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{{titreTitre|L’Éclat d'obus|[[Maurice Leblanc]]|L’Éclat d'obus|19151916}}
<br/><br/><br/>
 
* '''Première Partie'''
<div class='text'>
** [[L’Éclat d'obus - I.1|Chapitre 1 - Un crime a été commis]]
** [[L’Éclat d'obus - I.2|Chapitre 2 - La chambre close]]
** [[L’Éclat d'obus - I.3|Chapitre 3 - Ordre de mobilisation]]
** [[L’Éclat d'obus - I.4|Chapitre 4 - Une lettre d’Elisabeth]]
** [[L’Éclat d'obus - I.5|Chapitre 5 - La paysanne de Corvigny]]
** [[L’Éclat d'obus - I.6|Chapitre 6 - Ce que Paul vit au château d’Ornequin]]
** [[L’Éclat d'obus - I.7|Chapitre 7 - H. E. R. M.]]
** [[L’Éclat d'obus - I.8|Chapitre 8 - Le journal d’Elisabeth]]
** [[L’Éclat d'obus - I.9|Chapitre 9 - Fils d’empereur]]
** [[L’Éclat d'obus - I.10|Chapitre 10 - 75 ou 155 ?]]
<br />
* '''Deuxieme Partie'''
** [[L’Éclat d'obus - II.1|Chapitre 1 - Yser… misère]]
** [[L’Éclat d'obus - II.2|Chapitre 2 - Le major Hermann]]
** [[L’Éclat d'obus - II.3|Chapitre 3 - La maison du passeur]]
** [[L’Éclat d'obus - II.4|Chapitre 4 - Un chef-d’œuvre de la kultur]]
** [[L’Éclat d'obus - II.5|Chapitre 5 - Le prince Conrad s’amuse]]
** [[L’Éclat d'obus - II.6|Chapitre 6 - La lutte impossible]]
** [[L’Éclat d'obus - II.7|Chapitre 7 - La loi du vainqueur]]
** [[L’Éclat d'obus - II.8|Chapitre 8 - L’éperon 132]]
** [[L’Éclat d'obus - II.9|Chapitre 9 - Hohenzollern]]
** [[L’Éclat d'obus - II.10|Chapitre 10 - Deux exécutions]]
 
PREMIERE PARTIE
 
</div><br />
CHAPITRE 1
[[Catégorie:1916|L’Éclat d'obus]]
 
Un crime a été commis
 
— Si je vous disais que je me suis trouvé en face de
lui, jadis, sur le territoire même de la France! Elisabeth regarda Paul Delroze avec l’expression de tendresse d’une jeune mariée pour qui le moindre moi de
celui qu’elle aime est un sujet d’émerveillement.
— Vous avez vu Guillaume II en France? dit-elle.
— De mes yeux vu, et sans qu’il me soit possible
d’oublier une seule des circonstances qui ont marqué
cette rencontre. Et cependant il y a bien longtemps... Il
parlait avec une gravité soudaine, et comme si l’évocation de ce souvenir eût éveillé en lui les pensées les
plus pénibles. Elisabeth lui dit:
— Racontez-moi cela, Paul, voulez-vous?
— Je vous le raconterai, fit-il. D’ailleurs, bien que je
ne fusse encore qu’un enfant à cette époque, l’incident
est mêlé de façon si tragique à ma vie elle-même que
je ne pourrais pas ne pas vous le confier en tous ses
détails. Ils descendirent. Le train s’était arrêté en gare
de Corvigny, station terminus de la ligne d’intérêt local
qui part du chef-lieu, atteint la vallée du Liseron et
aboutit, six lieues avant la frontière, au pied de la petite
cité lorraine que Vauban entoura, dit-il en ses Mémoires, « des plus parfaites demi-lunes qui se puissent imaginer ». La gare présentait une animation extrême. Il y
avait beaucoup de soldats et un grand nombre d’officiers. Une multitude de voyageurs, familles bourgeoises, paysans, ouvriers, baigneurs des villes d’eaux voisines que desservait Corvigny, attendaient sur le quai, au
milieu d’un entassement de colis, le départ du prochain
convoi pour le chef-lieu.
C’était le dernier jeudi de juillet, le jeudi qui précéda la mobilisation. Elisabeth se serra anxieusement
contre son mari.
 
— Oh! Paul, dit-elle en frissonnant, pourvu qu’il n’y
ait pas la guerre!...
— La guerre! En voilà une idée!
— Pourtant, tous ces gens qui s’en vont, toutes ces
familles qui s’éloignent de la frontière...
— Cela ne prouve pas...
— Non, mais vous avez bien lu dans le journal tout à
l’heure. Les nouvelles sont très mauvaises. L’Allemagne se prépare. Elle a tout combiné... Ah! Paul, si nous
étions séparés!... et puis, que je ne sache plus rien de
vous... et puis, que vous soyez blessé... et puis... Il lui
pressa la main.
— N’ayez pas peur, Elisabeth. Rien de tout cela
n’arrivera. Pour qu’il y ait la guerre, il faut que
quelqu’un la déclare. Or quel est le fou, le criminel
odieux, qui oserait prendre cette décision abominable?
— Je n’ai pas peur, dit-elle, et je suis même sûre
que je serais très brave si vous deviez partir. Seulement... seulement, ce serait plus cruel pour nous que
pour beaucoup d’autres. Pensez donc, mon chéri, nous
ne sommes mariés que de ce matin. A l’évocation de ce
mariage si récent, et où il y avait de telles promesses de
joie profonde et durable, son joli visage blond qu’illuminait une auréole de boucles dorées souriait déjà du
sourire le plus confiant, et elle murmura:
 
— Mariés de ce matin, Paul... Alors, vous comprenez, ma provision de bonheur n’est pas bien lourde. Il
y eut un mouvement dans la foule. Tout le monde se
groupait autour de la sortie. C’était un général, accompagné de deux officiers supérieurs, qui se dirigeait vers
la cour où l’attendait une automobile. On entendit une
musique militaire; dans l’avenue de la gare passait un
bataillon de chasseurs à pied. Puis ce fut, conduit par
des artilleurs, un attelage de seize chevaux qui traînait
une énorme pièce dont la silhouette, malgré la pesanteur de l’affût, semblait légère grâce à l’extrême longueur du canon. Et un troupeau de boeufs suivit. Les
deux sacs de voyage à la main, Paul, qui n’avait pas
trouvé d’employé, demeurait sur le trottoir, lorsqu’un
homme guêtre de cuir, habillé d’une culotte de velours
gros vert et d’un veston de chasse à boutons de corne,
s’approcha de lui, et ôtant sa casquette:
— Monsieur Paul Delroze, n’est-ce pas? Je suis le
garde du château... Il avait une figure énergique et
franche, à la peau durcie par le soleil et par le froid,
des cheveux déjà gris, et cet air un peu rude qu’ont
certains vieux serviteurs à qui leur place laisse une
complète indépendance. Depuis dix-sept ans, il habitait et régissait pour le comte d’Andeville, père d’Elisabeth, le vaste domaine d’Ornequin, au-dessus de Corvigny.
— Ah! c’est vous, Jérôme, s’écria Paul. Très bien. Je
vois que vous avez reçu la lettre du comte d’Andeville.
Nos domestiques sont arrivés?
— Tous les trois de ce matin, monsieur, et ils nous
ont aidés, ma femme et moi, à mettre un peu d’ordre
dans le château pour recevoir monsieur et madame. Il
salua de nouveau Elisabeth qui lui dit:
— Vous me reconnaissez donc, Jérôme? Il y a si
longtemps que je ne suis venue!
— Mademoiselle Elisabeth avait quatre ans. Ç’a été
un deuil pour ma femme et pour moi quand nous
avons su que mademoiselle ne reviendrait pas au château... ni M. le comte, à cause de sa pauvre femme
défunte. Et ainsi M. le comte ne fera pas un petit tour
par ici cette année?
— Non, Jérôme, je ne le crois pas. Malgré tant
d’années écoulées, mon père a toujours beaucoup de
chagrin. Jérôme avait pris les sacs et les déposait dans
une calèche commandée à Corvigny, et qu’il fit avancer. Quant aux gros bagages, il devait les emporter avec
la charrette de la ferme. Le temps était beau. On releva la capote de la voiture. Paul et sa femme s’installè
— 3—
 
 
rent.
 
— La route n’est pas bien longue, dit le garde... quatre lieues... Mais ça monte.
— Le château est-il à peu près habitable? demanda
Paul.
— Dame! ça ne vaut pas un château habité, mais
tout de même monsieur verra. On a fait ce qu’on a pu.
Ma femme est si contente que les maîtres arrivent!...
Monsieur et madame la trouveront au bas du perron.
Je l’ai avertie que monsieur et madame seraient là sur
le coup de six heures et demie, sept heures...
— Un brave homme, dit Paul à Elisabeth quand ils
furent partis, mais qui ne doit pas avoir souvent l’occasion de parler. Il se rattrape... La route escaladait en
pente raide les hauteurs de Corvigny et constituait au
milieu de la ville, entre la double rangée des magasins,
des monuments publics et des hôtels, l’artère principale, encombrée ce jour-là d’attroupements inusités. Elle
redescendait ensuite et contournait les antiques bastions de Vauban. Puis il y eut de légères ondulations à
travers une plaine que dominaient à droite et à gauche
les deux forts du Petit et du Grand-Jonas. C’est en suivant cette route sinueuse, qui serpentait parmi les pièces d’avoine et de blé, sous le dôme ombreux formé
au-dessus d’elle par des alignements de peupliers, que
Paul Delroze revint sur cet épisode de son enfance
dont il avait promis le récit à Elisabeth.
— Comme je vous l’ai dit, Elisabeth, l’épisode se
rattache à un drame terrible, et si étroitement, que cela
ne fait et ne peut faire qu’un dans mon souvenir. Ce
drame, on en a beaucoup parlé à l’époque, et votre
père, qui était un ami de mon père, comme vous le
savez, en eut connaissance par les journaux. S’il ne
vous en a rien dit, c’est sur ma demande, et parce que
je voulais être le premier à vous raconter ces événements... si douloureux pour moi. Leurs mains s’unirent.
Il savait que chacune de ses phrases serait accueillie
avec ferveur et, après un silence, il reprit:
— Mon père était un de ces hommes qui forcent la
sympathie, même l’affection, de tous ceux qui les
approchent. Enthousiaste, généreux, plein de séduction et de bonne humeur, s’exaltant pour toutes les belles causes et pour tous les beaux spectacles, il aimait la
vie et en jouissait avec une sorte de hâte. « En 70,
engagé volontaire, il avait gagné sur les champs de
bataille ses galons de lieutenant, et l’existence héroïque
du soldat convenait si bien à sa nature, qu’il s’engagea
une seconde fois pour combattre au Tonkin, et une
troisième fois pour aller à la conquête de Madagascar.
« C’est au retour de cette campagne, d’où il revint capitaine et officier de la Légion d’honneur, qu’il se maria.
Six ans plus tard il était veuf.« Lorsque ma mère mourut, j’avais à peine quatre ans, et mon père m’entoura
d’une tendresse d’autant plus vive que la mort de sa
femme l’avait frappé cruellement. Il tint à commencer
lui-même mon éducation. Au point de vue physique, il
s’ingéniait à développer mon entraînement et à faire de
moi un gars solide et courageux. L’été, nous allions au
bord de la mer; l’hiver, dans les montagnes de Savoie,
sur la neige et sur la glace. Je l’aimais de tout mon
coeur. Aujourd’hui encore, je ne puis songer à lui sans
une émotion réelle. « A onze ans, je le suivis dans un
voyage à travers la France, qu’il avait retardé depuis
des années parce qu’il voulait que je l’accomplisse avec
lui, et seulement à l’âge où j’en pourrais comprendre
toute la signification. C’était un pèlerinage aux lieux
mêmes et sur les routes où il avait combattu jadis,
durant l’année terrible. « Ces journées, qui devaient se
terminer par la plus affreuse catastrophe, m’ont laissé
des impressions profondes. Aux bords de la Loire, dans
les plaines de la Champagne, dans les vallées des Vosges, et surtout parmi les villages de l’Alsace, quelles
larmes j’ai versées en voyant couler les siennes! De
quel espoir naïf j’ai palpité en écoutant ses paroles
d’espoir!
 
« — Paul, me disait-il, je ne doute pas qu’un jour ou
l’autre tu ne te trouves en face de ce même ennemi
que j’ai combattu. Dès maintenant, et malgré toutes les
belles phrases d’apaisement que tu pourras entendre,
hais-le de toute ta haine, cet ennemi. Quoi qu’on dise,
c’est un barbare, une brute orgueilleuse, un homme de
sang et de proie. Il nous a écrasés une première fois, il
n’aura de cesse qu’il ne nous ait écrasés encore, et définitivement. Ce jour-là, Paul, rappelle-toi chacune des
étapes que nous parcourons ensemble. Celles que tu
suivras seront des étapes de victoire, j’en suis sûr. Mais
n’oublie pas un instant les noms de celles-ci, Paul, et
que ta joie de triompher n’efface jamais ces noms de
douleur et d’humiliation qui sont: Froeschwiller, Mars-
la-Tour, Saint-Privat, et tant d’autres! N’oublie pas,
Paul...
 
« Puis il souriait:
 
« — Mais pourquoi m’inquiéter? C’est lui-même qui
se chargera d’éveiller la haine au coeur de ceux qui ont
oublié et de ceux qui n’ont pas vu. Est-ce qu’il peut
changer, lui? Tu verras, Paul, tu verras. Tout ce que je
puis te dire ne vaut pas l’effroyable réalité. Ce sont des
monstres. » Paul Delroze s’était tu. Sa femme lui
demanda, d’une voix un peu timide:
 
— Pensez-vous que votre père avait tout à fait raison?
— Mon père était peut-être influencé par des souvenirs trop récents. J’ai beaucoup voyagé en Allemagne,
j’y ai même séjourné, et je crois que l’état d’âme n’est
plus le même. Aussi, je l’avoue, j’ai quelquefois du mal
à comprendre les paroles de mon père... Cependant...
cependant elles me troublent très souvent. Et puis, ce
qui s’est passé par la suite est si étrange! La voiture
avait ralenti. La route s’élevait doucement vers les col-
lines qui surplombent la vallée du Liseron. Le soleil
penchait du côté de Corvigny. Une diligence les croisa,
chargée de malles, puis deux automobiles où s’entas
— 4—
 
 
saient les voyageurs et les colis. Un piquet de cavalerie
galopait à travers les champs.
 
— Marchons, dit Paul Delroze.
Ils suivirent à pied la voiture et Paul reprit:
— Ce qui me reste à vous dire, Elisabeth, se présente à ma mémoire en détails très précis, qui émergent
en quelque sorte d’une brume épaisse où je ne distingue rien. A peine puis-je affirmer que, cette partie du
voyage terminée, nous devions aller de Strasbourg vers
la Forêt-Noire. Pourquoi notre itinéraire fut-il changé?
Je ne le sais pas. Je me vois un matin en gare de Strasbourg et montant dans un train qui se dirigeait vers les
Vosges... oui, dans les Vosges. Mon père lisait et relisait
une lettre qu’il venait de recevoir et qui semblait lui
faire plaisir. Cette lettre avait-elle modifié ses projets?
Je ne sais pas non plus. Nous avons déjeuné en cours
de route. Il faisait une chaleur d’orage et je me suis
endormi, de sorte que je me rappelle seulement la
place principale d’une petite ville allemande où nous
avons loué deux bicyclettes, laissant nos valises à la
consigne... Et puis... comme tout cela est confus!...
nous avons roulé à travers un pays dont aucune impression ne m’est restée. A un moment, mon père me dit:
« — Tiens, Paul, nous franchissons la frontière...
nous voici en France...
 
« Et, plus tard, combien de temps après?... il s’arrêta
pour demander son chemin à un paysan qui lui indiqua
un raccourci au milieu des bois. Mais quel chemin? et
quel raccourci? Dans mon cerveau, c’est une ombre
impénétrable où mes pensées sont comme ensevelies.
 
« Et tout à coup l’ombre se déchire, et je vois, mais
avec une netteté surprenante, une clairière, de grands
arbres, de la mousse qui ressemble à du velours et une
vieille chapelle. Sur tout cela il pleut de grosses gouttes
de plus en plus précipitées, et mon père me dit:
 
« — Mettons-nous à l’abri, Paul.
 
« Sa voix, comme elle résonne en moi! et comme je
me représente exactement la petite chapelle aux
murailles verdies par l’humidité! Derrière, le toit
débordant un peu au-dessus du choeur, nous mîmes
nos bicyclettes à l’abri. C’est alors que le bruit d’une
conversation nous parvint de l’intérieur, et que nous
perçûmes aussi le grincement de la porte qui s’ouvrait
sur le côté.
 
« Quelqu’un sortit et déclara en allemand:
 
« — II n’y a personne. Dépêchons-nous.
 
« A ce moment nous contournions la chapelle avec
l’intention d’y entrer par cette porte, et il arriva que
mon père, qui marchait le premier, se trouva soudain
en présence de l’homme qui avait dû prononcer les
mots allemands.
 
« De part et d’autre il y eut un mouvement de recul,
l’étranger paraissant très contrarié et mon père stupéfait de cette rencontre insolite. Une seconde ou deux
peut-être, ils demeurèrent immobiles l’un en face de
l’autre. J’entendis mon père qui murmurait:
 
« — Est-ce possible? L’empereur...
 
« Et moi-même, étonné par ces mots, ayant vu sou-
vent le portrait du Kaiser, je ne pouvais douter: celui
qui était là, devant nous, c’était l’empereur d’Allemagne.
 
« L’empereur d’Allemagne en France! Vivement, il
avait baissé la tête et relevé, jusqu’aux bords rabattus
de son chapeau, le col en velours d’une vaste pèlerine.
Il se tourna vers la chapelle. Une dame en sortait, sui-
vie d’un individu que je regardai à peine, une façon de
domestique. La dame était grande, jeune encore, assez
belle, brune.
 
« L’empereur lui saisit le bras avec une véritable violence et l’entraîna en lui disant, sur un ton de colère,
des paroles que nous ne pûmes distinguer. Ils reprirent
le chemin par lequel nous étions venus, et qui conduisait à la frontière. Le domestique s’était jeté dans le
bois et les précédait.
 
« - L’aventure est vraiment bizarre, dit mon père en
riant. Pourquoi diable Guillaume II se risque-t-il par
là? Et en plein jour! Est-ce que la chapelle présenterait
quelque intérêt artistique? Allons-y, veux-tu Paul?
 
« Nous entrâmes. Un peu de jour seulement passait
par un vitrail noir de poussière et de toiles d’araignées.
Mais ce peu de jour suffit à nous montrer des piliers
trapus, des murailles nues, rien qui semblât mériter
l’honneur d’une visite impériale, selon l’expression de
mon père, lequel ajouta:
 
« - Il est évident que Guillaume II est venu voir cela
en touriste, à l’aventure, et qu’il est fort ennuyé d’être
surpris dans cette escapade. Peut-être la dame qui
l’accompagne lui avait-elle assuré qu’il ne courait
aucun risque. De là son irritation contre elle et ses
reproches.
 
« Il est curieux, n’est-ce pas, Elisabeth, que tous ces
menus faits, qui n’avaient en réalité qu’une importance
relative pour un enfant de mon âge, je les aie enregistrés fidèlement, alors que tant d’autres, plus essentiels,
ne se sont pas gravés en moi. Cependant, je vous
raconte ce qui fut, comme si je le voyais devant mes
yeux et comme si les mots résonnaient à mon oreille.
Et j’aperçois encore, à l’instant où je parle, aussi nettement que je l’aperçus à l’instant où nous sortions de la
chapelle, la compagne de l’empereur qui revient et traverse la clairière d’un pas hâtif, et je l’entends dire à
mon père:
 
« - Puis-je vous demander un service, monsieur ?
 
« Elle est oppressée. Elle a dû courir. Et tout de
suite, sans attendre la réponse, elle ajoute:
 
« - La personne que vous avez rencontrée désirerait
avoir un entretien avec vous.
 
« L’inconnue s’exprime aisément en français. Pas le
moindre accent.
 
« Mon père hésite. Mais cette hésitation semble la
révolter, comme une offense inconcevable envers la
personne qui l’envoie, et elle dit d’un ton âpre:
 
— 5—
 
 
« - Je ne suppose pas que vous ayez l’intention de
refuser!
 
« - Pourquoi pas? dit mon père, dont je devine
l’impatience. Je ne reçois aucun ordre.
 
« - Ce n’est pas un ordre, dit-elle en se contenant,
c’est un désir.
 
« - Soit, j’accepte l’entretien. Je reste à la disposition
de cette personne.
 
« Elle parut indignée:
 
« - Mais non, mais non, il faut que ce soit vous...
 
« - Il faut que ce soit moi qui me dérange, s’écria
mon père fortement, et sans doute que je franchisse la
frontière au-delà de laquelle on daigne m’attendre!
Tous mes regrets, madame, c’est là une démarche que
je ne ferai pas. Vous direz à cette personne que, si elle
redoute de ma part une indiscrétion, elle peut être
tranquille. Allons, Paul, tu viens?
 
« Il ôta son chapeau et s’inclina devant l’inconnue.
Mais elle lui barra le passage.
 
« - Non, non, vous m’écouterez. Une promesse de
discrétion, est-ce que cela compte? Non, il faut en finir
d’une façon ou d’une autre, et vous admettrez bien...
 
« A partir de ce moment, je n’ai plus entendu. Elle
était en face de mon père, hostile, véhémente. Son
visage se contractait avec une expression vraiment féroce qui me faisait peur. Ah! comment n’ai-je pas
prévu?... Mais j’étais si jeune Et puis, cela se passa si
vite!... En s’avançant vers mon père, elle l’accula pour
ainsi dire jusqu’au pied d’un gros arbre, à droite de la
chapelle. Leurs voix s’élevèrent. Elle eut un geste de
menace. Il se mit à rire. Et ce fut brusque, immédiat:
d’un coup de couteau - ah! cette lame dont je vis soudain la lueur dans l’ombre! - elle le frappa en pleine
poitrine, deux fois... deux fois, là, en pleine poitrine.
Mon père tomba. »
 
Paul Delroze s’était arrêté, tout pâle au souvenir du
crime.
 
-Ah ! balbutia Elisabeth, ton père a été assassiné...
Mon pauvre Paul, mon pauvre ami...
Et elle reprit, haletante d’angoisse:
 
-Alors, Paul, qu’est-il advenu? vous avez crié? ...
-J’ai crié, je me suis élancé vers lui, mais une main
implacable me saisit. C’était l’individu, le domestique,
qui surgissait du bois et m’empoignait. Je vis son couteau levé au-dessus de ma tête. Je sentis un choc terrible à l’épaule. A mon tour, je tombai.
CHAPITRE 2
 
La chambre close
 
La voiture attendait Elisabeth et Paul à quelque distance. Arrivés sur le plateau, ils s’étaient assis au bord
du chemin. La vallée du Liseron s’ouvrait devant eux
 
en courbes molles et verdoyantes, où la petite rivière
onduleuse était escortée de deux routes blanches qui
en suivaient tous les caprices. En arrière, sous le soleil,
se massait Corvigny que l’on dominait d’une centaine
de mètres tout au plus. Une lieue plus loin, en avant, se
dressaient les tourelles d’Ornequin et les ruines du
vieux donjon.
 
La jeune femme garda longtemps le silence, terrifiée
par le récit de Paul. A la fin, elle lui dit:
 
-Ah ! Paul, tout cela est terrible. Est-ce que vous
avez beaucoup souffert?
-Je ne me rappelle plus rien à partir de ce moment,
plus rien jusqu’au jour où je me suis trouvé dans une
chambre que je ne connaissais pas, soigné par une
vieille cousine de mon père et par une religieuse.
C’était la plus belle chambre d’une auberge située
entre Belfort et la frontière. Un matin, de très bonne
heure, douze jours auparavant, l’aubergiste avait
découvert deux corps immobiles que l’on avait déposés
là durant la nuit, deux corps baignés de sang. Au premier examen, il constata que l’un de ces corps était
glacé. C’était celui de mon pauvre père. Moi, je respirais, mais si peu!
« La convalescence fut très longue et coupée de
rechutes et d’accès de fièvre où, pris de délire, je voulais me sauver. Ma vieille cousine, seule parente qui
me restât, fut admirable de dévouement et d’attentions. Deux mois plus tard, elle m’emmenait chez elle à
peu près guéri de ma blessure, mais si profondément
affecté par la mort de mon père et par les circonstances épouvantables de cette mort, qu’il me fallut plusieurs années pour rétablir ma santé. Quant au drame
lui-même... »
 
— Eh bien? fit Elisabeth, qui avait entouré de son
bras le cou de son ami en un geste de protection passionnée.
— Eh bien, fit Paul, jamais il ne fut possible d’en
percer le mystère. La justice s’y employa pourtant avec
beaucoup de zèle et de minutie, tâchant de vérifier les
seuls renseignements qu’elle pût utiliser, ceux que je
lui donnais. Tous ses efforts échouèrent. D’ailleurs, ces
renseignements étaient si vagues! En dehors de ce qui
s’était passé dans la clairière et devant la chapelle, que
savais-je? Où chercher cette clairière? Où la découvrir,
cette chapelle? En quel pays le drame s’était-il déroulé?
— Mais cependant vous avez effectué un voyage,
votre père et vous, pour venir en ce pays, et il me semble qu’en remontant à votre départ même de Strasbourg...
— Eh! vous comprenez bien qu’on n’a pas négligé
cette piste, et que la justice française, non contente de
requérir l’appui de la justice allemande, a lancé sur
place ses meilleurs policiers. Mais c’est là précisément
ce qui, dans la suite, quand j’ai eu l’âge de raison, m’a
semblé le plus étrange, c’est qu’aucune trace de notre
— 6—
 
 
passage à Strasbourg n’a été relevée. Vous entendez,
aucune? Or, s’il est une chose dont j’étais absolument
certain, c’est que nous avions bien mangé et couché a
Strasbourg, au moins deux journées entières. Le juge
d’instruction qui poursuivait l’affaire a conclu que mes
souvenirs d’enfant, d’enfant meurtri, bouleversé,
devaient être faux. Mais moi, je savais que non; je le
savais, et je le sais encore.
 
— Et alors, Paul?
— Et alors, je ne puis m’empêcher d’établir un rapprochement entre l’abolition totale de faits incontestables, faciles à contrôler ou à reconstituer, comme le
séjour de deux Français à Strasbourg, comme leur
voyage dans un chemin de fer, comme le dépôt de
leurs valises en consigne, comme la location de deux
bicyclettes dans un bourg d’Alsace, un rapprochement,
dis-je, entre ces faits et ce fait primordial que l’empereur fut mêlé directement, oui, directement à l’affaire.
— Mais ce rapprochement, Paul, a dû s’imposer à
l’esprit du juge comme au vôtre...
— Evidemment; mais ni le juge, ni aucun des magistrats et des personnages officiels qui recueillirent des
dépositions, n’ont voulu admettre la présence de
l’empereur en Alsace ce jour-là.
— Pourquoi?
— Parce que les journaux allemands avaient signalé
sa présence à Francfort à la même heure.
— A Francfort!
— Parbleu, cette présence est signalée là où il
l’ordonne, et jamais là où il ne veut pas qu’elle le soit.
En tout cas, sur ce point encore, j’étais accusé d’erreur,
et l’enquête se heurtait à un ensemble d’obstacles,
d’impossibilités, de mensonges, d’alibis, qui, pour moi,
révélait l’action continue et toute-puissante d’une autorité sans limites. Cette explication est la seule admissible. Voyons, est-ce que deux Français peuvent loger
dans un hôtel de Strasbourg sans qu’on relève leurs
noms sur le registre de cet hôtel? Or, qu’un tel registre
ait été confisqué, ou telle page arrachée, nos noms
n’ont été relevés nulle part. Donc, aucune preuve,
aucun indice. Patrons et domestiques d’hôtel ou de
restaurant, buralistes de gare, employés de chemin de
fer, loueurs de bicyclettes, autant de subalternes, c’està-dire de complices, qui tous ont reçu la consigne du
silence et dont pas un seul n’a désobéi.
— Mais plus tard, Paul, vous avez dû chercher vousmême?
— Si j’ai cherché! Quatre fois déjà depuis mon adolescence j’ai parcouru la frontière, de la Suisse au
Luxembourg, de Belfort à Longwy, interrogeant les
individus, étudiant les paysages! Et durant combien
d’heures surtout me suis-je acharné à creuser jusqu’au
fond de mon cerveau pour en extraire l’infime souvenir
qui m’eût éclairé. Rien. Dans ces ténèbres, aucune
lueur nouvelle. Trois images seulement ont jailli à travers l’épaisse brume du passé. L’image des lieux et des
choses qui furent les témoins du crime: les arbres de la
clairière, la vieille chapelle, le sentier qui fuit au milieu
des bois. L’image de l’empereur. Et l’image... l’image
de la femme qui tua.
 
Paul avait baissé la voix. La douleur et la haine
contractaient son visage.
 
— Oh! celle-là, je vivrais cent ans que je la verrais
devant mes yeux comme on voit un spectacle dont tous
les détails sont en pleine lumière. La forme de sa bouche, l’expression de son regard, la nuance de ses cheveux, le caractère spécial de sa marche, le rythme de
ses gestes, le dessin de sa silhouette, tout cela est en
moi, non pas comme des visions que j’évoque à volonté, mais comme des choses qui font partie de mon être
lui-même. On croirait que, pendant mon délire, toutes
les forces mystérieuses de mon esprit ont travaillé à
l’assimilation complète de ces souvenirs odieux. Et si,
aujourd’hui, ce n’est plus l’obsession maladive d’autrefois, c’est une souffrance à certaines heures, quand le
soir tombe et que je suis seul. Mon père a été tué, et
celle qui l’a tué vit encore, impunie, heureuse, riche,
honorée, poursuivant son oeuvre de haine et de destruction.
— Vous la reconnaîtriez, Paul?
— Si je la reconnaîtrais? Entre mille et mille femmes. Et fût-elle transformée par l’âge, je retrouverais
sous les rides de la vieille femme, le visage même de la
jeune femme qui assassina mon père, une fin d’aprèsmidi du mois de septembre. Ne pas la reconnaître!
Mais la couleur même de sa robe, je l’ai notée! N’estce pas incroyable? une robe grise avec un fichu de dentelle noire autour des épaules, et là, au corsage, en
guise de broche, un lourd camée encadré d’un serpent
d’or dont les yeux étaient faits de rubis. Vous voyez
bien, Elisabeth, que je n’ai pas oublié ce que je
n’oublierai jamais.
Il se tut. Elisabeth pleurait. Comme son mari, ce
passé l’enveloppait d’horreur et d’amertume. Il l’attira
contre lui et la baisa au front.
 
Elle lui dit:
 
— N’oublie pas, Paul. Le crime sera puni parce qu’il
le faut. Mais que ta vie ne soit pas soumise à ce souvenir de haine. Nous sommes deux maintenant, et nous
nous aimons. Regarde vers l’avenir.
Le château d’Ornequin est une belle et simple construction du XVIe siècle, avec quatre tourelles surmontées de clochetons, avec de hautes fenêtres à pinacle
dentelé, et une fine balustrade en saillie du premier
étage. Des pelouses régulières, encadrant le rectangle
de la cour d’honneur, forment esplanade, et conduisent
par la droite et par la gauche vers des jardins, des bois
et des vergers. Un des côtés de ces pelouses se termine
en une large terrasse d’où l’on a vue sur la vallée du
Liseron, et qui supporte, dans l’alignement du château,
 
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les ruines majestueuses d’un donjon carré.
 
Le tout a grande allure. Entouré de fermes et de
champs, le domaine, quand il est bien entretenu, suppose une exploitation active et vigilante. C’est un des
plus vastes du département.
 
Dix-sept années plus tôt, à la mise en vente qui suivit la mort du dernier baron d’Ornequin, le comte
d’Andeville, père d’Elisabeth, l’avait acheté sur un
désir de sa femme. Marié depuis cinq ans, ayant donné
sa démission d’officier de cavalerie pour se consacrer à
celle qu’il aimait, il voyageait avec elle, lorsque le
hasard leur fit visiter Ornequin au moment même où la
vente, à peine annoncée dans les journaux de la région,
allait s’en effectuer. Hermine d’Andeville s’enthousiasma. Le comte, qui cherchait un domaine dont l’exploitation occupât ses loisirs, enleva l’affaire par l’entremise d’un homme de loi.
 
Durant tout l’hiver qui suivit, il dirigea, de Paris, les
travaux de restauration que nécessitait l’abandon où
l’ancien propriétaire avait laissé son château. Il voulait
que la demeure fût confortable, et, la voulant belle
aussi, il y envoya tous les bibelots, tapisseries, objets
d’art, toiles de maîtres, qui ornaient son hôtel de Paris.
 
Ce n’est qu’au mois d’août qu’ils purent s’installer.
Ils vécurent là quelques semaines délicieuses avec leur
chère Elisabeth, âgée de quatre ans, et leur fils Bernard, un gros garçon que la comtesse venait de mettre
au monde.
 
Toute dévouée à ses enfants, Hermine d’Andeville
ne sortait jamais du parc. Le comte surveillait ses fermes et parcourait ses chasses, en compagnie de son
garde Jérôme.
 
Or, à la fin d’octobre, la comtesse ayant pris froid, et
le malaise qui s’ensuivit ayant eu des conséquences
assez graves, le comte d’Andeville décida de la conduire, ainsi que ses enfants, dans le Midi. Deux semaines
après, il y eut une rechute. En trois jours, elle fut
emportée.
 
Le comte éprouva ce désespoir qui vous fait comprendre que la vie est finie et que, quoi qu’il arrive, on
ne goûtera plus ni joie ni même apaisement d’aucune
sorte. Il vécut, mais non pas tant pour ses enfants que
pour entretenir en lui le culte de la morte et pour perpétuer un souvenir qui devenait sa seule raison d’être.
 
Incapable de retourner dans ce château d’Ornequin
où il avait connu une félicité trop parfaite, et, d’autre
part, n’admettant pas que des intrus pussent y demeurer, il donna l’ordre à Jérôme d’en fermer les portes et
les volets, et de condamner le boudoir et la chambre
de la comtesse de manière que nul n’y entrât jamais.
Jérôme eut en outre mission de louer les fermes à des
cultivateurs et d’en toucher les loyers.
 
Cette rupture avec le passé ne suffit pas au comte.
Chose bizarre pour un homme qui n’existait plus que
par le souvenir de sa femme, tout ce qui la lui rappelait, objets familiers, cadre d’habitation, lieux et paysa
 
ges, lui était une torture, et ses enfants eux-mêmes lui
inspiraient un sentiment de malaise qu’il ne pouvait
surmonter. Il avait en province, à Chaumont, une
soeur plus âgée et veuve. Il lui confia sa fille Elisabeth
et son fils Bernard et partit en voyage.
 
Auprès de sa tante Aline, créature de devoir et
d’abnégation, Elisabeth eut une enfance attendrie,
grave, studieuse, où la vie de son coeur se forma en
même temps que son esprit et que son caractère. Elle
reçut une forte éducation et une discipline morale très
rigoureuse.
 
A vingt ans, c’était une grande jeune fille, vaillante
et sans crainte, dont le visage, naturellement un peu
mélancolique, s’éclairait parfois du sourire le plus naïf
et le plus affectueux, un de ces visages où s’inscrivent
d’avance les épreuves et les ravissements que le destin
vous réserve. Toujours humides, les yeux semblaient
s’émouvoir au spectacle de toutes les choses. Les cheveux, avec leurs boucles pâles, donnaient de l’allégresse
à sa physionomie.
 
Le comte d’Andeville, qui, à chaque séjour qu’il faisait auprès d’elle, entre deux voyages, subissait un peu
plus le charme de sa fille, l’emmena deux hivers de
suite en Espagne et en Italie. C’est ainsi qu’à Rome
elle rencontra Paul Delroze, qu’ils se retrouvèrent à
Naples, puis à Syracuse, puis au cours d’une longue
excursion à travers la Sicile, et que cette intimité les
attacha l’un à l’autre par un lien dont ils connurent la
force à l’instant de leur séparation.
 
Ainsi qu’Elisabeth, Paul avait été élevé en province
et, comme elle, chez une parente dévouée qui tâcha de
lui faire oublier, à force de soins et d’affection, le
drame de son enfance. Si l’oubli ne vint pas, elle réussit
tout au moins à continuer l’oeuvre du père et à faire de
Paul un garçon droit, aimant le travail, d’une culture
étendue, épris d’action et curieux de la vie. Il passa par
l’Ecole Centrale, puis, son service militaire accompli, il
resta deux ans en Allemagne, étudiant sur place certaines questions industrielles et mécaniques qui le passionnaient avant tout.
 
De haute taille, bien découplé, les cheveux noirs
rejetés en arriére, la face un peu maigre, le menton
volontaire, il donnait une impression de force et
d’énergie. Sa rencontre avec Elisabeth lui révéla tout
un monde de sentiments et d’émotions qu’il avait
dédaignés jusqu’ici. Ce fut pour lui, comme pour la
jeune fille, une sorte d’ivresse, mêlée d’étonnement.
L’amour créait en eux des âmes nouvelles, libres, légères, dont l’enthousiasme et l’épanouissement contrastaient avec les habitudes que leur avait imposées la
forme sévère de leur existence. Dès son retour en
France, il demandait la main de la jeune fille. Elle lui
était accordée.
 
Au contrat qui eut lieu trois jours avant le mariage,
le comte d’Andeville annonça qu’il ajoutait à la dot
d’Elisabeth le château d’Ornequin. Les deux jeunes
 
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gens résolurent de s’y établir, et Paul chercherait alors
dans les vallées industrielles de cette région une affaire
qu’il pût acquérir et diriger.
 
Jeudi le 30 juillet ils se marièrent à Chaumont.
Cérémonie tout intime, car on parlait beaucoup de la
guerre, bien que, sur la foi de renseignements auxquels
il attachait le plus grand crédit, le comte d’Andeville
affirmât que cette éventualité ne pouvait être envisagée. Au déjeuner de famille qui réunit les témoins,
Paul fit la connaissance de Bernard d’Andeville, le
frère d’Elisabeth, collégien de dix-sept ans à peine
dont les vacances commençaient, et qui lui plut par son
bel entrain et par sa franchise. Il fut convenu que Bernard les rejoindrait dans quelques jours à Ornequin.
 
Enfin, à une heure, Elisabeth et Paul quittaient
Chaumont en chemin de fer. La main dans la main, ils
s’en allaient vers le château où devaient s’écouler les
premières années de leur union, peut-être même tout
cet avenir de bonheur et de quiétude qui s’ouvre au
regard ébloui des amants.
 
Il était six heures et demie lorsqu’ils aperçurent au
bas du perron la femme de Jérôme, Rosalie, une bonne
grosse mère aux joues couperosées et à l’aspect réjouissant. En hâte, avant le dîner, ils firent le tour du jardin,
puis visitèrent le château. Elisabeth ne contenait pas
son émoi. Quoique nul souvenir ne pût l’agiter, il lui
semblait néanmoins retrouver quelque chose de cette
mère qu’elle avait si peu connue, dont elle ne se rappelait pas l’image, et qui avait vécu là ses dernières journées heureuses. Pour elle, l’ombre de la défunte cheminait au détour des allées. Les grandes pelouses vertes dégageaient une odeur spéciale. Les feuilles des
arbres frissonnaient à la brise avec un murmure qu’elle
croyait bien avoir perçu déjà en cet endroit même, aux
mêmes heures, et tandis que sa mère l’écoutait auprès
d’elle.
 
— Vous paraissez triste, Elisabeth? demanda Paul.
— Triste, non, mais troublée. C’est ma mère qui
nous accueille ici, dans ce refuge où elle avait rêvé de
vivre et où nous arrivons avec le même rêve. Et alors
un peu d’inquiétude m’oppresse. C’est comme si j’étais
une étrangère, une intruse qui dérange de la paix et du
repos. Pensez donc! Il y a si longtemps que ma mère
habite ce château! Elle y est seule. Mon père n’a jamais
voulu y venir, et je me dis que nous n’avons peut-être
pas le droit d’y venir, nous, avec notre indifférence à ce
qui n’est pas nous. Paul sourit:
— Elisabeth, amie chérie, vous éprouvez tout simplement cette impression de malaise que l’on éprouve
en arrivant à la fin du jour dans un pays nouveau.
— Je ne sais pas, dit-elle. Sans doute avez-vous raison... Cependant, je ne puis me défendre d’un certain
malaise, et c’est si contraire à ma nature! Est-ce que
vous croyez aux pressentiments, Paul?
— Non, et vous?
— Eh bien, moi non plus, dit-elle en riant et en lui
tendant ses lèvres. Ils furent surpris de trouver, aux
salons et aux chambres du château, un air de pièces où
l’on n’a pas cessé d’habiter. Selon les ordres du comte,
tout avait gardé le même arrangement qu’aux jours
lointains d’Hermine d’Andeville. Les bibelots d’autrefois étaient là, aux mêmes places, et toutes les broderies, tous les carrés de dentelle, toutes les miniatures,
tous les beaux fauteuils du XVIIIe siècle, toutes les
tapisseries flamandes, tous les meubles collectionnés
jadis par le comte pour embellir sa demeure. Ainsi, du
premier coup, ils entraient dans un cadre de vie charmant et intime. Après le dîner, ils retournèrent aux jar-
dins et s’y promenèrent enlacés et silencieux. De la terrasse, ils virent la vallée pleine de ténèbres au travers
desquelles brillaient quelques lumières. Le vieux donjon élevait ses ruines robustes dans un ciel pâle, où
traînait encore un peu de jour confus.
 
— Paul, dit Elisabeth à voix basse, avez-vous remarqué qu’en visitant le château nous avons passé près
d’une porte fermée par un gros cadenas?
— Au milieu du grand couloir, dit Paul, et tout près
de votre chambre, n’est-ce pas?
— Oui. C’était le boudoir que ma pauvre mère
occupait. Mon père exigea qu’il fût fermé, ainsi que la
chambre qui en dépend, et Jérôme posa un cadenas et
lui envoya la clef. Ainsi personne n’y a pénétré depuis.
Il est ce qu’il était alors. Tout ce qui servait à ma mère,
ses ouvrages en train, ses livres familiers s’y trouvent.
Et, au mur, en face, entre les deux fenêtres toujours
closes, il y a son portrait que mon père avait fait faire
un an auparavant par un grand peintre de ses amis, un
portrait en pied et qui est l’image parfaite de maman,
m’a-t-il dit. A côté, un prie-Dieu, le sien. Ce matin,
mon père m’a donné la clef du boudoir, et je lui ai promis de m’agenouiller sur ce prie-Dieu, et de prier
devant ce portrait.
— Allons, Elisabeth.
La main de la jeune femme frissonnait dans celle de
son mari lorsqu’ils montèrent l’escalier qui conduisait
au premier étage. Des lampes étaient allumées tout au
long du couloir. Ils s’arrêtèrent. La porte était large et
haute, pratiquée dans un mur épais, et couronnée d’un
trumeau aux reliefs dorés.
 
— Ouvrez, Paul, dit Elisabeth, dont la voix tremblait. Elle lui tendit la clef. Il fit fonctionner le cadenas
et saisit le bouton de la porte. Mais soudain elle agrippa le bras de son mari.
— Paul, Paul, un instant... C’est pour moi un tel
bouleversement! Pensez donc, me voici pour la première fois devant ma mère, devant son image... et vous
êtes auprès de moi, mon bien-aimé... Il me semble que
toute ma vie de petite fille recommence.
— Oui, de petite fille, dit-il, en la pressant passionnément contre lui, et c’est ta vie de femme aussi... Elle
se dégagea, réconfortée par son étreinte, et murmura:
— Entrons, mon Paul chéri.
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Il poussa la porte, puis il retourna dans le couloir où
il prit une des lampes suspendues au mur, et il revint la
placer sur un guéridon. Elisabeth avait déjà traversé la
pièce et se tenait devant le portrait. Le visage de sa
mère demeurant dans l’ombre, elle disposa la lampe de
manière à la mettre en pleine clarté.
 
— Comme elle est belle, Paul! Il s’approcha et leva
la tête. Défaillante, Elisabeth s’agenouilla sur le prie-
Dieu. Mais au bout d’un moment, comme Paul se taisait, elle le regarda et fut stupéfaite. Il ne bougeait pas,
livide, les yeux agrandis par la plus épouvantable vision.
— Paul! s’écria-t-elle, qu’est-ce que vous avez? Il se
mit à reculer vers la porte, sans pouvoir détacher son
regard du portrait de la comtesse Hermine. Il chance-
lait comme un homme ivre, et ses bras battaient l’air
autour de lui.
— Cette femme... cette femme..., balbutia-t-il d’une
voix rauque.
— Paul! implora Elisabeth, que veux-tu dire?
— Cette femme, c’est celle qui a tué mon père.
CHAPITRE 3
 
Ordre de mobilisation
 
L’horrible accusation fut suivie d’un silence
effrayant. Debout en face de son mari, Elisabeth cherchait à comprendre des paroles qui n’avaient pas encore pour elle leur sens véritable, mais qui l’atteignaient
cependant comme des blessures profondes.
 
Elle fit deux pas vers lui, et, les yeux dans les yeux,
elle articula, si bas qu’il entendit à peine:
 
— Qu’est-ce que tu viens de dire, Paul? c’est une
chose si monstrueuse!...
Il répondit sur le même ton:
 
— Oui, c’est une chose monstrueuse. Moi-même je
n’y crois pas encore... je ne veux pas y croire...
— Alors... tu t’es trompé, n’est-ce pas? Tu t’es trompé, avoue-le...
Elle le suppliait de toute sa détresse, comme si elle
eût espéré le fléchir. Par-dessus l’épaule de sa femme,
il accrocha de nouveau son regard au portrait maudit,
et tressaillit des pieds à la tête
 
— Ah! c’est elle, affirma-t-il en serrant les poings.
C’est elle... je la reconnais... C’est elle qui a tué... Un
sursaut de révolte secoua la jeune femme, et se frappant violemment la poitrine:
— Ma mère! ma mère à moi aurait tué... ma mère!
celle que mon père adorait et qu’il n’a pas cessé d’adorer!... ma mère qui me berçait autrefois et qui
m’embrassait! J’ai tout oublié d’elle, mais pas cela, pas
l’impression de ses caresses et de ses baisers! Et c’est
elle qui aurait tué!
— C’est elle.
— Ah! Paul, ne dites pas une telle infamie! Comment pouvez-vous affirmer, si longtemps après le
crime? Vous n’étiez qu’un enfant et, cette femme, vous
l’avez si peu vue!... à peine quelques minutes.
— Je l’ai vue plus qu’on ne peut voir, s’exclama Paul
avec force. Depuis l’instant du crime, son image ne m’a
pas quitté. J’aurais voulu m’en délivrer parfois, comme
on veut se délivrer d’un cauchemar. Je n’ai pas pu. Et
c’est cette image qui est là contre ce mur. Aussi sûrement que j’existe, la voilà, je la reconnais comme je
reconnaîtrais votre image après vingt ans! C’est elle...
Tenez, mais tenez, à son corsage, cette broche entourée d’un serpent d’or... Un camée! ne vous l’ai-je pas
dit! Et les yeux de ce serpent... des rubis! Et le fichu de
dentelle noire autour des épaules! C’est elle! c’est la
femme que j’ai vue!
Une fureur croissante le surexcitait, et il menaçait
du poing le portrait d’Hermine d’AndevilIe.
 
— Tais-toi, s’écria Elisabeth, que torturait chacune
de ses paroles, tais-toi, je te défends...
Elle voulut lui appliquer la main sur la bouche pour
le réduire au silence. Mais Paul eut un geste de recul
comme s’il se refusait à subir le contact de sa femme,
et ce fut un mouvement si brusque, si instinctif, qu’elle
s’écroula avec des sanglots, tandis que lui, exaspéré,
fouetté par la douleur et la haine, en proie à une sorte
d’hallucination épouvantée qui le faisait reculer jusqu’à
la porte, proférait:
 
— La voilà! C’est sa bouche mauvaise, ses yeux
implacables! Elle pense au crime. Je la vois... je la
vois... Elle s’avance vers mon père! Elle l’entraîne!...
Elle lève le bras!... Elle le tue!... Ah, la misérable!...
Il s’enfuit.
 
Cette nuit-là, Paul la passa dans le parc, courant
comme un fou, au hasard des allées obscures, ou se
jetant exténué sur le gazon des pelouses, pleurant, et
pleurant indéfiniment.
 
Paul Delroze n’avait jamais souffert que par le souvenir du crime, souffrance atténuée, mais qui, néanmoins, dans certaines crises, devenait aiguë, jusqu’à lui
sembler la brûlure d’une plaie nouvelle. La douleur,
cette fois, fut telle et si imprévue que, malgré sa maîtrise habituelle et l’équilibre de sa raison, il perdit véritablement la tête. Ses pensées, ses actes, ses attitudes, les
mots qu’il criait dans la nuit, furent ceux d’un homme
qui n’a plus la direction de lui-même.
 
Une seule idée revenait toujours en son cerveau
tumultueux, où les idées et les impressions tourbillonnaient comme des feuilles au vent, une seule pensée
terrible: « Je connais celle qui a tué mon père, et la
femme que j’aime est la fille de cette femme! »
 
Aimait-il encore? Certes il pleurait désespérément
un bonheur qu’il savait brisé, mais aimait-il encore Elisabeth? Pouvait-il aimer la fille d’Hermine d’AndevilIe? Au petit jour, quand il rentra et qu’il passa devant
 
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la chambre d’Elisabeth, son coeur ne battit pas plus
vite. Sa haine contre la meurtrière abolissait tout ce qui
pouvait palpiter en lui d’amour, de désir, de tendresse
ou même de simple et humaine pitié.
 
L’engourdissement où il tomba durant quelques
heures détendit un peu ses nerfs, mais ne changea pas
la disposition de son esprit. Peut-être au contraire, et
cela sans même y réfléchir, se refusait-il avec plus de
force à rencontrer Elisabeth. Cependant, il voulait
savoir, se rendre compte, s’entourer de tous les renseignements nécessaires, et ne prendre qu’en toute certitude la décision qui allait dénouer, dans un sens ou
dans l’autre, le grand drame de sa vie.
 
Avant tout il fallait interroger Jérôme et sa femme,
dont le témoignage prenait une valeur considérable du
fait qu’ils avaient connu la comtesse d’Andeville. Certaines questions de dates, par exemple, pouvaient être
élucidées sur-le-champ. Il les trouva dans leur pavillon,
tous deux très agités. Jérôme un journal à la main et
Rosalie gesticulant avec effroi.
 
— Ça y est, monsieur, s’écria Jérôme. Monsieur
peut en être sûr: c’est pour tantôt!
— Quoi? fit Paul.
— La mobilisation. Monsieur verra ça. J’ai vu les
gendarmes, des amis à moi, et ils m’ont averti. Les affiches sont prêtes. Paul observa distraitement:
— Les affiches sont toujours prêtes.
— Oui, mais on va les coller tantôt, monsieur verra
ça. Et puis, que monsieur lise le journal. Ces cochonslà — que monsieur m’excuse, il n’y a pas d’autre mot
— ces cochons-là veulent la guerre. L’Autriche entrerait bien en pourparlers, mais pendant ce temps, eux ils
mobilisent, et voici plusieurs jours. A preuve qu’on ne
peut plus entrer chez eux. Bien plus, hier, pas loin
d’ici, ils ont démoli une gare française et fait sauter des
rails. Que monsieur lise!
Paul parcourut des yeux les dépêches de la dernière
heure, mais, quoiqu’il eût l’impression de leur gravité,
la guerre lui semblait une chose si invraisemblable qu’il
n’y prêta qu’une attention passagère.
 
— Tout cela s’arrangera, conclut-il, c’est leur manière de causer, la main sur la garde de l’épée, mais je ne
veux pas croire...
— Monsieur a bien tort, murmura Rosalie.
Il n’écoutait plus, ne songeant au fond qu’à la tragédie de son destin et cherchant par quelle voie il obtiendrait de Jérôme les réponses qui lui étaient nécessaires.
Mais, incapable de se contenir davantage, il attaqua le
sujet franchement.
 
— Vous savez peut-être, Jérôme, que madame et
moi nous sommes entrés dans la chambre de la comtesse d’Andevilie.
Cette déclaration fit sur le garde et sur sa femme un
effet extraordinaire, comme si c’eût été un sacrilège de
pénétrer dans cette chambre close depuis si longtemps,
la chambre de madame, ainsi qu’ils rappelaient entre
 
eux.
 
— Est-ce Dieu possible! balbutia Rosalie.
Et Jérôme ajouta:
— Mais non, mais non, puisque j’avais envoyé à M.
le comte la seule clef du cadenas, une clef de sûreté.
— Il nous l’a donnée hier matin, dit Paul. Et, tout
de suite, sans s’occuper davantage de leur stupeur, il
interrogea:
— Il y a entre les deux fenêtres le portrait de la
comtesse d’Andevilie. A quelle époque ce portrait fut-il
apporté et placé là?
Jérôme ne répondit pas aussitôt. Il réfléchissait. Il
regarda sa femme, puis, après un instant, articula:
 
— Mais c’est bien simple, à l’époque où M. le comte
a expédié tous ses meubles au château avant l’installation.
— C’est-à-dire?
Durant les trois ou quatre secondes que Paul attendit la réponse, son angoisse fut intolérable. Cette
réponse était décisive.
 
— Eh bien? reprit-il.
— Eh bien, au printemps de l’année 1898.
— 1898!
Ces mots, Paul les répéta d’une voix sourde. 1898,
c’était l’année même où son père avait été assassiné!
Sans se permettre de réfléchir, avec le sang-froid du
juge d’instruction qui ne dévie pas du plan qu’il s’est
tracé, il demanda:
 
— Ainsi donc le comte et la comtesse d’Andevilie
sont arrivés ici?...
— M. le comte et Mme la comtesse sont arrivés au
château le 28 août 1898, et ils sont repartis pour le
Midi le 24 octobre. Maintenant Paul connaissait la vérité, puisque l’assassinat de son père avait eu lieu le 19
septembre. Et toutes les circonstances qui dépendaient
de cette vérité, qui l’expliquaient en ses principaux
détails, ou qui en découlaient, lui apparurent d’un
coup. Il se rappela que son père entretenait des relations d’amitié avec le comte d’Andeville. Il se dit que
son père avait dû, au cours de son voyage en Alsace,
apprendre le séjour en Lorraine de son ami d’Andevilie, et projeter de lui faire la surprise d’une visite. Il
évalua la distance qui séparait Ornequin de Strasbourg,
distance qui correspondait bien aux heures passées en
chemin de fer. Et il interrogea:
— Combien de kilomètres d’ici à la frontière?
— Exactement sept, monsieur.
— De l’autre côté, on arrive à une petite ville allemande assez rapprochée, n’est-ce pas?
— Oui, monsieur, Ebrecourt.
— Peut-on prendre un raccourci pour aller à la frontière?
— Jusqu’à moitié route de la frontière, oui, monsieur, un sentier en haut du parc.
— A travers le bois?
— A travers les bois de M. le comte.
— 11 —
 
 
— Et dans ces bois...
Il n’y avait plus, pour acquérir la certitude totale,
absolue, celle qui résulte, non pas d’une interprétation
des faits, mais des faits eux-mêmes, devenus pour ainsi
dire visibles et palpables, il n’y avait plus qu’à poser la
question suprême: dans les bois n’y a-t-il pas une petite
chapelle au milieu d’une clairière? Pourquoi Paul Delroze ne la posa-t-il pas, cette question? Jugea-t-il
qu’elle était vraiment trop précise, et qu’elle pouvait
amener le garde-chasse à des réflexions et à des rapprochements que motivait déjà amplement la nature
même de l’entretien? Il se contenta de dire encore:
 
— La comtesse d’Andevilie n’a-t-elle pas voyagé
pendant les deux mois qu’elle habitait Ornequin? Une
absence de quelques jours...
— Ma foi non. Mme la comtesse n’est pas sortie de
son domaine.
— Ah! elle restait dans le parc?
— Mais oui, monsieur. M. le comte allait presque
tous les après-midi en voiture jusqu’à Corvigny, ou du
côté de la vallée, mais Mme la comtesse ne sortait pas
du parc ou des bois. Paul savait ce qu’il voulait savoir.
Indifférent à ce que pourraient penser Jérôme et sa
femme, il ne prit pas la peine de donner un prétexte à
cette étrange série de demandes, sans rapport apparent
les unes avec les autres. Il quitta le pavillon.
Quelle que fût sa hâte d’aller jusqu’au bout de son
enquête, il remit à plus tard les investigations qu’il voulait faire en dehors du parc. On eût dit qu’il redoutait
de se trouver en face de cette preuve dernière, bien
inutile cependant après toutes celles que le hasard lui
avait fournies. Il retourna donc au château, puis, quand
ce fut l’heure du déjeuner, il résolut d’accepter cette
rencontre inévitable avec Elisabeth.
 
Mais la femme de chambre le rejoignit au salon et
lui annonça que madame s’excusait auprès de lui. Un
peu souffrante, elle demandait la permission de manger chez elle. Il comprit qu’elle voulait le laisser entièrement libre, refusant pour sa part de le supplier en
faveur d’une mère qu’elle respectait et, en fin de
compte, se soumettant d’avance aux décisions de son
mari.
 
Il eut alors, à déjeuner seul, sous les yeux des gens
qui le servaient, la sensation profonde que sa vie était
perdue et qu’Elisabeth et lui, au jour même de leur
mariage, devenaient, par suite de circonstances dont ils
n’étaient ni l’un ni l’autre responsables, des ennemis
que rien au monde ne pouvait plus rapprocher l’un de
l’autre. Il n’avait, certes, point de haine contre elle et
ne lui reprochait pas le crime de sa mère, mais inconsciemment il lui en voulait, comme d’une faute, d’être la
fille de cette mère.
 
Durant deux heures, après le repas, il resta enfermé
dans la chambre du portrait, tragique entrevue qu’il
voulait avoir avec la meurtrière, pour s’emplir les yeux
de l’image maudite et pour donner à ses souvenirs une
 
force nouvelle.
 
Il examina les moindres détails. Il étudia le camée,
le cygne aux ailes déployées qui s’y trouvait représenté,
les ciselures du serpent d’or qui servait de cadre,
l’écartement des rubis, et aussi le mouvement de la
dentelle autour des épaules, et aussi la forme de la
bouche, et la nuance des cheveux et le dessin du visage.
 
C’était bien la femme qu’il avait vue, un soir de septembre. Dans un coin du tableau, il y avait la signature
du peintre et, en dessous, un cartouche: Portrait de la
comtesse H. Sans doute, le tableau avait-il été exposé,
et l’on s’était contenté de cette désignation discrète:
comtesse Hermine.
 
« Allons, se dit. Paul, encore quelques minutes et
tout ce passé ressuscitera. J’ai retrouvé la coupable, il
n’y a plus qu’à retrouver le lieu du crime. Si la chapelle
est bien là, dans les bois, la vérité sera complète. »
 
II marcha résolument vers cette vérité. Il la redoutait moins puisqu’il ne pouvait plus se dérober à son
étreinte. Et, cependant, comme son coeur battait à
grands coups douloureux, et combien l’impression lui
était affreuse, de faire ce chemin qui conduisait à celui
que suivait son père seize ans auparavant!
 
Un geste vague de Jérôme lui avait enseigné la
direction. Il traversa le parc, du côté de la frontière, en
obliquant sur sa gauche, et passa près d’un pavillon. A
l’entrée des bois s’ouvrait une longue allée de sapins
dans laquelle il s’engagea et qui, cinq cents pas plus
loin, se divisait en trois allées plus étroites. Deux
d’entre elles, qu’il explora, aboutissaient à des fourrés
inextricables. La troisième menait au sommet d’un tertre, d’où il redescendit, encore à sa gauche, par une
autre allée de sapins.
 
Et, en choisissant celle-ci, Paul se rendit compte que
le motif de son choix était précisément que cette allée
de sapins éveillait en lui, il n’aurait su dire par quelles
similitudes de forme et de disposition, des réminiscences qui guidaient ses pas.
 
Droite d’abord assez longtemps, l’allée fit un coude
brusque dans une futaie de grands hêtres, dont les
dômes de feuillage se rejoignaient; puis elle se redressa
et, au bout de la voûte obscure sous quoi elle cheminait, Paul aperçut cet épanouissement de lumière qui
indique l’ouverture d’un rond-point.
 
En vérité, l’angoisse lui brisa les jambes et il dut
faire un effort pour avancer. Etait-ce la clairière où son
père avait reçu le coup mortel? A mesure que son
regard découvrait un peu plus de l’espace lumineux, il
se sentait envahi d’une conviction plus profonde.
Comme dans la chambre du portrait, le passé reprenait
en lui et devant lui la figure même de la réalité!
 
C’était la même clairière, entourée d’un cercle
d’arbres qui offraient le même tableau, et recouverte
d’un tapis d’herbes et de mousse que les mêmes sentiers divisaient en secteurs analogues. C’était une
 
— 12 —
 
 
même portion du ciel que découpait la masse capricieuse des frondaisons. Et c’était, là, sur sa gauche,
veillée par deux ifs que Paul reconnut, c’était la chapel-
le.
 
La chapelle! La petite, et vieille, et massive chapelle
dont les lignes avaient creusé comme des sillons dans
le cerveau du jeune homme! Des arbres grandissent,
s’élargissem et changent de forme. L’apparence d’une
clairière se modifie. Les chemins s’y entrelacent de
façon différente. On peut se tromper. Mais cela, un
édifice de granit et de ciment, cela est immuable. Il
faut des siècles pour lui donner telle couleur d’un gris
verdâtre qui est la marque du temps sur la pierre, et
cette patine qui ne s’altère plus jamais.
 
La chapelle qui se dressait là, avec son fronton creusé d’une rosace aux vitraux poussiéreux, était bien celle
où l’empereur d’Allemagne avait surgi, suivi de la
femme qui, dix minutes plus tard, assassinait...
 
Paul se dirigea vers la porte. Il voulait revoir
l’endroit dans lequel, pour la dernière fois, son père lui
avait adressé la parole. Quelle émotion! Le même petit
toit qui avait abrité leurs bicyclettes débordait par-derrière, et c’était la même porte de bois à grosses ferrures rouillées.
 
Il monta l’unique marche. Il souleva le loquet. II
poussa le battant. Mais, en ce moment exact où il
entrait, deux hommes cachés dans l’ombre, à droite et
à gauche, bondirent sur lui.
 
L’un d’eux le visa de son revolver en pleine figure.
Par quel miracle Paul put-il discerner le canon de
l’arme et se baisser à temps pour que la balle ne l’atteignît point? Une deuxième détonation retentit. Mais il
avait bousculé l’homme et lui arrachait l’arme des
mains, tandis que le second de ses agresseurs le menaçait d’un poignard. Il recula et sortit de la chapelle, le
bras tendu et les tenant en respect avec le revolver.
 
— Haut les mains! cria-t-il.
Sans attendre le geste qu’il ordonnait, à son insu il
pressa la détente à deux reprises. Les deux fois il y eut
un claquement... aucune détonation. Mais il avait suffi
qu’il tirât pour que les deux misérables, effrayés, fissent
volte-face au plus vite et se sauvassent à toutes jambes.
Une seconde, Paul resta indécis, stupéfait par la brusquerie de ce guet-apens. Puis, vivement, il tira de nouveau sur les fuyards. Mais à quoi bon! l’arme, chargée
sans doute de deux coups seulement, claquait et ne
détonait pas.
 
Alors, il se mit à courir dans la direction que suivaient ses agresseurs, et il se rappelait que jadis
l’empereur et sa compagne, en s’éloignant de la chapelle, avaient pris cette même direction qui était évidemment celle de la frontière.
 
Presque aussitôt les hommes, se voyant poursuivis,
entrèrent dans le bois et se faufilèrent entre les arbres.
Mais Paul, plus agile, gagnait du terrain, et d’autant
plus rapidement qu’il avait contourné une dépression
 
encombrée de fougères et de ronces où les autres
s’étaient aventurés.
 
Soudain l’un d’eux lança un coup de sifflet strident.
Etait-ce un signal à l’adresse de quelque complice? Un
peu après, ils disparurent derrière une ligne d’arbustes
très touffus. Quand il eut franchi cette ligne, Paul aperçut à cent pas de lui un mur élevé qui semblait clore
les bois de tous côtés. Les hommes se trouvaient à mi-
chemin, et il s’avisa qu’ils allaient tout droit vers une
partie de ce mur où il y avait une petite porte basse.
 
Paul redoubla d’efforts afin d’arriver avant qu’ils
n’eussent le temps d’ouvrir. Le terrain découvert lui
permettait une allure plus vive et les hommes, visiblement épuisés, ralentissaient.
 
— Je les tiens, les bandits, fit-il à haute voix. Enfin je
vais donc savoir...
Un deuxième coup de sifflet, suivi d’un cri rauque. Il
n’était plus qu’à trente pas d’eux et il les entendait parler.
 
— Je les tiens, je les tiens, se répétait-il avec une
joie farouche. Et il se proposait de frapper l’un au visage avec le canon de son revolver et de sauter à la gorge
de l’autre.
Mais, avant même qu’ils n’eussent atteint le mur, la
porte fut poussée du dehors. Un troisième individu
apparut, qui leur livra passage.
 
Paul jeta son revolver et son élan fut tel, et il
déploya une telle énergie, qu’il réussit à saisir la porte
et à la tirer vers lui.
 
La porte céda. Et ce qu’il vit alors l’épouvanta à un
tel point qu’il eut un mouvement de recul et qu’il ne
songea pas à se défendre contre cette nouvelle attaque.
Le troisième individu — ô cauchemar atroce!... et
d’ailleurs était-il possible que ce fût autre chose qu’un
cauchemar? — le troisième individu levait un couteau
sur lui, et le visage de celui-ci, Paul le connaissait...
C’était un visage pareil à celui qu’il avait vu autrefois,
un visage d’homme et non de femme, mais la même
sorte de visage, incontestablement la même sorte... Un
visage marqué par seize années de plus et par une
expression plus dure et plus mauvaise encore, mais la
même sorte de visage, la même sorte!...
 
Et l’homme frappa Paul, comme la femme d’autrefois, comme celle qui était morte depuis, avait frappé
le père de Paul.
 
Si Paul Delroze chancela, ce fut plutôt par suite de
l’ébranlement nerveux que lui causa l’aspect de ce fantôme, car la lame du poignard, heurtant le bouton qui
fermait l’épaulette de drap de sa veste, vola en éclats.
Etourdi, les yeux voilés de brume, il perçut le bruit de
la porte, puis le grincement de la clef dans la serrure,
et enfin le ronflement d’une automobile qui démarrait
de l’autre côté de la muraille. Quand Paul sortit de sa
torpeur, il n’y avait plus rien à faire. L’individu et ses
deux acolytes étaient hors d’atteinte.
 
Pour l’instant d’ailleurs, le mystère de la ressemblan
 
— 13 —
 
 
ce incompréhensible entre l’être d’autrefois et l’être
d’aujourd’hui l’absorbait tout entier. Il ne pensait qu’à
cela: « La comtesse d’Andeville est morte, et voilà
qu’elle ressuscite sous l’apparence d’un homme dont le
visage est le visage même qu’elle aurait actuellement.
Visage de parent? Visage de frère inconnu, de frère
jumeau? »
 
Et il songea:
 
« Après tout, est-ce que je ne me trompe pas? Ne
suis-je pas victime d’une hallucination, si naturelle dans
la crise que je traverse? Qui m’assure qu’il y a le moindre rapport entre le passé et le présent? Il me faudrait
une preuve. » Cette preuve, elle se trouvait à la disposition de Paul, et si forte qu’il lui fut impossible de douter plus longtemps. Ayant avisé dans l’herbe les débris
du poignard, il en ramassa le manche. Sur la corne de
ce manche, quatre lettres étaient gravées comme au fer
rouge, un H, un E, un R et un M. H.E.R.M... les quatre premières lettres d’Hermine! ...
 
C’est à ce moment, comme il contemplait les lettres
qui prenaient pour lui une telle signification, c’est à ce
moment — et Paul ne devait jamais l’oublier — que la
cloche d’une église voisine se mit à tinter de la façon la
plus étrange, tintement régulier, monotone, ininterrompu, à la fois allègre et si émouvant!
 
— Le tocsin, murmura-t-il, sans attacher à ce mot le
sens qu’il comportait. Et il ajouta:
— Quelque incendie probablement.
Dix minutes plus tard, Paul réussissait, en utilisant
les branches débordantes d’un arbre, à franchir le mur.
D’autres bois s’étendaient, que traversait un chemin
forestier. Il suivit sur ce chemin les traces de l’automobile et, en une heure, parvint à la frontière. Un poste
de gendarmes allemands campait au pied du poteau et
l’on apercevait une route blanche où défilaient des
uhlans.
 
Au-delà, un amas de toits rouges et de jardins. Etaitce la petite ville où jadis son père et lui avaient loué
des bicyclettes, la petite ville d’Ebrecourt? La cloche
mélancolique n’avait pas cessé. Il se rendait compte
que le son venait de France, et même qu’une autre cloche sonnait quelque part, en France également, et une
troisième du côté du Liseron, et toutes trois avec la
même hâte, comme si elles lançaient autour d’elles un
appel éperdu.
 
Il répéta anxieusement:
 
— Le tocsin... le tocsin... Et cela passe d’église en
église... Est-ce que ce serait?...
Mais il chassa la terrifiante pensée. Non, non, il
entendait mal, ou bien c’était l’écho d’une seule cloche
qui rebondissait au creux des vallées, et roulait sur les
plaines.
 
Cependant il regardait la route blanche qui sortait
de la petite ville allemande, et il observa qu’un flot
continu de cavaliers arrivait par là et se répandait dans
 
la campagne. En outre, un détachement de dragons
français surgit à la crête d’une colline. A la lorgnette,
l’officier étudia l’horizon, puis repartit avec ses hommes.
 
Alors, ne pouvant aller plus loin, Paul s’en retourna
jusqu’au mur qu’il avait franchi, et constata que ce mur
encerclait bien tout le domaine, bois et parc. Il apprit
d’ailleurs d’un vieux paysan que la construction en
remontait à une douzaine d’années, ce qui expliquait
pourquoi, dans ses explorations le long de la frontière,
Paul n’avait jamais retrouvé la chapelle. Une seule fois,
il s’en souvint, quelqu’un lui avait parlé d’une chapelle,
mais située à l’intérieur d’une propriété close. Comment s’en fût-il inquiété?
 
En suivant ainsi l’enceinte du château, il se rapprocha de la commune même d’Ornequin dont l’église se
dressa tout à coup au fond d’une éclaircie pratiquée
dans les bois. La cloche, qu’il n’entendait plus depuis
un instant, sonna de nouveau très nettement. C’était la
cloche d’Ornequin. Elle était grêle, déchirante comme
une plainte, et, malgré sa précipitation et sa légèreté,
plus solennelle que le glas qui sonne la mort. Paul se
dirigea vers elle..
 
Un joli village, tout fleuri de géraniums et de marguerites, se massait autour de son église. Des groupes
silencieux stationnaient devant une affiche placardée
sur la mairie. Paul avança et lut:
 
ORDRE DE MOBILISATION
 
A toute autre époque de sa vie, ces mots lui eussent
apparu avec toute leur formidable et lugubre signification. Mais la crise qu’il subissait était trop forte pour
qu’une grande émotion trouvât place en lui. A peine
même s’il consentit à envisager les conséquences
inéluctables de cette nouvelle. Soit, on mobilisait. Le
soir, à minuit, commençait le premier jour de la mobilisation. Soit, chacun devait partir. Il partirait donc. Et
cela prenait dans son esprit la forme d’un acte si impérieux, les proportions d’un devoir qui dominait tellement toutes les petites obligations et toutes les petites
nécessités individuelles, qu’il éprouva au contraire une
sorte d’apaisement à recevoir ainsi du dehors l’ordre
qui lui dictait sa conduite. Aucune hésitation possible.
Le devoir était là: partir.
 
Partir? En ce cas, pourquoi ne pas partir immédiatement? A quoi bon rentrer au château, revoir Elisabeth,
chercher une explication douloureuse et vaine, accorder ou refuser un pardon que sa femme ne lui demandait pas, mais que la fille d’Hermine d’Andeville ne
méritait point?
 
Devant la principale auberge, une diligence attendait, qui portail cette inscription: Corvigny-Ornequin
 
— Service de la gare.
Quelques personnes s’y installaient. Sans plus réfléchir à une situation que les événements dénouaient à
leur manière, il monta.
 
— 14 —
 
 
A la gare de Corvigny, on lui dit que son train ne
partait que dans une demi-heure et qu’il n’y en avait
plus d’autre, le train du soir, qui correspondait avec
l’express de nuit sur la grande ligne, étant supprimé.
 
Paul retint sa place, et puis, après s’être renseigné, il
retourna en ville jusqu’au bureau d’un loueur de voitures qui possédait deux automobiles.
 
Il s’entendit avec ce loueur, et il fut décidé que la
plus grande de ces automobiles irait sans retard au château d’Ornequin et serait mise à la disposition de Mme
Paul Delroze. Et il écrivit à sa femme ces quelques
mots:
 
« Elisabeth,
 
« Les circonstances sont assez graves pour que je
vous prie de quitter Ornequin. Les voyages en chemin
de fer n’étant plus assurés, je vous envoie une automobile qui vous conduira cette nuit même à Chaumont,
chez votre tante. Je suppose que les domestiques voudront vous accompagner, et que, dans le cas d’une
guerre qui, malgré tout, me paraît encore improbable,
Jérôme et Rosalie fermeront le château et se retireront
à Corvigny. « Pour moi, je rejoins mon régiment. Quel
que soit l’avenir qui nous est réservé, Elisabeth, je
n’oublierai pas celle qui fut ma fiancée et qui porte
mon nom. — P. Delroze. »
 
CHAPITRE 4
 
Une lettre d’Elisabeth
 
A neuf heures, la position n’était plus tenable. Le
colonel enrageait. Dès le milieu de la nuit — cela se
passait au premier mois de la guerre, le 22 août — il
avait amené son régiment au carrefour de ces trois routes dont l’une débouchait du Luxembourg belge. La
veille, l’ennemi occupait les lignes de la frontière, à
douze kilomètres de distance environ. Il fallait, ordre
formel du général commandant la division, le contenir
jusqu’à midi, c’est-à-dire jusqu’à ce que la division
entière pût rejoindre. Une batterie de 75 appuyait le
régiment.
 
Le colonel avait disposé ses hommes dans un repli
de terrain. La batterie se dissimulait également. Or,
dès les premières lueurs du jour, régiment et batterie
étaient repérés par l’ennemi et copieusement arrosés
d’obus.
 
On s’établit à deux kilomètres sur la droite. Cinq
minutes après, les obus tombaient et tuaient une demidouzaine d’hommes et deux officiers.
 
Nouveau déplacement. Dix minutes plus tard, nouvelle attaque. Le colonel s’obstina. En une heure, il y
eut trente hommes hors de combat. Un des canons fut
démoli.
 
Et il n’était que neuf heures.
 
— Cré bon sang! s’écria le colonel, comment peuvent-ils nous repérer de la sorte? Il y a de la sorcellerie
là-dessous!
Il se dissimulait avec ses commandants, avec le capitaine d’artillerie et avec quelques hommes de liaison,
derrière un talus par-dessus lequel on découvrait un
assez vaste horizon de plateaux onduleux. Non loin, à
gauche, un village abandonné. En avant, des fermes
éparses, et, sur toute cette étendue déserte, pas un
ennemi visible. Rien qui pût indiquer d’où provenait
cette pluie d’obus. Vainement les 75 avaient « tâté »
quelques points. Le feu continuait toujours.
 
— Encore trois heures à tenir, grogna le colonel,
nous tiendrons, mais le quart du régiment y passera. A
ce moment un obus siffla entre les officiers et les hommes de liaison et se ficha en pleine terre. Tous, ils
eurent un mouvement de recul dans l’attente de
l’explosion. Mais un des hommes, un caporal, s’élança,
saisit l’obus et l’examina.
— Vous êtes fou, caporal! hurla le colonel. Lâchez
donc ça et presto.
Le caporal remit doucement le projectile dans son
trou, puis, en hâte, il s’approcha du colonel, réunit les
talons et porta la main à son képi.
 
-Excusez-moi, mon colonel, j’ai voulu voir sur la
fusée la distance à laquelle se trouvaient les canons
ennemis. 5 kilomètres 250 mètres. Le renseignement
peut avoir une valeur.
Son calme confondit le colonel, qui s’exclama:
 
— Crebleu! et si ça avait éclaté?
— Bast! mon colonel, qui ne risque rien...
— Evidemment... mais, tout de même, c’est un peu
raide. Comment vous appelez-vous?
— Delroze, Paul, caporal à la troisième compagnie.
— Eh bien, caporal Delroze, je vous félicite de votre
courage, et je crois bien que vos galons de sergent ne
sont pas loin. En attendant, un bon conseil: ne recommencez pas ce coup-là... Sa phrase fut interrompue par
l’explosion toute proche d’un shrapnell. Un des hommes de liaison tomba, frappé à la poitrine, tandis qu’un
officier chancelait sous la masse de terre qui l’éclaboussa.
— Allons, dit le colonel quand l’ordre fut rétabli, il
n’y a rien à faire qu’à courber la tête sous l’orage. Que
chacun se mette à l’abri le mieux possible, et patientons.
Paul Delroze s’avança de nouveau.
 
— Pardonnez-moi, mon colonel, de me mêler de ce
qui ne me regarde pas, mais on pourrait, je crois, éviter...
— Eviter la mitraille? Parbleu! je n’ai qu’à changer
de position une fois de plus. Mais comme nous serons
repérés aussitôt... Allons, mon garçon, rejoignez votre
poste.
Paul insista:
 
— 15 —
 
 
— Peut-être, mon colonel, ne s’agirait-il pas de
changer notre position, mais de changer le tir de
l’ennemi.
— Oh! oh! fit le colonel un peu ironique, mais
impressionné cependant par le sang-froid de Paul, et
vous connaissez un moyen?
— Oui, mon colonel.
— Expliquez-vous.
— Donnez-moi vingt minutes, mon colonel, et dans
vingt minutes les obus changeront de direction. Le
colonel ne put s’empêcher de sourire.
— Parfait! Et sans doute vous les ferez tomber où
vous voudrez?
— Oui, mon colonel.
— Sur le champ de betteraves qui est là-bas, à quinze cents mètres à droite?
— Oui, mon colonel.
Le capitaine d’artillerie, qui avait écouté la conversation, plaisanta à son tour:
 
— Pendant que vous y êtes, caporal, puisque vous
m’avez déjà fourni l’indicaiion de la distance, et que je
connais à peu près la direction, ne pourriez-vous me
préciser cette direction afin que je règle exactement
mon tir et que je démolisse les batteries allemandes?
— Ce sera plus long et beaucoup plus difficile, mon
capitaine, répondit Paul. J’essaierai cependant. A onze
heures précises, vous voudrez bien examiner l’horizon,
du côté de la frontière. Je lancerai un signal.
— Lequel?
— Je l’ignore. Trois fusées sans doute...
— Mais votre signal n’aura de valeur que s’il s’élève
au-dessus même de la position ennemie...
— Justement...
— Et pour cela il faudrait la connaître...
— Je la connaîtrai.
— Et s’y rendre...
— Je m’y rendrai.
Paul salua, pivota sur les talons, et, avant même que
les officiers eussent le temps de l’approuver ou d’émettre une objection, il se glissait en courant au ras du
talus, s’engageait à gauche dans une sorte de cavée
dont les bords étaient hérissés de ronces, et disparaissait.
 
— Drôle de type, murmura le colonel. Où veut-il en
venir?
Une telle décision et une telle audace le disposaient
en faveur du jeune soldat et, bien qu’il n’eût qu’une
confiance assez restreinte dans le résultat de l’entreprise, il lui fut impossible de ne pas consulter plusieurs
fois sa montre durant les minutes qu’il passa, avec ses
officiers, derrière le frêle rempart d’une meule de foin.
Minutes effroyables, où le chef de corps ne pense pas
un instant au danger qui le menace, mais au danger de
tous ceux dont il a la garde et qu’il considère comme
ses enfants. Il les voyait autour de lui, étendus dans le
chaume, la tête couverte de leur sac, ou bien peloton
 
nés dans les taillis, ou bien tapis dans les creux du sol.
L’ouragan de fer s’acharnait après eux. Cela se précipitait comme une grêle rageuse qui veut accomplir en
toute hâte sa besogne de destruction. Soubresauts
d’hommes qui font une pirouette et qui retombent
immobiles, hurlements de blessés, cris de soldats qui
s’interpellent, plaisanteries même... Et par là-dessus le
tonnerre ininterrompu des explosions...
 
Et puis subitement le silence, un silence total, définitif, un apaisementinfini dans l’espace et sur le sol,
une sorte de délivrance ineffable. Le colonel exprima
sa joie par un éclat de rire.
 
— Cristi! le caporal Delroze est un rude homme. Le
comble, ce serait que le champ de betteraves en question fût arrosé à son tour, comme il l’a promis. Il n’avait
pas achevé qu’une bombe explosait à quinze cents
mètres à droite, non pas sur le champ de betteraves,
mais en avant. Une deuxième alla trop loin. A la troisième l’endroit était repéré. Et l’arrosage commença. Il y
avait là, dans l’accomplissement de la tâche que s’était
imposée le caporal, quelque chose de si prodigieux à la
fois et d’une précision si mathématique que le colonel
et ses officiers ne doutèrent pour ainsi dire pas qu’il
n’allât jusqu’au bout de cette tâche, et que, malgré les
obstacles insurmontables, il ne réussît à donner le
signal convenu.
Sans répit, ils fouillèrent l’horizon de leurs jumelles,
tandis que l’ennemi redoublait d’efforts contre le
champ de betteraves.
 
A onze heures cinq, il y eut une fusée rouge.
 
Elle apparut beaucoup plus à droite qu’on n’eût pu
le supposer.
 
Et deux autres la suivirent.
 
Armé de sa longue-vue, le capitaine d’artillerie ne
tarda pas à découvrir un clocher d’église qui émergeait
à peine d’une vallée dont la dépression demeurait invisible parmi les ondulations du plateau, et la flèche de
ce clocher dépassait si peu qu’on avait pu la prendre
pour un arbre isolé. D’après les cartes il fut facile de
constater que c’était le village de Brumoy.
 
Connaissant, par l’obus que le caporal avait examiné,
la distance exacte des batteries allemandes, le capitaine
téléphona à son lieutenant.
 
Une demi-heure plus tard, les batteries allemandes
se taisaient, et, comme une quatrième fusée avait jailli,
les 75 continuèrent à bombarder l’église ainsi que le
village et ses abords immédiats.
 
Un peu avant midi, le régiment fut rejoint par une
compagnie de cyclistes qui précédaient la division.
Ordre était donné d’avancer à tout prix.
 
Le régiment avança, à peine inquiété, lorsqu’on
approcha de Brumoy, par quelques coups de fusil.
L’arrière-garde ennemie se repliait.
 
Dans le village en ruine, et dont quelques maisons
flambaient encore, on trouva le plus incroyable désordre de cadavres, de blessés, de chevaux abattus, de
 
— 16 —
 
 
canons démolis, de caissons et de fourgons éventrés.
Toute une brigade avait été surprise au moment où,
certaine d’avoir déblayé le terrain, elle allait se mettre
en route.
 
Mais un appel partit du haut de l’église, dont la nef
et la façade effondrées ne présentaient plus qu’un
chaos indescriptible. Seule la tour du clocher, percée à
jour, et noircie par l’incendie de quelques poutres, se
maintenait et portait encore, grâce à un miracle d’équilibre, la mince flèche de pierre qui la couronnait. A
moitié penché hors de cette flèche, un paysan agitait
les bras et criait pour attirer l’attention.
 
Les officiers reconnurent Paul Delroze.
 
Prudemment, parmi les décombres, on monta
l’escalier qui conduisait à la plate-forme de la tour. Là,
entassés contre la petite porte pratiquée dans la flèche,
il y avait huit cadavres d’Allemands, et la porte, démolie, tombée en travers, barrait le passage de telle façon
qu’il fallut la briser à coups de hache pour délivrer
Paul.
 
A la fin de l’après-midi, lorsqu’on eut constaté que la
poursuite de l’ennemi se heurtait à des obstacles trop
sérieux, le colonel assembla le régiment sur la place et
embrassa le caporal Delroze.
 
— D’abord, la récompense, lui dit-il. Je demande la
médaille militaire, et avec un tel motif que vous
l’aurez. Maintenant, mon petit, expliquez-vous.
Et Paul, au milieu du cercle que formaient autour
de lui les officiers et les gradés de chaque compagnie,
répondit aux questions.
 
— Mon Dieu, c’est bien simple, mon colonel. Nous
étions espionnés.
— Evidemment, mais qui était l’espion et où se
trouvait-il?
— Mon colonel, c’est un hasard qui m’a renseigné.
A côté de l’emplacement que nous occupions ce matin,
il y avait à notre gauche, n’est-ce pas, un village avec
une église?
— Oui, mais j’avais fait évacuer le village dès mon
arrivée, et il n’y avait personne dans l’église.
— S’il n’y avait eu personne dans l’église, pourquoi
le coq qui surmonte le clocher affirmait-il que le vent
venait de l’est, alors qu’il venait de l’ouest? Et pourquoi, lorsque nous changions de position, la direction
de ce coq obliquait-elle vers nous?
— Vous êtes sûr?
— Oui, mon colonel. Et c’est pourquoi, après avoir
obtenu votre permission, je n’ai pas hésité à me glisser
jusqu’à l’église et à m’introduire dans le clocher aussi
furtivement que possible. Je ne m’étais pas trompé. Un
homme était là, dont j’ai réussi, non sans mal, à me
rendre maître.
— Le misérable! Un Français?
— Non, mon colonel, un Allemand déguisé en paysan.
— Il sera fusillé.
— Non, mon colonel, je lui ai promis la vie sauve.
— Impossible.
— Mon colonel, il fallait bien savoir comment il renseignait l’ennemi.
— Et alors?
— Oh! ce n’était pas compliqué. Face au nord,
l’église possède une horloge, dont nous ne pouvions,
nous, apercevoir le cadran. De l’intérieur notre homme
manoeuvrait les aiguilles, de manière que la plus grande, alternativement posée sur trois ou quatre chiffres,
énonçât la distance exacte où nous nous trouvions de
l’église, et cela dans la direction du coq. C’est ce que je
fis moi-même, et aussitôt l’ennemi, rectifiant son tir
suivant mes indications, arrosait consciencieusement le
champ de betteraves.
— En effet, dit le colonel en riant.
— Il ne me restait plus qu’à me porter au second
poste d’observation d’où l’on recueillait le message de
l’espion. De là je saurais — car l’espion ignorait ce
détail essentiel — où se cachaient les batteries ennemies. Je courus donc jusqu’ici, et ce n’est qu’en arrivant que je constatai, au pied même de l’église qui servait d’observatoire, la présence de ces batteries et de
toute une brigade allemande.
— Mais c’était une imprudence folle! Ils n’ont donc
pas tiré sur vous?
— Mon colonel, j’avais endossé les vêtements de
l’espion, de leur espion. Je parle allemand, je savais le
mot de passe, et un seul d’entre eux connaissait cet
espion, l’officier observateur. Sans la moindre méfiance, le général commandant la brigade m’envoya donc
vers lui dès qu’il apprit par moi que des Français
m’avaient démasqué et que je venais de leur échapper.
— Et vous avez eu l’audace...?
— Il le fallait bien, mon colonel, et puis vraiment
j’avais tous les atouts. Cet officier ne se doutait de rien,
et, quand je parvins sur la plate-forme de la tour d’où il
transmettait ses indications, je n’eus aucun mal à
l’assaillir et à le réduire au silence. Ma tâche était finie,
il n’y avait plus qu’à vous faire le signal convenu. —
Rien que cela! et au milieu de six ou sept mille hommes!
— Je vous l’avais promis, mon colonel, et il était
onze heures. Sur la plate-forme se trouvait tout l’attirail
nécessaire pour envoyer des signaux de jour et de nuit.
Comment n’en pas profiter? J’allumai une fusée, puis
une seconde, puis une troisième et une quatrième, et
la bataille commença.
— Mais, ces fusées, c’était autant d’avertissements
qui réglaient notre tir sur ce clocher où vous vous trouviez! C’est sur vous que nous tirions!
— Ah! je vous jure, mon colonel, que ces idées-là,
on ne les a pas en de pareils moments. Le premier
obus qui frappa l’église me sembla le bienvenu. Et
puis, l’ennemi ne me laissait guère le temps de réfléchir! Aussitôt, une demi-douzaine de gaillards avaient
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escaladé la tour. J’en démolis quelques-uns avec mon
revolver, mais il y eut par la suite un autre assaut, et
plus tard un autre encore. J’avais dû me réfugier derrière la porte qui ferme la cage de la flèche. Quand ils
l’eurent jetée bas, elle me servit de barricade, et,
comme je disposais des armes et des munitions prises à
mes premiers assaillants, que j’étais inaccessible et à
peu près invisible, il me fut facile de soutenir un siège
en règle.
 
— Tandis que nos 75 vous canonnaient.
— Tandis que nos 75 me délivraient, mon colonel,
car vous pensez bien que, l’église une fois démolie et la
charpente en feu, on n’osa plus s’aventurer dans la
tour. Je n’eus donc qu’à prendre patience jusqu’à votre
arrivée. Paul Delroze avait fait son récit de la façon la
plus simple et comme s’il se fût agi de choses toutes
naturelles. Le colonel, après l’avoir félicité de nouveau,
lui confirma sa nomination au grade de sergent, et lui
dit:
— Vous n’avez rien à me demander?
— Si, mon colonel, je voudrais interroger l’espion
allemand que j’ai laissé là-bas, et, par la même occasion, reprendre mon uniforme que j’ai caché.
— Entendu, vous allez dîner avec nous, et ensuite
on vous donnera une bicyclette.
A sept heures du soir, Paul retournait à la première
église. Une vive déception l’y attendait. L’espion avait
brisé ses liens et s’était enfui. Toutes les recherches de
Paul, dans l’église et dans le village, furent mutiles.
Cependant, sur une des marches de l’escalier, non loin
de l’endroit où il s’était jeté sur l’espion, il ramassa le
poignard avec lequel son adversaire avait essayé de le
frapper.
 
Ce poignard était exactement semblable à celui qu’il
avait ramassé dans l’herbe trois semaines plus tôt,
devant la petite porte des bois d’Ornequin. La même
lame triangulaire. Le même manche en corne brune,
et, sur ce manche, les quatre lettres; H.E.R.M.
 
L’espion et la femme qui ressemblait si étrangement
à Hermine d’Andeville, la meurtrière de son père, se
servaient tous deux d’une arme identique.
 
Le lendemain, la division dont faisait partie le régiment de Paul continuait son offensive et entrait en Belgique après avoir culbuté l’ennemi. Mais le soir le
général recevait l’ordre de se replier.
 
La retraite commençait. Douloureuse pour tous, elle
le fut peut-être davantage pour celles de nos troupes
qui avaient débuté par la victoire. Paul et ses camarades de la troisième compagnie ne dérageaient pas.
Durant la demi-journée passée en Belgique, ils avaient
vu les ruines d’une petite ville anéantie par les Allemands, les cadavres de quatre-vingts femmes fusillées,
des vieillards pendus par les pieds, des enfants égorgés
en tas. Et il fallait reculer devant ces monstres!
 
Des soldats belges s’étaient mêlés au régiment et,
 
leur visage gardant l’épouvante des visions infernales,
ils racontaient des choses que l’imagination même ne
concevait pas. Et il fallait reculer! Il fallait reculer avec
la haine au coeur et un désir forcené de vengeance qui
crispait les mains autour des fusils.
 
Et pourquoi reculer? Ce n’était pas la défaite, puis-
que l’on se repliait en bon ordre, avec des arrêts brusques et des retours violents contre l’ennemi déconcerté. Mais le nombre brisait toute résistance. Le flot des
barbares se reformait. Deux mille vivants remplaçaient
mille morts. Et on reculait.
 
Un soir, Paul connut, par un journal qui datait d’une
semaine, une des causes de cette retraite et la nouvelle
lui fut pénible. Le 20 août, après quelques heures d’un
bombardement effectué dans les conditions les plus
inexplicables, Corvigny avait été pris d’assaut, alors
qu’on attendait de cette place forte une défense d’au
moins quelques jours, qui eût donné plus d’énergie à
nos opérations sur le flanc gauche des Allemands.
 
Ainsi Corvigny avait succombé, et le château
d’Ornequin, abandonné sans doute, comme Paul luimême le désirait, par Jérôme et par Rosalie, était
maintenant détruit, pillé, saccagé, avec ce raffinement
et cette méthode que les barbares apportaient dans
leur oeuvre de dévastation. Et, de ce côté encore, les
hordes furieuses se précipitaient.
 
Journées sinistres de la fin d’août, les plus tragiques
peut-être que la France ait jamais vécues. Paris menacé. Douze départements envahis. Le vent de la mort
soufflait sur l’héroïque nation.
 
C’est au matin d’une de ces journées que Paul
entendit derrière lui, dans un groupe de jeunes soldats,
une voix joyeuse qui l’interpellait.
 
— Paul! Paul! Enfin, je suis arrivé à ce que je voulais! Quel bonheur!
Ces jeunes soldats, c’étaient des engagés volontaires,
versés dans le régiment, et parmi eux, Paul reconnut
aussitôt le frère d’Elisabeth, Bernard d’Andeville.
 
Il n’eut pas le temps de réfléchir à l’attitude qu’il lui
fallait prendre.Son premier mouvement eût été de se
détourner, mais Bernard lui avait saisi les deux mains
et les serrait avec une gentillesse et une affection qui
montraient que le jeune homme ne savait rien encore
de la rupture survenue entre Paul et sa femme.
 
— Mais oui, Paul, c’est moi, déclara-t-il gaiement. Je
peux te tutoyer, n’est-ce pas? Oui, c’est moi, et ça
t’épate, hein? Tu imagines une rencontre providentielle, un hasard comme on n’en voit pas? Les deux beauxfrères réunis dans le même régiment!... Eh bien, non,
c’est à ma demande expresse. « Je m’engage, ai-je dit,
ou à peu près, aux autorités, je m’engage comme c’est
mon devoir et mon plaisir. Mais, à titre d’athlète plus
que complet et de lauréat de toutes les sociétés de
gymnastique et de préparation militaire, je désire
qu’on m’envoie illico sur le front et dans le régiment de
mon beau-frère, le caporal Paul Delroze. » Et comme
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on ne pouvait pas se passer de mes services, on m’a
expédié ici... Et alors, quoi? Tu ne semblés pas transporté?
 
Paul écoutait à peine. Il se disait: « Voilà le fils
d’Hermine d’Andeville. Celui qui me touche est le fils
de la femme qui a tué... » Mais la figure de Bernard
exprimait une telle franchise et tant d’allégresse ingénue, qu’il articula:
 
— Si, si... Seulement tu es si jeune!
— Moi? Je suis très vieux. Dix-sept ans le jour de
mon engagement.
— Mais ton père?
— Papa m’a donné son autorisation. Sans quoi,
d’ailleurs, je ne lui aurais pas donné la mienne.
— Comment?
— Mais oui, il s’est engagé.
— Ton père s’est engagé... A son âge?... — Comment? mais il est très jeune. Cinquante ans le jour de
son engagement! On l’a versé comme interprète dans
l’état-major anglais. Toute la famille sous les armes, tu
vois... Ah! j’oubliais, j’ai une lettre d’Elisabeth pour toi.
Paul tressaillit. Il n’avait pas voulu jusqu’ici interroger son beau-frère sur la jeune femme. Il murmura, en
prenant la lettre:
 
— Ah! elle t’a remis cela...
— Mais non, elle nous l’a envoyée d’Ornequin.
— D’Ornequin? Mais c’est impossible! Elisabeth est
partie le soir même de la mobilisation. Elle allait à
Chaumont, chez sa tante.
— Pas du tout. J’ai été dire adieu à notre tante: elle
n’avait aucune nouvelle d’Elisabeth depuis le début de
la guerre. D’ailleurs, regarde l’enveloppe. « Paul Delroze, aux soins de M. d’Andeville, à Paris »... Et c’est
timbré d’Ornequin et de Corvigny.
Après avoir regardé, Paul balbutia:
 
— Oui, tu as raison, et la date est visible sur le
cachet de la poste: « 18 août ». Le 18 août... Et Corvigny est tombé au pouvoir des Allemands le 20 août, le
surlendemain. Donc Elisabeth était encore là.
— Mais non, mais non, s’écria Bernard. Elisabeth
n’est pas une enfant. Tu comprends bien qu’elle n’aura
pas attendu les Boches, à dix pas de la frontière! Au
premier coup de feu de ce côté-là, elle a dû quitter le
château. Et c’est cela qu’elle t’annonce. Lis donc sa lettre, Paul.
Paul ne doutait pas, au contraire, de ce qu’il allait
apprendre en lisant cette lettre, et c’est avec un frisson
qu’il en déchira l’enveloppe. Elisabeth avait écrit:
 
« Paul,
 
« Je ne puis me décider à partir d’Ornequin. Un
devoir m’y retient, auquel je ne faillirai pas, celui de
délivrer le souvenir de ma mère. Comprenez-moi bien,
Paul: ma mère demeure pour moi l’être le plus pur.
Celle qui m’a bercée dans ses bras, celle à qui mon
père a gardé tout son amour, ne peut même pas être
soupçonnée. Mais vous l’accusez, vous, et c’est contre
 
vous que je veux la défendre. « Les preuves, dont je
n’ai pas besoin pour croire, je les trouverai pour vous
forcer à croire. Et, ces preuves, il me semble que je ne
les trouverai qu’ici. Je resterai donc. « Jérôme et Rosalie restent également, bien que l’on annonce rapproche
de l’ennemi. Ce sont de braves coeurs, et vous n’avez
donc rien à craindre, puisque je ne serai pas seule. «
Elisabeth Delroze. »
 
Paul replia la lettre. Il était très pâle. Bernard lui
demanda:
 
— Elle n’est plus là-bas, n’est-ce pas?
— Si, elle y est.
— Mais c’est de la folie! Comment! mais avec de
tels monstres!... un château isolé... Voyons, voyons,
Paul, elle n’ignore pourtant pas les dangers terribles
qui la menacent! Qu’est-ce qui peut la retenir? Ah!
c’est effroyable!...
La figure contractée, les poings crispés, Paul gardait
le silence...
 
CHAPITRE 5
 
La paysanne de Corvigny
 
Trois semaines auparavant, en apprenant que la
guerre était déclarée, Paul avait senti sourdre en lui,
immédiate et implacable, la résolution de se faire tuer.
 
Le désastre de sa vie, l’horreur de son mariage avec
une femme qu’au fond il ne cessait pas d’aimer, les certitudes acquises au château d’Ornequin, tout cela
l’avait bouleversé à un tel point que la mort lui apparut
comme un bienfait.
 
Pour lui, la guerre, ce fut, instantanément et sans le
moindre débat, la mort. Tout ce qu’il pouvait admirer
d’émouvant et de grave, de réconfortant et de magnifique, dans les événements de ces premières semaines,
l’ordre parfait de la mobilisation, l’enthousiasme des
soldats, l’unité admirable de la France, le réveil de
l’âme nationale, aucun de cesgrands spectacles n’attira
son attention. Au plus profond de lui-même il avait
décrété qu’il accomplirait de tels actes que la chance la
plus invraisemblable ne pourrait le sauver.
 
C’est ainsi qu’il avait cru trouver, dès le premier
jour, l’occasion voulue. S’emparer de l’espion dont il
soupçonnait la présence dans le clocher de l’église,
pénétrer ensuite au coeur même des troupes ennemies
pour signaler leur position, c’était aller à une mort certaine. Il y alla bravement. Et, comme il avait une conscience très nette de sa mission, il la remplit avec autant
de prudence que de bravoure. Mourir, soit, mais mourir après avoir réussi. Et il goûta, dans l’action comme
dans le succès, une joie singulière à laquelle il ne
s’attendait point.
 
La découverte du poignard employé par l’espion
l’impressionna vivement. Quel rapport pouvait-il éta
 
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blir entre cet homme et celui qui avait tenté de le frapper? Quel rapport entre cela et la comtesse d’Andeville, morte seize années auparavant? Et comment, par
quels liens invisibles, se rattachaient-ils tous les trois à
cette même oeuvre de trahison et d’espionnage dont
Paul avait surpris les différentes manifestations?
 
Mais surtout la lettre d’Elisabeth lui porta un coup
extrêmement brutal. Ainsi la jeune femme était là-bas,
parmi les obus, les balles, les luttes sanglantes autour
du château, le délire et la rage des vainqueurs, l’incendie, les fusillades, les tortures, les atrocités! Elle était
là, jeune et belle, presque seule, sans défense! Et elle y
était parce que lui, Paul, n’avait pas eu l’énergie de la
revoir et de l’entraîner avec lui!
 
Ces pensées provoquaient en Paul des crises d’abattement, d’où il sortait tout à coup pour se jeter audevant de quelque péril, poursuivant ses folles entreprises jusqu’au bout, quoi qu’il advînt, avec un courage
tranquille et une obstination farouche qui inspiraient à
ses camarades autant de surprise que d’admiration. Et
peut-être, moins que la mort, cherchait-il désormais
cette ivresse ineffable que l’on éprouve à la braver.
 
Et la journée du 6 septembre arriva; la journée du
miracle inouï où le grand chef, lançant à ses armées
d’immortelles paroles, enfin leur ordonna de se jeter
sur l’ennemi. La retraite si vaillamment supportée,
mais si cruelle, se terminait. Epuisés, à bout de souffle,
luttant un contre deux depuis des jours, n’ayant pas le
temps de dormir, n’ayant pas le temps de manger, ne
marchant que par le prodige d’efforts dont ils n’avaient
même plus conscience, ne sachant pas pourquoi ils ne
se couchaient point dans le fossé des routes pour y
attendre la mort... c’est à ces hommes-là que l’on dit: «
Halte! Demi-tour! Et maintenant droit à l’ennemi! »
 
Et ils firent demi-tour. Ces moribonds retrouvèrent
la force. Du plus humble au plus illustre, chacun tendit
sa volonté et se battit comme si le salut de la France
eût dépendu de lui seul. Autant de soldats, autant de
héros sublimes. On leur demandait de vaincre ou de se
faire tuer. Ils furent victorieux.
 
Parmi les plus intrépides, Paul brilla au premier
rang. Ce qu’il fit et ce qu’il supporta, ce qu’il tenta et
ce qu’il réussit, lui-même il avait conscience que cela
dépassait les bornes de la réalité. Le 6, le 7 et le 8, puis
du 11 au 13, malgré l’excès de la fatigue et malgré des
privations de sommeil et de nourriture auxquelles on
n’imagine pas qu’il soit humainement possible de résister, il n’eut aucune autre sensation que d’avancer, et
d’avancer encore, et d’avancer toujours. Que ce fût
dans l’ombre ou sous la clarté du soleil, sur les bords de
la Marne ou dans les couloirs de l’Argonne, que ce fût
vers le nord ou vers l’est quand on envoya sa division
renforcer les troupes de la frontière, qu’il fût couché à
plat ventre et qu’il rampât dans les terres labourées, ou
bien debout, qu’il chargeât à la baïonnette, il allait de
l’avant, et chaque pas était une délivrance, et chaque
 
pas était une conquête.
 
Chaque pas aussi exaspérait sa haine. Oh! comme
son père avait eu raison de les exécrer, ces gens-là!
Aujourd’hui Paul les voyait à l’oeuvre. Partout c’était la
dévastation stupide et l’anéantissement irraisonné. Par-
tout l’incendie, et le pillage, et la mort. Otages fusillés,
femmes assassinées bêtement, pour le plaisir. Eglises,
châteaux, maisons de riches et masures de pauvres, il
ne restait plus rien. Les ruines elles-mêmes avaient été
détruites et les cadavres torturés.
 
Quelle joie de battre un tel ennemi! Bien que réduit
à la moitié de son effectif, le régiment de Paul, lâché
comme une meute, mordait sans répit la bête fauve.
Elle semblait plus hargneuse et plus redoutable à
mesure qu’elle approchait de la frontière, et l’on fonçait encore sur elle dans l’espoir fou de lui donner le
coup de grâce. Et un jour, sur le poteau qui marquait
l’embranchement de deux routes, Paul lut:
 
Corvigny, 14 km.
 
Ornequin, 31 km 400.
 
La frontière, 38 km 300.
 
Corvigny, Ornequin! Avec quelle émotion de tout
son être il lut ces syllabes imprévues! D’ordinaire,
absorbé par l’ardeur de la lutte et par tant de soucis
divers, il prêtait peu d’attention aux noms des localités
traversées, et le hasard seul les lui apprenait. Et voilà
que tout à coup il se trouvait à si peu de distance du
château d’Ornequin! Corvigny, 14 kilomètres... Etaitce vers Corvigny que se dirigeaient les troupes françaises, vers la petite place forte que les Allemands avaient
enlevée d’assaut et occupée dans de si étranges conditions?
 
Ce jour-là on se battait depuis l’aube contre un
ennemi qui semblait résister plus mollement. Paul à la
tête d’une escouade, avait été envoyé par son capitaine
jusqu’au village de Bléville avec ordre d’y entrer si
l’ennemi s’en était retiré, mais de ne pas pousser plus
avant. Et c’est après les dernières maisons de ce village
qu’il aperçut le poteau indicateur.
 
Il était alors assez inquiet. Un taube venait de survoler le pays. Une embûche était possible.
 
— Retournons au village, dit-il. On va s’y barricader
en attendant. Mais un bruit soudain crépita derrière
une colline boisée qui coupait la route du côté de Corvigny, un bruit de plus en plus net, et dans lequel Paul,
au bout d’un instant, reconnut le ronflement énorme
d’une auto, sans doute d’une automitrailleuse.
— Fourrez-vous dans le fossé, cria-t-il à ses hommes. Cachez-vous dans les meules. La baïonnette au
canon. Et que personne ne bouge!
Il avait compris le danger, cette auto traversant le
village, fonçant au milieu de la compagnie, semant la
panique et se défilant ensuite par quelque autre chemin. Rapidement, il escalada le tronc crevassé d’un
vieux chêne et s’installa parmi les branches, à une hauteur qui surplombait la route de quelques mètres.
 
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Presque aussitôt, l’auto apparut. C’était bien une auto
blindée, formidable et monstrueuse sous sa carapace,
mais d’un modèle assez ancien qui laissait voir, au-dessus des plaques d’acier, le casque et la tête des hommes.
 
Elle avançait à toute allure, prête à bondir en cas
d’alerte. Les hommes courbaient le dos. Paul en compta une demi-douzaine. Deux canons de mitrailleuses
dépassaient. Il épaula son fusil et visa le conducteur,
un gros Germain dont la figure écarlate semblait teintée de sang. Puis, posément, à l’instant propice, il tira.
 
— Chargez, les gars! cria-t-il en dégringolant de son
arbre. Mais il ne fut même pas besoin de donner
l’assaut. Le conducteur, frappé à la poitrine, avait
encore eu la présence d’esprit de freiner et d’arrêter sa
voiture. Se voyant cernés, les Allemands levèrent les
bras.
— Kamerad! Kamerad!
Et l’un d’eux, sautant de l’auto après avoir jeté ses
armes, se précipita vers Paul:
 
— Alsacien, sergent! Alsacien de Strasbourg! Ah!
sergent, il y a assez de jours que je le guette, ce
moment-là! Tandis que ses hommes conduisaient les
prisonniers dans le village, Paul, en toute hâte, interrogea l’Alsacien:
— D’où vient l’auto?
— De Corvigny.
— Du monde à Corvigny?
— Très peu. Une arrière-garde de deux cent cinquante Badois, tout au plus.
— Et dans les forts?
— A peu près autant. On n’avait pas cru nécessaire
de réparer les tourelles et l’on est pris à l’improviste.
Vont-ils essayer de se maintenir ou se replier vers la
frontière? Ils hésitent, c’est pourquoi on nous a
envoyés en reconnaissance.
— Alors, nous pouvons marcher?
— Oui, mais tout de suite, sans quoi ils reçoivent
des renforts importants, deux divisions.
— Qui seront là?
— Demain. Elles doivent traverser la frontière
demain, vers midi.
— Cré nom! il n’y a pas de temps à perdre, dit Paul.
Tout en examinant l’automitrailleuse et en faisant désarmer et fouiller les prisonniers, Paul réfléchissait aux
mesures à prendre, lorsqu’un de ses hommes, resté
dans le village, vint lui annoncer l’arrivée d’un détachement français. Un lieutenant le commandait.
Paul se hâta de mettre cet officier au courant. Les
événements nécessitaient une action immédiate. Il
s’offrit à partir à la découverte dans l’auto même que
l’on avait capturée.
 
— Soit, dit l’officier; moi, j’occupe le village et je
m’arrange pour que la division soit prévenue le plus tôt
possible.
L’automobile fila dans la direction de Corvigny.
 
Huit hommes s’y étaient entassés. Deux d’entre eux,
spécialement chargés des mitrailleuses, en étudiaient
le mécanisme. Le prisonnier alsacien, debout afin
qu’on pût bien voir de partout son casque et son uniforme, surveillait l’horizon.
 
Tout cela fut décidé et exécuté en l’espace de quelques minutes, sans discussion et sans que l’on s’arrêtât
aux détails de l’entreprise.
 
— A la grâce de Dieu! s’exclama Paul lorsqu’il fut au
volant. Vous êtes prêts à mener l’aventure jusqu’au
bout, mes amis?
— Et même au-delà, sergent, fit auprès de lui une
voix qu’il reconnut. C’était Bernard d’Andeville, le
frère d’Elisabeth. Bernard appartenant à la 9e compagnie, Paul avait réussi depuis leur rencontre à l’éviter,
ou du moins à ne pas lui parler. Mais il savait que le
jeune homme se battait bien.
— Ah! c’est toi, dit-il.
— En chair et en os, s’écria Bernard. Je suis venu
avec mon lieutenant, et lorsque je t’ai vu monter dans
l’auto et emmener ceux qui se présentaient, tu comprends si j’ai saisi l’occasion! Et il ajouta, d’un ton qui
s’embarrassait:
— L’occasion de faire un joli coup sous tes ordres,
et l’occasion de te parler, Paul... car je n’ai pas eu de
chance jusqu’ici... Il m’a même semblé que tu n’étais
pas avec moi... comme je l’espérais.
— Mais si, mais si, articula Paul... seulement, les
préoccupations...
— Au sujet d’Elisabeth, n’est-ce pas?
— Oui.
— Je comprends. Tout de même cela n’explique pas
qu’il y ait entre nous... comme une gêne...
A ce moment, l’Alsacien prescrivit:
 
— Il ne faut pas se montrer... Des uhlans!...
Une patrouille débouchait d’un chemin de traverse,
au détour d’un bois. Il leur cria, en passant près d’eux:
 
— Fichez le camp, camarades! Au galop! voilà les
Français!...
Paul profita de l’incident pour ne pas répondre à son
beau-frère. Il avait forcé la vitesse, et l’auto filait avec
un fracas de tonnerre, escaladant les pentes et dévalant
comme une trombe. Les détachements ennemis se faisaient plus nombreux. L’Alsacien les interpellait, ou,
par signes, les incitait à une retraite immédiate.
 
— Ce que c’est rigolo de les voir! dit-il en riant.
C’est une galopade effrénée derrière nous. Et il ajouta:
— Je vous avertis, sergent, qu’à ce train-là nous
allons tomber en plein Corvigny. Est-ce ça que vous
voulez?
— Non, répliqua Paul, on s’arrêtera en vue de la
ville.
— Et si l’on est cerné?
— Par qui? En tout cas, ce n’est pas ces bandes de
fuyards qui pourraient s’opposer à notre retour. Bernard d’Andeville prononça:
— 21 —
 
 
— Paul, je te soupçonne de ne pas penser du tout au
retour.
— Du tout, en effet. As-tu peur?
— Oh! quel vilain mot! Mais, après un silence, Paul
reprit d’une voix où il y avait moins de rudesse:
— Je regrette que tu sois venu, Bernard.
— Le danger est-il donc plus grand pour moi que
pour toi et pour les autres?
— Non.
— Alors, fais-moi l’honneur de ne rien regretter.
Toujours debout, penché au-dessus du sergent, l’Alsacien indiqua:
— La pointe de clocher en face de nous, derrière le
rideau d’arbres, c’est Corvigny. J’estime qu’en obliquant sur les hauteurs de gauche nous pourrions voir
ce qui se passe dans la ville.
— Nous le verrons bien mieux en y entrant, remarqua Paul. Seulement, nous risquons gros... Toi surtout,
l’Alsacien. Prisonnier, on te fusille. Dois-je te descendre avant Corvigny?
— Vous ne m’avez pas regardé, sergent.
La route rejoignait la ligne du chemin de fer. Puis
apparurent les premières maisons des faubourgs. Quelques soldats se montraient.
 
— Pas un mot à ceux-là, ordonna Paul, il ne faut pas
les effaroucher... sans quoi ils nous prendraient de dos
au moment décisif.
Il reconnut la gare et constata qu’elle était fortement occupée. Le long de l’avenue qui montait à la
ville, des casques à pointe allaient et venaient.
 
— En avant! s’écria Paul. S’il y a des rassemblements de troupes, ce ne peut être que sur la place. Les
mitrailleuses sont prêtes? Et les fusils? Prépare le
mien, Bernard. Et, au premier signal, feu à volonté!
L’auto déboucha violemment, en pleine place. Ainsi
qu’il l’avait prévu, une centaine d’hommes s’y trouvaient, tous massés devant le porche de l’église, auprès
des faisceaux des baïonnettes. L’église n’était plus
qu’un monceau de décombres, et presque toutes les
maisons de la place avaient été anéanties par le bombardement.
Les officiers qui se tenaient à l’écart, poussèrent des
exclamations joyeuses et gesticulèrent en apercevant
cette auto qu’ils avaient envoyée en reconnaissance, et
dont ils attendaient évidemment le retour avant de
prendre une décision sur la défense de la ville. Rejoints
sans doute par des officiers de liaison, ils étaient nombreux. Un général les dominait tous de sa haute taille.
Des automobiles stationnaient à quelque distance.
 
La rue était pavée, mais aucun trottoir ne la séparait
du terrain même de la place. Paul la suivit, puis, à vingt
mètres des officiers, il donna un coup de volant brutal,
et l’effroyable machine fonça droit dans le groupe, renversa, écrasa, obliqua légèrement pour prendre d’enfilade tous les faisceaux de fusils et pénétra comme une
masse irrésistible au milieu du détachement. Ce fut la
 
mort, et la bousculade, et la fuite éperdue, et les vociférations de la douleur et de l’épouvante.
 
— Feu à volonté! cria Paul qui arrêta la voiture. Et,
de ce blockhaus imprenable, surgi soudain au centre
de la place, la fusillade commença, tandis que se précipitait le crépitement sinistre des deux mitrailleuses.
En l’espace de cinq minutes, la place fut jonchée de
morts et de blessés. Le général et plusieurs officiers
gisaient inertes. Les survivants se sauvèrent.
 
— Cessez le feu! ordonna Paul.
Il amena l’auto jusqu’au bout de l’avenue qui descendait à la gare. Attirées par les détonations, les troupes de la gare accouraient. Quelques décharges de
mitrailleuses les dispersèrent.
 
Trois fois, à vive allure, Paul fit le tour de la place
afin de surveiller les voies d’accès. De tous côtés
l’ennemi fuyait par les routes et par les sentiers qui
conduisaient à la frontière. Et de tous côtés aussi les
habitants de Corvigny sortaient de leurs maisons et
manifestaient leur joie.
 
— Qu’on relève et qu’on soigne les blessés, commanda Paul. Et qu’on appelle le sonneur de l’église, ou
quelqu’un qui sache sonner les cloches. C’est urgent!
Et tout de suite, au vieux sacristain qui se présenta:
 
— Le tocsin, mon brave, le tocsin à tour de bras! et
quand tu seras fatigué, qu’un camarade te remplace!
Va... Le tocsin, sans une seconde de répit.
C’était le signal dont Paul était convenu avec le lieutenant français et qui devait annoncer à la division la
réussite de l’entreprise et la nécessité de la marche en
avant.
 
Il était deux heures. A cinq heures, l’état-major et
une brigade prenaient possession de Corvigny, et nos
75 lançaient quelques obus. A dix heures du soir, le
reste de la division ayant rejoint, les Allemands étaient
chassés du Grand-Jonas et du Petit-Jonas et se concentraient en avant de la frontière. Il fut décidé que dès
l’aube on les délogerait.
 
— Paul, dit Bernard à son beau-frère, avec qui il se
retrouva après l’appel du soir, Paul, j’ai à te raconter
quelque chose... qui m’intrigue... quelque chose de très
louche... tu vas en juger. Tout à l’heure, je me promenais dans une des petites rues qui avoisinent l’église,
quand je fus abordé par une femme... une femme dont
je n’ai pas tout d’abord distingué les traits ni le costume, car l’obscurité était à peu près complète, mais qui
cependant, au bruit de ses sabots sur le pavé, me parut
être une paysanne. Elle me dit, et, pour une paysanne,
sa façon de s’exprimer me surprit un peu:
« — Mon ami, vous pourriez peut-être me donner
un renseignement... « Et, comme je me mettais à sa
disposition, elle commença:
 
« — Voilà. J’habite un petit village tout près d’ici.
Tantôt j’ai su que votre corps d’armée était là. Alors, j’y
suis venue, parce que je voudrais voir un soldat qui fait
 
— 22 —
 
 
partie de ce corps d’armée. Seulement, je ne sais pas le
numéro de son régiment... Oui, il y a eu des changements... ses lettres n’arrivent pas... il n’a pas reçu les
miennes sans doute... Oh! si par hasard vous le
connaissiez!... un bon garçon, si brave!
 
« Je lui répondis:
 
« — Le hasard peut vous servir en effet, madame.
Quel est le nom de ce soldat?
 
« — Delroze, le caporal Paul Delroze. »
 
Paul s’exclama:
 
— Comment! Il s’agissait de moi?
— Il s’agissait de toi, Paul, et la coïncidence me
sembla si curieuse que je lui donnai simplement le
numéro de ton régiment et celui de ta compagnie, sans
lui révéler notre parenté.
« — Ah! bien, fit-elle, et le régiment est à Corvigny?
 
« — Oui, depuis tantôt.
 
« — Et vous le connaissez, Paul Delroze?
 
« — De nom seulement, ai-je répliqué.
 
« Et vraiment je n’aurais su dire pourquoi je répliquai ainsi et pourquoi, ensuite, je continuai la conversation de manière qu’elle ne devinât pas mon étonnement.
 
« — II a été nommé sergent et cité à l’ordre du jour,
c’est comme cela que j’ai entendu parler de lui.
 
Voulez-vous que je m’enquière et que je vous
conduise?
 
« — Pas encore, fit-elle, pas encore, j’aurais trop
d’émotion.
 
« Trop d’émotion? cela me paraissait de plus en plus
équivoque. Cette femme qui te recherchait si avidement et qui retardait le moment de te voir!
 
« Je lui demandai:
 
« — Vous vous intéressez beaucoup à lui?
 
« — Oui, beaucoup.
 
« — II est de votre famille, peut-être?
 
« — C’est mon fils.
 
« — Votre fils!
 
« Sûrement, jusqu’ici, elle n’avait pas soupçonné une
seconde que je lui faisais subir un interrogatoire. Mais
ma stupeur fut telle qu’elle recula dans l’ombre comme
pour se mettre en état de défensive.
 
« J’avais glissé la main dans ma poche et saisi la petite lanterne électrique que je porte toujours sur moi.
J’appuyai sur le ressort et je lui jetai la lumière en plein
visage, tout en m’avançant vers elle. Mon geste la
déconcerta et elle demeura quelques secondes immobile. Puis violemment elle rabattit un fichu qui lui couvrait la tête, et, avec une vigueur imprévue, elle me
frappa le bras de telle sorte que je lâchai ma lanterne.
Et ce fut le silence immédiat, absolu. Où était-elle?
Devant moi? A droite? A gauche? Comment se pouvait-il qu’aucun bruit ne me révélât sa présence ou son
départ. L’explication m’en fut donnée lorsque, après
avoir retrouvé et rallumé ma lanterne électrique,
j’aperçus à terre ses deux sabots qu’elle avait laissés
 
pour prendre la fuite. Depuis, je l’ai cherchée, mais
vainement. Elle a disparu. »
 
Paul avait écouté le récit de son beau-frère avec une
attention croissante. Il lui demanda:
 
— Alors tu as vu sa figure?
— Oh! très distinctement. Une figure énergique...
des sourcils et des cheveux noirs... un air de méchanceté... Quant aux vêtements, une tenue de paysanne,
mais trop propre et trop arrangée, et qui sentait le
déguisement.
— Quel âge environ?
— Quarante ans.
— Est-ce que tu la reconnaîtrais?
— Sans hésitation.
— Tu m’as parlé de fichu? De quelle couleur?
— Noir.
— Fermé, comment? Par un noeud?
— Non, par une broche.
— Un camée?
— Oui, un large camée encerclé d’or. Comment
sais-tu cela? Paul garda le silence assez longtemps et
murmura:
— Je te montrerai demain, dans une des pièces du
château d’Ornequin, un portrait qui doit avoir avec la
femme qui t’a accosté une ressemblance frappante, la
ressemblance qui peut exister entre deux soeurs peutêtre... ou bien... ou bien... Il saisit son beau-frère par le
bras, et, l’entraînant:
— Ecoute, Bernard, il y a autour de nous, dans le
passé et dans le présent, des choses effrayantes... qui
pèsent sur ma vie et sur la vie d’Elisabeth... sur la tienne aussi par conséquent. Ce sont des ténèbres affreuses, au milieu desquelles je me débats et où des ennemis que j’ignore poursuivent depuis vingt ans un plan
auquel je ne puis rien comprendre. Dès le début de
cette lutte mon père est mort, victime d’un assassinat.
Aujourd’hui, c’est moi que l’on attaque. Mon union
avec ta soeur est brisée, et rien ne peut plus nous rapprocher l’un de l’autre, de même que rien non plus ne
peut faire qu’il y ait, entre toi et moi, l’amitié et la
confiance que nous avions le droit d’espérer. Ne
m’interroge pas Bernard, ne cherche pas à en savoir
d’avantage. Un jour peut-être, et je ne souhaite pas
qu’il arrive, tu sauras pourquoi je te demande le silence.
CHAPITRE 6
 
Ce que Paul vit au château d’Ornequin
 
Dès l’aube, Paul Delroze fut réveillé par des sonneries de clairon. Et, tout de suite, dans le duel des
canons qui commença, il reconnut la voix brève et
 
— 23 —
 
 
sèche du 75 et l’aboiement rauque du 77 allemand.
 
— Tu viens, Paul? appela Bernard. Le café est servi
en bas.
Les deux beaux-frères avaient trouvé deux chambres
au-dessus d’un marchand de vin. Tout en faisant honneur à un déjeuner substantiel, Paul, qui, la veille au
soir, avait recueilli des renseignements sur l’occupation
de Corvigny et d’Ornequin, raconta:
 
— Mercredi le 19 août, Corvigny, à la grande satisfaction de ses habitants, pouvait encore croire que les
horreurs de la guerre lui seraient épargnées. On se battait en Alsace et devant Nancy. On se battait en Belgique, mais il semblait que l’effort allemand négligeât la
route d’invasion, étroite il est vrai et en apparence
d’intérêt secondaire, qu’offrait la vallée du Liseron. A
Corvigny, une brigade française poussait activement les
travaux de défense. Le Grand et le Petit-Jonas étaient
prêts sous leur coupole de béton. On attendait.
— Et Ornequin? demanda Bernard.
— A Ornequin, nous avions une compagnie de chasseurs à pied dont les officiers habitaient le château.
Jour et nuit cette compagnie, soutenue par un détachement de dragons, patrouillait le long de la frontière.
« En cas d’alerte, la consigne était de prévenir aussitôt les forts et de se replier tout en résistant énergiquement.
 
« La soirée de ce mercredi fut absolument tranquille. Une douzaine de dragons avaient galopé au-delà
de la frontière jusqu’en vue de la petite ville allemande
d’Ebrecourt. Aucun mouvement de troupes ne se dessinait de ce côté ni sur la ligne de chemin de fer qui
aboutit à Ebrecourt. Nuit paisible également. Pas un
coup de fusil. Il est prouvé qu’à deux heures du matin
pas un soldat allemand n’avait franchi la frontière. Or
c’est à deux heures précises qu’une formidable détonation retentit. Quatre autres la suivirent à des intervalles
très rapprochés. Ces cinq détonations étaient dues à
l’explosion de cinq obus de 420 qui détruisirent du premier coup les trois coupoles du Grand-Jonas et les
deux coupoles du Petit-Jonas. »
 
— Comment! mais Corvigny est à vingt-quatre kilomètres de la frontière, et les 420 ne portent pas à cette
distance!
— N’empêche qu’il tomba encore six gros obus à
Corvigny, tous sur l’église et sur la place. Et ces six
obus tombèrent vingt minutes plus tard, c’est-à-dire au
moment où l’on pouvait supposer que, l’alerte étant
donnée, la garnison de Corvigny s’était rassemblée sur
la place. C’est, en effet, ce qui eut lieu, et tu peux deviner le carnage qui en résulta.
— Soit, mais encore une fois, la frontière est à vingtquatre kilomètres. Une telle distance a donc dû laisser
à nos troupes le temps de se reformer et de se préparer
aux attaques que ce bombardement annonçait. On a eu
pour le moins trois ou quatre heures devant soi.
— Pas un quart d’heure. Le bombardement n’était
pas fini que l’assaut commença. Un assaut? Non pas.
Nos troupes, celles de Corvigny, comme celles qui
accouraient des deux forts, nos troupes décimées et en
déroute, étaient entourées d’ennemis, massacrées ou
obligées de se rendre, avant même que l’on pût organiser un semblant de résistance. Cela se produisit subitement, sous la lumière aveuglante de projecteurs dressés on ne sait où et on ne sait comment. Et cela eut un
dénouement immédiat. On peut dire qu’en dix minutes
Corvigny fut investi, attaqué, pris et occupé par l’ennemi.
 
— Mais d’où venait-il? D’où sortait-il?
— On l’ignore.
— Et les patrouilles de nuit à la frontière? Les postes de sentinelles? La compagnie détachée au château
d’Ornequin?
— Rien. Aucune nouvelle. De ces trois cents hommes qui avaient pour mission de veiller et d’avertir, on
n’a jamais entendu parler, tu entends, jamais. On peut
reconstituer la garnison de Corvigny soit avec les
sodats qui se sont échappés, soit avec les morts que les
habitants ont identifiés et enterrés. Mais les trois cents
chasseurs d’Ornequin ont disparu sans laisser l’ombre
d’une trace. Ni fugitifs, ni blessés, ni cadavres. Rien.
— C’est incroyable. Tu as interrogé?...
— Dix personnes hier soir, dix personnes qui,
depuis un mois, sans être gênées d’ailleurs par les quelques soldats du Landsturm auxquels fut confiée la
garde de Corvigny, ont poursuivi une enquête minutieuse sur tous ces problèmes, et qui n’ont même pas
pu établir une hypothèse plausible. Une seule certitude: l’affaire fut préparée de longue date et dans ses
moindres détails. Les forts, les coupoles, l’église, la
place, avaient été exactement repérés, et les canons de
siège disposés d’avance et rigoureusement pointés de
façon que les onze obus pussent atteindre les onze
objectifs que l’on avait résolu d’atteindre. Voilà. Pour le
reste, mystère.
— Et le château d’Ornequin? Et Elisabeth?
Paul s’était levé. Les clairons sonnaient l’appel du
matin. La canonnade redoublait d’intensité. Ils se dirigèrent tous deux vers la place, et Paul continua:
 
— Là aussi le mystère est effarant, et peut-être
davantage encore. Une des routes transversales qui
coupent la plaine entre Corvigny et Ornequin a été
désignée par l’ennemi comme une limite que person-
ne, ici, n’a eu le droit de franchir sous peine de mort.
— Donc, pour Elisabeth?... dit Bernard.
— Je ne sais pas, je ne sais rien de plus. Et c’est terrible, cette ombre de mort qui s’étend sur toutes les
choses et sur tous les événements. Il paraît — je n’ai
pas pu contrôler la provenance de ce bruit — que le
village d’Ornequin, situé près du château, n’existe
même plus. Il a été entièrement détruit, mieux que
cela, supprimé, et ses quatre cents habitants emmenés
en captivité. Et alors...
— 24 —
 
 
Paul baissa la voix et dit en frissonnant:
 
— Et alors qu’ont-ils fait au château? On le voit, le
château. On aperçoit encore de loin ses tourelles, ses
murs. Mais derrière ces murs, que s’est-il passé?
Qu’est-il advenu d’Elisabeth? Voilà bientôt quatre
semaines qu’elle vit au milieu de ces brutes, seule,
exposée à tous les outrages. La malheureuse!...
Le jour se levait à peine quand ils arrivèrent sur la
place. Paul fut mandé par son colonel qui lui transmit
les félicitations très chaleureuses du général commandant la division, et lui annonça qu’il était proposé pour
la croix et pour le grade de sous-lieutenant, et qu’il
avait d’ores et déjà le commandement de sa section.
 
— C’est tout, ajouta le colonel en riant. A moins que
vous n’ayez quelque autre désir?...
— J’en ai deux, mon colonel.
— Allez-y.
— D’abord que mon beau-frère Bernard d’Andeville, ici présent, soit placé dès maintenant dans ma
section comme caporal. Il l’a mérité.
— Convenu. Et ensuite?
— Ensuite, que tout à l’heure, quand on va nous
porter vers la frontière, ma section soit dirigée vers le
château d’Ornequin, qui se trouve sur la route même.
— C’est-à-dire qu’elle soit désignée pour l’attaque
même du château?
— Comment, pour l’attaque? dit Paul avec inquiétude. Mais l’ennemi s’est concentré le long de la frontière, six kilomètres au-delà du château.
— On le croyait hier. En réalité, la concentration a
eu lieu au château d’Ornequin, excellente position de
défense où l’ennemi s’accroche désespérément en
attendant ses renforts. La meilleure preuve c’est qu’il
riposte. Tenez, là-bas, à droite, cet obus qui éclate... et
plus loin ce shrapnell... deux... trois shrapnells. Ce sont
eux qui ont repéré les batteries que nous avons installées sur les hauteurs environnantes et qui les arrosent
en conscience. Ils doivent avoir une vingtaine de
canons.
— Mais alors, balbutia Paul assailli par une idée
atroce, mais alors le tir de nos batteries est dirigé...
— Est dirigé vers eux, cela va sans dire. Voilà une
bonne heure que nos 75 bombardent le château
d’Ornequin. Paul jeta un cri.
— Que dites-vous, mon colonel? Le château
d’Ornequin est bombardé... Et, près de lui, Bernard
d’Andeville répétait avec angoisse:
— Bombardé, est-ce possible? Surpris, l’officier
demanda:
— Vous connaissez ce château? Il vous appartient
peut-être? Oui? Et vous avez des parents qui l’habitent
encore?
— Ma femme, mon colonel.
Paul était très pâle. Bien qu’il s’efforçât pour maîtriser son émotion, de conserver une immobilité rigide,
 
ses mains tremblaient un peu et son menton se convulsait.
 
Sur le Grand-Jonas, trois pièces d’artillerie lourde,
des Rimailhos, hissés par des tracteurs, se mirent à tonner. Et cela, qui s’ajoutait à l’oeuvre tenace des 75,
prenait, après les paroles de Paul Delroze, une signification terrible. Le colonel, et autour de lui les officiers
qui avaient assisté à l’entretien, gardaient le silence. La
situation était de celles où les fatalités de la guerre se
déchaînent dans leur tragique horreur, plus fortes que
les forces mêmes de la nature, et, comme elles, aveugles, injustes et implacables. Il n’y avait rien à faire.
Aucun de ces hommes n’eût songé à intercéder pour
que l’action de l’artillerie cessât ou diminuât d’intensité. Et Paul n’y songea pas davantage. Il murmura:
 
— On croirait que le feu de l’ennemi se ralentit.
Peut-être sont-ils en retraite...
Trois obus qui éclatèrent au bas de la ville, derrière
l’église, démentirent cet espoir. Le colonel hocha la
tête.
 
— En retraite? Pas encore. La place est trop importante pour eux, ils attendent des renforts, et ils ne
lâcheront que quand nos régiments entreront dans la
danse... ce qui ne saurait tarder. En effet l’ordre
d’avancer fut apporté quelques instants après au colonel. Le régiment suivrait la route et se déploierait dans
les plaines situées à droite.
— Allons-y, messieurs, dit-il à ses officiers. La section du sergent Delroze marchera en tête. Sergent,
point de direction: le château d’Ornequin. Il y a deux
petits raccourcis. Vous les prendrez.
— Bien, mon colonel.
Toute la douleur et toute la rage de Paul s’exaspéraient en un immense besoin d’agir, et lorsqu’il se mit
en chemin avec ses hommes, il se sentit des forces
inépuisables et le pouvoir de conquérir à lui seul la
position ennemie. Il allait de l’un à l’autre avec la hâte
infatigable d’un chien de berger qui pousse son troupeau. Il multipliait les conseils et les encouragements.
 
— Toi, mon brave, tu es un gaillard, je te connais, tu
ne flancheras pas... Toi non plus... seulement, tu penses trop à ta peau, et tu grognes, tandis qu’il faut rigoler... Hein, les enfants, on rigole, n’est-ce pas? Il y a un
coup de collier à donner, on le donnera en plein, sans
regarder derrière soi, pas vrai?
Au-dessus d’eux, les obus suivaient leur chemin dans
l’espace, sifflant, gémissant, explosant, formant comme
une voûte de mitraille et de fer.
 
— Courbez la tête! Couchez-vous! criait Paul.
Lui, il restait debout, indifférent aux projectiles
ennemis. Mais avec quelle épouvante il entendait les
nôtres, ceux qui venaient de l’arrière, de toutes les col-
lines avoisinames et qui s’en allaient en avant porter la
destruction et la mort. Où tomberait-il, celui-là? Et
celui-ci, où jaillirait la pluie meurtrière de ses balles et
de ses éclats? Plusieurs fois il murmura:
 
— 25 —
 
 
— Elisabeth! Elisabeth...
La vision de sa femme, blessée, agonisante, l’obsédait. Depuis plusieurs jours déjà, depuis le jour où il
avait appris qu’Elisabeth s’était refusé à quitter le château d’Ornequin, il ne pouvait penser à elle sans une
émotion que ne contrariait plus jamais un soubresaut
de révolte ou un mouvement de colère. Il ne mêlait
plus les souvenirs abominables du passé et les réalités
charmantes de son amour. Quand il songeait à la mère
exécrée, l’image de la fille ne se présentait plus à son
esprit. C’étaient deux êtres de race différente et qui
n’avaient aucun rapport l’un avec l’autre. Vaillante, risquant sa vie pour obéir à un devoir qu’elle jugeait de
valeur plus haute que sa vie, Elisabeth prenait aux yeux
de Paul une noblesse singulière. Elle était bien la
femme qu’il avait aimée et chérie, et la femme qu’il
aimait encore. Paul s’arrêta. Il s’était aventuré avec ses
hommes sur un terrain plus découvert, et probablement repéré, que l’ennemi arrosait de mitraille. Plusieurs soldats furent culbutés.
 
— Halte! commanda-t-il, tout le monde à plat ventre. Il empoigna Bernard.
— Mais couche-toi donc, petit! Pourquoi t’exposer
inutilement?... Reste là... Ne bouge pas...
Il le maintenait à terre d’un geste amical, lui entourait le cou et lui parlait avec douceur, comme s’il eût
voulu manifester au frère toute la tendresse qui lui
remontait au coeur pour sa chère Elisabeth. Il oubliait
les âpres paroles qu’il avait dites à Bernard la veille au
soir, et il lui en disait d’autres toutes différentes, où
palpitait une affection qu’il avait reniée.
 
— Ne bouge pas, petit. Vois-tu, je n’aurais pas dû te
prendre avec moi et t’emmener, comme cela, dans
cette fournaise. Je suis responsable de toi, et je ne veux
pas... je ne veux pas que tu sois touché. Le feu diminua. En rampant, les hommes atteignirent un double
rang de peupliers au long desquels ils progressèrent et
qui les conduisit en pente douce vers une crête que
coupait un chemin creux. Paul, ayant escaladé le talus
et dominant ainsi le plateau d’Ornequin, aperçut au
loin les ruines du village, l’église écroulée, et, plus à
gauche, un chaos de pierres et d’arbres d’où émergeaient quelques pans de mur. C’était le château.
Partout autour, des fermes, des meules, des granges
flambaient...
 
En arrière, les troupes françaises s’éparpillaient de
tous côtés. Une batterie était venue s’établir à l’abri
d’un bois voisin et tirait sans interruption. Paul voyait
là-bas l’éruption des obus au-dessus du château et
parmi les ruines.
 
Incapable de supporter un pareil spectacle, il reprit
sa course en tête de sa section. Le canon ennemi avait
cessé de tonner, réduit au silence sans doute. Mais
quand ils furent à trois kilomètres d’Ornequin, les balles sifflèrent autour d’eux, et Paul avisa au loin un détachement allemand qui se repliait sur Ornequin tout en
 
faisant le coup de feu. Et toujours les 75 et les Rimailhos grondaient. C’était affreux. Paul saisit Bernard par
le bras et prononça d’une voix frémissante:
 
— S’il m’arrivait malheur, tu dirais à Elisabeth que
je lui demande pardon, n’est-ce pas, que je lui demande pardon...
Il avait peur soudain que la destinée ne lui permît
pas de revoir sa femme, et il se rendait compte qu’il
avait agi envers elle avec une cruauté inexcusable,
l’abandonnant comme une coupable pour une faute
qu’elle n’avait pas commise, et la livrant à toutes les
tortures. Et il marchait rapidement, suivi de loin par
ses hommes.
 
Mais, à l’endroit où le raccourci débouche sur la
route, en vue du Liseron, il fut rejoint par un cycliste.
Le colonel donnait l’ordre que la section attendît le
gros du régiment pour une attaque d’ensemble. Ce fut
l’épreuve la plus dure.
 
Paul, en proie à une exaltation croissante, frissonnait
de fièvre et de colère.
 
— Voyons, Paul, lui disait Bernard, ne te mets pas
dans un état pareil! Nous arriverons à temps.
— A temps... pour quoi faire? répliquait-il. Pour la
retrouver morte ou blessée?... Ou pour ne pas la retrouver du tout? Et puis quoi! nos sacrés canons, ils ne
peuvent pas se taire? Qu’est-ce qu’ils bombardent
maintenant que l’adversaire ne répond plus? Des cadavres... des maisons démolies...
— Et l’arrière-garde qui couvre la retraite allemande?
— Eh bien, ne sommes-nous pas là, nous, les fantassins? C’est notre affaire. Un déploiement de tirailleurs,
et puis une bonne charge à la baïonnette...
Enfin, la section repartit, renforcée par le reste de la
troisième compagnie et sous le commandement du
capitaine. Un détachement de hussards passa au galop,
se dirigeant vers le village afin de couper la route aux
fugitifs. La compagnie obliqua vers le château.
 
En face c’était le grand silence de la mort. Piège
peut-être? Ne pouvait-on croire que des forces ennemies solidement retranchées et barricadées se préparaient à la résistance suprême?
 
Dans l’allée des vieux chênes qui conduisait à la cour
d’honneur, rien de suspect. Aucune silhouette, aucun
bruit.
 
Paul et Bernard toujours en tête, le doigt sur la
détente de leur fusil, fouillaient d’un regard aigu le
jour confus des sous-bois. Par-dessus le mur, tout proche et troué de brèches béantes, s’élevaient des colonnes de fumée.
 
En approchant, ils entendirent des gémissements,
puis la plainte déchirante d’un râle. C’étaient des blessés allemands.
 
Et soudain la terre trembla, comme si un cataclysme
intérieur en eût brisé l’écorce, et, de l’autre côté du
mur, ce fut une explosion formidable, ou plutôt une
 
— 26 —
 
 
suite d’explosions, comme des coups de tonnerre répétés. L’espace s’obscurcit sous une nuée de sable et de
poussière, d’où jaillissaient toutes sortes de matériaux
et de débris. L’ennemi avait fait sauter le château.
 
— Cela nous était destiné, sans doute, dit Bernard,
nous devions sauter en même temps. L’affaire a été
mal calculée.
Quand ils eurent franchi la grille, le spectacle de la
cour bouleversée, des tourelles éventrées, du château
anéanti, des communs en flammes, des agonisants qui
se convulsaient, des cadavres amoncelés, les effraya, au
point qu’ils eurent un mouvement de recul.
 
— En avant! En avant! cria le colonel qui accourait
au galop. Il y a des troupes qui ont dû se défiler à travers le parc. Paul connaissait le chemin, l’ayant parcouru quelques semaines plus tôt, en des circonstances si
tragiques. Il s’élança à travers les pelouses, parmi les
blocs de pierre et les arbres déracinés. Mais, comme il
passait en vue d’un petit pavillon qui se dressait à
l’entrée du bois, il s’arrêta, cloué net au sol. Et Bernard
et tous les hommes demeuraient stupéfaits, béants
d’horreur.
Contre le mur de ce pavillon, il y avait, debout, deux
cadavres attachés à des anneaux par la même chaîne
qui leur encerclait le ventre. Les bustes plongeaient
au-dessus de la chaîne et les bras pendaient jusqu’à
terre.
 
Cadavres d’homme et de femme, Paul reconnaissait
Jérôme et Rosalie.
 
Ils avaient été fusillés.
 
A côté d’eux, la chaîne continuait. Un troisième
anneau était scellé au mur. Du sang souillait le plâtre,
et des traces de balles étaient visibles. Sans aucun
doute, il y avait eu une troisième victime et le cadavre
avait été enlevé.
 
En s’approchant, Paul remarqua dans le plâtre un
éclat d’obus qui s’y était incrusté. Au bord du trou,
entre le plâtre et le fragment de projectile, on voyait
une poignée de cheveux, des cheveux blonds aux teintes dorées, des cheveux arrachés à la tête d’Elisabeth.
 
CHAPITRE 7
 
H. E. R. M.
Plus encore que du désespoir et que de l’horreur,
Paul éprouva, sur le moment, un immense besoin de se
venger, et tout de suite, à n’importe quel prix. Il regarda autour de lui, comme si tous les blessés qui agonisaient dans le parc eussent été coupables du meurtre
monstrueux...
 
— Les lâches! grinçait-il, les assassins!...
— Es-tu sûr?... balbutia Bernard... Es-tu sûr que ce
soient les cheveux d’Elisabeth?
 
— Mais oui, mais oui, ils l’ont fusillée comme les
deux autres. Je les reconnais tous les deux, c’est le
garde et sa femme. Ah! les misérables...
Paul leva sa crosse sur un Allemand qui se traînait
dans l’herbe, et il allait frapper, lorsque son colonel
arriva près de lui.
 
— Eh bien, Delroze, qu’est-ce que vous faites? Et
votre compagnie?
— Ah! si vous saviez, mon colonel! ...
Paul se précipita sur son chef. Il avait un air de
démence, et il articula, en brandissant son fusil:
 
— Ils l’ont tuée, mon colonel; oui, ils ont fusillé ma
femme... Tenez, contre ce mur, avec les deux personnes qui la servaient... Ils l’ont fusillée... Elle avait vingt
ans, mon colonel... Ah! il faut les massacrer tous,
comme des chiens!...
Mais Bernard l’entraînait déjà.
 
— Ne perdons pas de temps, Paul, vengeons-nous
sur ceux qui se battent... On entend des coups de feu
là-bas. II doit y en avoir de cernés.
Paul n’avait plus guère conscience de ses actes. Il
reprit sa course, ivre de rage et de douleur.
 
Dix minutes après, il rejoignait sa compagnie et traversait, en vue de la chapelle, le carrefour où son père
avait été poignardé. Plus loin, au lieu de la petite porte
qui naguère s’ouvrait dans le mur, une vaste brèche
avait été pratiquée par où devaient entrer et sortir les
convois de ravitaillement destinés au château. A huit
cents mètres de là, dans la plaine, à l’intersection du
chemin et de la grand-route, une violente fusillade crépitait.
 
Quelques douzaines de fuyards essayaient de se
frayer un passage au milieu des hussards qui avaient
suivi la route. Assaillis de dos par la compagnie de
Paul, ils parvinrent à se réfugier dans un carré d’arbres
et de taillis où ils se défendirent avec une énergie
farouche. Ils reculaient pas à pas, tombant les uns
après les autres.
 
— Pourquoi résistent-ils? murmura Paul, qui tirait
sans répit et que l’ardeur de la lutte calmait peu à peu.
On croirait qu’ils cherchent à gagner du temps.
— Regarde donc! articula Bernard, dont la voix semblait altérée.
Sous les arbres, venant de la frontière, une automobile, bondée de soldats allemands, débouchait. Etaientce des renforts? Non. L’automobile tourna presque sur
la place, et, entre elle et les derniers combattants du
petit bois, il y avait, debout, en grand manteau gris, un
officier qui, le revolver au poing, les exhortait à la résistance, tout en opérant sa retraite vers la voiture
envoyée à son secours.
 
— Regarde, Paul, regarde, répéta Bernard.
Paul fut stupéfait. Cet officier que Bernard signalait
à son attention, c’était... Mais non, la chose ne pouvait
être admise. Et pourtant...
 
— 27 —
 
 
Il demanda:
 
— Qu’est-ce que tu veux dire, Bernard?
— Le même visage, murmura Bernard, le même
visage que celui d’hier, tu sais, Paul, le visage de cette
femme qui m’interrogeait hier soir, sur toi, Paul.
Et Paul, de son côté, reconnaissait, sans hésitation
possible, l’être mystérieux qui avait tenté de le tuer
près de la petite porte du parc, l’être qui offrait une si
inconcevable ressemblance avec la meurtrière de son
père, avec la femme du portrait, avec Hermine
d’Andeville, avec la mère d’Elisabeth et de Bernard.
Bernard épaula son fusil.
 
— Non, ne tire pas! cria Paul effrayé d’un tel geste.
— Pourquoi?
— Tâchons de le prendre vivant.
Il s’élança, soulevé de haine, mais l’officier avait
couru jusqu’à la voiture. Les soldats allemands lui tendaient déjà la main et le hissaient parmi eux. D’un
coup de feu, Paul atteignit celui qui se trouvait au
volant. L’officier saisit alors le volant à l’instant où
l’automobile allait se heurter contre un arbre, la
redressa et, la faisant filer au milieu des obstacles avec
une grande habileté, la mena derrière un repli de terrain et, de là, vers la frontière.
 
Il était sauvé.
Aussitôt qu’il fut à l’abri des balles, les ennemis qui
combattaient encore se rendirent.
 
Paul tremblait de fureur impuissante. Pour lui, cet
être représentait le mal sous toutes ses formes, et,
depuis la première jusqu’à la dernière minute de cette
longue série de drames, assassinats, espionnages, attentats, trahisons, fusillades, qui se multipliaient dans un
même sens et dans un même esprit, il apparaissait
comme le génie du crime.
 
Seule, la mort de cet être aurait pu assouvir la haine
de Paul. C’était lui, Paul n’en doutait pas, c’était lui le
monstre qui avait fait fusiller Elisabeth. Ah! l’ignominie! Elisabeth fusillée! vision infernale qui le martyrisait...
 
— Qui est-ce? s’écria-t-il... Comment le savoir?
Comment parvenir à lui, et le torturer, et l’égorger?...
— Interroge un des prisonniers, dit Bernard. Sur un
ordre du capitaine, qui jugeait prudent de ne pas avancer davantage, la compagnie se replia pour demeurer
en liaison avec le reste du régiment, et Paul fut désigné
spécialement pour occuper le château avec sa section
et pour y conduire les prisonniers.
En route, il se hâta de questionner deux ou trois gradés et quelques soldats. Mais il ne put tirer d’eux que
des renseignements assez confus, car ils étaient arrivés
de Corvigny la veille et n’avaient fait que passer la nuit
au château.
 
Ils ignoraient même le nom de l’officier en grand
manteau gris, pour qui ils s’étaient sacrifiés. On rappelait le major, voilà tout.
 
— Cependant, insista Paul, c’était votre chef immédiat?
— Non. Le chef du détachement d’arrière-garde
auquel nous appartenons est un oberleutnant, qui a été
blessé par l’explosion des mines, alors qu’on s’enfuyait.
Nous voulions l’emmener. Le major s’y est refusé violemment, et, le revolver au poing, il nous a ordonné de
marcher devant lui, menaçant de mort le premier qui
l’abandonnerait. Et, tout à l’heure, pendant qu’on se
battait, il se tenait à dix pas en arrière et continuait à
nous menacer de son revolver, pour nous obliger à le
défendre. Trois d’entre nous sont tombés sous ses balles.
— Il comptait sur le secours de l’automobile, n’estce pas?
— Oui, et sur des renforts qui devaient nous sauver
tous, disait-il. Mais seule l’automobile est venue, et l’a
sauvé, lui.
— L’oberleutnant connaît son nom, sans doute?
Est-il blessé grièvement?
— L’oberleutnant? Une jambe cassée. Nous l’avons
étendu dans un pavillon du parc.
— Le pavillon contre lequel on a fusillé?...
— Oui.
Or, on approchait de ce pavillon, sorte de petite
orangerie où l’on rentrait les plantes l’hiver. Les cadavres de Rosalie et de Jérôme avaient été enlevés. Mais
la chaîne sinistre pendait le long du mur, attachée aux
trois anneaux de fer, et Paul revit, avec un frémissement d’épouvante, les traces des balles et le petit éclat
d’obus qui retenait dans le plâtre les cheveux d’Elisabeth.
 
Un obus français! Cela ajoutait encore de l’horreur à
l’atrocité du meurtre.
 
Ainsi donc, la veille, lorsque lui, Paul, par la capture
de l’automobile blindée et par son raid audacieux
jusqu’à Corvigny, avait ouvert la route aux troupes
françaises, il déterminait les événements qui aboutissaient au meurtre de sa femme! L’ennemi se vengeait
de sa reculade en fusillant les habitants du château!
Elisabeth, collée au mur, rivée à une chaîne, était criblée de balles! Et, par une ironie affreuse, son cadavre
recevait encore les éclats des premiers obus que les
canons français avaient tirés avant la nuit, du haut des
collines avoisinant Corvigny.
 
Paul enleva le fragment d’obus et détacha les boucles d’or qu’il recueillit précieusement. Ensuite, avec
Bernard, il entra dans le pavillon où déjà les infirmiers
avaient installé une ambulance provisoire. Il trouva
l’oberleutnant étendu sur une couche de paille, bien
soigné, et en état de répondre aux questions.
 
Tout de suite un point se précisa, de façon très
nette, c’est que les troupes allemandes qui avaient tenu
garnison au château d’Ornequin n’avaient eu, pour
ainsi dire, aucun contact avec celles qui, la veille,
s’étaient repliées en avant de Corvigny et des forts
 
— 28 —
 
 
contigus. Comme si l’on eût peur qu’une indiscrétion
fût commise relativement à ce qui s’était passé pendant
l’occupation du château, la garnison avait été évacuée
dès l’arrivée des troupes de combat.
 
— A ce moment, raconta l’oberleutnant, qui faisait
partie de ces dernières, il était sept heures du soir, vos
75 avaient déjà repéré le château, et nous n’avons plus
trouvé qu’un groupe de généraux et d’officiers supérieurs. Leurs fourgons de bagages s’en allaient et leurs
automobiles étaient prêtes. On me donna l’ordre de
tenir aussi longtemps que possible et de faire sauter le
château. D’ailleurs le major avait tout disposé en
conséquence.
— Le nom de ce major?
— Je ne sais pas. Il se promenait avec un jeune officier auquel les généraux eux-mêmes ne s’adressaient
qu’avec respect. C’est ce même officier qui m’appela et
m’enjoignit d’obéir au major « comme à l’empereur ».
— Et ce jeune officier, qui était-ce?
— Le prince Conrad.
— Un des fils du Kaiser?
— Oui. Il a quitté le château hier, à la fin de la jour-
née.
— Et le major a passé la nuit ici?
— Je le suppose. En tout cas il était là ce matin.
Nous avons mis le feu aux mines et nous sommes par-
tis. Trop tard, puisque j’ai été blessé auprès de ce
pavillon... auprès du mur... Paul se domina et dit:
— Auprès du mur devant lequel on a fusillé trois
Français, n’est-ce pas?
— Oui.
— Quand les a-t-on fusillés?
— Hier soir, vers six heures, je crois, avant notre
arrivée de Corvigny.
— Qui les a fait fusiller?
— Le major.
Paul sentait les gouttes de sueur qui coulaient de
son crâne sur son front et sur sa nuque. Il ne s’était pas
trompé: Elisabeth avait été fusillée par ordre de ce
personnage innommable et inconcevable, dont la figure évoquait à s’y méprendre la figure même d’Hermine
d’Andeville, la mère d’Elisabeth! Il continua, d’une
voix tremblante:
 
— Ainsi, trois Français fusillés, vous êtes bien sûr?
— Oui, les habitants du château. Ils avaient trahi.
— Un homme et deux femmes, n’est-ce pas?
— Oui.
— Pourtant il n’y a que deux cadavres attachés au
pavillon?
— Oui, deux. Sur l’ordre du prince Conrad, le major
a fait enterrer la dame du château.
— Où?
— Le major ne me l’a pas dit.
— Mais peut-être savez-vous pourquoi on l’a
fusillée?
— Elle avait surpris, paraît-il, des secrets fort impor
tants.
 
— On aurait pu l’emmener prisonnière?...
— Evidemment, mais le prince Conrad ne voulait
plus d’elle.
— Hein!
Paul avait sursauté. L’officier reprit, avec un sourire
équivoque:
 
— Dame! On connaît le prince. C’est le don Juan de
la famille. Depuis des semaines qu’il habitait le château, il avait eu le temps, n’est-ce pas, de plaire... et
puis... et puis de se lasser... D’ailleurs le major prétend
que cette femme et que les deux domestiques avaient
essayé d’empoisonner le prince. Alors, n’est-ce pas?
Il n’acheva pas. Paul se penchait sur lui avec une
figure convulsée, le saisissait à la gorge, et articulait:
 
— Un mot de plus et je t’étrangle... Ah! tu as de la
chance d’être blessé... sans quoi... sans quoi...
Et Bernard, hors de lui, le bousculait également:
 
— Oui, tu en as de la chance. Et puis, tu sais, ton
prince Conrad, eh bien, c’est un cochon... et je me
charge de le lui dire en pleine face... un cochon comme
toute sa famille et comme vous tous... Ils laissèrent
l’oberleutnant fort ahuri et ne comprenant rien à cette
fureur subite.
Mais dehors Paul eut un accès de désespoir. Ses
nerfs se détendaient. Toute sa colère et toute sa haine
se changeaient en un abattement infini. Il retenait à
peine ses larmes.
 
— Voyons, Paul, s’écria Bernard, tu ne vas pas croire
un mot...
— Non, mille fois non! Mais ce qui s’est passé, je le
devine. Ce soudard de prince aura voulu faire le beau
devant Elisabeth et profiter de ce qu’il était le maître...
Pense donc! une femme seule, sans défense, voilà une
conquête qui en vaut la peine. Quelles tortures elle a
dû subir, la malheureuse! quelles humiliations! Une
lutte de chaque jour... des menaces... des brutalités...
Et puis, au dernier moment, pour la punir de sa résistance, la mort...
— On la vengera, Paul, dit Bernard à voix basse.
— Certes, mais oublierai-je jamais que c’est pour
moi qu’elle est restée ici... par ma faute. Plus tard je
t’expliquerai et tu comprendras combien j’ai été dur et
injuste... Et cependant...
Il demeura songeur. L’image du major le hantait, et
il répéta:
 
— Et cependant... cependant... il y a des choses si
étranges...
Tout l’après-midi, des troupes françaises continuèrent d’affluer par la vallée du Liseron et par le village
d’Ornequin, afin de s’opposer à un retour offensif de
l’ennemi. La section de Paul étant au repos, il en profita pour se livrer avec Bernard à des recherches minutieuses dans le parc et dans les ruines du château. Mais
aucun indice ne leur révéla où le corps d’Elisabeth
avait été enfoui.
 
— 29 —
 
 
Vers cinq heures, ils firent donner à Rosalie et à
Jérôme une sépulture convenable. Deux croix se dressèrent au sommet d’un petit tertre semé de fleurs. Un
aumônier vint dire les prières des morts. Et ce fut avec
émotion que Paul s’agenouilla sur la tombe des deux
fidèles serviteurs que leur dévouement avait perdus.
 
A ceux-là aussi, Paul promit de les venger. Et son
désir de vengeance évoquait en lui, avec une intensité
presque douloureuse, l’image exécrée de ce major,
cette image qui ne pouvait plus maintenant se détacher
du souvenir qu’il gardait de la comtesse d’Andeville.
 
Il emmena Bernard.
 
— Es-tu sûr de ne t’être pas trompé en faisant un
rapprochement entre le major et la soi-disant paysanne
qui t’a interrogé à Corvigny?
— Absolument sûr.
— Alors, viens. Je t’ai parlé d’un portrait de femme.
Nous allons le voir et tu me diras ton impression
immédiate.
Paul avait remarqué que la partie du château où se
trouvaient la chambre et le boudoir d’Hermine
d’Andeville n’avait pas été entièrement démolie par
l’explosion des mines ni par celle des obus. Peut-être
ainsi le boudoir demeurait-il dans son état primitif.
 
L’escalier n’existant plus, ils ne purent atteindre le
premier étage qu’en escaladant les moellons écroulés.
Le corridor se devinait à certains endroits. Toutes les
portes étaient arrachées et les chambres offraient un
chaos lamentable.
 
— Voici, dit Paul, montrant un vide entre deux pans
de mur qui se maintenaient par miracle.
C’était bien le boudoir d’Hermine d’Andeville, délabré, crevassé, jonché de plâtras et de débris, mais parfaitement reconnaissable et rempli des meubles que
Paul avait entr’aperçus le soir de son mariage. Les
volets des fenêtres bouchaient le jour en partie. Mais il
y avait assez de lumière pour que Paul devinât le mur
opposé. Et tout de suite, il s’écria:
 
— Le portrait a été enlevé!
Pour lui, ce fut une grosse déception et, en même
temps, une preuve de l’importance considérable que
l’adversaire attachait à ce portrait. Si on l’avait enlevé,
n’était-ce point parce qu’il constituait un témoignage
accablant?
 
— Je te jure, dit Bernard, que cela ne modifie en
rien mon opinion. La certitude que j’ai relativement au
major et à la paysanne de Corvigny n’a pas besoin
d’être contrôlée. Qu’est-ce qu’il représentait, ce portrait?
— Je te l’ai dit, une femme.
— Quelle femme? Etait-ce un tableau que mon
père y avait mis, un des tableaux de sa collection?
— Justement, affirma Paul, désireux de donner le
change à son beau-frère.
Ayant écarté l’un des volets, il distingua sur la
muraille nue le grand rectangle que le tableau recou
 
vrait naguère, et il put se rendre compte, à certains
détails, que l’enlèvement avait été précipité. Ainsi, le
cartouche arraché du cadre gisait à terre. Paul le
ramassa furtivement pour que Bernard ne vît pas
l’inscription qui s’y trouvait gravée.
 
Mais comme il examinait plus attentivement le panneau et que Bernard avait décroché l’autre volet, il
poussa une exclamation.
 
— Qu’y a-t-il? dit Bernard.
— Là... tu vois... cette signature sur la muraille... à
l’endroit même du tableau... Une signature et une
date. C’était écrit au crayon, en deux lignes qui
rayaient le plâtre blanc à une hauteur d’homme. La
date: mercredi soir, 16 septembre 1914. La signature:
Major Hermann. Major Hermann! Avant même que
Paul en eût conscience, ses yeux s’accrochaient à un
détail où se concentrait toute la signification de ces
lignes, et, tandis que Bernard se penchait et regardait à
son tour, il murmurait avec un étonnement sans bornes:
— Hermann... Hermine...
C’étaient presque les mêmes mots! Hermine débutait par les mêmes lettres que le nom ou que le prénom
dont le major faisait suivre son grade sur la muraille.
Major Hermann! la comtesse Hermine! H. E. R. M...
les quatre lettres incrustées sur le poignard avec lequel
on avait voulu le tuer, lui! H. E. R. M..., les quatre lettres incrustées sur le poignard de l’espion qu’il avait
capturé dans le clocher d’une église! Bernard prononça:
 
— A mon avis, c’est une écriture de femme. Mais
alors... Et pensivement il continua:
— Mais alors... que devons-nous conclure? Ou bien
la paysanne d’hier et le major Hermann ne sont qu’un
seul et même personnage, c’est-à-dire que cette paysanne est un homme ou que le major n’en est pas un...
Ou bien... ou bien nous avons affaire à deux personnages distincts, une femme et un homme, et je crois qu’il
en est ainsi, malgré la ressemblancesurnaturelle qui
existe entre cet homme et cette femme... Car enfin,
comment admettre qu’un même personnage ait pu
hier soir signer cela ici, franchir les lignes françaises et,
déguisé en paysanne, m’aborder à Corvigny... et puis,
ce matin, revenir ici déguisé en major allemand, faire
sauter le château, fuir, et, après avoir tué quelques-uns
de ses soldats, disparaître en automobile?
Paul ne répondit pas, absorbé par ses réflexions. Au
bout d’un moment, il passa dans la chambre voisine,
qui séparait le boudoir de l’appartement que sa femme
Elisabeth avait habité.
 
De l’appartement, il ne restait rien que des décombres. Mais la pièce intermédiaire n’avait pas trop pâti
et il était facile de constater, au lavabo, au lit couvert
de draps en désordre, qu’elle servait de chambre et
qu’on y avait couché la nuit précédente.
 
Sur la table, Paul trouva des journaux allemands et
 
— 30 —
 
 
un journal français, daté du 10 septembre, où le communiqué qui relatait la victoire de la Marne était biffé
de deux grands traits au crayon rouge et annoté de ce
mot: « Mensonge! mensonge! » avec la signature H.
 
— Nous sommes bien chez le major Hermann, dit
Paul à Bernard.
— Et le major Hermann, déclara Bernard, a brûlé
cette nuit des papiers compromettants... Tu vois dans
la cheminée cet amoncellement de cendres.
Il se baissa et recueillit quelques enveloppes et quelques feuilles à demi consumées, qui, d’ailleurs, ne présentaient que des mots sans suite et des phrases incohérentes.
 
Mais le hasard ayant tourné ses yeux vers le lit, il
avisa, sous le sommier, un paquet de vêtements cachés,
ou peut-être oubliés dans la hâte du départ. Il les tira
vers lui et aussitôt s’écria:
 
— Ah! celle-là est un peu forte!
— Quoi? fit Paul, qui fouillait la chambre de son
côté.
— Ces vêtements... des vêtements de paysanne...
ceux que j’ai vus sur la femme à Corvigny. Pas d’erreur
possible... c’était bien cette nuance marron et cette
étoffe de bure. Et puis, tiens, ce fichu en dentelle noire
dont je t’ai parlé...
— Qu’est-ce que tu dis? s’écria Paul en accourant.
— Dame! tu peux regarder, c’est une sorte de fichu
et qui ne date pas d’hier. Ce qu’il est usé et déchiré! Il
y a encore, piquée dedans, la broche que je t’ai signalée, tu vois? Dès l’abord, Paul l’avait remarquée, cette
broche, et avec quel effroi! Quel sens terrible elle donnait à la découverte des vêtements dans la chambre
même du major Hermann, et près du boudoir d’Hermine d’Andeville! Le camée, gravé d’un cygne aux ailes
ouvertes, et encerclé d’un serpent d’or dont les yeux
étaient faits de rubis! Depuis son enfance, Paul le
connaissait, ce camée, pour l’avoir vu au corsage même
de celle qui avait tué son père, et il le connaissait pour
l’avoir revu dans ses moindres détails sur le portrait de
la comtesse Hermine. Et voilà qu’il le retrouvait là,
piqué dans le fichu de dentelle noire, mêlé aux vêtements de la paysanne de Corvigny, et oublié dans la
chambre du major Hermann!
Bernard prononça:
 
— La preuve est certaine maintenant. Puisque les
vêtements sont là, c’est que la femme qui m’a interrogé
sur toi est revenue ici cette nuit; mais quel rapport y at-il entre elle et cet officier qui est son image frappante? L’être qui m’interrogeait sur toi est-il le même que
l’être qui, deux heures auparavant, faisait fusiller Elisabeth? Et qui sont ces gens-là? A quelle bande d’assassins et d’espions nous heurtons-nous?
— A des Allemands, sans plus, déclara Paul. Assassiner et espionner, c’est pour eux des formes naturelles
et permises de la guerre, et d’une guerre qu’ils avaient
commencée en pleine période de paix. Je te l’ai dit,
Bernard, de cette guerre-là, nous sommes les victimes
depuis bientôt vingt ans. Le meurtre de mon père fut
le début du drame. Et maintenant, c’est notre pauvre
Elisabeth que nous pleurons. Et ce n’est pas fini.
 
-Pourtant, dit Bernard, il a pris la fuite.
— Nous le reverrons, sois-en sûr. S’il ne vient pas,
c’est moi qui irai le chercher. Et ce jour-là...
Il y avait deux fauteuils dans cette chambre. Paul et
Bernard résolurent d’y passer la nuit, et sans plus tar-
der ils inscrivirent leurs noms sur le mur du couloir.
Puis Paul rejoignit ses hommes afin de surveiller leur
installation parmi les granges et les communs encore
debout. Là, le soldat qui lui servait d’ordonnance, un
brave Auvergnat du nom de Gériflour, lui apprit qu’il
avait déniché deux paires de draps et des matelas pro-
pres, au fond d’une maisonnette attenant au pavillon
du garde. Les lits étaient donc prêts.
 
Paul accepta. Il fut convenu que Gériflour et un de
ses camarades iraient au château et s’accommoderaient
des deux fauteuils. La nuit s’écoula sans alerte, nuit de
fièvre et d’insomnie pour Paul, que hantait le souvenir
d’Elisabeth. Au matin, il tomba dans un sommeil lourd,
agité de cauchemars et que coupa soudain la sonnerie
du réveil. Bernard l’attendait.
 
L’appel eut lieu dans la cour du château. Paul constata que son ordonnance Gériflour et son camarade
manquaient.
 
— Ils doivent dormir, dit-il à Bernard, nous allons
les secouer.
Ils refirent, à travers les ruines, le chemin qui
conduisait au premier étage et le long des chambres
démolies.
 
Dans la pièce que le major Hermann avait occupée,
ils trouvèrent, sur le lit, le soldat Gériflour affaissé,
couvert de sang, mort. Sur un des fauteuils gisait son
camarade, mort également.
 
Autour des cadavres, aucun désordre, aucune trace
de lutte. Les deux soldats avaient dû être tués pendant
leur sommeil.
 
Quant à l’arme, Paul l’aperçut aussitôt. C’était un
poignard dont le manche de bois portait les lettres H.
 
E. R. M.
CHAPITRE 8
 
Le journal d’Elisabeth
 
II y avait dans ce double meurtre, qui succédait à
une suite d’événements tragiques, tous enchaînés les
uns aux autres par le lien le plus rigoureux, il y avait
une telle accumulation d’horreurs et de fatalité révoltante que les deux jeunes gens ne prononcèrent pas
une parole et ne firent pas un geste.
 
— 31 —
 
 
Jamais la mort, dont ils avaient tant de fois déjà senti
le souffle au cours des batailles, ne leur était apparue
sous un aspect plus sinistre et plus odieux. La mort! Ils
la voyaient, non pas comme un mal sournois qui frappe
au hasard, mais comme un spectre qui se glisse dans
l’ombre, épie l’adversaire, choisit son moment, et lève
le bras dans une intention déterminée. Et ce spectre
prenait pour eux la forme même et le visage du major
Hermann.
 
Paul articula, et vraiment sa voix avait cette intonation sourde, effarée, qui semble évoquer les forces
mauvaises des ténèbres:
 
— Il est venu cette nuit. Il est venu, et comme nous
avions marqué nos noms sur le mur, ces noms de Bernard d’Andeville et Paul Delroze, qui représentent à
ses yeux les noms de deux ennemis, il a profité de
l’occasion pour se débarrasser de ces deux ennemis.
Persuadé que c’étaient toi et moi qui dormions dans
cette chambre, il a frappé... et ceux qu’il a frappés c’est
ce pauvre Gériflour et son camarade, qui meurent à
notre place.
Après un long silence, il murmura:
 
— Ils meurent comme est mort mon père... et
comme est morte Elisabeth... et aussi le garde et sa
femme... et de la même main... la même, tu entends,
Bernard! Oui, c’est inadmissible, n’est-ce pas? et ma
raison se refuse à l’admettre... Pourtant, c’est la même
main qui tient toujours le poignard... celui d’autrefois
et celui-ci. Bernard examina l’arme. Il dit en voyant les
quatre lettres:
— Hermann, n’est-ce pas? major Hermann?
— Oui, affirma Paul vivement... Est-ce son nom réel
et quelle est sa véritable personnalité? Je l’ignore. Mais
l’être qui a commis tous ces crimes est celui qui signe
de ces quatre lettres: H. E. R. M.
Après avoir donné l’alerte aux hommes de sa section
et fait avertir l’aumônier et le médecin-major, Paul
résolut de demander un entretien particulier à son
colonel et de lui confier toute l’histoire secrète qui
pourrait jeter quelque lumière sur l’exécution d’Elisabeth et sur l’assassinat des deux soldats. Mais il apprit
que le colonel et son régiment bataillaient au-delà de la
frontière, et que la troisième compagnie était appelée
en hâte, sauf un détachement qui devait rester au château sous les ordres du sergent Delroze. Paul fit donc
l’enquête lui-même avec ses hommes.
 
Elle ne lui révéla rien. Il fut impossible de recueillir
le moindre indice sur la façon dont le meurtrier avait
pénétré, d’abord dans l’enceinte du parc, puis dans les
ruines, et enfin dans la chambre. Aucun civil n’ayant
passé, fallait-il en conclure que l’auteur du double
crime était un des soldats de la troisième compagnie?
Evidemment non. Et cependant quelle supposition
adopter en dehors de celle-ci?
 
Et Paul ne découvrit rien non plus qui le renseignât
sur la mort de sa femme et sur l’endroit où on l’avait
 
enterrée. Et cela c’était l’épreuve la plus dure.
 
Auprès des blessés allemands il se heurta à la même
ignorance que chez les prisonniers. Tous ils connaissaient l’exécution d’un homme et de deux femmes,
mais tous ils étaient arrivés après cette exécution et
après le départ des troupes d’occupation.
 
Il poussa jusqu’au village d’Ornequin. Peut-être
savait-on quelque chose là. Peut-être les habitants
avaient-ils entendu parler de la châtelaine, de la vie
qu’elle menait au château, de son martyre, de sa mort...
 
Ornequin était vide. Pas une femme, pas un
vieillard. L’ennemi avait dû envoyer les habitants en
Allemagne, et sans doute dès le commencement, son
but manifeste étant, de supprimer tout témoin de ses
actes pendant l’occupation et de faire le désert autour
du château.
 
Ainsi Paul consacra trois jours à poursuivre de vaines
recherches.
 
— Et cependant, disait-il à Bernard, Elisabeth n’a
pu disparaître entièrement. Si je ne trouve pas sa
tombe, ne puis-je pas trouver la moindre trace de son
séjour ici? Elle y a vécu. Elle y a souffert. Un souvenir
d’elle me serait si précieux!
Il avait fini par reconstituer l’emplacement exact de
la chambre qu’elle habitait, et même, au milieu des
décombres, le monceau de pierres et de plâtras qui
restait de cette chambre.
 
Cela était confondu avec les débris des salons, au
rez-de-chaussée, sur lesquels avaient dégringolé les
plafonds du premier étage, et c’est dans ce chaos, sous
le tas des murs pulvérisés et des meubles en miettes,
qu’un matin il recueillit un petit miroir brisé, et puis
une brosse d’écaille, et puis un canif d’argent, et puis
une trousse de ciseaux, tous objets ayant appartenu à
Elisabeth.
 
Mais ce qui le troubla davantage encore, ce fut la
découverte d’un gros agenda, où il savait que la jeune
femme marquait avant son mariage ses dépenses, la
liste des courses ou des visites à faire, et, parfois, des
notes plus intimes sur sa vie.
 
Or, de cet agenda il ne restait que le cartonnage
avec la date 1914 et la partie qui concernait les sept
premiers mois de l’année. Tous les fascicules des cinq
derniers mois avaient été non pas arrachés, mais détachés un à un des ficelles qui les retenaient à la reliure.
 
Tout de suite, Paul pensa:
 
« Ils ont été détachés par Elisabeth, et cela sans
hâte, à un moment où rien ne la pressait ni ne l’inquiétait, et où elle désirait simplement se servir de ces
feuillets pour écrire au jour le jour... Quoi? quoi, sinon,
justement, ces notes plus intimes qu’elle jetait auparavant sur l’agenda, entre un relevé de compte et une
recette. Et comme, après mon départ, il n’y a plus eu
de comptes et que l’existence n’a plus été pour elle que
le drame le plus affreux, c’est sans doute à ces pages
disparues qu’elle a confié sa détresse... ses plaintes...
 
— 32 —
 
 
peut-être sa révolte contre moi. »
 
Ce jour-là, en l’absence de Bernard, Paul redoubla
d’ardeur. Il fouilla sous toutes les pierres et dans tous
les trous. Il souleva les marbres cassés, les lustres tordus, les tapis déchiquetés, les poutres noircies par les
flammes. Durant des heures il s’obstina. Il distribua les
ruines en secteurs patiemment interrogés tour à tour,
et les ruines ne répondant pas à ses questions il refit
dans le parc des investigations minutieuses.
 
Efforts inutiles, et dont Paul sentait l’inutilité. Elisabeth devait tenir beaucoup trop à ces pages pour ne les
avoir pas, ou bien détruites, ou bien parfaitement
cachées. A moins...
 
« A moins, se dit-il, qu’on ne les lui ait dérobées. Le
major devait exercer sur elle une surveillance continue.
Et, en ce cas, qui sait?... » Une hypothèse se dessinait
dans l’esprit de Paul. Après avoir découvert le vêtement de la paysanne et le fichu de dentelle noire, il les
avait laissés, n’y attachant pas d’autre importance, sur
le lit même de la chambre, et il se demandait si le
major, la nuit où il avait assassiné les deux soldats,
n’était pas venu avec l’intention de reprendre les vêtements, ou, du moins, le contenu de leurs poches, ce
qu’il n’avait pu faire, puisque le soldat Gériflour, couché dessus, les dissimulait aux regards.
 
Or voilà que Paul croyait se rappeler qu’en dépliant
cette jupe et ce corsage de paysanne il avait perçu dans
une poche un froissement de papier. Ne pouvait-on en
conclure que c’était le journal d’Elisabeth, surpris et
volé par le major Hermann? Paul courut jusqu’à la
chambre où le double crime avait été commis. Il saisit
les vêtements et chercha. « Ah! fit-il aussitôt, avec une
véritable joie, les voici! » Les feuilles détachées de
l’agenda remplissaient une grande enveloppe jaune.
Elles étaient toutes indépendantes les unes des autres,
froissées et déchirées par endroits, et il suffit à Paul
d’un coup d’oeil pour se rendre compte que ces
feuilles ne correspondaient qu’aux mois d’août et de
septembre, et que même il en manquait quelques-unes
dans la série de ces deux mois.
 
Et il vit l’écriture d’Elisabeth.
 
Ce n’était pas d’abord un journal bien détaillé. Des
notes simplement, de pauvres notes où s’exhalait un
coeur meurtri, et qui, plus longues parfois, avaient
nécessité l’adjonction d’une feuille supplémentaire.
Des notes jetées de jour ou de nuit, au hasard de la
plume ou du crayon, à peine lisibles parfois, et qui
donnaient l’impression d’une main qui tremble, de
deux yeux voilés de larmes, et d’un être éperdu de douleur.
 
Et rien ne pouvait émouvoir Paul plus profondément.
 
Il était seul, il lut:
 
Dimanche 2 août.
 
« II n’aurait pas dû m’écrire cette lettre. Elle est
trop cruelle. Et puis pourquoi me propose-t-il de quit
 
ter Ornequin? La guerre? Alors, parce que la guerre
est possible, je n’aurais pas le courage de rester ici et
d’y faire mon devoir? Comme il me connaît peu! C’est
donc qu’il me croit lâche ou bien capable de soupçonner ma pauvre maman?... Paul, mon cher Paul, tu
n’aurais pas dû me quitter... »
 
Lundi 3 août.
 
« Depuis que les domestiques sont partis, Jérôme et
Rosalie redoublent d’attentions pour moi. Rosalie m’a
suppliée de partir également. “Et vous, Rosalie, lui aije dit, est-ce que vous vous en irez? — Oh! nous, nous
sommes de petites gens qui n’avons rien à craindre. Et
puis, c’est notre place d’être ici.” Je lui ai répondu que
c’était la mienne aussi. Mais j’ai bien vu qu’elle ne pouvait pas comprendre. « Quand je rencontre Jérôme, il
hoche la tête et il me regarde avec des yeux tristes. »
 
Mardi 4 août.
 
« Mon devoir? Oui, je ne le discute pas. J’aimerais
mieux mourir que d’y renoncer. Mais comment le remplir, ce devoir? Et comment parvenir à la vérité? Je
suis pleine de courage, et pourtant je ne cesse de pleurer, comme si je n’avais rien de mieux à faire. C’est que
je pense surtout à Paul. Où est-il? Que devient-il?
Quand Jérôme m’a dit ce matin que la guerre était
déclarée, j’ai cru que j’allais m’évanouir. Ainsi Paul va
se battre. Il sera blessé peut-être! Tué! Ah! mon Dieu,
est-ce que vraiment ma place ne serait pas auprès de
lui, dans une ville voisine de l’endroit où il se bat? Que
puis-je espérer en restant ici? Oui, mon devoir, je sais...
ma mère. Ah! maman, je te demande pardon. Mais,
vois-tu, c’est que j’aime et que j’ai peur qu’il ne lui arrive quelque chose... »
 
Jeudi 6 août.
 
« Toujours des larmes. Je suis de plus en plus malheureuse. Mais je sens que, si je devais l’être davantage
encore, je ne céderais pas. D’ailleurs, pourrais-je le
rejoindre, alors qu’il ne veut plus de moi et qu’il ne
m’écrit même pas? Son amour? Mais il me déteste! Je
suis la fille d’une femme pour qui sa haine n’a pas de
bornes. Ah! quelle horreur! Est-ce possible? Mais
alors, s’il pense ainsi à maman et si je ne réussis pas
dans ma tâche, nous ne pourrons plus jamais nous
revoir, lui et moi? Voilà la vie qui m’attend? »
 
Vendredi 7 août.
 
« J’ai beaucoup interrogé Jérôme et Rosalie sur
maman. Ils ne l’ont connue que quelques semaines,
mais ils se la rappellent bien et tout ce qu’ils m’ont dit
m’a fait tant plaisir! Il paraît qu’elle était si bonne et si
belle! Tout le monde l’adorait.
 
« — Elle n’était pas toujours gaie, m’a dit Rosalie.
Etait-ce le mal qui la minait déjà, je ne sais pas, mais
quand elle souriait, cela vous remuait le coeur. « Ma
pauvre chère maman!... »
 
Samedi 8 août.
 
« Ce matin, nous avons entendu le canon très loin.
On se bat à dix lieues d’ici.« Tantôt des Français sont
 
— 33 —
 
 
venus. J’en avais aperçu bien souvent du haut de la terrasse, qui passaient dans la vallée du Liseron. Ceux-là
vont demeurer au château. Leur capitaine s’est excusé.
Par crainte de me gêner, ses lieutenants et lui logent et
prennent leurs repas dans le pavillon que Jérôme et
Rosalie habitaient. »
 
Dimanche 9 août.
 
« Toujours sans nouvelles de Paul. Moi non plus je
ne tente pas de lui écrire. Je ne veux pas qu’il entende
parler de moi jusqu’au moment où j’aurai toutes les
preuves. « Mais que faire? Et comment avoir les preuves d’une chose qui s’est passée il y a seize ans? Je
cherche, j’étudie, je réfléchis. Rien. »
 
Lundi 10 août.
 
« Le canon ne cesse pas dans le lointain. Pourtant le
capitaine m’a dit qu’aucun mouvement ne laissait prévoir une attaque ennemie de ce côté. »
 
Mardi 11 août.
 
« Tantôt, un soldat, de faction dans les bois, près de
la petite porte qui donne sur la campagne, a été tué
d’un coup de couteau. On suppose qu’il aura voulu
barrer le passage à un individu qui cherchait à sortir du
parc. Mais comment cet individu était-i! entré? »
 
Mercredi 12 août.
 
« Qu’y a-t-il? Voici un fait qui m’a vivement impressionnée et qui me semble inexplicable. Du reste il y en
a d’autres qui sont aussi déconcertants, bien que je ne
saurais dire pourquoi. Je suis très étonnée que le capitaine et que tous les soldats que je rencontre paraissent
insouciants à ce point et puissent même plaisanter
entre eux. Moi j’éprouve cette impression qui vous
accable à rapproche des orages. C’est sans doute un
état nerveux. « Donc ce matin... »
 
Paul s’interrompit. Tout le bas de la page où ces
lignes étaient écrites, ainsi que la page suivante, étaient
arrachées. Devait-on en conclure que le major, après
avoir dérobé le journal d’Elisabeth, en avait extrait,
pour des motifs quelconques, les pages où la jeune
femme donnait certaines explications? Et le journal
reprenait:
 
Vendredi 14 août.
 
« Je n’ai pu faire autrement que de me confier au
capitaine. Je l’ai conduit près de l’arbre mort, entouré
de lierre, et je l’ai prié de s’étendre et d’écouter. Il a
mis beaucoup de patience et d’attention dans son examen. Mais il n’a rien entendu, et, de fait, recommençant l’expérience à mon tour, j’ai dû reconnaître qu’il
avait raison.
 
« — Vous voyez, madame, tout est absolument normal.
 
« — Mon capitaine, je vous jure qu’avant-hier il sortait de cet arbre-là, à cet endroit précis, un bruit
confus. El cela a duré plusieurs minutes. « II m’a
répondu, non sans sourire un peu:
 
« — II serait facile de faire abattre cet arbre. Mais
ne pensez-vous pas, madame, que, dans l’état de ten
 
sion nerveuse où nous sommes tous, nous puissions
être sujets à certaines erreurs, à des sortes d’hallucinations? Car enfin d’où proviendrait ce bruit?...
 
« Oui, évidemment, il avait raison. Et cependant, j’ai
entendu... J’ai vu... »
 
Samedi 15 août.
 
« Hier soir, on a ramené deux officiers allemands qui
furent enfermés dans la buanderie, au bout des communs.
 
« Ce matin, on n’a plus retrouvé dans cette buanderie que leurs uniformes.
 
« Qu’ils aient fracturé la porte, soit. Mais l’enquête
du capitaine a montré qu’ils s’étaient enfuis, revêtus
d’uniformes français, et qu’ils avaient passé devant les
sentinelles en se disant chargés d’une mission à Corvigny.
 
« Qui leur a fourni ces uniformes? Bien plus, il leur
a fallu connaître le mot d’ordre... Qui leur a révélé ce
mot d’ordre?... « II paraît qu’une paysanne est venue
plusieurs jours de suite apporter des oeufs et du lait,
une paysanne habillée un peu trop bien et que l’on n’a
pas revue aujourd’hui... Mais rien ne prouve sa complicité. »
 
Dimanche 16 août.
 
« Le capitaine m’a engagée vivement à partir. Il ne
sourit plus, maintenant. Il semble très préoccupé.
 
« — Nous sommes environnés d’espions, m’a-t-il dit.
En outre, il y a des signes qui nous portent à croire que
nous pourrions être attaqués d’ici peu. Non pas une
grosse attaque, ayant pour but de forcer le passage à
Corvigny, mais un coup de main sur le château. Mon
devoir est de vous prévenir, madame, que d’un
moment à l’autre, nous pouvons être contraints de
nous replier sur Corvigny et qu’il serait pour vous plus
qu’imprudent de rester.
 
« J’ai répondu au capitaine que rien ne changerait
ma résolution.
 
« Jérôme et Rosalie m’ont suppliée également. A
quoi bon? Je ne partirai pas. »
 
Une fois encore, Paul s’arrêta. Il y avait, à cet
endroit de l’agenda, une page de moins, et la suivante,
celle du 18 août, déchirée au commencement et à la
fin, ne donnait qu’un fragment du journal écrit par la
jeune femme à cette date:
 
« ... et c’est la raison pour laquelle je n’en ai pas
parlé dans la lettre que je viens d’envoyer à Paul. Il
saura que je reste à Ornequin, et les motifs de ma décision, voilà tout. Mais il doit ignorer mon espoir. « II est
encore si confus, cet espoir, et bâti sur un détail si insignifiant!
 
Néanmoins, je suis pleine de joie. Je ne comprends
pas la signification de ce détail, et, malgré moi, je sens
son importance. Ah! le capitaine peut bien s’agiter et
multiplier les patrouilles, tous ses soldats visiter leurs
armes et crier leur envie de se battre. L’ennemi peut
bien s’installer à Ebrecourt, comme on le dit! Que
 
— 34 —
 
 
m’importe? Une seule idée compte! Ai-je trouvé le
 
point de départ? Suis-je sur la bonne route?
 
« Voyons, réfléchissons... »
 
La page était déchirée là, à l’endroit où Elisabeth
allait entrer dans des explications précises. Etait-ce une
mesure prise par le major Hermann? Sans aucun
doute, mais pourquoi? Déchirée également, la première moitié de la page du mercredi 19 août. Le 19 août,
veille du jour où les Allemands avaient emporté
d’assaut Ornequin, Corvigny et toute la région... Quelles lignes avait tracées la jeune femme en cet aprèsmidi du mercredi? Qu’avait-elle découvert? Que se
préparait-il dans l’ombre?
 
La peur envahissait Paul. Il se souvenait qu’à deux
heures du matin, le jeudi, le premier coup de canon
avait tonné au-dessus de Corvigny, et c’est le coeur
étreint qu’il lut sur la seconde partie de la page:
 
Onze heures du soir.
 
« Je me suis relevée et j’ai ouvert ma fenêtre. De
tous côtes il y a des aboiements de chiens. Ils se répondent, s’arrêtent, semblent écouter, et recommencent à
hurler comme jamais je ne les avais entendus. Quand
ils se taisent, le silence devient impressionnant, et alors
j’écoute à mon tour afin de surprendre les bruits indistincts qui les tiennent éveillés.
 
« Et il me semble, à moi aussi, qu’ils existent, ces
bruits. C’est autre chose que le froissement des
feuilles. Cela n’a aucun rapport avec ce qui anime
d’ordinaire le grand calme des nuits. Cela vient de je
ne sais pas où, et mon impression est si forte à la fois et
si confuse, que je me demande, en même temps, si je
ne m’attarde pas à noter les battements de mon coeur
ou bien si je ne devine pas le bruit de toute une armée
en marche.
 
« Allons! je suis folle. Une armée en marche! Et nos
avant-postes à la frontière? Et nos sentinelles autour
du château?... Il y aurait bataille, échange de coups de
fusil... »
 
Une heure du matin.
 
« Je n’ai pas bougé de la fenêtre. Les chiens n’aboyaient plus. Tout dormait. Et voilà que j’ai vu quelqu’un
qui sortait d’entre les arbres et qui traversait la pelouse. J’aurais pu croire que c’était un de nos soldats.
Mais, lorsque cette ombre passa sous ma fenêtre, il y
avait assez de lumière dans le ciel pour me permettre
de distinguer une silhouette de femme. Je pensai à
Rosalie. Mais non, la silhouette était haute, l’allure
légère et rapide.
 
« Je fus sur le point de réveiller Jérôme et de donner
l’alarme. Je ne l’ai pas fait. L’ombre s’était évanouie du
côté de la terrasse. Et tout à coup, il y eut un cri
d’oiseau qui me parut étrange... Et puis une lueur qui
fusa dans le ciel, comme une étoile filante jaillissant de
la terre même.
 
« Et puis, plus rien. Encore le silence, l’immobilité
des choses. Plus rien. Et cependant, depuis, je n’ose
 
pas me coucher. J’ai peur, sans savoir de quoi. Tous les
périls surgissent de tous les coins de l’horizon. Ils
s’avancent, me cernent, m’emprisonnent, m’étouffent,
m’écrasent. Je ne puis plus respirer. J’ai peur... j’ai
peur... »
 
CHAPITRE 9
 
Fils d’empereur
 
Paul serrait entre ses mains crispées le lamentable
journal auquel Elisabeth avait confié ses angoisses.
 
« Ah! la malheureuse, pensa-t-il, comme elle a dû
souffrir! Et ce n’est encore que le début du chemin qui
la conduisait à la mort... »
 
II redoutait d’aller plus avant. Les heures du supplice approchaient pour Elisabeth, menaçantes et implacables, et il aurait voulu lui crier:
 
« Mais, va-t’en! N’affronte pas le destin! J’oublie le
passé. Je t’aime. » Trop tard! C’était lui-même, par sa
cruauté, qui l’avait conduite au supplice et il devait,
jusqu’au bout, assister à toutes les étapes du calvaire
dont il connaissait l’étape suprême et terrifiante.
 
Brusquement, il tourna les feuillets.
 
Il y avait d’abord trois pages blanches, celles qui
portaient les dates du 20, du 21 et du 22 août... journées de bouleversement durant lesquelles elle n’avait
pas pu écrire. Les pages du 23 et 24 manquaient. Celles-là, sans doute, relataient les événements et contenaient des révélations sur l’inexplicable invasion.
 
Le journal recommençait au milieu d’une feuille
déchirée, la feuille du mardi 25. «... Oui, Rosalie, je me
sens tout à fait bien et je vous remercie de la façon
dont vous m’avez soignée.
 
« — Alors, plus de fièvre?
 
« — Non, Rosalie, c’est fini.
 
« — Madame me disait déjà cela hier et la fièvre est
revenue... peut-être à cause de cette visite... Mais cette
visite n’aura pas lieu aujourd’hui... Demain seulement... J’ai reçu l’ordre d’avertir Madame... Demain à
cinq heures...
 
« Je n’ai pas répondu. A quoi bon se révolter? Aucune des paroles humiliantes que je devrai entendre ne
me fera plus de mal que ce qui est là sous mes yeux: la
pelouse envahie, des chevaux au piquet, des camions et
des caissons dans les allées, la moitié des arbres abattus, des officiers vautrés sur le gazon, qui boivent et qui
chantent, et, juste en face de moi, accroché au balcon
même de ma fenêtre, un drapeau allemand. Ah! les
misérables!
 
« Je ferme les yeux pour ne pas voir. Et c’est plus
horrible encore... Ah! le souvenir de cette nuit... et ce
matin, quand le soleil s’est levé, la vision de tous ces
 
— 35 —
 
 
cadavres. Il y avait de ces malheureux qui vivaient
encore et autour desquels les monstres dansaient, et je
percevais les cris des agonisants qui suppliaient qu’on
les achevât.
 
« Et puis... et puis... Mais je ne veux plus y penser et
ne plus penser à rien de ce qui peut détruire mon courage et mon espoir. « Paul, c’est en songeant à toi que
j’écris ce journal. Quelque chose me dit que tu le liras,
s’il m’arrive malheur, et il faut alors que j’aie la force
de le continuer et de te mettre chaque jour au courant.
Peut-être comprends-tu déjà, d’après mon récit, ce qui
me paraît, à moi, encore bien obscur. Quel rapport y at-il entre le passé et le présent, entre le crime d’autrefois et l’attaque inexplicable de l’autre nuit? Je ne sais.
Je t’ai exposé les faits en détail, ainsi que mes hypothèses. Toi, tu concluras, et tu iras jusqu’au bout de la
vérité. »
 
Mercredi 26 août.
 
« II y a beaucoup de bruit dans le château. On va et
vient en tous sens et surtout dans les salons au-dessous
de ma chambre. Voici une heure qu’une demi-douzaine de camions et autant d’automobiles ont débouché
sur la pelouse. Les camions étaient vides. Deux ou trois
dames ont sauté de chaque limousine, des Allemandes
qui faisaient de grands gestes et riaient bruyamment.
Les officiers se sont précipités à leur rencontre, et il y a
eu des effusions de joie. Puis, tout ce monde s’est dirigé vers le château. Quel est leur but? « Mais il me semble qu’on marche dans le couloir. Cinq heures déjà... «
On frappe...
 
« Ils sont entrés à cinq, lui d’abord, et quatre officiers obséquieux et courbés devant lui.
 
« II leur a dit en français, sur un ton sec:
 
« — Vous voyez, messieurs. Tout ce qui est dans
cette chambre et dans l’appartement réservé à madame, je vous enjoins de n’y pas toucher. Pour le reste, à
l’exception des deux grands salons, je vous le donne.
Gardez ici ce qui vous est nécessaire et emportez ce
qui vous plaît. C’est la guerre, c’est le droit de la guerre.
 
« Avec quel accent de conviction stupide il prononça
ces mots: “C’est le droit de la guerre!” et il répéta:
 
« — Quant à l’appartement de madame, n’est-ce
pas, aucun meuble n’en doit bouger. Je connais les
convenances.
 
« Maintenant il me regarde et il a l’air de me dire:
 
« — Hein! comme je suis chevaleresque! Je pourrais
tout prendre. Mais je suis un Allemand et, comme tel,
je connais les convenances.
 
« II attend un remerciement. Je lui dis:
 
« — C’est le pillage qui commence? Je m’explique
l’arrivée des camions.
 
« — On ne pille pas ce qui vous appartient de par le
droit de la guerre, répondit-il.
 
« — Ah!... Et le droit de la guerre ne s’étend pas sur
les meubles et sur les objets d’art des deux salons?
 
« Il rougit. Alors, je me mets à rire.
 
« — Je comprends, c’est votre part. Bien choisi.
Rien que des choses précieuses et de grande valeur. Le
rebut, vos domestiques se le partagent.
 
« Les officiers se retournent, furieux. Lui, il devient
plus rouge encore. Il a une figure toute ronde, des cheveux trop blonds, pommadés, et que divise au milieu
une raie impeccable. Le front est bas, et, derrière ce
front, je devine l’effort qu’il fait pour trouver une
riposte. Enfin, il s’approche de moi, et d’une voix triomphante:
 
« — Les Français ont été battus à Charleroi, battus à
Morhange, battus partout. Ils reculent sur toute la
ligne. Le sort de la guerre est réglé.
 
« Si violente que soit ma douleur, je ne bronche pas,
mes yeux le défient, et je murmure:
 
« — Goujat!
 
« II a chancelé. Ses compagnons ont entendu, et j’en
vois un qui porte la main à la garde de son épée. Mais
lui, que va-t-il faire? Que va-t-il dire? On sent qu’il est
fort embarrassé et que son prestige est atteint.
 
« — Madame, dit-il, vous ignorez sans doute qui je
suis?
 
« — Mais non, monsieur. Vous êtes le prince
Conrad, un des fils du Kaiser. Et après?
 
« Nouvel effort de dignité. Il se redresse. J’attends
les menaces et l’expression de sa colère; mais non, c’est
un éclat de rire qui me répond, un rire affecté de
grand seigneur insouciant, trop dédaigneux pour
s’offusquer, trop intelligent pour prendre la mouche.
 
« — Petite Française! Est-elle assez charmante,
messieurs! Avez-vous entendu? Quelle impertinence!
C’est la Parisienne, messieurs, avec toute sa grâce et
toute son espièglerie.
 
« Et, me saluant d’un geste large, sans un mot de
plus, il s’en alla en plaisantant:
 
« — Petite Française! Ah! messieurs, ces petites
Françaises!... »
 
Jeudi 27 août.
 
« Toute la journée, déménagement. Les camions
roulent vers la frontière, surchargés de butin.
 
« C’était le cadeau de noces de mon pauvre père,
toutes ses collections si patiemment et si amoureusement acquises, et c’était le décor précieux où Paul et
moi nous devions vivre. Quel déchirement!
 
« Les nouvelles de la guerre sont mauvaises. J’ai
beaucoup pleuré.
 
« Le prince Conrad est venu. J’ai dû le recevoir, car
il m’a fait avertir par Rosalie que si je n’accueillais pas
ses visites les habitants d’Ornequin en subiraient les
conséquences! »
 
A cet endroit de son journal, Elisabeth s’était encore
interrompue. Deux jours plus tard, à la date du 29, elle
reprenait:
 
« II est venu hier. Aujourd’hui également. Il s’efforce de se montrer spirituel, cultivé. Il parle littérature et
 
— 36 —
 
 
musique, Goethe, Wagner... Il parle seul d’ailleurs, et
cela le met dans un tel état de colère qu’il a fini par
s’écrier:
 
« — Mais, répondez donc! Quoi, ce n’est pas déshonorant, même pour une Française, de causer avec le
prince Conrad!
 
« — Une femme ne cause pas avec son geôlier.
 
« II a protesté vivement.
 
« — Mais vous n’êtes pas en prison, que diable!
 
« — Puis-je sortir de ce château?
 
« — Vous pouvez vous promener dans le parc...
 
« — Donc, entre quatre murs, comme une prisonnière.
 
« — Enfin, quoi? Que voulez-vous?
 
« — M’en aller d’ici, et vivre... où vous l’exigerez, à
Corvigny, par exemple.
 
« — C’est-à-dire loin de moi!
 
« Comme je gardais le silence, il s’est un peu incliné
et a repris à voix basse:
 
« — Vous me détestez, n’est-ce pas? Oh! je ne
l’ignore pas. J’ai l’habitude des femmes. Seulement,
c’est le prince Conrad que vous détestez, n’est-ce pas?
C’est l’Allemand... Le vainqueur... Car enfin il n’y a pas
de raison pour que l’homme lui-même vous soit... antipathique... Et, en ce moment, c’est l’homme qui est en
jeu... qui cherche à plaire... Vous comprenez?... Alors...
 
« Je m’étais mise debout, en face de lui. Je n’ai pas
prononcé une seule parole, mais il a dû voir, dans mes
yeux, un tel dégoût qu’il s’est arrêté au milieu de sa
phrase, l’air absolument stupide. Puis, la nature reprenant le dessus, grossièrement, il m’a montré le poing et
il est parti en claquant la porte, en mâchonnant des
menaces... »
 
Deux pages ensuite manquaient au journal. Paul
était livide. Jamais aucune souffrance ne l’avait brûlé à
ce point. Il lui semblait que sa pauvre chère Elisabeth
vivait encore et qu’elle luttait sous son regard, et
qu’elle se sentait regardée par lui. Et rien ne pouvait le
bouleverser plus profondément que le cri de détresse
et d’amour qui marquait le feuillet du 1er septembre.
 
« Paul, mon Paul, ne crains rien. Oui, j’ai déchiré ces
deux pages parce que je ne voulais pas que tu aies
jamais connaissance d’aussi vilaines choses. Mais cela
ne t’éloignera pas de moi, n’est-ce pas? Ce n’est pas
parce qu’un barbare s’est permis de m’outrager que
j’en suis moins digne d’être aimée, n’est-ce pas? Oh!
tout ce qu’il m’a dit, Paul... hier encore... ses injures,
ses menaces odieuses, ses promesses plus infâmes
encore... et toute sa rage... Non, je ne veux pas te le
répéter. En me confiant à ce journal, je pensais te
confier mes pensées et mes actes de chaque jour. Je
croyais n’y apporter que le témoignage de ma douleur.
Mais cela, c’est autre chose, et je n’ai pas le courage...
Pardonne-moi mon silence. Qu’il te suffise de connaî
 
tre l’offense pour pouvoir me venger plus tard. Ne
m’en demande point davantage... »
 
De fait, les jours suivants, la jeune femme ne raconta plus par le détail les visites quotidiennes du prince
Conrad, mais comme on sentait dans son récit la présence obstinée de l’ennemi autour d’elle! C’étaient des
notes brèves où elle n’osait plus s’abandonner comme
avant, et qu’elle jetait au hasard des pages, marquant
elle-même les jours, sans souci des dates supprimées.
 
Et Paul lisait en tremblant. Et des révélations nouvelles augmentaient son effroi.
 
Jeudi.
 
« Rosalie les interroge chaque matin. Le recul des
Français continue. Il paraît même que c’est une déroute et que Paris est abandonné. Le gouvernement s’est
enfui. Nous sommes perdus. »
 
Sept heures du soir.
 
« II se promène sous mes fenêtres selon son habitude. Il est accompagné d’une femme que j’ai déjà vue
de loin plusieurs fois et qui est toujours enveloppée
d’une grande mante de paysanne, et coiffée d’un fichu
de dentelle qui lui cache la figure. Mais la plupart du
temps, son compagnon de promenade autour de la
pelouse est un officier qu’on appelle le major. Celui-là
également garde la tête enfoncée dans le col relevé de
son manteau gris. »
 
Vendredi.
 
« Les soldats dansent sur la pelouse, tandis que leur
musique joue les hymnes allemands et que les cloches
d’Ornequin sonnent à toute volée. Ils célèbrent
l’entrée de leurs troupes à Paris. Comment douter que
ce ne soit vrai? Hélas! leur joie est la meilleure preuve
de la vérité. »
 
Samedi.
 
« Entre mon appartement et le boudoir où se trouve
le portrait de maman, il y a la chambre que maman
occupait. Cette chambre est habitée par le major. C’est
un ami intime du prince et un personnage considérable, dit-on, que les soldats ne connaissent que sous le
nom de major Hermann. Il ne s’humilie pas comme les
autres officiers devant le prince. Au contraire, il semble
s’adresser à lui avec une certaine familiarité. « En ce
moment, ils marchent l’un près de l’autre, dans l’allée.
Le prince s’appuie sur le bras du major Hermann. Je
devine qu’ils parlent de moi et qu’ils ne sont pas
d’accord. On dirait presque que le major Hermann est
en colère. »
 
10 heures du matin.
 
« Je ne me trompais pas. Rosalie m’a appris qu’il y
avait eu entre eux une scène violente. »
 
Mardi 8 septembre.
 
« II y a quelque chose d’étrange dans leur allure à
tous. Le prince, le major, les officiers semblent nerveux. Les soldats ne chantent plus. On entend des
bruits de querelles. Est-ce que les événements nous
 
— 37 —
 
 
seraient favorables? »
 
Jeudi.
 
« L’agitation augmente. Il paraît que des courriers
arrivent à chaque instant. Les officiers ont renvoyé en
Allemagne une partie de leurs bagages. J’ai un grand
espoir. Mais, d’un autre côté... « Ah! mon Paul chéri, si
tu savais la torture de ces visites!... Ce n’est plus
l’homme doucereux des premiers jours. Il a jeté le
masque... Mais non, mais non, le silence là-dessus... »
 
Vendredi.
 
« Tout le village d’Ornequin a été évacué en Allemagne. Ils ne veulent pas qu’il y ait un seul témoin de ce
qui s’est passé au cours de l’effroyable nuit que je t’ai
racontée. »
 
Dimanche soir.
 
« C’est la défaite, le recul loin de Paris. Il me l’a
avoué en grinçant de rage et en proférant des menaces
contre moi. Je suis l’otage contre lequel on se venge... »
 
Mardi.
 
« Paul, si jamais tu le rencontres dans la bataille, tuele comme un chien. Mais est-ce que ces gens-là se bat-
tent! Ah! je ne sais plus ce que je dis... Ma tête se perd.
Pourquoi suis-je restée dans ce château? Il fallait
m’emmener de force, Paul...
 
« Paul, sais-tu ce qu’il a imaginé?... Ah! le lâche... On
a gardé douze habitants d’Ornequin, comme otages, et
c’est moi, c’est moi qui suis responsable de leur existence... Comprends-tu l’horreur? Selon ma conduite,
ils vivront ou seront fusillés, un à un... Comment croire
une telle infamie? Veut-il seulement me faire peur?
Ah! l’ignominie de cette menace! Quel enfer! J’aimerais mieux mourir... »
 
Neuf heures du soir.
 
«... Mourir? Mais non, pourquoi mourir? Rosalie est
venue. Son mari s’est concerté avec une des sentinelles
qui prendront la garde cette nuit à la petite porte du
parc, plus loin que la chapelle. « A trois heures du
matin, Rosalie me réveillera, et nous nous enfuirons
jusqu’à de grands bois où Jérôme connaît un refuge
inaccessible... Mon Dieu, si nous pouvions réussir! »
 
Onze heures du soir.
 
« Que s’est-il passé? Pourquoi me suis-je relevée?
Tout cela n’est qu’un cauchemar, j’en suis sûre... et
pourtant je tremble de fièvre, et c’est à peine si je puis
écrire... Et ce verre d’eau sur ma table?... Pourquoi estce que je n’ose pas boire de cette eau, comme j’ai coutume de le faire aux heures d’insomnie?
 
« Ah! l’abominable cauchemar! Comment oublieraije jamais ce que j’ai vu tandis que je dormais? Car je
dormais, j’en suis certaine; je m’étais couchée pour
prendre un peu de repos avant de fuir, et c’est en rêve
que j’ai vu ce fantôme de femme! Un fantôme?... Mais
oui, il n’y a que des fantômes qui franchissent les portes fermées au verrou, et son pas faisait si peu de bruit
en glissant sur le parquet que je n’entendais guère que
l’imperceptible froissement de sa jupe. « Que venait
 
elle faire? A la lueur de ma veilleuse, je la voyais qui
contournait la table et qui avançait vers mon lit, avec
précaution, la tête perdue dans les ténèbres. J’eus tellement peur que je refermai les yeux afin qu’elle me
crût endormie. Mais la sensation même de sa présence
et de son approche grandissait en moi, et je suivais de
la façon la plus nette tout ce qu’elle faisait. S’étant penchée sur moi, elle me regarda longtemps, comme si
elle ne me connaissait pas et qu’elle eût voulu étudier
mon visage. Comment, alors, n’entendit-elle point les
battements désordonnés de mon coeur? Moi, j’entendais le sien et aussi le mouvement régulier de sa respiration. Comme je souffrais! Qui était cette femme?
Quel était son but?
 
« Elle cessa son examen et s’écarta. Pas bien loin. A
travers mes paupières, je la devinais courbée près de
moi et occupée à quelque besogne silencieuse, et, à la
longue, je devins tellement certaine qu’elle ne m’observait plus que je cédai peu à peu à la tentation
d’ouvrir les yeux. Je voulais voir, ne fût-ce qu’une
seconde, voir sa figure, voir son geste...
 
« Et je regardai.
 
« Mon Dieu, par quel miracle ai-je eu la force de
retenir le cri qui jaillit de tout mon être? « La femme
qui était là et dont je distinguais nettement le visage,
éclairé par la veilleuse, c’était... « Oh! je n’écrirai pas
un pareil blasphème! Cette femme eût été près de
moi, agenouillée, priant, et j’aurais aperçu un doux
visage qui sourît dans ses larmes, non, je n’aurais pas
tremblé devant cette vision inattendue de celle qui est
morte. Mais cette expression convulsée, atroce de
haine et de méchanceté, sauvage, infernale... aucun
spectacle au monde ne pouvait déchaîner en moi plus
d’épouvante. Et c’est pour cela peut-être, pour ce
qu’un tel spectacle avait d’excessifet de surnaturel,
c’est pour cela que je ne criai point et que maintenant
je suis presque calme. Au moment où mes yeux regardaient, j’avais déjà compris que j’étais la proie d’un
cauchemar.
 
« Maman, maman, tu n’as jamais eu et tu ne peux
pas avoir cette expression-là, n’est-ce pas? Tu étais
bonne, n’est-ce pas? Tu souriais? Et si tu vivais encore
tu aurais toujours le même air de bonté et de douceur?
Maman chérie, depuis le soir affreux où Paul a reconnu
ton portrait, je suis entrée bien souvent dans cette
chambre, pour apprendre ton visage de mère, que
j’avais oublié — j’étais si jeune quand tu es morte,
maman! — et si je souffrais que le peintre t’eût donné
une expression différente de celle que j’aurais voulue,
du moins ce n’était pas l’expression méchante et féroce
de tout à l’heure. Pourquoi me haïrais-tu? Je suis ta
fille. Père m’a dit souvent que nous avions le même
sourire, toi et moi, et aussi qu’en me regardant tes yeux
se mouillaient de tendresse. Alors... alors... tu ne me
détestes pas, n’est-ce pas? et j’ai bien rêvé?
 
« Ou du moins, si je n’ai pas rêvé en voyant une
 
— 38 —
 
 
femme dans ma chambre, je rêvais lorsque cette
femme me parut avoir ton visage. Hallucination... délire... A force de regarder ton portrait et de penser à toi,
j’ai donné à l’inconnue le visage que je connaissais, et
c’est elle, et non pas toi, qui avait cette expression
odieuse.
 
« Et alors je ne boirai pas de cette eau. Ce qu’elle a
versé, c’est du poison sans doute... ou peut-être de
quoi m’endormir profondément et me livrer au prince... Et je songe à la femme qui se promène parfois
avec lui...
 
« Mais je ne sais rien... Je ne comprends rien... Mes
idées tourbillonnent dans mon cerveau épuisé...
 
«... Bientôt trois heures... J’attends Rosalie. La nuit
est calme. Aucun bruit dans le château ni aux alentours.
 
«... Trois heures sonnent. Ah! me sauver d’ici!... être
libre! »
 
CHAPITRE 10
 
75 ou 155?
 
Anxieusement, Paul Delroze tourna la page, comme
s’il eût espéré que ce projet de fuite pût avoir une issue
heureuse, et ce fut pour ainsi dire le choc d’une douleur nouvelle qu’il reçut en lisant les premières lignes
écrites, le matin suivant, d’une écriture presque illisible:
 
« Nous avons été dénoncés, trahis. Vingt hommes
nous épiaient... Ils se sont jetés sur nous, comme des
brutes... Maintenant je suis enfermée dans le pavillon
du parc. A côté, un petit réduit sert de prison à Jérôme
et à Rosalie. Ils sont attachés et bâillonnés. Moi, je suis
libre, mais il y a des soldats à la porte. Je les entends
parler. »
 
Midi.
 
« J’ai bien du mal à t’écrire, Paul. A chaque instant
le soldat de faction ouvre et me surveille. On ne m’a
pas fouillée, de sorte que j’ai conservé les pages de
mon journal, et je t’écris vite, par petits bouts, dans
l’ombre...
 
« ... Mon journal!... Le trouveras-tu, Paul? Sauras-tu
tout ce qui s’est passé et ce que je suis devenue? Pour-
vu qu’ils ne me l’arrachent pas!...
 
« ... Ils m’ont apporté du pain et de l’eau. Je suis toujours séparée de Rosalie et de Jérôme. On ne leur a pas
donné à manger. »
 
Deux heures.
 
« Rosalie a réussi à se délivrer de son bâillon. Du
réduit où elle se trouve, elle me parle à demi-voix. Elle
a entendu ce que disaient les soldats allemands qui
nous gardent, et j’apprends que le prince Conrad est
 
parti hier soir pour Corvigny, que les Français approchent et que l’on est très inquiet ici. Va-t-on se défendre? Va-t-on se replier vers la frontière?... C’est le
major Hermann qui a fait manquer notre évasion.
Rosalie dit que nous sommes perdus... »
 
Deux heures et demie.
 
« Rosalie et moi, nous avons dû nous interrompre. Je
viens de lui demander ce qu’elle voulait dire... Pourquoi sommes-nous perdus?... Elle prétend que le
major Hermann est un être diabolique.
 
« — Oui, diabolique, a-t-elle répété, et comme il a
des raisons spéciales pour agir contre vous...
 
« — Quelles raisons, Rosalie?
 
« — Tout à l’heure, je vous expliquerai... Mais soyez
sûre que, si le prince Conrad ne revient pas de Corvigny à temps pour nous sauver, le major Hermann en
profitera pour nous faire fusiller tous les trois... »
 
Paul eut un véritable rugissement en voyant ce mot
épouvantable tracé par la main de sa pauvre Elisabeth.
C’était sur la dernière des pages. Il n’y avait plus, après
cela, que quelques phrases écrites au hasard, en travers
du papier, visiblement à tâtons. De ces phrases haletantes comme des hoquets d’agonie...
 
« ... Le tocsin... Le vent l’apporte de Corvigny...
Qu’est-ce que cela veut dire?... Les troupes françaises?... Paul, Paul... tu es peut-être avec elles!... «...
Deux soldats sont entrés en riant: « — Capout, la
dame!... Capout, tous les trois... Major Hermann a dit
capout... « ... Seule encore... Nous allons mourir... Mais
Rosalie voudrait me parler... Elle n’ose pas... »
 
Cinq heures.
 
« ... Le canon français... Des obus éclatent autour du
château... Ah! si l’un d’eux pouvait m’atteindre!...
J’entends la voix de Rosalie... Qu’a-t-elle à me dire?
Quel secret a-t-elle surpris?...
 
« ... Ah! l’horreur! Ah! l’ignoble vérité! Rosalie a
parlé. Mon Dieu, je vous en prie, donnez-moi le temps
d’écrire... Paul, jamais tu ne pourras supposer... Il faut
que tu saches, avant que je meure... Paul... »
 
Le reste de la page avait été arraché, et les pages
suivantes jusqu’à la fin du mois étaient blanches. Elisabeth avait-elle eu le temps et la force de transcrire les
révélations de Rosalie?
 
C’était là une question que Paul ne se posa même
pas. Que lui importaient ces révélations et les ténèbres
qui enveloppaient de nouveau et pour toujours une
vérité qu’il ne pouvait plus découvrir? Que lui importaient la vengeance, et le prince Conrad, et le major
Hermann, et tous ces sauvages qui martyrisaient et qui
tuaient les femmes? Elisabeth est morte. Il venait pour
ainsi dire de la voir mourir sous ses yeux.
 
En dehors de cette réalité, rien ne valait une pensée
ni un effort. Et, défaillant, engourdi par une lâcheté
 
— 39 —
 
 
soudaine, les yeux fixés sur le journal où la malheureuse avait noté les phases du supplice le plus cruel qu’il
fût possible d’imaginer, il se sentait peu à peu glisser
vers un immense besoin d’anéantissement et d’oubli.
Elisabeth rappelait. A quoi bon lutter maintenant?
Pourquoi ne pas la rejoindre?
 
Quelqu’un lui frappa sur l’épaule. Une main saisit le
revolver qu’il tenait, et Bernard lui dit:
 
— Laisse cela tranquille, Paul. Si tu juges qu’un soldat a le droit de se tuer actuellement, je t’en laisserai
libre tout à l’heure, lorsque tu m’auras écouté...
Paul ne protesta pas. La tentation de la mort l’avait
effleuré, mais à son insu presque. Et bien qu’il y eût
succombé peut-être, en un moment de folie, il était
encore dans cet état d’esprit où l’on reprend vite conscience.
 
— Parle, dit-il.
— Ce ne sera pas long. Trois minutes d’explications
tout au plus. Ecoute.
Et Bernard commença:
 
— Je vois, d’après récriture, que tu as retrouvé un
journal rédigé par Elisabeth. Ce journal confirme bien
ce que tu savais?
— Oui.
— Elisabeth, quand elle l’a écrit, était bien menacée
de mort ainsi que Jérôme et Rosalie?
— Oui.
— Et tous trois ont été fusillés le jour même où
nous arrivions toi et moi à Corvigny, c’est-à-dire mercredi le 16?
— Oui.
— C’est-à-dire entre cinq et six heures du soir et la
veille du jeudi où nous avons pu parvenir ici, au château d’Ornequin?
— Oui, mais pourquoi ces questions?
— Pourquoi? Voici, Paul. Je t’ai repris, et j’ai entre
les mains, l’éclat d’obus que tu as recueilli dans le mur
du pavillon à l’endroit même où Elisabeth a été
fusillée. Le voici. Une boucle de cheveux s’y trouvait
encore collée.
— Eh bien?
— Eh bien, j’ai causé tout à l’heure avec un adjudant d’artillerie, de passage au château, et il résulte de
notre conversation et de son examen que cet éclat ne
provient pas d’un obus tiré par un canon de 75, mais
d’un obus tiré par un canon de 155, un Rimailho.
— Je ne comprends pas.
— Tu ne comprends pas parce que tu ignores, ou
que tu as oublié, ce fait que vient de me rappeler mon
adjudant. Le soir de Corvigny, mercredi 16, les batteries qui ont ouvert le feu et qui ont lancé quelques
obus sur le château, au moment où l’exécution avait
lieu, étaient toutes nos batteries de 75, et nos Rimailhos de 155 n’ont tiré que le lendemain jeudi, pendant
notre marche sur le château. Donc, comme Elisabeth a
été fusillée et enterrée le mercredi soir vers six heures,
il est matériellement impossible qu’un éclat d’obus tiré
par un Rimailho lui ait enlevé des boucles de cheveux
puisque les Rimailhos n’ont tiré que le jeudi matin.
 
— Alors? murmura Paul, la voix altérée.
— Alors, comment douter que l’éclat d’obus du
Rimailho, ramassé par terre le jeudi matin, n’ait été
volontairement enfoncé parmi des boucles de cheveux
coupés la veille au soir?
— Mais tu es fou! Dans quel but aurait-on fait cela?
Bernard eut un sourire.
— Mon Dieu, dans le but de faire croire qu’Elisabeth avait été fusillée alors qu’elle ne Fêtait point. Paul
se jeta sur lui, et, le secouant:
— Tu sais quelque chose, Bernard! Sans quoi, est-ce
que tu pourrais rire? Mais parle donc! Et ces balles sur
le mur du pavillon? Et cette chaîne de fer? Ce troisième anneau?
— Justement. Trop de mise en scène! Lorsqu’une
exécution a lieu, est-ce qu’on voit ainsi la trace des balles? Et puis, le cadavre d’Elisabeth, l’as-tu retrouvé?
Qui te prouve qu’après avoir fusillé Jérôme et sa
femme ils n’ont pas eu pitié d’elle? Ou bien, qui sait,
une intervention...
Paul sentait un peu d’espoir l’envahir. Condamnée
par le major Hermann, peut-être Elisabeth avait-elle
été sauvée par le prince Conrad, revenu de Corvigny
avant l’exécution...
 
Il balbutia:
 
— Peut-être... oui, peut-être... Et alors voici: le
major Hermann connaissant notre présence à Corvigny
— souviens-toi de ta rencontre avec cette paysanne —,
le major Hermann, tenant du moins à ce qu’Elisabeth
fût morte pour nous, et à ce que nous renoncions à la
chercher, le major Hermann a simulé cette mise en
scène.
Ah! comment savoir? Bernard s’approcha de lui et
prononça gravement:
 
— Ce n’est pas l’espérance que je t’apporte, Paul,
c’est la certitude. J’ai voulu t’y préparer. Maintenant,
écoute. Si j’ai interrogé cet adjudant d’artillerie, c’était
pour contrôler des faits que je n’ignorais plus. Oui, tantôt, au village même d’Ornequin, où je me trouvais, il
est arrivé de la frontière un convoi de prisonniers allemands. L’un d’eux, avec qui j’ai pu échanger quelques
mots, faisait partie de la garnison qui occupait le château. Il a donc vu, lui. Il sait. Eh bien! Elisabeth n’a pas
été fusillée. Le prince Conrad a empêché l’exécution.
— Qu’est-ce que tu dis? Qu’est-ce que tu dis?
s’écria Paul qui défaillait de joie... Alors, tu es sûr? Elle
est vivante?
— Oui, vivante... Ils l’ont emmenée en Allemagne.
— Mais depuis?... Car enfin le major Hermann a pu
la rejoindre et réussir dans ses desseins!
— Non.
— Comment le sais-tu?
— 40 —
 
 
— Par ce soldat prisonnier. La dame française qu’il
a vue ici, il l’a revue ce matin.
— Où?
— Non loin de la frontière, dans une villa des environs d’Ebrecourt, sous la protection de celui qui l’a
sauvée, et qui, certes, est de taille à la défendre contre
le major Hermann.
— Qu’est-ce que tu dis? répéta Paul, mais sourdement cette fois, et la figure contractée.
— Je dis que le prince Conrad, qui semble prendre
son métier de soldat en amateur — il passe d’ailleurs
pour un crétin, même auprès de sa famille —, a établi
son quartier général à Ebrecourt, qu’il rend chaque
jour visite à Elisabeth, et que par conséquent toute
crainte...
Mais Bernard s’interrompit, et demanda, stupéfait:
 
— Qu’as-tu donc? Te voilà livide...
Paul saisit son beau-frère aux épaules et articula:
— Elisabeth est perdue. Le prince Conrad s’est
épris d’elle... rappelle-toi, on nous l’avait dit déjà... et
ce journal n’est qu’un cri d’angoisse... Il s’est épris
d’elle, et il ne lâche pas sa proie, comprends-tu? Il ne
reculera devant rien!
— Oh! Paul, je ne puis croire...
— Devant rien, je te le dis. Ce n’est pas seulement
un crétin, c’est un fourbe et un misérable. Quand tu
liras ce journal, tu verras... Et puis assez de mots, Bernard. Ce qu’il faut maintenant, c’est agir, et tout de
suite, sans même prendre le temps de la réflexion.
— Que veux-tu faire?
— Arracher Elisabeth à cet homme, la délivrer...
— Impossible.
— Impossible? Nous sommes à trois lieues de
l’endroit où ma femme est prisonnière, exposée aux
outrages de ce forban, et tu t’imagines que je vais rester là, les bras croisés? Allons donc! il ne faudrait pas
avoir de sang dans les veines! A l’oeuvre, Bernard, et si
tu hésites, j’irai seul.
— Tu iras seul... où cela?
— Là-bas. Je n’ai besoin de personne... Je n’ai
besoin d’aucune aide. Un uniforme allemand, et c’est
tout. Je passerai à la faveur de la nuit. Je tuerai les
ennemis qu’il faudra tuer, et demain matin Elisabeth
sera ici, libre. Bernard hocha la tête et dit avec douceur:
— Mon pauvre Paul!
— Quoi? Que signifie?...
— Cela signifie que j’aurais été le premier à
t’approuver, et que nous aurions marché ensemble au
secours d’Elisabeth. Les risques, ça ne compte pas. Par
malheur...
— Par malheur?
— Eh bien! voilà, Paul. On renonce de ce côté à une
offensive plus vigoureuse. Des régiments de réserve et
de territoriale sont appelés. Quant à nous, nous partons.
— Nous partons? balbutia Paul, atterré.
— Oui, ce soir. Ce soir même notre division
s’embarque à Corvigny et nous filons je ne sais où...
Reims peut-être, ou Arras. Enfin l’ouest, le nord. Tu
vois, mon pauvre Paul, que ton projet n’est pas réalisable. Allons, sois courageux. Et ne prends pas cet air de
détresse. Tu me crèves le coeur... Voyons, quoi, Elisabeth n’est pas en danger... Elle saura se défendre...
Paul ne répondit pas un seul mot. Il se rappelait
cette phrase abominable du prince Conrad, rapportée
dans le journal d’Elisabeth: « C’est la guerre... C’est le
droit, c’est la loi de la guerre. » Cette loi, il en sentait
peser sur lui le poids formidable, mais il sentait en
même temps qu’il la subissait dans ce qu’elle a de plus
noble et de plus exaltant: le sacrifice individuel à tout
ce qu’exige le salut de la nation.
 
Le droit de la guerre? Non. Le devoir de la guerre,
et un devoir si impérieux qu’on ne le discute point, et
qu’on ne doit même pas, si implacable qu’il soit, laisser
palpiter, dans le secret de son âme, le frémissement
d’une plainte. Qu’Elisabeth fût en face de la mort ou
du déshonneur, cela ne regardait pas le sergent Paul
Delroze, et cela ne pouvait pas le détourner une seconde du chemin qu’on lui ordonnait de suivre. Avant
d’être homme il était soldat. Il n’avait d’autre devoir
qu’envers la France, sa patrie douloureuse et bienaimée.
 
Il plia soigneusement le journal d’Elisabeth, et sortit, suivi de son beau-frère. A la tombée de la nuit il
quittait le château d’Ornequin.
 
DEUXIEME PARTIE
 
CHAPITRE 1
 
Yser... misère
 
Toul, Bar-le-Duc, Vitry-le-François... Les petites
villes défilèrent devant le long convoi qui emmenait
Bernard et Paul vers l’ouest de la France. D’autres
trains, innombrables, précédaient le leur ou le suivaient, chargés de troupes et de matériel. Puis ce fut la
grande banlieue de Paris, et ce fut ensuite la montée
vers le nord, Beauvais, Amiens, Arras.
 
Il fallait arriver les premiers là-bas, sur la frontière,
rejoindre les Belges héroïques, et les rejoindre le plus
haut possible. Chaque lieue de terrain parcourue, ce
devait être autant de terrain soustrait à l’envahisseur
pendant la longue guerre immobile qui se préparait.
 
Cette montée vers le nord, le sous-lieutenant Paul
Delroze — son nouveau grade lui fut conféré en cours
de route — l’accomplit en rêve, pour ainsi dire, se battant chaque jour, risquant la mort à chaque minute,
entraînant ses hommes avec une fougue irrésistible,
 
— 41 —
 
 
mais tout cela comme s’il l’eût fait à son insu, et par le
déclenchement automatique d’une volonté réglée
d’avance. Tandis que Bernard jouait sa vie en riant, et
soutenait par sa verve et sa gaieté le courage de ses
camarades, Paul demeurait taciturne et distrait. Fatigues, privations, intempéries, tout lui semblait indifférent.
 
Néanmoins, c’était pour lui une volupté profonde —
il l’avouait parfois à Bernard — que d’aller de l’avant. Il
avait l’impression de se diriger vers un but précis, le
seul qui l’intéressât, la délivrance d’Elisabeth. Que ce
fût cette frontière qu’il attaquât, et non pas l’autre,
celle de l’est, c’était toujours et quand même l’ennemi
exécré contre lequel il se ruait de toute sa haine.
L’abattre ici ou là, peu importait. Dans un cas comme
dans l’autre, Elisabeth était libre.
 
— Nous arriverons, lui disait Bernard. Tu comprends bien qu’Elisabeth aura raison de ce morveux.
Pendant ce temps, nous débordons les Boches, nous
fonçons à travers la Belgique, nous surprenons Conrad
sur ses derrières, et nous nous emparons d’Ebrecourt
en cinq sec! Ça ne te fait pas rigoler, cette perspective?
Non, je sais, tu ne rigoles jamais que quand tu démolis
un Boche. Ah! là, par exemple, tu as un petit rire pointu qui me renseigne. Je me dis: « Pan! la balle a porté...
» ou bien: « Ça y est... il en tient un au bout de sa fourchette. » Car tu manies la fourchette, à l’occasion... Ah!
mon lieutenant, comme on devient féroce! Rire parce
qu’on tue! Et penser qu’on a raison de rire!
Roye, Lassigny, Chaulnes... Plus tard, le canal de la
Bassée et la rivière de la Lys... Et plus tard enfin,
Ypres, Ypres! Les deux lignes s’arrêtent là, prolongées
jusqu’à la mer. Après les rivières françaises, après la
Marne, après l’Aisne, après l’Oise, après la Somme,
c’est un petit ruisseau belge que va rougir le sang des
jeunes hommes. L’effroyable bataille de l’Yser commence.
 
Bernard, qui gagna rapidement les galons de sergent, et Paul Delroze vécurent dans cet enfer jusqu’aux
premiers jours de décembre. Ils formèrent, avec une
demi-douzaine de Parisiens, deux engagés volontaires,
un réserviste, et un Belge du nom de Laschen, échappé de Roulers et qui avait jugé plus expéditif, pour
combattre l’ennemi, de se joindre aux Français, une
petite troupe que le feu semblait respecter. De toute la
section commandée par Paul, il ne restait que ceux-là,
et, lorsque cette section fut reconstituée, ils continuèrent à se grouper entre eux. Toutes les missions dangereuses, ils les revendiquaient. Et toujours, leur expédition finie, ils se retrouvaient sains et saufs, sans une
égratignure, comme s’ils se portaient mutuellement
bonheur.
 
Durant les deux dernières semaines, le régiment,
lancé à l’extrême pointe d’avant-garde, fut flanqué de
formations belges et de formations anglaises. Il y eut
assaut d’héroïsme. De furieuses charges à la baïonnette
 
furent exécutées, dans la boue, dans l’eau même des
inondations, et les Allemands tombaient par milliers et
par dizaines de milliers.
 
Bernard exultait.
 
— Vois-tu, Tommy, disait-il à un petit soldat anglais
aux côtés duquel il avançait un jour sous la mitraille, et
qui, du reste, ne comprenait pas un seul mot de français, vois-tu, Tommy, personne plus que moi n’admire
les Belges, mais ils ne m’épatent pas, et cela pour la
bonne raison qu’ils se battent à notre manière, c’est-àdire comme des lions. Ceux qui m’épatent, c’est vous,
les gars d’Albion. Ça, c’est autre chose... vous avez
votre façon de faire la besogne... et quelle besogne! Pas
d’excitation, pas de fureur. Ça se passe au fond de
vous. Ah! par exemple, de la rage quand vous reculez,
et alors vous devenez terribles. Vous ne gagnez jamais
de terrain que quand vous avez lâché pied. Résultat:
purée de Boches.
C’est le soir de ce jour, comme la troisième compagnie tiraillait aux environs de Dixmude, qu’il se produisit un incident dont la nature parut fort bizarre aux
deux beaux-frères. Paul sentit brusquement au-dessus
des reins, sur le côté droit, un choc très vif. Il n’eut pas
le temps de s’en inquiéter. Mais, revenu dans la tranchée, il constata qu’une balle avait troué le cuir de son
étui à revolver et s’était aplatie sur le canon de l’arme.
Or, étant donné la position que Paul occupait, il avait
fallu que cette balle fût tirée derrière lui, c’est-à-dire
par un soldat de sa compagnie ou d’une compagnie de
son régiment. Etait-ce un hasard? Une maladresse?
 
Le surlendemain, ce fut au tour de Bernard. La
chance le protégea également. Une balle traversa son
sac et lui effleura l’omoplate.
 
Et, quatre jours après, Paul eut son képi percé, et,
cette fois encore, le projectile venait des lignes françaises.
 
Il n’y avait donc aucun doute. Les deux beaux-frères
étaient visés de la façon la plus évidente, et le traître,
bandit à la solde de l’ennemi, se cachait dans les rangs
mêmes des Français.
 
— Pas d’erreur, dit Bernard. Toi d’abord, et puis
moi, et puis toi. Il y a de l’Hermann là-dessous. Le
major doit être à Dixmude.
— Et peut-être aussi le prince, observa Paul.
— Peut-être. En tout cas un de leurs agents s’est
glissé parmi nous. Comment le découvrir? Avertir le
colonel?
— Si tu veux, Bernard, mais ne parlons pas de nous
et de notre lutte particulière avec le major. Si j’ai eu
l’intention un instant d’avertir le colonel, j’y ai renoncé,
ne voulant pas que le nom d’Elisabeth fût mêlé à toute
cette aventure.
D’ailleurs, il n’était pas besoin de mettre les chefs
sur leurs gardes. Si les tentatives contre les deux beauxfrères ne se renouvelèrent pas, les faits de trahison
recommençaient chaque jour. Batteries françaises
 
— 42 —
 
 
repérées, attaques prévenues, tout prouvait l’organisation méthodique d’un système d’espionnage beaucoup
plus actif que partout ailleurs. Comment ne pas soupçonner la présence du major Hermann, qui était évidemment un des principaux rouages de ce système?
 
— Il est là, répétait Bernard, en montrant les lignes
allemandes. Il est là parce qu’actuellement la grande
partie se joue dans ces marécages, et qu’il y a de la
besogne pour lui. Et il y est aussi parce que nous y
sommes.
— Comment le saurait-il? objectait Paul. Et Bernard ripostait:
— Pourquoi ne le saurait-il pas?
Un après-midi il y eut, dans une cabane qui servait
de demeure au colonel, une réunion des chefs de
bataillon et des capitaines à laquelle Paul Delroze fut
convoqué. Là, il apprit que le général commandant la
division avait ordonné la prise d’une petite maison
située sur la rive gauche du canal, et qui, en temps
ordinaire, était habitée par un passeur. Les Allemands
s’y étaient fortifiés. Le feu de leurs batteries lourdes,
établies en hauteur, de l’autre côté, défendait ce blockhaus que l’on se disputait depuis plusieurs jours. Il
fallait l’enlever.
 
— Pour cela, précisa le colonel, on a demandé aux
compagnies d’Afrique cent volontaires qui partent ce
soir et donneront l’assaut demain matin. Notre rôle est
de les soutenir aussitôt, et, une fois le coup de main
réussi, de repousser les contre-attaques qui ne manqueront pas d’être extrêmement violentes vu l’importance de la position. Cette position, vous la connaissez,
messieurs. Elle est séparée de nous par des marais où
nos volontaires d’Afrique s’engageront cette nuit...
jusqu’à la ceinture, pourrait-on dire. Mais, à droite de
ce marais, il y a, tout le long du canal, un chemin de
halage par lequel nous pourrons, nous, arriver à la rescousse. Ce chemin, balayé par les deux artilleries, est
libre en grande partie. Cependant, cinq cents mètres
avant la maison du passeur, il y a un vieux phare qui
était occupé jusqu’ici par les Allemands et que nous
avons démoli tantôt à coups de canon. L’ont-ils évacué
tout à fait? Risquons-nous de nous heurter à un poste
avancé? Voilà ce qu’il serait bon de savoir. J’ai songé à
vous, Delroze.
— Je vous remercie, mon colonel.
— La mission n’est pas dangereuse, mais elle est
délicate et doit aboutir à une certitude. Partez cette
nuit. Si le vieux phare est occupé, revenez. Sinon, faites-vous rejoindre par une douzaine d’hommes solides
que vous dissimulerez soigneusement jusqu’à notre
approche. Ce sera un excellent point d’appui.
— Bien, mon colonel.
Paul prit aussitôt ses dispositions, réunit le petit
groupe des Parisiens et des engagés qui, avec le réserviste et le Belge Laschen formait sa cohorte habituelle,
les prévint qu’il aurait sans doute besoin d’eux dans le
 
courant de la nuit, et, le soir, à neuf heures, il s’en allait
en compagnie de Bernard d’Andeville.
 
Le feu des projecteurs ennemis les retint longtemps
au bord du canal, derrière un énorme tronc de saule
déraciné. Puis d’impénétrables ténèbres s’accumulèrent autour d’eux, à tel point qu’ils ne discernaient
même pas la ligne de l’eau. Ils rampaient plutôt qu’ils
ne marchaient, par crainte des clartés inattendues. Un
peu de brise passait sur les champs de boue et sur les
marécages où frémissait une plainte de roseaux.
 
— C’est lugubre, murmura Bernard.
— Tais-toi.
— A ta guise, sous-lieutenant.
Des canons tonnaient de temps à autre sans raison,
comme des chiens qui aboient pour faire du bruit dans
le grand silence inquiétant, et aussitôt d’autres canons
aboyaient rageusement, comme pour faire du bruit à
leur tour et montrer qu’ils ne dormaient point.
 
Et, de nouveau, l’apaisement. Rien ne bougeait plus
dans l’espace. Il semblait que les herbes des marécages
devenaient immobiles. Pourtant Bernard et Paul pressentaient la progression lente des volontaires d’Afrique
partis en même temps qu’eux, leurs longues haltes au
milieu des eaux glacées, leurs efforts tenaces.
 
— De plus en plus lugubre, gémit Bernard.
— Ce que tu es impressionnable, ce soir! observa
Paul.
— C’est l’Yser, Yser, misère, disent les Boches. Ils se
couchèrent vivement. L’ennemi balayait le chemin
avec des réflecteurs et sondait aussi les marais. Ils
eurent encore deux alertes, et enfin atteignirent sans
encombre les abords du vieux phare.
Il était onze heures et demie. Avec d’infinies précautions ils se glissèrent parmi les blocs démolis et purent
bientôt se rendre compte que le poste était abandonné.
Cependant, sous les marches écroulées de l’escalier, ils
découvrirent une trappe ouverte et une échelle qui
s’enfonçait dans une cave où brillaient des lueurs de
sabres et de casques. Mais Bernard, qui, d’en haut,
fouillait l’ombre avec une lampe électrique, déclara:
 
— Rien à craindre, ce sont des morts. Les Boches
les auront jetés là, après la canonnade de tantôt.
— Oui, dit Paul. Aussi faut-il prévoir le cas où ils
viendraient les rechercher. Monte la garde du côté de
l’Yser, Bernard.
— Et si l’un de ces bougres-là vit encore?
— Je vais le descendre,
— Retourne leurs poches, dit Bernard en s’en allant,
et rapporte-nous leurs carnets de route. Ça me passionne. Il n’est pas de meilleur document sur l’état de
leur âme... ou plutôt de leur estomac.
Paul descendit. La cave était de proportions assez
vastes. Une demi-douzaine de corps en jonchaient le
sol, tous inertes et déjà glacés. Distraitement, sur le
conseil de Bernard, il retourna les poches et visita les
carnets. Rien d’intéressant ne retint son attention.
 
— 43 —
 
 
Mais, dans la vareuse du sixième soldat qu’il examina,
un petit maigre, frappé en pleine figure, il trouva un
portefeuille au nom de Rosenthal, qui contenait des
billets de banque français et belges et un paquet de lettres timbrées d’Espagne, de Hollande et de Suisse. Les
lettres, toutes écrites en allemand, avaient été adressées à un agent d’Allemagne résidant en France, dont
le nom ne paraissait pas, et transmises par lui au soldat
Rosenthal sur lequel Paul les découvrait. Ce soldat
devait les communiquer, ainsi qu’une photographie, à
une troisième personne désignée sous le nom d’Excellence.
 
« Service d’espionnage, se dit Paul en les parcourant... Renseignements confidentiels... Statistiques...
Quelle race de coquins! »
 
Mais, ayant ouvert de nouveau le portefeuille, il en
sortit une enveloppe qu’il déchira. Dans cette enveloppe il y avait une photographie, et la surprise de Paul fut
si grande en regardant cette photographie qu’il poussa
un cri.
 
Elle représentait la femme dont il avait vu le portrait
dans la chambre close d’Ornequin, la même femme,
avec le même fichu de dentelle arrangé de façon identique, et avec cette même expression dont le sourire ne
masquait pas la dureté. Et, cette femme, n’était-ce pas
la comtesse Hermine d’Andeviile, la mère d’Elisabeth
et de Bernard?
 
L’épreuve portait la marque de Berlin. L’ayant
retournée, Paul aperçut une chose qui augmenta sa
stupeur. Quelques mots y étaient inscrits: A Stéphane
d’Andeviile, 1902.
 
Stéphane, c’était le prénom du comte d’Andeviile!
 
Ainsi donc la photographie avait été envoyée de Berlin au père d’Elisabeth et de Bernard en 1902, c’est-àdire quatre ans après la mort de la comtesse Hermine.
De telle sorte qu’on se trouvait en face de deux solutions: ou bien la photographie, prise avant la mort de la
comtesse Hermine, portait la date de l’année où le
comte l’avait reçue, ou bien la comtesse Hermine vivait
encore...
 
Et, malgré lui, Paul songeait au major Hermann,
dont cette image, pareillement au portrait de la chambre close, évoquait le souvenir en son esprit troublé,
Hermann! Hermine! Et voilà maintenant que l’image
d’Hermine il la découvrait sur le cadavre d’un espion
allemand, aux bords de cet Yser où devait rôder le chef
d’espionnage qu’était certainement le major Hermann!
 
— Paul! Paul!
C’était son beau-frère qui rappelait. Paul se redressa
vivement, cacha la photographie, bien résolu à n’en
point parler, et monta jusqu’à la trappe.
 
— Eh bien, Bernard, qu’y a-t-il?
— Une petite troupe de Boches. J’ai cru d’abord
qu’il s’agissait d’une patrouille, qu’on relevait les postes, et qu’ils resteraient de l’autre côté. Mais non. Ils
ont détaché deux barques et ils franchissent le canal.
— En effet, je les entends.
— Si on tirait dessus? proposa Bernard.
— Non, ce serait donner l’alarme. Il est préférable
de les observer. C’est d’ailleurs notre mission.
Mais, à ce moment, il y eut un léger coup de sifflet
qui provenait du chemin de halage, que Bernard et
Paul avaient suivi. On répondit, de la barque, par un
coup de sifflet de même nature. Deux autres signaux
furent échangés à intervalles réguliers. Une horloge
d’église sonna minuit.
 
— Un rendez-vous, supposa Paul. Cela devient intéressant. Viens. J’ai remarqué, en bas, un endroit où je
pense qu’on peut se mettre à l’abri de toute surprise.
C’était une arrière-cave, séparée de la première par
un bloc de maçonnerie dans lequel il y avait une brèche qu’il leur fut aisé de franchir. Rapidement ils remplirent cette brèche avec des pierres tombées de la
voûte et des murs.
 
Ils avaient à peine fini qu’un bruit de pas retentit audessus d’eux et que des mots allemands leur parvinrent. La troupe ennemie devait être assez nombreuse.
Bernard engagea l’extrémité de son fusil dans une des
meurtrières que formait leur barricade.
 
— Qu’est-ce que tu fais? demanda Paul.
— Et s’ils viennent? Je m’apprête. Nous pouvons
soutenir un siège en règle.
— Pas de bêtises, Bernard. Ecoutons. Peut-être
pourrons-nous surprendre quelques mots.
— Toi, peut-être, Paul, mais moi qui ne comprends
pas une syllabe d’allemand... Une lueur violente inonda
la cave. Un soldat descendit et accrocha une grosse
lampe à un clou du mur. Une douzaine d’hommes le
rejoignirent et les deux beaux-frères furent aussitôt
renseignés. Ces hommes étaient venus pour enlever les
morts. Ce ne fut pas long. Au bout de quinze minutes,
il ne restait plus dans la cave qu’un cadavre, celui de
l’agent Rosenthal. En haut, une voix impérieuse commanda:
— Restez-là, vous autres, et attendez-nous. Et toi,
Karl, descends le premier. Quelqu’un apparut sur les
échelons supérieurs. Paul et Bernard furent stupéfaits
d’apercevoir un pantalon rouge, puis une capote bleue,
enfin l’uniforme complet d’un soldat français. L’individu sauta à terre et cria:
— J’y suis. Excellence. A votre tour.
Ils virent alors le Belge Laschen, ou plutôt le soi-disant Belge qui se faisait appeler Laschen et qui comptait dans la section de Paul. Maintenant ils savaient
d’où venaient les trois coups de fusil tirés sur eux. Le
traître était là. Sous la lumière, ils distinguaient nettement son visage, le visage d’un homme de quarante
ans, aux traits lourds et chargés de graisse, aux yeux
bordés de rouge. Il saisit les montants de l’échelle de
façon à bien la caler. Un officier descendit prudemment, enveloppé dans un large manteau gris au col
relevé. Ils reconnurent le major Hermann.
 
— 44 —
 
 
CHAPITRE 2
 
Le major Hermann
 
Tout de suite, et malgré le sursaut de haine qui l’eût
poussé à un acte de vengeance immédiate, Paul appuya
sa main sur le bras de Bernard pour l’obliger à la prudence. Mais quelle rage le bouleversait lui-même à
l’aspect de ce démon! Celui qui représentait à ses yeux
l’ensemble de tous les crimes commis contre son père
et contre sa femme, celui-là s’offrait à la balle de son
revolver, et Paul ne pouvait pas bouger! Bien plus, les
circonstances se présentaient de telle façon que, en
toute certitude, cet homme s’en irait dans quelques
minutes, vers d’autres crimes, sans qu’il fût possible de
l’abattre.
 
— A la bonne heure, Karl, dit le major en allemand
— et il s’adressait au faux Laschen — à la bonne heure,
tu es exact au rendez-vous. Et alors, quoi de nouveau?
— Avant tout. Excellence, répondit Karl qui semblait traiter le major avec cette déférence mêlée de
familiarité que l’on a vis-à-vis d’un supérieur qui est à
la fois votre complice, avant tout une permission...
Il enleva sa capote bleue, revêtit la vareuse d’un des
morts et, faisant le salut militaire:
 
— Ouf!... Voyez-vous, Excellence, je suis un bon
Allemand. Aucune besogne ne me répugne. Mais sous
cet uniforme-là, j’étouffe.
— Donc, tu désertes?
— Excellence, le métier pratiqué de la sorte est trop
dangereux, la blouse du paysan français, oui; la capote
du soldat français, non. Ces gens-là n’ont peur de rien,
je suis obligé de les suivre, et je risque d’être tué par
une balle allemande.
— Mais les deux beaux-frères?
— Trois fois je leur ai tiré dans le dos, et trois fois
j’ai raté mon coup. Rien à faire, ce sont des veinards, et
je finirais par être pincé. Aussi, comme vous dites, je
déserte, et j’ai profité du gamin qui fait la navette entre
Rosenthal et moi pour vous donner rendez-vous.
— Rosenthal m’a réexpédié ton mot au quartier
général.
— Mais il y avait aussi une photographie, celle que
vous savez, ainsi qu’un paquet de lettres reçues de vos
agents de France. Je ne voulais pas, si j’étais découvert,
qu’on trouvât sur moi de telles preuves.
— Rosenthal devait me les apporter lui-même. Par
malheur, il a commis une bêtise.
— Laquelle, Excellence?
— Celle de se faire tuer par un obus.
— Allons donc!
— Voilà son cadavre à tes pieds.
Karl se contenta de hausser les épaules et de dire:
— L’imbécile!
— Oui, il n’a jamais su se débrouiller, ajouta le
major, complétant l’oraison funèbre. Reprends-lui son
portefeuille, Karl. Il le mettait dans une poche intérieure de son gilet de laine. L’espion se baissa et dit au
bout d’un instant:
 
— Il n’y est pas, Excellence.
— C’est qu’il l’a changé de place. Regarde dans les
autres poches.
— Pas davantage, affirma Karl, après avoir obéi.
— Comment? Celle-là est raide! Rosenthal ne se
séparait jamais de son portefeuille. Il le gardait sur lui
pour dormir. Il l’aura gardé pour mourir.
— Cherchez vous-même, Excellence.
— Mais alors?
— Alors quelqu’un est venu ici depuis tantôt et a
pris le portefeuille.
— Qui? Des Français?
L’espion se releva, demeura silencieux un moment,
et, s’approchant du major, lui dit d’une voix lente:
 
— Des Français, non. Excellence; mais un Français.
— Que veux-tu dire?
— Excellence, Delroze est parti tantôt en reconnaissance avec son beau-frère Bernard d’Andeville. De
quel côté? Je n’ai pu le savoir. Je le sais maintenant. II
est venu par ici. Il a exploré les ruines du phare et,
voyant des morts, il a retourné les poches.
— Mauvaise affaire, bougonna le major. Tu es sûr?
— Certain. Il devait être là, il y a une heure au plus.
Peut-être même, ajouta Karl en riant, peut-être y est-il
encore, caché dans quelque trou... L’un et l’autre, ils
jetèrent un regard autour d’eux, mais machinalement,
et sans que ce geste indiquât de leur part une crainte
sérieuse. Puis le major reprit pensivement:
— Au fond, ce paquet de lettres reçues par nos
agents, lettres sans adresses et sans noms, cela n’a
qu’une importance relative. Mais la photographie, c’est
plus grave.
— Beaucoup plus. Excellence! Comment! voilà une
photographie tirée en 1902, et que nous recherchons
par conséquent depuis douze ans! Je réussis, après
combien d’efforts, à la retrouver dans les papiers que le
comte Stéphane d’Andeville a laissés chez lui durant la
guerre. Et cette photographie, que vous vouliez
reprendre au comte d’Andeville à qui vous aviez eu
l’imprudence de la donner, est à l’heure actuelle entre
les mains de Paul Delroze, le gendre de M. d’Andeville, le mari d’Elisabeth d’Andeville, et votre ennemi
mortel!
— Eh! mon Dieu! je le sais bien, s’écria le major
visiblement agacé. Tu n’as pas besoin de m’en dire
tant!
— Excellence, il faut toujours regarder la vérité en
face. Quel a été votre but à l’égard de Paul Delroze?
Lui cacher tout ce qui peut le renseigner sur votre
véritable personnalité, et, pour cela, tourner son attention, ses recherches, sa haine, vers le major Hermann.
C’est bien cela, n’est-ce pas? Vous avez été jusqu’à
multiplier les poignards gravés des quatre lettres H. E.
— 45 —
 
 
R. M., et même jusqu’à mettre la signature « major
Hermann » sur le panneau où était accroché le fameux
portrait. Bref, toutes les précautions. De la sorte,
quand vous aurez jugé à propos de faire rentrer le
major Hermann dans le néant, Paul Delroze croira que
son ennemi est mort, et il ne pensera plus à vous. Or,
qu’arrive-t-il aujourd’hui? C’est qu’il possède, avec
cette photographie, la preuve la plus certaine du rapport qui existe entre le major Hermann et ce fameux
portrait qu’il a vu le soir de son mariage, c’est-à-dire
entre le présent et le passé.
— Evidemment, mais cette photographie trouvée
sur un cadavre quelconque ne prendrait d’importance
pour lui que s’il en connaissait la provenance, par
exemple s’il pouvait voir son beau-père d’Andeville.
— Son beau-père d’Andeville se bat dans les rangs
de l’armée anglaise, à trois lieues de Paul Delroze.
— Le savent-ils?
— Non, mais un hasard peut les rapprocher. En
outre, Bernard et son père s’écrivent, et Bernard a dû
raconter à son père les événements qui se sont passés
au château d’Ornequin, du moins ceux que Paul Delroze et lui ont pu reconstituer.
— Eh! qu’importe, s’ils ignorent les autres événements. Et c’est là l’essentiel. Par Elisabeth ils sauraient
tous nos secrets et ils devineraient qui je suis. Or, ils ne
la rechercheront pas puisqu’ils la croient morte.
— En êtes-vous bien sûr. Excellence?
— Que dis-tu?
Les deux complices étaient l’un contre l’autre, les
yeux dans les yeux, le major inquiet et irrité, l’espion
un peu narquois.
 
— Parle, dit le major, qu’y a-t-il?
— Excellence, il y a que, tantôt, j’ai pu mettre la
main sur la valise de Delroze. Oh! pas longtemps...
quelques secondes... mais tout de même assez pour
voir deux choses...
— Dépêche-toi.
— D’abord les feuilles volantes de ce manuscrit
dont vous avez brûlé par précaution les pages les plus
importantes, mais dont malheureusement vous avez
égaré toute une partie.
— Le journal de sa femme?
— Oui.
Le major lâcha un juron.
— Que je sois damné! On brûle tout, dans ces caslà! Ah! si je n’avais pas eu cette curiosité stupide!... Et
après?
— Après, Excellence? Oh! presque rien, un fragment d’obus, oui, un petit fragment d’obus, mais qui
m’a bien eu l’air d’être l’éclat que vous m’avez ordonné
d’enfoncer dans le mur du pavillon, après y avoir plaqué des cheveux d’Elisabeth. Qu’en pensez-vous,
Excellence? Le major frappa du pied avec colère et
lança une nouvelle bordée de jurons et d’anathèmes
sur la tête de Paul Delroze.
— Qu’en pensez-vous, Excellence? répéta l’espion.
— Tu as raison, s’écria-t-il. Par le journal de sa
femme, ce satané Français peut entrevoir la vérité, et
ce morceau d’obus en sa possession, c’est la preuve
que, pour lui, sa femme vit peut-être encore, et c’est
cela que je voulais éviter. Sans quoi nous l’aurons toujours sur le dos. Sa fureur s’exaspérait.
-Ah! Karl, il m’embête, celui-là. Lui et son gamin de
beau-frère, quels sacripants! Par Dieu, je croyais bien
que tu m’en avais débarrassé le soir où nous sommes
revenus au château dans leur chambre et où nous
avons vu leurs noms inscrits sur la muraille. Et tu comprends qu’ils n’en resteront pas là, maintenant qu’ils
savent que la petite n’est pas morte. Ils la chercheront.
Ils la trouveront. Et comme elle connaît tous nos
secrets!... Il fallait la supprimer, Karl!
— Et le prince? ricana l’espion.
— Conrad est un idiot. Toute cette famille de Français nous portera malheur, à Conrad le premier, qui est
assez bête pour s’amouracher de la péronnelle. Il fallait
la supprimer, tout de suite, Karl, je te l’avais ordonné,
et ne pas attendre le retour du prince...
Placé en pleine lumière, le major Hermann montrait
la plus épouvantable face de bandit que l’on pût imaginer, épouvantable non point par la difformité des traits
ou par quelque chose de spécialement laid, mais par
l’expression qui était repoussante et sauvage, et où Paul
retrouvait encore, mais portée à son paroxysme,
l’expression de la comtesse Hermine, d’après son portrait et d’après sa photographie. A l’évocation du crime
manqué, le major Hermann semblait souffrir mille
morts, comme si le crime eût été sa condition de vivre.
Les dents grinçaient. Les yeux étaient injectés de sang.
 
D’une voix distraite, les doigts crispés à l’épaule de
son complice, il articula, et, cette fois, en français:
 
— Karl, on dirait que nous ne pouvons pas les
atteindre et qu’un miracle les protège contre nous. Toi,
ces jours-ci, tu as raté ton coup trois fois. Au château
d’Ornequin, tu en as tué deux autres à leur place. Moi
aussi, je l’ai manqué un jour, près de la petite porte du
parc. Et c’était dans ce même parc... près de la même
chapelle... tu n’as pas oublié... Il y a seize ans... lorsqu’il
n’était qu’un enfant, lui, et que tu lui as planté ton couteau en pleine chair... Eh bien, ce jour-là, tu commençais tes maladresses... L’espion se mit à rire, d’un rire
cynique et insolent.
— Que voulez-vous, Excellence? Je débutais dans la
carrière et je n’avais pas votre maîtrise. Voilà un père
et son gosse que nous ne connaissions même pas dix
minutes auparavant, et qui ne nous avaient rien fait
que d’embêter le Kaiser. Moi, la main m’a tremblé, je
le confesse. Tandis que vous... Ah! ce que vous avez
expédié le père, vous! Un petit coup de votre petite
main, ouf! ça y était! Cette fois ce fut Paul qui, lentement, avec précaution, engagea le canon de son revolver dans une des brèches. Il ne pouvait plus douter,
— 46 —
 
 
maintenant, après les révélations de Karl, que le major
eût tué son père. C’était bien cet être-là! et son complice d’aujourd’hui, c’était déjà son complice d’autrefois,
le subalterne qui avait tenté de le tuer, lui, Paul, tandis
que son père expirait. Bernard, devant le geste de Paul,
lui souffla à l’oreille:
 
— Tu es décidé, hein? Nous l’abattons?
— Attends mon signal, murmura Paul, mais ne tire
pas sur lui. Tire sur l’espion.
Malgré tout, il pensait au mystère inexplicable des
liens qui unissaient le major Hermann à Bernard
d’Andeville et à sa soeur Elisabeth, et n’admettait pas
que ce fût Bernard qui accomplît l’oeuvre de justice.
Lui-même il hésitait, comme on hésite devant un acte
dont on ne connaît pas toute la portée. Qui était ce
bandit? Quelle personnalité lui attribuer?Aujourd’hui,
major Hermann et chef de l’espionnage allemand; hier,
compagnon de plaisir du prince Conrad, tout-puissant
au château d’Ornequin, se déguisant en paysanne et
rôdant à travers Corvigny; jadis assassin, complice de
l’empereur, châtelaine d’Ornequin... Parmi toutes ces
personnalités, qui toutes n’étaient que les aspects
divers d’un seul et même être, quelle était la véritable?
 
Eperdument, Paul regardait le major, comme il avait
regardé la photographie, et, dans la chambre close, le
portrait d’Hermine d’Andeville. Hermann... Hermine...
les noms se confondaient en lui. Et il notait la finesse
des mains, blanches et petites ainsi que des mains de
femme. Les doigts effilés s’ornaient de bagues aux
pierres précieuses. Les pieds aussi, chaussés de bottes,
étaient délicats. Le visage, très pâle, n’offrait aucune
trace de barbe. Mais toute cette apparence efféminée
était démentie par le son rauque d’une voix éraillée,
par la lourdeur des mouvements et de la démarche, et
par une sorte d’énergie réellement barbare.
 
Le major plaqua ses deux mains sur sa figure et
réfléchit pendant quelques minutes. Karl le considérait
avec une certaine pitié et un air de se demander si son
maître n’éprouvait pas, au souvenir de crimes commis,
un commencement de remords.
 
Mais le maître, secouant sa torpeur, lui dit — et sa
haine seule frissonnait en sa voix à peine perceptible:
 
— Tant pis pour eux, Karl, tant pis pour tous ceux
qui essaient de nous barrer la route. J’ai supprimé le
père, et j’ai bien fait. Un jour ce sera le tour du fils...
Maintenant... maintenant, il s’agit de la petite.
— Voulez-vous que je m’en charge. Excellence?
— Non, j’ai besoin de toi ici, et j’ai besoin d’y rester
moi-même. Les affaires vont très mal. Mais au début
de janvier, j’irai là-bas. Le 10 au matin, je serai à Ebrecourt. Quarante-huit heures après, il faut que ce soit
fini. Et ce sera fini, je le jure. De nouveau il se tut, tan-
dis que l’espion éclatait de rire. Paul s’était baissé pour
se mettre à la hauteur de son revolver. Une hésitation
plus longue eût été coupable. Tuer le major, ce n’était
plus se venger et tuer l’assassin de son père, c’était pré
venir un crime nouveau et sauver Elisabeth. Il fallait
agir, quelles que pussent être les conséquences de
l’acte. Il s’y décida.
 
— Tu es prêt? dit-il très bas à Bernard.
— Oui. J’attends ton signal.
Il visa froidement, guettant la seconde propice, et il
allait presser la détente, lorsque Karl prononça en allemand:
 
— Dites donc. Excellence, vous savez ce qui se prépare pour la maison du passeur?
— Quoi?
— Tout bonnement une attaque. Cent volontaires
des compagnies d’Afrique sont déjà en route par les
marais. L’assaut aura lieu dès l’aube. Vous n’avez que
le temps d’avertir le quartier général et de vous assurer
des précautions qu’ils comptent prendre.
Le major déclara simplement:
 
— Elles sont prises.
— Que dites-vous. Excellence?
— Je te dis qu’elles sont prises. J’ai été prévenu par
un autre côté, et, comme on tient fortement à la maison du passeur, j’ai téléphoné au commandant du poste
qu’on lui enverrait trois cents hommes à cinq heures
du matin. Les volontaires d’Afrique donneront dans le
piège. Pas un n’en reviendra vivant.
Le major eut un petit rire satisfait et releva le col de
son manteau en ajoutant:
 
— D’ailleurs, pour plus de sûreté, j’irai passer la nuit
là-bas... d’autant que je me demande si, par hasard, ce
n’est pas le commandant de poste qui aurait envoyé
des hommes ici, et fait prendre les papiers de Rosenthal dont il savait la mort.
— Mais...
— Assez bavardé. Occupe-loi de Rosenthal, et partons.
— Je vous accompagne, Excellence?
— Inutile. Une des barques me conduira par le
canal. La maison n’est pas à quarante minutes d’ici. Sur
l’appel de l’espion, trois soldats descendirent, et le
cadavre fut hissé jusqu’à la trappe supérieure. Karl et
le major restaient immobiles tous deux, au pied de
l’échelle, et Karl portait vers la trappe la lumière de la
lanterne qu’il avait détachée. Bernard murmura:
— Nous tirons?
— Non, répondit Paul.
— Mais...
— Je te le défends...
Lorsque l’opération fut terminée, le major prescrivit:
 
— Eclaire-moi bien et que l’échelle ne bouge pas. Il
monta et disparut.
— Ça y est, cria-t-il. Dépêche-loi. A son tour, l’espion grimpa. On entendit leurs pas au-dessus de la cave.
Ces pas s’éloignèrent dans la direction du canal, et il
n’y eut plus aucun bruit.
— Eh bien, quoi, s’écria Bernard, qu’est-ce qui t’a
— 47 —
 
 
pris? L’occasion était unique. Les deux bandits tombaient du coup.
 
— Et nous après, prononça Paul. Ils étaient douze
là-haut. Nous étions réglés.
— Mais Elisabeth était sauvée, Paul! En vérité, je ne
te comprends pas. Comment! nous avons de pareils
monstres à portée de nos balles, et tu les laisses partir!
L’assassin de ton père, le bourreau d’Elisabeth est là,
et c’est à nous que tu penses!
— Bernard, dit Paul Delroze, tu n’as pas compris les
dernières paroles qu’ils ont échangées. L’ennemi est
prévenu de l’attaque et de nos projets sur la maison du
passeur. Tout à l’heure les cent volontaires d’Afrique
qui rampent dans le marais seront victimes de l’embuscade qui leur est tendue. C’est donc à eux qu’il nous
faut penser. C’est eux que nous devons sauver d’abord.
Nous n’avons pas le droit de nous faire tuer, alors qu’il
nous reste à accomplir un tel devoir. Et je suis sûr que
tu me donnes raison.
— Oui, dit Bernard. Mais tout de même l’occasion
était bonne.
— Nous la retrouverons, et bientôt peut-être, affirma Paul, qui songeait à la maison du passeur, où le
major Hermann devait se rendre.
— Enfin, quelles sont tes intentions?
— Je rejoins le détachement des volontaires. Si le
lieutenant qui les commande est de mon avis, l’assaut
n’aura pas lieu à sept heures, mais tout de suite. Et je
serai de la fête.
— Et moi?
— Retourne auprès du colonel. Expose-lui la situation, et dis-lui que la maison du passeur sera prise ce
matin et que nous y tiendrons jusqu’à l’arrivée des renforts. Ils se quittèrent sans un mot de plus et Paul se
jeta résolument dans les marais. La tâche qu’il entreprenait ne rencontra pas les obstacles auxquels il
croyait se heurter. Après quarante minutes d’une marche assez pénible, il perçut des murmures de voix,
lança le mot d’ordre et se fit conduire vers le lieutenant. Les explications de Paul convainquirent aussitôt
l’officier: il fallait ou bien renoncer à l’affaire ou bien
en brusquer l’exécution. La colonne se porta en avant.
A trois heures, guidés par un paysan qui connaissait
une passe où les hommes n’enfonçaient que jusqu’aux
genoux, ils réussirent à gagner les abords de la maison
sans être signalés. Mais, l’alarme ayant été donnée par
une sentinelle, l’attaque commença. Cette attaque, un
des plus beaux faits d’armes de la guerre, est trop
connue pour qu’il soit nécessaire d’en donner ici le
détail. Elle fut d’une violence extrême. L’ennemi, qui
se tenait sur ses gardes, riposta avec une vigueur égale.
Les fils de fer s’entremêlaient. Les pièges abondaient.
Un corps à corps furieux s’engagea devant la maison,
puis dans la maison, et lorsque les Français, victorieux,
eurent abattu ou fait prisonniers les quatre-vingt-trois
Allemands qui la défendaient, eux-mêmes avaient subi
 
des pertes qui réduisaient leur effectif de moitié. Le
premier, Paul avait sauté dans les tranchées dont la
ligne flanquait la maison vers la gauche et se prolongeait en demi-cercle jusqu’à l’Yser. Il avait son idée:
avant que l’attaque ne réussît, il voulait couper toute
retraite aux fugitifs. Repoussé d’abord, il gagna la
berge, suivi de trois volontaires, s’engagea dans l’eau,
remonta le canal, parvint ainsi de l’autre côté de la maison, et trouva, comme il s’y attendait, un pont de
bateaux. A ce moment il aperçut une silhouette qui
s’évanouissait dans l’ombre.
 
— Restez-là, dit-il à ses hommes, et que personne
ne passe. Lui-même, il s’élança, franchit le pont, et se
mit à courir. Un projecteur ayant illuminé la rive, il
avisa de nouveau la silhouette à cinquante pas en avant.
Une minute plus tard, il criait:
— Halte! ou je fais feu.
Et, comme le fugitif continuait, il tira, mais de façon
à ne pas l’atteindre. L’homme s’arrêta et déchargea
quatre fois son revolver tandis que Paul, courbé en
deux, se jetait dans ses jambes et le renversait. Maîtrisé, l’ennemi n’opposa aucune résistance. Paul l’enroula
dans son manteau et le saisit à la gorge. De sa main
libre, il lui jeta en pleine figure la lumière de sa lanterne. Son instinct ne l’avait pas trompé: il tenait le major
Hermann.
 
CHAPITRE 3
 
La maison du passeur
 
Paul Delroze ne prononça pas une parole. Poussant
devant lui son prisonnier, dont il avait attaché les poignets derrière le dos, il revint vers le pont, parmi les
ténèbres illuminées de courtes lueurs.
 
L’attaque se poursuivait. Cependant un certain
nombre de fuyards ayant voulu s’échapper, et les
volontaires qui gardaient le pont les ayant accueillis à
coups de fusil, les Allemands se crurent tournés, et
cette diversion précipita leur défaite.
 
Lorsque Paul arriva, le combat était fini. Mais une
contre-attaque ennemie, soutenue par les renforts promis au commandant du poste, ne pouvait pas tarder à
se produire et tout de suite on organisa la défense.
 
La maison du passeur, que les Allemands avaient
puissamment fortifiée et entourée de tranchées, se
composait d’un rez-de-chaussée et d’un seul étage dont
les trois pièces n’en formaient plus qu’une seule. Une
soupente cependant, qui servait autrefois de mansarde
à un domestique, et à laquelle on accédait par trois
marches de bois, s’ouvrait comme une alcôve au fond
de cette vaste pièce. C’est là que Paul à qui était réservée l’organisation de l’étage, c’est là que Paul amena
son prisonnier. Il le coucha sur le parquet, le ligota à
l’aide d’une corde et l’attacha solidement à une poutre,
 
— 48 —
 
 
et, tout en agissant, il fut pris d’un tel élan de haine
qu’il le saisit à la gorge comme pour l’étrangler.
 
Il se domina. A quoi bon se presser? Avant de tuer
cet homme ou de le livrer aux soldats qui le colleraient
au mur, ne serait-ce pas une joie profonde que de
s’expliquer avec lui? Comme le lieutenant entrait, il lui
dit de façon à être entendu de tous et surtout du
major:
 
— Mon lieutenant, je vous recommande ce misérable, qui n’est autre que le major Hermann, un des
chefs de l’espionnage allemand. J’ai des preuves sur
moi. S’il m’arrivait malheur, qu’on ne l’oublie pas. Et,
au cas où il faudrait battre en retraite...
Le lieutenant sourit.
 
— Hypothèse inadmissible. Nous ne battrons pas en
retraite, pour la bonne raison que je ferais plutôt sauter
la bicoque. Et, par conséquent, le major Hermann sauterait avec nous. Donc, soyez tranquille.
Les deux officiers se concertèrent sur les mesures de
défense, et rapidement on se mit à l’oeuvre.
 
Avant tout, le pont de bateaux fut disloqué, des tranchées creusées sur le long du canal, et les mitrailleuses
retournées. A son étage, Paul fit transporter les sacs de
terre d’une façade à l’autre et consolider, à l’aide de
poteaux placés en arcs-boutants, les parties de mur qui
semblaient le moins solides.
 
A cinq heures et demie, sous la clarté des projecteurs allemands, plusieurs obus tombèrent aux environs. L’un d’eux atteignit la maison. Les grosses pièces
commençaient à balayer le chemin de halage.
 
C’est par ce chemin que déboucha, un peu avant le
jour, un détachement de cyclistes envoyés en hâte.
Bernard d’Andeville les précédait.
 
Il expliqua que deux compagnies et une section de
sapeurs, devançant un bataillon complet, s’étaient mis
en route, mais que, gênés par les obus ennemis, ils
devaient longer les marais, en contrebas et à l’abri du
talus qui étayait le chemin de halage. Leur marche
étant ainsi ralentie, il faudrait les attendre pour le
moins une heure.
 
— Une heure, dit le lieutenant, ce sera long. Mais
c’est possible. Donc...
Tandis qu’il donnait de nouveaux ordres et qu’il assignait leurs postes aux cyclistes, Paul remonta, et il allait
raconter à Bernard la capture du major Hermann lorsque son beau-frère lui annonça:
 
— Tu sais, Paul, papa est ici avec moi!
Paul tressauta.
— Ton père est ici? Ton père est venu avec toi?
— Parfaitement, et de la manière la plus naturelle
du monde. Figure-toi qu’il cherchait l’occasion depuis
quelque temps déjà... Ah! à propos, il a été nommé
sous-lieutenant interprète.
Paul n’écoutait pas. Il se disait seulement:
 
« M. d’Andeville est là... M. d’Andeville, le mari de
la comtesse Hermine. Il ne peut pas ne pas savoir, lui.
Est-elle vivante ou morte? Ou bien a-t-il été jusqu’au
bout la dupe d’une intrigante, et garde-t-il à la disparue
son souvenir et sa tendresse? Mais non, cela n’est pas
croyable, puisqu’il y a cette photographie, faite quatre
ans plus tard, et qui lui a été envoyée, et envoyée de
Berlin! Donc il sait, et alors... »
 
Paul était vivement troublé. Les révélations de
l’espion Karl lui avaient montré tout à coup M. d’Andeville sous un jour étrange. Et voilà que les circonstances amenaient M. d’Andeville auprès de lui, à l’instant
même où le major Hermann venait d’être capturé!
 
Paul se tourna vers la soupente. Le major ne bougeait pas, le visage collé contre la muraille.
 
— Ton père est donc resté dehors? dit Paul à son
beau-frère.
— Oui, il avait pris la bicyclette d’un homme qui a
couru près de nous et qui a été légèrement blessé.
Papa le soigne.
— Va le chercher, et, si le lieutenant n’y voit pas
d’inconvénient...
Il fut interrompu par l’éclatement d’un shrapnell
dont les balles criblèrent les sacs entassés devant eux.
Le jour se levait. On voyait une colonne ennemie surgir de l’ombre à mille mètres au plus.
 
— Qu’on se prépare! cria d’en bas le lieutenant. Et
pas un coup de feu avant mon ordre. Que personne ne
se montre!...
Ce n’est qu’au bout d’un quart d’heure, et seulement durant quatre ou cinq minutes, que Paul et M.
d’Andeville purent échanger quelques mots, d’une
façon si heurtée d’ailleurs que Paul n’eut pas le loisir
de se demander quelle attitude il prendrait en face du
père d’Elisabeth. Le drame du passé, le rôle que le
mari de la comtesse Hermine pouvait jouer dans ce
drame, tout cela se mêlait en son esprit avec la défense
du blockhaus. Et, malgré l’affection qui les liait l’un à
l’autre, leur poignée de main fut presque distraite.
 
Paul faisait boucher une petite fenêtre avec un
matelas. Bernard avait son poste à l’autre bout de la
salle. M. d’Andeville dit à Paul:
 
— Vous êtes sûr de tenir, n’est-ce pas?
— Absolument, puisqu’il le faut.
— Oui, il le faut. J’étais à la division hier avec le
général anglais auquel je suis attaché comme interprète, quand on a résolu cette attaque. La position, paraîtil, est de premier ordre, et il est indispensable qu’on s’y
accroche. C’est alors que j’ai vu là l’occasion de vous
revoir, Paul. Je connaissais la présence de votre régiment. J’ai donc demandé à accompagner le contingent
désigné pour...
Nouvelle interruption. Un obus trouait le toit et crevait la façade opposée au canal.
 
— Personne n’est touché?
— Personne, répondit-on.
Un peu après, M. d’Andeville reprenait:
— Le plus curieux, c’est d’avoir retrouvé Bernard
— 49 —
 
 
chez votre colonel, cette nuit. Vous pensez avec quelle
joie je me suis mêlé aux cyclistes. C’était le seul moyen
de rester un peu auprès de mon petit Bernard et de
venir vous serrer la main... Et puis, je n’avais pas de
nouvelles de ma pauvre Elisabeth, et Bernard m’a
raconté...
 
— Ah! dit Paul vivement, Bernard vous a raconté
tout ce qui s’est passé au château? — Du moins tout ce
qu’il a pu savoir, et il y a bien des choses inexplicables
sur lesquelles, selon lui, Paul, vous avez des données
plus précises. Ainsi, pourquoi Elisabeth est-elle restée
à Ornequin?
— C’est elle qui l’a voulu, répliqua Paul, et je n’ai
été averti de sa décision que plus tard, par lettre.
— Je sais. Mais pourquoi ne l’avez-vous pas emmenée, Paul?
— En quittant Ornequin, j’ai pris toutes les dispositions nécessaires pour qu’elle pût s’en aller.
— Soit. Mais vous n’auriez pas dû quitter Ornequin
sans elle. Tout le mal vient de là. M. d’Andeville avait
parlé avec une certaine rigueur, et, comme Paul se taisait, il insista:
— Pourquoi n’avez-vous pas emmené Elisabeth?
Bernard m’a dit qu’il y avait eu des choses très graves,
que vous aviez fait allusion à des événements exceptionnels. Vous pourriez peut-être m’expliquer... Il semblait à Paul deviner en M. d’Andeville une hostilité
sourde, et cela l’irritait d’autant plus que la part d’un
homme dont la conduite lui paraissait maintenant si
déconcertante.
— Croyez-vous, lui dit-il, que ce soit le moment?
— Mais oui, mais oui, nous pouvons être séparés
d’un moment à l’autre...Paul ne le laissa pas achever. Il
se tourna brusquement vers lui et s’écria:
— Vous avez raison, monsieur! C’est là une idée
affreuse. Il serait effrayant que je ne pusse pas répondre à vos questions et que vous ne pussiez pas répondre aux miennes. Le sort d’Elisabeth dépend peut-être
des quelques phrases que nous allons prononcer. Car
la vérité est entre nous. Un mot pour la mettre en
lumière, et tout nous presse. Il faut parler dès maintenant, quoi qu’il arrive. Son émotion surprit M. d’Andeville qui lui dit:
— Ne serait-il pas bon d’appeler Bernard?
— Non! non! fit Paul, à aucun prix! C’est une chose
qu’il ne doit pas connaître, puisqu’il s’agit...
— Puisqu’il s’agit? questionna M. d’Andeville, de
plus en plus étonné. Un homme tomba près d’eux,
frappé par une balle. Paul se précipita: touché au front,
l’homme était mort. Et deux balles encore pénétrèrent
par une ouverture trop grande que Paul fit boucher en
partie. M. d’Andeville, qui l’avait aidé, poursuivit
l’entretien.
— Vous disiez que Bernard ne doit pas entendre
parce qu’il s’agit?...
— Parce qu’il s’agit de sa mère, répondit Paul.
— De sa mère? Comment! Il s’agit de sa mère?...
De ma femme? Je ne comprends pas. Par les meurtrières, on apercevait trois colonnes ennemies qui s’avançaient, au-dessus des plaines inondées, sur des chaussées étroites convergeant vers le canal en face de la
maison du passeur.
— Quand ils seront à deux cents mètres du canal,
nous tirerons, dit le lieutenant commandant les volontaires, qui était venu inspecter les travaux de défense.
Mais pourvu que leurs canons ne démolissent pas trop
la bicoque!
— Et nos renforts? demanda Paul.
— Ils seront là dans trente à quarante minutes. En
attendant, les 75 font de la bonne besogne.
Dans l’espace les obus se croisaient. Il en tombait au
milieu des colonnes allemandes. Il en tombait autour
du blockhaus. Paul, courant de tous côtés, encourageait
les hommes et leur donnait des conseils.
 
De temps à autre, s’approchant de la soupente, il
examinait le major Hermann. Puis il retournait à son
poste.
 
Pas une seconde il ne cessait de penser au devoir qui
lui incombait comme officier et comme combattant, et
pas une seconde non plus à ce qu’il lui fallait dire à M.
d’Andeville. Mais ces deux obsessions en se confondant
lui enlevaient toute lucidité, et il ne savait comment
s’expliquer avec son beau-père et comment débrouiller
l’inexplicable situation. Plusieurs fois M. d’Andeville
l’interrogea. Il ne répondit pas.
 
La voix du lieutenant se fit entendre.
 
— Attention!... En joue!... Feu!...
A quatre reprises le commandement fut répété.
La colonne ennemie la plus proche, décimée par les
balles, parut hésiter.
 
Mais les autres la rejoignirent, et elle se reforma.
 
Deux obus allemands éclatèrent sur la maison. Le
toit fut enlevé d’un coup, quelques mètres de la façade
démolis, et trois hommes écrasés.
 
A la tourmente une accalmie succéda. Mais Paul
avait eu si nettement la sensation du danger qui les
menaçait tous qu’il lui fut impossible de se contenir
plus longtemps. Se décidant soudain, il apostropha M.
d’Andeville, et, sans plus chercher de préambules, il lui
jeta:
 
— Un mot avant tout... Il faut que je sache... Etes
vous bien sûr que la comtesse d’Andeville soit morte?
Et aussitôt il reprit:
 
— Oui, ma question vous semble folle... Elle vous
semble ainsi parce que vous ne savez rien. Mais je ne
suis pas fou, et je vous demande d’y répondre comme
si j’avais eu le temps de vous exposer tous les motifs
qui la justifient. La comtesse Hermine est-elle morte?
M. d’Andeville se domina, et, acceptant de se mettre
dans l’état d’esprit que réclamait Paul, il prononça:
— Existe-t-il une raison quelconque qui vous permettrait de supposer que ma femme est encore vivan
— 50 —
 
 
te?
 
— Des raisons très sérieuses, j’oserais dire des raisons irréfutables. M. d’Andeville haussa les épaules et
déclara d’une voix ferme:
— Ma femme est morte dans mes bras. J’ai senti
sous mes lèvres ses mains glacées, ce froid de la mort
qui est si horrible quand on aime. Je l’ai enveloppée
moi-même, suivant son désir, dans sa robe de mariée,
et j’étais là quand on a cloué le cercueil. Et après?
Paul l’écoutait en songeant:
« Est-ce qu’il a dit la vérité? Oui, et néanmoins puisje admettre?... »
 
— Après? répéta M. d’Andeville d’une voix plus
impérieuse.
— Après, reprit Paul, une autre question... celle-ci:
le portrait qui se trouvait dans le boudoir de la comtesse d’Andeville était-il son portrait?
— Evidemment, son portrait en pied...
— La représentant, dit Paul, avec un fichu de dentelle noire autour des épaules?
— Oui, un fichu comme elle aimait à en porter.
— Et que fermait par devant un camée encerclé
d’un serpent d’or?
— Oui, un vieux camée qui me venait de ma mère,
et que ma femme ne quittait jamais. Un élan irréfléchi
souleva Paul. Les affirmations de M. d’Andeville lui
semblaient des aveux, et tout frémissant de colère il
scanda:
— Monsieur, vous n’avez pas oublié que mon père a
été assassiné, n’est-ce pas? Nous en avons souvent
parlé tous deux. C’était votre ami. Eh bien, la femme
qui l’a assassiné et que j’ai vue, dont l’image est creusée dans mon cerveau, cette femme portait un fichu de
dentelle noire autour des épaules, et un camée encerclé d’un serpent d’or. Et cette femme, j’ai retrouvé son
portrait dans la chambre de votre femme... Oui, le soir
de mes noces, j’ai vu son portrait... Comprenez-vous,
maintenant?... Comprenez-vous?
Entre les deux hommes la minute fut tragique. M.
d’Andeville, les mains crispées autour de son fusil,
tremblait.
 
« Mais pourquoi tremble-t-il? se demandait Paul
dont les soupçons grandissaient jusqu’à devenir une
accusation véritable. Est-ce la révolte ou la rage d’être
démasqué qui le fait frémir ainsi? Et dois-je le considérer comme le complice de sa femme? Car enfin... »
 
II sentit son bras tordu par une étreinte violente. M.
d’Andeville balbutiait, livide:
 
— Vous osez! Ainsi ma femme aurait assassiné votre
père!... Mais vous êtes ivre! Ma femme qui était une
sainte devant Dieu et devant les hommes! Et vous
osez? Ah! je ne sais pas ce qui me retient de vous casser la figure.
Paul se dégagea rudement. Tous deux secoués par
une fureur que surexcitaient le vacarme du combat et
la folie même de leur querelle, ils furent sur le point de
 
se colleter pendant que les balles et les obus sifflaient
autour d’eux.
 
Un pan de mur encore s’écroula. Paul donna des
ordres, et, en même temps, il pensait au major Hermann qui était là dans un coin, et devant qui il aurait
pu amener M. d’Andeville, comme un criminel que
l’on confronte avec son complice. Pourquoi cependant
n’agissait-il pas ainsi?
 
Se souvenant tout à coup, il tira de sa poche la photographie de la comtesse Hermine trouvée sur le cadavre de l’Allemand Rosenthal.
 
— Et cela, dit-il, en la lui plaçant sous les yeux, vous
savez ce que c’est que cela? La date est dessus: 1902.
Et vous prétendez que la comtesse Hermine est
morte? Hein! répondez: une photographie de Berlin,
qui vous fut envoyée par votre femme quatre ans après
sa mort!
M. d’Andeville chancela. On eût dit que toute sa
colère s’évanouissait et se changeait en une stupeur
infinie. Paul brandissait devant lui la preuve accablante
que constituait le morceau de carton. Et il l’entendit
murmurer:
— Qui m’a volé cela? C’était dans mes papiers à
Paris... Mais aussi pourquoi ne l’ai-je pas déchirée?...
Et, très bas, il articulait:
 
— Oh! Hermine, mon Hermine bien-aimée!...
N’était-ce pas l’aveu? Mais alors que signifiait un
aveu exprimé en ces termes et avec cette affirmation
de tendresse pour une femme chargée de crimes et
d’infamies?
 
Du rez-de-chaussée, le lieutenant hurla:
 
— Tout le monde aux tranchées de l’avant, sauf dix
hommes. Delroze, gardez les meilleurs tireurs, et feu à
volonté! Les volontaires, sous la conduite de Bernard,
descendirent en hâte. Malgré les pertes subies, l’ennemi approchait du canal. Déjà même, à droite et à gauche, des groupes de pionniers, constamment renouvelés, s’acharnaient à réunir les bateaux échoués sur la
rive. Contre l’assaut imminent, le lieutenant des volontaires ramassait ses hommes en première ligne, tandis
que les tireurs de la maison avaient mission, sous la
rafale des obus, de tirer sans relâche. Un à un, cinq de
ces tireurs tombèrent.
Paul et M. d’Andeville se multipliaient, tout en se
concertant sur les ordres à donner et sur les actes à
accomplir. Il n’y avait point de chance, eu égard à la
grande infériorité du nombre, que l’on pût résister.
Mais peut-être pouvait-on tenir jusqu’à l’arrivée des
renforts, ce qui eût assuré la possession du blockhaus.
 
L’artillerie française, dans l’impossibilité d’un tir
efficace parmi la mêlée des combattants, avait cessé le
feu, tandis que les canons allemands gardaient toujours
la maison comme objectif, et des obus éclataient à tous
moments.
 
Un homme encore fut blessé, que l’on transporta
jusqu’à la soupente auprès du major Hermann, et qui
 
— 51 —
 
 
mourut presque aussitôt.
 
Dehors, la lutte s’engageait sur l’eau et dans l’eau
même du canal, sur les barques et autour des barques.
Corps à corps furieux, tumulte, cris de haine et cris de
douleur, hurlements d’effroi et chants de victoire... la
confusion était telle que Paul et M. d’Andeville avaient
peine à placer leurs balles.
 
Paul dit à son beau-père:
 
— Je crains que nous succombions avant d’être
secourus. Je dois donc vous prévenir que le lieutenant
a pris ses dispositions pour faire sauter la maison.
Comme vous êtes ici par hasard, sans mission qui vous
donne le titre et les devoirs d’un combattant...
— Je suis ici à titre de Français, riposta M. d’Andeville. Je resterai jusqu’à la dernière minute.
— Alors peut-être aurons-nous le temps de finir.
Ecoutez-moi, monsieur. Je tâcherai d’être bref. Mais si
un mot, un seul mot vous éclairait, je vous demande de
m’interrompre tout de suite.
Il comprenait qu’il y avait entre eux des ténèbres
incommensurables, et que, coupable ou non, complice
ou dupe de sa femme, M. d’Andeville devait savoir des
choses que lui, Paul, ignorait, et que ces choses ne
pouvaient être précisées que par une exposition suffisante des événements.
 
Il commença donc à parler. Il le fit posément, calmement, tandis que M. d’Andeville écoutait en silence.
Et ils ne cessaient de tirer, armant leurs fusils, épaulant, visant et rechargeant avec tranquillité, comme s’ils
étaient à l’exercice. Autour d’eux et au-dessus d’eux, la
mort poursuivait son oeuvre implacable.
 
Mais Paul avait à peine raconté son arrivée à Ornequin avec Elisabeth, son entrée dans la chambre close
et son épouvante à la vue du portrait, qu’un obus énorme explosa sur leurs têtes et les éclaboussa de mitraille.
 
Les quatre volontaires furent touchés. Paul tomba
également, frappé au cou, et aussitôt, bien qu’il ne
souffrît pas, il sentit que toutes ses idées sombraient
peu à peu dans la brume sans qu’il pût les retenir. Il s’y
efforçait cependant, et il avait encore, par un prodige
de volonté, un reste d’énergie qui lui permettait certaines réflexions et certaines impressions. Ainsi vit-il son
beau-père à genoux près de lui, et il réussit à lui dire:
 
— Le journal d’Elisabeth... vous le trouverez dans
ma valise, au campement... avec quelques pages écrites
par moi... qui vous feront comprendre... Mais d’abord
il faut... tenez, cet officier allemand qui est là, attaché...
c’est un espion... surveillez-le... tuez-le... sinon le 10
janvier... Mais vous le tuerez, n’est-ce pas?
Paul ne pouvait plus articuler. D’ailleurs il s’apercevait que M. d’Andeville n’était pas à genoux pour
l’écouter ou le soigner, mais que, atteint lui-même, le
visage en sang, il se ployait en deux et, finalement
s’accroupissait avec des plaintes de plus en plus sour-
des.
 
Dans la vaste pièce il y eut alors un grand calme au
 
delà duquel crépitaient les détonations des fusils. Les
canons allemands ne tiraient plus. La contre-attaque
de l’ennemi devait se poursuivre avec succès, et Paul,
incapable d’un mouvement, attendait la formidable
explosion annoncée par le lieutenant.
 
Plusieurs fois il prononça le nom d’Elisabeth. Il pensait qu’aucun danger ne la menaçait désormais, puis-
que le major Hermann allait mourir, lui aussi.
D’ailleurs, son frère Bernard saurait bien la défendre.
Mais, à la longue, cependant, cette sorte de quiétude
s’évanouissait, se changeait en malaise, puis en tourment, et faisait place à une sensation dont chaque
seconde aggravait la torture. Etait-ce un cauchemar,
une hallucination maladive qui le hantait? Cela se passait du côté de la soupente où il avait entraîné le major
Hermann et où gisait le cadavre d’un soldat. Horreur!
il lui semblait que le major avait coupé ses liens, qu’il
se soulevait, et qu’il regardait autour de lui.
 
De toutes ses forces Paul ouvrit ses yeux, et de toutes ses forces il exigea qu’ils demeurassent ouverts.
 
Mais une ombre de plus en plus épaisse les voilait,
et au travers de cette ombre il discernait, comme on
voit la nuit un spectacle confus, le major qui se débarrassait de son manteau, qui se penchait sur le cadavre,
qui lui ôtait sa capote de drap bleu, qui s’en revêtait
lui-même, qui mettait sur sa tête le képi du mort,
s’entourait le cou de sa cravate, prenait son fusil, sa
baïonnette, ses cartouches, et qui, ainsi transformé,
descendait les trois marches de bois.
 
Vision terrible! Paul aurait voulu douter et croire à
l’apparition de quelque fantôme surgi de sa fièvre et de
son délire. Mais tout lui attestait la réalité du spectacle.
Et c’était pour lui la plus infernale des souffrances. Le
major s’enfuyait!
 
Paul était trop faible pour envisager la situation telle
qu’elle se présentait. Le major songeait-il à le tuer et à
tuer M. d’Andeville? Le major savait-il qu’ils étaient là,
tous deux blessés, à portée de sa main? Autant de
questions que Paul ne se posait pas. Une seule idée
obsédait son cerveau défaillant: le major Hermann
s’enfuyait. Grâce à son uniforme il se mêlerait aux
volontaires! A la faveur de quelque signal, il rejoindrait
les Allemands! Et il serait libre! Et il reprendrait
contre Elisabeth son oeuvre de persécution, son oeuvre de mort!
 
Ah! si l’explosion avait pu se produire! Que la maison du passeur sautât, et le major était perdu...
 
Dans son inconscience, Paul se rattachait encore à
cet espoir. Cependant sa raison vacillait. Ses pensées
devenaient de plus en plus confuses. Rapidement, il
s’enfonça parmi les ténèbres où l’on ne peut plus voir,
où l’on ne peut plus entendre...
 
Trois semaines plus tard, le général commandant en
chef les armées descendait d’automobile devant le perron d’un vieux château du Boulonnais, transformé en
 
— 52 —
 
 
hôpital militaire.
L’officier d’administration l’attendait à la porte.
 
— Le sous-lieutenant Delroze est prévenu de ma
visite?
— Oui, mon général.
— Conduisez-moi dans sa chambre.
Paul Delroze était levé, le cou enveloppé de linge,
mais le visage calme et sans trace de fatigue.
Très ému par la présence du grand chef dont l’énergie et le sang-froid avaient sauvé la France, il prit aussitôt la position militaire. Mais le général lui tendit la
main et s’écria d’une bonne voix affectueuse:
 
— Asseyez-vous, lieutenant Delroze... Je dis bien
lieutenant, car c’est votre grade depuis hier. Non, pas
de remerciements. Fichtre! Nous sommes en reste
avec vous. Et alors, déjà sur pied?
— Mais oui, mon général. La blessure n’était pas
bien grave.
— Tant mieux. Je suis content de tous mes officiers.
Mais, tout de même, un gaillard de votre espèce, cela
ne se compte pas par douzaines. Votre colonel m’a
remis sur vous un rapport particulier qui offre une telle
suite d’actions incomparables que je me demande si je
ne ferai pas exception à la règle que je me suis imposée, et si je ne communiquerai pas ce rapport au
public.
— Non, mon général, je vous en prie.
— Vous avez raison, mon ami. C’est la noblesse de
l’héroïsme d’être anonyme, et c’est la France seule qui
doit avoir pour le moment toute la gloire. Je me
contenterai donc de vous citer une fois de plus à
l’ordre de l’armée, et de vous remettre la croix pour
laquelle vous étiez déjà proposé.
— Mon général, je ne sais comment...
— En outre, mon ami, si vous désirez la moindre
chose, j’insiste vivement auprès de vous pour que vous
me donniez cette occasion de vous être personnellement agréable. Paul hocha la tête en souriant. Tant de
bonhomie et des attentions si cordiales le mettaient à
l’aise.
— Et si je suis trop exigeant, mon général?
— Allez-y!
— Eh bien, soit, mon général. J’accepte. Et voici ce
que je demande. Tout d’abord un congé de convalescence de deux semaines, qui comptera du samedi 9
janvier, c’est-à-dire du jour où je quitterai l’hôpital.
— Ce n’est pas une faveur. C’est un droit.
— Oui, mon général. Mais ce congé, j’aurai le droit
de le passer où je voudrai.
— Entendu.
— Bien plus, j’aurai en poche un permis de circulation écrit de votre main, mon général, permis qui me
donnera toute latitude d’aller et de venir à travers les
lignes françaises et de requérir toute assistance qui me
serait utile.
Le général regarda Paul un instant, puis prononça:
 
— Ce que vous me demandez là est grave, Delroze.
— Je le sais, mon général. Mais ce que je veux
entreprendre est grave aussi.
— Soit. C’est entendu. Et après?
— Mon général, le sergent Bernard d’Andeville,
mon beau-frère, participait comme moi à l’affaire de la
maison du passeur. Blessé comme moi, il a été transporté dans ce même hôpital dont, selon toute probabilité, il pourra sortir en même temps que moi. Je voudrais qu’il eût le même congé et l’autorisation de
m’accompagner.
— Entendu. Après?
— Le père de Bernard, le comte Stéphane d’Andeville, sous-lieutenant interprète auprès de l’armée
anglaise, a été blessé également ce jour-là, à mes côtés.
J’ai appris que sa blessure, quoique grave, ne met pas
ses jours en danger, et qu’il a été évacué sur un hôpital
anglais... j’ignore lequel. Je vous prierai de le faire
venir dès qu’il sera rétabli, et de le garder dans votre
état-major jusqu’à ce que je vienne vous rendre compte de la tâche que j’entreprends.
— Accordé. C’est tout?
— A peu près tout, mon général. Il ne me reste plus
qu’à vous remercier de vos bontés, en vous demandant
une liste de vingt prisonniers français, retenus en Allemagne, auxquels vous prenez un intérêt spécial. Ces
prisonniers seront libres d’ici à quinze jours au plus
tard.
— Hein?
Malgré tout son sang-froid, le général semblait un
peu interloqué. Il répéta:
 
— Libres d’ici à quinze jours! Vingt prisonniers!
— Je m’y engage.
— Allons donc?
— Il en sera comme je le dis.
— Quel que soit le grade de ces prisonniers? Quelle
que soit leur situation sociale?
— Oui, mon général.
— Et par des moyens réguliers, avouables?
— Par des moyens à l’encontre desquels aucune
objection n’est possible.
Le général regarda Paul de nouveau, en chef qui a
l’habitude de juger les hommes et de les estimer à leur
juste valeur. Il savait que celui-là n’était pas un
hâbleur, mais un homme de décision et de réalisation,
qui marchait droit devant lui et qui tenait ce qu’il promettait. Il répondit:
 
— C’est bien, mon ami. Cette liste vous sera remise
demain.
— 53 —
 
 
CHAPITRE 4
 
Un chef-d’oeuvre de la kultur
 
Dimanche matin le 10 janvier, le lieutenant Delroze
et le sergent d’Andeville débarquaient en gare de Corvigny, allaient voir le commandant de place et, prenant
une voiture, se faisaient conduire au château d’Ornequin.
 
— Tout de même, dit Bernard en s’allongeant dans
la calèche, je ne pensais vraiment pas que les choses
tourneraient de la sorte, lorsque je fus atteint d’un
éclat de shrapnell entre l’Yser et la maison du passeur.
Quelle fournaise à ce moment-là! Tu peux me croire,
Paul, si nos renforts n’étaient pas arrivés, cinq minutes
de plus et nous étions fichus. C’est une rude veine!
— Oui, dit Paul, une rude veine! Je m’en suis rendu
compte le lendemain, en me réveillant dans une ambulance française.
— Ce qui est vexant, par exemple, reprit Bernard,
c’est l’évasion de ce bandit de major Hermann. Ainsi,
tu l’avais fait prisonnier? Et tu l’as vu se dégager de ses
liens et s’enfuir? Il en a du culot, celui-là! Sois sûr qu’il
aura réussi à se défiler sans encombre. Paul murmura:
— Je n’en doute pas, et ne doute pas non plus qu’il
ne veuille mettre à exécution ses menaces contre Elisabeth.
— Bah! Nous avons quarante-huit heures, puisqu’il
donnait à son complice Karl le 10 janvier comme date
de son arrivée, et qu’il ne doit agir que deux jours
après.
— Et s’il agit dès aujourd’hui? objecta Paul d’une
voix altérée.
Malgré son angoisse, cependant, le trajet lui sembla
rapide. Il se rapprochait enfin, d’une façon réelle cette
fois, du but dont chaque jour l’éloignait depuis quatre
mois. Ornequin, c’était la frontière, et à quelques pas
de la frontière se trouvait Ebrecourt. Les obstacles qui
s’opposeraient à lui avant qu’il n’atteignît Ebrecourt,
avant qu’il ne découvrît la retraite d’Elisabeth, et qu’il
ne pût sauver sa femme, il n’y voulait pas songer. Il
vivait. Elisabeth vivait. Entre elle et lui il n’y, avait
point d’obstacles.
 
Le château d’Ornequin, ou plutôt ce qui en restait
 
— car les ruines mêmes du château avaient subi en
novembre un nouveau bombardement — servait de
cantonnement à des troupes territoriales, dont les tranchées de première ligne longeaient la frontière.
On se battait peu de ce côté, les adversaires, pour
des raisons de tactique, n’ayant pas avantage à se porter trop en avant. Les défenses s’équivalaient, et de
part et d’autre, la surveillance était très active.
 
Tels furent les renseignements que Paul obtint du
lieutenant de territoriale avec lequel il déjeuna.
 
— Mon cher camarade, conclut l’officier, après que
Paul lui eût confié l’objet de son entreprise, je suis à
votre entière disposition mais s’il s’agit de passer
d’Ornequin à Ebrecourt, soyez-en certain, vous ne passerez pas.
 
— Je passerai.
— Par la voie des airs, alors? dit l’officier en riant.
— Non.
— Donc, par une voie souterraine?
— Peut-être.
— Détrompez-vous. Nous avons voulu exécuter des
travaux de sape et de mine. Vainement. Nous sommes
ici sur un terrain de vieilles roches dans lequel il est
impossible de creuser.
Paul sourit à son tour.
 
— Mon cher camarade, ayez l’obligeance de me
donner, durant une heure seulement, quatre hommes
solides, armés de pics et de pelles, et ce soir je serai à
Ebrecourt.
— Oh! oh! pour creuser dans le roc un tunnel de dix
kilomètres, quatre hommes et une heure de temps!
— Pas davantage. En outre, je demande le secret
absolu, et sur la tentative, et sur les découvertes assez
curieuses qu’elle ne peut manquer de produire. Seul,
le général en chef en aura connaissance par le rapport
que je dois lui faire.
— Entendu. Je vais choisir moi-même mes quatre
gaillards. Où dois-je vous les amener?
— Sur la terrasse, près du donjon.
Cette terrasse domine le Liseron d’une hauteur de
quarante à cinquante mètres, et, par suite d’un repli de
la rivière, s’oriente exactement face à Corvigny, dont
on aperçoit au loin le clocher et les collines avoisinantes. Le donjon n’a plus que sa base énorme, que prolongent les murs de fondation, mêlés de roches naturelles, qui soutiennent la terrasse. Un jardin étend
jusqu’au parapet ses massifs de lauriers et de fusains.
 
C’est là que Paul se rendit. Plusieurs fois il arpenta
l’esplanade, se penchant au-dessus de la rivière et
inspectant, sous leur manteau de lierre, les blocs
écroulés du donjon.
 
— Et alors, dit le lieutenant qui survint avec ses
hommes, voilà votre point de départ? Je vous avertis
que nous tournons le dos à la frontière.
— Bah! répondit Paul sur le même ton de plaisanterie, tous les chemins mènent à Berlin. Il indiqua un
cercle qu’il avait tracé à l’aide de piquets, et, invitant
les hommes à l’ouvrage:
— Allez-y mes amis.
Ils attaquèrent, sur une circonférence de trois
mètres environ, un sol végétal où ils creusèrent, en
vingt minutes, un trou d’un mètre cinquante. A cette
profondeur, ils rencontrèrent une couche de pierres
cimentées les unes avec les autres, et l’effort devint
beaucoup plus difficile, car le ciment était d’une dureté
incroyable, et on ne pouvait le disjoindre qu’à l’aide de
pics introduits dans les fissures. Paul suivait le travail
avec une attention inquiète.
 
— 54 —
 
 
— Halte! cria-t-il au bout d’une heure.
Il voulut descendre seul dans l’excavation et continua, dès lors, à creuser, mais lentement, et en examinant pour ainsi dire l’effet de chacun des coups qu’il
portait.
 
— Ça y est, dit-il en se relevant.
— Quoi? demanda Bernard.
— Le terrain où nous sommes n’est qu’un étage de
vastes constructions qui avoisinaient autrefois le vieux
donjon, constructions rasées depuis des siècles et sur
lesquelles on a aménagé ce jardin.
— Alors?
— Alors, en déblayant le terrain, j’ai percé le plafond d’une des anciennes salles. Tenez. Il saisit une
pierre, rengagea au centre même de l’orifice plus étroit
pratiqué par lui, et la lâcha. La pierre disparut. On
entendit presque aussitôt un bruit sourd.
— Il n’y a plus qu’à élargir l’entrée. Pendant ce
temps nous allons nous procurer une échelle et de la
lumière... le plus possible de lumière.
— Nous avons des torches de résine, dit l’officier.
— Parfait.
Paul ne s’était pas trompé. Lorsque l’échelle fut
introduite et qu’il put descendre avec le lieutenant et
avec Bernard, ils virent une salle de dimensions très
vastes et dont les voûtes étaient soutenues par des
piliers massifs qui la divisaient, comme une église irrégulière, en deux nefs principales et en bas-côtés plus
étroits.
 
Mais tout de suite Paul attira l’attention de ses compagnons sur le sol même de ces deux nefs.
 
— Un sol en béton, remarquez-le... Et, tenez,
comme je m’y attendais, voici deux rails qui courent
dans la longueur d’une des travées!... Et voici deux
autres rails dans l’autre travée!
— Mais enfin, quoi, qu’est-ce que cela veut dire?
s’écrièrent Bernard et le lieutenant.
— Cela veut dire tout simplement, déclara Paul, que
nous avons devant nous l’explication évidente du grand
mystère qui entoura la prise de Corvigny et de ses deux
forts.
— Comment?
— Corvigny et ses deux forts furent démolis en
quelques minutes, n’est-ce pas? D’où venaient ces
coups de canon, alors que Corvigny se trouve à six
lieues de la frontière, et qu’aucun canon ennemi n’avait
franchi la frontière? Ils venaient d’ici, de cette forteresse souterraine.
— Impossible!
— Voici les rails sur lesquels on manoeuvrait les
deux pièces géantes qui effectuèrent le bombardement.
— Voyons! On ne peut pas bombarder du fond
d’une caverne! Où sont les ouvertures?
— Les rails vont nous y conduire. Eclaire-nous bien,
Bernard. Tenez, voici une plate-forme montée sur
pivots. Elle est de taille, qu’en dites-vous? Et voici
l’autre plate-forme.
 
— Mais les ouvertures?
— Devant toi, Bernard.
— C’est un mur...
— C’est le mur qui, avec le roc même de la colline,
soutient la terrasse au-dessus du Liseron, face à Corvigny. Et dans ce mur deux brèches circulaires ont été
pratiquées, puis rebouchées par la suite. On distingue
très nettement la trace encore visible, presque fraîche,
des remaniements exécutés.
Bernard et le lieutenant n’en revenaient pas.
 
— Mais c’est un travail énorme! prononça l’officier.
— Colossal! répondit Paul; mais n’en soyez pas trop
surpris, mon cher camarade. Voilà seize ou dix-sept
ans, à ma connaissance, qu’il est commencé. En outre,
comme je vous l’ai dit, une partie de l’ouvrage était
faite, puisque nous nous trouvons dans les salles inférieures des anciennes constructions d’Ornequin et qu’il
a suffi de les retrouver et de les arranger selon le but
auquel on les destinait. Il y a quelque chose de bien
plus colossal.
— Qui est?
— Qui est le tunnel qu’il leur a fallu construire pour
amener ici leurs deux pièces.
— Un tunnel?
— Dame! par où voulez-vous qu’elles soient venues?
Suivons les rails en sens inverse et nous allons y arriver.
De fait, un peu en arrière, les deux voies ferrées se
rejoignaient et ils aperçurent l’orifice béant d’un tunnel
large de deux mètres cinquante environ et d’une hauteur égale. Il s’enfonçait sous terre, en pente très
douce. Les parois étaient en briques. Aucune humidité
ne suintait des murs et le sol lui-même était absolument sec.
 
— Ligne d’Ebrecourt, dit Paul en riant. Onze kilomètres à l’abri du soleil. Et voilà comment fut escamotée la place forte de Corvigny. Tout d’abord quelques
milliers d’hommes ont passé, qui ont égorgé la petite
garnison d’Ornequin et les postes de la frontière, puis
qui ont continué leur chemin vers la ville. En même
temps les deux canons monstrueux étaient amenés,
montés et pointés sur des emplacements repérés
d’avance. Leur besogne accomplie, ils s’en allaient et
l’on rebouchait les trous. Tout cela n’avait pas duré
deux heures.
— Mais pour ces deux heures décisives, dit Bernard,
le roi de Prusse a travaillé dix-sept ans!
— Et il arrive, conclut Paul, qu’en réalité c’est pour
nous qu’il a travaillé, le roi de Prusse.
— Bénissons-le, et en route!
— Voulez-vous que mes hommes vous accompagnent? proposa le lieutenant.
— Merci. Il est préférable que nous allions seuls,
mon beau-frère et moi. Si cependant l’ennemi avait
démoli son tunnel, nous reviendrions chercher du
— 55 —
 
 
secours. Mais cela m’étonnerait. Outre qu’il avait pris
toutes ses précautions pour que l’on ne pût en découvrir l’existence, il l’aura conservé pour le cas où luimême devrait s’en servir de nouveau.
 
Ainsi donc, à trois heures de l’après-midi, les deux
beaux-frères s’engageaient dans le tunnel impérial,
selon le mot de Bernard. Ils étaient bien armés, pourvus de provisions et de munitions, et résolus à mener
l’aventure jusqu’au bout.
 
Presque aussitôt, c’est-à-dire deux cents mètres plus
loin, la lumière de leur lanterne de poche leur montra
les marches d’un escalier qui remontait à leur droite.
 
— Bifurcation numéro 1, nota Paul. D’après mon
calcul il y en a pour le moins trois.
— Et cet escalier mène?...
— Evidemment au château. Et si tu me demandes
dans quelle partie du château, je te répondrai: dans la
chambre du portrait. C’est incontestablement par là
que le major Hermann est venu au château le soir de
l’attaque. Son complice Karl raccompagnait. Voyant
nos noms inscrits sur le mur, ils ont poignardé ceux qui
dormaient dans cette chambre. C’étaient le soldat
Gériflour et son camarade.
Bernard d’Andeville plaisanta:
 
— Ecoute, Paul, depuis tantôt tu me stupéfies. Tu
agis avec une divination et une clairvoyance! allant
droit à la place où il faut creuser, racontant ce qui
s’était passé comme si tu en avais été le témoin,
sachant tout et prévoyant tout. En vérité, nous ne te
connaissions pas de pareils dons! As-tu fréquenté Arsène Lupin? Paul s’arrêta.
— Pourquoi prononces-tu ce nom?
— Le nom de Lupin?
— Oui.
— Ma foi, le hasard... Est-ce qu’il y aurait un rapport quelconque?...
— Non, non... et cependant... Paul se mit à rire.
— Ecoute une drôle d’histoire. Est-ce une histoire,
même? Oui, évidemment, ce n’est pas un rêve... Néanmoins... Toujours est-il qu’un matin, comme je sommeillais tout fiévreux à l’ambulance d’où nous venons,
je me suis aperçu, avec une surprise que tu comprendras, qu’il y avait, dans ma chambre, un officier que je
ne connaissais pas, un médecin-major, qui s’était assis
devant une table et qui, tranquillement, fouillait dans
ma valise.
« Je me levai à moitié, et je vis qu’il avait étalé sur la
table tous mes papiers, et, parmi ces papiers, le journal
même d’Elisabeth.
 
« Au bruit que je fis, il se tourna. Décidément, je ne
le connaissais pas. Il avait une moustache fine, un air
d’énergie, et un sourire très doux. Il me dit... non, en
vérité, ce n’était pas un rêve... il me dit:
 
« — Ne bougez pas... ne vous surexcitez pas...
« II referma les papiers, les rentra dans la valise et
s’approcha de moi:
 
« — Je vous demande pardon de ne pas m’être présenté d’abord — je le ferai tout à l’heure — et pardon
aussi du petit travail que je viens d’effectuer sans votre
autorisation. J’attendais d’ailleurs votre réveil pour
vous en rendre compte. Donc voici. Un des émissaires
que j’entretiens actuellement auprès de la police secrète m’a remis des documents qui concernent la trahison
d’un certain major Hermann, chef d’espionnage allemand. Dans ces documents il est question plusieurs
fois de vous. C’est pourquoi le hasard m’ayant révélé
votre présence ici, j’ai voulu vous voir et m’entendre
avec vous. Je suis donc venu, et me suis introduit... par
des moyens qui me sont personnels. Vous étiez malade,
vous dormiez, mon temps est précieux (je n’ai que
quelques minutes), je ne pouvais donc hésiter à prendre connaissance de vos papiers. Et j’ai eu raison puis-
que je suis fixé.
 
« Je contemplai avec stupeur l’étrange personnage.
Il prit son képi, comme pour se retirer et me dit:
 
« — Je vous félicite, lieutenant Delroze, de votre
courage et de votre adresse. Tout ce que vous avez fait
est admirable et les résultats obtenus sont de premier
ordre. Il vous manque évidemment quelques dons spéciaux qui vous permettraient d’arriver plus vite au but.
Vous ne saisissez pas bien les rapports entre les événements, et vous n’en faites pas jaillir les conclusions
qu’ils comportent. Ainsi je m’étonne que certains passages du journal de votre femme, où elle parle de ses
découvertes troublantes, ne vous aient pas donné
l’éveil. Si vous vous étiez demandé, d’autre part, pourquoi les Allemands avaient accumulé tant de mesures
destinées à faire le vide autour du château, de fil en
aiguille, de déduction en déduction, interrogeant le
passé et le présent, vous souvenant de votre rencontre
avec l’empereur d’Allemagne, et de beaucoup d’autres
choses qui se relient d’elles-mêmes les unes aux autres,
vous en seriez arrivé à vous dire qu’il doit y avoir, entre
les deux côtés de la frontière, une communication
secrète aboutissant exactement à l’endroit d’où l’on
pouvait tirer sur Corvigny. A priori, cet endroit me
semble devoir être la terrasse, et vous en serez tout à
fait certain si vous retrouvez sur cette terrasse l’arbre
mort entouré de lierre auprès duquel votre femme a
cru entendre des bruits souterrains. Dès lors, vous
n’aurez plus qu’à vous mettre à l’ouvrage, c’est-à-dire,
n’est-ce pas, à passer en pays ennemi et à... Mais je
m’arrête là. Un plan d’action trop précis pourrait vous
gêner. Et puis, un homme comme vous n’a pas besoin
qu’on lui mâche la besogne. Bonsoir, mon lieutenant.
Ah! à propos, il serait bon que mon nom ne vous fût
pas tout à fait inconnu. Je me présente: le médecinmajor... Mais après tout, pourquoi ne pas vous dire
mon vrai nom? Il vous renseignera davantage: Arsène
Lupin.
 
« II se tut, me salua d’un air aimable et se retira sans
dire un mot de plus. Voilà l’histoire. Qu’en dis-tu Ber
 
— 56 —
 
 
nard? »
 
— Je dis que tu as eu affaire à un fumiste.
— Soit, mais tout de même personne n’a pu me dire
ce que c’était que ce médecin-major ni comment il
s’était introduit auprès de moi. Et puis avoue que, pour
un fumiste, il m’a dévoilé des choses qui me sont rudement utiles en ce moment.
— Mais Arsène Lupin est mort...
— Oui, je sais, il passe pour mort, mais sait-on
jamais avec un pareil type! Toujours est-il que, vivant
ou mort, faux ou vrai, ce Lupin-là m’a rendu un fier
service.
— Alors, ton but?
— Je n’en ai qu’un, la délivrance d’Elisabeth.
— Ton plan?
— Je n’en ai pas. Tout dépendra des circonstances,
mais j’ai la conviction que je suis dans la bonne voie.
De fait, toutes ses hypothèses se vérifiaient. Au bout
de dix minutes ils parvinrent à un carrefour où
s’embranchait, vers la droite, un autre tunnel muni
également de rails.
 
— Seconde bifurcation, dit Paul, route de Corvigny.
C’est par là que les Allemands ont marché vers la ville
pour surprendre nos troupes avant même qu’elles se
fussent rassemblées, et c’est par là que passa la paysanne qui t’aborda le soir. L’issue doit se trouver à quelque distance de la ville, dans une ferme peut-être,
appartenant à cette soi-disant paysanne.
— Et la troisième bifurcation? dit Bernard.
— La voici, répliqua Paul.
— C’est encore un escalier.
— Oui, et je ne doute pas qu’il ne conduise à la chapelle. Comment ne pas supposer, en effet, que, le jour
où mon père a été assassiné, l’empereur d’Allemagne
venait examiner les travaux commandés par lui et exécutés sous les ordres de la femme qui raccompagnait?
Cette chapelle, que les murs du parc n’entouraient pas
alors, est évidemment l’un des débouchés du réseau
clandestin dont nous suivons l’artère principale.
De ces ramifications Paul en avisa deux autres encore qui, d’après leur emplacement et leur direction,
devaient aboutir aux environs de la frontière, complétant ainsi un merveilleux système d’espionnage et
d’invasion.
 
— C’est admirable, disait Bernard. Voilà de la « kultur », ou je ne m’y connais pas. On voit bien que ces
gens-là ont le sens de la guerre. L’idée de creuser pendant vingt ans un tunnel destiné au bombardement
possible d’une petite place forte ne viendrait jamais à
un Français. Il faut pour cela un degré de civilisation
auquel nous ne pouvons prétendre. Ah! les bougres!
Son enthousiasme s’accrut encore lorsqu’il eut
remarqué que le tunnel était muni à sa partie supérieure de cheminées d’aération. Mais à la fin Paul lui
recommanda de se taire ou de parler à voix basse.
 
— Tu penses bien que, s’ils ont jugé utile de conser
ver leurs lignes de communication, ils ont dû faire en
sorte que cette ligne ne pût servir aux Français. Ebrecourt n’est pas loin. Peut-être y a-t-il des postes d’écoute, des sentinelles placées aux bons endroits. Ces genslà ne laissent rien au hasard. Ce qui donnait du poids à
l’observation de Paul, c’était la présence, entre les rails,
de ces plaques de fonte qui recouvrent les fourneaux
de mine préparés d’avance et qu’une étincelle électrique peut faire exploser. La première portait le numéro
5, la seconde le numéro 4, et ainsi de suite. Ils les évitaient soigneusement, et leur marche en était ralentie,
car ils n’osaient plus allumer leurs lanternes que par
brèves saccades.
 
Vers sept heures, ils entendirent, ou plutôt ils leur
sembla entendre, les rumeurs confuses que propagent
à la surface du sol la vie et le mouvement. Ils en éprouvèrent une grande émotion. La terre allemande s’étendait au-dessus d’eux, et l’écho leur apportait des bruits
provoqués par la vie allemande.
 
— C’est tout de même curieux, observa Paul, que ce
tunnel ne soit pas mieux surveillé et qu’il nous soit possible d’aller aussi loin sans encombre.
— Un mauvais point pour eux, dit Bernard; la « kultur » est en défaut. Cependant des souffles plus vifs
couraient le long des parois. L’air du dehors pénétrait
par bouffées fraîches, et ils aperçurent soudain dans
l’ombre une lumière lointaine. Elle ne bougeait pas.
Tout paraissait calme autour d’elle, comme si c’eût été
un de ces signaux fixes que l’on plante aux abords des
voies ferrées.
En s’approchant ils se rendirent compte que c’était
la lumière d’une ampoule électrique, qu’elle se trouvait
à l’intérieur d’une baraque établie à la sortie même du
tunnel, et que la clarté se projetait sur de grandes falaises blanches et sur des montagnes de sable et de
cailloux.
 
Paul murmura:
 
— Ce sont des carrières. En plaçant ici l’entrée de
leur tunnel, cela leur permettait de poursuivre les travaux en temps de paix sans éveiller l’attention. Sois sûr
que l’exploitation de ces soi-disant carrières se faisait
discrètement, dans une enceinte fermée où l’on parquait les ouvriers.
— Quelle « kultur »! répéta Bernard.
Il sentit la main de Paul qui lui serrait violemment le
bras. Quelque chose avait passé devant la lumière,
comme une silhouette qui se dresse et qui s’abat aussitôt. Avec d’infinies précautions ils rampèrent jusqu’à la
baraque et se relevèrent à moitié de façon que leurs
yeux atteignissent la hauteur des vitres.
 
Il y avait là une demi-douzaine de soldats, tous couchés, et pour mieux dire vautrés les uns sur les autres,
parmi les bouteilles vides, les assiettes sales, les papiers
gras et les détritus de charcuterie.
 
C’étaient les gardiens du tunnel. Ils étaient ivres
morts.
 
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— Toujours la « kultur », dit Bernard.
— Nous avons de la chance, répliqua Paul, et je
m’explique maintenant le manque de surveillance: c’est
dimanche aujourd’hui.
Une table portait un appareil de télégraphie. Un
téléphone s’accrochait au mur, et Paul remarqua, sous
une plaque de verre épaisse, un tableau qui contenait
cinq manettes de cuivre, lesquelles correspondaient
évidemment par des fils électriques avec les cinq fourneaux de mine préparés dans le tunnel.
 
En s’éloignant, Bernard et Paul continuèrent de suivre les rails au creux d’un étroit défilé taillé dans le roc,
qui les conduisit à un espace découvert où brillaient
une multitude de lumières. Tout un village s’étendait
devant eux, composé de casernes et habité par des soldats dont ils voyaient les allées et venues. Ils le
contournèrent. Un bruit d’automobile et les clartés violentes de deux phares les attiraient, et ils aperçurent,
après avoir franchi une palissade et traversé des fourrés
d’arbustes, une grande villa tout illuminée.
 
L’automobile s’arrêta devant un perron où se trouvaient des laquais et un poste de soldats. Deux officiers
et une dame vêtue de fourrures en descendirent. Au
retour, la lueur des phares éclaira un vaste jardin clos
par des murailles très hautes.
 
— C’est bien ce que je supposais, dit Paul. Nous
avons ici la contrepartie du château d’Ornequin. Au
point de départ comme au point d’arrivée, une enceinte solide qui permet de travailler à l’abri des regards
indiscrets. Si la station est en plein air ici, au lieu d’être
en sous-sol comme là-bas, du moins les carrières, les
chantiers, les casernes, les troupes de garnison, la villa
de l’état-major, le jardin, les remises, tout cet organisme militaire se trouve enveloppé par des murailles et
gardé sans aucun doute par des postes extérieurs. C’est
ce qui explique que l’on puisse circuler à l’intérieur
aussi facilement.
A ce moment, une seconde automobile amena trois
officiers et rejoignit la première du côté des remises.
 
— Il y a fête, remarqua Bernard.
Ils résolurent d’avancer le plus possible, ce à quoi les
aida l’épaisseur des massifs plantés le long de l’allée qui
entourait la maison.
 
Ils attendirent assez longtemps, puis, des clameurs
et des rires venant du rez-de-chaussée, par-derrière, ils
en conclurent que la salle du festin se trouvait là et que
les convives se mettaient à table. Il y eut des chants,
des éclats de voix. Dehors, aucun mouvement. Le jar-
din était désert.
 
— L’endroit est tranquille, dit Paul. Tu vas me donner un coup de main et rester caché.
— Tu veux monter au rebord d’une des fenêtres?
Mais les volets?
— Ils ne doivent pas être bien solides. La lumière
filtre au milieu.
— Enfin, quel est ton but? Il n’y a aucune raison
pour s’occuper de cette maison plutôt que d’une autre.
 
— Si. Tu m’as rapporté toi-même, d’après les dires
d’un blessé, que le prince Conrad s’est installé dans
une villa aux environs d’Ebrecourt. Or, la situation de
celle-ci au milieu d’une sorte de camp retranché et à
l’entrée du tunnel me paraît tout au moins une indication...
— Sans compter cette fête qui a des allures vraiment princières, dit Bernard en riant. Tu as raison.
Escalade.
Ils traversèrent l’allée. Avec l’aide de Bernard, Paul
put aisément saisir la corniche qui formait le soubassement de l’étage et se hisser jusqu’au balcon de pierre.
 
— Ça y est, dit-il. Retourne là-bas et en cas d’alerte,
un coup de sifflet.
Ayant enjambé le balcon, il ébranla peu à peu l’un
des volets en passant les doigts, puis la main, par la
fente qui les séparait, et il réussit à tirer Panneau de
fermeture.
 
Les rideaux croisés à l’intérieur lui permettaient
d’agir sans être vu, mais, mal croisés dans le haut, ils
laissaient un triangle par lequel, lui, il pourrait voir à
condition de monter sur le balcon.
 
C’est ce qu’il fit. Alors il se pencha et regarda.
 
Et le spectacle qui s’offrit à ses yeux fut tel et le
frappa d’un coup si horrible que ses jambes se mirent à
trembler sous lui...
 
CHAPITRE 5
 
Le prince Conrad s’amuse
 
Une table, une table qui s’allonge parallèlement aux
trois fenêtres de la pièce. Un incroyable entassement
de bouteilles, de carafons et de verres, laissant à peine
de place aux assiettes de gâteaux et de fruits. Des pièces montées soutenues par des bouteilles de Champagne. Une corbeille de fleurs dressée sur des bouteilles
de liqueur.
 
Vingt convives, dont une demi-douzaine de femmes
en robe de bal. Le reste, des officiers somptueusement
chamarrés et décorés.
 
Au milieu, donc face aux fenêtres, le prince Conrad,
présidant le festin, avec une dame à sa droite et une
dame à sa gauche. Et c’est la vue de ces trois personnages, réunis par le plus invraisemblable défi à la logique
même des choses, qui fut pour Paul un supplice incessamment renouvelé.
 
Que l’une des deux femmes se trouvât là, à droite du
prince impérial, toute rigide en sa robe de laine marron, un fichu de dentelle noire dissimulant à demi ses
cheveux courts, cela s’expliquait. Mais l’autre femme,
vers qui le prince Conrad se tournait avec une affectation de galanterie si grossière, cette femme que Paul
 
— 58 —
 
 
regardait de ses yeux terrifiés et qu’il eût voulu étrangler, à pleines mains, cette femme que faisait-elle là?
Que faisait Elisabeth au milieu d’officiers avinés et
d’Allemands plus ou moins équivoques, à côté du prince Conrad, à côté de la monstrueuse créature qui le
poursuivait de sa haine?
 
La comtesse Hermine d’Andeville! Elisabeth
d’Andeville! La mère et la fille! Il n’y avait pas un seul
argument plausible qui permît à Paul de donner un
autre titre aux deux compagnes du prince. Et, ce titre,
un incident lui fournissait toute sa valeur d’affreuse
réalité, un moment après, lorsque le prince Conrad se
levait, une coupe de Champagne à la main, et hurlait:
 
— Hoch! hoch! hoch! Je bois à notre amie vigilante!
Hoch! hoch! hoch! à la santé de la comtesse Hermine!
Les mots épouvantables étaient prononcés, et Paul
les entendit.
 
— Hoch! hoch! hoch! vociféra le troupeau des
convives. A la comtesse Hermine!
La comtesse saisit une coupe, la vida d’un trait et se
mit à dire des paroles que Paul ne put pas percevoir,
tandis que les autres s’efforçaient d’écouter avec une
ferveur que rendaient plus méritoires les copieuses
libations.
 
Et, elle aussi, Elisabeth écoutait.
 
Elle était vêtue d’une robe grise que Paul lui
connaissait, toute simple, très montante, et dont les
manches descendaient jusqu’à ses poignets.
 
Mais autour du cou pendait, sur le corsage, un merveilleux collier de grosses perles à quatre rangs, et ce
collier, Paul ne le connaissait point.
 
« La misérable! la misérable! », balbutia-t-il.
 
Elle souriait. Oui, il vit sur les lèvres de la jeune
femme un sourire provoqué par des mots que le prince
Conrad lui dit en s’inclinant vers elle.
 
Et le prince eut un accès de gaieté si bruyant que la
comtesse Hermine, qui continuait à parler, le rappela
au silence d’un coup d’éventail sur la main.
 
Toute la scène était effrayante pour Paul, et une
telle souffrance le brûlait qu’il n’eut plus qu’une idée:
s’en aller, ne plus voir, abandonner la lutte, et chasser
de sa vie, comme de son souvenir, l’épouse abominable.
 
« C’est bien la fille de la comtesse Hermine », pensait-il avec désespoir.
 
Il allait partir, lorsqu’un petit fait le retint. Elisabeth
portait à ses yeux un mouchoir chiffonné dans le creux
de sa main, et furtivement essuyait une larme prête à
couler.
 
En même temps il s’aperçut qu’elle était affreusement pâle, non point d’une pâleur factice, qu’il avait
attribuée jusqu’ici à la crudité de la lumière, mais de la
pâleur même de la mort. Il semblait que tout le sang
s’était retiré de son pauvre visage. Et quel triste sourire, au fond, que celui qui tordait ses lèvres en réponse
aux plaisanteries du prince!
 
« Mais alors, que fait-elle ici? se demanda Paul.
N’ai-je pas le droit de la croire coupable, et de croire
que c’est le remords qui lui arrache des larmes? Le
désir de vivre, la peur, les menaces, l’ont rendue lâche,
et aujourd’hui elle pleure. »
 
II continuait de l’injurier, mais une grande pitié
l’envahissait peu à peu pour celle qui n’avait pas eu la
force de supporter les intolérables épreuves.
 
Cependant la comtesse Hermine achevait son discours. Elle but de nouveau, coup sur coup, en jetant
son verre derrière elle après chaque rasade. Les officiers et leurs femmes l’imitaient. Les hoch enthousiastes s’entrecroisaient, et, dans un accès d’ivresse patriotique, le prince se leva et entonna le Deutschland über
Alles que les autres reprirent avec une sorte de frénésie.
 
Elisabeth avait posé ses coudes sur la table et ses
mains contre sa figure, comme si elle eût voulu s’isoler.
Mais le prince, toujours debout et braillant, lui saisit les
bras et les écarta brutalement.
 
— Pas de simagrées, la belle!
Elle eut un geste de répulsion qui le mit hors de lui.
— Quoi! quoi! on « rouspète », et puis ne dirait-on
pas qu’on pleurniche! Ah! madame en a de bien bonnes! Mais, palsambleu! que vois-je? Le verre de madame est encore plein!
Il attrapa le verre et, tout en tremblant,. l’approcha
des lèvres d’Elisabeth.
 
— A ma santé, petite. A la santé du seigneur et maître! Eh bien! On refuse?... Je comprends. On ne veut
plus de Champagne. A bas le Champagne! C’est du vin
du Rhin qu’il te faut, n’est-ce pas la gosse? Tu te rappelles la chanson de ton pays: « Nous l’avons eu votre
Rhin allemand. Il a tenu dans notre verre... » Le vin du
Rhin!
D’un seul mouvement les officiers s’étaient dressés
et vociféraient: « Die Wacht am Rhein. » « Ils ne
l’auront pas, le Rhin allemand, quoiqu’ils le demandent
dans leurs cris, comme des corbeaux avides... »
 
— Ils ne l’auront pas, repartit le prince exaspéré,
mais tu en boiras, toi, la petite!
On avait rempli une autre coupe. De nouveau, il
voulut contraindre Elisabeth à la porter à ses lèvres, et,
comme elle le repoussait, il lui parla tout bas, à
l’oreille, tandis que le liquide éclaboussait la robe de la
jeune femme.
 
Tout le monde s’était tu, dans l’attente de ce qui
allait se passer. Elisabeth, plus pâle encore, ne bougeait pas. Penché sur elle, le prince montrait un visage
de brute qui, tour à tour, menace, et supplie, et ordonne, et outrage. Vision écoeurante! Paul aurait donné sa
vie pour qu’Elisabeth, dans un sursaut de révolte, poignardât l’insulteur. Mais elle renversa la tête, ferma les
yeux, et, défaillante, acceptant le calice, elle but quelques gorgées.
 
Le prince jeta un cri de triomphe en brandissant la
 
— 59 —
 
 
coupe, puis, goulûment, il y porta ses lèvres au même
endroit et la vida d’un trait.
 
— Hoch! hoch! proféra-t-il. Debout, les camarades!
Debout sur vos chaises et un pied sur la table! Debout
les vainqueurs du monde! Chantons la force allemande! Chantons la galanterie allemande! « Ils ne l’auront
pas le libre Rhin allemand, aussi longtemps que de hardis jeunes gens feront la cour aux jeunes filles élancées.
» Elisabeth, j’ai bu le vin du Rhin dans ton verre. Elisabeth, je connais ta pensée. Pensée d’amour, mes camarades! Je suis le maître! Oh! Parisienne... Petite femme
de Paris... C’est Paris qu’il nous faut... Oh! Paris! Oh!
Paris...
Il titubait. La coupe s’échappa de ses mains et se
brisa contre le goulot d’une bouteille. Il tomba à
genoux sur la table, dans un fracas d’assiettes et de verres cassés, empoigna un flacon de liqueur, et s’écroula
par terre en balbutiant:
 
— Il nous faut Paris... Paris et Calais... C’est papa
qui l’a dit... L’Arc de Triomphe... Le Café Anglais... Le
Grand Seize... Le Moulin-Rouge!...
Le tumulte cessa d’un coup. La voix impérieuse de
la comtesse Hermine commanda:
 
— Qu’on s’en aille! Que chacun rentre chez soi! Plus
vite que cela, messieurs, s’il vous plaît.
Les officiers et les dames s’esquivèrent rapidement.
Dehors, sur l’autre façade de la maison, plusieurs
coups de sifflet retentirent. Presque aussitôt des automobiles arrivèrent des remises. Le départ général eut
lieu.
 
Cependant la comtesse avait fait un signe aux
domestiques, et, montrant le prince Conrad:
 
— Portez-le dans sa chambre.
En un tour de main, le prince fut enlevé.
Alors, la comtesse Hermine s’approcha d’Elisabeth.
Il ne s’était pas écoulé cinq minutes depuis l’effon
drement du prince sous la table, et, après le vacarme
de la fête, c’était maintenant le grand silence dans la
pièce en désordre où les deux femmes se trouvaient
seules.
 
Elisabeth avait de nouveau enfoui sa tête entre ses
mains, et elle pleurait abondamment avec des sanglots
qui lui convulsaient les épaules. La comtesse Hermine
s’assit auprès d’elle et la toucha légèrement au bras.
 
Les deux femmes se regardèrent sans un mot.
Etrange regard, chez l’une et chez l’autre, chargé d’une
haine égale. Paul ne les quittait pas des yeux. A les observer l’une et l’autre, il ne pouvait pas douter qu’elles
ne se fussent déjà vues, et que les paroles qui allaient
être échangées ne fussent la suite et la conclusion
d’explications antérieures. Mais quelles explications?
Et que savait Elisabeth au sujet de la comtesse Hermine? Acceptait-elle comme sa mère cette femme qu’elle
considérait avec tant d’aversion?
 
Jamais deux êtres ne s’étaient distingués par une
physionomie plus différente et surtout par une expres
 
sion qui indiquât des natures plus opposées. Et pourtant, combien était fort le faisceau des preuves qui les
liait l’une à l’autre! Ce n’étaient plus des preuves, mais
les éléments d’une réalité si vivante que Paul ne songeait même pas à les discuter. Le trouble de M.
d’Andeville en présence de la photographie de la comtesse, photographie prise à Berlin quelques années
après la mort simulée de la comtesse, ne montrait-il
pas d’ailleurs que M. d’Andeville était complice de
cette mort simulée, complice peut-être de beaucoup
d’autres choses?
 
Et alors Paul en revenait à la question que posait
l’angoissante rencontre de la mère et de la fille: que
savait Elisabeth de tout cela? Quelles clartés avait-elle
réussi à se faire sur cet ensemble monstrueux de hontes, d’infamies, de trahisons et de crimes? Accusait-elle
sa mère? Et, se sentant écrasée sous le poids des for-
faits, la rendait-elle responsable de sa propre lâcheté?
 
« Oui, oui, évidemment, se disait Paul, mais pourquoi tant de haine? Il y a entre elles une haine que la
mort seule pourrait assouvir. Et le désir du meurtre est
peut-être plus violent dans les yeux d’Elisabeth que
dans les yeux mêmes de celle qui est venue pour la
tuer. »
 
Paul éprouvait cette impression de façon si aiguë
qu’il s’attendait vraiment à ce que l’une ou l’autre agît
sur-le-champ, et qu’il cherchait le moyen de secourir
Elisabeth. Mais il se produisit une chose tout à fait
imprévue. La comtesse Hermine sortit de sa poche une
de ces grandes cartes topographiques dont se servent
les automobilistes, la déplia, posa son doigt sur un
point, suivit le tracé rouge d’une route jusqu’à un autre
point, et, là, s’arrêtant, prononça quelques mots qui
parurent bouleverser de joie Elisabeth.
 
Elle agrippa le bras de la comtesse et se mit à parler
fiévreusement avec des rires et des sanglots, tandis que
la comtesse hochait la tête en ayant l’air de dire:
 
« C’est entendu... Nous sommes d’accord... tout se
passera comme vous le désirez... »
 
Paul crut qu’Elisabeth allait baiser la main de son
ennemie, tellement elle semblait déborder d’allégresse
et de reconnaissance, et il se demandait anxieusement
dans quel nouveau piège tombait la malheureuse, lorsque la comtesse se leva, marcha vers une porte, et
l’ouvrit.
 
Ayant fait un signe, elle revint.
 
Quelqu’un entra, vêtu d’un uniforme.
 
Et Paul comprit. L’homme que la comtesse Hermine introduisait, c’était l’espion Karl, son complice,
l’exécuteur de ses desseins, celui qu’elle chargeait de
tuer Elisabeth. L’heure de la jeune femme avait sonné.
 
Karl s’inclina. La comtesse Hermine le présentait,
puis, montrant la route et les deux points de la carte,
elle lui expliqua ce qu’on attendait de lui.
 
Il tira sa montre et eut un mouvement comme pour
promettre:
 
— 60 —
 
 
« Ce sera fait à telle heure. »
 
Aussitôt, Elisabeth, sur une invitation de la comtesse, sortit.
 
Bien que Paul n’eût pas entendu un seul mot de ce
qui s’était dit, cette scène rapide prenait pour lui le
sens le plus clair et le plus terrifiant. La comtesse,
usant de ses pouvoirs illimités, et profitant de ce que le
prince Conrad dormait, proposait à Elisabeth un plan
de fuite, sans doute en automobile et vers un point des
régions voisines désigné d’avance. Elisabeth acceptait
cette délivrance inespérée. Et la fuite aurait lieu sous la
direction et sous la protection de Karl!
 
Le piège était si bien tendu et la jeune femme, affolée de souffrance, s’y précipita avec tant de bonne foi
que les deux complices, restant seuls, se regardèrent en
riant. En vérité, la besogne s’accomplissait trop facilement et il n’y avait point de mérite à réussir dans de
pareilles conditions.
 
Il y eut alors entre eux, avant même toute explication, une courte mimique, deux gestes, pas plus, mais
d’un cynisme infernal. Les yeux fixés sur la comtesse,
l’espion Kari entrouvrit son dolman et tira à demi, hors
de la gaine qui le retenait, un poignard. La comtesse fit
un signe de désapprobation et tendit au misérable un
petit flacon qu’il empocha en répondant d’un haussement d’épaules:
 
« Comme vous voulez! Cela m’est égal. » Et, assis
l’un près de l’autre, ils s’entretinrent avec animation, la
comtesse donnant ses instructions que Karl approuvait
ou discutait.
 
Paul eut la sensation que, s’il ne maîtrisait pas son
effroi, s’il n’arrêtait pas les battements désordonnés de
son coeur, Elisabeth était perdue. Pour la sauver, il fallait avoir un cerveau d’une lucidité absolue, et prendre,
au fur et à mesure des circonstances, sans réfléchir et
sans hésiter, d’immédiates résolutions.
 
Or, ces résolutions, il ne pouvait les prendre qu’au
hasard et peut-être à contresens, puisqu’il ne connaissait pas réellement les plans de l’ennemi. Néanmoins, il
arma son revolver.
 
Il supposait alors que la jeune femme, une fois prête
à partir, rentrerait dans la salle et s’en irait avec l’espion; mais, au bout d’un moment, la comtesse frappa sur
un timbre et dit quelques mots au domestique qui
seprésenta. Le domestique sortit. Paul entendit deux
coups de sifflet, puis le ronflement d’une automobile
dont le bruit se rapprochait.
 
Karl regardait dans le couloir par la porte entrouverte. Il se tourna vers la comtesse comme s’il eût dit:
 
« La voilà... Elle descend... »
 
Paul comprit alors qu’Elisabeth s’en allait directement vers l’automobile où Karl la rejoindrait. En ce
cas, il fallait agir et sans retard.
 
Une seconde, il resta indécis. Profiterait-il de ce que
Karl était encore là pour faire irruption dans la salle et
pour le tuer à coups de revolver ainsi que la comtesse
 
Hermine? C’était le salut d’Elisabeth, puisque seuls les
deux bandits en voulaient à son existence.
 
Mais il redouta l’échec d’une tentative aussi audacieuse, et, sautant du balcon, il appela Bernard.
 
— Elisabeth part en automobile. Karl est avec elle
et doit l’empoisonner. Suis-moi... le revolver au poing...
— Que veux-tu faire?
— Nous verrons.
Ils contournèrent la villa en se glissant parmi les
buissons qui bordaient l’allée. D’ailleurs, ces parages
étaient déserts.
 
— Ecoute, dit Bernard. Une automobile qui s’en
va... Paul, très inquiet d’abord, protesta:
— Mais non, mais non, c’est le bruit du moteur. De
fait, quand il leur fut possible d’apercevoir la façade
principale, ils virent devant le perron une limousine
autour de laquelle étaient groupés une douzaine de
soldats et de domestiques, et dont les phares illuminaient l’autre partie du jardin, laissant dans l’ombre
l’endroit où se trouvaient Paul et Bernard.
Une femme descendit les marches du perron et disparut dans l’automobile.
 
— Elisabeth, dit Paul. Et voici Karl...
L’espion s’arrêta sur la dernière marche et donna au
soldat qui servait de chauffeur des ordres que Paul
entendit par bribes.
 
Le départ approchait. Encore une minute et, si Paul
ne s’y opposait pas, l’automobile emportait l’assassin et
sa victime. Minute horrible, car Paul Delroze sentait
tout le danger d’une intervention qui n’aurait même
point l’avantage d’être efficace, puisque la mort de Karl
n’empêcherait pas la comtesse Hermine de poursuivre
ses projets.
 
Bernard murmura:
 
— Tu n’as cependant pas l’intention d’enlever Elisabeth? Il y a là tout un poste de factionnaires.
— Je ne veux qu’une chose: abattre Karl.
— Et après?
— Après? On s’empare de nous. Il y a interrogatoire, enquête, scandale... Le prince Conrad se mêle de
l’affaire.
— Et on nous fusille. Je t’avoue que ton plan...
— Peux-tu m’en proposer un autre?
Il s’interrompit. L’espion Karl, très en colère, invectivait contre son chauffeur et Paul saisit ces paroles:
 
— Bougre d’idiot! Tu n’en fais jamais d’autres! Pas
d’essence. Crois- tu que nous en trouverons cette nuit?
Où y en a-t-il de l’essence? A la remise? Cours-y,
andouille. Et ma fourrure? Tu l’as oubliée également?
Au galop! Rapporte-la. Je vais conduire moi-même.
Avec un abruti de ton espèce, on risque trop...
Le soldat se mit à courir. Et, aussitôt, Paul constata
que, pour aller lui-même jusqu’à la remise dont on discernait les lumières, il n’aurait pas à s’écarter des ténèbres qui le protégeaient.
 
— Viens, dit-il à Bernard, j’ai mon idée que tu vas
— 61 —
 
 
comprendre.
 
Leurs pas assourdis par l’herbe d’une pelouse, ils
gagnèrent les communs réservés aux écuries et aux
garages d’autos, et où ils purent pénétrer sans que leur
silhouette fût aperçue de l’extérieur. Le soldat se trouvait dans un arrière-magasin dont la porte était ouverte. De leur cachette ils le virent qui décrochait d’une
patère une énorme peau de bique qu’il jeta sur son
épaule, puis qui prenait quatre bidons d’essence. Ainsi
chargé, il sortit du magasin et passa devant Paul et Bernard.
 
Le coup fut vivement exécuté. Avant même qu’il eût
le temps de pousser un cri, il était renversé, immobilisé
et pourvu d’un bâillon.
 
— Voilà qui est fait, dit Paul. Maintenant donne-moi
son manteau et sa casquette. J’aurais voulu m’épargner
ce déguisement. Mais qui veut la fin...
— Alors demanda Bernard, tu risques l’aventure? Et
si Karl ne reconnaît pas son chauffeur?
— Il ne pensera même pas à le regarder.
— Mais s’il t’adresse la parole?
— Je ne répondrai pas. D’ailleurs, dès que nous
serons hors de l’enceinte, je n’ai plus rien à redouter de
lui.
— Et moi?
— Toi, attache soigneusement ton prisonnier et
enferme-le dans quelque réduit. Ensuite retourne dans
les massifs, derrière la fenêtre au balcon. J’espère t’y
rejoindre avec Elisabeth vers le milieu de la nuit, et
nous n’aurons qu’à prendre tous trois la route du tunnel. Si par hasard tu ne me voyais pas revenir...
— Eh bien?
— Eh bien va-t’en seul, avant que le jour ne se lève.
— Mais...
Paul s’éloignait déjà. Il était dans cette disposition
d’esprit où l’on ne consent même plus à réfléchir aux
actes que l’on a décidé d’accomplir. Du reste, les événements semblaient lui donner raison. Karl le reçut
avec des injures, mais sans prêter la moindre attention
à ce comparse pour lequel il n’avait pas assez de
mépris. L’espion enfila sa peau de bique, s’assit au
volant, et mania les leviers tandis que Paul s’installait à
côté de lui.
 
La voiture s’ébranlait déjà quand une voix, qui
venait du perron, ordonna:
 
— Karl! Karl!
Paul eut un instant d’inquiétude. C’était la comtesse
Hermine.
Elle s’approcha de l’espion et lui dit tout bas, en
français:
 
— Je te recommande, Karl... Mais ton chauffeur ne
comprend pas le français, n’est-ce pas?
— A peine l’allemand. Excellence. C’est une brute.
Vous pouvez parler.
— Voilà. Ne verse que dix gouttes du flacon, sans
quoi...
— Convenu, Excellence. Et puis?
— Tu m’écriras dans huit jours si tout s’est bien
passé. Ecris-moi à notre adresse de Paris, et pas avant,
ce serait inutile.
— Vous retournerez donc en France, Excellence?
— Oui. Mon projet est mûr.
— Toujours le même?
— Oui. Le temps paraît favorable. Il pleut depuis
plusieurs jours, et l’état-major m’a prévenue qu’il allait
agir de son côté. Donc je serai là-bas demain soir et il
suffira d’un coup de pouce...
— Oh! ça, d’un coup de pouce, pas davantage. J’y ai
travaillé moi-même et tout est au point. Mais vous
m’avez parlé d’un autre projet, pour compléter le premier, et j’avoue que celui-là...
— Il le faut, dit-elle. La chance tourne contre nous.
Si je réussis, ce sera la fin de la série noire.
— Et vous avez le consentement de l’empereur?
— Inutile. Ce sont là de ces entreprises dont on ne
parle pas.
— Celle-ci est dangereuse et terrible.
— Tant pis.
— Pas besoin de moi, là-bas. Excellence?
— Non. Débarrasse-nous de la petite. Pour l’instant
cela suffit. Adieu.
— Adieu, Excellence.
L’espion débraya; l’auto partit.
L’allée qui encerclait la pelouse centrale conduisait
devant un pavillon qui commandait la grille du jardin
et qui servait au corps de garde. De chaque côté s’élevaient les hautes murailles de l’enceinte.
 
Un officier sortit du pavillon. Karl jeta le mot de
passe: « Hohenstaufen ». La grille fut ouverte et l’auto
s’élança sur une grande route qui traverse d’abord la
petite ville d’Ebrecourt et serpente ensuite au milieu
de collines basses.
 
Ainsi Paul Delroze, à onze heures du soir, se trouvait seul, dans la campagne déserte, avec Elisabeth et
avec l’espion Karl. Qu’il parvînt à maîtriser l’espion, et
de cela il ne doutait point, Elisabeth serait libérée. Il
n’y aurait plus alors qu’à revenir, à pénétrer dans la
villa du prince Conrad, grâce au mot de passe, et à
retrouver Bernard. L’entreprise achevée, et complétée
selon les desseins de Paul, le tunnel les ramènerait tous
trois au château d’Ornequin.
 
Paul s’abandonna donc à la joie qui l’envahissait. Elisabeth était là, sous sa protection, Elisabeth dont le
courage certes avait fléchi sous le poids des épreuves,
mais à laquelle il devait son indulgence puisqu’elle
était malheureuse par sa faute à lui. Il oubliait, il voulait oublier toutes les vilaines phases du drame, pour ne
songer qu’au dénouement proche, au triomphe, à la
délivrance de sa femme.
 
Il observait attentivement la route, afin de ne pas se
perdre au retour, et il combinait le plan de son attaque,
le fixant à la première halte qu’on serait obligé de faire.
 
— 62 —
 
 
Résolu à ne pas tuer l’espion, il l’étourdirait d’un coup
de poing et, après l’avoir terrassé et ligoté, il le jetterait
dans quelque taillis.
 
On rencontra un bourg important, puis deux villages, puis une ville où il fallut s’arrêter et montrer les
papiers de la voiture.
 
Après, ce fut encore la campagne, et une série de
petits bois dont les arbres s’illuminaient au passage.
 
A ce moment, la lumière des phares faiblissant, Karl
ralentit l’allure. Il grogna:
 
— Double brute, tu ne sais même pas entretenir tes
phares! As-tu remis du carbure?
Paul ne répondit pas. Karl continua de maugréer.
Puis il freina en jurant:
 
— Tonnerre d’imbécile! Plus moyen d’avancer...
Allons, secoue-toi et rallume.
Paul sauta du siège, tandis que l’auto se rangeait sur
le bord de la route.
 
Le moment était venu d’agir.
 
Il s’occupa d’abord du phare, tout en surveillant les
 
mouvements de l’espion et en ayant soin de se tenir en
dehors des projections lumineuses. Karl descendit,
ouvrit la portière de la limousine, engagea une conversation que Paul n’entendit pas. Puis il remonta ensuite
le long de la voiture.
 
— Eh bien, l’abruti, en finiras-tu?
Paul lui tournait le dos, très attentif à son ouvrage et
guettant la seconde propice où l’espion, avançant de
deux pas, serait à sa portée. Une minute s’écoula. Il
serra les poings. Il prévit exactement le geste nécessaire, et il allait l’exécuter, lorsque soudain il fut saisi par-
derrière, à bras-le-corps, et renversé sans avoir pu
offrir la moindre résistance.
 
— Ah! tonnerre! s’écria l’espion en le maintenant
sous son genou, c’est donc pour ça que tu ne répondais
pas?... Il me semblait aussi que tu avais une drôle
d’attitude à côté de moi... Et puis je n’y pensais pas...
C’est à l’instant, la lanterne qui t’a éclairé de profil. Ah
ça! mais qu’est-ce que ce gaillard? Un chien de Français, peut-être? Paul s’était raidi, et il crut un moment
qu’il lui serait possible d’échapper à l’étreinte. L’effort
de l’adversaire fléchissait, il le dominait peu à peu, et il
s’exclama:
— Oui, un Français, Paul Delroze, celui que tu as
voulu tuer autrefois, le mari d’Elisabeth, de ta victime... Oui, c’est moi, et je sais qui tu es... le faux Belge
Laschen, l’espion Karl. Il se tut. L’espion, qui n’avait
faibli que pour tirer un poignard de sa ceinture, levait
l’arme sur lui.
— Ah! Paul Delroze... Tonnerre de Dieu, l’expédition sera fructueuse... Les deux l’un après l’autre... le
mari... la femme... Ah! tu es venu te fourrer entre mes
griffes... Tiens! attrape, mon garçon... Paul vit au-dessus de son visage l’éclair d’une lame qui brillait: il
ferma les yeux en prononçant le nom d’Elisabeth...
Une seconde encore, et puis, coup sur coup, il y eut
 
trois détonations. En arrière du groupe formé par les
deux adversaires, quelqu’un tirait. L’espion poussa un
juron abominable. Son étreinte se desserra. L’arme
tomba, et il s’abattit à plat ventre en gémissant:
 
— Ah! la sacrée femme... la sacrée femme... J’aurais
dû l’étrangler dans l’auto... Je me doutais bien que ça
arriverait...
Plus bas il bégaya:
 
— J’y suis en plein! Ah! la sacrée femme, ce que je
souffre!... Il se tut. Quelques convulsions. Un hoquet
d’agonie, et ce fut tout. D’un bond, Paul s’était dressé.
Il courut vers celle qui l’avait sauvé, et qui tenait encore à la main son revolver.
— Elisabeth! dit-il, éperdu de joie.
Mais il s’arrêta, les bras tendus. Dans l’ombre, la silhouette de cette femme ne lui semblait pas être celle
d’Elisabeth, mais une silhouette plus haute et plus
forte. Il balbutia avec une angoisse infinie:
 
— Elisabeth... Est-ce toi?... Est-ce bien toi?... Et, en
même temps, il avait l’intuition profonde de la réponse
qu’il allait entendre.
— Non, dit la femme, Mme Delroze est partie un
peu avant nous, dans une autre automobile, Karl et moi
nous devions la rejoindre.
Paul se souvint de cette automobile dont il avait bien
cru en effet percevoir le ronflement lorsqu’il contournait la villa avec Bernard. Cependant, comme les deux
départs avaient eu lieu à quelques minutes d’intervalle
tout au plus, il ne perdit pas courage et s’écria:
 
— Alors, vite, dépêchons-nous. En accélérant l’allure, il est certain qu’on les rattrapera... Mais la femme
objecta aussitôt:
— Les rattraper? C’est impossible, les deux automobiles suivent des routes différentes.
— Qu’importe, si elles se dirigent vers le même but.
Où conduit-on Mme Delroze?
— Dans un château qui appartient à la comtesse
Hermine.
— Et ce château se trouve?...
— Je ne sais pas.
— Vous ne savez pas? Mais c’est effrayant. Vous
savez son nom tout au moins?
— Karl ne me l’a pas dit. Je l’ignore.
CHAPITRE 6
 
La lutte impossible
 
Dans la détresse immense où ces derniers mots le
précipitèrent, Paul éprouva, ainsi qu’au spectacle de la
fête donnée par le prince Conrad, le besoin d’une réaction immédiate. Certes tout espoir était perdu. Son
plan, qui consistait à utiliser le passage du tunnel avant
que l’éveil ne fût donné, son plan s’écroulait. En
 
— 63 —
 
 
admettant qu’il parvînt à rejoindre Elisabeth et à la
délivrer, ce qui devenait invraisemblable, à quel
moment ce fait se produirait-il? Et comment, après
cela, échapper à l’ennemi et entrer en France?
 
Non, il avait contre lui désormais l’espace et le
temps. Sa défaite était de celles après quoi il n’y a plus
qu’à se résigner et à attendre le coup de grâce.
 
Cependant il ne broncha point. Il comprenait
qu’une défaillance serait irréparable. L’élan qui l’avait
emporté jusqu’ici devait se poursuivre sans relâche et
avec plus de fougue encore.
 
Il s’approcha de l’espion. La femme était penchée
sur le corps et l’examinait à la lueur d’une des lanternes
qu’elle avait décrochée.
 
— Il est mort, n’est-ce pas? dit-il.
— Oui, il est mort. Deux balles l’ont atteint dans le
dos. Elle murmura d’une voix altérée:
— C’est horrible, ce que j’ai fait. Voilà que je l’ai
tué, moi! Ce n’est pas un meurtre, monsieur, n’est-ce
pas? Et j’en avais le droit?... Tout de même, c’est horrible... Voilà que j’ai tué Karl! Son visage, jeune encore
et assez joli, bien que très vulgaire, était décomposé.
Ses yeux ne semblaient pas pouvoir se détacher du
cadavre.
— Qui êtes-vous? demanda Paul. Elle répondit avec
des sanglots:
— J’étais son amie... mieux que cela, ou plutôt pis
que cela... Il m’avait juré qu’il m’épouserait... Mais les
serments de Karl!... Un tel menteur, monsieur, un tel
lâche!... Ah! tout ce que je sais de lui... Moi-même, peu
à peu, à force de me taire, je devenais sa complice.
C’est qu’il me faisait si peur! Je ne l’aimais plus, mais je
tremblais et j’obéissais... Avec quelle haine, à la fin... et
comme il la sentait, cette haine! Il me disait souvent: «
Tu es bien capable de m’égorger un jour ou l’autre. »
Non, monsieur... J’y pensais bien, mais jamais je
n’aurais eu le courage. C’est seulement tout à l’heure,
quand j’ai vu qu’il allait vous frapper... et surtout quand
j’ai entendu votre nom...
— Mon nom, pourquoi?
— Vous êtes le mari de Mme Delroze.
— Et alors?
— Alors je la connais. Pas depuis longtemps, depuis
aujourd’hui. C’est ce matin que Karl, venant de Belgique, a passé par la ville où j’habite et m’a emmenée
chez le prince Conrad. Il s’agissait de servir, comme
femme de chambre, une dame française que nous
devions conduire dans un château. J’ai compris ce que
cela voulait dire. Là encore, il me fallait être complice,
inspirer confiance... Et puis j’ai vu cette dame française... Je l’ai vue pleurer... Et elle est si douée, si bonne,
qu’elle m’a retourné le coeur. J’ai promis de la secourir... Seulement, je ne pensais pas que ce serait de cette
façon, en tuant Karl...
Elle se releva brusquement et prononça d’un ton
âpre:
 
— Mais il le fallait, monsieur. Cela ne pouvait pas
être autrement, car j’en savais trop sur son compte. Lui
ou moi... C’est lui... Tant mieux, je ne regrette rien... Il
n’y avait pas au monde un pareil misérable, et, avec des
gens de son espèce, il ne faut pas hésiter. Non, je ne
regrette rien.
Paul lui dit:
 
— Il était dévoué à la comtesse Hermine, n’est-ce
pas? Elle frissonna et baissa la voix pour répondre.
— Ah! ne parlons pas d’elle, je vous en supplie.
Celle-là est plus terrible encore, et elle vit toujours,
elle! Ah! si jamais elle me soupçonne!
— Qui est cette femme?
— Est-ce qu’on sait? Elle va et vient, elle est maîtresse partout où elle se trouve... On lui obéit ainsi qu’à
l’empereur. Tout le monde la redoute. C’est comme
son frère...
— Son frère?
— Oui, le major Hermann.
— Hein! vous dites que le major Hermann est son
frère?
— Certes, d’ailleurs il suffit de le voir. C’est la comtesse Hermine elle-même!
— Mais vous les avez vus ensemble?
— Ma foi... je ne me rappelle plus... Pourquoi cette
question? Le temps était trop précieux pour que Paul
insistât. Ce que cette femme pouvait penser de la comtesse Hermine importait peu.
Il lui demanda:
 
— Elle demeure bien chez le prince?
— Actuellement, oui... Le prince habite au premier
étage, par-derrière; elle, au même étage, mais pardevant.
— Si je lui fais dire que Karl, victime d’un accident,
m’envoie, moi, son chauffeur, la prévenir, me recevrat-elle?
— Assurément.
— Connaît-elle le chauffeur de Karl, celui dont j’ai
pris la place?
— Non. C’est un soldat que Karl a emmené de Belgique. Paul réfléchit un instant, puis reprit:
— Aidez-moi.
Ils poussèrent le cadavre vers le fossé de la route, l’y
descendirent et le recouvrirent de branches mortes.
 
— Je retourne à la villa, dit-il. Quant à vous, mar-
chez jusqu’à ce que vous rencontriez un groupe d’habitations. Eveillez les gens et racontez l’assassinat de Karl
par son chauffeur et votre fuite. Le temps de prévenir
la police, de vous interroger, de téléphoner à la villa,
c’est plus qu’il n’en faut. Elle s’effraya:
— Mais la comtesse Hermine?
— Ne craignez rien de ce côté. En admettant que je
ne la réduise pas à l’impuissance, comment pourraitelle vous soupçonner, puisque l’enquête rejettera tout
sur moi seul? D’ailleurs, nous n’avons pas le choix.
Et, sans plus l’écouter, il remit la voiture en mouve
 
— 64 —
 
 
ment, saisit le volant, et, malgré les prières effarées de
la femme, il partit.
 
Il partit avec autant d’ardeur et de décision que s’il
se pliait aux exigences d’un projet nouveau dont il eût
fixé tous les détails et connu l’efficacité certaine.
 
« Je vais voir la comtesse, se disait-il. Et alors, soit
que, inquiète sur le sort de Karl, elle veuille que je la
conduise auprès de lui, soit qu’elle me reçoive dans
une pièce quelconque de la villa, je l’oblige par
n’importe quel procédé à me révéler le nom du château qui sert de prison à Elisabeth. Je l’oblige à me
donner le moyen de la délivrer et de la faire évarier. »
 
Mais comme tout cela était vague! Que d’obstacles!
Que d’impossibilités! Comment supposer que les circonstances seraient dociles au point de rendre la comtesse aveugle et de la priver de tout secours? Une
femme de son envergure n’était pas de celles qui se
laissent berner par des mots et soumettre par des
menaces.
 
N’importe! Paul n’acceptait pas le doute. Au bout de
son entreprise, il y avait le succès, et, pour y atteindre
plus vite, il forçait l’allure, jetant son auto comme une
trombe à travers la campagne et ralentissant à peine au
passage des bourgs et des villes.
 
« Hohenstaufen », cria-t-il à la sentinelle plantée
devant le poste de l’enceinte.
 
L’officier de garde, après l’avoir interrogé, le renvoya au sous-officier du poste qui stationnait près du
perron. Celui-là seul avait libre accès dans la villa et,
par lui, la comtesse serait prévenue.
 
— Bien, dit Paul, je vais d’abord mettre mon auto à
la remise.
Une fois arrivé, il éteignit ses phares, et, comme il se
dirigeait vers la villa, il eut l’idée, avant de se rendre
auprès du sous-officier, de chercher Bernard et de se
renseigner sur ce que son beau-frère avait pu surprendre.
 
Il le trouva derrière la villa, dans les massifs groupés
en face de la fenêtre au balcon.
 
— Tu es donc seul? lui demanda Bernard anxieusement. — Oui, l’affaire est manquée. Elisabeth a été
emmenée par une première auto.
— C’est terrible, ce que tu me dis là!
— Oui, mais le mal est réparable.
— Comment?
— Je ne sais pas encore. Parlons de toi. Où en es-tu?
Et le chauffeur?
— En sûreté. Personne ne le découvrira... du moins
pas avant ce matin, lorsque d’autres chauffeurs viendront aux remises.
— Bien. En dehors de cela?
— Une patrouille dans le parc, il y a une heure. J’ai
pu me dissimuler.
— Et puis?
— Et puis j’ai poussé une pointe jusqu’au tunnel.
Les hommes commençaient à se remuer. D’ailleurs, il
y a quelque chose qui les a remis d’aplomb, et rudement!
 
— Quoi?
— L’irruption d’une certaine personne de notre
connaissance, la femme que j’ai rencontrée à Corvigny,
celle qui ressemble si furieusement au major Hermann.
— Elle faisait une ronde?
— Non, elle partait...
— Oui, je sais, elle doit partir.
— Elle est partie.
— Voyons, ce n’est pas croyable, son départ pour la
France n’était pas immédiat.
— J’ai assisté à ce départ.
— Mais où? Quelle route?
— Eh bien, et le tunnel? Crois-tu qu’il ne serve plus
à rien, ce tunnel? Elle a pris ce chemin-là, et sous mes
yeux, et dans des conditions éminemment confortables... un wagonnet conduit par un mécanicien et
actionné par l’électricité. Sans doute, puisque le but de
son voyage était, comme tu le dis, d’aller en France, on
l’aura aiguillée sur l’embranchement de Corvigny. Il y
a deux heures de cela. J’ai entendu le wagonnet revenir.
La disparition de la comtesse Hermine était pour
Paul un nouveau coup.Comment, dès lors, retrouver et
comment délivrer Elisabeth? A quel fil se rattacher
parmi les ténèbres où chacun de ses efforts aboutissait
à un désastre?
 
Il se raidit, tendant les ressorts de sa volonté et résolu à continuer l’entreprise jusqu’au succès complet. Il
demanda à Bernard:
 
— Tu n’as rien remarqué d’autre?
— Rien du tout.
— Pas d’allées et venues?
— Non. Les domestiques sont couchés. Les lumières ont été éteintes.
— Toutes les lumières?
— Sauf une, cependant. Tiens là, sur nos têtes.
C’était au premier étage, et à une fenêtre située audessus de la fenêtre par laquelle Paul avait assisté au
souper du prince Conrad. Il reprit:
— Cette lumière s’est-elle allumée pendant que
j’étais monté sur le balcon?
— Oui, vers la fin. Paul murmura:
— D’après mes renseignements, ce doit être la
chambre du prince Conrad. Lui aussi, il est ivre, et il a
fallu le monter.
— J’ai vu des ombres, en effet, à ce moment-là, et
depuis tout est immobile.
— Evidemment, il cuve son Champagne. Ah! si l’on
pouvait voir!... Pénétrer dans cette chambre!
— Facile, dit Bernard.
— Par où?
— Par la pièce voisine, qui doit être le cabinet de
toilette, et dont on a laissé la fenêtre entrouverte, sans
— 65 —
 
 
doute pour donner un peu d’air au prince.
 
— Mais il faudrait une échelle...
— J’en connais une, accrochée au mur de la remise.
La veux-tu?
— Oui, oui, dit Paul, vivement. Dépêche-toi.
Dans son esprit, toute une nouvelle combinaison se
formait, reliée d’ailleurs à ses premières dispositions de
combat, et qui lui semblait maintenant capable de le
mener au but.
 
Il s’assura donc que les abords de la villa, à droite et
à gauche, étaient déserts, et qu’aucun des soldats du
poste ne s’écartait du perron, puis, dès que Bernard fut
de retour, il planta l’échelle dans l’allée et l’appuya au
mur.
 
Ils montèrent.
 
La fenêtre entrouverte était bien celle du cabinet de
toilette. La lumière de la chambre voisine l’éclairait.
Aucun bruit ne venait de cette chambre que le bruit
d’un ronflement sonore. Paul avança la tête.
 
En travers de son lit, vêtu de son uniforme dont le
plastron était souillé de taches, affalé comme un mannequin, le prince Conrad dormait. Il dormait si profondément que Paul ne se gêna pas pour examiner la
chambre. Une petite pièce en guise de vestibule la
séparait du couloir, ce qui dressait entre la chambre et
le couloir deux portes dont il poussa les verrous et
ferma les serrures à double tour. Ainsi ils se trouvaient
seuls avec le prince Conrad, sans qu’on pût rien entendre de l’intérieur.
 
— Allons-y, dit Paul, lorsqu’ils se furent distribué la
besogne. Et il appliqua sur le visage du prince une serviette roulée dont il essayait de lui entrer les extrémités
dans la bouche, pendant que Bernard, à l’aide d’autres
serviettes, entortillait les jambes et les poignets. Cela
s’exécuta silencieusement. De la part du prince aucune
résistance, aucun cri. Il avait ouvert les yeux et regardait ses agresseurs avec l’air d’un homme qui ne comprend d’abord rien à ce qui lui arrive, mais qu’une peur
de plus en plus forte envahit au fur et à mesure qu’il a
conscience du danger.
— Pas brave l’héritier de Guillaume, ricana Bernard. Quelle frousse! Voyons, jeune homme, il faut se
remettre d’aplomb. Où est votre flacon de sels?
Paul avait fini par lui introduire dans la bouche la
moitié de la serviette.
 
— Maintenant, dit-il, partons.
— Que veux-tu faire? demanda Bernard.
— L’emmener.
— Où?
— En France.
— En France?
— Parbleu! Nous le tenons; qu’il nous serve!
— On ne le laissera pas sortir.
— Et le tunnel?
— Impossible! La surveillance est trop active main-
tenant.
— Nous verrons bien.
Il saisit son revolver et le braqua sur le prince
Conrad.
 
— Ecoutez-moi. Vous avez les idées trop
embrouillées pour comprendre mes questions. Mais un
revolver, ça se comprend tout seul, n’est-ce pas? C’est
un langage très clair, même pour quelqu’un qui est ivre
et qui tremble de peur. Eh bien, si vous ne me suivez
pas tranquillement, si vous essayez de vous débattre et
de faire du bruit, si mon camarade et moi nous sommes en péril un seul instant, vous êtes flambé. Le
browning dont vous sentez le canon sur votre tempe,
vous fera sauter la cervelle. Nous sommes d’accord? Le
prince remua la tête.
— Parfait, conclut Paul. Bernard, délie ses jambes,
mais attache-lui les bras autour du corps... Bien... En
route.
La descente s’effectua dans les meilleures conditions, et ils marchèrent au milieu des massifs jusqu’à la
palissade qui séparait le jardin du vaste enclos réservé
aux casernes. Là ils se passèrent le prince d’un côté à
l’autre, comme un paquet, puis, en suivant le même
chemin qu’à l’arrivée, ils parvinrent aux carrières.
 
Outre que la nuit était suffisamment claire pour
qu’ils pussent se diriger, ils apercevaient devant eux
une lueur épandue qui devait monter du corps de
garde établi à l’entrée du tunnel. En effet, dans le
poste, toutes les lumières étaient allumées, et les hommes, debout en dehors de la baraque, buvaient du café.
 
Devant le tunnel, un soldat déambulait, le fusil sur
l’épaule.
 
— Nous sommes deux, souffla Bernard. Ils sont six,
et, au premier coup de feu, ils seront rejoints par les
quelques centaines de Boches qui cantonnent à cinq
minutes d’ici. La lutte est un peu inégale, qu’en dis-tu?
Ce qui aggravait la difficulté jusqu’à la rendre insurmontable, c’est qu’ils n’étaient pas deux en réalité, mais
trois, et que leur prisonnier constituait pour eux la
gêne la plus terrible. Avec lui, impossible de courir,
impossible de fuir. Il fallait s’aider de quelque stratagème.
 
Lentement, prudemment, afin qu’aucune pierre ne
roulât sous leurs pas ou sous les pas du prince, ils
décrivirent, en dehors de l’espace éclairé, un circuit
qui les amena, au bout d’une heure, à proximité même
du tunnel, sur les pentes rocheuses contre lesquelles
s’appuyaient ses premiers contreforts.
 
— Reste là, dit Paul — et il parlait très bas, mais de
manière que le prince entendît — reste là et retiens
bien mes instructions. Tout d’abord, tu te charges du
prince... revolver au poing et la main gauche fixée à son
collet. S’il se rebiffe, tu lui casses la tête. Tant pis pour
nous, mais tant pis pour lui également. De mon côté, je
retourne à une certaine distance de la baraque et j’attire les cinq hommes du poste. Alors, ou bien l’homme
qui monte la garde, là en-dessous, se joint à ses cama
— 66 —
 
 
rades — auquel cas tu passes avec le prince — ou bien,
fidèle à sa consigne, il ne bouge pas — auquel cas tu
tires sur lui, tu le blesses... et tu passes.
 
— Oui, je passe, mais les Boches courent après moi.
— Evidemment.
— Et ils nous rattrapent.
— Ils ne vous rattraperont pas.
— Tu en es sûr?
— Certain.
— Du moment que tu l’affirmes...
— Donc, c’est compris. Et vous aussi, dit Paul au
prince, c’est compris, n’est-ce pas? La soumission absolue, sans quoi, une imprudence, un malentendu peuvent vous coûter la vie. Bernard dit à l’oreille de son
beau-frère:
— J’ai ramassé une corde, je vais la lui attacher
autour du cou, et, à la moindre incartade, un petit
geste sec le rappellera au sentiment de la réalité. Seulement, Paul, je te préviens que, s’il lui prend la fantaisie de se débattre, je suis incapable de le tuer... comme
ça... froidement...
— Sois tranquille... il a trop peur pour se débattre. Il
te suivra comme un chien jusqu’à l’autre bout du tunnel.
— Et alors, une fois arrivé?
— Une fois arrivé, enferme-le dans les ruines
d’Ornequin, mais sans révéler son nom à personne.
— Et toi, Paul?
— Ne {‘occupe pas de moi.
— Cependant...
— Le risque est le même pour nous deux. La partie
que nous allons jouer est effroyable, et il y a bien des
chances pour que nous la perdions. Mais, si nous la
gagnons, c’est le salut d’Elisabeth. Donc, allons-y de
tout coeur. A bientôt, Bernard. En dix minutes, tout
doit être réglé, dans un sens ou dans l’autre.
Ils s’embrassèrent longuement, et Paul s’éloigna.
 
Paul l’avait annoncé, cet effort suprême ne pouvait
réussir qu’à force d’audace et de promptitude, et il fallait l’exécuter ainsi qu’on exécute une manoeuvre désespérée.
 
Encore dix minutes, et c’était le dénouement de
l’aventure. Encore dix minutes, et il serait victorieux ou
fusillé.
 
Tous les actes qu’il accomplit dès ce moment furent
aussi ordonnés et méthodiques que s’il avait eu le
temps d’en préparer avec soin le déclenchement et
d’en assurer l’inévitable succès, alors que, en réalité, ce
fut une série de décisions isolées qu’il prenait au fur et
à mesure des circonstances les plus tragiques.
 
Il gagna par un détour, et en se maintenant sur les
pentes des monticules que formait l’exploitation de
sable, le défilé qui mettait en communication les carrières et le camp réservé à la garnison. Sur le dernier
de ces monticules le hasard lui fit heurter un bloc de
pierre qui vacilla. A tâtons, il se rendit compte que ce
 
bloc retenait derrière lui tout un amoncellement de
sable et de cailloux.
 
« Voilà ce qu’il me faut », se dit-il sans même réfléchir.
 
D’un coup de pied violent, il ébranla la masse qui,
aussitôt, suivant le creux d’un ravin, se précipita dans le
défilé avec le fracas d’un éboulement.
 
D’un bond, Paul sauta parmi les pierres, s’étendit à
plat ventre et se mit à crier au secours, comme s’il eût
été victime d’un accident.
 
De l’endroit où il gisait, on ne pouvait, à cause des
sinuosités du défilé, l’entendre des casernes, mais le
moindre appel devait porter jusqu’à la baraque du tunnel, qui n’était distante que de cent mètres au plus. Et,
de fait, les hommes du poste accoururent aussitôt.
 
Il n’en compta pas moins de cinq, qui s’empressèrent autour de lui et le relevèrent, tout en l’interrogeant. D’une voix à peine intelligible, il fit au sous-officier des réponses incohérentes, haletantes, d’où l’on
pouvait conclure qu’il était envoyé par le prince
Conrad à la recherche de la comtesse Hermine.
 
Paul sentait bien que son stratagème n’avait aucune
chance de réussir au-delà d’un temps très limité, mais
toute minute gagnée était d’un prix inestimable, puis-
que Bernard en profitait pour agir de son côté contre le
sixième homme en faction devant le tunnel et pour
s’enfuir avec le prince Conrad. Peut-être même cet
homme allait-il venir lui aussi... Ou bien peut-être Bernard se débarrasserait-il de lui sans faire usage de son
revolver et par conséquent sans attirer l’attention.
 
Et Paul, haussant peu à peu la voix, bredouillait des
explications confuses auxquelles le sous-officier s’irritait de ne rien comprendre, lorsqu’un coup de feu claqua là-bas, suivi de deux autres détonations.
 
Sur le moment le sous-officier hésita, ne sachant pas
très bien d’où venait le bruit. Les hommes, s’écartant
de Paul, prêtèrent l’oreille. Alors il passa au milieu
d’eux et partit en avant sans qu’ils se rendissent compte, dans l’obscurité, que c’était lui qui s’éloignait. Puis
au premier détour, il se mit à courir, et en quelques
bonds atteignit la baraque.
 
D’un coup d’oeil, il aperçut, à trente pas de lui,
devant l’orifice du tunnel, Bernard qui luttait avec le
prince Conrad, lequel essayait de s’échapper. Près
d’eux, la sentinelle traînait à terre en gémissant.
 
Paul eut la vision très exacte de ce qu’il fallait faire.
Porter assistance à Bernard et tenter avec lui le risque
d’une évasion, aurait été de la folie, puisque leurs
adversaires les eussent fatalement rejoints, et qu’en
tout cas le prince Conrad eût été délivré. Non, l’essentiel était d’arrêter la ruée des hommes du poste, dont
les ombres déjà apparaissaient au sortir du défilé, et de
permettre à Bernard d’en finir avec le prince.
 
A moitié caché par la baraque, il tendit vers eux son
revolver et cria:
 
— Halte!
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Le sous-officier n’obéit pas et pénétra dans la zone
éclairée. Paul tira. L’Allemand tomba, mais blessé seulement, car il se mit à commander d’une voix sauvage:
 
— En avant! Sautez dessus! En avant donc, tas de
froussards!
Les hommes ne bougeaient pas. Paul empoigna un
fusil dans le faisceau qu’ils avaient formé près de la
baraque, et, tout en les ajustant, il put, d’un regard jeté
en arrière, constater que Bernard, enfin maître du
prince Conrad, l’entraînait dans les profondeurs du
tunnel.
 
— Il ne s’agit plus que de tenir cinq minutes, pensa
Paul, afin que Bernard aille aussi loin que possible.
Et il était si calme à ce moment qu’il les eût comptées, les minutes, au battement régulier de son pouls.
 
— En avant! Sautez dessus! En avant! ne cessait de
proférer le sous-officier qui, sans aucun doute, s’il
n’avait pu reconnaître le prince Conrad, avait discerné
la silhouette de deux fugitifs.
A genoux, il tira un coup de revolver sur Paul. Celuici lui cassa le bras d’une balle. Mais le sous-officier
vociféra de plus belle:
 
— En avant! Il y en a deux qui ont fichu le camp par
le tunnel! En avant! Voilà du renfort!
C’était une demi-douzaine de soldats des casernes,
accourus au bruit des détonations. Paul, qui avait réussi
à pénétrer dans la baraque, cassa le carreau d’une
lucarne et tira trois fois. Les soldats se mirent à l’abri,
mais d’autres arrivèrent, prirent les ordres du sous-officier, puis se dispersèrent, et Paul les vit qui escaladaient les pentes voisines afin de le tourner. Il tira
encore quelques coups de fusil. A quoi bon! Tout
espoir d’une résistance plus longue disparaissait.
 
Il s’obstina néanmoins, tenant ses adversaires à distance, tirant sans relâche et gagnant ainsi du temps
jusqu’aux limites du possible. Mais il s’aperçut que la
manoeuvre de l’ennemi avait pour but, après l’avoir
tourné, de se diriger vers le tunnel et de donner la
chasse aux fugitifs...
 
Paul se cramponnait. Il avait réellement conscience
de chaque seconde qui s’écoulait, de chacune de ces
secondes inappréciables qui augmentaient la distance
où se trouvait Bernard.
 
Trois hommes s’engouffrèrent dans l’orifice béant,
puis quatre, puis cinq.
 
En outre, les balles commençaient à pleuvoir sur la
baraque.
 
Paul calculait:
 
« Bernard doit être à six ou sept cents mètres. Les
trois hommes qui le poursuivent sont à cinquante
mètres... à soixante-quinze maintenant. Tout va bien, »
 
Une masse serrée d’Allemands s’en venait sur la
baraque. Il était évident que l’on ne croyait pas que
Paul y fût seul enfermé, tellement il multipliait ses
efforts. Cette fois il n’y avait plus qu’à se rendre.
 
« II est temps, pensa-t-il, Bernard est en dehors de
 
la zone dangereuse. »
 
Brusquement, il se précipita vers le tableau qui
contenait les manettes correspondant aux fourneaux de
mine pratiqués dans le tunnel, d’un coup de crosse fit
voler la vitre en éclats, et rabattit la première et la
seconde de ces manettes.
 
Il sembla que la terre frémissait. Un grondement de
tonnerre roula sous le tunnel, et se propagea longuement, comme un écho qui rebondit.
 
Entre Bernard d’Andeville et la meute qui cherchait
à l’atteindre, la route était barrée. Bernard pouvait
emmener tranquillement en France le prince Conrad.
 
Alors Paul sortit de la cabane, en levant les bras et
en criant d’une voix joyeuse:
 
— Camarade! Camarade!
Dix hommes l’entouraient déjà, et un officier qui les
commandait hurla, fou de rage:
 
— Qu’on le fusille!... Tout de suite... tout de suite...
qu’on le fusille! ...
CHAPITRE 7
 
La loi du vainqueur
 
Si brutalement qu’on le traitât, Paul n’opposa pas la
moindre résistance. Tandis qu’on le collait, avec une
violence exaspérée, contre une partie verticale de la
falaise, il continuait en lui-même ses calculs:
 
« II est mathématiquement certain que les deux
explosions se sont produites à des distances de trois
cents et quatre cents mètres. Donc, je puis admettre
également comme certain que Bernard et le prince
Conrad se trouvaient au-delà, et que les hommes qui
leur donnaient la chasse se trouvaient en deçà. Donc,
tout est pour le mieux.
 
Docilement, avec une sorte de complaisance ironique, il se prêtait aux préparatifs de son exécution, et,
déjà, les douze soldats qui en étaient chargés, s’alignant
sous la vive lumière d’un projecteur électrique, n’attendaient plus qu’un ordre. Le sous-officier qu’il avait
blessé au début du combat, se traîna jusqu’à lui et grinça:
 
— Fusillé!... Fusillé!... Sale Franzose...
Il répondit en riant:
— Mais non, mais non, les choses ne vont pas si vite
que cela.
— Fusillé, répéta l’autre. Le herr leutnant l’a dit.
— Eh bien, quoi! Qu’est-ce qu’il attend, le herr leutnant?
Le lieutenant faisait une rapide enquête à l’entrée
du tunnel. Les hommes qui s’y étaient engouffrés
revinrent en courant, à demi asphyxiés par les gaz de
l’explosion. Quant au factionnaire dont Bernard avait
dû se débarrasser, il perdait son sang en telle abondan
 
— 68 —
 
 
ce qu’il fallut renoncer à tirer de lui de nouveaux renseignements.
 
C’est à ce moment que des nouvelles arrivèrent des
casernes. On venait d’apprendre par une estafette
envoyée de la villa que le prince Conrad avait disparu,
et l’on mandait aux officiers de doubler les postes et de
faire bonne garde, surtout aux abords du tunnel.
 
Certes Paul avait escompté cette diversion, ou toute
autre du même genre, qui suspendrait son exécution.
Le jour commençait à poindre, et il supposait bien que,
le prince Conrad ayant été laissé ivre-mort dans sa
chambre, un de ses domestiques devait avoir mission
de veiller sur lui. Ce domestique, trouvant les portes
fermées, avait donné l’alarme. D’où les recherches
immédiates.
 
Mais la surprise pour Paul, ce fut que l’on ne soupçonnât point l’enlèvement du prince par la voie du tunnel. Le factionnaire évanoui ne pouvait parler. Les
hommes ne s’étaient pas rendu compte que, sur les
deux fugitifs aperçus de loin, l’un des deux entraînait
l’autre. Bref, on crut le prince assassiné. Ses agresseurs
avaient dû jeter son cadavre dans quelque coin des carrières, puis s’étaient enfuis. Deux d’entre eux avaient
réussi à s’échapper. On tenait le troisième. Et, pas une
seconde, on n’eut l’idée d’une entreprise dont l’audace,
justement, dépassait l’imagination.
 
En tout cas, il ne pouvait plus être question de
fusiller Paul sans une enquête préalable, et sans que les
résultats de cette enquête fussent communiqués en
haut lieu.
 
On le conduisit à la villa, où, après l’avoir débarrassé
de sa capote allemande et fouillé minutieusement, on
l’enferma dans une chambre sous la protection de quatre gaillards solides.
 
Il y demeura plusieurs heures à somnoler, ravi de ce
repos dont il avait grandement besoin, et fort tranquille
du reste, puisque Karl étant mort, la comtesse Hermine absente, Elisabeth à l’abri, il n’y avait qu’à s’abandonner au cours normal des événements.
 
Vers dix heures, il reçut la visite d’un général qui
tenta de l’interroger, et qui, ne recevant aucune réponse satisfaisante, se mit en colère, mais avec une certaine réserve où Paul démêla cette sorte de considération
que l’on éprouve pour les criminels de marque.
 
« Tout va bien, se dit-il. Cette visite n’est qu’une
étape et m’annonce la venue d’un ambassadeur plus
sérieux, quelque chose comme un plénipotentiaire. »
 
D’après les paroles du général, il comprit que l’on
continuait à chercher le corps du prince. On le cherchait d’ailleurs aussi en dehors de l’enceinte, car un
nouveau fait, la découverte et les révélations du chauffeur emprisonné dans la remise par Paul et par Bernard, de même que le départ et le retour de l’automobile, signalés par les postes, étendaient singulièrement
le champ des investigations.
 
A midi, on servit à Paul un repas substantiel. Les
 
égards augmentaient. Il y eut de la bière et du café.
 
« Je serai peut-être fusillé, pensait-il, mais dans les
règles, et pas avant que l’on sache exactement quel est
le mystérieux personnage que l’on a l’honneur de
fusiller, les raisons de son entreprise, et les résultats
obtenus. Or, moi seul peux donner les renseignements.
Donc... »
 
II sentait si nettement la force de sa position et la
nécessité où l’adversaire se trouvait de contribuer au
succès de son plan qu’il ne s’étonna point d’être
conduit, une heure plus tard, dans un petit salon de la
villa, en présence de deux personnages chamarrés qui
le firent fouiller une fois encore, puis attacher avec un
luxe de précautions insolite.
 
« C’est au moins, se dit-il, le chancelier de l’empire
qui se dérange en ma faveur... à moins que... »
 
Au fond de lui, étant donné les circonstances, il ne
pouvait s’empêcher de prévoir une intervention plus
puissante même que celle du chancelier, et lorsqu’il
entendit, sous les fenêtres de la villa, une automobile
s’arrêter, lorsqu’il constata le trouble des deux personnages chamarrés, il fut convaincu que ses calculs recevaient une éclatante confirmation.
 
Tout était prêt. Avant même que l’apparition ne se
produisît, les deux personnages se guindèrent en posture militaire, et les soldats, plus raides encore, prirent
un air de mannequins.
 
La porte s’ouvrit.
 
L’entrée se fit en coup de vent, dans un cliquetis de
sabre et d’éperons. Tout de suite l’homme qui arrivait
ainsi donnait l’impression de la hâte fiévreuse et du
départ imminent. Ce qu’il venait accomplir, il n’avait le
temps de l’accomplir qu’en un nombre restreint de
minutes.
 
Un geste: tous les assistants défilèrent. L’empereur
et l’officier français restaient l’un en face de l’autre.
 
Et aussitôt l’empereur articula d’une voix furieuse:
 
— Qui êtes-vous? Qu’êtes-vous venu faire? Où sont
vos complices? Sur l’ordre de qui avez-vous agi?
Il était difficile de reconnaître en lui l’image
qu’offraient ses photographies ou les dessins des journaux, tellement la figure avait vieilli, masque ravagé
maintenant, creusé de rides, barbouillé d’une teinte
jaunâtre.
 
Paul tressaillit de haine, non pas tant d’une haine
personnelle suscitée par le souvenir de ses propres
souffrances que d’une haine faite d’horreur et de
mépris pour le plus grand criminel qui se pût imaginer.
Et, malgré sa volonté absolue de ne pas s’écarter des
formules d’usage et des règles du respect apparent, il
répondit:
 
— Qu’on me détache!
L’empereur sursauta. C’était certes la première fois
qu’on lui parlait ainsi, et il s’écria:
 
— Mais vous oubliez qu’il suffit d’un mot pour qu’on
vous fusille! Et vous osez! Des conditions!...
— 69 —
 
 
Paul garda le silence. L’empereur allait et venait, la
main à la poignée de son sabre qu’il laissait traîner sur
le tapis. Deux fois il s’arrêta et regarda Paul, et, comme
celui-ci ne sourcillait pas, il repartait avec un surcroît
d’indignation.
 
Et tout à coup il pressa le bouton d’un timbre électrique.
 
— Qu’on le détache! ordonna-t-il à ceux qui se précipitèrent à son appel. Délivré de ses liens, Paul se
dressa et rectifia la position comme un soldat devant
un supérieur.
De nouveau la pièce se vida. Alors l’empereur
s’approcha, et, tout en laissant entre Paul et lui le rem-
part d’une table, il demanda, la voix toujours rude:
 
— Le prince Conrad?
Paul répondit:
— Le prince Conrad n’est pas mort. Sire, il se porte
bien.
— Ah! fit le Kaiser visiblement soulagé.
Et il reprit, évitant encore d’attaquer le fond du
sujet:
 
— Cela ne change pas les choses en ce qui vous
concerne: agression... espionnage... Sans compter le
meurtre d’un de mes meilleurs serviteurs...
— L’espion Karl, n’est-ce pas. Sire? En le tuant, je
n’ai fait que me défendre contre lui.
— Mais vous l’avez tué? Donc, pour ce meurtre et
pour le reste, vous serez passé par les armes.
— Non, Sire. La vie du prince Conrad répond de la
mienne. L’empereur haussa les épaules.
— Si le prince Conrad est vivant, on le trouvera. —
Non, Sire, on ne le trouvera pas.
 
— Il n’y a pas de retraite en Allemagne où l’on puis-
se le soustraire à mes recherches, affirma-t-il en frappant du poing.
— Le prince Conrad n’est pas en Allemagne, Sire.
— Hein? Qu’est-ce que vous dites?
— Je dis que le prince Conrad n’est pas en Allemagne, Sire.
— Où est-il en ce cas?
— En France.
— En France!
— Oui, Sire, en France, au château d’Ornequin,
sous la garde de mes amis. Si demain soir, à six heures,
je ne les ai pas rejoints, le prince Conrad sera livré à
l’autorité militaire.
L’empereur sembla suffoqué, au point que sa colère
en fut brisée net et qu’il ne chercha même pas à dissimuler la violence du coup. Toute l’humiliation, tout le
ridicule qui rejaillissaient sur lui, sur sa dynastie et sur
l’empire, si son fils était prisonnier, l’éclat de rire du
monde entier à cette nouvelle, l’insolence que donnerait à l’ennemi la possession d’un tel otage, tout cela
apparut dans son regard inquiet et dans ses épaules qui
se courbèrent.
 
Paul sentit le frisson de la victoire. Il tenait cet
 
homme aussi solidement que l’on tient sous son genou
le vaincu qui vous demande grâce, et l’équilibre des
forces en présence était si bien rompu en sa faveur que
les yeux mêmes du Kaiser, se levant sur lui, donnèrent
à Paul l’impression de son triomphe.
 
L’empereur entrevoyait les phases du drame qui
s’était joué au cours de cette nuit, l’arrivée par le tunnel, l’enlèvement par le tunnel, l’explosion des mines
provoquée pour assurer la fuite des agresseurs.
 
Et la hardiesse folle de l’aventure le confondait.
 
Il murmura:
 
— Qui êtes-vous?
Paul se départit un peu de son attitude rigide. Une
de ses mains se posa frémissante sur la table qui les
séparait, et il prononça gravement:
 
— Il y a seize ans, Sire, une fin d’après-midi du mois
de septembre...
— Hein! Que signifie?... articula l’empereur, interloqué par ce préambule.
— Vous m’avez questionné. Sire, je dois vous répon
dre.
Et il recommença, avec la même gravité:
 
— Il y a seize ans, Sire, une fin d’après-midi du mois
de septembre, vous avez visité sous la conduite d’une
personne... comment dirais-je? d’une personne chargée de votre service d’espionnage, les travaux du tunnel d’Ebrecourt à Corvigny. A l’instant même où vous
sortiez d’une petite chapelle située dans les bois
d’Ornequin, vous avez fait la rencontre de deux Français, le père et le fils... Vous vous rappelez, Sire? il
pleuvait... et cette rencontre vous fut si désagréable
qu’un mouvement d’humeur vous échappa. Dix minutes plus tard, la dame qui vous accompagnait revint, et
voulut entraîner un des Français, le père, sur le territoire allemand, sous le prétexte d’une entrevue avec
vous. Le Français refusa. La femme l’assassina sous les
yeux de son fils. Il s’appelait Delroze. C’était mon père.
Le Kaiser avait écouté avec une stupeur croissante.
Il sembla à Paul que la teinte de son visage se mêlait de
plus de bile encore. Cependant il tint bon sous le
regard de Paul. Pour lui, la mort de ce M. Delroze était
un de ces incidents minimes auquel un empereur ne
s’attarde pas. S’en souvenait-il seulement?
 
Refusant donc de s’expliquer sur un crime qu’il
n’avait certainement pas ordonné, mais dont son indulgence pour la criminelle le rendait complice, il se
contenta, après un silence, de laisser tomber ces mots:
 
— La comtesse Hermine est responsable de ses
actes.
— Et elle n’en est responsable que devant ellemême, remarqua Paul, puisque la justice de son pays
n’a pas voulu qu’on lui demandât compte de celui-là.
L’empereur haussa les épaules, en homme qui
dédaigne de discourir sur des questions de morale allemande et de politique supérieure. Il consulta sa montre, sonna, prévint que son départ aurait lieu dans
 
— 70 —
 
 
quelques minutes, et, se retournant vers Paul:
 
— Ainsi, dit-il, c’est pour venger la mort de votre
père que vous avez enlevé le prince Conrad?
— Non, Sire, cela c’est une affaire entre la comtesse
Hermine et moi, mais avec le prince Conrad j’ai autre
chose à régler. Lors de son séjour au château d’Ornequin, le prince Conrad a poursuivi de ses assiduités une
jeune femme qui habitait ce château. Rebuté par elle,
il l’a emmenée comme prisonnière, ici, dans sa villa.
Cette jeune femme porte mon nom. Je suis venu la
chercher.
A l’attitude de l’empereur, il était évident qu’il ignorait tout de cette histoire et que les frasques de son fils
l’importunaient singulièrement.
 
— Vous êtes sûr? fit-il. Cette dame est ici?
— Elle y était hier soir, Sire. Mais la comtesse Her-
mine, ayant résolu de la supprimer, a confié ma femme
à l’espion Karl avec mission de soustraire la malheureuse aux recherches du prince Conrad et de l’empoisonner.
— Mensonge! Mensonge abominable! s’écria
l’empereur.
— Voici le flacon remis par la comtesse Hermine à
l’espion Karl.
— Après? Après? commanda le Kaiser d’une voix
irritée.
— Après, Sire? L’espion Karl étant mort, et l’endroit
où se trouvait ma femme ne m’étant pas connu, je suis
revenu ici. Le prince Conrad dormait. Avec un de mes
amis, je l’ai descendu de sa chambre et expédié en
France par le tunnel.
— Vous avez fait cela?
— J’ai fait cela, Sire.
— Et sans doute, en échange de la liberté du prince
Conrad, vous demandez la liberté de votre femme?
— Oui, Sire.
— Mais, s’exclama l’empereur, j’ignore où elle est,
moi!
— Elle est dans un château qui appartient à la comtesse Hermine. Réfléchissez un instant. Sire... un château auquel on arrive en quelques heures d’automobile, donc situé à cent cinquante, deux cents kilomètres
au plus.
Taciturne, l’empereur frappait la table avec le pommeau de son sabre, à petits coups rageurs.
 
— C’est tout ce que vous me demandez? dit-il.
— Non, Sire.
— Quoi encore?
— La liberté de vingt prisonniers français dont la
liste m’a été remise par le général commandant les
armées françaises.
Cette fois l’empereur se dressa, d’un bond.
 
— Vous êtes fou! Vingt prisonniers, et des officiers
sans doute? Des chefs de corps, des généraux!
— La liste comprend aussi des simples soldats, Sire.
L’empereur ne l’écoutait pas. Sa fureur s’exprimait
par des gestes désordonnés et par des interjections
incohérentes. Il foudroyait Paul du regard. L’idée de
subir la loi de ce petit lieutenant français, captif, et qui
pourtant parlait en maître, devait lui sembler terriblement désagréable. Au lieu de châtier l’insolent ennemi,
il fallait discuter avec lui et baisser la tête sous l’outrage
de ses propositions! Mais que faire? Aucune issue ne
s’offrait. Il avait comme adversaire un homme que la
torture même n’eût pas fléchi.
 
Et Paul reprit:
 
— Sire, la liberté de ma femme contre la liberté du
prince Conrad, le marché serait vraiment trop inégal.
Que vous importe à vous. Sire, que ma femme soit captive ou libre? Non, il est équitable que la libération du
prince Conrad soit l’objet d’un échange qui la justifie...
Et vingt prisonniers français, ce n’est pas trop... Du
reste, il est inutile que cela ait lieu publiquement. Les
prisonniers rentreront en France un par un, si vous le
préférez, comme échangés contre des prisonniers allemands de même grade... de sorte que...
Quelle ironie dans ces paroles conciliantes destinées
à adoucir l’amertume de la défaite et à dissimuler, sous
l’apparence d’une concession, le coup porté à l’orgueil
impérial! Paul goûtait profondément la saveur de telles
minutes. Il avait l’impression de ce que cet homme, à
qui une déception d’amour-propre relativement si petite infligeait un si grand tourment, devait souffrir, par
ailleurs, de voir l’avortement de son plan gigantesque
et de se sentir écrasé sous le poids formidable du des-
tin.
 
« Allons, pensa Paul, je suis bien vengé, et ce n’est
que le commencement de ma vengeance. »
La capitulation était proche. L’empereur déclara:
 
— Je verrai... je donnerai des ordres.
Paul protesta:
— Il serait dangereux d’attendre. Sire. La capture
du prince Conrad pourrait être connue en France...
— Eh bien, dit l’empereur, ramenez le prince
Conrad, et le jour même votre femme vous sera rendue.
Mais Paul fut impitoyable. Il exigeait qu’on lui fît
entière confiance.
 
— Sire, je ne pense pas que les choses doivent se
passer ainsi. Ma femme se trouve dans la situation la
plus horrible qui soit, et son existence même est en
jeu. Je demande à être conduit immédiatement près
d’elle. Ce soir, elle et moi, nous serons en France. Il
est indispensable que nous y soyons ce soir.
Il répéta ces mots du ton le plus ferme, et il ajouta:
 
— Quant aux prisonniers français. Sire, leur remise
sera effectuée dans les conditions qu’il vous plaira de
préciser. En voici la liste avec leur lieu d’internement.
Paul saisit un crayon et une feuille de papier. Dès
qu’il eut fini, l’empereur lui arracha la liste des mains,
et aussitôt sa figure se convulsa. Chacun des noms,
pour ainsi dire, le secouait de rage impuissante. Il frois
 
— 71 —
 
 
sa la feuille et la réduisit en boule comme s’il était
résolu à rompre tout accord.
 
Mais soudain, à bout de résistance, d’un mouvement
brusque, où il y avait une hâte fiévreuse d’en finir avec
toute cette histoire exaspérante, il appuya par trois fois
sur la sonnerie électrique.
 
Un officier d’ordonnance entra vivement et se planta
devant lui.
 
L’empereur réfléchit encore quelques instants.
 
Puis il commanda:
 
— Conduisez le lieutenant Delroze en automobile
au château de Hildensheim, d’où vous le ramènerez
avec sa femme aux avant-postes d’Ebrecourt. Huit
jours plus tard, vous le rencontrerez à ce même point
de nos lignes. Il sera accompagné du prince Conrad, et
vous des vingt prisonniers français dont les noms sont
inscrits sur cette liste. L’échange se fera d’une manière
discrète, que vous fixerez avec le lieutenant Delroze.
Voilà. Vous me tiendrez au courant par des rapports
personnels.
Cela fut jeté d’un ton saccadé, autoritaire, comme
une série de mesures que l’empereur eût prises de luimême, sans subir la moindre pression et par le simple
effet de sa volonté impériale.
 
Ayant ainsi réglé cette affaire, il sortit, la tête haute,
le sabre vainqueur et l’éperon sonore.
 
« Une victoire de plus à son actif. Quel cabotin! »
pensa Paul, qui ne put s’empêcher de rire, au grand
scandale de l’officier d’ordonnance.
 
Il entendit l’auto de l’empereur qui démarrait.
 
L’entrevue n’avait pas duré dix minutes.
 
Un moment après, lui-même s’en allait et roulait sur
 
la route de Hildensheim.
 
CHAPITRE 8
 
L’éperon 132
 
L’heureux voyage! Et avec quelle allégresse Paul
Delroze l’accomplit! Enfin il touchait au but, et ce
n’était pas cette fois une de ces entreprises hasardeuses
au bout desquelles il n’y a si souvent que la plus cruelle
des déceptions; il y avait au bout de celle-là le dénouement logique et la récompense de ses efforts. L’ombre
même d’une inquiétude ne pouvait l’effleurer. Il est
des victoires — et celle qu’il venait de remporter sur
l’empereur était de ce nombre — qui entraînent à leur
suite la soumission de tous les obstacles. Elisabeth se
trouvait au château de Hildensheim, et il se dirigeait
vers ce château sans que rien pût s’opposer à son élan.
 
A la clarté du jour, il lui sembla reconnaître les pay-
sages qui se cachaient à lui dans les ténèbres de la nuit
précédente, tel village, tel bourg, telle rivière côtoyée.
 
Et il vit la succession des petits bois. Et il vit le fossé
près duquel il avait lutté avec l’espion Karl.
 
Il ne lui fallut guère plus d’une heure encore pour
arriver sur une colline que dominait la forteresse féodale de Hildensheim. De larges fossés la précédaient,
enjambés par un pont-levis. Un concierge soupçonneux
se présenta, mais quelques mots de l’officier ouvrirent
les portes toutes grandes.
 
Deux domestiques accoururent du château, et, sur
une question de Paul, ils répondirent que la dame française se promenait du côté de l’étang.
 
Il se fit indiquer le chemin et dit à l’officier:
 
— J’irai seul. Nous repartirons aussitôt.
Il avait plu. Un pâle soleil d’hiver, se glissant entre
les gros nuages, éclairait des pelouses et des massifs.
Paul longea des serres, franchit un groupe de rochers
artificiels d’où s’échappait le mince filet d’une cascade
qui formait, dans un cadre de sapins noirs, un vaste
étang égayé de cygnes et de canards sauvages.
 
A l’extrémité de cet étang, il y avait une terrasse
ornée de statues et de bancs de pierre.
 
Elisabeth était là.
 
Une émotion indicible bouleversa Paul. Depuis la
veille de la guerre, Elisabeth était perdue pour lui.
Depuis ce jour-là elle avait subi les épreuves les plus
affreuses, et les avait subies pour cette seule raison
qu’elle voulait apparaître aux yeux de son mari comme
une femme sans reproche, fille d’une mère sans reproche.
 
Et voilà qu’il la retrouvait à une heure où aucune
des accusations lancées contre la comtesse Hermine ne
pouvait être écartée, et où Elisabeth elle-même, par sa
présence au souper du prince Conrad, avait suscité en
Paul une telle indignation.
 
Mais comme tout cela était loin déjà! Et comme cela
comptait peu! L’infamie du prince Conrad, les crimes
de la comtesse Hermine, les liens de parenté qui pouvaient unir les deux femmes, toutes les luttes que Paul
avait soutenues, toutes ses angoisses, toutes ses révoltes, toutes ses haines... autant de détails insignifiants,
maintenant qu’il apercevait à vingt pas de lui sa bienaimée malheureuse. Il ne songea plus qu’aux larmes
qu’elle avait versées et n’aperçut plus que sa silhouette
amaigrie, frissonnante sous la bise d’hiver.
 
Il s’approcha. Son pas grinça sur le galet de l’allée, et
la jeune femme se retourna.
 
Elle n’eut pas un geste. Il comprit, à l’expression de
son regard, qu’elle ne le voyait pas, en réalité, mais
qu’il était pour elle comme un fantôme qui surgit des
brumes du rêve, et que ce fantôme devait bien souvent
flotter devant ses yeux hallucinés.
 
Elle lui sourit même un peu, et si tristement que
Paul joignit les mains et fut près de s’agenouiller.
 
— Elisabeth... Elisabeth..., balbutia-t-il.
Alors elle se redressa et porta la main à son coeur, et
elle devint plus pâle encore qu’elle ne l’était la veille au
 
— 72 —
 
 
soir, entre le prince Conrad et la comtesse Hermine.
L’image sortait des brumes. La réalité se précisait en
face d’elle et dans son cerveau. Cette fois elle voyait
Paul!
 
Il se précipita, car il lui semblait qu’elle allait tomber. Mais elle fit un effort sur elle-même, tendit les
mains pour qu’il n’avançât point, et le regarda profondément, comme si elle eût voulu pénétrer jusqu’aux
ténèbres mêmes de son âme et savoir ce qu’il pensait.
 
Paul ne bougea plus, tout palpitant d’amour.
 
Elle murmura:
 
— Ah! je vois que tu m’aimes... tu n’as pas cessé de
m’aimer... maintenant j’en suis sûre.
Elle gardait cependant les bras tendus comme un
obstacle, et lui-même ne cherchait pas à avancer.
Toute leur vie et tout leur bonheur étaient dans leur
regard, et, tandis que leurs yeux se mêlaient éperdument, elle continua:
 
— Ils m’ont dit que tu étais prisonnier. C’est donc
vrai? Ah! ce que je les ai suppliés pour qu’on me
conduisît auprès de toi! Ce que je me suis abaissée! J’ai
dû même m’asseoir à leur table, et rire de leurs plaisanteries, et porter des bijoux, des colliers de perles
qu’ils m’imposaient. Tout cela pour te voir!... Et ils
promettaient toujours... Et puis, enfin, cette nuit on
m’a emmenée jusqu’ici, et j’ai cru qu’ils s’étaient joués
de moi une fois encore... ou bien que c’était un piège
nouveau... ou bien qu’ils se décidaient enfin à me
tuer... Et puis te voilà!... Te voilà!... toi, mon Paul
chéri!...
Elle lui saisit la figure entre ses deux mains et, tout à
coup, désespérée:
 
— Mais tu ne vas pas t’en aller encore? Demain seulement, n’est-ce pas? Ils ne te reprennent pas à moi,
comme cela, après quelques minutes? Tu restes, n’estce pas? Ah! Paul, je n’ai plus de courage... Ne me quitte plus...
Elle fut très étonnée de le voir qui souriait.
 
— Qu’est-ce que tu as, mon Dieu? Comme tu as
l’air d’être heureux!
Il se mit à rire et, cette fois, l’attirant contre lui avec
une autorité qui n’admettait point de résistance, il lui
baisa les cheveux, et le front, et les joues, et les lèvres,
et il disait:
 
— Je ris parce qu’il n’y a pas autre chose à faire que
de rire et de t’embrasser. Je ris aussi parce que je me
suis imaginé des tas d’histoires absurdes... Oui, figuretoi, ce souper hier soir... je t’ai aperçue de loin, et j’ai
souffert la mort... je t’ai accusée de je ne sais quoi...
Faut-il être bêle!
Elle ne comprenait pas sa gaieté, et elle répéta:
 
— Comme tu es heureux! Comment se peut-il que
tu sois si heureux?
— Il n’y a aucune raison pour que je ne le sois pas,
dit Paul toujours en riant. Voyons, réfléchis... On se
retrouve tous les deux, à la suite de malheurs auprès
desquels ceux qui ont frappé la famille des Atrides ne
comptent pas. Nous sommes ensemble, rien ne peut
plus nous séparer, et tu ne veux pas que je sois
content?
 
— Rien ne peut donc plus nous séparer? dit-elle
tout anxieuse.
— Evidemment. Est-ce donc si étrange?
— Tu restes avec moi? Nous allons vivre ici?
— Ah! non, alors... En voilà une idée! Tu vas faire
tes paquets en deux temps, trois mouvements, et nous
filons.
— Où?
— Où? Mais en France. Tout bien pesé, il n’y a
encore que là que l’on se sente à l’aise.
Et, comme elle l’observait avec stupeur, il lui dit:
 
— Allons, dépêchons-nous. L’auto nous attend et
j’ai promis à Bernard... oui, ton frère Bernard, je lui ai
promis que nous le rejoindrions cette nuit... Tu es
prête? Ah ça, mais pourquoi cet air d’effarement? Il te
faut des explications? Mais, ma chérie adorée, nous en
avons pour des heures et des heures à nous expliquer
tous deux. Tu as tourné la tête à un prince impérial...
Et puis tu as été fusillée... Et puis... et puis... Enfin,
quoi! Dois-je demander main-forte pour que tu me
suives?
Elle comprit soudain qu’il parlait sérieusement, et
elle lui dit, sans le quitter des yeux:
 
— C’est vrai? nous sommes libres?
— Entièrement libres.
— Nous rentrons en France?
— Directement.
— Nous n’avons plus rien à craindre?
— Rien.
Alors elle eut une brusque détente. A son tour elle
se mit à rire, dans un de ces accès de joie désordonnés
où l’on se laisse aller à toutes les gamineries et à tous
les enfantillages. Pour un peu, elle eût chanté, elle eût
dansé. Et ses larmes coulaient, cependant. Et elle balbutiait:
 
— Libre!... C’est fini!.. Ai-je souffert?... Mais non...
Ah! tu savais que j’ai été fusillée? Eh bien, je te le jure,
ça n’est pas si terrible... Je te raconterai cela, et tant
d’autres choses ... Toi aussi, tu me raconteras... Mais
comment as-tu réussi? Tu es donc plus fort qu’eux?
Plus fort que l’ineffable Conrad, plus fort que l’empereur? Mon Dieu, que c’est drôle! Mon Dieu, que c’est
drôle!...
Elle s’interrompit et, lui prenant le bras avec une
violence subite:
 
-Allons-nous-en, mon chéri. C’est de la folie de rester ici une seconde de plus. Ces gens-là sont capables
de tout. Ce sont des fourbes, des criminels. Allonsnous-en... Allons-nous-en...
Ils partirent,
Aucun incident ne troubla leur voyage. Le soir ils
arrivaient aux lignes du front, en face d’Ebrecourt.
 
— 73 —
 
 
L’officier d’ordonnance, qui avait tous pouvoirs, fit
allumer un réflecteur, et lui-même, après avoir ordonné qu’on agitât un drapeau blanc, conduisit Elisabeth
et Paul à l’officier français qui se présenta.
 
Celui-ci téléphona aux services de l’arrière. Une
automobile fut envoyée.
 
A neuf heures, Elisabeth et Paul s’arrêtaient à la
grille d’Ornequin, et Paul faisait demander Bernard,
au-devant duquel il se rendit:
 
— C’est toi, Bernard? lui dit-il. Ecoute-moi, et
soyons brefs. Je ramène Elisabeth. Oui, elle est ici dans
l’auto. Nous partons pour Corvigny, et tu viens avec
nous. Pendant que je vais chercher ma valise et la tienne, toi donne les ordres nécessaires pour que le prince
Conrad soit surveillé de près. Il est en sûreté, n’est-ce
pas?
— Oui.
— Alors dépêchons. Il s’agit de rejoindre la femme
que tu as vue la nuit dernière au moment où elle
entrait dans le tunnel. Puisqu’elle est en France, don-
nons-lui la chasse.
— Ne crois-tu pas, Paul que nous trouverions plutôt
sa piste en retournant nous-mêmes dans le tunnel et en
cherchant l’endroit où il débouche aux environs de
Corvigny?
— Du temps perdu. Nous en sommes à un moment
de la lutte où il faut brûler les étapes.
— Voyons, Paul, la lutte est finie puisque Elisabeth
est sauvée.
— La lutte ne sera pas finie tant que cette femme
vivra.
— Mais enfin, qui est-ce?
Paul ne répondit pas.
... A dix heures ils descendaient tous trois devant la
station de Corvigny. Il n’y avait plus de train. Tout le
monde dormait. Sans se rebuter, Paul se rendit au
poste militaire, réveilla l’adjudant de service, fit venir le
chef de gare, fit venir la buraliste, et réussit, après une
enquête minutieuse, à établir que, le matin même de
ce lundi, une femme avait pris un billet pour Château-
Thierry, munie d’un sauf-conduit en règle au nom de
Mme Antonin. Aucune autre femme n’était partie
seule. Elle portait l’uniforme de la Croix-Rouge. Son
signalement, comme taille et comme visage, correspondait à celui de la comtesse Hermine.
 
— C’est bien elle, déclara Paul, lorsqu’il se fut
installé à l’hôtel voisin, ainsi qu’Elisabeth et que Bernard, pour y passer la nuit. C’est bien elle. Elle ne pouvait s’en aller de Corvigny que par là. Et c’est par là
que demain matin mardi, à la même heure qu’elle,
nous nous en irons. J’espère qu’elle n’aura pas le temps
de mettre à exécution le projet qui l’amène en France.
En tout cas l’occasion est unique pour nous. Profitonsen. Et comme Bernard répétait:
— Mais enfin, qui est-ce?
Il répliqua:
 
— Qui est-ce? Elisabeth va te le dire. Nous avons
une heure devant nous pour nous expliquer sur certains points, et puis on se reposera, ce dont nous avons
besoin tous les trois.
Le lendemain, ce fut le départ.
 
La confiance de Paul était inébranlable. Bien qu’il
ne sût rien des intentions de la comtesse Hermine, il
était sûr de marcher dans la bonne voie. De fait, à plusieurs reprises, ils eurent la preuve qu’une infirmière
de la Croix-Rouge, voyageant seule et en première
classe, avait passé la veille par les mêmes stations.
 
Ils descendirent à Château-Thierry vers la fin de
l’après-midi. Paul s’informa. La veille au soir, une automobile de la Croix-Rouge, qui attendait devant la gare,
avait emmené l’infirmière. Cette automobile, si l’on
s’en rapportait à l’examen de ses papiers, faisait le service d’une des ambulances établies en arrière de Soissons, mais on ne pouvait préciser le lieu exact de cette
ambulance.
 
Le renseignement suffisait à Paul. Soissons, c’était la
ligne même de la bataille.
 
— Allons-y, dit-il.
L’ordre qu’il possédait, signé du général en chef, lui
donnait tous les pouvoirs nécessaires pour réquisitionner une automobile et pour pénétrer dans la zone de
combat. Ils arrivaient à Soissons au moment du dîner.
 
Les faubourgs, bombardés et ravagés, étaient
déserts. La ville elle-même semblait en grande partie
abandonnée. Mais, à mesure qu’ils approchaient du
centre, une certaine animation se remarquait dans les
rues. Des compagnies passaient à vive allure. Des
canons et des caissons filaient au trot de leurs attelages,
et dans l’hôtel qu’on leur indiqua sur la grand-place, et
où logeaient un certain nombre d’officiers, il y avait de
l’agitation, des allées et venues, et comme un peu de
désordre.
 
Paul et Bernard se firent mettre au courant. Il leur
fut répondu que, depuis plusieurs jours, on attaquait
avec succès les pentes situées en face de Soissons, de
l’autre côté de l’Aisne. L’avant-veille, des bataillons de
chasseurs et de Marocains avaient pris d’assaut l’éperon 132. La veille, on maintenait les positions conquises et l’on enlevait les tranchées de la dent de Crouy.
 
Or, au cours de la nuit précédente, au moment
même où l’ennemi contre-attaquait violemment, il se
produisit un fait assez bizarre. L’Aisne, grossissant à la
suite des pluies abondantes, débordait et emportait
tous les ponts de Villeneuve et de Soissons.
 
La crue de l’Aisne était normale, mais, si forte
qu’elle fût, elle n’expliquait pas la rupture des ponts, et
cette rupture, coïncidant avec la contre-attaque allemande, et qui semblait provoquée par des moyens suspects que l’on tâchait d’éclaircir, avait compliqué la
situation des troupes françaises en rendant presque
impossible l’envoi de renforts. Toute la journée, on
 
— 74 —
 
 
s’était maintenu sur l’éperon, mais difficilement et avec
beaucoup de pertes. En ce moment on ramenait sur la
rive droite de l’Aisne une partie de l’artillerie.
 
Paul et Bernard n’eurent pas une seconde d’hésitation. Dans tout cela ils reconnaissaient la main de la
comtesse Hermine. Rupture des ponts, attaques allemandes, les deux événements se produisant la nuit
même de son arrivée, comment douter qu’ils ne fussent la conséquence d’un plan conçu par elle et dont
l’exécution, préparée pour l’époque où les pluies grossiraient l’Aisne, prouvait la collaboration de la comtesse
et de l’état-major ennemi.
 
D’ailleurs, Paul se rappelait les phrases qu’elle avait
échangées avec l’espion Karl devant le perron de la
villa du prince Conrad:
 
— Je vais en France... tout est prêt. Le temps est
favorable et l’état-major m’a prévenue... Donc j’y serai
demain soir... et il suffira d’un coup de pouce.
Le coup de pouce, elle l’avait donné. Tous les ponts,
préalablement travaillés par l’espion Karl ou par des
agents à sa solde, s’étaient effondrés.
 
— Evidemment, c’est elle, dit Bernard. Et alors, si
c’est elle, pourquoi ton air inquiet? Tu devrais te
réjouir au contraire, puisque maintenant nous sommes
logiquement sûrs de l’atteindre.
— Oui, mais l’atteindrons-nous à temps? Dans sa
conversation avec Karl, elle a prononcé une autre
menace qui me semble beaucoup plus grave, et dont je
t’ai rapporté également les termes: « La chance tourne
contre nous... Si je réussis, ce sera la fin de la série
noire. » Et comme son complice lui demandait si elle
avait le consentement de l’empereur, elle a répondu: «
Inutile. L’entreprise est de celles dont on ne parle pas.
» Tu comprends bien, Bernard, qu’il ne s’agit pas de
l’attaque allemande ni de la rupture des ponts — cela,
c’est de bonne guerre, et l’empereur est au courant —,
non, il s’agit d’autre chose qui doit coïncider avec les
événements et leur donner leur signification complète.
Cette femme ne peut pas croire qu’une avance d’un
kilomètre ou deux soit un incident capable de mettre
fin à ce qu’elle appelle la série noire. Alors, quoi? Qu’y
a-t-il? Je l’ignore. Et c’est la raison de mon angoisse.
Toute cette soirée et toute la journée du mercredi
13, Paul les employa en investigations dans les rues de
la ville ou sur les bords de l’Aisne. Il s’était mis en relation avec l’autorité militaire. Des officiers et des soldats
participaient à ses recherches. Ils fouillèrent plusieurs
maisons et interrogèrent plusieurs des habitants.
 
Bernard s’était offert à raccompagner, mais il avait
refusé obstinément:
 
— Non. Il est vrai que cette femme ne te connaît
pas, mais il ne faut pas qu’elle voie ta soeur. Je te
demande donc de rester avec Elisabeth, de l’empêcher
de sortir, et de veiller sur elle sans une seconde de
répit, car nous avons affaire à l’ennemi le plus terrible
qui soit.
Le frère et la soeur vécurent donc toutes les heures
de cette journée collés aux vitres de leurs fenêtres.
Paul revenait prendre ses repas en hâte. Il était tout
frémissant d’espoir.
 
— Elle est là, disait-il. Elle a dût quitter, ainsi que
ceux qui l’ont accompagnée en auto, son déguisement
d’infirmière, et elle se tapit au fond de quelque trou,
comme une araignée derrière sa toile. Je la vois, le téléphone à la main, et donnant des ordres à toute une
bande d’individus, terrés comme elle, et comme elle
invisibles. Mais, son plan, je commence à le discerner,
et j’ai sur elle un avantage, c’est qu’elle se croit en
sécurité. Elle ignore la mort de son complice Karl. Elle
ignore mon entrevue avec le Kaiser. Elle ignore la délivrance d’Elisabeth. Elle ignore notre présence ici. Je la
tiens, l’abominable créature. Je la tiens.
Les nouvelles de la bataille, cependant, ne s’amélioraient pas.
 
Le mouvement de repli continuait sur la rive gauche. A Crouy, l’âpreté des pertes et l’épaisseur de la
boue arrêtaient l’élan des Marocains. Un pont de
bateaux, hâtivement construit, s’en allait à la dérive.
 
Lorsque Paul reparut, vers six heures du soir, un
peu de sang dégouttait sur sa manche. Elisabeth
s’effraya.
 
— Ce n’est rien, dit-il en riant. Une égratignure que
je me suis faite, je ne sais où.
— Mais ta main, regarde ta main. Tu saignes!
— Non, ce n’est pas mon sang. Ne t’inquiète pas.
Tout va bien. Bernard lui dit:
— Tu sais que le général en chef est à Soissons
depuis ce matin?
— Oui, il paraît... Tant mieux. J’aimerais à lui offrir
l’espionne et sa bande. Ce serait un beau cadeau.
Durant une heure encore il s’éloigna. Puis il revint
et se fit servir à dîner.
 
— Maintenant, tu sembles sûr de ton fait, observa
Bernard.
— Est-on jamais sûr? Cette femme est le diable en
personne.
— Mais tu connais son repaire?
— Oui.
— Et tu attends quoi?
— Neuf heures. Jusque-là, je me repose. Un peu
avant neuf heures, réveillez-moi.
Le canon ne cessait de tonner dans la nuit lointaine.
Parfois un obus tombait sur la ville avec un grand fracas. Des troupes passaient en tous sens. Puis il y avait
des silences où tous les bruits de la guerre semblaient
suspendus, et c’étaient ces minutes-là peut-être qui
prenaient la signification la plus redoutable.
 
Paul s’éveilla de lui-même.
Il dit à sa femme et à Bernard:
 
 
— Vous savez, vous êtes de l’expédition. Ce sera
dur, Elisabeth, très dur. Es-tu certaine de ne pas faiblir?
— 75 —
 
 
— Oh! Paul... Mais toi-même, comme tu es pâle!
— Oui, dit-il, un peu d’émotion. Non point à cause
de ce qui va se passer... Mais, jusqu’au dernier
moment, et malgré toutes les précautions prises, j’aurai
peur que l’adversaire ne se dérobe
— Cependant...
— Eh! oui, une imprudence, un mauvais hasard qui
donne l’éveil, et tout est à recommencer... Qu’est-ce
que tu fais donc, Bernard?
— Je prends mon revolver.
— Inutile.
— Quoi! fit le jeune homme, on ne va donc pas se
battre, dans ton expédition? Paul ne répondit pas.
Selon son habitude, il ne s’exprimait qu’en agissant ou
après avoir agi. Bernard prit son revolver.
Le dernier coup de neuf heures sonnait lorsqu’ils
traversèrent la grand-place, parmi des ténèbres que
trouait ça et là un mince rayon de lumière surgi d’une
boutique close.
 
Au parvis de la cathédrale, dont ils sentirent au-dessus d’eux l’ombre géante, un groupe de soldats se massait.
 
Paul, ayant lancé sur eux le feu d’une lanterne électrique, dit à celui qui les commandait:
 
— Rien de nouveau, sergent?
— Rien, mon lieutenant. Personne n’est entré dans
la maison et personne n’en est sorti. Le sergent siffla
légèrement. Vers le milieu de la rue, deux hommes se
détachèrent de l’obscurité qui les enveloppait et se
rabattirent sur le groupe.
— Aucun bruit dans la maison?
— Aucun, sergent.
— Aucune lumière derrière les volets?
— Aucune, sergent.
Alors Paul se mit en marche, et, tandis que les
autres, se conformant à ses instructions, le suivaient
sans faire le moindre bruit, il avançait résolument,
comme un promeneur attardé qui rejoint son domicile.
 
Ils s’arrêtèrent devant une étroite maison, dont on
distinguait à peine le rez-de-chaussée dans le noir de la
nuit. La porte s’élevait au haut de trois degrés. Paul la
heurta quatre fois à petits coups En même temps il tira
une clef de la poche et ouvrit.
 
Dans le vestibule il ralluma sa lanterne électrique,
et, ses compagnons observant toujours le même silence, il se dirigea vers une glace qui partait des dalles
mêmes du vestibule.
 
Après avoir frappé cette glace de quatre petits
coups, il la poussa en appuyant sur le côté. Elle masquait l’orifice d’un escalier qui descendait au sous-sol
et dans la cage duquel il envoya aussitôt de la lumière.
 
Cela devait être un signal, le troisième signal convenu, car d’en bas une voix, une voix féminine, mais rauque, éraillée, demanda:
 
— C’est vous, père Walter?
Le moment était venu d’agir. Sans répondre, Paul
dégringola l’escalier en quelques bonds.
 
Il arriva juste à l’instant où une porte massive se
refermait et où l’accès de la cave allait être barré.
 
Une pesée violente... Il entra.
 
La comtesse Hermine était là, dans la pénombre,
immobile, hésitante.
 
Puis, soudain, elle courut à l’autre bout de la cave,
saisit un revolver sur une table, se retourna et tira.
 
Le ressort claqua. Mais il n’y eut aucune détonation.
 
Trois fois elle recommença et les trois fois il en fut
de même.
 
— Inutile d’insister, ricana Paul. L’arme a été
déchargée.
La comtesse eut un cri de rage, ouvrit le tiroir de la
table, et, prenant un autre revolver, tira coup sur coup
quatre fois. Aucune détonation.
 
— Rien à faire, dit Paul en riant, celui-là aussi a été
déchargé, et pareillement celui qui est dans le second
tiroir, et pareillement toutes les armes de la maison.
Et, comme elle regardait avec stupeur, sans comprendre, atterrée de son impuissance, il salua et, se
présentant, il prononça simplement ces deux mots qui
voulaient tout dire:
 
— Paul Delroze.
CHAPITRE 9
 
Hohenzollern
 
Sans en avoir les dimensions, la cave offrait l’aspect
de ces grandes salles voûtées que l’on trouve en
Champagne. Des murs propres, un sol égal où couraient des chemins de briques, une atmosphère tiède,
une alcôve réservée entre deux tonneaux et fermée par
un rideau, des sièges, des meubles, des carpettes, tout
cela formait, en même temps qu’une habitation confortable, à l’abri des obus, un refuge certain pour quiconque redoutait les visites indiscrètes.
 
Paul se rappela les ruines du vieux phare au bord de
l’Yser et le tunnel d’Ornequin à Ebrecourt. Ainsi, la
lutte se continuait sous terre. Guerre de tranchées et
guerre de caves, guerre d’espionnage et guerre de ruse,
c’étaient toujours les mêmes procédés sournois, honteux, équivoques, criminels.
 
Paul avait éteint sa lanterne, de sorte que la salle
n’était plus que vaguement éclairée par une lampe à
pétrole suspendue à la voûte, et dont la lueur, que
rabattait un abat-jour opaque, dessinait un cercle blanc
au milieu duquel ils se trouvaient tous deux seuls.
 
Elisabeth et Bernard restaient en arrière, dans
l’ombre.
 
Le sergent et ses hommes n’avaient pas paru. Mais
on entendait le bruit de leur présence au bas de l’escalier.
 
— 76 —
 
 
La comtesse ne bougeait pas. Elle était vêtue
comme au soir du souper dans la villa du prince
Conrad. Son visage, où ne se voyaient plus ni peur ni
effarement, montrait plutôt l’effort de la réflexion,
comme si elle eût voulu calculer toutes les conséquences de la situation qui lui était révélée. Paul Delroze?
Quel était le but de son agression? Sans doute — et
c’était évidemment cette pensée qui détendait peu à
peu les traits de la comtesse Hermine —, sans doute
poursuivait-il la délivrance de sa femme.
 
Elle sourit. Elisabeth prisonnière en Allemagne,
quelle monnaie d’échange pour elle-même, pour elle,
prise au piège, mais qui pouvait encore commander
aux événements!
 
Sur un signe, Bernard s’avança, et Paul dit à la comtesse:
 
— Mon beau-frère. Le major Hermann, lorsqu’il
était attaché dans la maison du passeur, l’a peut-être
vu, comme il m’a peut-être vu. Mais, en tout cas, la
comtesse Hermine, soyons plus précis, la comtesse
d’Andeville, ne connaît pas, ou du moins a oublié son
fils, Bernard d’Andeville.
Elle paraissait maintenant tout à fait rassurée, et
gardait l’air de quelqu’un qui combat avec des armes
égales et même plus puissantes. Elle ne se troubla
donc pas en face de Bernard, et fit d’un ton dégagé:
 
— Bernard d’Andeville ressemble beaucoup à sa
soeur Elisabeth, que les circonstances m’ont permis de
ne pas perdre de vue, elle. Il y a trois jours encore nous
soupions, elle et moi, avec le prince Conrad. Le prince
Conrad a une grande affection pour Elisabeth, et c’est
justice, car elle est charmante, et si aimable! Je l’aime
beaucoup, en vérité!
Paul et Bernard eurent un même geste, qui les eût
jetés sur la comtesse s’ils n’avaient réussi à contenir
leur haine. Paul écana son beau-frère dont il sentait
l’exaspération, et, répondant au défi de l’adversaire sur
un ton aussi allègre:
 
— Mais oui, je sais... j’étais là... J’ai même assisté à
son départ.
— Vraiment?
— Vraiment. Votre ami Karl m’a offert une place
dans son automobile.
— Dans son automobile?
— Parfaitement, et nous sommes tous partis pour
votre château de Hildensheim... une bien belle demeure que j’aurais eu plaisir à visiter plus à fond... Mais le
séjour en est dangereux, souvent mortel... de sorte
que...
La comtesse le regardait avec une inquiétude croissante. Que voulait-il dire? Comment savait-il ces choses?
 
Elle voulut l’effrayer à son tour, afin de voir clair
dans le jeu de l’ennemi, et prononça d’une voix âpre:
 
— En effet, le séjour en est souvent mortel! On respire là un air qui n’est pas bon pour tout le monde...
— Un air empoisonné...
— Justement.
— Et vous craignez pour Elisabeth?
— Ma foi, oui. La santé de cette pauvre petite est
déjà compromise, et je ne serai tranquille...
— Que quand elle sera morte, n’est-ce pas?
Elle laissa passer quelques secondes, puis répliqua
très nettement, de façon que Paul comprît bien la portée de ses paroles:
 
— Oui, quand elle sera morte... ce qui ne peut pas
beaucoup tarder... si ce n’est déjà fait.
Il y eut un assez long silence. Une fois de plus, en
face de cette femme, Paul éprouvait le même besoin
de meurtre, le même besoin d’assouvir sa haine. Il fallait que cela fût. Son devoir était de tuer, et c’était un
crime que de n’y pas obéir.
 
Elisabeth restait dans l’ombre, debout à trois pas en
arrière.
 
Sans un mot, lentement, Paul se retourna de son
côté, leva le bras, pressa le ressort de sa lanterne, et la
dirigea vers la jeune femme, dont le visage demeura
ainsi en pleine lumière.
 
Jamais Paul, en accomplissant ce geste, n’eût pensé
que l’effet en dût être si violent sur la comtesse Hermine. Une femme comme elle ne pouvait se tromper, se
croire le jouet d’une hallucination ou la dupe d’une
ressemblance. Non. Elle admit sur-le-champ que Paul
avait délivré sa femme, et qu’Elisabeth était là devant
elle. Mais comment un aussi formidable événement
était-il possible? Elisabeth, que, trois jours auparavant,
elle avait laissée entre les mains de Karl... Elisabeth,
qui, à l’heure actuelle, devait être morte ou prisonnière
dans une forteresse allemande dont plus de deux
millions de soldats interdisaient rapproche... Elisabeth
était là? En moins de trois jours elle avait échappé à
Karl, elle avait fui le château de Hildensheim, elle avait
traversé les lignes de deux millions d’Allemands?
 
La comtesse Hermine, le visage décomposé, s’assit
devant cette table qui lui servait de rempart, et, rageusement, colla ses poings crispés contre ses joues. Elle
comprenait la situation. Il ne s’agissait plus de plaisanter ni de provoquer. Il ne s’agissait plus d’un marché à
débattre. Dans la partie effroyable qu’elle jouait, toute
chance de victoire lui manquait subitement. Elle devait
subir la loi du vainqueur, et le vainqueur c’était Paul
Delroze!
 
Elle balbutia:
 
— Où voulez-vous en venir? Quel est votre but?
M’assassiner?
Il haussa les épaules.
 
— Nous ne sommes pas de ceux qui assassinent.
Vous êtes là pour être jugée. La peine que vous aurez à
subir sera la peine qui vous sera infligée à la suite d’un
débat légal, où vous pourrez vous défendre.
Elle fut secouée d’un tremblement et protesta:
 
— Vous n’avez pas le droit de me juger, vous n’êtes
— 77 —
 
 
pas des juges. La peur, ce sentiment qu’elle semblait
ignorer jusqu’ici, la peur montait en elle.
 
Tout bas, elle répéta:
 
— Vous n’êtes pas des juges... je proteste... Vous
n’avez pas le droit.
A ce moment, il y eut du côté de l’escalier un certain
tumulte. Une voix cria: « Fixe! »
Presque aussitôt la porte, qui restait entrebâillée, fut
poussée et livra passage à trois officiers couverts de
leurs grands manteaux.
 
Paul alla vivement à leur rencontre et les fit asseoir
sur des chaises, dans la partie où la lumière ne pénétrait pas.
 
Un quatrième survint. Reçu par Paul, celui-ci s’assit
plus loin, à l’écart.
 
Elisabeth et Bernard se tenaient l’un près de l’autre.
 
Paul reprit sa place en avant, sur le côté de la table,
 
et debout. Et il dit gravement:
 
— Nous ne sommes pas des juges, en effet, et nous
ne voulons pas prendre un droit qui ne nous appartient
pas. Ceux qui vous jugeront, les voici. Moi, j’accuse.
Le mot fut articulé d’une façon âpre et coupante,
avec une énergie extrême.
 
Et tout de suite, sans hésitation, comme s’il eût bien
établi d’avance tous les points du réquisitoire qu’il allait
prononcer, et prononcer d’un ton où il ne voulait montrer ni haine ni colère, il commença:
 
— Vous êtes née au château de Hildensheim, dont
votre grand-père était régisseur et qui fut donné à
votre père après la guerre de 1870. Vous vous appelez
réellement Hermine, Hermine de Hohenzollern. Ce
nom de Hohenzollern, votre père s’en faisait gloire,
bien qu’il n’y eût pas droit, mais la faveur extraordinaire que lui marquait le vieil empereur empêcha qu’on le
lui contestât jamais. Il fit la campagne de 70 comme
colonel, et s’y distingua par une cruauté et une rapacité
inouïes. Toutes les richesses qui ornent votre château
de Hildensheim proviennent de France et, pour comble d’effronterie, sur chaque objet se trouve une note
qui établit son lieu d’origine et le nom du propriétaire
à qui il fut volé. En outre, dans le vestibule, une plaque
de marbre porte en lettres d’or le nom de tous les villages français brûlés par ordre de Son Excellence le colonel comte de Hohenzollern. Le Kaiser est venu sou-
vent dans ce château. Toutes les fois qu’il passe devant
la plaque de marbre, il salue.
La comtesse écoutait distraitement. Cette histoire
devait lui paraître d’une importance médiocre. Elle
attendait qu’il fût question d’elle.
 
Paul continua:
 
— Vous avez hérité de votre père deux sentiments
qui dominent toute votre vie, un amour effréné pour
cette dynastie des Hohenzollern à qui il semble que le
hasard d’un caprice impérial, ou plutôt royal, ait rattaché votre père, et une haine féroce, sauvage, contre
cette France à laquelle il regrettait de ne pas avoir fait
assez de mal. L’amour de la dynastie, vous l’avez
concentré tout entier, aussitôt femme, sur celui qui la
représente actuellement, et, cela, à un tel point
qu’après avoir eu l’espoir invraisemblable de monter
sur le trône, vous lui avez tout pardonné, même son
mariage, même son ingratitude, pour vous dévouer à
lui, corps et âme. Mariée par lui à un prince autrichien
qui mourut on ne sait pas comment, puis à un prince
russe qui mourut on ne sait pas non plus comment,
partout vous avez travaillé pour l’unique grandeur de
votre idole. Au moment où la guerre entre l’Angleterre
et le Transvaal fut déclarée, vous étiez au Transvaal. Au
moment de la guerre russo-japonaise, vous étiez au
Japon. Vous étiez partout, à Vienne lorsque le prince
Rodolphe fut assassiné; à Belgrade lorsque le roi
Alexandre et la reine Draga furent assassinés. Mais je
n’insisterai pas davantage sur votre rôle... diplomatique. J’ai hâte d’arriver à votre oeuvre de prédilection,
celle que vous avez poursuivie depuis vingt ans contre
la France.
 
Une expression méchante, presque heureuse,
contracta le visage de la comtesse Hermine. Vraiment
oui, c’était son oeuvre de prédilection. Elle y avait
employé toutes ses forces et toute sa perverse intelligence.
 
— Et même, rectifia Paul, je n’insisterai pas non
plus sur la besogne gigantesque de préparation et
d’espionnage que vous avez dirigée. Jusque dans un
village du Nord, au sommet d’un clocher, j’ai trouvé
l’un de vos complices armé d’un poignard à vos initiales. Tout ce qui s’est fait, c’est vous qui l’avez conçu,
organisé, exécuté. Les preuves que j’ai recueillies, les
lettres de vos correspondants comme vos lettres à vous,
sont déjà entre les mains du tribunal. Mais ce que je
veux mettre spécialement en lumière, c’est la partie de
votre effort qui concerne le château d’Ornequin.
D’ailleurs ce ne sera pas long. Quelques faits reliés par
des crimes. Voilà tout.
Un silence encore. La comtesse prêtait l’oreille avec
une sorte de curiosité anxieuse. Paul articula:
 
— C’est en 1894 que vous avez proposé à l’empereur le percement d’un tunnel d’Ebrecourt à Corvigny.
Après études faites par les ingénieurs, il fut reconnu
que cette oeuvre « colossale » n’était possible et ne
pourrait être efficace que si l’on entrait en possession
du château d’Ornequin. Le propriétaire de ce château
était justement d’une très mauvaise santé. On attendit.
Comme il ne se pressait pas de mourir, vous êtes venue
à Corvigny. Huit jours plus tard, il mourait. Premier
crime.
— Vous mentez! Vous mentez! cria la comtesse.
Vous n’avez aucune preuve. Je vous défie de donner la
preuve.
Paul continua sans répondre:
 
— Le château fut mis en vente, et, chose inexplicable, sans la moindre publicité, en cachette pour ainsi
— 78 —
 
 
dire. Or, il arriva ceci, c’est que l’agent d’affaires à qui
vous aviez donné vos instructions manoeuvra si maladroitement que le château fut adjugé au comte
d’Andeville, qui vint y demeurer l’année suivante avec
sa femme et ses deux enfants.
 
« D’où colère, désarroi, et enfin, résolution de commencer quand même, et de pratiquer les premiers sondages à l’endroit où se trouvait une petite chapelle
située, à cette époque, en dehors du parc. L’empereur
vint plusieurs fois d’Ebrecourt. Un jour, en sortant de
cette chapelle, il fut rencontré et reconnu par mon
père et par moi. Dix minutes plus tard, vous accostiez
mon père. J’étais frappé. Mon père tombait. Deuxième
crime.
 
— Vous mentez! proféra de nouveau la comtesse.
Ce ne sont là que des mensonges! Pas une preuve!
— Un mois plus tard, continua Paul, toujours très
calme, la comtesse d’Andeville, contrainte par sa santé
à quitter Ornequin, s’en allait dans le Midi, où elle
finissait par succomber dans les bras de son mari, et la
mort de sa femme inspirait à M. d’Andeville une telle
répulsion pour Ornequin qu’il décidait de n’y jamais
retourner.
« Aussitôt votre plan s’exécute. Le château étant
libre, il faut s’y installer. Comment? En achetant le
garde, Jérôme et sa femme. Oui, en les achetant, et
c’est pourquoi j’ai été trompé, moi qui m’en rapportais
à leurs figures franches et à leurs manières pleines de
bonhomie. Donc vous les achetez. Ces deux misérables, qui ont en réalité comme excuse qu’ils ne sont pas
Alsaciens, ainsi qu’ils le prétendent, mais d’origine
étrangère, et qui ne prévoient pas les conséquences de
leur trahison, ces deux misérables acceptent le pacte.
Dès lors, vous êtes chez vous, et libre de venir à Ornequin lorsque cela vous plaît. Sur votre ordre, Jérôme va
même jusqu’à tenir secrète la mort de la comtesse
Hermine, de la véritable comtesse Hermine. Et,
comme vous vous appelez aussi comtesse Hermine,
que personne ne connaissait Mme d’Andeville, laquelle
vivait à l’écart, tout se passe très bien.
 
« Vous accumulez d’ailleurs les précautions. Une
entre autres qui me déroute, autant que la complicité
du garde et de sa femme. Le portrait de la comtesse
d’Andeville se trouvait dans le boudoir naguère habité
par elle. Vous faites faire de vous un portrait d’égale
grandeur, qui s’adapte dans le cadre même où le nom
de la comtesse est inscrit. Et ce portrait vous représente sous le même aspect qu’elle, vêtue, coiffée de la
même façon. Bref, vous devenez ce que vous avez
cherché à paraître dès le début, et du vivant de Mme
d’Andeville dont vous commenciez déjà à copier la
tenue, vous devenez comtesse Hermine d’Andeville,
tout au moins pendant vos séjours à Ornequin.
 
« Un seul danger, le retour possible, imprévu, de M.
d’Andeville. Pour y parer d’une façon certaine, un seul
remède, le crime.
 
« Vous faites donc en sorte de connaître M. d’Andeville, ce qui vous permet de le surveiller et de correspondre avec lui. Seulement il arrive ceci, sur quoi vous
n’avez pas compté, c’est qu’un sentiment, vraiment
inattendu chez une femme comme vous, vous attache
peu à peu à celui que vous avez choisi comme victime.
J’ai déposé au dossier une photographie de vous,
envoyée de Berlin à M. d’Andeville. A cette époque,
vous espériez l’amener au mariage, mais il voit clair
dans votre jeu, se dérobe et rompt. »
 
La comtesse avait froncé les sourcils. Sa bouche se
tordit. On sentait toute l’humiliation qu’elle avait subie
et toute la rancune qu’elle en gardait. En même temps,
elle éprouvait, non point de la honte, mais une surprise
croissante à voir ainsi sa vie divulguée dans ses moindres détails, et son passé de crimes surgir des ténèbres
où elle le croyait enseveli.
 
— Quand la guerre fut déclarée, reprit Paul, votre
oeuvre était au point. Postée dans la villa d’Ebrecourt,
à rentrée du tunnel, vous étiez prête. Mon mariage
avec Elisabeth d’Andeville, mon arrivée subite au château d’Ornequin, mon désarroi devant le portrait de
celle qui avait tué mon père, tout cela, qui vous fut
annoncé par Jérôme, vous surprit un peu, et il vous fallut improviser un guet-apens où je manquai d’être
assassiné à mon tour. Mais la mobilisation vous débarrassa de moi. Vous pouviez agir. Trois semaines après,
Corvigny était bombardé, Ornequin envahi, Elisabeth
prisonnière du prince Conrad.
« Vous avez vécu là des heures inexprimables. Pour
vous, c’est la vengeance, mais c’est aussi, et cela grâce à
vous, la grande victoire, le grand rêve accompli ou
presque, l’apothéose des Hohenzollern. Encore deux
jours et Paris est pris. Encore deux mois et l’Europe
est vaincue. Quelle ivresse! Je connais des mots prononcés par vous à cette époque, et j’ai lu des lettres
écrites par vous, qui témoignent d’une véritable folie,
folie d’orgueil, folie barbare, folie de l’impossible et du
surhumain...
 
« Et puis, soudain, le réveil brutal. La bataille de la
Marne! Ah! là encore, j’ai vu des lettres écrites par
vous. Du premier coup, une femme de votre intelligence devait prévoir — et vous avez prévu — que
c’était l’effondrement des espoirs et des certitudes.
Vous l’avez écrit à l’empereur. Oui, vous l’avez écrit!
J’ai la copie de la lettre! Il fallait se défendre cependant. Les troupes françaises approchaient. Par mon
beau-frère Bernard, vous apprenez ma présence à Corvigny. Elisabeth sera-t-elle délivrée? Elisabeth, qui
connaît tous vos secrets... Non, elle mourra. Vous
ordonnez son exécution. Tout est prêt. Si elle est sauvée, grâce au prince Conrad, et si, à défaut de sa mort,
vous devez vous contenter d’un simulacre d’exécution
destiné à couper court à mes recherches, du moins elle
est emmenée comme une esclave. Et puis, deux victimes vous consolent, Jérôme et Rosalie. Vos complices,
 
— 79 —
 
 
bourrelés de remords et attendris par les tortures d’Elisabeth, ont essayé de fuir avec elle. Vous redoutez leur
témoignage; ils sont fusillés. Troisième et quatrième
crimes. Et, le lendemain, il y en a deux autres, deux
soldats que vous faites assassiner, les prenant pour Bernard et pour moi. Cinquième et sixième crimes. »
 
Ainsi tout le drame se reconstituait en ses épisodes
tragiques, et selon l’ordre des événements et des meurtres. Et c’était un spectacle plein d’horreur que celui
de cette femme, coupable de tant de forfaits, et que le
destin murait au fond de cette cave, en face de ses
ennemis mortels. Comment se pouvait-il cependant
qu’elle ne parût pas avoir perdu toute espérance? Car
il en était ainsi, et Bernard le remarqua.
 
— Observe-la, dit-il en s’approchant de Paul. Deux
fois elle a consulté sa montre. On croirait qu’elle attend
un miracle, mieux que cela, un secours direct, inévitable, qui doit lui venir à une heure fixe. Regarde... Ses
yeux cherchent... Elle écoute...
— Fais entrer tous les soldats qui sont au bas de
l’escalier, répondit Paul. Il n’y a aucune raison pour
qu’ils n’entendent pas ce qui me reste à dire.
Et, se tournant vers la comtesse, il prononça, d’une
voix qui s’animait peu à peu:
 
— Nous approchons du dénouement. Toute cette
partie de la lutte, vous l’avez conduite sous les apparences du major Hermann, ce qui vous était plus commode pour suivre les armées et pour jouer votre rôle
d’espion en chef. Hermann, Hermine... Le major Hermann, que vous faisiez passer au besoin pour votre
frère, c’était vous, comtesse Hermine. Et c’est vous
dont j’ai surpris l’entretien avec le faux Laschen, ou
plutôt avec l’espion Karl, dans les ruines du phare au
bord de l’Yser. Et c’est vous que j’ai pu saisir et attacher dans la soupente de la maison du passeur.
« Ah! quel beau coup vous avez manqué ce jour-là.
Vos trois ennemis blessés, à portée de votre main... Et
vous avez fui sans les apercevoir, sans les achever! Et
vous ne saviez plus rien de nous, tandis que nous, nous
connaissions vos projets. Dimanche le 10 janvier, rendez-vous à Ebrecourt, rendez-vous sinistre que vous
avez pris avec Karl, tout en lui annonçant votre volonté
implacable de supprimer Elisabeth. Et ce dimanche 10
janvier j’étais exact au rendez-vous. J’assistais au souper
du prince Conrad! J’étais là, après le souper, lorsque
vous avez remis à Karl la fiole de poison! J’étais là, sur
le siège même de l’automobile, lorsque vous avez
donné à Karl vos dernières instructions! J’étais partout.
Et, le soir même, Karl mourait. Et, la nuit suivante,
j’enlevais le prince Conrad. Et le lendemain, c’est-àdire avant-hier, maître d’un pareil otage, obligeant
ainsi l’empereur à négocier avec moi, je lui dictais mes
conditions, dont la première était la liberté immédiate
d’Elisabeth. Et l’empereur cédait. Et nous voici! »
 
Une parole entre toutes ces paroles, dont chacune
montrait à la comtesse Hermine avec quelle énergie
 
implacable elle avait été traquée, une parole la boule-
versa, comme la plus effroyable des catastrophes.
 
Elle balbutia:
 
— Mort? Vous dites que Karl est mort?
— Abattu par sa maîtresse au moment même où il
essayait de me tuer, s’exclama Paul que la haine
emportait de nouveau. Abattu comme une bête enragée! Oui, l’espion Karl est mort, et jusqu’à sa mort, il
fut le traître qu’il avait été toute sa vie. Vous me
demandiez mes preuves? C’est dans la poche de Karl
que je les ai trouvées! C’est dans son carnet que j’ai lu
l’histoire de vos crimes, et la copie de vos lettres, et
certaines de vos lettres elles-mêmes. Il prévoyait qu’un
jour ou l’autre, une fois votre oeuvre accomplie, vous le
sacrifieriez à votre sécurité, et il se vengeait d’avance...
Il se vengeait comme le garde Jérôme et sa femme
Rosalie, sur le point d’être fusillés par votre ordre, se
sont vengés en révélant à Elisabeth votre rôle mystérieux au château d’Ornequin. Voilà vos complices!
Vous les tuez, mais ils vous perdent. Ce n’est plus moi
qui vous accuse. Ce sont eux. Leurs lettres, leurs
témoignages sont déjà entre les mains de vos juges.
Que pouvez-vous répondre?
Paul se tenait presque contre elle. A peine si le coin
de la table les séparait l’un de l’autre, et il la menaçait
de toute sa colère et de toute son exécration. Elle recula jusqu’au mur, sous un porte-manteau où étaient
pendus des vêtements, des blouses, toute une défroque
qui devait lui servir à se déguiser. Bien que cernée,
prise au piège, confondue par tant de preuves, démasquée et impuissante, elle gardait une attitude de défi et
de provocation. La partie ne semblait pas perdue pour
elle. Des atouts restaient dans son jeu. Et elle dit:
 
— Je n’ai pas à répondre. Vous parlez d’une femme
qui a commis des crimes. Et je ne suis pas cette
femme. Il ne s’agit pas de prouver que la comtesse
Hermine est une espionne et une criminelle. Il s’agit
de prouver que je suis la comtesse Hermine. Or qui
peut le prouver?
— Moi!
A l’écart des trois officiers que Paul avait indiqués
comme faisant fonction de juges, il y en avait un quatrième, entré en même temps, et qui avait écouté dans
le même silence et dans la même immobilité.
 
Celui-là s’avança.
La lueur de la lampe illumina sa figure.
La comtesse murmura:
 
 
— Stéphane d’Andeville... Stéphane... C’était en
effet le père d’Elisabeth et de Bernard. Il était très
pâle, affaibli par les blessures qu’il avait reçues et dont
il commençait seulement à se remettre.
Il embrassa ses enfants. Bernard lui dit avec émotion:
 
— Ah! te voici, père.
— Oui, dit-il, j’ai été averti par le général en chef, et
je suis venu à l’appel de Paul. Un rude homme que ton
— 80 —
 
 
mari, Elisabeth. Tantôt, déjà, quand nous nous sommes retrouvés dans les rues de Soissons, il m’avait mis
au courant. Et maintenant, je me rends compte de tout
ce qu’il a fait... pour écraser cette vipère.
 
Il s’était posé face à la comtesse, et l’on sentait toute
l’importance des mots qu’il allait dire. Un moment, elle
baissa la tête devant lui. Mais ses yeux redevinrent
bientôt provocants. Et elle articula:
 
— Vous aussi, vous venez m’accuser? Qu’avez-vous
à dire contre moi, à votre tour? Des mensonges, n’estce pas? Des infamies?
Il attendit qu’un long silence eût recouvert ces paroles. Puis, lentement, il prononça:
 
— Je viens d’abord en témoin, qui apporte sur votre
identité l’attestation que vous réclamiez tout à l’heure.
Vous vous êtes présentée jadis sous un nom qui n’était
pas le vôtre, et sous lequel vous avez réussi à gagner
ma confiance. Plus tard, lorsque vous avez cherché à
nouer entre nous des relations plus étroites, vous
m’avez révélé votre véritable personnalité, espérant
ainsi m’éblouir par vos titres et par vos alliances. J’ai
donc le droit et le devoir de déclarer, devant Dieu et
devant les hommes, que vous êtes bien la comtesse
Hermine de Hohenzollern. Les parchemins que vous
m’avez montrés sont authentiques. Et c’est justement
parce que vous étiez la comtesse de Hohenzollern que
j’ai cessé des rapports qui m’étaient d’ailleurs, je ne
savais pas pourquoi, pénibles et désagréables. Voilà
mon rôle de témoin.
— Rôle infâme, s’écria-t-elle furieusement. Rôle de
mensonge, je vous l’avais bien dit. Pas une preuve!
— Pas une preuve? fit le comte d’Andeville, qui
s’approcha d’elle, tout vibrant de colère. Et cette photographie, envoyée de Berlin par vous, et signée par
vous? Cette photographie, où vous avez eu l’impudence de vous habiller comme ma femme? Oui, vous!
Vous! vous avez fait cela! Vous avez cru qu’en essayant
de rapprocher votre image et l’image de ma pauvre
bien-aimée, vous évoqueriez en moi des sentiments qui
vous seraient favorables! Et vous n’avez pas senti que
c’était la pire injure, pour moi, et le pire outrage, pour
la morte! Et vous avez osé, vous, vous, après ce qui
s’était passé!...
Ainsi que Paul Delroze un instant auparavant, le
comte était debout contre elle, menaçant et plein de
haine. Elle murmura, avec une sorte d’embarras:
 
— Eh bien, pourquoi pas? Il serra les poings et
reprit:
— En effet, pourquoi pas? J’ignorais alors ce que
vous étiez, et je ne savais rien du drame... du drame
d’autrefois... C’est aujourd’hui seulement que j’ai rapproché les faits, et si je vous ai repoussée autrefois avec
une répulsion instinctive, c’est avec une exécration sans
pareille que je vous accuse maintenant... maintenant
que je sais... oui, que je sais, et en toute certitude.
Déjà, lorsque ma pauvre femme se mourait, plusieurs
fois, dans sa chambre d’agonie, le docteur me disait: «
C’est un mal étrange. Bronchite, pneumonie, certes, et
cependant il y a des choses que je ne comprends pas...
des symptômes... pourquoi ne pas le dire? des symptômes d’empoisonnement. » Je protestais alors. L’hypothèse était impossible. Empoisonnée, ma femme! Et
par qui? Par vous, comtesse Hermine, par vous! Je
l’affirme aujourd’hui. Par vous! Je le jure sur mon salut
éternel. Des preuves? Mais, c’est votre vie elle-même,
c’est tout ce qui vous accuse. « Tenez, il est un point
sur lequel Paul Delroze n’a pas fait toute la lumière. Il
n’a pas compris pourquoi, lorsque vous assassiniez son
père, pourquoi vous portiez des vêtements semblables
à ceux de ma femme. Pourquoi? mais pour cette abominable raison que, déjà, à cette époque, la mort de
ma femme était résolue, et que, déjà, vous vouliez
créer dans l’esprit de ceux qui pourraient vous surprendre une confusion entre la comtesse d’Andeville et
vous. La preuve est irrécusable. Ma femme vous
gênait: vous l’avez tuée. Vous aviez deviné qu’une fois
ma femme morte je ne reviendrais plus à Ornequin, et
vous avez tué ma femme. Paul Delroze, tu as annoncé
six crimes. Voilà le septième, l’assassinat de la comtesse
d’Andeville! »
 
Le comte avait levé ses deux poings et les tenait
devant la figure de la comtesse Hermine. Il tremblait
de rage, et l’on eût dit qu’il allait frapper.
 
Elle, pourtant, demeurait impassible. Contre cette
nouvelle accusation, elle n’eut pas un mot de révolte. Il
semblait que tout lui fût devenu indifférent, aussi bien
cette charge imprévue que toutes celles qui l’accablaient. Tous les périls s’écartaient d’elle. Ce qu’elle
avait à répondre ne l’obsédait plus. Sa pensée était
ailleurs. Elle écoutait autre chose que ces paroles. Elle
voyait autre chose que ce spectacle, et, comme l’avait
remarqué Bernard, on eût dit qu’elle se préoccupait
plus de ce qui se passait dehors que de la situation,
cependant si effrayante, où elle se trouvait.
 
Mais pourquoi? Qu’espérait-elle?
 
Une troisième fois elle consulta sa montre. Une
minute s’écoula. Une autre minute encore.
 
Puis, quelque part dans la cave, à la partie supérieure, il y eut un bruit, une sorte de déclenchement.
 
La comtesse se redressa. Et, de toute son attention,
elle écouta, avec une expression si ardente que person-
ne ne troubla le silence énorme. Instinctivement Paul
Delroze et M. d’Andeville avaient reculé jusqu’à la
table. La comtesse Hermine écoutait... Elle écoutait...
 
Et soudain, au-dessus d’elle, dans l’épaisseur des
voûtes, une sonnerie vibra. Quelques secondes seulement... Quatre appels égaux... Et ce fut tout.
 
— 81 —
 
 
CHAPITRE 10
 
Deux exécutions
 
Plus encore peut-être que par la vibration inexplicable de cette sonnerie, le coup de théâtre fut produit
par le soubresaut de triomphe qui secoua la comtesse
Hermine. Elle poussa un cri de joie sauvage, puis éclata de rire. Son visage se transforma. Plus d’inquiétude,
plus de cette tension où l’on sent la pensée qui cherche
et qui s’effare, mais de l’insolence, de la certitude, du
mépris, un orgueil démesuré.
 
— Imbéciles! ricana-t-elle... Imbéciles!... Alors vous
avez cru? Non, faut-il que les Français soient naïfs!...
Vous avez cru que, moi, vous me prendriez ainsi, dans
une souricière? Moi! Moi!...
Les paroles ne pouvaient plus sortir de sa bouche,
trop nombreuses et trop pressées. Elle se raidit, ferma
les yeux un instant dans un grand effort de volonté,
puis, allongeant le bras droit et poussant un fauteuil,
découvrit une petite plaque d’acajou sur laquelle il y
avait une manette de cuivre qu’elle saisit à tâtons, les
yeux toujours dirigés vers Paul, vers le comte d’Andeville, vers son fils, vers les trois officiers.
 
Et elle scanda d’une voix sèche, coupante:
 
— Qu’ai-je à craindre de vous maintenant? La comtesse Hermine de Hohenzollern? Vous voulez savoir si
c’est moi? Oui, c’est bien moi. Je ne le nie pas... Je le
proclame même... Tous les actes que vous appelez stupidement des crimes, oui, je les ai accomplis... C’était
mon devoir envers mon empereur... Espionne? non
pas... Allemande, tout simplement. Et ce que fait une
Allemande pour sa patrie est justement fait.
« Et puis... et puis assez de paroles niaises et de
bavardages sur le passé. Le présent seul et l’avenir
importent. Et, du présent comme de l’avenir me voilà
redevenue maîtresse. Mais oui, mais oui, grâce à vous,
je reprends la direction des événements, et nous allons
rire. Voulez-vous savoir une chose? Tout ce qui vient
de se produire ici depuis quelques jours, c’est moi qui
l’ai préparé. Les ponts que la rivière a enlevés, c’est sur
mes ordres qu’ils avaient été sapés à leur base... Pourquoi? Pour le piètre résultat de vous faire reculer? Certes, il nous fallait cela d’abord, nous avions besoin
d’annoncer une victoire... Victoire ou non, elle sera
annoncée, et elle aura son effet, je vous en réponds.
Mais ce que je voulais, c’était mieux. Et j’ai réussi. »
Elle s’arrêta, puis reprit d’un ton plus sourd, le buste
penché vers ceux qui l’écoutaient:
 
— Le recul, le désordre parmi vos troupes, la nécessité de faire obstacle à Pavanée et d’amener des renforts, c’était de toute évidence l’obligation pour votre
général en chef de venir ici et de s’y concerter avec ses
généraux. Depuis des mois, je le guette, celui-là.
Impossible de l’approcher. Impossible d’exécuter mon
plan. Alors que faire? Que faire, mais tout bonnement
le faire venir à moi, puisque je ne pouvais aller à lui...
Le faire venir et l’attirer dans un endroit choisi par
moi, où j’aurais pris toutes mes dispositions. Or, il est
venu. Mes dispositions sont prises. Et je n’ai plus qu’à
vouloir... Je n’ai plus qu’à vouloir! Il est ici, dans une
des chambres de la petite villa qu’il habite chaque fois
qu’il vient à Soissons. Il y est. Je le sais. J’attendais le
signal qu’un de mes agents devait me donner. Ce
signal, vous l’avez entendu. Donc, n’est-ce pas, aucun
doute. Celui que je guettais travaille en ce moment
avec ses généraux dans une maison que je connais et
que j’ai fait miner. Il y a près de lui un commandant
d’armée, un des meilleurs, et un commandant de corps
d’armée, un des meilleurs aussi. Ils sont trois — je ne
parle pas des comparses — et, ces trois-là, je n’ai qu’un
geste à faire, cette manette à lever, pour qu’ils sautent
tous les trois avec la maison qui les abrite. Dois-je le
faire, ce geste? Dans la pièce, il y eut un claquement
bref. Bernard d’Andeville armait son revolver.
 
— Mais il faut la tuer, la misérable, cria-t-il. Paul se
jeta devant lui en proférant:
— Tais-toi! et ne bouge pas!
La comtesse se mit à rire de nouveau, et quelle joie
méchante frémissait dans ce rire!
 
— Tu as raison, Paul Delroze. Tu comprends la
situation, toi. Si rapidement que ce jeune écervelé
m’envoie sa balle, j’aurai toujours le temps de lever la
manette. Et c’est cela qu’il ne faut pas, n’est-ce pas?
C’est cela que ces messieurs et toi voulez éviter à tout
prix... même au prix de ma liberté, n’est-ce pas? Car
nous en sommes là, hélas! Tout mon beau plan s’écroule puisque je suis entre vos mains. Mais je vaux bien à
moi seule vos trois grands généraux, hein? et j’ai bien
le droit de les épargner pour me sauver... Ainsi nous
sommes d’accord? Leur vie contre la mienne! Et tout
de suite!... Paul Delroze, tu as une minute pour consulter ces messieurs. Si, dans une minute, parlant en ton
nom et au leur, tu ne me donnes pas ta parole que vous
me considérez comme libre, et que toute protection
me sera accordée pour passer en Suisse, alors... alors «
la bobinette cherra », comme on dit dans le Petit Chaperon rouge. Ah! ce que je vous tiens tous! Et combien
c’est comique! Dépêche-toi, ami Delroze. Ta parole...
Mais oui, cela me suffit. Dame! la parole d’un officier
français!... Ah! ah! ah! Son rire, un rire nerveux et
méprisant, se prolongea dans le grand silence. Et il
arriva peu à peu qu’il y résonna de façon moins assurée, comme ces paroles qui ne provoquent pas l’effet
prévu. De lui-même il sembla se disloquer, s’interrompit et cessa tout d’un coup. Et elle était stupéfaite: Paul
Delroze n’avait pas bougé, et aucun des officiers, et
aucun des soldats qui se trouvaient dans la salle, n’avait
bougé. Elle les menaça du poing.
— J’ordonne qu’on se hâte!... Vous avez une minute,
messieurs les Français. Une minute, pas davantage...
Personne ne bougea.
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Elle comptait à voix basse, et, de dix en dix, proclamait les secondes écoulées. A la quarantième, elle se
tut, la face inquiète. Parmi les assistants, même immobilité. Une crise de fureur la souleva.
 
— Mais vous êtes fous! Vous n’avez donc pas compris? Ou bien vous ne me croyez pas peut-être? Oui,
j’ai deviné, ils ne me croient pas! Ils n’imaginent pas
que ce soit possible, et que j’aie pu atteindre un pareil
résultat! Un miracle, n’est-ce pas? Mais non, de la
volonté, tout simplement, et de l’esprit de suite. Et
puis, vos soldats n’étaient-ils pas là? Mon Dieu oui, vos
soldats eux-mêmes qui ont travaillé pour moi en posant
des lignes téléphoniques entre la poste et la maison
réservée au quartier général! Mes agents n’ont eu qu’à
se brancher là-dessus, et c’était chose faite: le fourneau
de mine creusé sous la maison se trouvait relié avec
cette cave! Me croyez-vous maintenant?
Sa voix se cassait, haletante et rauque. Son inquiétude, de plus en plus précise, lui ravageait les traits.
Pourquoi ces hommes ne remuaient-ils pas? Pourquoi
ne tenaient-ils aucun compte de ses ordres? Avaient-ils
pris l’inadmissible résolution de tout accepter plutôt
que de lui faire grâce?
 
— Voyons, quoi? murmura-t-elle, vous me comprenez bien cependant?... Ou alors c’est de la folie!
Voyons, réfléchissez... Vos généraux? L’effet que leur
mort causerait?... L’impression formidable que cette
mort donnerait de notre puissance?... Et quel désarroi!... Le recul de vos troupes!... Le haut commandement désorganisé... Voyons, voyons!...
On eût cru qu’elle cherchait à les convaincre... bien
plus, qu’elle les suppliait de se placer à son point de
vue à elle, et d’admettre les conséquences qu’elle avait
assignées à son acte. Pour que son plan réussît, il fallait
qu’ils consentissent à agir dans le sens de la logique.
Sinon... sinon...
 
Brusquement, elle se révolta contre elle-même et
contre cette espèce de supplication humiliante à quoi
elle s’abaissait. Et, reprenant son attitude de menace,
elle cria:
 
— Tant pis pour eux! Tant pis pour eux! C’est vous
qui les aurez condamnés! Alors vous le voulez? Nous
sommes bien d’accord? Et puis, vous croyez me tenir
peut-être? Allons donc! Même si vous vous entêtez, la
comtesse Hermine n’a pas dit son dernier mot! Vous
ne la connaissez pas, la comtesse Hermine... Elle ne se
rend jamais... la comtesse Hermine... la comtesse Her-
mine...
Elle était abominable à voir. Une sorte de démence
la possédait. Convulsée, tordue de rage, hideuse,
vieillie de vingt ans, elle évoquait l’image d’un démon
que brûlent les flammes de l’enfer. Elle injuriait. Elle
blasphémait. Elle lançait des imprécations. Elle riait
même à l’idée de la catastrophe que son geste allait
provoquer. Et elle bégayait:
 
— Tant pis! C’est vous... c’est vous, les bourreaux...
Ah! quelle folie! Alors vous l’exigez? Mais ils sont
fous!... Leurs généraux! leurs chefs! Non, mais ils ont
perdu la tête! Voilà qu’ils sacrifient de gaieté de coeur
leurs grands généraux! leurs grands chefs! Et cela, sans
raison, par entêtement stupide. Eh bien! tant pis pour
eux! Tant pis pour eux! Vous l’aurez voulu! Vous l’aurez
voulu. Je vous rends responsables. Il s’agissait d’un
mot. Et ce mot...
 
Elle eut une hésitation suprême. La figure farouche
et inflexible, elle épia ces hommes obstinés qui semblaient obéir à une implacable consigne. Aucun d’eux
ne bougea.
 
Alors on eût dit que, mise en face de la décision
fatale, elle était envahie par un tel bouillonnement de
volupté méchante qu’elle en oubliait l’horreur de sa
situation. Elle prononça simplement:
 
— Que la volonté de Dieu soit faite, et que mon
empereur soit victorieux! Les yeux fixes, le buste rigide, du doigt elle leva la manette.
Ce fut immédiat. A travers les voûtes, à travers
l’espace, le bruit de l’explosion lointaine pénétra
jusqu’à la cave. Le sol parut trembler comme si le choc
se fût propagé dans les entrailles de la terre.
 
Puis, le silence.
La comtesse Hermine écouta encore quelques
secondes. Son visage était illuminé de joie. Elle répéta:
 
— Pour que mon empereur soit victorieux! Et tout à
coup, rabattant son bras contre elle, elle fit un effort
violent en arrière, parmi les vêtements et les blouses
auxquels son dos s’appuyait, eut l’air vraiment de
s’enfoncer dans le mur, et disparut.
On entendit’le fracas d’une lourde porte qui se
referme, et, presque en même temps, au milieu de la
cave, une détonation.
 
Bernard avait tiré dans le tas des vêtements. Et déjà
il s’élançait vers la porte cachée lorsque Paul l’empoigna et le cloua sur place. Bernard se débattit sous
l’étreinte.
 
— Mais elle nous échappe!... et tu l’as laissée faire?
Enfin, quoi! Tu te rappelles pourtant bien le tunnel
d’Ebrecourt et le système des fils électriques?... C’est
la même chose!... Et la voici qui s’enfuit!... Il ne comprenait rien à la conduite de Paul. Et sa soeur était
comme lui, indignée. C’était là l’immonde créature qui
avait tué leur mère, qui avait pris le nom et la place de
leur mère, et on la laissait échapper!
Elisabeth cria:
 
— Paul, Paul, il faut la poursuivre... il faut l’écraser...
Paul, oublies-tu donc tout ce qu’elle a fait?
Elle ne l’avait pas oublié, elle. Elle se souvenait du
château d’Ornequin, et de la villa du prince Conrad, et
du soir où elle avait dû vider une coupe de Champagne, et du marché qu’on lui avait imposé, et de toutes
les hontes, et de toutes les tortures...
 
Mais Paul ne prêtait attention ni au frère, ni à la
soeur, pas plus que les officiers et que les soldats. Tous
 
— 83 —
 
 
observaient la même consigne d’impassibilité. Aucun
événement n’avait prise sur eux.
 
Il s’écoula deux ou trois minutes durant lesquelles
on échangea quelques paroles à voix basse, sans que
personne pourtant ne remuât de sa place. Défaillante
et brisée par l’émotion, Elisabeth pleurait. Bernard,
que les sanglots de sa soeur horripilaient, avait
l’impression d’un de ces cauchemars où l’on assiste aux
spectacles les plus affreux sans avoir la force ni la puissance de réagir.
 
Et puis il arriva une chose que tout le monde, sauf
lui et sauf Elisabeth, eut l’air de trouver très naturelle.
Un bruit grinça du côté des vêtements. La porte invisible roula sur ses gonds. Les vêtements s’agitèrent et
livrèrent passage à une forme humaine qui fut jetée sur
le sol comme un paquet.
 
Bernard d’Andeville poussa une exclamation de joie.
Elisabeth regardait et riait à travers ses larmes.
 
C’était la comtesse Hermine, ficelée et bâillonnée.
 
A sa suite trois gendarmes entrèrent.
 
— Voilà l’objet, plaisanta l’un d’eux d’une bonne
grosse voix. Ah! c’est qu’on commençait à se faire des
cheveux, mon lieutenant, et on se demandait si vous
aviez deviné juste et si c’était bien là l’issue par où elle
décamperait. Mais cré bon sang, mon lieutenant, la
bougresse nous a donné du fil à retordre. Quelle furie!
Elle mordait comme une bête puante. Et ce qu’elle
gueulait! Ah! la chienne!...
Et, s’adressant aux soldats chez qui ses paroles provoquaient une vive hilarité:
 
— Camarades, il ne manquait plus que ce gibier-là à
notre chasse de tantôt. Mais, vrai, c’est une belle pièce,
et le lieutenant Delroze avait bien relevé sa piste. Le
tableau est au complet maintenant. Toute une bande
de Boches en une journée! Eh! mon lieutenant, que
faites-vous? Attention! La bête a des crocs!
Paul s’était penché sur l’espionne. Il lui desserra son
bâillon, qui paraissait la faire souffrir. Aussitôt elle
s’efforça de crier, mais c’étaient des syllabes étouffées,
incohérentes, où Paul cependant discerna quelques
mots contre lesquels il protesta.
 
— Non, dit-il, pas même cela, pas même cette satisfaction. Le coup est raté... Et c’est là le châtiment le
plus terrible, n’est-ce pas?... Mourir sans avoir fait le
mal qu’on voulait faire. Et quel mal!
Il se releva et s’approcha du groupe des officiers.
Ils causaient tous les trois, leur mission de juges
étant finie, et l’un d’eux dit à Paul:
 
— Bien joué, Delroze. Tous mes compliments.
— Je vous remercie, mon général. J’aurais pu éviter
cette tentative d’évasion, mais j’ai voulu accumuler le
plus de preuves possible contre cette femme, et non
pas seulement l’accuser des crimes qu’elle a commis,
mais vous la montrer en pleine action et en plein
crime.
Le général observa:
 
— Eh! c’est qu’elle n’y va pas de main morte, la
gueuse! Sans vous, Delroze, la villa sautait avec tous
mes collaborateurs, et moi par-dessus le marché! Mais,
dites donc, cette explosion que nous avons entendue?...
— Une construction inutile, mon général, construction déjà démolie par les obus, d’ailleurs, et dont le
commandement de la place voulait se débarrasser.
Nous n’avons eu qu’à faire dévier le fil électrique qui
part d’ici.
— Ainsi, toute la bande est prise?
— Oui, mon général, grâce à l’un des complices, sur
qui j’ai eu la chance de mettre la main tantôt, et qui
m’a fourni les indications nécessaires pour pénétrer ici,
après m’avoir révélé en détail le plan de la comtesse
Hermine et le nom de tous les complices. Ce soir, à dix
heures, celui-là devait, si vous étiez en train de travailler dans votre villa, en avertir la comtesse au moyen
de cette sonnerie. L’appel a eu lieu, mais sur mon
ordre et donné par un de nos soldats.
— Bravo, et encore une fois merci, Delroze.
Le général s’avança dans le cercle de lumière. Il
était grand et fort. Une épaisse moustache toute blanche lui couvrait la lèvre. Il y eut parmi les assistants un
mouvement de surprise. Bernard d’Andeville et sa
soeur s’étaient rapprochés. Les soldats prirent la position militaire. Ils avaient reconnu le général en chef.
Le commandant d’armée et le commandant de corps
d’armée l’accompagnaient.
 
En face d’eux, les gendarmes avaient poussé
l’espionne contre le mur. Ils lui délièrent les jambes,
mais ils durent la soutenir, car ses jambes flageolaient
sous elle.
 
Et, plus encore que l’épouvante, c’était une stupeur
indicible que son visage exprimait. De ses yeux agrandis, elle contemplait fixement celui qu’elle avait voulu
tuer, celui qu’elle croyait mort, et qui vivait, et qui prononcerait contre elle l’inévitable sentence de mort.
 
Paul répéta:
 
— Mourir sans avoir fait le mal qu’on voulait faire,
c’est cela qui est terrible, n’est-ce pas?
Le général en chef vivait! L’affreux et formidable
complot avait avorté! Il vivait, et tous ses collaborateurs
vivaient aussi, et tous les ennemis de l’espionne
vivaient également, Paul Delroze, Stéphane d’Andeville, Bernard, Elisabeth... ceux qu’elle avait poursuivis
de sa haine inlassable, ils étaient là! Elle allait mourir
avec cette vision, atroce pour elle, de ses ennemis heureux et réunis.
 
Et surtout elle allait mourir avec cette idée que tout
était perdu. Son grand rêve s’écroulait.
 
Avec la comtesse Hermine disparaissait l’âme même
des Hohenzollern. Et tout cela se voyait dans ses yeux
hagards, où passaient des lueurs de démence.
 
Le général dit à l’un de ses compagnons:
 
— Vous avez donné les ordres? La bande va être
fusillée?
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— Oui, mon général, dès ce soir.
— Eh bien, qu’on commence par cette femme-là.
Et tout de suite. Ici même. L’espionne tressauta. Sous
l’effort d’une grimace, elle réussit à déplacer son
bâillon, et on l’entendit qui implorait sa grâce dans un
flux de paroles et de gémissements.
— Partons, fit le général en chef.
Il sentit que deux mains brûlantes pressaient les
siennes. Elisabeth, inclinée vers lui, le suppliait en
pleurant.
 
Paul présenta sa femme. Le général dit avec douceur:
 
— Je vois que vous avez pitié, madame, malgré tout
ce qu’on vous a fait. Il ne faut pas avoir pitié, madame.
Oui, évidemment, c’est la pitié que l’on a pour ceux qui
vont mourir. Mais il ne faut pas en avoir pour ceux-là
ni pour ceux de cette race. Ils se sont mis en dehors de
l’humanité et jamais nous ne devrons l’oublier. Quand
vous serez mère, madame, vous apprendrez à vos
enfants un sentiment que la France ignorait et qui sera
une sauvegarde dans l’avenir: la haine des Barbares.
Il lui prit le bras d’un geste amical et l’entraîna vers
la porte.
 
— Permettez-moi de vous conduire. Vous venez,
Delroze? Vous devez avoir besoin de repos après une
telle journée.
Ils sortirent. L’espionne hurla:
 
— Grâce! Grâce!
Déjà les soldats se rangeaient le long du mur opposé. Le comte, Paul et Bernard demeurèrent un instant.
Elle avait tué la femme du comte d’Andeville. Elle
avait tué la mère de Bernard et le père de Paul. Elle
avait torturé Elisabeth. Et, bien que leur âme fût troublée, ils éprouvaient ce grand calme que donne le sentiment de la justice. Aucune haine ne les agitait. Aucune idée de vengeance ne palpitait en eux.
 
Pour la soutenir, les gendarmes avaient attaché
l’espionne à un clou par la ceinture. Ils s’écartèrent.
Paul lui dit:
 
— Un des soldats qui sont là est prêtre. Si vous avez
besoin de son assistance...
Mais elle ne comprenait pas. Elle n’écoutait pas.
Elle voyait seulement ce qui se passait et ce qui allait
se passer, et elle bredouillait interminablement:
 
— Grâce!... Grâce!.., Grâce!...
Ils partirent tous les trois. Lorsqu’ils arrivèrent au
haut de l’escalier, un commandement leur parvint:
 
— En joue!...
Afin de ne pas entendre, Paul referma vivement sur
lui la porte du vestibule et la porte de la rue. Dehors
c’était le grand air, le bon air pur que l’on respire à
pleins poumons. Les troupes circulaient en chantant.
Ils apprirent que le combat était terminé et nos positions assurées définitivement. Là aussi, la comtesse
Hermine avait échoué...
 
Quelques jours plus tard, au château d’Ornequin, le
sous-lieutenant Bernard d’Andeville, que douze hommes suivaient, entrait dans une sorte de casemate,
saine et bien chauffée, qui servait de prison au prince
Conrad.
 
La table portait des bouteilles et les vestiges d’un
repas abondant.
 
A côté, sur son lit, le prince dormait. Bernard lui
frappa sur l’épaule.
 
— Ayez du courage, monseigneur. Le prisonnier se
dressa, terrifié.
— Hein! quoi! qu’est-ce que vous dites?
— Ayez du courage, monseigneur. L’heure est
venue.
Il balbutia, pâle comme un mort:
 
— Du courage?... Du courage?... Je ne comprends
pas... Mon Dieu! mon Dieu! est-ce possible!...
Bernard formula:
 
— Tout est toujours possible, et ce qui doit arriver
arrive toujours, surtout les catastrophes.
Et il proposa:
 
— Un verre de rhum pour vous remettre, monseigneur?... Une cigarette?...
— Mon Dieu! mon Dieu! répéta le prince, qui tremblait comme une feuille.
Il accepta machinalement la cigarette que lui tendait
Bernard. Mais elle lui tomba des lèvres aux premières
bouffées.
 
— Mon Dieu!... Mon Dieu!..., ne cessait-il de bredouiller.
Sa détresse redoubla lorsqu’il aperçut les douze
hommes qui attendaient, le fusil sous le bras. Il eut ce
regard fou du condamné qui, dans la lueur pâle de
l’aube, devine la silhouette de la guillotine. On dut le
porter jusqu’à la terrasse, devant un pan de mur.
 
— Asseyez-vous, monseigneur, lui dit Bernard.
Le malheureux eût été d’ailleurs incapable de se
tenir debout. Il s’affaissa sur une pierre.
Les douze soldats prirent position en face de lui. Il
courba la tête pour ne pas les voir et tout son corps
était agité comme le corps d’un pantin dont on tire les
ficelles. Un moment se passa. Bernard lui demanda sur
un ton de bonne amitié:
 
— Aimez-vous mieux de face ou de dos?
Et comme le prince, anéanti, ne répondait pas, il
s’écria:
 
— Eh bien, quoi, monseigneur, vous avez l’air un
peu souffrant? Voyons, il faut prendre sur soi. Vous
avez tout le temps. Le lieutenant Paul Delroze ne sera
pas là avant dix minutes. Il veut absolument assister...
comment dirais-je?... assister à cette petite cérémonie.
Et vraiment, il vous trouvera mauvaise mine. Vous êtes
vert, monseigneur.
Toujours avec beaucoup d’intérêt, et comme s’il eût
cherché à le distraire, il lui dit:
 
— Qu’est-ce que je pourrais bien vous raconter? La
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mort de votre amie la comtesse Hermine? Ah! ah! il
me semble que cela vous fait dresser l’oreille! Eh bien,
oui, figurez-vous que cette digne personne a été exécutée l’autre jour à Soissons. Et vraiment elle ne faisait
pas meilleure figure que vous. On a dû la soutenir. Et
ce qu’elle criait! Et ce qu’elle demandait grâce! Aucune tenue, quoi! Aucune dignité! Mais je m’aperçois que
vous pensez à autre chose. Diable! comment vous
divertir? Ah! une idée...
 
Il sortit de sa poche un opuscule.
 
— Tenez, monseigneur, je vais vous faire la lecture,
tout simplement. Certes, une Bible serait plus de circonstance, mais je n’en ai point. Et puis, il s’agit surtout de vous procurer un instant d’oubli, n’est-ce pas?
et je ne sais rien de meilleur pour un bon Allemand,
fier de son pays et des exploits de son armée, je ne sais
rien de plus réconfortant que ce petit livre-là. Nous
allons le savourer ensemble, voulez-vous, monseigneur? Titre: les Crimes allemands d’après tes témoignages allemands. Ce sont des carnets de route écrits
par vos compatriotes, donc un de ces documents irréfutables devant lesquels la science allemande s’incline
avec respect. J’ouvre, et je lis au hasard:
« Les habitants ont fui le village. Ce fut horrible. Du
sang est collé contre toutes les maisons, et, quant aux
visages des morts, ils étaient hideux. On les a enterrés
tous aussitôt, au nombre de soixante. Parmi eux, beau-
coup de vieilles femmes, des vieux et une femme
enceinte et trois enfants qui s’étaient serrés les uns
contre les autres et qui sont morts ainsi. Tous les survivants ont été expulsés et j’ai vu quatre petits garçons
emporter sur deux bâtons un berceau où était un
enfant de cinq à six mois. Tout est livré au pillage. Et
j’ai vu aussi une maman avec ses deux petits; et l’un
avait une grande blessure à la tête et un oeil crevé.
 
« C’est curieux, tout cela, n’est-ce pas, monseigneur?
» II continua:
 
« 26 août. — L’admirable village de Gué-d’Hossus
(Ardennes) a été livré à l’incendie, bien qu’innocent, à
ce qu’il me semble. On me dit qu’un cycliste est tombé
de sa machine et que, dans sa chute, son fusil est parti
tout seul; alors, on a fait feu dans sa direction. Là-dessus, on a tout simplement jeté les habitants mâles dans
les flammes.
 
« Et plus loin:
 
« 25 août (en Belgique). — Des habitants de la ville,
on en a fusillé trois cents. Ceux qui survécurent au feu
de salve furent réquisitionnés comme fossoyeurs. Il
aurait fallu voir les femmes à ce moment... »
 
Et la lecture continua, coupée de réflexions judicieuses que Bernard émettait d’une voix placide,
comme s’il eût commenté un texte d’histoire. Et le
prince Conrad semblait près de s’évanouir.
 
Lorsque Paul arriva au château d’Ornequin, et que,
descendu d’automobile, il se rendit sur la terrasse, la
 
vue du prince, la mise en scène des douze soldats, tout
lui indiqua la petite comédie quelque peu macabre à
laquelle Bernard s’était livré. Il protesta, d’un ton de
reproche: « Oh! Bernard... »
 
Le jeune homme s’écria, affectant un air innocent:
 
— Ah! te voilà, Paul? Vite! Monseigneur et moi,
nous t’attendions. Enfin, nous allons expédier cette
affaire!
Il alla se placer devant ses hommes à dix pas du
prince.
 
— Vous êtes prêt, monseigneur? Ah! décidément,
vous préférez de face... Parfait! D’ailleurs vous êtes
bien plus sympathique de face. Ah! par exemple, les
jambes moins molles, s’il vous plaît! Un peu de res-
sort!... Et le sourire, n’est-ce pas? Attention... Je compte... Un, deux... Souriez donc, sacrebleu!...
Il avait baissé la tête, et il tenait contre sa poitrine
un petit appareil de photographie. Presque aussitôt le
déclic se produisit. Il s’exclama:
 
— Voilà! Ça y est! Monseigneur, je ne saurais trop
vous remercier. Vous y avez mis une complaisance, une
patience! Le sourire est peut-être un peu forcé, la bouche conserve son rictus de condamné à mort, et les
yeux ont un regard de cadavre. A part ça, l’expression
est charmante. Tous mes remerciements.
Paul ne put s’empêcher de rire. Le prince Conrad
n’avait pas très bien pris la plaisanterie. Pourtant il sentait que le danger avait disparu, et il tâchait de se raidir
comme un monsieur qui supporte toutes les infortunes
avec une dignité méprisante. Paul Delroze lui dit:
 
— Vous êtes libre, monseigneur. Un des officiers
d’ordonnance de l’empereur et moi, nous avons rendez-vous à trois heures sur le front même. Il amène
vingt prisonniers français, et je vous remettrai entre ses
mains. Veuillez avoir l’obligeance de monter dans cette
automobile.
Visiblement, le prince Conrad ne saisissait pas un
mot de ce que lui disait Paul. Le rendez-vous sur le
front, les vingt prisonniers surtout, autant de phrases
confuses qui n’entraient pas en son cerveau.
 
Mais comme il avait pris place dans l’automobile et
que la voiture contournait lentement la pelouse, il eut
une vision qui acheva de le déconcerter: Elisabeth
d’Andeville, debout sur l’herbe, s’inclinait en souriant.
 
Hallucination, évidemment. Il se frotta les yeux d’un
air ahuri, et son geste indiquait si bien sa pensée que
Bernard lui dit:
 
— Détrompez-vous, monseigneur. C’est bien Elisabeth d’Andeville. Ma foi oui, Paul Delroze et moi, nous
avons jugé qu’il était préférable d’aller la chercher en
Allemagne. Alors, on a pris son Baedeker. On a demandé un rendez-vous à l’empereur. Et c’est lui-même qui
a bien voulu, avec sa bonne grâce habituelle... Ah! par
exemple, monseigneur, attendez-vous à ce que votre
papa vous lave la tête. Sa Majesté est furieuse après
vous. Quoi! Du scandale!... Une conduite de bâton de
— 86 —
 
 
chaise! Quel savon, monseigneur!
 
L’échange eut lieu à l’heure fixée.
 
Les vingt prisonniers français furent rendus.
 
Paul Delroze prit à part l’officier d’ordonnance.
 
— Monsieur, lui dit-il, vous voudrez bien rapporter
à l’empereur que la comtesse Hermine de Hohenzollern a essayé d’assassiner, à Soissons, le général en
chef. Arrêtée par moi et jugée, elle a été, sur les ordres
du général en chef, fusillée. Je suis possesseur d’un
certain nombre de ses papiers et surtout de lettres intimes auxquelles, je n’en doute pas, l’empereur attache
personnellement la plus grande importance. Ces lettres
lui seront renvoyées le jour où le château d’Ornequin
aura retrouvé tous ses meubles et toutes ses collections. Je vous salue, monsieur.
C’était fini. Sur toute la ligne, Paul gagnait la
bataille. Il avait délivré Elisabeth et vengé son père. Il
avait frappé à la tête le service d’espionnage allemand
et tenu, en exigeant la liberté des vingt officiers français, toutes les promesses faites au général en chef.
 
Il pouvait concevoir de son oeuvre une fierté légitime.
 
Au retour, Bernard lui dit:
 
— Alors, je t’ai choqué tout à l’heure?
— Plus que choqué, dit Paul en riant, indigné.
— Indigné, vraiment!... Indigné!... Ainsi voilà un
jeune mufle qui essaye de te prendre ta femme, et il en
est quitte pour quelques jours de cellule! Voilà un des
chefs de ces brigands qui assassinent et qui pillent, et il
va rentrer chez lui et recommencer ses pillages et ses
assassinats! Voyons, c’est absurde. Réfléchis un peu
que tous ces bandits qui ont voulu la guerre, princes,
empereurs, femmes de prince et d’empereur, ne
connaissent de la guerre que ses grandeurs et que ses
beautés tragiques, et jamais rien des angoisses qui torturent les pauvres gens. Ils souffrent moralement dans
l’effroi du châtiment qui les guette, mais non point
physiquement dans leur chair et dans la chair de leur
chair. Les autres meurent. Eux, ils continuent à vivre.
Et alors que j’ai cette occasion unique d’en tenir un,
alors que je pourrais me venger de lui et de ses complices, l’exécuter froidement comme ils exécutent nos
soeurs et nos femmes, tu trouves extraordinaire que je
lui fasse connaître pendant dix minutes le frisson de la
mort! Non, c’est-à-dire qu’en bonne justice humaine et
logique j’aurais dû lui infliger un minimum de supplice
qu’il n’aurait jamais oublié. Lui couper une oreille, par
exemple, ou le bout du nez.
 
— Tu as mille fois raison, dit Paul.
— Tu vois, j’aurais dû lui couper le bout du nez! Tu
es de mon avis! Combien je regrette! Et moi, imbécile,
je me suis contenté d’une misérable leçon dont il ne se
souviendra même plus demain. Quelle poire je suis!
Enfin, ce qui me console, c’est que j’ai pris une photographie qui constitue le plus inestimable des documents... la tête d’un Hohenzollern en face de la mort.
Non, mais l’as-tu vue, cette tête!
L’auto traversait le village d’Ornequin. Il était
désert. Les barbares avaient brûlé toutes les maisons et
emmené tous les habitants, comme on chasse devant
soi des troupeaux d’esclaves.
 
Cependant ils aperçurent assis parmi les décombres
un homme en haillons, un vieillard. Il les regarda stupidement avec des yeux de fou.
 
A côté, un enfant leur tendit les bras, de pauvres
petits bras qui n’avaient plus de mains...
 
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