la terre de Noémie… c’est-à-dire de ta terre nouvelle… puisque tu l’as achetée.
Picounoc le regarda curieusement : Un homme à genoux ? dit-il.
— Oui, un étranger : une grande barbe, des cheveux longs, une espèce de sauvage…
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Les deux voisins continuèrent à causer quelques minutes et se séparèrent. Picounoc était soucieux.
Le soir arriva. Une longue table fut dressée et tous les convives y trouvèrent place. À l’un des bouts était assis Picounoc et sa future, madame Letellier, à l’autre bout, Victor et Marguerite. Le grand-trappeur se trouvait le premier, au côté droit de la table, et voisin de Picounoc. Il était un objet de curiosité pour tout le monde.
— Vous serez indulgents envers le pauvre chasseur, dit-il aux convives, s’il manque d’éducation et ne sait plus aussi bien tenir un couteau et une fourchette qu’une carabine :
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depuis vingt ans il ne s’est guère assis à une table pour manger.
— Soyez sans inquiétude, monsieur, répondit Picounoc, et faites comme si vous étiez chez vous dans les bois. On connaît la force de l’habitude…
— Tous les jeunes gens avaient les yeux sur l’étranger, s’attendant à le voir prendre les côtelettes de mouton avec ses mains pour les déchirer à belles dents. Grand fût leur désappointement quand ils s’aperçurent qu’il savait couper sa viande avec son couteau et la porter à sa bouche avec sa fourchette. Lorsque l’estomac fut lesté, et que l’on fut arrivé du ragoût aux croquignoles, en passant par les pâtés et les tartes, on se mit à chanter. La chanson, aux repas de la campagne, remplace le discours, et elle le remplace avantageusement. La chanson égaie tout le monde et celui qui la chante, au contraire du discours qui embête celui qui le fait autant qu’il ennuie ceux qui l’écoutent. Le grand-trappeur chanta une chanson Montagnaise — car la langue montagnaise est la langue généralement parlée par les diverses tribus du nord-ouest. Personne
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n’y comprit rien, mais à cause de cela on applaudit davantage.
— Ce doit être une complainte bien triste, observa l’une des jeunes filles, car des larmes ont roulé sur les joues du chasseur et sa voix a tremblé pendant qu’il chantait.
En effet le grand-trappeur avait redit ses infortunes, dans des couplets poétiques qu’il composa lui-même, au milieu des solitudes où il avait vécu. La table fut enlevée, puis les jeux commencèrent. Assis à l’écart, ayant visiblement conscience de son importance et de son talent, Narcisse Tiston prit son violon enveloppé dans un grand mouchoir de poche en soie rouge, déroula le foulard, et, de son pouce, fit vibrer tour à tour les quatre cordes de l’instrument. Alors un frémissement de plaisir courut dans la troupe éveillée, et les jeux cessèrent.
— Dansons ! dansons ! dirent vingt voix ensemble.
— La danse est défendue, observa madame Letellier.
— Pardon ! madame, vous n’êtes pas encore la maîtresse de céans, répliqua en riant Picounoc,
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et je ne suis pas opposé à la danse, moi, ajouta-t-il.
Les jeunes gens approuvèrent Picounoc.
— Dansons ! dansons ! hâtons-nous ! dirent-ils, avant que madame Noémie devienne la maîtresse.
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Noémie se trouva seule contre tous, que pouvait-elle faire ? danser ? cependant elle ne dansa point. Picounoc en éprouva un léger dépit.
— Quel scrupule de rien ! observa-t-il.
— J’ai promis de ne jamais danser, répondit-elle.
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J’ai promis de ne jamais danser, répondit-elle.
— À qui ?
— Au bon Dieu.
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— Racette ! José Racette ! répondit Picounoc étonné, oui : oui ! je l’ai connu, moi.
— Moi aussi, hélas ! ajouta, d’une voix triste, la veuve Letellier.
— On ne l’a pas connu, mais on a entendu parler de lui, dirent les jeunes gens.
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On ne l’a pas connu, mais on a entendu parler de lui, dirent les jeunes gens.
— Eh bien ! José Racette, continua le grand-trappeur, est un chef sauvage, maintenant.
— Un chef sauvage ! s’écria tout le monde.
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— Il est plus cruel que les Indiens, plus impie que le diable, et je crois qu’il se prépare une fin des plus horribles.
— Il était un rien qui vaille, un misérable, avant de se faire sauvage, dit Noémie, rien de surprenant qu’il ne soit pas en odeur de sainteté, maintenant.
— Il s’efforce, reprit le trappeur, de détruire l’œuvre magnifique des missionnaires de la foi. Pendant que nos saints envoyés prient, souffrent et instruisent les infidèles, lui, il les scandalise et les pervertit. Mais j’espère que son règne achève, car il est connu aujourd’hui : on sait son nom et ses antécédents. Voici comment Dieu a permis que cet homme
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fut démasqué et confondu. Et le grand-trappeur fit le récit des actions lâches et cruelles dont s’était rendu coupable le Hibou-blanc. Il termina par le coup de théâtre qui eut lieu dans l’humble chapelle, au fort Providence, quand, pour épouser Iréma la belle Litchanrée, il révéla son nom.
Plusieurs fois, pendant ce récit, des larmes remplirent les yeux de Noémie et des jeunes filles, et, plusieurs fois des exclamations de surprise échappèrent aux bouches avides et attentives.
— Tantôt, après la danse qui va recommencer, quand vous aurez encore besoin de repos, je vous parlerai d’un autre personnage que vous devez aussi avoir connu.
— Qui ? qui ?… l’ex-élève ? Paul Hamel ?
— Tantôt.
Et la danse reprit plus légère, plus vive et plus animée que jamais. Le violon résonna avec un redoublement de vigueur et d’éclat. On entendait la mesure que marquaient les pieds, comme on entend les coups retentissants et cadencés de trois fléaux qui battent la même airée. Et, quand le dernier cotillon
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eut arrêté ses tourbillons étourdissants, la foule anxieuse entoura de nouveau le conteur.
— En vous parlant de Racette, le renégat, je vous ai nécessairement parlé du grand-trappeur, son plus mortel ennemi, reprit le chasseur.
— Oui ! oui ! monsieur !
— Ça, c’est un homme ! par exemple, exclama le violonneux.
— Oui, messieurs, c’est un homme, reprit l’étranger, mais c’est un homme malheureux ; c’est un homme qui doit avoir quelque profond chagrin. Il ne rit presque jamais ; mais il pleure souvent. Il ne nous avait jamais révélé son nom avant l’incident dont je vous ai parlé, il y a un instant ; incident qui eut pour effet de démasquer le Hibou-blanc et de nous apprendre son vrai nom. Cependant le grand-trappeur parcourt en tous sens, la carabine sur l’épaule et les pistolets à la ceinture, depuis plus de vingt ans, les régions désertes et glacées du nord. Il est l’ami de tous les chasseurs, et sa force, sa douceur, son agilité, en font un compagnon bien précieux. C’est notre maître à tous. Il parle peu et paraît toujours absorbé dans de sombres pensées. On
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ne l’interroge jamais ; cela semble lui faire mal. On respecte son secret — car il doit cacher un grand secret cet homme — et l’on aime son esprit aventureux, son cœur sincère, et son dévouement à ses semblables.
En parlant ainsi l’étranger regardait souvent Noémie ; car il était curieux de voir si le passé était complètement enseveli dans l’âme de cette femme. Il la vit pâlir, comme si tout son sang affluait au cœur, et il crut surprendre une larme sous sa paupière baissée. Il continua ainsi :
— L’homme quelquefois se trahit dans son sommeil, et la bouche, obéissant à l’esprit qui ne dort point, parle aussi quelquefois plus que de raison. Dans ses rêves, le grand-trappeur laisse souvent échapper, de ses lèvres inconscientes, un nom qu’il ne prononce jamais devant nous alors qu’il est éveillé ; c’est le nom d’une femme. Il a, c’est évident, un chagrin d’amour ; mais, grand Dieu ! quel chagrin ! il dure depuis vingt ans !
— Quel est ce nom de femme qu’il murmure ainsi dans ses rêves ? demanda le jeune avocat.
Ceux qui regardaient Noémie la virent tressaillir
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soudain sur son siège. Elle prit son mouchoir blanc et s’essuya le visage. Elle avait des sueurs froides sur le front. Picounoc dit : Et qu’est-ce que cela nous fait, un nom ou un autre ?… Continuez, monsieur… où bien dansons ! Voyons, les jeunes gens, émoustillez-vous un peu !
— Le nom de la femme ! dirent plusieurs…
— Eh bien ! reprit l’étranger, d’un accent troublé par l’émotion, le nom de cette femme c’est « Noémie » !
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Victor se leva soudain. Tous restèrent muets dans leur étonnement ; mais au bout d’un instant Picounoc s’écria visiblement excité, et tout effrayé des conséquences de cette révélation : C’est faux ce que vous dites là !
— Monsieur, répliqua le grand-trappeur, se levant et tirant, de sa ceinture, un pistolet… jamais, dans les forêts de l’ouest, le grand… il se ravisa — je n’ai souffert une pareille insulte, et, bien que je sois dans votre maison, je ne la supporterai point davantage…
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Mais il se reprit aussitôt, et, sous une apparence de calme, il dit : Pardon ! si j’ai répliqué un peu trop vivement à votre démenti ; mais si vous ne me croyez pas sur parole, demandez à l’ex-élève, il vous dira la même chose que moi…
— Mais non ! ce n’est pas possible ! disait Picounoc marchant au milieu de la salle… Djos est mort !… eh ! oui, bien mort ! brûlé avec sa grange. Et puis, s’il revenait !…
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— C’est vrai, pensa Picounoc, je m’excite trop, je fais des bêtises…
— Mais il me semble, demanda Victor, que ce grand-trappeur a révélé son nom, en même temps que le Hibou-blanc faisait connaître le sien ?
— Oui, jeune homme, répondit l’étranger…
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Oui, jeune homme, répondit l’étranger…
— Et ce nom ? quel est-il ?
Tout le monde prêtait une oreille attentive et curieuse ; seul le battement des cœurs agitait les poitrines.
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— Monsieur, dit Picounoc à l’étranger, vous êtes venu troubler notre fête.
— C’est bien malgré moi, soyez-en sûr, répondit le grand-trappeur d’un air de componction ; je ne savais pas que la femme et l’enfant du grand-trappeur se trouvaient ici.
— Vous ne l’ignoriez pas, et cela est fait à dessein ; mais, si vous retournez dans les Hauts, dites bien à Djos ou au grand-trappeur, comme vous l’appelez, qu’il ne se montre jamais ici… le meurtrier qu’il est !…
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Vous ne l’ignoriez pas, et cela est fait à dessein ; mais, si vous retournez dans les Hauts, dites bien à Djos ou au grand-trappeur, comme vous l’appelez, qu’il ne se montre jamais ici… le meurtrier qu’il est !…
— Meurtrier, dites-vous ? lui, un meurtrier !
— Oui, monsieur, il a tué ma femme !…
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Le jeune homme n’acheva pas, il fondit en larmes… La douleur est contagieuse comme la joie. Marguerite se mit à pleurer à son tour, et, après elle, plusieurs jeunes filles.
La soirée se termina là. Commencée dans l’allégresse elle finit dans les larmes. Victor s’approcha de Marguerite :
— Ma pauvre Marguerite, dit-il, les nuages
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montent à l’horizon… l’orage nous menace… j’ai de tristes pressentiments…
— Victor, quoiqu’il arrive, je ne serai jamais à d’autre qu’à toi…
— Me le promets-tu…
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Amour et vengeance
 
Madame Letellier passa la nuit dans un état difficile à décrire. À la pensée que son mari vivait encore, l’immense douleur qu’elle avait ressentie jadis, et que le temps avait apaisée, se réveilla tout à coup. Les plaies cicatrisées par le baume des années se rouvrirent, et il lui sembla que le sanglant événement qui avait tué son bonheur et fait asseoir le deuil à son foyer n’était arrivé que la veille. Cependant à ce lugubre souvenir se mêlait une lueur d’espérance, à cette angoisseango
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isse profonde, une vive allégresse, et elle passait d’une sensation à une autre, comme la nacelle poussée par l’orage, d’une vague à une autre vague. Tantôt elle se prenait à espérer un prochain retour de son mari, et tantôt elle s’abîmait dans une amère terreur, en songeant à quel danger il s’exposerait en revenant au pays. L’idée qu’un pur hasard seul empêchait Picounoc de devenir son époux adultère, la faisait frissonner d’horreur ; et, maintenant qu’elle se savait encore liée à l’homme de son choix, maintenant qu’elle savait que la mort n’avait pas rompu ses liens, elle éprouvait pour Picounoc un éloignement voisin du mépris. Elle se représentait Joseph sous l’accoutrement original du chasseur qu’elle venait de voir ; se le figurait bronzé, fort et beau comme lui, et disait : j’irai à lui s’il ne vient pas à moi.
Victor n’était guère moins ému que sa mère, et il se voyait, comme elle, agité de mille sentiments divers. Le désir de connaître cet homme qui lui avait donné le jour, luttait contre la peur du scandale et du déshonneur ; l’amour de Marguerite l’entraînait d’un côté, puis, de l’autre, le dévouement. Tant d’émotions violentes chassèrent de ses paupières le
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sommeil bienfaisant, et, quand vint le matin tout radieux, il n’avait, pas plus que sa mère, goûté de repos.
Pour tous la nuit fut terrible ; mais pour personne elle ne le fut autant que pour Picounoc. Il voyait s’envoler, en une minute, le fruit de vingt ans de travail, de ruses et d’hypocrisie. La coupe enchantée tombait de ses mains au moment où elle touchait ses lèvres. Tous ces désirs de feu qui l’avaient dévoré depuis la jeunesse déjà loin, allaient être satisfaits, puis il allait jouir en paix, à force d’habileté, de l’amour de la femme qu’il convoitait, et de l’estime des hommes qu’il abusait, quand, tout à coup, par la faute d’un étranger à qui il offre l’hospitalité, tout s’évanouit, tout s’écroule ! Oh ! qu’il regrettait d’avoir retenu cet homme ! et comme il lui eut vite cassé la tête, si ce crime eut pu lui rendre le bonheur perdu. Il s’efforçait, par moment, de se faire illusion et de croire que tout cela n’était qu’un nuage que le vent emporterait. Mais en vain, le nuage restait étendu comme un immense linceul au dessus de sa tête, et nul vent ne pouvait plus le dissiper. Il s’endormit, mais son sommeil fut plus affreux que l’état de veille. Il
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vit le grand-trappeur s’avancer vers lui, conduisant une femme appuyée à son bras. Il crut que c’était Noémie et il eut un tressaillement de volupté ; mais quand la femme leva son voile noir il reconnut Aglaé, sa propre épouse qu’il avait fait assassiner. Elle portait une horrible blessure à la tête, et des larmes de sang coulaient de ses yeux. Il voulut fuir ; mais ses pas alourdis s’attachèrent au sol comme à une glaise implacable, et ses jambes plièrent sous un fardeau énorme. Ce fardeau, une main mystérieuse le tenait sur sa tête, et c’était en vain que de ses deux bras, il voulait le jeter à terre. Ce fardeau se divisa en sept parties ; et chacune des sept parties prit la forme d’une tête de mort ; et sur chaque tête il y avait une inscription. Or voici quelles étaient ces inscriptions : Orgueil, avarice, impureté, envie, gourmandise, colère, paresse ! Et, au dessus de ces sept têtes de mort, un crâne énorme — le crâne nu du vieux chef des bandits enterré dans le ruisseau, avec cette autre inscription : La malédiction d’un père. Et tout cela écrasait le malheureux Picounoc qui voulait en vain s’enfuir… Toute la nuit son sommeil eut de ces cauchemars horribles.
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Marguerite qui ne comprenait pas encore toutes les conséquences que pouvaient avoir les paroles du grand-trappeur, mais qui pressentait un malheur cependant, trouva, dans la prière et l’amour, la seule consolation qui plaît aux âmes vraiment attristées.
Le grand-trappeur craignit de s’être trahi, et d’avoir éveillé les soupçons de son ennemi. Il passa le reste de la nuit chez Tiston, puis, de bon matin, pour détourner les soupçons, il s’achemina vers Sainte-Croix. Il fit bien, car Picounoc, soupçonnant quelque ruse, s’informa où était le chasseur. Quand on lui dit qu’il continuait sa route, sans plus s’occuper des incidents de la veille, il parut satisfait. La journée ne fut pas gaie. Picounoc ne put se mettre franchement à l’ouvrage et on le vit rôder dans son champ comme une ombre en peine.
Vers le soir, Victor parlait avec sa mère de toutes ces choses qu’avait rappelées les récits du chasseur, et tous deux songeaient aux moyens de faire revenir le malheureux exilé, dont la conduite, là-bas, était si noble et si chrétienne, quand, tout à coup, le jeune avocat s’écria en se frappant le front :
— Mon père n’est pas coupable, j’en suis certain !
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Mon père n’est pas coupable, j’en suis certain !
Noémie pencha la tête. Elle ne pouvait pas comprendre qu’il ne le fut point, puisqu’il fuyait la justice et les regards de ses amis, depuis le jour du meurtre.
— Mon père n’est pas coupable ! reprit Victor avec une émotion à moitié contenue, et c’est de lui que me parlait le chasseur, hier matin, en revenant de Saint-Pierre…
— Comment ? que disait-il donc ce chasseur, demanda la femme, tremblante d’espoir et de crainte à la fois.
— Il me disait qu’un de ses amis était accusé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis… non, ce n’est pas cela. Il me disait que cet ami, trompé par de fausses apparences et par un homme qui avait intérêt à se jouer de lui, sans doute, avait tué la femme d’un autre, croyant tuer sa propre femme, dans un moment d’infidélité… Ah ! c’est un cas sérieux et beau, mais difficile ! difficile !… L’avocat prenait le dessus, comme on le voit. Ce qui est regrettable, reprit Victor, c’est que les preuves manquent : le malheureux ne peut pas prouver qu’il a été la victime d’un rusé coquin…
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Noémie, après être demeurée un instant pensive, éclata tout à coup en sanglots. Elle venait de comprendre comment, en effet, son mari qui était jaloux, avait pu tuer la femme de Picounoc, croyant se venger des infidélités imaginaires de sa propre épouse ; mais elle n’osait croire encore qu’il pût entrer tant de malice et de fourberie dans le cœur de Picounoc. Et pourtant, elle était si heureuse de pouvoir alléger la faute de son mari ! Victor lui demanda d’une voix basse, comme s’il eût craint d’être entendu ou d’offenser son père :
— Mère, dites-moi, s’il vous plaît… papa était-il jaloux ?… Les pleurs de Noémie redoublèrent, et c’est avec peine qu’elle répondit.
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— Mon Dieu ! fit le jeune avocat ! serait-il donc possible !
Il avait à peine achevé ce cri qu’une ombre apparut dans la porte entrouverte : c’était le grand-trappeur.
— Je suis content de vous voir, dit vivement
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Victor en se levant pour donner une chaise à l’étranger, vous allez me parler de mon père, monsieur… de mon père que je ne connais point !…
— Oh ! dites-lui donc que nous l’attendons, reprit Noémie en s’essuyant les yeux, dites-lui qu’il revienne, ou qu’il nous demande d’aller à lui !
— Vingt ans n’ont donc pas suffi pour le faire oublier ? demanda l’étranger.
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— Cet homme que vous appelez Picounoc vous a fait beaucoup de bien, madame ?…
— Beaucoup, monsieur…
— C’est lui qui a conseillé ma mère de me faire donner une éducation classique, reprit Victor, et, n’eût-il fait que cela, je voudrais l’aimer toujours…
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C’est lui qui a conseillé ma mère de me faire donner une éducation classique, reprit Victor, et, n’eût-il fait que cela, je voudrais l’aimer toujours…
— Est-ce lui qui a payé votre éducation ? demanda le grand-trappeur.
— Non et oui. Ma mère a payé d’abord, et pour cela elle s’est imposé bien des privations, et elle a emprunté beaucoup d’argent… Si bien, qu’à la fin ne pouvant plus rembourser le prêteur, qui était ce marchand bourru que nous avons vu sur sa galerie, à la rivière du Chêne, elle dut voir notre terre décrétée et mise en vente.
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— Dites pour la ravoir quelques jours plus tard avec la main de la femme qu’il aime, affirma d’une voix sourde et menaçante l’étranger…
— C’est vrai, fit le jeune avocat…
— Je vois plus d’égoïsme que de générosité
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dans la conduite de cet homme, ajouta l’étranger.
— C’est vrai, dit Noémie naïvement, je n’avais pas songé à cela. Mon Dieu ! que je suis contente d’échapper à cet homme ! s’écria-t-elle ensuite, en joignant les mains.
Une larme vint trembler au bord de la paupière du grand-trappeur.
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— C’est de lui que vous me parliez hier, reprit Victor, quand vous m’avez consulté au sujet d’un certain meurtre ?…
— Oui, monsieur, précisément.
— Ah ! il n’est pas coupable ! s’écria de nouveau Noémie, dites-lui qu’il revienne, et mon Victor, son fils, le défendra bien contre ses accusateurs ! Vous lui direz que Victor est
— Ah ! il n’est pas coupable ! s’écria de nouveau Noémie, dites-lui qu’il revienne, et mon Victor, son fils, le défendra bien contre ses accusateurs ! Vous lui direz que Victor est avocat… N’est-ce pas, monsieur, que vous lui direz ces choses, et que vous le conseillerez de revenir vivre avec nous ?… Voyez-vous, je n’ai que ces deux amours au monde, mon enfant et mon mari ! Ah ! s’il savait ce que j’ai souffert ! s’il savait comme je l’ai aimé, comme je lui ai toujours été fidèle !… Ah ! qui donc a pu lui faire croire que je ne l’aimais plus ! que je pouvais m’oublier jusqu’au point de faire entrer la honte ou le déshonneur dans ma maison ! Mon Dieu ! mon Dieu ! vous seul connaissez les larmes que j’ai répandues et les tortures que j’ai endurées !… Tenez, monsieur, s’il revenait !… il me semble que tout ce passé d’afflictions et d’amertume, ne serait qu’un mauvais rêve bien vite oublié !… S’il revenait ! nous reprendrions la vie… la vie de bonheur et de paix où nous l’avons laissée il y a si longtemps, et nul ne pourrait plus, jamais, jamais, nous arracher l’un à l’autre, que le bon Dieu, quand il trouverait nous avoir assez récompensés de nos longues années de martyre ! Ah ! s’il revenait, monsieur, pour voir son enfant, son petit Victor qu’il a laissé au berceau et qui est maintenant un si beau jeune homme ! comme il en serait fier de son Victor !.. Mais il ne me reconnaîtrait plus, hélas !… les chagrins ont laissé de profondes traces sur ma figure ! Il ne me retrouverait pas brillante de jeunesse comme autrefois !… et, peut-être !… Mais non ! il m’aimerait encore, car je l’aime toujours, moi !… Dites-lui, monsieur, dites-lui tout ce que vous entendez, tout ce que vous voyez !… Ah ! vous pleurez !… vous êtes bon ! vous êtes sensible ! vous comprenez les souffrances de mon pauvre cœur !… Vous irez, n’est-ce pas, jusqu’à ces pays de glace d’où vous venez, pour en ramener mon mari ! Vous lui direz que vous avez pleuré avec nous !…
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avocat… N’est-ce pas, monsieur, que vous lui direz ces choses, et que vous le conseillerez de revenir vivre avec nous ?… Voyez-vous, je n’ai que ces deux amours au monde, mon enfant et mon mari ! Ah ! s’il savait ce que j’ai souffert ! s’il savait comme je l’ai aimé, comme je lui ai toujours été fidèle !… Ah ! qui donc a pu lui faire croire que je ne l’aimais plus ! que je pouvais m’oublier jusqu’au point de faire entrer la honte ou le déshonneur dans ma maison ! Mon Dieu ! mon Dieu ! vous seul connaissez les larmes que j’ai répandues et les tortures que j’ai endurées !… Tenez, monsieur, s’il revenait !… il me semble que tout ce passé d’afflictions et d’amertume, ne serait qu’un mauvais rêve bien vite oublié !… S’il revenait ! nous reprendrions la vie… la vie de bonheur et de paix où nous l’avons laissée il y a si longtemps, et nul ne pourrait plus, jamais, jamais, nous arracher l’un à l’autre, que le bon Dieu, quand il trouverait nous avoir assez récompensés de nos longues années de martyre ! Ah ! s’il revenait, monsieur, pour voir son enfant, son petit Victor qu’il a laissé au berceau et qui est maintenant un si beau jeune homme ! comme il en serait fier de son Victor !..
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Mais il ne me reconnaîtrait plus, hélas !… les chagrins ont laissé de profondes traces sur ma figure ! Il ne me retrouverait pas brillante de jeunesse comme autrefois !… et, peut-être !… Mais non ! il m’aimerait encore, car je l’aime toujours, moi !… Dites-lui, monsieur, dites-lui tout ce que vous entendez, tout ce que vous voyez !… Ah ! vous pleurez !… vous êtes bon ! vous êtes sensible ! vous comprenez les souffrances de mon pauvre cœur !… Vous irez, n’est-ce pas, jusqu’à ces pays de glace d’où vous venez, pour en ramener mon mari ! Vous lui direz que vous avez pleuré avec nous !…
Le grand-trappeur, ne pouvant plus contenir ses émotions, ne pouvant plus calmer son cœur qui bondissait à rompre sa poitrine, se leva pour se jeter aux genoux de sa femme ; mais une voix joyeuse qui retentit sur le seuil l’arrêta.
— Salvete, omnes gentes ! ego sum Paul Hamel qui dicitur ex-elevatus…
— L’ex-élève ! s’écria Noémie en s’essuyant les yeux…
— Monsieur Paul Hamel, dit Victor, en tendant la main au chasseur qui entrait…
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Le grand-trappeur jeta un regard et un sourire à son ami…
— Salve ! grandissime trappeur ! fit l’ex-élève en saluant son compagnon de chasse.
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— Mon père !
Et soudain Djos tomba aux genoux de sa femme… et l’on entendit ces mots entrecoupés de sanglots.
— Pardon !… pardon !… pardon !…
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Pardon !… pardon !… pardon !…
— Oh ! dit l’ex-élève, en s’essuyant les yeux, je croyais que la connaissance était faite… Je ne veux pas vous déranger, mes enfants… Je reviendrai tantôt…
Et, le cœur touché de ce qu’il voyait, il sortit ! Il est des joies comme il est des douleurs qui défient toute description, et si le pinceau de l’artiste réussit à montrer, dans la figure humaine qu’il reproduit, toutes les douleurs ou toutes les joies de l’âme, la plume de l’écrivain s’arrête impuissante, ou se brise de désespoir. D’abord le silence ne fut interrompu que par des paroles isolées comme ces bouffées de flamme qui s’échappent des lèvres entrouvertes du volcan prêt à faire irruption ; et ces mots, c’étaient les noms de Noémie, de Victor et de Joseph : puis, suivirent des baisers d’une ineffable douceur, et des regards chargés d’amour plus éloquents, plus persuasifs que tous les serments à la fois. Après la première effusion, le grand-trappeur se débarrassa de sa ceinture fléchée et de ses pistolets, puis il voulut revoir chaque chambre, chaque morceau, pour ainsi dire, de cette maison qui évoquait tout-
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à-coup un passé si calme et si heureux d’abord, si amer, hélas ! ensuite.
Victor, après quelques moments, déposa un baiser sur le front de son père et s’éloigna, promettant de rentrer bientôt. Il trouva l’ex-élève assis pensif sur la clôture du chemin, à un arpent de la maison. Il lui proposa une promenade, et tous deux marchèrent en causant du grand événement qui venait de se produire.
— Je suis bien heureux, disait le jeune avocat, je suis bien heureux d’avoir retrouvé mon père ; mais un bonheur s’achète souvent au prix d’un autre bonheur, et je sens que je ne serai pas épargné… Pauvre Marguerite ! soupirait-il de temps en temps, pauvre Marguerite ! où s’en vont nos doux projets ? où s’en vont nos délicieuses espérances ?…
Marguerite ne connaissait pas encore toute l’étendue du malheur qui la menaçait, et elle se plaisait à croire que le coup inattendu qui frappait son père ne l’atteindrait point elle-même. Elle ne savait point, innocente créature, fruit succulent et beau, sorti par hasard d’un rameau encore vert, elle ne savait point
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comme le cœur de l’arbre qui l’avait produit, était profondément gâté.
Picounoc, après avoir erré vaguement, sans but et sans motif, toute la journée, s’était enfermé dans sa chambre. Il ne voulut pas souper.
— Vous êtes malade, petit papa, risqua timidement la jeune fille.
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— Il ne savait pas la peine qu’il te ferait en disant ce qu’il a raconté.
— Qu’avait-on besoin de ces histoires-là ? Du reste, je suis certain que c’est un menteur. Il est payé par quelqu’un pour faire manquer mon mariage… je le comprends bien, moi ; mais Noémie !… Ah ! ces femmes !… ces femmes !… Elles croiraient manquer à leur dignité si elles ne tombaient en pâmoison à la moindre parole un peu surprenante qu’elles entendent.
— Vois-la donc, petite père, et dis-lui tout ce que tu penses de ces histoires ; elle finira par
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comprendre, sans doute, qu’il est fort possible que vous soyez tous deux les jouets d’un mauvais plaisant, ou d’un ennemi.
— Victor est-il venu aujourd’hui ? demanda Picounoc.
— Non, papa, répondit Marguerite, l’âme oppressée par le regret.
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— Injuste ? je suis injuste ? dis-tu ?
— Mais il me semble que… la charité…
— Il te semble que !… la charité !… oui ! tout ça, c’est bel et bon. Mais tu sais une
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chose, Marguerite, tu sais que ce grand-trappeur, ce Djos, ce Pèlerin, quelque soit son nom, est un assassin ?
— Mais, mon père, on le dit si bon maintenant, reprit la jeune fille avec une douceur étrange.
— N’importe ! c’est un meurtrier ; et je l’ai dit hier soir devant tout le monde ; c’est un meurtrier ! qu’il ne remette pas les pieds ici !
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— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Marguerite. Et, se cachant le visage dans ses deux mains, elle demeura longtemps silencieuse.
— Veux-tu donc qu’il revienne maintenant, reprit Picounoc, et n’eût-il pas mieux fait de passer pour mort plus longtemps encore ? dis !…
— Ah ! c’est affreux ! murmurait la jeune fille… Et un combat terrible se livrait dans son cœur : son amour était aux prises avec sa
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dignité. Elle voyait Victor souriant tristement et jurant de l’aimer toujours ; elle le voyait avec toutes ses vertus, sa franchise et sa noblesse, et, derrière lui, elle apercevait un homme souillé de sang ; et cet homme, c’était le père de son fiancé, et ce sang, c’était celui de sa mère !… Jamais ce souvenir ne s’était réveillé aussi amer, et jamais il n’était revenu sous de pareilles couleurs ! Brisée par le choc des sentiments violents et divers qui se heurtaient dans son esprit, ne trouvant plus l’appui des hommes assez ferme, elle entra dans sa chambre et se jeta à genoux. La prière est le plus sûr et le meilleur moyen d’arriver au repos — que ce soit le repos dans l’allégresse ou le repos dans les afflictions. Picounoc sortit et se dirigea machinalement vers la demeure de Noémie.
La nuit n’était pas encore venue mais le ciel était sombre déjà, et les objets de la terre, sans couleurs et presque sans formes certaines, se confondaient dans une masse grise. On eût dit un grand nuage ouvrant ses ailes pour couvrir le monde. La lumière de la lampe brillait dans chaque maison, s’échappant en
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rayons joyeux par quelqu’une des fenêtres. Le plus souvent les cultivateurs, qui n’ont ni crainte d’être vus, ni peur de voir trop, ne prennent pas la peine de suspendre des rideaux à leurs fenêtres, ou de les fermer s’il s’en trouve, et le passant voit la famille réunie autour de la table pour prendre son souper, ou jouer la partie de cartes.
Victor et l’ex-élève ayant rencontré des amis du vieux temps s’attardaient à jaser.
Picounoc arriva sans trop savoir pourquoi, et en proie à des pensées horribles, à la porte de Noémie. Il remarqua avec surprise qu’il n’y avait pas de lumière aux fenêtres. Il s’approcha davantage et vit qu’on avait improvisé des rideaux. Cela l’intrigua bien un peu. Il colla son oreille contre le trou de la clenche, puis entendit chuchoter. Il écouta avec plus d’attention. Le grand-trappeur disait à sa femme.
— Si Picounoc savait que je suis ici, il me ferait arrêter, vois-tu. Et comme je n’ai pas de preuves de sa fourberie, je serais probablement condamné !…
Picounoc frissonna jusqu’au fond des entrailles ; un
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éclair jaillit de ses paupières, et il s’appuya un moment sur le cadre de la porte, puis la stupéfaction calmée, il s’inclina de nouveau pour écouter…
— Je vendrai la terre et j’irai te rejoindre, disait Noémie…
Il n’eut pas besoin d’en entendre plus long. Honteux d’avoir été la dupe du chasseur, fou de colère à la pensée de cette femme qui lui échappait pour toujours, pour retomber dans les bras de celui qu’elle aimait, il s’éloigna chancelant. Mais, ayant entendu des voix et le bruit des pas de quelques personnes qui venaient, il longea la maison et se cacha au coin, derrière. Là il vit des rayons qui sortaient à pleine fenêtre et s’en allaient dormir sur les feuilles du verger voisin : Voyons ! se dit-il, est-ce bien lui ? Et, s’approchant de la fenêtre, il plongea son œil avide et cruel dans la maison. Il eut un grincement de dents effroyable…
— Je serai vengé ! gronda-t-il et, aveuglé par la rage il alla se heurter au tronc d’un arbre : Maudit ! recule-toi donc ! grinça-t-il, et il frappa du poing l’arbre inoffensif. Il reprit le chemin de sa demeure, et, en s’en allant, il
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pensait : Je suis bien bête de perdre la tête pour ça !… De quoi va me servir tout ce désespoir ?… c’est inutile d’y penser, je ne l’aurai jamais !… Elle me haïra quand même !… Elle va me mépriser !… brisons-la ! en avant ! Ah ! l’on veut jouer un tour à Picounoc ! on veut tout bonnement déguerpir l’un après l’autre, sans tambour ni trompette ! allons donc ! pour qui me prenez-vous, M. le grand-trappeur ? et madame la grande-trappeuse ?… Picounoc ne se laisse pas emmancher comme ça ! Puisque l’on ne peut pas goûter à l’amour, eh bien ! rassasions-nous de vengeance. L’amour passe, paraît-il, mais la vengeance ! ah ! le temps la rend plus belle et plus terrible !…
Il attela son cheval, prévint Marguerite de ne pas l’attendre avant deux ou trois heures du matin, et partit au grand trot. Il s’arrêta à l’église, chez un juge de paix, fit une déclaration contre Joseph Letellier, l’accusant de meurtre et spécifiant tous les détails… Puis il dit au magistrat de se hâter, car l’assassin serait probablement disparu de nouveau, le lendemain matin. Alors, quand il eut remis l’affaire entre les mains de la justice, il remonta
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dans sa voiture ; mais il ne revint pas chez lui, il se rendit à la rivière du Chêne, et alla frapper à la porte du bossu.
— À quoi puis-je attribuer l’honneur de ta visite ? demanda le marchand d’un air de grand seigneur vexé.
— À la vengeance, répondit Picounoc…
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— C’est du Picounoc, en tout cas, répliqua l’habitant irrité en se frappant le cœur d’un geste vaniteux.
— Le mariage serait-il rompu, par hasard ? demanda le bossu…
— Les mariages sont rompus ! les… mariages, entends-tu ?
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Les mariages sont rompus ! les… mariages, entends-tu ?
— J’entends mais je ne comprends pas…
— Tu vas comprendre… Djos, le pèlerin de Sainte-Anne, est revenu.
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— Oui, c’est lui !… mais tu ne le connais pas toi ?… et cela ne te fait pas grand-chose, continua Picounoc, qui n’avait pas remarqué la surprise du bossu.
— C’est vrai ! c’est vrai ! je ne le connais pas, reprit le marchand, mais j’ai tant entendu parler de lui !… Ah ! il est revenu !… Et que veux-tu que je fasse ? voyons ! je suis disposé à t’obliger : Tu m’as un peu maltraité, mais à tout péché miséricorde… Oui, voyons ! assieds-toi un peu, et causons tranquillement… en prenant un petit coup…
— Que tu es bon, mon cher Chèvrefils, et
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que j’ai du regret de t’avoir un instant préféré ce petit fat de Victor ! mais, Dieu merci ! c’est fini ! Victor et Marguerite se marieront ensemble quand Noémie et moi nous serons de vieux époux.
— Vraiment ! ce serait fini ! tu ne plaisantes pas ?
— Ma fille va-t-elle épouser le fils de l’assassin de sa mère ? Je la chasserais de ma maison.
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— Ils te sont acquis…
— Je ne veux qu’une promesse de toi, et cette promesse je la paie de ma fille, entends-tu ?
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Le bossu se leva tout palpitant, et son œil faux jeta mille étincelles.
— Ta fille, dis-tu ? et si elle ne veut pas plus maintenant que l’autre jour ?…
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— Ce qui te paraît une bagatelle aura peut-être une grande importance un jour…
— Comme tu voudras, beau père… et quand prendrai-je possession de ta fille que j’aime à la folie ?…
— Après le procès…
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Après le procès…
— Ah ! il y a un procès ? fit le bossu, plus sérieusement.
— Sans doute, je te l’ai dit, je livre Djos à la justice…
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Frère et sœur
 
La mission de Providence, au grand lac des Esclaves, fut jetée dans un émoi extraordinaire par l’événement qui amena deux des chasseurs les plus remarquables — l’un par ses vertus morales et physiques et l’autre par ses vicesvice
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s — à révéler leurs noms que, pour des motifs puissants, ils avaient toujours cachés. Le grand-trappeur fit alors connaître à tous ceux qui voulurent l’entendre, dans quelle voie sinistre il avait été poussé par son ami trompeur, et comment, entraîné par une fatale et aveugle illusion, il était devenu l’instrument probable de la malice de cet ami, en croyant n’être que le vengeur de la foi conjugale outragée. Le missionnaire lui prodigua les conseils éclairés dont il avait besoin pour se guider désormais ; il lui dit de partir sans retard et d’aller, plein de confiance en Dieu, consoler la femme infortunée qu’il avait plongée dans le deuil, et démasquer en face du monde, l’homme pervers dont l’amitié lui avait été si funeste. Et le grand-trappeur, accompagné de l’ex-élève, s’était acheminé de suite, dans l’immense solitude qu’il venait de traverser, vers les rives du Saint-Laurent. Cependant il songeait, en marchant, par quels moyens il réussirait à convaincre Picounoc de malice et de trahison, et plus il songeait, plus la chose lui semblait impossible. Alors il résolut de ne point se faire reconnaître, et d’arriver chez lui comme un étranger. À sa femme seule il
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révélera tout, et ensemble secrètement, ils s’entendront pour éviter les chances d’un procès et s’en aller quelque part achever, dans le calme, ce qui leur reste d’années. Mais Picounoc a surpris le secret du chasseur, et, maintenant, c’est entre ces deux hommes une lutte à mort. Il y a eu un meurtre, et l’un des deux est le coupable. Ils vont s’accuser tour à tour, et la justice humaine, si Dieu ne l’aide pas, aura peut-être un moment d’hésitation, une heure d’angoisse.
Le missionnaire de Providence s’efforça de faire rentrer le remords dans l’âme endurcie de Racette, le Hibou blanc ; mais le criminel était trop corrompu pour écouter la voix de la religion qui le suppliait de revenir à elle ; il était surtout trop irrité de la perte d’Iréma et du départ du grand-trappeur à qui le bonheur semblait maintenant sourire. Il ne répondit aux exhortations du ministre du Seigneur que par un silence obstiné ou un rire cynique. Alors, comprenant tout le mal que pouvait faire parmi les naïfs Indiens cet être dépravé, l’homme de Dieu fit un reproche aux guerriers de ce qu’ils se soumettaient lâchement à un
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chef sans honneur, que la justice de son pays avait marqué au front d’un cachet de honte et d’ignominie ; il les conjura de chasser loin de leur tribu cet homme de sang, et de se choisir un chef parmi les braves chasseurs de la nation.
— Vous êtes venus, dit-il, Couteaux-jaunes et Litchanrés, avec le désir d’oublier vos haines trop longues et de vous unir, comme une seule famille, pour chasser dans les forêts qui vous appartiennent, eh bien ! enterrez les armes de la guerre, enterrez le ressentiment et l’orgueil qui vous mènent dans le pays du feu qui ne s’éteint jamais ! Aimez-vous et protégez-vous les uns les autres comme si vous étiez tous des frères ! Le grand Esprit le veut, et si vous ne faites pas la volonté du grand Esprit vous n’irez pas le rejoindre dans son séjour de gloire et de plaisir, après votre mort. Demeurez ensemble sous vos tentes, auprès du fort, pendant quelques jours. Venez vous agenouiller aux pieds de la robe noire qui vous pardonnera vos péchés et vous dira de bonnes paroles pour vous encourager à la vertu. Vous ferez la sainte communion et alors, devenus sages et bons, vous élirez ensemble un chef pour vous
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conduire à la chasse, ou veiller sur vous aux jours de repos.
— Kisastari n’est peut-être pas mort, dit le grand-trappeur, qui n’était pas encore parti pour revenir au pays quand le missionnaire parla, comme nous venons de le dire, aux Indiens réunis dans la chapelle.
— Kisastari n’est pas mort ! s’écria la pauvre Iréma, dans une effervescence soudaine. L’espérance lui rendait toute son énergie. Elle était belle à voir se dressant ainsi dans son amour, frémissante, l’œil étincelant.
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— C’est la pure vérité ! ajouta Baptiste.
— Où est-il ? où est mon fiancé ? reprit Iréma avec exaltation.
— Il est au fort Chippeway, répondit le prêtre.
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Il est au fort Chippeway, répondit le prêtre.
— Le Grand-Esprit est bon ! s’écria Iréma.
— Et j’espère que Kisastari reviendra bientôt, reprit à son tour le grand-trappeur, d’une voix sévère, pour avertir ses amis Renard d’argent et Ours grognard que le grand-trappeur n’est ni un lâche, ni un traître, ni un assassin…
À cette parole on vit deux guerriers Litchanrés, se faufiler honteusement dans la foule et sortir l’un après l’autre de la chapelle.
— Vous n’avez pas besoin de vous cacher, misérables, continua le grand-trappeur, que le souvenir de l’horrible action des guides, rendait un peu acerbe ; vous n’avez pas besoin de fuir ! Je suis assez heureux pour ne pas souhaiter de mal à ceux qui ont voulu me faire périr de faim.
Le missionnaire et les religieuses, tout anxieux, voulurent connaître à quelle trahison nouvelle, à quelle nouvelle malice, le noble chasseur avait été en butte. Le grand-trappeur leur raconta comment il avait été enfermé dans une grotte, où il était entré pour prier
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sur les cendres de son ancien ami, et comment après deux jours seulement il en était sorti, grâce à une corne de poudre trouvée dans une large fissure de la caverne…
Un mouvement d’indignation courut dans la chapelle ; mais il fut vite remplacé par une pensée de reconnaissance envers Dieu.
— La sainte Providence, dit le missionnaire, ne vous a pas tant de fois sauvé de la main de vos ennemis, pour vous livrer à une mort ignominieuse et imméritée,… partez avec confiance. C’est alors qu’ayant embrassé sa sœur Marie-Louise, ayant serré la main au missionnaire dévoué et à ses anciens camarades, le grand-trappeur s’était mis en route.
Les Indiens suivirent les avis de la robe noire : ils se réunirent comme des frères sous les mêmes tentes, allant aux instructions religieuses et se confessant. Puis la plupart firent la sainte communion. Cependant le Hibou-blanc, n’avait pas laissé la tribu, et il s’efforçait de réunir autour de lui quelques guerriers pour continuer la lutte et le pillage. Quelques-uns se sentaient entraînés par ses paroles fallacieuses, mais n’osaient pas avouer
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leur dessein. Naskarina, honteuse de se retrouver parmi ceux qu’elle avait trahis, irritée de voir ses projets déjoués par la Providence, demeurait fidèle au renégat, et l’encourageait dans sa révolte contre les hommes de la prière. Elle s’aperçut bientôt qu’elle n’arriverait pas à son but en se montrant si franchement méchante, et elle résolut de déguiser sa noirceur sous le voile de la vertu. Il y avait un mois que les Indiens avaient dressé leurs tentes autour du fort Providence. On était au milieu d’août, la plupart des sauvages allaient se rendre dans le fort pour la grande fête de l’Assomption. Mais, avant de partir, les guerriers s’assemblèrent pour élire un chef commun. On tira au sort pour savoir dans quelle tribu il serait choisi. Le sort favorisa les Litchanrés.
— Nous nous soumettons, dirent d’une voix un peu triste plusieurs Couteaux-jaunes…
— Vous êtes des lâches ! gronda le Hibou-blanc.
— Oui, vous êtes des lâches, répéta Naskarina.
— Nous sommes fidèles à notre parole, répondirent les Couteaux-jaunes qui s’étaient soumis à l’arrêt du sort.
— Que vont dire vos aïeux ? reprit le Hibou-blanc.
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Que vont dire vos aïeux ? reprit le Hibou-blanc.
— Ils vont rougir de vous et vous maudire, continua Naskarina.
— Nous gardons la parole donnée, firent les Couteaux-jaunes, d’un ton ferme qui commandait le respect.
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Les regards se tournèrent du côté d’où s’élevait cette voix, et une clameur immense retentit soudain :
— Kisastari !
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C’était le jeune chef qui arrivait, guéri, ou à peu près, et disposé à se battre encore. Iréma courut à lui ; il la reçut dans ses bras et la serrant contre sa poitrine, il lui jura qu’avant le soir elle serait sa femme. Naskarina pâlit et rougit tour à tour de rage et de jalousie. Elle s’éloigna du camp et se dirigea vers le fort.
— Kisastari ! voilà notre chef ! crièrent ensemble les guerriers des deux tribus.
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Un immense cri de triomphe suivit ces paroles.
— Hibou-blanc, va-t-en ! tu n’es qu’un traître ! crièrent cent voix.
Et le vieux renégat Racette, l’ancien maître d’école qui martyrisait le petit Joseph, prit sa carabine et, frémissant de colère, il disparut sous les arbres de la forêt profonde. Les deux
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tribus, unies et heureuses, se rendirent à la maison de la prière pour la grande cérémonie. Kisastari alla trouver le missionnaire.
— Me voici, dit-il, je ne suis pas mort et mes blessures sont guéries. Je désire que tu m’unisses à Iréma ma bien-aimée. Nous sommes prêts tous les deux. Nous nous sommes confessés, tu le sais, et nous ne voulons plus être séparés.
— C’est bien, mon enfant, je vais vous marier ; mais attendez quelques instants, il y a là une pénitente qui veut se confesser : il ne faut pas laisser passer les instants de grâce.
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Naskarina s’était dit en se dirigeant vers le fort : Je n’ai pas réussi à me venger ; Iréma est encore dans les bras de Kisastari… Je ne suis assez pas méchante, et l’esprit du feu qui ne meurt point, ne m’a pas aidée. La robe noire dit qu’après une mauvaise confession et une communion criminelle on appartient au mauvais esprit. Je veux lui appartenir, et je vais aller me confesser pour cela.
Et abordant le missionnaire elle lui dit d’un air contrit et repentant :
— Père, je veux me confesser pour devenir meilleure…
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Père, je veux me confesser pour devenir meilleure…
— Pauvre enfant ! dit le prêtre, oui, tu as raison, confesse-toi, demande pardon au grand Esprit, à Jésus crucifié pour l’amour de toi, et il va te pardonner parce qu’il est miséricordieux. Tu as souffert, pauvre enfant ! je le sais, et tu souffres encore ; mais plus on souffre ici sur la terre et plus on a de bonheur dans le ciel, après la mort. Ceux que l’on aime ici et qui ne nous aiment point, changent de cœur dans le ciel, et là ils nous aiment toujours.
Les yeux de Naskarina, brillèrent comme des escarboucles.
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— Oui, mon enfant, sois-en sûre. Tu seras aimée là comme tu voudras l’être… Mais il faut auparavant que tu demandes pardon à Dieu de tes fautes, et que tu les regrettes sincèrement.
— J’ai fait bien des péchés…
— Quand même tu en aurais fait autant qu’il y a de feuilles dans la forêt, tu seras pardonnée et tu deviendras blanche aux yeux
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de Jésus, comme si tu venais d’être purifiée par l’eau du baptême.
— Mais je ne voulais pas me confesser sérieusement ; je voulais te tromper et tromper les autres…
Le prêtre surpris, se retira en arrière et ne sut un instant que répondre à cette parole inattendue…
— Tu ne voulais pas te confesser, dis-tu, et tu avais de mauvaises dispositions ? mais, vois comme Jésus est bon et comme il est habile pour avoir les cœurs, il t’aime, car tu n’as pas toujours été méchante…
— Non, ce n’est que depuis que j’aime, et que ma rivale est préférée, dit la jeune fille.
— Eh bien ! reprit le confesseur, Jésus t’aime, lui, et il t’aime beaucoup, et c’est lui qui te parle au cœur et qui te conjure de l’aimer, et d’être bonne fille comme tu l’étais d’abord. Tu n’as pas été heureuse dans le crime ; ton sommeil était troublé par des songes affreux, et tu n’as pas eu de repos. Sois ferme, sois noble, sois courageuse et méprise les conseils du démon qui te dit de te venger et d’être jalouse,
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pour te perdre et t’avoir avec lui, ensuite, dans le feu de l’enfer…
Naskarina écouta longtemps encore le confesseur qui lui parlait de l’enfer et du ciel. Soudain, elle jeta un cri, et, se cachant la figure dans ses deux mains, elle se mit à sangloter… Le prêtre se hâta de l’absoudre au nom du Dieu de miséricorde. Les Indiens regardaient avec admiration le miracle de la grâce. Quand Naskarina se releva elle pleurait encore et ses yeux rougis cherchèrent à travers ses larmes Kisastari et Iréma. Alors, quand elle les eut aperçus, elle se rendit à eux, chancelant comme une bacchante ivre de vin, elle qui était ivre du bonheur que donne la paix de la conscience ; elle leur saisit les mains et les amenant devant le missionnaire :
— Mon père, dit-elle, bénis-les, et qu’ils soient heureux !… Ils sont bons, ils ont toujours aimé Jésus, eux !…
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— Naskarina, tu seras ma sœur, dit-elle !
Naskarina leva sur Kisastari un regard qui implorait la pitié…
— Je t’aime, Naskarina, dit le jeune chef, et je te pardonne.
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Je t’aime, Naskarina, dit le jeune chef, et je te pardonne.
La pénitente eut un frémissement de volupté, et le feu sortit de ses paupières…
— Naskarina, reprit le chef, je t’aime comme une sœur, car je suis ton frère… Nous avons eu tous deux le même père !…
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— Et tout le monde regardait avec défiance et surprise ou curiosité le jeune chef.
— Oui, je puis bien le dire maintenant puisque notre père est mort… reprit Kisastari. Il est avec le grand Esprit depuis deux lunes, et ses dépouilles reposent à l’ombre de la croix, dans le petit cimetière de la mission du lac Supérieur… Ta mère, tu l’as connue… elle ne fut pas la mienne. Elle avait aimé mon père, alors qu’elle était jeune, et elle fut trop confiante ou trop faible. Avant d’aller paraître devant le grand Esprit, mon père m’a révélé ces choses… car il venait d’apprendre que nous étions fiancés…
— Mon frère ! murmurait Naskarina, Kisastari est mon frère ! Et ses grands yeux noirs ne pouvaient
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se détacher de cet homme qu’elle avait tant aimé et que du moins elle ne perdait pas tout entier.
Kisastari et Iréma furent unis pour toujours, sous le regard de Dieu, et la fête de l’Assomption fut une belle fête, cette année-là, pour les Indiens réunis dans le fort Providence.
 
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Le premier pas vers l’échafaud
 
L’arrestation du grand-trappeur fut un coup de foudre pour Noémie et Victor. Le soleil de la félicité n’avait lui qu’une minute dans la maison depuis si longtemps enveloppée de deuil, et, après cet éclair de joie, la nuit parut plus noire et plus lugubre. Noémie passa dans les pleurs le reste de cette nuit extraordinaire. Victor aurait voulu suivre son père ; mais le grand-trappeur, accoutumé à se défendre seul contre les attaques du sort, et à ne partager avec personne les chagrins dont il était depuis un quart de siècle réellement accablé, le pria de rester auprès de sa mère pour la consoler.accabl
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é, le pria de rester auprès de sa mère pour la consoler.
L’huissier amena chez lui son prisonnier et le fit garder à vue jusqu’au matin. Il s’efforça, par de bonnes paroles, de faire oublier les rigueurs nécessaires de sa profession. Joseph Letellier avait trop souvent vu la mort en face pour trembler quand elle le menaçait de loin. Il répondit aux excuses de son geôlier en s’informant, avec un certain air de curiosité, des personnes de la paroisse qu’il avait connues autrefois. Les peines des uns et les succès des autres parurent l’intéresser beaucoup plus que sa propre situation. À dix heures il fut conduit devant le juge de paix. Picounoc était rendu, et Victor ne tarda pas à arriver. Le bruit de cette arrestation se répandit vite, et la maison du juge de paix se remplit de curieux. Il était plaisant d’entendre les remarques que faisait chacun, à demi-voix, car nul ne voulait être entendu de l’accusateur ou de l’accusé.
— Ce pauvre Picounoc, disait l’un, il a bien raison d’être furieux, se voir ainsi couper l’herbe sous le pied !…
— Et à la veille de ses noces ! répondait un autre…
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Et à la veille de ses noces ! répondait un autre…
— Si encore c’eut été au lendemain !
— Il va être obligé de penser de nouveau à sa première femme…
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— Comment ? Picounoc est un brave et honnête homme…
— Vois donc cette figure ! on dirait que c’est lui qui est le meurtrier et que c’est le meurtrier qui est la victime…
— Silence ! fit l’huissier.
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Silence ! fit l’huissier.
Le juge de paix venait de s’asseoir au bout d’une table couverte de livres et de papiers, la plupart inutiles pour le moment. Le greffier s’assit au côté de la table et lut la déposition assermentée que Picounoc avait faite la veille. L’accusé, malgré sa force de volonté, ne put cacher son trouble, à la lecture de cette pièce, la première d’un procès qui allait sans doute avoir du retentissement. Il chercha de son regard terrible l’infâme accusateur, mais Picounoc semblait se cacher à dessein dans la foule.
— Qu’avez-vous à répondre à l’accusation portée contre vous, M. Letellier ?
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Un murmure courut dans la salle.
— Cette déclaration, monsieur, ne suffit pas, vous le savez, observa le juge de paix, il faut des preuves.
— Vous n’avez pas le pouvoir d’entendre une pareille cause, monsieur le magistrat, si
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la déposition qui se trouve devant vous est suffisante à vos yeux pour conduire l’accusé à la cour criminelle, faites votre devoir, nous tâcherons alors de démêler cette affaire plus embrouillée qu’on ne le suppose, et de démasquer le vrai coupable.
En disant ces derniers mots, le jeune avocat s’était retourné vers Picounoc, et l’avait écrasé d’un regard de mépris.
L’accusateur, sur un signe du magistrat, s’était approché de la table.
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— Il faut, reprit le juge s’adressant à l’accusé, que je vous envoie en prison, en attendant le terme de la cour criminelle. Alors votre procès aura lieu, et j’espère, si vous n’êtes pas coupable, que vous ferez aisément briller votre innocence.
— Cela ne sera pas facile, dit l’un des curieux en sortant.
— Non, répondit un autre, car s’il n’eut pas été coupable, il ne se fut pas sauvé.
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Non, répondit un autre, car s’il n’eut pas été coupable, il ne se fut pas sauvé.
— C’est clair comme le jour.
— Il croyait que Picounoc ne le reconnaîtrait plus…
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Picounoc qui entendit ces remarques, reprit l’assurance qui lui avait un peu fait défaut en présence de sa victime, et s’en retourna confiant dans sa bonne étoile. Joseph Letellier fut, en effet, conduit à Québec et emprisonné en attendant son procès. Victor alla faire part à sa malheureuse mère de cette honte, hélas ! trop prévue.
— Maintenant, dit-il, je vais me séparer de vous moi aussi ; il faut que je suive mon père et que je travaille à le sauver. Vous aurez avec vous ma cousine, Agnès ; et puis je viendrai souvent vous voir, car j’aurai besoin de connaître bien des choses…
Mais, avant de partir, il aurait bien voulu rencontrer Marguerite, sa fiancée, et lui dire qu’il ne la croyait pas responsable des crimes de son père, et qu’il l’aimait toujours, elle la
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douce et candide créature. Et Marguerite, assise rêveuse dans la fenêtre, se disait aussi :
— Ne viendra-t-il plus ?… croit-il donc que la faute de son père a flétri son front noble et pur ?… Ah !… notre union n’est peut-être plus qu’un doux rêve envolé ; mais je l’aimerai toujours… Et, comme elle s’abandonnait à ces pensées de tristesse et d’amour, elle le vit venir. Il marchait la tête penchée, et ses pas semblaient enchaînés au sol, tant ils étaient lents et indécis. Il arriva. Marguerite le salua avec un sourire de pitié :
— Ton père est-il ici ? demanda le jeune homme tout craintif.
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Il entra et vint s’asseoir aux côtés de son amie.
— Quel malheur vient de fondre sur nous ! commença-t-il… et où cela va-t-il s’arrêter ?…
— Nous étions si heureux et si tranquilles ! murmura Marguerite.
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Nous étions si heureux et si tranquilles ! murmura Marguerite.
— Qu’avons-nous fait pour mériter ce châtiment ?…
— Il est donc vrai, dit Marguerite, que les enfants portent la peine des fautes de leurs parents !…
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— Tu es bonne, Marguerite, et le bon Dieu aura pitié de toi…
La jeune fille regarda son fiancé, avec un peu d’étonnement…
— Que veux-tu dire, Victor ? demanda-t-elle avec douceur.
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Que veux-tu dire, Victor ? demanda-t-elle avec douceur.
— Je veux dire que ton père, fut-il mille fois plus coupable que le mien, je t’aimerais encore… parce que je te sais vertueuse…
— Et mon père est un homme irréprochable.
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— Je ne prophétise point, mais je veux te fortifier contre la douleur… et, peut-être, la honte…
La jeune fille se leva subitement. Une expression de profond désespoir se peignit dans ses yeux…
— Victor ! Victor ! veux-tu donc me plonger dans la désolation où tu viens de tomber toi-même ?… Si tu me demandes de partager tes chagrins, de pleurer avec toi, de rougir même de la même honte que toi… Victor, je t’aime et je suis ta compagne inséparable… Mais si tu me menaces, si tu veux par vengeance
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mettre un sceau d’ignominie sur mon front, en accusant mon père, Victor, Victor je ne te reconnais plus ! je ne t’aime plus ! je ne veux plus de voir…
Et, épuisée par cet effort pour dire toute sa pensée à cet ami qu’elle aimait tant, elle retomba sur sa chaise et se mit à pleurer.
Victor la regarda quelques minutes avec admiration.
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— Ah ! c’est affreux, Victor, ce que tu supposes là ! tu m’accables, tu ne m’aimes donc plus ?
— Je t’aime… oui ! mais je hais ton père… parce que ton père veut tuer le mien !… et qu’il…
— Mais, ton père, à toi… ah ! c’est horrible à dire cela… ne m’a-t-il pas rendue orpheline ?
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Tu deviendras orphelin, et cette chose parfois épouvantable qui s’appelle la justice sera satisfaite.
— Marguerite, je te l’affirme sur mon honneur et sur Dieu, le coupable n’est pas celui que tu penses.
— Oh ! je ne saurais blâmer tes paroles, ni ta conduite, tu es un fils dévoué.
— Attendons, Marguerite, tout ce drame de la mort de ta mère se dévoilera devant le juge, et, Dieu aidant, ce mystère de sang et d’iniquité sera dévoilé. J’ai voulu te prévenir, ma chère amie, car les chocs inattendus sont plus terribles et plus dangereux. J’aurais peut-être mieux fait de te laisser dans la quiétude ; mais pardonne-moi… quoiqu’il arrive, Marguerite, je t’aimerai toujours.
— Mais pourquoi ce nouveau scandale ? et pourquoi réveiller ces souvenirs amers ? Ma mère est au ciel depuis vingt ans, et au ciel on ne veut plus de vengeance. Dieu connaît le coupable et saura le punir.
— Pourquoi ? demande à ton père. Le dépit de n’avoir pu épouser ma mère le rend aveugle et le fait entrer dans une voie bien dangereuse
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pour lui-même. Il a fait arrêter le chasseur qui veillait ici, avant hier… Cet étranger, c’était mon père ! On le conduit en prison, et peut-être à l’échafaud…
Et le jeune homme, serrant son front dans ses mains, demeura quelques temps en proie à un découragement profond.
— Mon père a fait cela ! pourquoi ? pourquoi, mon Dieu ? exclama Marguerite. Et, dans l’agitation de ses esprits, elle essayait de trouver une excuse à la conduite de son père…
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Premiers pas vers la liberté
 
Picounoc et le bossu, assis tous deux devant une fenêtre qui donnait sur la rivière et
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le pont, s’entretenaient aussi, dans le même temps, de l’arrestation de Letellier.
— Tu as ma parole, dit Picounoc, et tu auras ma fille, mais il faut mener le procès rondement, et passer la corde autour du cou de ce misérable.
— Ta déclaration est formelle ?
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— Mais où irai-je ? à qui oserai-je m’adresser ? Si j’allais tomber entre les mains d’un traître ?
— Cela demande réflexion, en effet, répliqua le bossu.
— Tu ne connais personne, toi ? demanda Picounoc.
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Tu ne connais personne, toi ? demanda Picounoc.
— Je t’avoue que mes relations ne me permettent guère…
— Je n’ai pas voulu t’offenser, reprit vivement Picounoc en riant ; mais enfin comme tu connais beaucoup de monde, il se pourrait que…
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— Après le procès, si tu fais ta preuve seul et sans mon aide, mais si je mets la main à la roue, je serai ton gendre d’ici à quinze jours. Est-ce dit ?
— Et si tes témoins font défaut ?…
— Je te rendrai ta fille, répondit en riant le cynique bossu…
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Je te rendrai ta fille, répondit en riant le cynique bossu…
— Marguerite ne se laissera peut-être pas aisément persuader, observa Picounoc.
— C’est ton affaire.
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À la vue de cette femme qui ne s’était pas encore retournée, Picounoc eut un tressaillement de peur : si elle avait entendu ! pensa-t-il… Mais la femme se retourna et les deux compères reconnurent la folle.
— Elle est partout, cette gueuse-là ! murmura le bossu… Puis il répéta : que fais-tu là, Geneviève ?
— J’enfile des perles pour en faire un collier. Marguerite va se marier et ce sera son cadeau de noces.
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J’enfile des perles pour en faire un collier. Marguerite va se marier et ce sera son cadeau de noces.
— Avec qui se marie-t-elle ?
— Avec un jeune avocat de la ville, un beau garçon, un monsieur, quoi !
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— Si elle n’était pas aussi folle qu’on le pense ? observa le bossu.
— On ne s’est jamais défié d’elle, dit Picounoc… mais, mieux vaut tard que jamais !
Et les deux misérables se comprirent sans rien
Et les deux misérables se comprirent sans rien dire de plus. Jusque-là, et depuis plus de vingt ans, ils n’avaient jamais songé, ni l’un ni l’autre, à s’enquérir de ce que devenait Geneviève à certaines époques de l’année, car elle disparaissait souvent et pendant assez longtemps chaque fois. Mais l’on ne songe pas à tout. S’ils avaient suivi Geneviève, ils l’auraient vue reprendre, de temps à autres, sa place au sein de cette excellente famille du Château Richer qui l’avait si charitablement accueillie, alors qu’elle voulait dérober à ses persécuteurs la petite Marie-Louise ; et ils l’auraient vue déposer, en entrant, le masque humiliant de la folie ; car le calme et le bonheur avaient opéré sur sa raison comme un réactif puissant, et réparé le mal que lui avait fait la peur, pendant cette nuit terrible que n’ont pas oubliée les lecteurs du Pèlerin de Sainte-Anne. Geneviève, il y avait alors vingt ans, était entré un soir chez Picounoc, croyant ne trouver encore que la veuve et sa fille. Elle arrivait du Château Richer, et, ravie, annonçait à ses connaissances l’état désormais satisfaisant de ses facultés mentales. Elle fut étonnée de trouver un berceau où dormait un de ces petits anges à qui le monde, hélas ! coupe bientôt les ailes. Près de ce berceau nul ne veillait. Elle embrassa l’enfant et, pour causer une surprise à la mère qui ne devait pas tarder à paraître, pensait-elle, elle la prit dans ses bras et s’assit au pied du lit, ramenant, pour se cacher, les grands rideaux de fine étoffe du pays. Elle vit entrer Picounoc qui ne la vit point, comme on sait, et qui ne songea pas à son enfant, préoccupé qu’il était de l’horrible forfait qu’il venait de voir. Elle remarqua son trouble et la pâleur de son front ; elle entendit ses paroles mystérieuses, le vit prendre un fanal, un plat de fer-blanc et sortir précipitamment, tout en regardant autour de lui avec crainte et terreur, comme s’il eut fait une mauvaise action. Aussitôt elle remit l’enfant dans le berceau et sortit. Ceux qui la virent alors et dans la suite dirent : Cette pauvre Geneviève qui se croyait guérie et qui en effet, semblait tout à fait bien, comme elle est troublée ! comme elle est folle ! c’est la vue du sang, c’est l’aspect de ce meurtre atroce qui l’auront épouvantée de nouveau.
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Victor dit adieu à sa fiancée, à sa mère, et s’embarqua pour Québec. Il n’avait plus qu’une pensée maintenant, pensée grande et noble qui dominait les angoisses de sa douleur et les élans de son amour : sauver son père. Il se rendit à la prison, se fit ouvrir les portes de fer qui se ferment impitoyables sur les condamnés, et entra dans la cellule du grand-trappeur. Le noble prisonnier sourit tristement en recevant sur son front soucieux le baiser de son fils.
dire de plus. Jusque-là, et depuis plus de vingt ans, ils n’avaient jamais songé, ni l’un ni l’autre, à s’enquérir de ce que devenait Geneviève à certaines époques de l’année, car elle disparaissait souvent et pendant assez longtemps chaque fois. Mais l’on ne songe pas à tout. S’ils avaient suivi Geneviève, ils l’auraient vue reprendre, de temps à autres, sa place au sein de cette excellente famille du Château Richer qui l’avait si charitablement accueillie, alors qu’elle voulait dérober à ses persécuteurs la petite Marie-Louise ; et ils l’auraient vue déposer, en entrant, le masque humiliant de la folie ; car le calme et le bonheur avaient opéré sur sa raison comme un réactif puissant, et réparé le mal que lui avait fait la peur, pendant cette nuit terrible que n’ont pas oubliée les lecteurs du Pèlerin de Sainte-Anne. Geneviève, il y avait alors vingt ans, était entré un soir chez Picounoc, croyant ne trouver encore que la veuve et sa fille. Elle arrivait du Château Richer, et, ravie, annonçait à ses connaissances l’état désormais satisfaisant de ses facultés mentales. Elle fut étonnée de trouver un berceau où dormait un de ces petits anges à qui le monde, hélas !
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coupe bientôt les ailes. Près de ce berceau nul ne veillait. Elle embrassa l’enfant et, pour causer une surprise à la mère qui ne devait pas tarder à paraître, pensait-elle, elle la prit dans ses bras et s’assit au pied du lit, ramenant, pour se cacher, les grands rideaux de fine étoffe du pays. Elle vit entrer Picounoc qui ne la vit point, comme on sait, et qui ne songea pas à son enfant, préoccupé qu’il était de l’horrible forfait qu’il venait de voir. Elle remarqua son trouble et la pâleur de son front ; elle entendit ses paroles mystérieuses, le vit prendre un fanal, un plat de fer-blanc et sortir précipitamment, tout en regardant autour de lui avec crainte et terreur, comme s’il eut fait une mauvaise action. Aussitôt elle remit l’enfant dans le berceau et sortit. Ceux qui la virent alors et dans la suite dirent : Cette pauvre Geneviève qui se croyait guérie et qui en effet, semblait tout à fait bien, comme elle est troublée ! comme elle est folle ! c’est la vue du sang, c’est l’aspect de ce meurtre atroce qui l’auront épouvantée de nouveau.
Victor dit adieu à sa fiancée, à sa mère, et s’embarqua pour Québec. Il n’avait plus qu’une pensée maintenant, pensée grande et
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noble qui dominait les angoisses de sa douleur et les élans de son amour : sauver son père. Il se rendit à la prison, se fit ouvrir les portes de fer qui se ferment impitoyables sur les condamnés, et entra dans la cellule du grand-trappeur. Le noble prisonnier sourit tristement en recevant sur son front soucieux le baiser de son fils.
— Mon père, dit Victor, ma mère m’a promis d’être courageuse : elle espère et prie. C’est aussi ma coutume de recourir à Dieu avant d’entreprendre une tâche difficile, voulez-vous réciter un Pater et un Ave avec moi ?
Le prisonnier, ému jusqu’aux larmes, tomba à genoux auprès de son fils, et tous deux, les yeux levés sur une humble croix, récitèrent la prière divine.
— Et maintenant, dit Victor, racontez-moi donc vos relations avec Picounoc depuis le jour où il a commencé à souiller la réputation de ma mère.
— Mon enfant, cela est impossible. Je n’ai point pesé ses paroles alors, car nos relations étaient celles de deux intimes ; et tu vois que je ne le soupçonnais pas de trahison puisque
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j’ai tué sa femme dans ses bras, croyant que c’était la mienne…
— Eh bien ! causons de ce meurtre d’abord, peut-être trouverons-nous quelque branche de salut où vous vous accrocherez.
Le prisonnier secoua la tête d’un air de doute.
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— Je n’en sais rien… ta mère pourra mieux que moi éclaircir ce point.
— De qui aviez-vous acheté ce châle ?
— D’
— D’un marchand colporteur, un bossu…
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un marchand colporteur, un bossu…
— Un bossu ? un bossu ?… mais c’est monsieur Chèvrefils, de Sainte-Emmélie, celui-là même qui vous a insulté, l’autre jour, quand nous revenions de Saint-Pierre…
— Vraiment ? Je ne l’ai pas reconnu…
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— Non, où et en quel temps, prétend-il que nous avons été amis ?…
— Il ne l’a pas dit…
— Il s’est trompé.
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s’est trompé.
— Vous dites, mon père, que la femme de Picounoc portait un châle semblable à celui de ma mère ?
— Absolument pareil…
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— Et vos ennemis ?
— Le vieux chef des voleurs est mort dans la cave du ruisseau, comme tu sais ; Picounoc jouit de la considération de ses concitoyens ; Racette est sorti du pénitencier pour aller se faire chef d’une tribu sauvage ; Ferron… l’un des plus habiles et des plus pervers, mon camarade d’enfance et mon petit voisin… Ferron, le docteur au sirop de la vie éternelle, est allé au pénitencier avec Racette… mais il y a vingt ans de cela… Les autres doivent être morts ou bien vieux et retirés du vice…
— Il faudra s’assurer de cela…
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Il faudra s’assurer de cela…
— Vous m’avez dit tout à l’heure, mon père, que Picounoc avait brûlé une allumette, mais n’avait-il pas un fanal pour s’éclairer dans le jardin ?
— S’il en avait un, il ne l’a pas allumé…
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— Oui, oui, en effet, Paul Hamel le chasseur m’a dit de me défier de lui, une fois, même que cela m’avait un peu refroidi…
— L’ex-élève… je l’ai laissé hier… Si j’avais su ! n’importe je le reverrai. Quels étaient alors les meilleurs amis de Picounoc ?
— À Lotbinière, je ne sais pas trop : il n’en avait guère, je crois ; moi je l’avais connu intimement dans les chantiers, c’était différent… À Québec, il devait en avoir quelques-uns
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parmi les habitués de l’auberge de la mère Labourique…
— Dans la rue Champlain ?
— Oui ! à l’Oiseau de Proie…
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Les faux témoins
 
Quelques jours se sont écoulés. Marguerite est triste et se flétrit comme les fleurs du jardin. Pourtant, elle n’est qu’à son printemps, et les fleurs ne tombent que sous le souffle glacé de l’automne. Elle songe aux paroles de son ami, et ces paroles déchirent son âme. Elle rapproche cet avertissement mystérieux et terrible du jeune homme des prières de son père qui voulut la jeter, malgré elle, dans les bras du bossu ; elle essaie à deviner pourquoipour
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quoi son père était tombé alors à ses genoux, et elle a peur d’en découvrir la raison ; elle veut croire encore, croire toujours à son innocence. Pendant qu’elle est plongée dans cette mer d’amertume, Picounoc l’aborde :
— Tu es assez sage, sans doute, lui dit-il brusquement, pour comprendre qu’il te faut oublier Victor ?
— Mon père, pardonnez-moi, mais je n’ai pas cette sagesse… si cet oubli toutefois est de la sagesse.
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— As-tu vu Victor ? dit-il.
— Oui, mon père…
— Depuis que j’ai fait arrêter le meurtrier de ta mère ?
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Depuis que j’ai fait arrêter le meurtrier de ta mère ?
— Oui, mon père…
— Et que t’a-t-il dit ?…
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— Je le crois bien que tu n’en sais rien, et lui non plus ne peut le savoir,… car cet homme qui fut un jour mon ami, ce misérable qui fut l’assassin de ma femme, le meurtrier de ta mère, ne peut pas être sauvé ! Au reste, ne s’est-il pas avoué coupable lui-même en disparaissant après son crime ; pour ne reparaître que vingt ans après, alors qu’il supposait tout oublié.
Marguerite pencha la tête et ne répondit rien.
— J’ai promis ta main, reprit Picounoc, et tu te marieras dans quinze jours.
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J’ai promis ta main, reprit Picounoc, et tu te marieras dans quinze jours.
— Moi me marier dans quinze jours ? dit la jeune fille en se redressant tout à coup dans sa fierté.
— Oui, je le veux, je l’exige.
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Cette parole hardie et juste fut un coup de foudre pour ce père infâme. Il recula d’un pas et resta muet… Marguerite le regardait avec cette assurance que donne la pureté de l’intention ou la sainteté de la cause.
— Je ne t’ai pas vendue, reprit Picounoc après quelques instants, mais je veux ton bonheur. J’ai plus d’expérience que toi, et j’espère que tu auras confiance en mon amitié paternelle…
Marguerite craignit de le voir se jeter encore à ses genoux comme auparavant. Elle
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avait peur des larmes si elle bravait les menaces.
— Mon père, dit-elle, nous parlerons de cela plus tard, laissez-moi me retirer je suis souffrante.
Et elle s’éloigna.
Picounoc la regarda s’enfuir. Il eut un sentiment de compassion.
— Pauvre enfant ! murmura-t-il, tu ne peux pas être heureuse, car tu es d’une race maudite… Il faut que tu subisses ta destinée… Et puis, ajouta-t-il en s’animant, il faut que Djos monte sur l’échafaud !…
Victor revint à Lotbinière. Il aborda tout le monde, cherchant dans les on-dits quelque bribe utile à sa cause, plantant des jalons pour s’orienter vers le but où il tendait. Il ne recueillit pas grand-chose. Il put s’assurer, toutefois, que la défunte femme de Picounoc n’avait jamais porté de châle comme celui qu’elle avait lorsqu’elle fut tuée. Ce châle avait donc été acheté exprès pour tromper le malheureux Letellier, puis caché avant et après le crime. Il questionna le bossu, mais le rusé compère ne se souvenait de rien. Victor
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éprouvait parfois de profonds découragements, et se sentait écrasé sous l’implacable fatalité. Il se débattait contre la force passive de la résistance, la plus redoutable des forces. L’ex-élève lui dit bien que Picounoc, quelque temps avant son mariage, avait déclaré qu’il épousait sa femme sans l’aimer, et qu’il se sentait entraîné vers Noémie. Ce fait, joint à quelques autres, pouvait faire une preuve de circonstance, assez faible il est vrai, mais suffisante pour éveiller le doute dans l’esprit d’un juré, et c’est déjà une bonne chance avec le système d’unanimité qui prévaut ici. Souvent Victor visitait son père toujours sous les verrous, pour lui faire part du fruit de ses recherches et le consoler ; mais le prisonnier ne faiblissait point ; seulement quand le spectre de l’échafaud passait devant ses yeux avec sa honte éternelle, il frémissait et sentait son front devenir humide : c’est que l’ignominie ne serait pas pour lui seul, mais retomberait sur sa femme et sur son enfant. Ah ! l’on peut bien être fort contre le malheur qui nous broie d’un pied impitoyable, mais jamais contre le malheur qui frappe ceux que l’on aime !
 
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Il est dix heures du soir et l’on est au 15 d’octobre. Encore douze jours et le sort du prisonnier sera fixé. Entrons dans l’auberge enfumée de la mère Labourique. La Louise, veuve de son mari qui n’est qu’absent, verse à boire à deux vieux habitués ; la bonne femme s’est mise au lit et dort du sommeil des… endurcis.
— Et comme cela, Robert, vous avez-vu mon mari ? demande la Louise à l’un des buveurs.
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— Ils volent…
— Mais ils sont plus chanceux ou plus adroits que nous, ajouta Charlot.
— Et ils sont à la veille de se retirer des affaires, dit Robert.
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Et ils sont à la veille de se retirer des affaires, dit Robert.
— Même que ton mari m’a dit qu’il allait acheter une terre et vivre paisiblement des rentes des autres, comme un rat dans son fromage.
— Mon Dieu ! que j’ai eu de la peine ! soupira la Louise.
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— Pauvre comme deux Jobs.
— Ce que c’est !
— Oui, ce que c’est ! répéta Robert. Il a fermé boutique ces jours-ci, grâce au dernier tour que ton mari lui a joué. Nous étions là, et il y a deux mois au moins que cette belle affaire a eu lieu. C’est réellement un de nos meilleurs coups. La Asselin, une vraie comédienne, vient se jeter aux genoux de son mari ; la paix est faite, l’absolution accordée… Bref pendant que le mari dort enivré d’un bonheur inattendu, sa femme lui donne, je suppose, un doux baiser sur le front, et descend silencieusement de la couche nuptiale. Elle savait où prendre la clef du coffre comme la clef des
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champs. En un clin d’œil le tour fut joué. Asselin était ruiné bel et bien, et d’autant mieux que le feu consuma, la même nuit, le ménage et la maison dont il était propriétaire.
— Nous avons raconté cette affaire au bossu de Sainte-Emmélie, mais avec une légère variante, dit Charlot. Nous nous sommes fait passer pour les victimes…
La porte de l’auberge s’ouvrit tout à coup, et tous les yeux se tournèrent vers le nouvel arrivé. Les deux compères se touchèrent du coude et clignèrent de l’œil. C’était le bossu qui entrait. Il marcha droit au comptoir. Robert et Charlot firent un pas en arrière.
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— Merci, nous venons de prendre, dit Charlot, en se retirant toujours.
— Venez donc ! sans façon… je ne bois jamais seul, dit le bossu.
Force fut aux deux voleurs de revenir près du comptoir. Le bossu ordonna trois verres
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et, tout en vidant le sien, il dévisageait ses nouveaux compagnons.
— Il me semble vous avoir vus déjà, dit-il.
— C’est possible, répondit Charlot, mais à coup sûr, je ne vous ai jamais vu, moi.
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Les deux vieillards se regardèrent avec inquiétude… C’est que ce soir-là ils portaient fausses barbes et perruques noires. Ils jetèrent un coup d’œil rapide dans la porte pour s’assurer que le nouvel ami était bien seul, puis, comme la timidité n’était pas de longue durée chez eux, ils reprirent leur aplomb.
— Si nous avons changé, reprit Charlot, vous avez dû changer, vous aussi, car, foi de gentilhomme, nous ne nous rappelons pas vous avoir jamais vu avec cet apanage sur le dos…
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Le bossu devint vert de stupeur et ne répliqua rien, mais il comprit que Paméla avait parlé… Charlot crut avoir blessé la susceptibilité du monsieur, et lui fit des excuses. Allons ! pensa le bossu, Paméla n’a peut-être rien dit… Et il reprit toute son assurance.
— Je vous connais, mes amis, dit-il, si vous ne me connaissez pas. Vous m’avez proprement dévalisé, il n’y a pas longtemps, pour me récompenser de vous avoir bien accueillis. Vous voyez que je vous connais bien et que je sais où vous prendre. Je lis à travers les masques et je descends jusqu’au fond des cœurs. Robert Picouille, Charlot Grismouche, vous êtes deux heureux gaillards, car depuis quarante ans vous courez après la potence sans pouvoir l’atteindre… Vous voyez que je vous sais par cœur. Il n’y a pas d’oreille indiscrète ici, je suppose, et je puis parler sans crainte ?
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— Et la mère Labourique dort sur les deux oreilles ? demanda le bossu.
— Oui, et quand même elle entendrait, vous n’auriez rien à craindre.
— Oh !
— Oh ! je la connais ; aussi ce n’est pas comme mesure de précaution, mais par convenance, que je m’informe d’elle, répliqua le bossu.
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je la connais ; aussi ce n’est pas comme mesure de précaution, mais par convenance, que je m’informe d’elle, répliqua le bossu.
Puis s’adressant aux deux voleurs.
— Bien ! franchement, savez-vous mon nom, vous autres ?
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— Vous avez entendu parler de Djos, le Pèlerin de Sainte-Anne ? demanda le bossu.
Les vieillards se mirent à rire…
— Vous savez qu’il a tué la femme de Picounoc son voisin ?…
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Vous savez qu’il a tué la femme de Picounoc son voisin ?…
— Connu ! connu ! dirent les vieillards… et ensuite il s’est brûlé bêtement dans sa grange.
— Pas du tout ! il ne s’est pas réduit en cendres, mais il s’est rendu invisible pendant vingt ans…
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— Je ne serai pas fâché de lui prouver ma reconnaissance pour les services qu’il m’a rendus autrefois, dit Charlot.
— J’ai bonne mémoire aussi moi, continua Robert.
— Et vous, monsieur Chèvrefils, avez-vous la bosse de la reconnaissance ? demanda Charlot.
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la bosse de la reconnaissance ? demanda Charlot.
— Vous ne l’aviez pas jadis, ajouta Robert…
— Vous êtes des drôles, répondit le bossu, mais il ne s’agit pas de cela pour le moment.
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— Il n’y a rien à craindre, dit le bossu.
— Au contraire, répondit Robert… le parjure…
— Vous vous effrayez de rien ; voici, écoutez bien ! Vous n’avez pas vu commettre le meurtre, mais vous vous êtes rencontrés à Montréal ou ailleurs avec l’assassin — rien de plus aisé — et vous avez surpris quelques paroles compromettantes, comme celles-ci, par exemple, qu’il disait à son compagnon : J’ai peur d’arriver !… Ce meurtre que j’ai
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commis n’a peut-être pas été oublié… Si j’étais reconnu !… arrêté ! Rien que cela, ou quelque chose de semblable. Vous ne courez aucun danger. Si l’ex-élève veut contredire vos témoignages, il sera seul et vous serez deux ! Deux contre un, c’est la victoire…
— Nous y penserons, répondit Charlot. Combien cela paie-t-il ?
— Je vous donne quittance… Est-ce assez généreux ?
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— Vous comprenez que ce n’est pas mon affaire…
— Quel dévouement ! fit Charlot avec un sérieux comique.
— Voyons ! vous aurez chacun vingt dollars, est-ce dit ?
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vous aurez chacun vingt dollars, est-ce dit ?
— Qu’en dis-tu, Charlot ?
— Qu’en penses-tu, Robert ?
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— Il faut que vous me rendiez un petit service, lui dit-il entre mille autres choses. Je voudrais connaître les moyens de défense que va employer Victor pour essayer de sauver son père…
— Ses moyens de défense ? répéta la vieille femme en ruminant.
— Oui, ce qu’il va dire, ce qu’il va faire, ce qu’il va essayer de prouver, ou de nous empêcher de prouver… Quand je dis nous… ce n’est pourtant pas mon affaire…
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Oui, ce qu’il va dire, ce qu’il va faire, ce qu’il va essayer de prouver, ou de nous empêcher de prouver… Quand je dis nous… ce n’est pourtant pas mon affaire…
— Alors, pour vous être agréable, j’irai voir Noémie et Victor ; je tâcherai de les faire parler ; ils ne se défieront pas de moi.
 
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Le mendiant
 
Ce même soir du 15 octobre, un vieux mendiant, arrivé à Lotbinière depuis le matin, montait à pas lents la route qui réunit la concession Saint-Eustache et le rang du bord de l’eau. Il avait le crâne nu et la barbe blanche. Cette barbe longue tombait en cascades sur sa poitrine. Les habits de ce mendiant n’étaient pas encore ornés de ces capricieuses pièces d’étoffes de différentes couleurs qui trahissent une longue pratique de la profession, et s’ils n’avaient pas, non plus, cet air de jeunesse qui dure si peu, ils n’en étaient pas davantagedava
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ntage rendus à la corde. Ils flottaient entre un passé luisant et un avenir sombre… Ce mendiant, novice sans doute et honteux encore, n’avait pas osé arborer le sac ; il ne portait donc rien sur son dos… rien qu’un fardeau de souvenirs pénibles et de mauvaises actions, mais, hâtons-nous de le dire, de remords aussi et de repentance… Et c’était bien assez. Il arriva en haut de la route, jeta un regard en arrière pour embrasser le chemin qu’il venait de parcourir, le grand fleuve et les campagnes de Deschambeault avec les Laurentides bleues qui les bordent, et un soupir amer souleva sa poitrine. Puis il reprit sa marche lente, le regard fixé sur les maisons blanches du village où il entrait. Il vit des enfants qui jouaient aux portes, et le bonheur inaltérable de ces petites créatures qui ne connaissaient encore rien des angoisses de la vie, l’affecta profondément. Quand les enfants l’aperçurent avec son bâton à la main et sa figure étrange, ils se sauvèrent. Je suis donc un objet d’horreur ! pensa-t-il, et ses yeux humides tombèrent sur la route devenue déserte. Il entendit chanter une jeune fille qui rentrait avec un paquet de filasse jaune comme de l’or sous le
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bras, et son souvenir remonta loin, bien loin vers les jours perdus… et il secoua la tête comme pour se débarrasser d’une pensée fatigante. Il avait faim, et l’angoisse déchirait ses entrailles plus que la faim. Il était fatigué et ses jambes affaiblies tremblaient. Tout à coup ses yeux parurent chercher quelque chose. Il s’arrêta : C’est bien là murmura-t-il. Le jour s’effaçait, et, du côté du couchant une bande couleur d’orange avait succédé à l’océan de flamme, comme la pâle sérénité de la vieillesse suit l’éclat du jeune âge. Une lumière venait de briller à la fenêtre de la maison voisine, et, vis-à-vis cette lumière passaient, comme des ombres, les habitants de la maison. Un serrement de cœur inexprimable fit pâlir le mendiant.
— C’est là ! pensa-t-il… c’est là qu’ils demeurent ! Oh ! vais-je donc entrer pour les voir, les entendre, et m’assurer qu’ils sont heureux encore… eux du moins, qui n’ont rien fait pour mériter de souffrir !… S’ils allaient me reconnaître ! Mais non ! impossible ! le chagrin et l’âge m’ont rendu méconnaissable… Il se dirigea vers la porte de la maison et vit une femme qui pleurait. Mon Dieu,
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pensa-t-il, est-ce que d’autres misérables auraient continué mon œuvre infâme ? Et, traversant le chemin, il alla s’appuyer sur la clôture de cèdre, les yeux toujours plongés dans le triste intérieur. La porte s’ouvrit, un jeune homme parut sur le seuil. Le mendiant ne bougea point, mais il s’appuya comme un homme qui souffre, le front dans sa main. Le jeune homme vint à lui :
— Êtes-vous malade, père ? lui demanda-t-il.
Le mendiant tressaillit à cette voix pure et sonore ; il arrêta sur son interlocuteur un regard presque suppliant. Le jeune homme répéta sa demande.
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— Venez, entrez ! vous trouverez d’autres personnes qui souffrent aussi, et peut-être plus que vous encore… Les malheureux se doivent entre eux de la pitié.
— Mère, dit le jeune homme, rentrant suivi du mendiant, ce vieillard a peut-être besoin de quelque chose ; en tous cas, il ne peut coucher dehors, et nous avons un lit.
Le vieillard s’était assis sur une chaise près
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de la porte et n’osait lever les yeux sur ses hôtes.
— Je n’ai pas besoin de lit, répondit-il — et sa voix chevrotante trahissait une vive émotion — je dormirai bien là, sur votre plancher, dans un coin, si vous me le permettez.
— Nous avons un bon lit de paille au grenier, reprit le jeune homme, nous vous l’offrons avec orgueil à vous qui dormez sur le plancher, nous l’offririons sans honte aux riches accoutumés à dormir sur la plume, car nous n’en avons pas de meilleur à donner.
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— Approchez-vous, dit-elle au mendiant…
— Vous êtes bien charitable, madame, reprit celui-ci, et vos bonnes paroles me consolent des avanies que parfois je suis forcé de souffrir.
— Comment ! est-ce qu’il se trouve des âmes assez peu chrétiennes !… Mais en effet, mon
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Dieu !… reprit-elle, et la tête baissée, elle se détourna pour essuyer les pleurs qui coulaient de ses yeux.
Le mendiant ne vit pas cette douleur étrange, et il dit, répondant à sa première pensée :
— Aujourd’hui même, à midi, je suis entré dans une maison de bonne apparence, un peu en deçà des côtes de la rivière du Chêne : j’avais faim, et j’ai demandé l’aumône d’un morceau de pain. Une fille, une servante sans doute, était là ; elle entrouvre une porte et demande à sa maîtresse si elle peut me secourir.
— C’est un vieillard qui demande la charité, dit-elle.
— La charité ! répond la femme que je n’ai pu apercevoir, la charité ! si je prends le manche à balai je vais aller lui en faire une charité, moi ! comme si nous devions nourrir tous ces gueux de fainéants qui traînent les chemins !… comme si nous n’avions pas assez de nos propres dépenses et de nos propres affaires ! Ah ! l’on serait vite ruiné, si l’on écoutait tous ces escamoteurs de confiance !… Je n’ai jamais vu une paroisse comme celle-ci pour les quêteux !… Il y a peine un mois que nous
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sommes ici, et déjà nous avons fait connaissance avec cent figures de coureurs de chemins ! j’aurai un chien pour les empêcher d’entrer ici !…
— La servante ferma la porte et vint me dire qu’elle n’avait rien à me donner. Elle aurait pu s’en dispenser ; j’en avais assez entendu. Cette parole dure me fit tant de mal que je n’osai plus, de toute la journée, demander rien à personne.
— Pauvre vieillard ! des cœurs aussi insensibles sont rares, heureusement, remarqua le jeune homme, mais quelle peut être cette femme inhumaine ? reprit-il, en s’adressant à sa mère.
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À ce nom, le mendiant leva la tête.
— Mais j’ai de la peine à croire, continua-t-elle, que ce soit madame Gagnon qui traite ainsi les pauvres, car on dit qu’elle est très pieuse. Elle vient à l’église deux ou trois fois par semaine, ne manque pas un office et donne à la quête du dimanche.
— Je ne veux pas faire de jugement téméraire, reprit le jeune homme, mais quelqu’un m’a assuré, et je dirai bien qui, c’est le petit Xavier-Firmin, que monsieur le curé avait dit qu’il ne lui donnerait pas à cette dévote créature la communion sans confession.
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Je ne veux pas faire de jugement téméraire, reprit le jeune homme, mais quelqu’un m’a assuré, et je dirai bien qui, c’est le petit Xavier-Firmin, que monsieur le curé avait dit qu’il ne lui donnerait pas à cette dévote créature la communion sans confession.
— Elle m’a fait mander qu’elle viendrait me voir, te l’ai-je dit, Victor ?
— Non, mère, répondit le jeune avocat — car mes lecteurs ont deviné, sans doute, que nous sommes dans la maison de Noémie — non, vous ne me l’avez pas dit… mais si madame Gagnon traite les mendiants comme vient de nous le dire ce pauvre, elle peut rester chez elle… Je vais sortir un instant, continua Victor ; il faut que je voie le père Normand.
Le vieillard cessa de manger et se retira dans un coin. Il s’apercevait bien qu’il y avait dans cette maison un air de tristesse inaccoutumée. Il n’avait pas vu un sourire sur les lèvres de ses hôtes, pas un rayon dans leurs regards, et une teinte de sérieuse mélancolie était répandue sur leurs figures douces et franches. La femme avait pleuré ; des cercles rouges entouraient ses orbites et le sang
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paraissait s’être répandu dans l’œil enflammé par le chagrin. L’aspect de cette douleur navrait le mendiant. Il voulait en savoir la cause et n’osait interroger personne. Noémie la première rompit un silence pénible.
— Avez-vous déjà passé par ici ? demanda-t-elle au mendiant…
— Oui, madame, répondit-il, mais il y a bien longtemps…
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— Est-il malade ? est-il absent ? se hâta d’ajouter le mendiant.
Noémie se laissa tomber sur une chaise, et se voilant la figure, comme pour cacher sa honte :
— Il est en prison ! Monsieur… en prison !…
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mais il est innocent !… ah !… bien innocent !…
Victor entra.
— Le père Normand n’est pas chez lui, dit-il.
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— Oh ! monsieur, les chagrins ne dorment pas ici !… oh ! non ! ils veillent depuis vingt ans et plus !… s’écria Victor, comme exaspéré…
— Quelle est donc la cause de ces chagrins ? si toutefois, mon indiscrétion n’est pas trop grande… demanda le vieillard que l’émotion gagnait.
— La cause première est loin, répondit Victor, et ce serait bien long de vous conter toutes les épreuves par lesquelles ma pauvre
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mère a passé… et avant elle et encore mon père ! mon pauvre père !…
— Votre père ?
— Oui, mon père Joseph Letellier…
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Le vieillard ne répondit point. Victor renouvela sa question.
— Oui, murmura sourdement le vieillard, je l’ai connu autrefois…
— Si vous l’avez connu, écoutez-moi, je vais vous raconter ses malheurs ; vous en serez ému, et vous comprendrez notre désolation. Et Victor retraça à grands traits la vie extraordinaire de son père. Il parla de son enfance sans amour et sans soleil, pour lui et pour la petite Marie-Louise ; il rappela l’égoïsme et la cruauté d’Asselin, le tuteur et l’oncle de l’orphelin, et surtout la malice odieuse de la
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femme d’Asselin ; il n’oublia ni le maître d’école infâme, ni les voleurs de la taverne de la mère Labourique, ni le blasphème, ni le châtiment, ni surtout le miracle de la bonne Sainte-Anne. Mais enfin, dit-il, tout cela était passé, fini ! et la félicité rayonnait sur les jours du jeune homme assez persécuté. Asselin le tuteur infidèle s’était repenti… mais il devait aussi porter la peine due à sa femme maudite. Il s’enfuit pour jamais. La plupart des coupables furent punis par la Providence d’une façon évidente. Plusieurs échappèrent, il est vrai, mais Dieu les retrouvera bien, si déjà il ne les a pas punis…
Un homme restait, un ami de mon père, mais, hélas ! un enfant maudit de l’auteur de ses jours, Picounoc, le fils de Saint-Pierre, le chef des voleurs… C’est lui ce Picounoc, ce scélérat, qui est la cause nouvelle de nos misères. Je dis nouvelle, je me trompe, puisqu’elle remonte à vingt ans.
Et de nouveau le jeune avocat, le cœur rempli d’amertume, fit l’histoire de l’astuce et de la méchanceté de Picounoc, qui tue sa femme par les mains d’une victime qu’il veut
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immoler en même temps ; et raconte tout ce drame que nous connaissons déjà et qui va se continuer encore quelques jours, pour se dénouer en cour criminelle, le 27 d’octobre… Et, pendant tout le récit du jeune homme, le mendiant resta la face cachée dans ses mains pâles, sillonnées de grosses veines bleuâtres, et ses épaules eurent de fréquentes secousses comme en éprouvent les épaules de quelqu’un qui gémit, et sa barbe blanche se mouilla peu à peu.
— Merci de votre émotion, merci de vos larmes ! dit le jeune avocat. Cela nous fait du bien de vous voir pleurer avec nous. Notre amitié est peu de chose, mais vous la gagnez toute entière.
— Votre amitié ! votre amitié ! s’écria le vieillard, dans un transport soudain, je ne la mérite pas ! c’est le pardon qu’il me faut, c’est le pardon !
Et il vint tomber aux genoux de Noémie et de son fils…
Rien ne pourrait peindre l’étonnement de Victor et de sa mère. Ils se regardaient muets et pâles, et regardaient ensuite le vieux mendiant sanglotant à genoux devant eux.
— Qui êtes-vous donc ? qui êtes-vous ? demanda le jeune homme tout terrifié…
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Qui êtes-vous donc ? qui êtes-vous ? demanda le jeune homme tout terrifié…
— Je suis un misérable que le Seigneur a bien châtié, répondit le vieillard.
— Espérez le pardon alors, reprit Noémie, car Dieu est juste et ne punit qu’une fois…
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— Mon oncle Asselin ! s’écrièrent à la fois Victor et Noémie…
— Oui, Asselin votre oncle !… oh ! je n’ose prendre ce nom que j’ai prostitué…
— Mon oncle, levez-vous, dit Victor, mon père vous a pardonné… Je ne veux pas me souvenir du mal que vous lui avez fait…
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Mon oncle, levez-vous, dit Victor, mon père vous a pardonné… Je ne veux pas me souvenir du mal que vous lui avez fait…
Mais le mendiant ne se relevait point. Il fallut le prendre par le bras et le conduire, chancelant, à un siège.
Quand l’émotion fut apaisée, le mendiant dit à son tour comment Dieu l’avait châtié.
— Ma femme a quitté depuis bien des années le toit conjugal, et je ne l’ai revue qu’une fois, il y a deux mois ; mais j’ai senti sa main peser continuellement sur moi. Dieu s’est servi d’elle pour me ruiner. Elle m’a volé, elle a brûlé mes bâtisses à maintes reprises, car elle m’avait juré haine et vengeance, parce que, repentant, j’accueillis comme je devais le faire, Djos mon neveu, à son retour de Sainte-Anne, après sa guérison miraculeuse. Je n’ai jamais pu la surprendre, ni la rencontrer ; mais je sais qu’elle dirigeait les coups si elle ne les portait elle-même. Dernièrement, elle est venue à Montréal où je m’étais caché, car on se cache mieux dans une grande ville que dans un village ou une campagne, et elle m’a porté le dernier coup. J’avais vendu ma terre et
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monté une auberge fort proprette, dans une rue passante. Elle arrive, se jette à mes pieds, pleure et supplie si bien que je me laisse attendrir. Je l’embrasse et lui donne les clefs de ma maison, car il faut vous dire que je suis seul depuis longtemps : tous mes enfants sont ou mort, ou dispersés dans les États-Unis, ce qui ne vaut guère mieux. Dans la nuit, l’on me pille, le feu est mis à la maison, et ma femme disparaît pour ne plus revenir… J’étais ruiné… dans la rue… et, à mon âge, on n’a plus le courage de recommencer à vivre et à travailler… Au reste, je sais que ce serait inutile : c’est la main de Dieu qui s’appesantit sur moi…
Victor avait tressailli pendant ce court récit…
— Mon oncle, dit-il, vous resterez avec nous quoiqu’il arrive. Nous avons besoin de l’aide de Dieu pour sortir de l’abîme où nous a précipités la méchanceté des hommes ; et Dieu nous aidera, parce que nous lui sommes agréables en pratiquant la miséricorde.
— Oui, mon fils, dit Noémie, soyons miséricordieux pour obtenir miséricorde.
Le vieillard se précipita de nouveau aux
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genoux de Victor et de Noémie. Une voiture s’arrêta à la porte. Une femme bien mise entra après avoir frappé !
 
 
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— Vous êtes la bienvenue, madame ; il n’est jamais trop tard pour recevoir des personnes telles que vous.
— Et j’aime mieux, madame, reprit la Gagnon, que les quelques bonnes œuvres que je fais restent cachées ; Dieu me voit, cela me suffit.
Le mendiant, assis près de la cheminée,
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fit un mouvement de surprise à la vue de l’étrangère et, à sa voix, il la reconnut bien pour cette vieille hère qui l’avait si rudement traité quelques heures auparavant. Il se recula dans l’ombre et parut se distraire en bouleversant la cendre du foyer avec les pincettes. Madame Gagnon s’assit près de la table et la première elle reprit la parole.
— On m’a dit, madame, commença-t-elle, que le bon Dieu vous envoyait une nouvelle et grande épreuve.
— On vous a dit la vérité, répond Noémie, en soupirant.
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— Oh ! Madame, épargnez-moi !… Je suis une femme comme une autre, et la douleur me tue…
— Je comprends ; mais enfin vous ne murmurez pas, vous n’accusez pas le ciel.
— Et pourquoi l’accuserais-je ? et pourquoi voudrais-je murmurer ? ne sommes-nous pas
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sur la terre pour souffrir, et, par la souffrance, mériter le ciel ?
— Oh ! que vos sentiments sont beaux, madame, et qu’ils me font du bien à moi-même ! Rien ne me fait plaisir comme d’entendre parler ainsi, comme de voir que Dieu est compris et loué par ses bonnes créatures !…
Le mendiant se tordait sur sa chaise, et sa figure, sous sa barbe blanche, prenait toutes sortes d’expressions.
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— Vous êtes avocat, monsieur Victor ? demanda la visiteuse.
— Oui, madame, répondit celui-ci, étonné d’être si bien connu.
— J’espère que vous sauverez votre père, car il est innocent, j’en suis sûre ?
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J’espère que vous sauverez votre père, car il est innocent, j’en suis sûre ?
— Madame, je ferai mon possible, et, avec la grâce de Dieu…
— Mais ce doit être assez facile de sauver un innocent…
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— Chez M. Chèvrefils probablement ?
Madame Gagnon, un peu décontenancée par les questions qui tombaient drues et l’intervertissement des rôles, hésita une minute.
— Je suis peut-être indiscret, reprit Victor,
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mais voyez-vous, je sais que Picounoc est l’ami intime de M. Chèvrefils, et que M. Chèvrefils est hospitalier et fier de s’entourer de gens marquants… J’espère bien qu’il l’éloignera de sa maison lorsqu’il le connaîtra mieux.
Madame Gagnon se remit tout-à-fait.
— Vous avez des témoins, reprit-elle, qui prouveront l’innocence de votre père ?
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— Picounoc va largement exploiter ce fait ; il ne se gêne pas de le dire ; mais il y a quelque chose qu’il expliquera difficilement, c’est le châle qui a servi à tromper mon père.
— Le châle ? demanda la Gagnon.
— Oui,
— Oui, M. Chèvrefils n’en a-t-il pas parlé devant vous ?
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M. Chèvrefils n’en a-t-il pas parlé devant vous ?
— Devant moi ? jamais !
— Il ne vous a pas dit qu’il avait vendu un châle à Picounoc peu de temps avant le meurtre ?
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— C’est lui, ça ?
— Lui-même, affirma Victor.
— N’est-ce pas celui de votre mère ? demanda-t-elle timidement.
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N’est-ce pas celui de votre mère ? demanda-t-elle timidement.
Victor s’écria d’un accent demi-railleur :
— Madame, vous qui êtes si bonne, vous m’aiderez, n’est-ce pas, à sauver mon père ?
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— C’est mon mari, dit la Gagnon. Elle se leva, mit un baiser sur le front de Noémie, tendit la main à Victor et sortit.
Le mendiant exaspéré se dressa soudain. Ses yeux lançaient des flammes et ses mains tremblantes se crispaient de fureur : La misérable ! s’écria-t-il, la misérable !
— C’est cette femme qui vous a refusé l’aumône ?
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demanda Noémie presqu’effrayée de la colère du vieillard.
— Oui, c’est elle… Et on eut dit que ces mots l’étranglaient.
— Elle va peut-être nous sauver ! s’écria Victor, en battant des mains d’espérance…
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— Picounoc, tu aurais dû pardonner, lui dit-il ; après vingt ans d’expiation, cet homme, s’il est coupable, doit être absous.
— Pourquoi est-il revenu ? répondit brusquement Picounoc.
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— Pour revoir sa femme ; c’est assez naturel.
— Il a eu tort.
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— Pas du tout ; mais pour te dire que tu es entré dans une route épineuse.
— J’en sortirai bien.
— Je suis ton ami, eh bien ! écoute : à ta
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place, je n’aurais pas fait arrêter Djos, mais je lui aurais fourni les moyens de s’en aller avec sa femme.
— Avec sa femme ?
— Sans doute : mais, allons ! tu n’as plus de prétentions de ce côté, j’espère ?
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— Tu verras !…
— Vas-tu te vendre ou jurer le mensonge pour plaire à ton ami ?
— Et toi que vas-tu faire pour me venir moraliser comme ça ? ne sera-ce pas un mensonge que tu viendras jurer ? n’as-tu pas peur de te contredire ou de manquer de sang froid ? Tu
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vas être roulé sur le gril, je t’en préviens : tu n’as qu’à te bien tenir.
— Si tu es venu ici pour m’insulter, Paul, tu peux t’en aller…
— M’en aller ! batiscan ! on ne me déloge pas de cette façon ? Non, je ne suis pas venu pour t’insulter, mais pour t’avertir que la Providence se joue des desseins des hommes. Vous autre vieux criminels vous êtes bien rusés ; mais vous négligez toujours un détail insignifiant, et c’est ce qui vous perd. On se défie des sages et ce sont les fous qui nous attrapent. Ces pauvres fous ! ils sont plus utiles qu’on ne serait porté à le croire.
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— Et qu’a-t-elle pu dire ?
— C’est mon secret… et le sien !…
L’ex-élève avait atteint son but. Il s’était
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dit : Picounoc, depuis vingt ans, a dû se compromettre par quelque parole aux yeux de Geneviève qui est tant de fois entrée dans sa maison ; et s’il redoute les déclarations mêmes de la pauvre insensée, il s’efforcera de la faire disparaître. Ce sera une preuve de circonstance qui, ajoutée à d’autre, aidera à éclairer la justice. Maintenant que j’ai peut-être exposé les jours de cette femme, à moi de la protéger.
Victor ne put voir Marguerite qu’un instant, au moment où, un soir, elle passait pour se rendre à l’église. Les deux jeunes gens s’aimaient toujours avec autant d’ardeur et de fidélité ; mais ils sentaient qu’une ombre menaçante montait, montait, qui bientôt les envelopperait tout entiers, et, dans leur terreur, ils n’osaient plus regarder l’avenir.
Victor retourna à Québec pour rendre de nouveau à son père un compte exact de son travail. Le grand-trappeur songea longtemps à la parole imprudente de la Gagnon, s’accrochant à ce futile détail comme un homme qui se noie s’accroche à une faible branche. Les malheureux ne demandent qu’à espérer. Mais quand Victor lui dit l’hypocrisie de cette
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femme, et quand il lui raconta dans tous les détails l’histoire du vieux mendiant, il se leva, comme fou de terreur, et, tombant à genoux devant son crucifix, il y demeura longtemps prosterné. Quand il se releva, il vit que Victor pleurait. Alors il lui mit les mains sur la tête en disant :
— Mon fils, je te bénis !… car tu as pardonné en mon nom. Prends soin de ton vieil oncle et continue la tâche noble mais difficile que tu as entreprise.
Victor se sépara de son père pour continuer ses recherches. Il descendit au Foulon par le grand escalier, qui se trouve vis-à-vis de la prison, et prenant la rue Champlain, se dirigea vers la basse-ville. Rendu à la porte de l’auberge de l’Oiseau de Proie, il s’arrêta un instant, comme indécis, puis, tout à coup il entra. La Louise et sa mère éprouvèrent un mouvement de vanité, car un pareil visiteur ne se présentait pas souvent.
— Vous ne me connaissez pas, mesdames, dit Victor, mais moi je sais que j’ai une dette de reconnaissance à vous payer…
— Vous, monsieur ! reprit vivement la Louise ?
— De la part de mon père, madame.
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De la part de mon père, madame.
— Qu’est-ce qu’il dit donc ce monsieur-là ? demanda la vieille Labourique.
La Louise ne fît pas attention à la demande de la mère qui se mit à grogner. Victor reprit :
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— Oui ! je suis son garçon !…
— Voyez donc ce que c’est !… comme on vieillit ! Il me semble que c’est hier que j’ai trouvé dans la rue ce pauvre petit garçon qui pleurait… reprit la Louise, avec émotion… Mère ! continua-t-elle, entraînant Victor auprès de la vieille, c’est le garçon de Djos, notre ancien petit Djos !…
— Ah ! non, non, tu badines ! ce n’est pas possible ! exclama la vieille Labourique ; mais
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pourtant oui ! je le reconnais… Son père était comme cela dans sa jeunesse : même taille, même voix, même façon, même figure !… Ah ! que cela me fait plaisir d’avoir ta visite, mon petit !… Je suis une vieille mère pour toi… et oui ! j’ai élevé ton père… Ah ! le satané enfant, il était bien plaisant, et pourtant il me faisait bien enrager parfois… Mais approche que je t’embrasse !…
Victor dut subir le baiser de cette vieille malpropre, et, de plus, celui de l’autre vieille, la veuve Louise — comme elle se faisait appeler.
— Et comment vont les affaires ? demanda-t-il, après avoir satisfait la curiosité des femmes, au sujet de son malheureux père.
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— Picounoc vient-il souvent ?…
— Il est venu la semaine dernière.
— Oui, je sais, il cherchait des témoins.
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Oui, je sais, il cherchait des témoins.
— Des témoins, il n’en a pas besoin : il a tout vu de ses yeux, répondit la Louise.
— Il n’est pas bien sûr de réussir.
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— Quelles personnes se trouvaient avec Picounoc ici ? demanda Victor.
— Le marchand bossu, dit vivement la vieille Labourique.
— Et Picounoc demandait l’opinion du bossu ?
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Et Picounoc demandait l’opinion du bossu ?
La Labourique éclata de rire.
— Si vous dites un mot, la vieille, gare à vous ! répondit d’un air menaçant, la fausse veuve.
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— Je vous laisse ma carte et mon adresse, dit-il en sortant, et si quelques-uns ont besoin de mes services, je suis à leurs ordres.
— Ce bossu, pensa-t-il en sortant, qui peut-il donc être ?… C’est lui qui a, selon toute probabilité, vendu les deux châles de soie. Il était donc dès lors, ou il est devenu depuis, le complice de Picounoc ? Pourquoi ? Pour de l’argent ? Peut-être. Par vengeance ? Peut-être encore. Il prétend, ce singulier bossu, avoir été l’ami de mon père, et mon père ne le connaît point… Il faut que je déterre son origine, et que je retrace sa vie.
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L’empoisonnement
 
À mesure qu’approchait le terme des assises, l’inquiétude de Picounoc augmentait. Cet homme façonné au mal et roué ne pouvait se défendre d’une vague crainte, car, bien que toute mesure de prudence fut prise de sa part pour tromper la justice et perdre le trappeur, il savait l’œil de Dieu ouvert sur lui, il savait que le hasard frappe des coups, inexplicables parfois. Il songeait aux paroles de l’ex-élève, et se demandait si jamais devant cet homme il avait parlé d’une manière compromettante. Et il pensait aussi à Geneviève la folle. De celle-ci il ne s’était guère défié en effet ; mais pourquoi avoir peur du témoignage d’une femme insensée ? et qui songerait à s’en prévaloir ? Il labourait son champ. Le labour d’automne est bon pour le blé, et puis, le printempsprinte
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mps est si souvent tardif et long, qu’il est sage de gagner du temps, dès avant l’hiver, en préparant les sillons. Son humeur se ressentait de son trouble intérieur, et ses chevaux subissaient les caprices de son humeur, il les ahurissait de ses cris, les brûlait de son fouet, et quand la charrue se heurtait à une roche il poussait des jurons formidables. À la maison, il ne se montrait guère plus honnête, et Marguerite souffrait en silence.
Un soir, le bossu arriva à la porte. Picounoc venait de dételer et se mettait à la table. Marguerite versait le thé, cette boisson favorite du Canadien. Le marchand fut accueilli avec empressement d’une part, et, de l’autre, avec une froideur significative. Inutile d’ajouter que l’empressement ne venait pas de Marguerite. Quand la jeune fille eut servi la table, son père la pria de le laisser quelques instants seul avec le visiteur. Elle se rendit à la laiterie, sous prétexte d’écrémer le lait et de brasser une façon de beurre ; mais elle était trop préoccupée pour se livrer au travail, et elle donna libre cours à sa douleur.
— Eh bien ! commença le bossu, ça arrive…
— Dix
— Dix jours encore, ajouta brièvement Picounoc.
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jours encore, ajouta brièvement Picounoc.
— Et ta promesse ? Marguerite est-elle prévenue ?
— Je l’en ai avertie… mais je crois bien qu’il faudra employer les menaces…
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— C’est mauvais signe… pour toi.
— Tu crois ?
— Elle en a peut-être entendu assez ?…
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Elle en a peut-être entendu assez ?…
— Si je savais !
— Trop de prudence vaut mieux que trop de confiance.
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— Je ne me sens point de goût pour l’état du mariage, mon père.
— Depuis que vous avez perdu Victor ? demanda grossièrement le bossu.
— Peut être, fit Marguerite, rougissant de dépit.
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Peut être, fit Marguerite, rougissant de dépit.
— Demain en huit, ma fille, reprit le père, le mariage aura lieu, c’est décidé.
— Vous m’avez vendue ? fit-elle amèrement.
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Quand le bossu fut sur le point de se retirer, il lui tendit la main, mais elle refusa de lui donner la sienne. Picounoc entra dans une sombre fureur.
— Malheur à toi ! Marguerite, s’écria-t-il, si tu ne fais pas ma volonté !
— Ô
— Ô mon père ! s’écria la jeune fille, en joignant les mains…
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mon père ! s’écria la jeune fille, en joignant les mains…
— Je veux que tu m’écoutes, reprit le père dénaturé ; je veux que tu épouses M. Chèvrefils, la semaine prochaine ; je veux qu’il te donne, dès ce soir, en ma présence, le baiser des fiançailles !… entends-tu ? et si tu t’insurges contre ma volonté, je te…
— Ô mon père, grâce ! grâce ! supplia Marguerite.
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— Ah ! non ! non ! arrêtez ! arrêtez !… tout ce que vous voudrez, mon père… oui je ferai tout… je serai soumise… oui ! j’épouserai M. Chèvrefils ! mais, mon père… ne me maudissez pas !… ah ! ne me maudissez pas !…
— Bon ! voilà qui s’appelle parler et comprendre le bon sens… Donc à mardi le mariage…
Le lendemain Geneviève la folle, qui n’avait point paru depuis deux semaines, passa devant la porte de Picounoc. Marguerite la vit, l’arrêta, et se mit à causer avec elle, comme si la vieille femme eût pu la comprendre. La pauvre enfant causait bien avec les rosiers, la
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verveine et l’héliothrope qui buvaient les rayons du soleil à travers les vitres de sa fenêtre ; elle pouvait aussi chercher une consolation dans les paroles souvent raisonnables de l’ancienne maîtresse de Racette. Picounoc survint à l’instant même.
— Entre donc, Geneviève, dit-il.
La folle entra.
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Marguerite hésitait, tout ahurie de ce quiproquo.
— Viens, dit Picounoc.
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Elle suivit son père dans la salle. Il prit une lettre oubliée sur la table : Tiens, Marguerite, dit-il, adresse-la et l’envoie à M. Chèvrefils.
— Mais, mon père, pas en mon nom, toujours ! puisque j’ignore le contenu de cette lettre.
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Marguerite, éprouvant de la répugnance à tracer son nom pour les yeux de ce vilain bossu, fit semblant d’écrire et n’écrivit rien.
— Écris ! te dis-je, s’écria Picounoc, qui s’aperçut de la supercherie.
Elle écrivit, en entremêlant les lettres, « Victor et Marguerite », puis, repliant le papier, le
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donna à la folle qui partit pour la rivière du Chêne.
En passant devant la maison de Noémie, Geneviève jeta un coup d’œil dans l’intérieur. Noémie, l’ex-élève et le mendiant, assis ensemble, causaient d’une façon intime. Elle entra.
— Voici l’heure fatale qui arrive, dit-elle, et le triomphe des méchants n’est pas d’une longue durée.
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— Restez avec nous, Geneviève, reprit l’ex-élève…
— Non, je vais chez M. Chèvrefils de la part de mademoiselle Marguerite…
— Un piège, peut-être… observa le mendiant…
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Un piège, peut-être… observa le mendiant…
— Soyez prudente, Geneviève, repartit l’ex-élève, et prenez garde à Picounoc et à son ami, ce sont des hommes dangereux…
— Je le sais, fit-elle.
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Elle était à peine rendue chez M. Chèvrefils que l’ex-élève, qui ne voulait pas la perdre de vue, rôdait comme un fantôme au milieu des grands chênes de la rivière. Il vit sortir la folle avec un petit paquet à la main. Elle reprit le chemin de Lotbinière : il la suivit. Elle s’arrêta dans une maison à pignons gris et à contrevents rouges, distante d’un quart de lieue environ de la rivière. Il attendit, les yeux fixés sur cette maison.
Le bossu avait souri en voyant Geneviève lui remettre un billet de la part de Marguerite. Il rompit le cachet, et déplia les quatre pages blanches, disant : Chère enfant, tu es bien trop mignonne ! Mais quand il eut déchiffré les deux noms enlacés sur le coin de la feuille, il grinça des dents et frappa du pied avec colère.
— N’importe ! vociféra-t-il, je t’aurai…
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N’importe ! vociféra-t-il, je t’aurai…
Puis, se ravisant tout à coup, il éclata de rire.
— Picounoc ! Picounoc ! s’écria-t-il encore tout haut, quand tu ne réussiras pas, le diable lui-même n’aura que faire d’essayer…
Il fit plusieurs questions à Geneviève qui lui parut plus égarée que jamais, et prenant un petit paquet tout préparé, il la pria de le donner en passant à madame Gagnon. En recevant le paquet madame Gagnon pâlit légèrement, puis ensuite rougit beaucoup. Elle s’approcha de l’armoire et le développa : C’est du thé, murmura-t-elle, et du bon !… Geneviève, il est l’heure de souper, veux-tu prendre une tasse de thé ? demanda-t-elle à la folle.
— Oui, répondit la pauvre femme qui avait faim et soif.
Le thé fut servi. Geneviève le trouva bien fort, bien amer, mais elle en but deux tasses. Réconfortée, elle exprima son intention de partir, et madame Gagnon ne la retint point. L’ex-élève la suivit de nouveau. Elle avait à peine fait une demi-lieue que sa démarche parut inégale, tantôt lente, tantôt précipitée,
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et, de temps en temps, la pauvre femme portait la main à sa gorge comme pour en arracher quelque chose. L’ex-élève la rejoignit. Elle le regarda avec une espèce de terreur instinctive d’abord, mais dès qu’elle l’eut reconnu elle se jeta dans ses bras en s’écriant : Je suis empoisonnée ! Oh ! que je souffre ! J’ai trop tardé à parler ! mon Dieu ! j’ai trop tardé… je vais mourir !… Picounoc et le bossu… Immédiatement elle fut prise de vomissements abondants, et elle se plaignit d’une soif ardente. L’ex-élève, l’enlevant dans ses bras, la porta dans la maison voisine, et demanda le médecin et le prêtre…
— J’ai mal à la tête ! j’ai mal à la tête ! criait la malheureuse en se tenant le front dans ses deux mains… Et à chaque minute elle demandait à boire, et toujours la boisson ramenait le vomissement. Quand le prêtre arriva, ses traits étaient déjà profondément altérés, ses pieds et ses mains refroidis, et le pouls à peine sensible laissait deviner une prochaine syncope. Le médecin avait été appelé dans une autre paroisse. En son absence l’ex-élève qui connaissait bien les simples, administra divers médicaments pour favoriser l’expulsion
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du poison ingéré. Mais après quelques heures d’attente il commença à douter du succès. Le cas était dans la forme suraiguë, excessivement grave par conséquent. Le prêtre épia les moments de repos que le mal laissait à la moribonde, et remplit son saint ministère. La pauvre infortunée tomba dans le délire, et, dans cette nouvelle folie, elle disait une quantité de paroles inintelligibles ; mais entre toutes, les mots fanal, chandelle, cheminée, revenaient souvent. On l’interrogea dans ses moments de calme ; mais elle parut avoir perdu la mémoire. Une fois seulement elle s’écria, comme se souvenant tout à coup : — Oh ! oui ! le fanal ! cherchez le bien !
Enfin son visage pâle comme la cire prit une teinte violacée, ses forces décrurent rapidement, sa peau se glaça, et elle rendit l’âme à Dieu. Il y avait sept heures seulement qu’elle était sortie de chez madame Gagnon.
Il y eut enquête et il fut constaté comme toujours que la défunte était bien morte. Personne ne fut arrêté alors, et madame Gagnon restait sous l’égide de sa bonne renommée. L’ex-élève ne voulait pas donner l’éveil aux ennemis
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du grand-trappeur : il aimait mieux les laisser s’endormir dans la confiance. Dès qu’ils connurent le résultat de l’enquête et le verdict du jury, le bossu, Picounoc et madame Gagnon, poussèrent intérieurement — car cela se fait — des cris de triomphe. Victor demanda à l’ex-élève pourquoi il n’avait pas, à l’enquête, fait connaître tout ce qu’il savait, de façon à amener l’arrestation des coupables.
— J’ai mon idée, répondit l’ex-élève ; laissons-les s’enferrer eux-mêmes, et se jeter dans le piège… Seulement je les pousserai bien un peu, sans que cela paraisse. Fiez-vous à moi.
 
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Le fanal
 
Victor, Noémie, le vieil Asselin et leur bon ami, l’ex-élève, ressentirent une vive douleur de la mort tragique de Geneviève : mais ils s’efforcèrent d’en tirer — pour la cause sacrée qu’ils avaient à défendre — tout le bénéfice possible.possibl
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e.
— Je retourne à Québec, dit à l’ex-élève, le jeune avocat, et, je ne reviendrai peut-être pas avant la cour ; marchez, voyez, agissez ! Les paroles de Geneviève ont une signification… La pauvre folle savait quelque chose, et elle a trop tardé à parler. Ce fanal, cette chandelle, cette cheminée, je ne sais ce que cela veut dire, mais à coup sûr cela veut dire beaucoup. Cherchons… Ce fanal, ce doit être celui… Mais, non, mon Dieu ! puis qu’il s’est éclairé au moyen d’une simple allumette…
— C’est vrai ! dit l’ex-élève, saisissant au bond la pensée de Victor, mais Picounoc peut bien avoir prévu le cas… et qui sait si, dans son témoignage, il ne sera pas fait mention d’un fanal ?…
— Vous avez raison, mon ami, reprit Victor, vous avez raison !… Il était neuf heures du soir, alors, il faisait noir, et une simple allumette chimique pour aller au jardin avec sa femme, cueillir des pommes… non ! non !… Il y aurait du louche en cela. Ce fanal ! cherchez-le, trouvez-le !… Mais, mon Dieu ! après vingt ans ?… Ah ! c’est folie !… Et puis si on le trouve, cela ne sera-t-il pas contre nous ?
— Monsieur Victor, cela ne sera pas contre
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nous, puisque Geneviève a dit de le chercher… On le cherchera, monsieur Victor, et, s’il existe encore… soyez tranquille, on n’a pas passé vingt ans pour rien dans les bois, parmi les sauvages !
Et quand Victor fut parti, l’ex-élève se mit à l’œuvre. Il réussit à voir tous ceux qui, le soir du meurtre, étaient venus dans le jardin et dans la maison de Picounoc. Personne n’avait eu connaissance du fanal… seulement on se souvenait que Picounoc en avait acheté un neuf.
— Arrêtez donc ! dit tout à coup Normand, à qui Paul Hamel parlait de l’affaire, si vous n’avez pas vu François Bernier, vous n’avez pas vu tous ceux qui sont venus au jardin de Picounoc ce soir-là.
— Je ne l’ai pas vu, répondit l’ex-élève, se raccrochant à un dernier espoir.
— François Bernier, qui est un homme à cette heure, n’avait que neuf ou dix ans alors ; je me souviens qu’il était là parce qu’en courant il est venu se jeter sur moi, a tombé et s’est démis un poignet. C’est la Catoche qui l’a remmanché.
— Je le verrai, reprit l’ex-élève ; où demeure-t-il ?
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Je le verrai, reprit l’ex-élève ; où demeure-t-il ?
— Il demeure au troisième rang de Sainte-Croix maintenant.
L’ex-élève partit de suite. Le temps d’atteler un cheval et ce fut tout. François Bernier était chez lui. L’ex-élève ne se laissait pas retarder par les préambules :
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— Et savez-vous ce qu’elle a fait de ce fanal ?
— Pour cela non, monsieur, je n’en ai jamais plus entendu parler…
— C’est toujours autant de gagné ! murmura
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l’ex-élève. Il remercia Bernier, tout surpris de ce qu’un homme se dérangeât pour si peu, et revint à Lotbinière, le cœur joliment refait.
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Victor assis à son bureau écrivait, et de temps en temps une larme tombait sur le papier étalé devant lui. Le pauvre jeune homme avait peur de ne pas être assez éloquent, assez habile pour sauver son père. Quelqu’un frappa et entra de suite. Ce quelqu’un accusait bien soixante ans, et portait une figure vulgaire et fatiguée… par le vice, sous un front complètement dénudé…
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— C’est grave…
— J’en ai bien le droit, n’est-ce pas ?
— Certainement, et même c’est votre devoir, non pas de poursuivre pour avoir de l’argent, mais pour faire reconnaître l’innocence de votre femme, et faire punir un calomniateur…
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Certainement, et même c’est votre devoir, non pas de poursuivre pour avoir de l’argent, mais pour faire reconnaître l’innocence de votre femme, et faire punir un calomniateur…
— Je voudrais poursuivre pour mille piastres.
— Vous avez tort, parce que l’on croira que vous spéculez sur l’honneur de votre femme.
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— Et vous avez bon espoir ?…
— Oh ! oui ! restez tranquille, ça va marcher…
— On m’avait dit aussi que je pouvais m’adresser à vous en toute sûreté…
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On m’avait dit aussi que je pouvais m’adresser à vous en toute sûreté…
— Et qui vous a dit cela ?
— Un vieux chasseur arrivé à Lotbinière dernièrement. Les gens l’appellent l’ex-élève, je crois ; je ne sais pas pourquoi, ni ce que cela veut dire.
C’était un tour de l’ex-élève. Il avait mis dans sa confidence ce nommé Barabé, un riche cultivateur, et Barabé n’hésita pas à prêter son concours aux desseins de l’ex-élève en lançant la terrible accusation. Madame Gagnon était défendue par sa grande réputation de piété : c’était bien une protection magnifique. Elle connut les soupçons que l’on tâchait de faire planer sur elle, et poussa son mari, pardon ! son associé, à faire, pour imposer silence aux mauvaises langues, la démarche que nous savons.
Cependant Marguerite voyait approcher avec terreur le jour fixé pour la cérémonie de son union avec le bossu. La pensée de son irrévocable et malheureux destin l’absorbait toute entière, et les douleurs de son âme se manifestaient par la pâleur de son front et la tristesse
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de son regard. Elle n’attendait point de secours du monde où elle se trouvait de plus en plus isolée, et elle s’adressait avec plus de ferveur et de foi au ciel qui seul pouvait la sauver encore. Son père croyait qu’elle s’était soumise sans effort et sans amertume. Tout occupé de lui-même il ne songeait guère à sa fille. Et puis son propre sort lui semblait bien autrement important que ce qu’il appelait un caprice d’enfant. Un soir Marguerite resta longtemps assise auprès du foyer. Elle était frileuse et la flamme pétillante ne la réchauffait point. Ses yeux brillaient d’un éclat inaccoutumé, ses lèvres étaient brûlantes, et un reflet de pourpre embrasait sa figure. Dieu va-t-il m’exaucer, pensa-t-elle. Elle espérait mourir. La maladie s’aggravait de jour en jour et la fièvre, avec ses hallucinations fantastiques et ses délires navrants, fit oublier à la fiancée le monde réel qui l’entourait, et la transporta dans des régions imaginaires où l’amour et la félicité règnent sans fin.
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Le jour se fait
 
Marguerite ne mourut pas cependant. Elle était mieux, mais faible encore, au grand désespoir du bossu qui voyait son bonheur indéfiniment retardé. L’ex-élève demanda à la voir, et, quand il approcha de son lit, elle sourit avec tristesse. Il lui dit quelques bonnes paroles, puis, lui demanda la permission de chercher dans tous les bâtiments, à commencer par la maison, un fanal qui avait été perdu autrefois. La pauvre enfant n’eut garde de refuser une aussi simple chose, et, pendant plusieurs jours consécutifs, on vit l’ex-élève rôder dans le voisinage des bâtisses de Picounoc, comme un homme qui veut étudier des lieux nouveaux, ou se familiariser avec ceux qu’il connaît déjà, pour exécuter quelque dessein secret. On le vit entrer dans la grange, dans l’étable, dans la bergerie, et n’en sortir chaque fois que longtempslong
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temps après. Il se glissa sous le pavé des hangars et des tasseries ; il descendit dans la cave de la maison et en interrogea tous les coins et recoins ; il monta au grenier et fureta partout. Un visible découragement commençait à se lire sur son front. Tout à coup une pensée subite lui rendit un faible espoir : la cheminée ! se dit-il, la cheminée dont parlait Geneviève !… Il courut à la cheminée qui longeait le pignon sans le toucher ; mais, fatalité ! il n’y avait pas d’espace pour le plus petit fanal : Il y a une cheminée au hangar, pensa-t-il, et il retourna au hangar. La sablière qui couronnait le carré du hangar, forçait la cheminée à passer à une distance de six pouces environ des planches du pignon. L’ex-élève eut un tressaillement presque douloureux, tant il eut peur d’une nouvelle déception. Il s’approcha avec crainte de la cheminée, et regarda derrière. Rien ! il n’y avait rien que des toiles d’araignées. Restait encore une chance, pourtant, et la dernière. La sablière était élevée de huit ou neuf pouces au dessus du plancher ; donc sous la sablière, derrière la cheminée, on pouvait fourrer un fanal en le mettant sur le côté. L’ex-
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élève se coucha sur le plancher et plongea son bras dans la petite cachette ménagée par le hasard. Il toucha un objet. Un frisson courut dans ses veines et un éclair jaillit de ses yeux. Il saisit cette chose qui se trouvait au bout de sa main, et, tremblant d’éprouver encore une déception, la plus cruelle de toutes, il l’amena à lui. Le fanal ! c’était le fanal ! noir de poussière et enveloppé de fils d’araignées. Il l’essuya un peu et voulut l’ouvrir pour voir s’il n’y avait pas dedans quelque chose d’extraordinaire, mais il était scellé par une bande de papier collé avec de la pâte. Respectons le secret, se dit-il, tout ému, et emportons ce document à la cour.
Picounoc était venu à la ville quelques jours avant l’ouverture du terme, et c’est en son absence que l’ex-élève avait fait ses recherches.
La veille de l’ouverture de la Cour Criminelle, l’ex-élève, tenant sous son bras et précieusement enveloppé dans une gazette, un objet qu’il eut été assez difficile de reconnaître ou de deviner, entra, la figure souriante, dans le bureau de Victor Letellier. Le jeune avocat arpentait la chambre monologuant, gesticulant,
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comme un homme fortement exalté par une impression subite.
— Si je pouvais prouver complicité ! s’écriait-il, oui, si je pouvais ! Picounoc se trouverait à moitié démoli… Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es !…
Il aperçut l’ex-élève : Ah ! bonjour ! dit-il, quelle nouvelle ?… qu’apportez-vous donc là ?
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— Qui l’a ainsi scellé ? demanda-t-il.
— Elle, répondit laconiquement l’ex-élève…
— Voilà qui est singulier !… reprit Victor. Mon Dieu ! fit-il plus haut, y a-t-il donc là de quoi perdre ou sauver mon père !… Cette
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Geneviève n’était donc pas folle autant qu’elle le paraissait ?…
— Folle ? interrompit l’ex-élève, je pense qu’elle ne l’était pas du tout… seulement, elle a été imprudente… elle a trop tardé à parler. Se croyant sûre de triompher et de faire éclater la vérité, elle s’est plu à attendre jusqu’à la dernière heure… Dieu veuille que toute chance de succès ne soit pas morte avec elle !…
— Oui, Dieu le veuille !
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Et Victor, le visage caché dans ses mains, demeura longtemps silencieux.
— Voyons ! qu’avez-vous trouvé ? demanda l’ex-élève, cela m’intéresse fort, allez !…
— Je connais l’histoire du bossu !…
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Je connais l’histoire du bossu !…
— Vraiment !…
— J’ai remonté à la source de cet homme comme on remonte à la source d’un ruisseau… Il m’a fallu écarter bien des broussailles entassées à dessein, gravir bien des rochers, faire bien des détours ; mais enfin j’ai triomphé des obstacles, et maintenant, je puis lui jeter à la figure, comme une souillure ou un défi, son véritable nom…
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— Un assassin ?
— Tout cela ensemble !… Et c’est l’intime ami de Picounoc ! Vous comprenez ?
— Ça va venir ; laissez faire le procès de madame Gagnon : On va les envelopper là-
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dedans. Ce n’est pas pour rien que l’ex-élève est revenu des régions lointaines du McKenzie !… ce n’est pas pour rien qu’il a dit à Picounoc de se défier de la folle ! ce n’est pas pour rien qu’il aura avancé la mort, par sa faute, de cette infortunée Geneviève !… On ne fait pas les choses à moitié !…
Victor serra la main du brave chasseur :
— C’est demain, dit il.
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Le 27 octobre est arrivé. Dès avant dix heures la salle d’audience est remplie d’une foule anxieuse. L’arrestation du grand-trappeur a fait du bruit et réveillé bien des souvenirs. Les avocats, revêtus de leur toge noire, entrent avec un air solennel qui impose le respect à la foule et relève à ses yeux la grandeur du tribunal.
— Silence ! fait l’huissier audiencier.audienc
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ier.
Le juge entre ; le peuple se lève ; l’huissier crie : Oyez ! oyez ! oyez ! Vous tous qui avez quelque procès à la Cour Criminelle dans et pour le district de Québec, approchez et soyez attentifs.
« Vous tous, juges de paix, coroners et autres qui avez des enquêtes on des obligations de comparaître, déposez le tout devant ce tribunal afin que la justice de la Reine puisse avoir son cours.
« Vous tous, honnêtes gens, qui faites partie du jury de ce district pour notre Souveraine Dame la Reine, répondez de suite et épargnez vous l’amende. God save the Queen.
Le grand jury rapporta « true bills » accusation fondée contre André Barabé, pour calomnie, et contre Michel Lépingle et Nicolas Calumet, deux jeunes fripons qui se sont bêtement laissés prendre en escamotant une chaîne d’or au célèbre établissement de Duquet, pendant que la chef de la maison, renfermé dans une pièce voisine, causait au moyen du téléphone, avec les employés de son magasin de Saint-Roch.
Le procès de ces deux jeunes délinquants
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fut le premier entendu. Il ne prit qu’un moment, car les accusés plaidèrent coupables. La cause de Gagnon contre Barabé fut appelée ensuite. Beaucoup de gens éprouvèrent un désappointement. Ils n’étaient venus que pour voir le grand-trappeur, et le grand-trappeur n’avait pas même paru à la barre des criminels.
Les témoins de la demanderesse se tiennent debout près du banc des juges. Ils sont trois : Onézime Desruisseaux, Jacques Letendre et Philias Normandeau. Desruisseaux, appelé le premier, entre dans la « boîte » et prête serment.
— Votre nom ? demanda le procureur.
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— Il a toujours passé pour respectable et naturellement on a confiance en lui.
— Quand il dit une chose on le croit ?
— Quand cette chose est croyable.
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Quand cette chose est croyable.
On rit. Silence ! crie l’huissier.
— Est-ce que vous ne croiriez pas plutôt une chose affirmée par lui que par le premier venu ? reprend le procureur.
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— Eh bien ! reprit-il, je crois à l’hypocrisie de Madame Gagnon ma nouvelle voisine. Elle va trop souvent à l’église et chez le bossu, et le bossu vient trop souvent chez elle.
— Vous badinez ! une vieille couenne comme ça, que je réponds.
On éclate de rire de nouveau, et de nouveau un formidable « silence » retentit. Le juge s’adressant au témoin lui recommande de ne
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rien dire d’inutile, et de rapporter seulement les paroles de l’accusé.
— C’est bien, votre honneur, j’y suis. Donc André Barabé me dit : Je ne crois pas que cette femme soit étrangère à la mort de Geneviève…
— Pas possible !… que je… pardon ! j’oubliais.
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— Oui, mais pas à ce sujet-là…
— Après qu’il vous eut dit cela, perdîtes-vous confiance en l’honnêteté de madame Gagnon ?
— Oui, raide !
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Oui, raide !
— Et savez-vous si d’autres personnes ont, par le fait de l’accusé, perdu aussi confiance en la demanderesse ?…
— Oui, Jérôme Dufresne, la Maurice Déchéne, la Michel Roy, Archange Pépin, et je pourrais en nommer bien d’autres…
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— Pas un mot…
— Retirez-vous.
Desruisseaux sortit
Desruisseaux sortit en s’essuyant le front avec la manche de sa blouse. Jacques Letendre et Normandeau vinrent, tour à tour, subir à peu près les mêmes interrogations et faire les mêmes réponses. Seulement, dans les transquestions, Normandeau rapporta que Madame Gagnon, sachant l’accusation qui pesait sur elle, leva les yeux et les mains au ciel en s’écriant : Dieu soit béni ! qui permet que l’on me persécute ici-bas ! Bienheureux ceux qui souffrent la persécution !… C’est au moins une petite ressemblance que j’aurai avec les saints et le Divin Sauveur…
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en s’essuyant le front avec la manche de sa blouse. Jacques Letendre et Normandeau vinrent, tour à tour, subir à peu près les mêmes interrogations et faire les mêmes réponses. Seulement, dans les transquestions, Normandeau rapporta que Madame Gagnon, sachant l’accusation qui pesait sur elle, leva les yeux et les mains au ciel en s’écriant : Dieu soit béni ! qui permet que l’on me persécute ici-bas ! Bienheureux ceux qui souffrent la persécution !… C’est au moins une petite ressemblance que j’aurai avec les saints et le Divin Sauveur…
Plusieurs personnes, dans l’assistance, se sentirent touchées par cette vertu aux prises avec la calomnie : d’autres flairaient un scandale nouveau, et commençaient à prendre intérêt au procès. Les témoins de la défense furent appelés. Ils étaient trois aussi, Paul Hamel, Picounoc et la servante de madame Gagnon.
— Votre nom ? demanda l’avocat.
— Paul Hamel, chasseur, dit fièrement le vieux voyageur. Et il continua sans qu’on eut le temps de l’interroger : Je dis un jour à
— Paul Hamel, chasseur, dit fièrement le vieux voyageur. Et il continua sans qu’on eut le temps de l’interroger : Je dis un jour à M. Victor : j’ai une idée qui peut nous être utile dans notre grande entreprise — Cette grande entreprise, c’était de sauver son père, mon ami, l’ancien Pèlerin de Ste Anne — Je vais voir Picounoc et tâcher de lui faire croire que Geneviève dont il n’a jamais dû se défier, va lui jouer, au procès, quelque bon tour. En effet, j’accoste l’ancien camarade Picounoc, et je joue si habilement mes cartes que bientôt je m’aperçois qu’il a peur de Geneviève. Alors, que je pense, il y a quelque chose qui va mal pour toi, mon vieux, et je n’ai pas été mal inspiré. Mais je me dis en moi-même : cette pauvre Geneviève est exposée par notre faute, il faut veiller sur elle. En effet, après ce jour je ne l’ai pas perdue de vue… Cependant elle a été tuée sans que j’aie pu la défendre. Le jour de sa mort, Geneviève fut envoyée par Picounoc à la rivière du Chêne, chez M. Chèvrefils, le bossu, pour porter une lettre. Je la suivis. Quand elle sortit de chez M. Chèvrefils elle portait un petit paquet. Elle reprit le chemin de Lotbinière et entra chez madame Gagnon, dont la maison se trouve à une distance d’une demi-lieue environ de chez le bossu. J’attendis assis sur la clôture, à un arpent de la maison, et je repris mon chemin, deux heures après, alors que la défunte fut sortie. Elle ne portait plus de paquet. Je me proposai de la rejoindre et de la faire parler… Je m’aperçus bientôt qu’elle était sous une influence étrange. Elle chancelait en marchant, se serrait la gorge avec ses doigts et avait des hoquets. Quand elle m’aperçut elle s’écria : je suis empoisonnée !… je vais mourir !… Picounoc et le bossu !… la Gagnon !… il est trop tard ! Un instant après je fus obligée de la prendre dans mes bras comme un enfant, et de la porter dans la maison la plus proche où elle expira bientôt. Quelques mots qu’elle a dit en mourant : Fanal ! chandelle et cheminée… m’ont convaincu que quelqu’un avait intérêt à sa mort… Le lendemain, je sus par la servante de madame Gagnon, que la folle avait bu du thé préparé par madame elle-même. Je ne voulus pas, toutefois, faire part de mes soupçons lors de l’enquête, et j’avais mes raisons pour agir ainsi. Quelques jours après je racontai tout, et je dis hautement que madame Gagnon devrait être arrêtée. Pour rendre l’affaire plus piquante je conseillai à André Barabé de lancer l’accusation, et à M. Gagnon de revendiquer, devant les tribunaux, l’honneur de sa femme. Cette affaire est intimement liée au procès qui va commencer bientôt.
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M. Victor : j’ai une idée qui peut nous être utile dans notre grande entreprise — Cette grande entreprise, c’était de sauver son père, mon ami, l’ancien Pèlerin de Ste Anne — Je vais voir Picounoc et tâcher de lui faire croire que Geneviève dont il n’a jamais dû se défier, va lui jouer, au procès, quelque bon tour. En effet, j’accoste l’ancien camarade Picounoc, et je joue si habilement mes cartes que bientôt je m’aperçois qu’il a peur de Geneviève. Alors, que je pense, il y a quelque chose qui va mal pour toi, mon vieux, et je n’ai pas été mal inspiré. Mais je me dis en moi-même : cette pauvre Geneviève est exposée par notre faute, il faut veiller sur elle. En effet, après ce jour je ne l’ai pas perdue de vue… Cependant elle a été tuée sans que j’aie pu la défendre. Le jour de sa mort, Geneviève fut envoyée par Picounoc à la rivière du Chêne, chez M. Chèvrefils, le bossu, pour porter une lettre. Je la suivis. Quand elle sortit de chez M. Chèvrefils elle portait un petit paquet. Elle reprit le chemin de Lotbinière et entra chez madame Gagnon, dont la maison se trouve à une distance d’une demi-lieue environ de chez le bossu. J’attendis assis sur la
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clôture, à un arpent de la maison, et je repris mon chemin, deux heures après, alors que la défunte fut sortie. Elle ne portait plus de paquet. Je me proposai de la rejoindre et de la faire parler… Je m’aperçus bientôt qu’elle était sous une influence étrange. Elle chancelait en marchant, se serrait la gorge avec ses doigts et avait des hoquets. Quand elle m’aperçut elle s’écria : je suis empoisonnée !… je vais mourir !… Picounoc et le bossu !… la Gagnon !… il est trop tard ! Un instant après je fus obligée de la prendre dans mes bras comme un enfant, et de la porter dans la maison la plus proche où elle expira bientôt. Quelques mots qu’elle a dit en mourant : Fanal ! chandelle et cheminée… m’ont convaincu que quelqu’un avait intérêt à sa mort… Le lendemain, je sus par la servante de madame Gagnon, que la folle avait bu du thé préparé par madame elle-même. Je ne voulus pas, toutefois, faire part de mes soupçons lors de l’enquête, et j’avais mes raisons pour agir ainsi. Quelques jours après je racontai tout, et je dis hautement que madame Gagnon devrait être arrêtée. Pour rendre l’affaire plus piquante je conseillai à André Barabé de lancer l’accusation,
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et à M. Gagnon de revendiquer, devant les tribunaux, l’honneur de sa femme. Cette affaire est intimement liée au procès qui va commencer bientôt.
Les transquestions ne firent pas broncher d’un point le vaillant témoin, et la Cour prit un intérêt énorme à cette cause qui tournait si fatalement pour sa demanderesse. La servante de madame Gagnon fut entendue. Elle dit que Geneviève avait en effet apporté une livre de thé, et qu’elle l’avait remise à madame Gagnon ; que celle-ci l’infusa elle même contre son habitude, et le servit à la folle qui en but deux tasses en mangeant du pain et du beurre ; qu’aucune autre personne ne but de ce même thé dont le reste fut perdu ; qu’il y avait dans l’armoire, quand la folle est venue, du thé pour au moins deux mois encore. Bref, non seulement la demanderesse ne prouva pas qu’on l’avait calomniée, mais elle demeura sous le coup d’un soupçon général, tellement motivé, qu’il était presque une condamnation.
Picounoc fut appelé à son tour. Il parut extrêmement mal à l’aise et troublé. Son masque d’assurance, sa voix nasillarde et couverte le trahirent. Le criminel peut être fort, audacieux
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et provocateur devant la foule des ignorants et des simples ; mais en face de la justice implacable et solennelle ; au milieu d’hommes habitués à lire dans les cœurs et sur les figures, habiles à démasquer l’hypocrisie, il n’a pas, d’ordinaire, la puissance de se revêtir de sa fausse livrée, et baisse la tête honteusement.
— Vous connaissez la demanderesse ? commença le procureur.
— Oui.
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— Sa réputation d’honnêteté et de piété est déjà si bien établie…
— Saviez-vous que Geneviève devait arrêter chez madame Gagnon en revenant de la rivière du Chêne ?
 
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Objecté comme tendant à incriminer le témoin lui-même. Objection maintenue.
— Madame Gagnon vous a-t-elle, avant ou depuis la mort de Geneviève, parlé de cette pauvre folle ? et en quels termes ?
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— Vous pouvez vous retirer.
Un homme qui ne triomphait pas c’était monsieur Gagnon. Il vit bien qu’il s’était fourré dans un guêpier, et il songea à s’en tirer le mieux possible. André Barabé fut acquitté, et, singulier jeu de la fortune, madame Gagnon et le bossu qui se trouvaient à Québec furent immédiatement arrêtés.
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Après l’audition de la cause Gagnon-Barabé, la cour s’ajourna. La foule s’écoula lentement et à regret, tant elle était avide de voir se dérouler l’affaire de Letellier, qui venait de se couvrir d’un voile mystérieux, grâce aux témoignages de la servante et de l’ex-élève. Dans toute la ville on ne s’entretint, ce soir-là, que de la femme Gagnon, si malheureuse dans la revendication de son honneur, de Geneviève la folle, et des rapports que pouvait avoir avec le procès du lendemain, la mort subite de cette infortunée…
Victor et l’ex-élève, rendus confiants par le résultat de la cause qui venait d’être jugée, augurant bien de cette première victoire, le cœur ouvert à l’espérance, entrèrent dans la prison où le grand trappeur se consumait depuis un mois dans l’inaction et l’ennui.
— Espérons ! mon père, espérons plus
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que jamais ! s’écria Victor en se jetant dans les bras du grand-trappeur.
— Quoiqu’il arrive, mon fils, je resterai homme et chrétien… répondit avec fermeté le prisonnier.
L’entretien fut long entre les trois amis.
Le lendemain matin, à l’ouverture de l’audience, il n’y avait pas plus de monde que la veille, dans la vaste salle, car, la veille, elle regorgeait, mais la foule anxieuse débordait jusque dans les corridors et sous le vieux portique du vieil édifice. Quand le juge fut assis dans son fauteuil surmonté, comme d’une égide, des armes royales sculptées et dorées, les grands jurés rapportèrent « accusation fondée » contre Joseph Letellier. Le greffier debout se tourna vers le fond de la salle.
— Geôlier, dit-il, faites mettre Joseph Letellier à la barre.
Un mouvement onduleux agita la salle, et tous les regards se tournèrent vers le prisonnier qui parut entre deux sergents de police. Letellier était ferme sans forfanterie et résigné sans faiblesse. Personne ne put lire ce qui se passait dans son esprit ; personne ne put voir
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sur son front la pâleur de la crainte ni les défis de la jactance… Le shérif mit devant la cour la liste des jurés, et le greffier procéda à l’appel en ces termes :
— Vous qui êtes sur la liste des jurés pour décider l’issue jointe entre notre Souveraine Dame la Reine et le prisonnier à la barre, répondez à vos noms, sous les peines de droit.
Ensuite il s’adressa à l’accusé et lui dit :
« Les personnes dont vous allez maintenant entendre appeler les noms, sont celles qui vont décider entre Notre Souveraine Dame la Reine et vous, de votre vie et de votre mort. Si donc vous voulez les récuser ou aucune d’elles, vous devez les récuser lorsqu’elles s’avanceront pour prendre le livre et être assermentées, et avant qu’elles soient assermentées, et vous serez écouté.
Les jurés furent appelés. Le prisonnier pouvait en récuser trente-cinq, attendu que l’accusation était capitale, il n’en récusa qu’un seul dont l’intelligence lui parut réellement trop limitée. Alors le greffier leur administra le serment suivant :
— « Vous examinerez bien et fidèlement et
— « Vous examinerez bien et fidèlement et ferez un vrai rapport entre notre Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre que vous avez maintenant sous votre charge, et donnerez un verdict exact suivant la preuve ; ainsi que Dieu vous aide. » Cela fait, et les douze jurés assermentés, il dit à l’huissier de la cour : Comptez les jurés. Celui-ci, après les avoir comptés leur dit : — « Vous, douze hommes, demeurez ensemble et écoutez la preuve qui va vous être soumise. » Après cela le crieur fit la proclamation suivante :
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ferez un vrai rapport entre notre Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre que vous avez maintenant sous votre charge, et donnerez un verdict exact suivant la preuve ; ainsi que Dieu vous aide. » Cela fait, et les douze jurés assermentés, il dit à l’huissier de la cour : Comptez les jurés. Celui-ci, après les avoir comptés leur dit : — « Vous, douze hommes, demeurez ensemble et écoutez la preuve qui va vous être soumise. » Après cela le crieur fit la proclamation suivante :
— « Si quelqu’un peut informer les juges de notre Dame la reine, le procureur de la Reine, dans l’enquête qui va se faire entre notre Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre, de quelque trahison, meurtre, félonie ou « misdemeanor » par lui commis, qu’il s’avance, et il sera écouté : le prisonnier est à la barre pour subir son procès : que toutes les personnes obligées par cautionnement ou reconnaissance de donner leur témoignage contre le prisonnier à la barre, s’avancent pour donner leur témoignage ; sinon, elles forfairont leurs dites reconnaissances. »
Le greffier alors se leva et appelant le prisonnier lui dit :
— «
— « Joseph Letellier, levez la main. Prisonnier, regardez les jurés, jurés regardez, le prisonnier, vous qui êtes assermentés, et écoutez l’accusation portée contre lui : Québec, à savoir : Les jurés de notre Dame la reine déclarent, sur leur serment, que Joseph Letellier, de la paroisse de Lotbinière, cultivateur, dans le comté de Lotbinière, n’ayant point la crainte de Dieu, mais obéissant aux inspirations du démon, a, le 24 septembre 1851, dans la quatorzième année du règne de Notre Souveraine Dame Victoria, par violence et avec un bâton, dans la paroisse susdite, dans le susdit comté, commis félonieusement avec malice et préméditation, un meurtre sur la personne d’Aglaé Larose, contre la paix de Dieu et de notre Dame la Reine, sa couronne et sa dignité. À cette accusation il a plaidé non coupable et s’en est rapporté à la décision de Dieu et de son pays que vous représentez. Votre devoir est donc de vous enquérir s’il est coupable ou non du crime de félonie dont il est accusé. Écoutez maintenant les témoignages.
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Pendant cette procédure empreinte d’une triste solennité, et presque lugubre comme les préludes de l’échafaud, une sensation pénible oppressa bien des âmes dans cette foule compacte qui voulait voir comment un accusé arrive à être convaincu et un crime, puni, par la prudence et la sagesse des lois. L’avocat de la Couronne s’adressant aux petits jurés, leur fit avec un soin méticuleux le récit du meurtre commis il y avait vingt ans, par le prisonnier à la barre, et l’audition des témoins commença. Picounoc, c’est-à-dire Pierre-Enoch St-Pierre entra dans la « boîte » et jura, sur les Saints-Évangiles, de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. À sa vue, il y eut un long chuchotement dans l’auditoire.
Joseph Letellier, levez la main. Prisonnier, regardez les jurés, jurés regardez, le prisonnier, vous qui êtes assermentés, et écoutez l’accusation portée contre lui : Québec, à savoir : Les jurés de notre Dame la reine déclarent, sur leur serment, que Joseph Letellier, de la paroisse de Lotbinière, cultivateur, dans le comté de Lotbinière, n’ayant point la crainte de Dieu, mais obéissant aux inspirations du démon, a, le 24 septembre 1851, dans la quatorzième année du règne de Notre Souveraine Dame Victoria, par violence et avec un bâton, dans la paroisse susdite, dans le susdit comté, commis félonieusement avec malice et préméditation, un meurtre sur la personne d’Aglaé Larose, contre la paix de Dieu et de notre Dame la Reine, sa couronne et sa dignité. À cette accusation il a plaidé non coupable et s’en est rapporté à la décision de Dieu et de son pays que vous représentez. Votre devoir est donc de vous enquérir s’il est coupable ou non du crime de félonie dont il est accusé. Écoutez maintenant les témoignages.
Pendant cette procédure empreinte d’une triste solennité, et presque lugubre comme les préludes de l’échafaud, une sensation pénible
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oppressa bien des âmes dans cette foule compacte qui voulait voir comment un accusé arrive à être convaincu et un crime, puni, par la prudence et la sagesse des lois. L’avocat de la Couronne s’adressant aux petits jurés, leur fit avec un soin méticuleux le récit du meurtre commis il y avait vingt ans, par le prisonnier à la barre, et l’audition des témoins commença. Picounoc, c’est-à-dire Pierre-Enoch St-Pierre entra dans la « boîte » et jura, sur les Saints-Évangiles, de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. À sa vue, il y eut un long chuchotement dans l’auditoire.
— Silence ! cria l’huissier.
Picounoc fit un suprême effort pour retenir son audace qui tombait, et paraître tout à fait rassuré. Les yeux de la foule qui venaient de se fixer sur lui le brûlaient. Il courba la tête comme pour se recueillir. Il déclina son nom et ses prénoms.
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— Oui, monsieur, c’est Joseph Letellier.
— Vous connaissiez mieux encore Aglaé Larose sa victime ?
— Aglaé Larose était ma femme bien-aimée, répondit le témoin, en poussant un soupir.
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Aglaé Larose était ma femme bien-aimée, répondit le témoin, en poussant un soupir.
— Voulez-vous raconter à la Cour ce qui s’est passé dans la soirée du 24 septembre 1851, en rapport avec la cause actuelle.
— Il y a déjà longtemps, reprit Picounoc en relevant hypocritement un visage attristé, il y a déjà longtemps que cette soirée fatale est passée, mais je m’en souviendrai toujours. On m’avait dit que Letellier aimait ma femme ; elle-même m’avoua qu’il la poursuivait de ses assiduités, et la menaçait même de sa vengeance si elle demeurait toujours aussi insensible. J’avertis Letellier, en ami — car nous étions intimes — de respecter ma femme. Il me répliqua que ce qu’il avait dit à Aglaé n’était que du badinage. La chose en demeura là pendant quelque temps. Je surveillai les démarches et les regards de l’accusé, et je m’aperçus bien qu’il n’avait pas renoncé à ses coupables espérances. Mais j’étais sans inquiétude, car la vertu d’Aglaé m’était connue. Cependant Aglaé paraissait triste depuis quelques jours. À la remarque que je lui fis à ce sujet, elle se mit à pleurer, se jeta dans mes bras et me dit :
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j’ai peur de Djos — c’est ainsi qu’on appelait Joseph Letellier — il a juré qu’il me tuerait… Je la consolai de mon mieux et lui répondis que ses craintes étaient vaines… que Djos n’était ni si méchant, ni si amoureux d’elle qu’elle le pensait… Cela se passait sept ou huit jours avant la fête de l’église. La veille de la fête de l’église, au soir, ma femme me demanda d’aller avec elle au jardin pour cueillir des pommes. Nous partîmes tous les deux, laissant, pour cinq minutes, notre petite fille seule dans son berceau. Rendus au jardin, nous nous dirigeâmes vers le meilleur pommier, et j’en secouai les branches pour faire tomber les pommes les plus mûres. Ma femme se mit à genoux à terre pour les ramasser à mesure que j’agitais l’arbre. Pendant qu’elle était ainsi penchée, et que j’étais occupé à secouer le pommier, l’accusé s’avança, un rondin à la main. Je ne le vis qu’au moment où, le bras levé, il abattait son bâton sur la tête de ma pauvre femme… Je poussai un cri, mais il était trop tard. Je reconnus bien Letellier ; je l’appelai par son nom, mais il était loin déjà. Je me précipitai au secours de ma femme ; elle n’avait plus besoin de secours, elle était morte. Le bâton lui avait fracassé le crâne.
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Ce récit court, succinct et net, gagna à Picounoc les sympathies générales de l’assemblée, et des regards de haine se dirigèrent dès lors vers l’accusé. Mais ce n’était pas tout, il fallait répondre aux transquestions, et les transquestions sont des écueils où viennent souvent faire naufrage la fourberie et la mauvaise foi.
— Vous avez dit, commença Victor, qu’on vous avait informé des empressements de l’accusé auprès de la défunte, nommez donc quelqu’un de ceux qui alors vous ont donné ces renseignements.
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— Environ neuf heures du soir.
— Et quand le meurtre a eu lieu ?
— Environ une vingtaine de minutes plus tard.
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Environ une vingtaine de minutes plus tard.
— Faisait-il noir ?
— Oui, passablement.
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— C’est lui, ou c’en est un pareil : mais il n’était pas attaché comme ça par une lisière de papier.
— A-t-il été longtemps allumé ?
— Pas bien longtemps, dix ou quinze minutes peut-être, je ne me rappelle pas au juste.
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peut-être, je ne me rappelle pas au juste.
— L’aviez-vous allumé avant de sortir de la maison ?
— Oui, du moins je le crois.
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— Avait-elle un chapeau ?
— Non.
— Ne lui avez-vous pas recommandé de se couvrir la tête de son châle, à cause du serein ?
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couvrir la tête de son châle, à cause du serein ?
— Non, puisqu’elle n’avait point de châle.
— Vous deviez épouser prochainement madame Letellier qui se croyait veuve ?
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— Je n’ai pas remarqué le jour où j’ai commencé à l’aimer.
— N’avez-vous pas souvent dit à l’accusé… Djos, ta femme est légère… ou Djos, défie toi de ta femme ? ou quelque chose comme cela ?
— Je ne pense pas…
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Je ne pense pas…
— Ne lui avez-vous pas dit que vous vous feriez aimer de sa femme, si vous le vouliez ?
— Je ne lui ai jamais parlé de cela.
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— Et vous avez envoyé Geneviève porter votre lettre ?
— Oui.
— Au nom de qui écriviez-vous ?
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Au nom de qui écriviez-vous ?
— En mon nom, je suppose… C’est-à-dire, c’est ma fille…
— Entendons-nous. Est-ce vous ou votre fille qui avez écrit ?
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— A-t-elle signé son nom ou le vôtre ?
— Le mien… le sien !… Je n’en sais rien, je ne sais pas lire.
— Et vous savez mentir ! grommela Victor. C’est bien ; vous pouvez vous retirer.C’
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est bien ; vous pouvez vous retirer.
Picounoc poussa un soupir de soulagement. Il promena son regard dans la salle et toutes les figures parurent lui sourire. Charlot Grismouche fut appelé et assermenté.
— Vous connaissez le prisonnier à la barre ? demanda l’avocat de la couronne.
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— Vous a-t-il parlé de l’affaire du 24 septembre 1851 ?
— Nous avions sablé quelques coups ensemble et nous avions la langue déliée ; nous nous vantâmes d’avoir fait quelques bons coups dans notre vie. Il dit, lui, qu’il en avait fait un, il y a une vingtaine d’années, et qu’il l’avait bien regretté, parce que cela l’avait obligé de fuir et de se faire passer pour mort. Sollicité par nos questions il avoua qu’il avait tué une femme qu’il aimait beaucoup : Ne parlez de rien, ajouta-t-il, j’espère que l’affaire est oubliée et qu’on me laissera en paix.
Transquestionné, il dit que la femme à laquelle
Transquestionné, il dit que la femme à laquelle l’accusé avait fait allusion se nommait Aglaé. La transquestion tournait contre l’accusé. Le témoignage de Robert Picouille fut le même que celui de son ami. Les deux rusés compères s’étaient fort bien entendus. La Couronne fit entendre plusieurs autres témoins pour faire éclater les vertus civiques et les qualités du citoyen Picounoc. L’un d’eux poussa la bonne volonté jusqu’à déclarer qu’il était grandement question de l’élire marguillier à la Noël prochaine. D’autres vinrent déclarer qu’ils avaient entendu dire que l’accusé aimait Aglaé la femme de Picounoc ; mais aucun ne put, toutefois, citer un seul fait à l’appui de ces on-dit. D’après tous ces témoignages explicites et formels, il était difficile de croire à l’innocence de l’accusé. Aussi, malgré son apparence honnête et paisible, commença-t-il à perdre les sympathies du publique. Pendant les dépositions des témoins il fronça souvent les sourcils, comme un homme qui sent la colère bouillonner au fond de son âme : il sourit aussi par fois, mais avec amertume. La défense fit comparaître ses témoins à son tour.
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l’accusé avait fait allusion se nommait Aglaé. La transquestion tournait contre l’accusé. Le témoignage de Robert Picouille fut le même que celui de son ami. Les deux rusés compères s’étaient fort bien entendus. La Couronne fit entendre plusieurs autres témoins pour faire éclater les vertus civiques et les qualités du citoyen Picounoc. L’un d’eux poussa la bonne volonté jusqu’à déclarer qu’il était grandement question de l’élire marguillier à la Noël prochaine. D’autres vinrent déclarer qu’ils avaient entendu dire que l’accusé aimait Aglaé la femme de Picounoc ; mais aucun ne put, toutefois, citer un seul fait à l’appui de ces on-dit. D’après tous ces témoignages explicites et formels, il était difficile de croire à l’innocence de l’accusé. Aussi, malgré son apparence honnête et paisible, commença-t-il à perdre les sympathies du publique. Pendant les dépositions des témoins il fronça souvent les sourcils, comme un homme qui sent la colère bouillonner au fond de son âme : il sourit aussi par fois, mais avec amertume. La défense fit comparaître ses témoins à son tour.
L’ex-élève fut entendu le premier.
— L’accusateur et l’accusé sont mes amis du jeune âge, dit-il.
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L’accusateur et l’accusé sont mes amis du jeune âge, dit-il.
— Il n’y a pas d’accusateur, reprit le juge, M. Saint-Pierre n’est que témoin, et la cause est celle de la Couronne.
— Monsieur Pierre-Enoch Saint-Pierre, répliqua l’ex-élève, a été maudit de son père, qui avait été maudit du sien aussi lui.
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— C’est en ma présence que Picounoc — pardon ! que M. Saint-Pierre…
On se mit à rire, mais le formidable « Silence ! » éclata derechef.
— C’est en ma présence, reprit l’ex-élève, que Saint-Pierre a été maudit de son père, il y a vingt-deux ans de cela. Plus tard
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un peu je le rencontrai ; il me dit qu’il se mariait et qu’il n’aimait pas sa fiancée, mais qu’il se laissait faire parce qu’elle possédait une belle propriété. Je le blâmai. Il répliqua : Tiens ! je n’ai pas de secret pour toi ! j’ai aimé, j’aime et j’aimerai toujours. Celle que j’aime, tu la connais, c’est Noémie. Elle est la femme d’un autre. Eh bien ! puisque de ce côté le bonheur m’est ravi, je n’estime plus les femmes que d’après leur dot, et je voudrais devenir veuf tous les ans pour me remarier toujours avec des filles avantageuses.
— Si tu parlais sérieusement, que je lui répliquai, j’irais de ce pas avertir ta fiancée : Je suis sérieux, qu’il me répond, je suis un maudit et le fils d’un maudit, donc il faut que je fasse mon œuvre.
Ces premières paroles du témoin à décharge bouleversèrent profondément la salle toute entière, et les idées les plus opposées jaillirent tout à coup de partout : Quel est le monstre ? quel est le martyre ? est-ce l’accusé ? est-ce l’accusateur ? se demandait-on avec effroi. Et l’on cherchait à deviner, sur les traits impassibles de Letellier et sur la figure hypocrite de Picounoc, le secret de ce mystère.
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L’ex-élève continua : Je prévins la défunte, et j’avertis aussi l’accusé, car de ce moment je perdis toute confiance en Picounoc, — pardon ! en Saint-Pierre — mais ni Aglaé Larose, ni Joseph Letellier ne s’occupèrent de mes avis. Je partis pour l’ouest quelque temps après le meurtre d’Aglaé. Je savais bien que Letellier était accusé de ce meurtre ; mais j’ai toujours pensé qu’il y avait une ruse en cette affaire, et quoique ne m’expliquant pas la fuite ou la mort de Djos Letellier je ne le croyais pas coupable. Un jour, il y a trois mois de cela environ, nous étions réunis, sauvages et trappeurs, dans une petite chapelle, au fort Providence, sur le lac des Esclaves. Le grand-trappeur arriva. Nous le connaissions tous comme chasseur et l’aimions beaucoup, mais nous ne savions ni son nom véritable, ni d’où il venait. Jamais il n’avait voulu desserrer les dents à ce sujet. Ce grand-trappeur d’alors, c’est l’accusé d’aujourd’hui. Moi je me mets à parler de Lotbinière, à propos du vieux chef des Couteaux-jaunes, le Hibou-blanc, qui venait de se trahir et de s’avouer Canadien renégat, autrefois instituteur. Ce misérable s’appelait Racette de son vrai nom, et il avait bien maltraité, quand il faisait l’école, mon ami Djos Letellier. Là-dessus je chante pouille au vieux renégat, et je ne sais comment, mais j’arrive à dire : Pauvre Djos ! s’il n’avait pas eu tant d’ennemis, il serait encore heureux, son enfant ne serait pas orphelin — tous les yeux se braquèrent sur le jeune avocat — et sa femme ne serait pas veuve, sa femme ne serait pas veuve, remarquez bien cela !
L’ex-élève continua : Je prévins la défunte, et j’avertis aussi l’accusé, car de ce moment je perdis toute confiance en Picounoc, — pardon ! en Saint-Pierre — mais ni Aglaé Larose, ni Joseph Letellier ne s’occupèrent de mes avis. Je partis pour l’ouest quelque temps après le meurtre d’Aglaé. Je savais bien que Letellier était accusé de ce meurtre ; mais j’ai toujours pensé qu’il y avait une ruse en cette affaire, et quoique ne m’expliquant pas la fuite ou la mort de Djos Letellier je ne le croyais pas coupable. Un jour, il y a trois mois de cela environ, nous étions réunis, sauvages et trappeurs, dans une petite chapelle, au fort Providence, sur le lac des Esclaves. Le grand-trappeur arriva. Nous le connaissions tous comme chasseur et l’aimions beaucoup, mais nous ne savions ni son nom véritable, ni d’où il venait. Jamais il n’avait voulu desserrer les dents à ce sujet. Ce grand-trappeur d’alors, c’est l’accusé d’aujourd’hui. Moi je me mets à parler de Lotbinière, à propos du vieux chef des Couteaux-jaunes, le Hibou-blanc, qui venait de se trahir et de s’avouer Canadien renégat, autrefois instituteur. Ce misérable s’appelait Racette de son vrai nom, et il avait bien maltraité,
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quand il faisait l’école, mon ami Djos Letellier. Là-dessus je chante pouille au vieux renégat, et je ne sais comment, mais j’arrive à dire : Pauvre Djos ! s’il n’avait pas eu tant d’ennemis, il serait encore heureux, son enfant ne serait pas orphelin — tous les yeux se braquèrent sur le jeune avocat — et sa femme ne serait pas veuve, sa femme ne serait pas veuve, remarquez bien cela !
— Sa femme veuve ? me dit le grand-trappeur qui pleurait.
— Et oui, depuis vingt ans.
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— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrie le grand-trappeur en tombant à genoux.
— Le missionnaire lui demande ce qu’il a. Il pleurait comme une Madelaine, et criait : Noémie ! Noémie, pardon !… ah ! je n’ai pas tué ma femme !… mon Dieu, soyez béni !…
— Toutes ces choses me sont bien restées dans la tête, allez ! ça m’a fait assez d’impression. Et tout le monde pleurait dans la chapelle…
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Toutes ces choses me sont bien restées dans la tête, allez ! ça m’a fait assez d’impression. Et tout le monde pleurait dans la chapelle…
Et dans la cour aussi, pendant cette rapide et pittoresque esquisse du témoin, bien des gens s’essuyaient furtivement les yeux.
— Voilà, votre honneur, une lettre du missionnaire du fort Providence qui confirme le récit du témoin, dit le jeune avocat, et il déposa sur la table, parmi d’autres documents, la lettre que le juge fit lire de suite.
— Alors poursuivit l’ex-élève, je revins de suite au pays avec le grand-trappeur, pour éclaircir cette triste et inexplicable affaire. Comme je l’ai dit, dans mon témoignage, hier, j’ai fait croire à Picounoc que Geneviève la folle pourrait peut-être nous être plus utile qu’il ne le croyait. Et Geneviève a été empoisonnée quelques jours après. Dans son délire elle a parlé de fanal, de chandelle et de cheminée… J’ai compris que cela avait rapport au meurtre d’Aglaé, et je me suis mis à chercher. J’ai fouillé partout. À la fin, derrière la cheminée du hangar de Picou… pardon ! de M. Saint-Pierre, j’ai trouvé le fanal que voici.
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Je ne sais pas ce qu’il va dire, par exemple, ce fanal…
La cour éclata de rire malgré la solennité de la circonstance.
Transquestionné. — L’accusé a avoué, en votre présence, qu’il a tué Aglaé Larose, la femme de Saint-Pierre ?
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— Qui a conseillé à l’accusé de revenir au pays ?
— Personne. Il s’est dit comme ça : Puisque c’est la femme de Picounoc que j’ai tuée, j’ai été le jouet et l’instrument d’un grand scélérat ; allons à la grâce de Dieu : il faut que la clarté se fasse… Et nous sommes partis tous deux.
La fortune inconstante allait tourner encore, et l’accusé apparaissait déjà, aux yeux de plusieurs, avec l’auréole du martyre. Madame Letellier fut appelée. Elle parut vêtue de noir et voilée ; mais, pour rendre témoignage, elle rejeta en arrière les replis de deuil de son grand voile, et sa douce figure fit entrer la
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compassion dans les cœurs. Victor laissa à son adjoint la tâche délicate d’interroger Noémie.
— Je suis la femme de l’accusée, dit-elle d’une voix émue.
— Après une année de bonheur, madame, votre mari ne vous a-t-il pas rendue malheureuse en se laissant aller à la jalousie.
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— M. Saint-Pierre était son plus intime ami.
— Avez-vous connaissance qu’on l’ait averti de se défier de son ami ?
— M. Paul Hamel l’en a averti en ma présence…
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M. Paul Hamel l’en a averti en ma présence…
— Et votre mari a-t-il profité de cet avertissement ?
— Il a répondu à Paul Hamel que c’était probablement le dépit qui le faisait parler ainsi, parce qu’il ne pouvait pas avoir en mariage Emmélie la sœur de Saint-Pierre.
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Il y eut un murmure approbateur dans la salle.
— Où étiez-vous le soir du meurtre ?
— À l’église.
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l’église.
— Savez-vous comment le meurtre a eu lieu ?
— Oui… mon mari m’a tout expliqué.
— Racontez fidèlement, s’il vous plaît ?
Le silence, déjà profond, se fit encore plus absolu ; chacun retenait son souffle pour ne rien perdre de ce récit nouveau.
— Ce fut Saint-Pierre qui alluma la jalousie dans le cœur de mon mari, en lui disant, à chaque instant, que j’étais légère et oublieuse de mes devoirs. D’abord, mon mari n’en crut rien ; mais il m’observa davantage et interpréta mal mes actions les plus innocentes. Il devint véritablement jaloux sans que j’eusse la plus légère faute à me reprocher, Dieu le sait. Quand Saint-Pierre le jugea assez prévenu, il lui jura que je serais à lui-même Saint-Pierre quand il le voudrait, et, la veille de la fête de l’église, quand je fus partie pour aller à confesse, il vint de nouveau trouver mon mari et lui dit : Rends-toi ce soir, vers neuf heures, dans mon jardin, et cache-toi bien, tu verras si je suis un menteur. Mon mari répliqua : Ma femme est à l’église. — C’est pour mieux te tromper, répondit Saint-Pierre. — Elle
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n’aurait pas mis, pour aller courir dans les jardins, le beau châle que je lui ai acheté dernièrement, observa mon mari. — Pour aller au rendez-vous, on ne se fait jamais trop belle, reprit Saint-Pierre. Mon mari, tout bouleversé, se rendit dans le jardin, il prit un rondin sur un tas de bois que Saint-Pierre lui avait montré, comme par hasard, un peu auparavant, et se cacha sous les arbres. L’obscurité se répandit. Alors il entendit venir quelqu’un, et vit deux personnes s’avancer vers la barrière. Quand elles furent entrées, il entendit Saint-Pierre s’écrier : je t’aime !… et la femme qui l’accompagnait poussa un soupir. Au bout d’un instant Saint-Pierre dit : Asseyons-nous ici, ma douce Noémie — comme s’il m’eut parlé — puis, il ajouta d’autres paroles encore… et embrassa sa femme… Il fit brûler une allumette exprès pour se faire voir. Alors mon mari qui se tenait tout près, un bâton à la main, aperçut une femme, la tête penchée sur l’épaule de Saint-Pierre, et enveloppée presqu’entièrement dans un châle absolument pareil au mien. Il fut trompé par ce vêtement ; il crut que j’étais infidèle, et il voulut me tuer… et il aurait eu raison, si…
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Mais, épuisée par ce long effort, madame Letellier s’affaissa tout à coup et fondit en larmes. On lui apporta un peu de vin et d’eau, et, quand elle se fut remise, on continua à recevoir son témoignage. Picounoc apparaissait déjà comme le plus rusé des monstres.
— Vous avez eu dernièrement la visite d’une dame Gagnon ?
— Oui, monsieur.
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— Mon fils disait : Il y a quelque chose cependant qui va embarrasser Picounoc, et qu’il expliquera difficilement : c’est le châle.
— Madame Gagnon parut surprise un peu : Est-ce qu’il l’a détruit ce châle ? demanda mon fils. — Je n’en sais rien, répondit-elle. — Ensuite elle se reprit : Il ne m’en a jamais parlé, ajouta-t-elle : Mon fils se leva vivement, ouvrit ma commode : — Il ne l’a pas détruit, madame, le voici, dit-il, et il déplia le châle que j’avais pris pour aller à l’église, le soir du meurtre… Madame Gagnon demeura un instant sans parler, puis elle dit en balbutiant : N’est-ce pas celui de votre mère ?
— Étiez-vous l’amie de la défunte Aglaé ?
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vous l’amie de la défunte Aglaé ?
— Oui.
— Vous a-t-elle jamais dit que votre mari l’importunait de ses assiduités ?
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— Si ce châle devait servir à induire mon mari en erreur, il a dû être tenu caché.
— C’est tout, madame, vous pouvez vous retirer.
Le médecin Noël Dubois fut cité à son tour. Il dit qu’un jour, pendant que penché sur le berceau de l’enfant du prisonnier, il regardait,
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en causant avec la mère, la petite créature, le prisonnier entra subitement, et, se montrant animé de la plus sotte jalousie, l’accabla d’injures et l’appela séducteur de femme. Il dit aussi que l’accusé passait pour bien jaloux…
Madame Gagnon comparut. Elle arriva escortée de deux hommes de police, car elle était prisonnière depuis la veille. Elle regarda l’assistance d’une façon suppliante, car elle n’avait encore rien perdu de son hypocrisie. Vieille, laide, rousse et l’air bégueule, elle ne pouvait compter que sur son mérite pour s’attirer les cœurs.
— Votre nom, madame ? demanda Victor.
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— Depuis quand êtes-vous dans la paroisse de Lotbinière ?
— Depuis un mois et demi environ.
— Vous avez été chez madame Letellier, il y a quelques jours, pourquoi ?
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Vous avez été chez madame Letellier, il y a quelques jours, pourquoi ?
— Pour la consoler de ses peines…
— Vous avez regardé un châle assez joli et bien conservé que l’on vous a montré alors ?
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— Et qui vous a dit que les deux châles étaient pareils ?
— Personne.
— Vous l’avez deviné ?…
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Vous l’avez deviné ?…
La vieille ne voulut plus ajouter un mot. De guerre lasse on dut l’éloigner. Plusieurs témoins vinrent déclarer que Letellier s’était presque tout à coup montré terriblement jaloux. Puis vint Angèle Mercier, femme de Noé Delorme. Elle déclara que lorsqu’elle était enfant, Picounoc la payait pour lui faire dire qu’elle portait des billets doux de la part de madame Letellier au docteur et de la part du docteur à madame Letellier, et pour lui faire dire aussi à Joseph Letellier qu’il allait, lui Picounoc, en cachette voir Noémie ; que tout cela était faux…
La malice hypocrite de Picounoc se dessinait peu à peu, mais sûrement. On voyait un rayon d’espoir briller sur le front du prisonnier. François Bernier, de Sainte-Croix, suivit. Il dit que le soir du meurtre de la femme de Saint-Pierre, il avait ramassé un fanal, dans le jardin, et qu’il l’avait donné à Geneviève, une espèce de folle qui demeurait la plupart du temps dans le voisinage. C’est tout ce qu’il savait. Vint ensuite le tour de la petite José Antoine — Héloïse Hamel — qui
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était gardienne chez Letellier, le soir du meurtre, pendant l’absence de Noémie.
— Vous étiez gardienne chez Letellier, le soir du meurtre ?
— Oui, monsieur.
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— Madame Letellier m’avait demandé pour avoir soin de son enfant, pendant qu’elle irait à confesse. Je berçais le petit sur mes genoux — Plusieurs sourirent en regardant le petit qui était maintenant le beau grand garçon qu’on appelait M. l’avocat Victor — Je berçais le petit sur mes genoux, continua le témoin. Tout à coup, vers neuf heures ou neuf heures et demie, M. Letellier entre. Il était affreusement changé. Il s’approche de l’enfant, le regarde en pleurant, le prend dans ses bras, l’embrasse plusieurs fois, et me le rend en disant : Aies-en bien soin… car il n’a plus de mère !
— Sa mère est allée à confesse, que je réponds, il la verra demain.
— Elle ne reviendra plus, je l’ai tuée, qu’il dit d’une voix à faire peur,… et moi, qu’il ajoute, vous ne me reverrez jamais… Et il sortit pour ne plus revenir. J’avais peur. J’ai couru avertir le monde.
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Elle ne reviendra plus, je l’ai tuée, qu’il dit d’une voix à faire peur,… et moi, qu’il ajoute, vous ne me reverrez jamais… Et il sortit pour ne plus revenir. J’avais peur. J’ai couru avertir le monde.
Le témoignage naïf et concluant de la petite gardienne fut corroboré par ceux à qui en effet, le soir du meurtre, elle alla annoncer la nouvelle de la mort de Madame Letellier.
Le marchand bossu de Sainte-Emmélie, prisonnier aussi lui, fut questionné à son tour.
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— Je n’ai pas remarqué ce détail.
— Vous l’avez lue cette lettre ?
Oui.
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Oui.
— Y avait-il plus d’une page d’écriture ?
— Je ne puis le dire.
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— Comme de raison.
— Voici, votre honneur, dit le jeune avocat, s’adressant au juge, la déposition certifiée de Mademoiselle Marguerite Saint-Pierre au sujet de cette lettre. Mademoiselle Saint-Pierre est malade et n’a pu venir à la cour.
— Mon père m’a dit d’envoyer à M. Chèvrefils, par Geneviève, une lettre qui se trouvait sur la table dans la salle. Comme j’éprouvais quelque répugnance à obéir, mon père ouvrit la lettre et, me montrant les quatre pages toutes blanches, il me dit : Tu vois que ce n’est pas compromettant. Il n’y avait pas un
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mot d’écriture en effet. Je mis mon nom, entrelacé avec celui, de Victor, sur le coin d’une page, et je remis la lettre à Geneviève qui partit pour ne plus revenir…
marguerite saint-pierre.
Assermentée devant moi
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— Avez-vous vu le prisonnier chez vous ?
— Non, jamais à ma connaissance.
— Connaissez-vous Charlot Grismouche et Robert Picouille,
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deux des témoins entendus en cette cause ?
— Je les ai bien connus autrefois.
— Sont-ils parmi les personnes que vous voyez ici dans ce groupe ?
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— Les croiriez-vous sous serment ?
— Non.
Les deux compères gagnèrent la porte instinctivement. Le jeune avocat fit remarquer au juge que ces hommes étaient peut-être venus ici déguisés pour tromper le tribunal, et qu’il était expédient de vérifier la chose. Alors un huissier s’approcha d’eux et s’aperçut qu’en effet ils étaient affublés de perruques et de fausses
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barbes… Ils furent sommés d’enlever ces masques. Le vieux Asselin les regarda fixement pendant quelques minutes :
— Oh ! oh ! je vous reconnais, dit-il… Charlot Grismouche et Robert Picouille ! deux voleurs de profession !… Vous n’étiez pas comme cela, non plus, cependant, quand vous êtes venus à Montréal…
Les vieux scélérats voulurent s’échapper, mais ils s’aperçurent que certains hommes de police ont le poignet fort. Alors se voyant perdus, ils se prirent à rire :
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— Et de la belle encore ! ajouta Charlot…
— Pourquoi agissiez-vous ainsi demanda le juge sévèrement ?
— Charlot se frotta le pouce et l’index comme un homme qui fait glisser des pièces blanches.
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fait glisser des pièces blanches.
Le juge se leva plein d’indignation…
— Et qui vous a payés ? demanda-t-il.
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— Chèvrefils, c’est un nom de guerre répondit Victor, ou plutôt c’est un masque.
Charlot poussa Robert du coude :
— Le jeune avocat a éventé la mèche, mon vieux… je gage qu’il a eu un tête à tête avec Paméla…
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Le jeune avocat a éventé la mèche, mon vieux… je gage qu’il a eu un tête à tête avec Paméla…
— Fini le bossu ! fini ! répondit Robert. Il va danser au bout de la corde…
— Quel est le nom de M. Chèvrefils ? demanda le juge.
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Deux voix crièrent à la fois : Ferron ! c’étaient Picounoc et l’accusé.
Quand l’émoi fut un peu apaisé, l’interrogatoire continua.
— Connaissez-
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vous la femme Gagnon qui vient de donner son témoignage devant l’honorable cour ? demanda Victor à Asselin.
— Oui.
— Est-elle digne de foi ?
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— Toi ici ! dit-elle.
— Pour te confondre, misérable ! répondit le vieillard d’une voix sourde et terrible.
— Reconduisez cette femme en prison ! ordonna le juge.
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Reconduisez cette femme en prison ! ordonna le juge.
— Il reste un dernier témoignage, reprit Victor, qui sait si la pauvre folle lâchement assassinée ne parlera pas du fond de sa tombe. Voici le document qu’elle nous a laissé. Il est scellé, et il ne doit pas l’être par un simple caprice d’une imagination malade. Si votre honneur le permet, je romps l’enveloppe.
Sur un signe du juge, le papier fut coupé et la petite porte du fanal s’ouvrit. Il n’y avait rien dedans qu’un petit bout de chandelle. Le fanal passa de main en main. Personne n’y trouva rien d’extraordinaire d’abord. Tout à coup le jeune avocat s’écria d’un air de triomphe en levant les mains au ciel :
— À quoi tient donc l’intelligence, la science et l’esprit, si une pauvre folle trouve d’un coup ce que nous cherchons, si longtemps ! La chandelle de ce fanal n’a jamais été allumée !…
Pendant une minute l’huissier fut impuissant à contenir l’émotion de la foule. Ce simple oubli du meurtrier allait le confondre
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à jamais. En examinant le revers de papier qui entourait le fanal, on aperçut quelques lignes d’écriture, et voici ce qu’on lut :
 
« Picounoc ment quand il dit qu’il s’est servi de son fanal pour s’éclairer ; il doit mentir aussi quand il accuse Djos du meurtre d’Aglaé. Si Djos revient cela pourra le sauver.
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— Pauvre Geneviève ! soupira Victor en essuyant une larme. Pauvre Geneviève ! fit, comme un écho, la voix émue du prisonnier. Et une émotion profonde s’empara de toute l’assistance.
L’avocat de la couronne fit son plaidoyer. Il remémora d’une manière nette, précise, sans passion et sans faiblesse tous les faits que l’on sait déjà. Mais son argumentation parut faible, car tous les témoins à charge venaient d’être convaincus de parjure ou de malhonnêteté. Picounoc seul restait debout, mais sa version du meurtre ne semblait plus naturelle et vraie comme en premier lieu.
— Cependant, conclut le procureur, la société attend de vous le salut, messieurs les jurés, si vous laissez le crime impuni, par compassion ou
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par faiblesse, vous sapez les fondements de l’édifice social, et nul n’est à l’abri de la malice des méchants. Si vous croyez, devant Dieu, que l’accusé soit coupable, et que, plus rusé que son ennemi, il ait réussi à déjouer la justice, vous devez le condamner sans merci, car l’hypocrisie augmente la grandeur d’une faute ; si, au contraire, vous êtes d’avis qu’il est accusé injustement, et qu’il a été amené à commettre ce meurtre par un concours de circonstances qui l’excusent, vous devez l’acquitter. Si vous avez des doutes, donnez à l’accusé le bénéfice de ces doutes ; car il vaut mieux pardonner à tous les coupables que faire périr un innocent.
 
 
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Victor se leva au milieu d’un silence presque redoutable. Il était pâle et un léger tremblement agitait tout son être. C’était la première fois qu’il plaidait en cour criminelle, et dans quelle circonstance, grand Dieu ! La vie de son père et l’honneur de sa famille pouvaient dépendre de son plus ou moins d’éloquence et d’habileté. Il sentait que le prisonnier le regardait avec plus de crainte encore que d’affection.
— Messieurs les jurés, commença-t-il, vous avez à juger une des causes les plus étonnantesétonna
=== no match ===
ntes qui aient jamais été soumises au tribunal des hommes. Aurai-je assez d’habileté pour vous l’exposer clairement, assez de prudence pour ne rien omettre d’utile, assez de science pour la bien discuter, assez de forces pour en faire jaillir la glorification de la justice ? Ah ! si je n’étais soutenu que par l’appât de l’or ou la soif de la gloire, je pourrais défaillir, et je mériterais de succomber ; mais j’ai pour aiguillonner mon courage l’amour de la justice et le dévouement filial.
— Messieurs les jurés, reportez un instant vos regards en arrière ; tournez vos souvenirs vers Lotbinière, la paroisse de l’accusé ; remontez d’une vingtaine d’années le cours de la vie ! Voyez-vous sur ce coteau de Saint-Eustache, cette grande maison blanche, au milieu des arbres qui l’ombragent ? Là habitent le bonheur et la paix. Joseph Letellier et Noémie, sa femme jeune et belle, coulent des jours heureux dans la crainte du Seigneur. Leur maison, comme leur cœur, est ouverte à tout le monde, et les amis sont nombreux. Mais entre tous, celui qui partage le plus souvent la joie des jeunes époux, c’est un voisin, un camarade de l’accusé ; c’est l’ami intime à qui l’on se confie avec le plus de confiance et d’abandon. Mais Noémie est belle, et le voisin est voluptueux. Noémie est vertueuse et le voisin est sans pudeur. Un homme qui se sent brûlé d’une flamme honteuse est un homme voué à toutes les infamies, s’il n’a pas la crainte de Dieu. Ce voisin se laisse donc entraîner sur la pente fatale, et il porte un œil de convoitise sur la femme de son ami. De ce moment l’amitié est finie et l’ami, condamné. L’amitié est remplacée par l’hypocrisie, et l’ami, abusé chaque jour. Par une combinaison diabolique on appelle le mensonge au secours de la volupté, et la femme pure et sainte est accusée auprès de son mari. Les calomnies répétées éveillent la jalousie dans le cœur du mari qui se croit trompé, et la jalousie couvre d’un nuage toujours menaçant la maison jusqu’alors pleine de sérénité. Un jour, enfin, l’accusé trop confiant dans l’ami qui l’abuse, aveuglé de plus en plus, s’imaginant avoir sous les yeux sa femme infidèle, oublieuse de ses devoirs les plus sacrés et de la foi jurée, entre dans une de ces colères qui rugissent à bon droit dans les profondeurs d’un cœur honnête, quand un mari croit voir se consommer sa honte. Il était armé, il frappa… Il frappa et s’enfuit… Il entra dans sa maison en pleurant… Mais écoutez plutôt le témoignage naïf de la petite fille qui gardait, ce soir-là, l’enfant de Noémie : J’étais gardienne chez Letellier le soir du meurtre. J’avais alors douze ans. Madame Letellier m’avait demandé d’avoir soin de son enfant pendant qu’elle irait à confesse. Je berçais le petit sur mes genoux. Tout à coup, vers les neuf heures ou neuf heures et demie, M. Letellier entre. Il était affreusement changé. Il s’approche de l’enfant, le regarde en pleurant, le prend dans ses bras, l’embrasse et me le rend en disant : Aies-en bien soin… car il n’a plus de mère.
— Sa mère est allée à confesse, que je réponds, et il la verra demain. — Elle ne reviendra plus ! je l’ai tuée, qu’il dit d’une voix à faire peur… et moi, ajoute-t-il, vous ne me reverrez jamais…