« L’Énigme de Charleroi/02 » : différence entre les versions

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L’INSTRUCTION GÉNÉRALE
du 25 Août 1914
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chère au général Joffre : un front sensiblement en ligne droite de La Fère à Vouziers-Verdun ; et, en retour d’angle, sur l’Oise et l’Escaut, une force de manœuvre destinée à prendre l’ennemi de flanc.)
 
D’ailleurs, voici la manœuvre elle-même : elle éclaire, à son tour, les positions sur le terrain.
 
4° ''A l’extrême-gauche : entre Picquigny et la mer, un barrage sera terni sur la Somme par les divisions territoriales du Nord ayant comme réserve la 61e61{{e}} et la 62e62{{e}} divisions de réserve''.
 
(Ces troupes surveillent l’ennemi : on ne leur demande pas autre chose. Il est de toute évidence qu’on les garde pour les circonstances ultérieures, puisqu’on met en arrière les deux élémens les plus robustes, la 61e61{{e}} et la 62e62{{e}} divisions de réserve. Nous allons voir pourquoi on les garde.)
 
5° ''Le corps de cavalerie sur l’Authie, prêt à suivre le mouvement en avant de l’extrême-gauche''.
 
(Ceci, c’est la manœuvre proprement dite, en un mot, le mouvement. Le corps de cavalerie, comme c’est son rôle, y prendra part, mais seulement quand tout sera prêt ; et c’est pourquoi on le tient en réserve, je dirai presque : on le cache, sur l’Authie.)
 
6° ''En avant d’Amiens, entre Domart-en-Panthieu et Corbie ou, en arrière de la Somme, entre Picquigny et Villers-Bretonneux'', UN NOUVEAU GROUPEMENT DE FORCES ''constitué par des élémens transportés en chemin de fer (7e7{{e}} corps, 4 divisions de réserve et peut-être un autre corps d’année actif), est groupé du 27 août au 2 septembre''.
 
''Ce groupement sera prêt à passer à l’offensive en direction générale Saint-Pol-Arras ou Arras-Bapaume''.
 
(Nous tenons la clef de toute la combinaison. Voici donc pourquoi on masse des troupes dans l’attente et un peu loin de l’ennemi jusque derrière l’Authie ; voici donc la raison de cette attente de cinq jours, et de cet échelonnement de nos forces du Nord le long des routes par où descend l’armée allemande ; voici le pourquoi de ces contre-attaques « courtes et violentes » : l’objet de cet ensemble de mesures est d’attirer l’ennemi et de le faire glisser dans le piège. Car cette manœuvre n’est pas sans analogie avec celle de la Trouée de Charmes. Elle vient de la même inspiration classique : une bataille de front s’accompagnant d’une surprise de flanc. Et ce qui est le plus singulier, c’est que, précisément à cause de cette simplicité
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classique, les Allemands, pas plus à l’Ouest qu’à l’Est, ne comprendront et ne se méfieront.
 
Un « groupement nouveau » sera donc constitué, soit en avant d’Amiens, soit, plus au Sud, derrière la Somme, et ce groupement sera l’arme de manœuvre du général Joffre. Il aura pour mission précise de tomber sur le flanc de l’ennemi en marche pour amorcer la grande bataille qui devra être livrée dans cette région, toutes forces réunies.
 
Or, le groupement ainsi constitué est celui dont le général Maunoury prend le commandement : c’est LA 6e6{{e}} ARMEE. La manœuvre de flanc qui lui est prescrite dans le Nord est précisément celle qu’elle accomplira, un peu plus tard, sur l’Ourcq.
 
Remarquez la souplesse de la dernière indication : « l’offensive se fera soit sur la ligne Arras-Bapaume » (si l’ennemi s’est engagé plus au Sud) « ''soit'' sur la ligne Saint-Pol-Arras » (s’il a calé ses forces et s’est consolidé avant de reprendre la marche sur Paris). On ne pouvait croire qu’il serait assez fou pour se précipiter dans la nasse sans laisser le moindre répit à ses troupes : il était sage de prévoir l’éventualité d’une attaque plus au Nord si l’ennemi ne se trouvait pas encore engagé trop loin vers le Sud.
 
Tout le plan repose, comme on le voit, sur la constitution d’une nouvelle armée de l’Ouest.
 
Quels élémens composeront cette nouvelle armée ? D’ores et déjà, ils sont énumérés : c’est ''le 7e7{{e}} corps'', à savoir celui qui jusqu’ici a opéré à Mulhouse : cette mesure amène forcément la dislocation de l’armée d’Alsace. D’ailleurs, le plan d’offensive par l’Alsace n’est plus applicable : pourquoi s’entêter à garder, dans cette région, de gros effectifs quand des troupes moins nombreuses suffisent ? Douloureux sacrifice, certes ! Mais les nécessités stratégiques priment tout. Joffre ne voit que le but qu’il s’est proposé pour le bien du pays.
 
''Quatre divisions de réserve'' : deux d’entre elles viennent, avec le 7e7{{e}} corps, de Belfort et du front d’Alsace.
 
Les deux autres, nous les connaissons : ce sont celles qui viennent de l’armée de Lorraine, commandée jusqu’au 25 août par le général Maunoury, ''la 55e55{{e}} et la 56e56{{e}} divisions de réserve'' : celles-là il faut les arracher à leur beau succès d’Etain, dans la Woëvre. Autre sacrifice ! L’armée de Lorraine, ayant mis en fuite l’aile gaucho de l’armée du Kronprinz dans les journées du
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24 et du 25 août, ne demandait qu’à continuer...continuer… Mais, ''dans la nuit du 25 au 26'', le général Maunoury reçoit l’ordre de rompre le combat et de se rendre, toutes affaires cessantes, avec son état-major à Montdidier ; il est nommé au commandement de la nouvelle armée en formation sur la Somme et qui s’appellera la 6e6{{e}} armée <ref> Voir ''Histoire illustrée de la Guerre de 1914'', t. , V, p. 204.</ref> !
 
''Un autre corps actif'' est désigné également. Il arrivera pour la bataille de l’Ourcq : c’est le 4e4{{e}} corps (général Boëlle).
 
A peine besoin d’insister : le dessin de la bataille de la Marne est fixé dès lors : le chef et les troupes se rendent sur le terrain.)
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7° ''L’armée W (britannique) en arrière de la Somme, de Bray-sur-Somme à Ham, prête à se porter soit vers le Nord sur Bertincourt, soit vers l’Est sur Le Catelet''.
 
(L’armée britannique sera, comme on le voit, appuyée et encadrée par les 5e5{{e}} et 6e6{{e}} armées. C’est la position qu’elle gardera jusqu’au 5 septembre, époque à laquelle elle se sentira assez reconstituée pour rentrer en ligne.)
 
8° ''La 5e5{{e}} armée aura le gros de ses forces dans la région Vermand-Saint-Quentin-Moy (front offensif)'' POUR DEBOUCHER EN DIRECTION GENERALE DE BOUAIN ; ''sa droite tenant la ligne La Fère-Laon-Craonne-Saint-Erme''.
 
(Ce paragraphe précise le lieu de la future bataille de front qui sera complétée par la manœuvre de flanc prescrite ci-dessus ; l’objectif général est Bohain. Elle s’adosse sur une position géographique de la plus haute importance, à savoir : le massif de Laon-Saint-Gobain.
 
La 5e5{{e}} armée, à peine entamée par la bataille de Charleroi, aura la mission, en s’appuyant sur ce massif, de mener l’offensive droit au Nord, tandis que le « nouveau groupement » rabattra les forces allemandes en marchant dans la direction de l’Est ou du Nord-Est avec objectif général soit Saint-Pol-Arras, soit Arras-Bapaume. Le terrain ainsi choisi présenterait un double avantage : défendre une position qui apparaîtra de plus en plus,
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dans la suite, comme la clef de la guerre et, en empêchant l’ennemi d’y pénétrer, protéger Paris. Car le massif de Saint-Gobain est, comme toute notre histoire le prouve, le boulevard de la capitale.)
 
Le reste de la bataille se développera, pour ainsi dire, autour de ce gond.
 
9° ''4e4{{e}} armée : en arrière de l’Aisne, sur le front Guignicourt-Vonziers ou, en cas d’impossibilité, sur le front Berry-au-Bac-Reims-Montagne-de-Reims, en se réservant toujours les moyens de prendre l’offensive face au Nord''.
 
10° ''3e3{{e}} armée : appuyant sa droite à la place de Verdun et sa gauche au défilé de Grandpré ou à Varennes-Sainte-Menehould''.
 
(Ainsi se trouve établi, dans ses lignes définitives, le dispositif en angle ouvert, qui, — à proximité encore de la frontière Nord-Ouest, mais avec la ressource d’un recul nouveau en cas de nécessité absolue, — doit rendre toute son élasticité offensive à l’armée française.
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Depuis de longues années, les études du grand état-major ont porté sur cette région de l’Aisne-Goucy-Saint-Gobain. Il n’est pas un des recoins de cette « petite Suisse » qui n’ait été reconnu et fouillé. Chaque année, les chefs qualifiés répétaient, jusqu’à la satiété, la bataille de Craonne ou la bataille de Laon de l’empereur Napoléon, ou bien les batailles qui, pendant l’invasion de 1814, avaient défendu le sol national, soit sur la ligne de l’Aisne, soit sur la ligne de la Marne, soit même sur la ligne de la Seine. L’heure est venue d’appliquer ces leçons.
 
Deux manœuvres sont laissées à l’initiative des commandemens particuliers, selon l’enchaînement des circonstances : ou la ligne frontale se relèvera jusqu’à Guignicourt-Vouziers-Stenay s’appuyant en arrière sur Verdun, ou bien, l’ennemi ayant pénétré plus avant, elle s’appuiera sur Reims-Montagne-de-Reims-Sainte-Menehould : on voit comme la bataille oscille déjà, dans la pensée du chef, entre l’Aisne et la Marne. Cependant, le 25 août, le commandement français n’a pas encore admis comme inéluctable la seconde hypothèse ; il n’a pas encore « réalisé, » dans son esprit, une si cruelle nécessité.)
 
11° ''Toutes les positions indiquées devront être organisées avec le plus grand soin de manière à pouvoir offrir le maximum de résistance à l’ennemi''.
 
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ON PARTIRA DE CETTE SITUATION POUR LE MOUVEMENT OFFENSIF.
 
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Ce paragraphe résume et confirme l’ensemble de cette belle conception militaire conçue et élaborée en quelques heures, dans l’émotion des instans les plus terribles qu’ait jamais subis peut-être un chef d’armée.)
 
Cependant, les autres armées, les armées de l’Est, ont aussi un rôle à jouer dans cette vigoureuse reprise. Ce rôle est déterminé en ces termes dans la dépêche initiale du 24 : «... tandis que les autres armées contiendront l’ennemi ; » il prend la forme d’un ordre militaire dans les trois paragraphes qui terminent l’Instruction générale :
 
12° ''Les 1re et 2e2{{e}} armées continueront à maintenir les forces ennemies qui leur sont opposées. En cas de repli forcé, elles auront comme zone d’action'' :
 
''2e2{{e}} armée : Entre la route Frouard-Toul-Vaucouleurs (inclus) et la route Bayon-Charmes-Mirecourt-Vittel-Clefmont (inclus)''.
 
''1re armée : Au sud de la route Chatel-Dompaire-Lamarche-Montigny-le-Roi (inclus)''.
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Le 25 à vingt-deux heures, on n’est pas encore assuré du succès au seuil de la Trouée de Charmes. Quoi qu’il arrive de ce côté, on prévoit tout, même la défaite, on accepte tout, même le recul, pourvu qu’on tienne. Ce recul, s’il doit se produire, on le détermine dans ses lignes générales, de telle sorte que toutes les armées de la France se rassemblent et fassent bloc,
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les armées de l’Est venant caler les armées de l’Ouest pour s’établir, ''en dernière extrémité'', l’une, la 2e2{{e}} armée, sur la haute Meuse au sud de Vaucouleurs, l’autre, la 1re armée, venant s’adosser contre le plateau de Langres.
 
Mais, maintenant, de toutes façons, c’est à l’Ouest que la partie se joue. La bataille qu’il faut gagner pour le salut de la France, c’est celle que prépare l’Instruction générale du 25 août. Elle résultera de la manœuvre qui dispose nos armées en une figure articulée et qui surprendra l’ennemi à la fois par une offensive de front et par une action imprévue des lignes extérieures.)
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L’ensemble des mesures et des décisions édictées dans la « Note aux armées » du 24 août et « l’Instruction générale » du 25, l’une d’ordre tactique et l’autre d’ordre stratégique, fait un tout qui se tient solidement.
 
L’interprétation que nous avons essayé d’en donner en les appliquant simplement a la réalité, suffit pour indiquer leurs caractères : décision, fermeté, lumière, bon sens ! Ces deux ordres sont marqués au sceau des qualités françaises ; la méthode est purement cartésienne. Une trame forte et robuste, une forme élégante et claire, la belle ordonnance qui préside à la construction et au moindre détail, cette pensée qui éclaire les points les plus mystérieux de la situation présente et qui illumine les perspectives de l’avenir, cette puissance d’intuition qui pénètre et qui crée, je ne sais quelle modération et quelle modestie au moment où il s’agit d’ébranler des masses aussi formidables, tout contribue à élever ces deux pièces, et la secondé surtout, au niveau des plus beaux morceaux de l’art. Si le génie militaire est, comme on l’a dit, l’expression suprême de la civilisation d’un peuple, rien ne prouve mieux la pénétration, la rectitude et l’autorité du génie français.
 
Résumons en deux mots leur sens profond : la bataille de Charleroi étant perdue et la retraite ayant commencé, cette retraite se transforme, par la volonté du chef, en une manœuvre qui s’achemine vers la bataille de la Marne.
 
 
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<center> VII. — LA BATAILLE DE CHARLEROI DANS SES RAPPORTS AVEC LA BATAILLE DES FRONTIÈRES.</center>
 
Nous ne devons pas achever cet exposé succinct, sans essayer d’indiquer dans quelles conditions les combats de la Sambre se rattachent à la première phase de la Bataille des Frontières.
 
Selon le plan français, cette première phase avait pour objet une offensive générale et combinée de toutes nos armées pour pénétrer, le plus tôt possible, en territoire allemand. L’opération principale, qui débouchait par l’Alsace et la Lorraine, la droite au Rhin, devait être secondée par une manœuvre d’appui à travers les Ardennes. En cas de succès, on s’assurait, dès l’abord, le gage des provinces annexées ; on entravait le mouvement des armées allemandes par la Belgique en menaçant leurs derrières ; de toutes façons, on protégeait Nancy et on s’opposait à la menace d’enveloppement ennemi par la Trouée de Charmes.
 
En tant qu’offensive, cette conception a échoué ; en tant que défensive, elle a réussi.
 
Toute l’histoire militaire le prouve, la Lorraine est un mauvais terrain pour une attaque se portant de France en Allemagne. Si le commandement français débouchait par là, c’est qu’il ne pouvait pas faire autrement : résolu qu’il était à ne pas violer la neutralité belge, il n’avait pas d’autre porte d’entrée sur le territoire ennemi.
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Les Allemands, grâce à leur préparation formidable, nous repoussèrent à Morhange et à Sarrebourg. Mais ils furent arrêtés, à leur tour, à la Trouée de Charmes, sur la Mortagne et au Grand Couronné. Le résultat stratégique, dans l’Est, fut en quelque sorte « partie nulle ; » ce front se stabilisa promptement.
 
Quelle est, d’autre part, la conception allemande, en considérant l’ensemble du front occidental ? Ouvrir, sur nos frontières, une tenaille immense comportant : 1° une branche gauche menaçant Nancy et la Trouée de Charmes ; 2° une branche droite plus puissante et de plus longue portée, traversant la Belgique pour atteindre la mer et se rabattre sur la Manie et la Seine ; 3° une articulation, formée par les armées du Centre et dus Ardennes, ayant pour mission d’assener le coup décisif en débouchant sur Verdun. On sait toute l’importance
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qui, dans ce plan, est attribuée à la branche de la tenaille qui opère en Belgique. Mais il faut reconnaître que, si elle est la partie la plus solide, c’est elle qui court les plus grands risques. Un succès des armées françaises dans les Ardennes et dans l’Est la scinderait par la base.
 
Or, voici ce qui se passe entre le 20 et le 25 août. Les armées allemandes de l’Est, victorieuses en Lorraine, sont arrêtées devant la Trouée de Charmes ; les armées allemandes refoulent dans les Ardennes les armées françaises, mais sont dans la nécessité de livrer une seconde bataille sur la Meuse ; les armées allemandes sont victorieuses dans la région de la Sambre, mais elles ne peuvent pas mener à bien le grand mouvement tournant : malgré la puissance de la droite allemande, elle n’a su ni détruire ni couper, ni envelopper les armées qui lui sont opposées. Son incontestable victoire n’est pas décisive.
 
 
Dans ces conditions, et étant donnée la situation de l’armée française et de l’armée allemande, quelles résolutions avaient-elles à prendre l’une et l’autre ?
 
L’armée française luttait désormais pour la défense du territoire. Mais Joffre, en raison du besoin d’équilibre qui était dans sa nature, prenait aussitôt le parti de transporter ses forces de l’Est, dont il n’avait plus le même besoin en Lorraine, pour les opposer aux forces allemandes le menaçant à l’Ouest. Puisque la première épreuve ne répondait pas à ses espérances, ''il modifiait son plan comme il modifiait sa tactique'' et, avec une souplesse remarquable, il tirait immédiatement de la guerre la leçon qu’elle venait de lui donner si rudement.
 
Les Allemands devaient-ils agir de même, avaient-ils à persévérer dans la tactique des attaques brusquées et dans la stratégie de la tenaille ? Ils avaient réussi : avaient-ils suffisamment réussi ?
 
Nous emprunterons la réponse à un document allemand du plus haut intérêt et que nous avons déjà cité : c’est un voyage d’état-major allemand remontant à 1906, mais corrigé et mis au point en 1911 par de Moltke le jeune, et consacré à l’étude d’une guerre contre la France, comportant à la fois une manœuvre de gauche par la Lorraine et une manœuvre de droite par la Belgique : les conditions offrent donc une très grande analogie avec celles qui se sont produites en août 1914. Or,
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l’opinion émise par le rédacteur de ce ''Kriegspiel'' (sans doute Moltke lui-même) est la suivante : en raison de la difficulté du terrain, les batailles livrées sur la frontière lorraine aboutiront probablement à une sorte de partie nulle. S’il en est ainsi, le critique du ''Kriegspiel'' exprime l’avis formel que le commandement allemand ne doit pas hésiter à renoncer immédiatement à son offensive par la Belgique, pour ramener ses forces en Lorraine et briser, à tout prix, la résistance française dans cette région. Voici le texte : « Le résultat des opérations dans l’Est n’étant pas décisif, et l’anéantissement de forces ennemies importantes n’étant obtenu d’aucun côté, la possibilité d’y arriver existe pour les Allemands, ''d’une seule façon'' : une fois ''l’offensive française au Sud-Est de Metz reconnue'', — ce qui se produit assez tôt, — il serait très facile d’attaquer cette armée principale en enveloppant ''son aile gauche'' et de la battre complètement. Mais, pour cela, ''il faut renoncer à la conversion excentrique par la Belgique'' et concentrer toutes les forces dans la direction du Sud-Ouest (c’est-à-dire de la Lorraine, Sud-Ouest pour l’Allemagne). Il est vrai qu’il est difficile de se débarrasser d’une idée, une fois qu’elle est adoptée, et de jeter par-dessus bord tout un plan d’opérations quand on voit que les prévisions sur lesquelles il était conçu ne se réalisent pas...pas… » Donc, Moltke conseille de renoncer au mouvement tournant par la Belgique, si la manœuvre de la tenaille par l’Est ne réussit pas du premier coup.
 
La raison de cet avis saute aux yeux. Notre force de l’Est, si elle n’est pas écrasée, est une menace constante pour les communications allemandes. Verdun est, comme nous l’avons dit, une dent enfoncée dans les chairs d’une invasion allemande en Belgique et en France. Un jour ou l’autre, pour réussir, il faudrait arracher cette dent : le plus tôt est le meilleur. Les Allemands se décideront à y revenir un jour, mais ce sera trop tard.
 
Tel était le sage conseil que de Moltke se donnait à lui-même, comme critique d’un thème de manœuvre. Mais, dans la réalité et quand il fut au fait et au prendre, il ne sut ou ne put le suivre. S’il ne le fit pas, s’il ne renonça pas immédiatement à « la conversion excentrique par la Belgique, » ce n’est pas seulement « parce qu’il est difficile de jeter par-dessus bord tout un plan d’opérations en cours d’exécution, » c’est aussi et
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c’est surtout parce que les choses étaient engagées de telle sorte que les armées allemandes, lancées à la poursuite des armées alliées, ne pouvaient plus « se décrocher. »
 
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Au début, Joffre, soucieux de maintenir intacte sa force de l’Est, autant pour seconder sa propre manœuvre en Alsace et en Lorraine que pour protéger le territoire national, attend jusqu’au 15 août pour apprendre, par les faits, de quel côté débouchera la principale offensive allemande. Dès le 15, l’affaire de Dinant le met en éveil et, quoique le mouvement allemand ait attendu le 19 pour se produire, il renforce son aile gauche et la porte résolument sur la Sambre. Le grand mouvement s’étant produit le 19, il jette ses armées du centre et ses armées de l’Est sur le flanc de l’adversaire. Par suite du retard de certains de ses élémens, sa manœuvre est un peu courte. D’ailleurs, elle se heurte à la prodigieuse préparation allemande. L’ennemi saisit l’initiative et gagne la victoire dans la région de la Sambre.
 
Cependant, les armées allemandes, happées en pleine marche, sont arrêtées ; elles n’atteignent pas la mer ; elles ne réussissent pas l’enveloppement ; elles sont entraînées dans le couloir où le commandement français les surveille et les escorte jusqu’au jour où il les écrasera par l’intervention des lignes extérieures.
 
En plus, l’effort de nos armées dans l’Est n’a pas été inutile : la bataille de la Trouée de Charmes a arrêté l’autre branche de la tenaille. Enfin, dans les Ardennes, les deux armées du kronprinz et du duc de Wurtemberg, d’abord victorieuses, seront obligées de livrer, les 27 et 28 août, la bataille de la Meuse qui leur enlèvera le principal bénéfice de leur premier succès. Partout les forces allemandes sont contenues et, malgré les apparences, la victoire reste en suspens.
 
Du côté allemand, trois grandes batailles gagnées ont donné l’illusion d’une réussite complète. Les conceptions de Schlieffen-triomphent. Cependant un frottement très sensible altère déjà
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le jeu du puissant mécanisme : le mouvement par l’aile gauche est manque, le centre n’a pas donné tout ce qu’on attendait de lui et, tandis que la branche droite de la tenaille s’avance pour l’encerclement, elle s’agite dans le vide, puisque la branche gauche s’est arrêtée, impuissante, aux approchés de la Trouée de Charmes.
 
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La manœuvre stratégique qui mettra en œuvre, de part et d’autre, plusieurs centaines de mille hommes aura-t-elle pour fin une bataille gigantesque à laquelle participeront la grande majorité des troupes actives des deux adversaires, ou bien les forces opposées, en raison même de leur grandeur, se fractionneront-elles en groupes stratégiques distincts ? En un mot, la décision sera-t-elle obtenue par une bataille unique, gigantesque, livrée sous l’impulsion immédiate du commandant en chef, ou, au contraire, sera-t-elle la résultante d’une série de batailles partielles livrées par des groupes d’opérations reliés stratégiquement mais non tactiquement ? (C’est évidemment vers le premier système qu’à la suite de Schlieffen s’était engagé l’état-major allemand.)
 
En fait, continue l’écrivain militaire, l’assaillant sera toujours entraîné à étendre beaucoup son front. par le désir d’envelopper une des ailes du défenseur ; il s’efforcera de réaliser l’enveloppement stratégique qui promet une victoire plus fructueuse, attendu qu’on domine, même avant la bataille, une partie des routes de retraite de l’adversaire et qu’on prépare, en outre, l’enveloppement tactique. L’assaillant s’étendant pour envelopper, le défenseur fera de même pour échapper à l’enveloppement et contraindra, par suite, l’assaillant à s’étendre davantage encore. Mais, à prendre ainsi un front très
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étendu, ''l’assaillant s’expose à voir ses dispositions ruinées de fond en comble, bouleversées par une contre-attaque adverse énergique''...
 
 
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Il faut bien avouer que le maréchal von der Goltz (qui commandait) nous stupéfia en étendant aussi démesurément qu’il le fit le front de son armée. On s’étonnait déjà de voir sa division de couverture dispersée sur une ligne de 35 à 45 kilomètres ; mais on fut plus surpris encore lorsque l’armée bleue, composée de deux corps d’armée et d’une division de cavalerie, accepta la bataille sur un front de 40 kilomètres et ''essaya d’envelopper à la fois les deux ailes d’un ennemi presque d’égale force''. Heureusement pour von der Goltz, il ne se trouvait pas de Napoléon en face de lui...lui… Sur la frontière française, longue de 250 kilomètres seulement, on ne pourrait déployer que six corps d’armée. On revient alors à ce dilemme : ou la tactique (Repington prend ce mot dans son sens le plus large) employée aux manœuvres ne sera pas appliquée dans une guerre contre la France, ou le front de déploiement des années allemandes ''empiétera sur le territoire des neutres''.
 
 
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Les régions d’attaque les plus probables sont, pour les Allemands, celle qui s’étend au nord de Verdun et celle qui, simultanément, se développe entre Toul et Épinal. Au nord de Verdun, ''ils tenteront'' un mouvement enveloppant auquel ils n’ont renoncé en aucune manière ; entre Toul et Épinal, ''ils prépareront'' une attaque destinée à rompre notre front.
 
L’attaque d’aile sera, comme par le passé, montée d’avance. Même, on en augmentera l’envergure de manière à agir vite en escomptant certains facteurs moraux...moraux… Comme la place de Verdun augmente, dans des proportions considérables, la capacité de
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résistance de l’aile gauche française, en lui procurant un point d’appui de premier ordre, on tournera cet obstacle en faisant passer au Nord (c’est-à-dire par la Belgique) et tout à fait en dehors du rayon d’action du camp retranché, la masse de manœuvre précédée d’une force importante de cavaliers.
 
Si l’opération réussit, la victoire complète et la désorganisation de l’ennemi en seront les conséquences...conséquences… Et si les deux attaques réussissent simultanément, on obtiendra un véritable encerclement de l’adversaire qui subira, de ce fait, un désastre total...total…
 
Mais ''il faut penser tout de suite à la défectuosité du système ; on va courir deux lièvres à la fois ; on va étendre le front ; on a, en quelque sorte, deux idées préconçues au lieu d’une seule''. La théorie de Bernhardi (c’est-à-dire du mouvement tournant par une seule aile) semble plus nette, moins dangereuse dans sa brutale simplicité...simplicité…
 
 
Voilà des jugemens clairs et marqués au coin du bon sens. Confirmés par l’appréciation de de Moltke lui-même, ils jugent préventivement la conception ''géniale'' dont la révélation avait poussé l’empereur Guillaume à déclarer la guerre et à commencer par l’attentat contre la Belgique. Ces critiques ont prévu les faits ; les faits s’y sont exactement conformés. Les conceptions de Schlieffen, par leur immense envergure, ont permis à l’adversaire de s’échapper et aboutiront fatalement à une « contre-attaque » qui sera la bataille de la Marne.
 
Joffre la décide et la prépare dès le 25 août.
 
La première partie de la Bataille des Frontières, si elle a ruiné son plan offensif, lui a révélé celui de l’ennemi. Il ne s’entête pas à raccommoder son propre système ; il prend ses dispositions pour tirer parti des défectuosités de l’autre. L’ennemi avait tous les avantages : préparation, armement, initiative, surprise. Joffre les lui arrache par ses nouvelles instructions tactiques et stratégiques, dictées en pleine bataille. Schlieffen avait dit : « Une manœuvre d’enveloppement et d’écrasement est nécessaire pour en finir d’un seul coup et afin d’éviter la guerre d’épuisement. » Bernhardi avait dit : « Les armées modernes trouveront leur tombeau dans les tranchées. » Or, Joffre a échappé à la destruction soudaine ; et, après avoir battu les armées allemandes, il les jettera dans les tranchées. En un mot, il prend l’avantage sur l’ennemi par une sage exploitation des fautes de celui-ci. Une fois sur le terrain, l’intelligence française, le caractère français, montrent ce qu’ils sont.
 
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Deux méthodes sont en présence. Le commandement allemand se complaît dans les magnifiques hypothèses ; le commandement français s’attache aux réalités. Le commandement allemand prétend briser toutes les résistances, même celles de la nature, de la morale, de la raison ; le commandement français prend son point d’appui sur la droiture, le bon sens, l’expérience. Le commandement allemand voit grand ; le commandement français voit juste.
 
Ainsi s’opposent, dès les premiers engagemens de la grande guerre, dès le premier acte de la Bataille des Frontières, deux natures d’esprit, deux tempéramens, deux races. Chez l’Allemand, l’imagination énorme, emphatique et dépouillée de scrupules ; chez le Français, la pondération mesurée et réglée, se surveillant et se corrigeant elle-même. Deux hommes représentent les deux types : l’empereur Guillaume et le général Joffre.
 
Que Guillaume se réjouisse ! La bataille de Charleroi lui livre la Belgique et lui ouvre les portes de la France. Mais qu’il prenne garde ! elle lui assure l’inimitié implacable de l’Angleterre et ameutera contre lui la haine et le mépris de l’univers. La Bataille de Charleroi recueille les fruits d’une longue préparation et d’une atroce perfidie ; cette fortune est assurée aux armes allemandes dès le 25 août. Mais elles trouvent, dans cette même journée, leur borne ; car, dès le 25 août, Joffre a dicté la double et admirable instruction qui prépare le « rétablissement » des armées françaises et le retour de la fortune dans le camp où l’honneur et la sagesse se sont réfugiés.
 
Ainsi se dégage, dès la première heure, la philosophie de la guerre, la philosophie de toutes les guerres et de toutes les actions humaines. La force matérielle n’obtient que des succès éphémères ; ils s’épuisent comme elle. Seules les forces morales ont l’âme et le souffle : elles ont l’haleine longue et la vie dure. L’Allemagne est victorieuse, — mais sa défaite prochaine est incluse dans sa victoire : tel est le résultat et telle est la leçon de la « Bataille de Charleroi. »
 
 
G. HANOTAUX.
 
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