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Credo, et trois Pater supplémentaires. Puis, un peu calmée, j’appelai d’une voix soumise : « César !... Mon César chéri !... Mon beau César !... Tu sais ?... Je suis l’ange Raphaël !... » Ah ! je t’en fiche ! César trouvait incompréhensible ma présence à cette heure tardive dans le jardin, toute seule sur une gymnastique. Pourquoi n’étais-je pas au réfectoire ?

Il grognait, ce pauvre César. Et en effet je me sentis faim. Je commençais à trouver cela injuste.

C’est vrai que j’avais eu tort de prendre le shako du soldat ; mais c’était lui qui avait commencé. Pourquoi avait-il jeté son shako ? Et, mon imagination aidant, je finissais par me trouver martyre : on m’abandonnait au chien qui allait me manger. J’avais peur des morts qui étaient derrière moi. On le savait bien que j’avais peur. J’étais délicate de la poitrine et on me livrait méchamment aux morsures du froid, sans défense. Et je pensais à mère Sainte-Sophie qui ne m’aimait plus et qui m’abandonnait si cruellement.

Alors, à plat ventre sur la poutrelle, je me livrai à un désespoir fou, appelant maman, mon père, mère Sainte-Sophie, sanglotant, voulant mourir tout de suite...

Dans l’accalmie d’un sanglot, j’entendis mon nom prononcé. Mon nom en appel doux. Je me dressai et, perçant la pénombre, j’entrevis ma chérie, mère Sainte-Sophie. Elle était là, l’adorée petite sainte ; elle n’avait pas quitté l’enfant rebelle. Cachée derrière la statue de saint Augustin, elle priait, attendant la fin de cette crise que dans sa simplesse elle avait trouvée dangereuse pour ma raison, pour mon salut peut-être.

Elle avait renvoyé tout le monde. Elle était restée seule. Et elle non plus n’avait pas dîné.