« Les Mystères du peuple/IV/4 » : différence entre les versions

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''Un festin en Vagrerie. — Meurtres de Clothaire, nouveau roi d'Auvergne, et miracles faits en sa faveur. — La ronde des Vagres. — Karadeuk le Bagaude. — Loysik l'ermite. — Comment l'évêque Cautin est miraculeusement enlevé au ciel par des Séraphins et comment il descend fort promptement de l'empirée. — Le comte Neroweg et ses leudes. — Attaque des gorges d'Allange.''
 
Quels beaux festins l'on festoie en Vagrerie ! daims, cerfs, sangliers, tués la veille par les Vagres dans la forêt qui ombrage les gorges d'Allange, ont été, comme les bœufs des chariots, dépecés et grillés au four... Quoi ! un four en pleine forêt ? un four capable de contenir bœufs, daims, cerfs et sangliers ? Oui, le bon Dieu a creusé pour les bons Vagres plusieurs de ces fours dans les gorges profondes de l'Allange, volcan éteint comme les autres volcans de l'Auvergne... N'est-ce point un véritable four que cette grotte cintrée, profonde, où un homme peut se tenir debout ? donc, remplissez cette grotte de bois sec, un ou deux chênes morts vous suffisent ; mettez le feu à ce bûcher ; il se consume, devient brasier : sol, parois, voûte de lave, tout rougit bientôt, et l'on enfourne dans cette bouche ardente comme celle de l'enfer, daims, cerfs, sangliers entiers et bœufs dépecés ; après quoi l'on referme l'ouverture de la grotte avec des pierres de lave sous une montagne de cendre brûlante chaude... quatre ou cinq heures après, bœufs et venaison cuits à point, fumants, appétissants, sont servis sur la table. Quoi ! aussi des tables en Vagrerie ? certes, et recouvertes du plus fin tapis vert ; quelle table ? quel tapis ? la pelouse d'une clairière de la forêt ; et pour sièges, encore la pelouse ; pour tentures, les grands chênes ; pour ornements, les armes suspendues aux branches ; pour dôme, le ciel étoilé ; pour lampadaire, la lune en son plein ; pour parfums, la senteur nocturne des fleurs sauvages ; pour musiciens, les rossignols.
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— Nous y sommes d'autant mieux, que nous agissons davantage en loups, en vrais loups... Aussi, ''logicè'', le Seigneur nous délivrera-t-il de nos ennemis par des miracles... Et ce, je vais vous le prouver.
 
—A— A la preuve, docte Symphorien... à la preuve !
 
—M— M'y voici.. Et d'abord, frères, dites-moi sous quelle royale griffe est tombée cette belle terre d'Auvergne ?
 
— Sous la griffe de Clotaire, le dernier et digne fils du glorieux roi Clovis... puisque ayant récemment épousé la veuve de son petit-neveu Théodebald, ce Clotaire possède un double droit sur la province d'Auvergne... le voici donc, cette année 558, seul roi de toute la Gaule conquise.
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— Pauvre enfant ! — dit Ronan en la couvrant soigneusement de son manteau ; — elle est accablée de fatigue et de sommeil.
 
— Ronan, — reprit l'ermite en attachant sur son compagnon un regard pénétrant, — le chant d'Hêna t'a fait pleurer...
 
— C'est vrai.
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— Qui t'a dit...
 
— L'un de tes aïeux se nommait Joel, il était BBENN de la tribu de Karnak... Hêna, la sainte du bardit, était fille de Joel, dont la race remonte jusqu'au BRENN gaulois, qui fit, il y a près de huit cents ans, payer rançon à Rome.
 
— Qui es-tu donc pour connaître ainsi ma famille ?
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— Nos pères ont dû croire aux paroles des premiers apôtres, qui leur prêchaient l'amour, le pardon, la délivrance, au nom du jeune maître de Nazareth, que ton aïeule Geneviève a vu crucifier à Jérusalem...
 
— Mon aïeule Geneviève?... tu n'ignores rien de ce qui touche ma famille... Mon père seul a pu t'instruire de ce que tu sais... tu l'as donc connu ?
 
— Oui...
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— Le connais-tu ? Qu'est-il devenu ?
 
— Le fils d'un esclave naît esclave, et appartient au maître de sa mère... Lorsque cet enfant, que ton père nomma ''Loysik'' en mémoire de sa race bretonne, eut quatre ou cinq ans, l'évêque de Tulle, lui reconnaissant quelques qualités précoces, le fit conduire au collège épiscopal, où il fut élevé avec quelques autres jeunes esclaves destinés à entrer un jour dans l'Eglise comme clercs... De temps à autre, Karadeuk, lorsque les Bagaudes passaient près de Tulle, allait la nuit voir la mère de son fils... celui-ci, prévenu par elle, trouvait quelquefois le moyen de se rendre à la cabane ; là, le père et le fils 
s s'entretenaient longuement des choses et des hommes du temps passé, de la Gaule, jadis glorieuse et libre ; car ton père, tu l'as dit, conservait, par tradition de famille, un ardent et saint amour pour notre patrie ; il espérait faire battre le cœur de son fils à ces grands souvenirs d'autrefois, l'exaspérer contre les Franks, et l'emmener courir avec lui la Vagrerie ; mais Loysik, alors d'un caractère doux et timide, redoutait cette vie aventureuse... Les années se passèrent... ton frère, s'il eût voulu, aurait pu, comme tant d'autres, faire son chemin dans l'Eglise ; mais au moment d'être ordonné prêtre il vit de si près l'hypocrisie, la cupidité, la luxure cléricale, qu'il refusa la prêtrise en maudissant la sacrilège alliance du clergé gaulois et des conquérants... Il quitta la maison épiscopale, et alla rejoindre, sur les frontières de la Provence, plusieurs ermites laboureurs ; il avait connu l'un d'eux à Tulle, où il s'était arrêté malade à l'hospice.
 
— Ces ermites avaient donc fondé une espèce de colonie ?
 
— Plusieurs d'entre eux s'étaient réunis dans une profonde solitude pour cultiver des terres dévastées et abandonnées depuis la conquête... c'étaient des hommes simples et bons ; fidèles aux souvenirs de la vieille Gaule et aux préceptes de l'Evangile, si odieusement faussés, reniés aujourd'hui par de nouveaux ''princes des prêtres''... Ces moines vivaient dans le célibat, mais ne faisaient point de vœux ; ils restaient laïques et n'avaient aucun caractère clérical '''(F)''' ; c'est seulement depuis quelques années que la plupart des moines obtiennent d'entrer dans l'Église ; aussi, devenus prêtres, perdent-ils de jour en jour cette popularité, cette indépendance qui les rendaient si redoutables aux évêques '''(G)'''... Du temps dont je te parle, la vie de ces ermites laboureurs était paisible, laborieuse ; ils vivaient en frères, selon les préceptes de Jésus, cultivaient leurs terres en commun, et aussi les défendaient rudement en commun, si quelques bandes de Franks, allant d'un burg à l'autre, s'avisaient de tenter, par malfaisance, de ravager leurs champs...
 

— J'aime ces ermites, à la fois laboureurs et soldats, fidèles aux préceptes de Jésus, à l'amour de la vieille Gaule et à l'horreur des Franks... Ces moines se battaient rudement, dis-tu... étaient-ils donc armés ?
 
— Ils avaient des armes... et mieux que des armes...
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— Mais ce mot saxon GHILDE, gravé sur le fer, est-ce lui qui, selon tes paroles, fait la force cette arme ?
 
— Oui... car ce mot peut opérer des prodiges...
 
— Explique-toi...
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— C'est moi...
 
— Joies du ciel !...
 
L'ermite et le Vagre restèrent longtemps embrassés... Après leur premier épanchement de tendresse, Ronan dit à Loysik :
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— Comme toi, j'ignore son sort... ne désespérons pas de le retrouver... Ne t'ai-je pas retrouvé, toi ?
 
— Ton instinct fraternel t'a donc poussé à nous accompagner ?
 
— Je ne t'ai reconnu pour mon frère qu'à ton attendrissement causé par le bardit d'Hêna, une de tes aïeules, m'as-tu dit. Alors, pour moi, plus de doute, nous étions frères ou proches parents ; le récit de ta vie m'a prouvé que nous étions frères...
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— Me blâmerais-tu d'être Vagre, comme mon père a été Bagaude ?...
 
— Écoute-moi, Ronan... Comme toi, j'ai horreur de l'esclavage et de la conquête, car depuis l'invasion franque, la Gaule jadis puissante et féconde est couverte de ruines et de ronces : les propriétaires, les colons, les laboureurs, ont fui devant les barbares qui les réduisent à la servitude ou à une misère affreuse ; grand nombre de ces malheureux, poussés à bout par le désespoir, courent comme toi la Vagrerie ; de rares esclaves, mourants de faim, écrasés de travail, cultivent seuls, sous le fouet, les biens de l'Eglise et des seigneurs franks... Les cités, autrefois si riches, si florissantes par leur commerce, aujourd'hui ruinées, presque dépeuplées, mais au moins défendues par leurs murailles, offrent plus de sécurité à leurs habitants, et encore les guerres civiles incessantes des fils de Clovis, toujours acharnés à se dépouiller entre eux, livrent parfois ces villes à l'incendie, au pillage et au massacre... Pendant les trêves, à peine les habitants osent-ils sortir de leurs murs ; les routes infestées de bandes 
erranteserrantes, rendent les communications, les approvisionnements impossibles... et trop souvent les horreurs de la famine ont décimé les grandes cités...
 
— Oui, voilà ce que la conquête a fait de la Gaule... Elle ne peut plus être libre... qu'elle disparaisse du monde, ensevelissant ses conquérants sous ses ruines !
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— Tue-moi aussi, — murmura Odille en se jetant aux genoux du Vagre et en joignant les mains ; — j'aime mieux mourir que de retomber aux mains du comte...
 
Ronan, touché du désespoir de l'enfant et ne pouvant prévoir l'issue du combat, resta un moment pensif ; puis, avisant, assez élevée au-dessus de sa tête, une grosse branche de chêne, il s'élança d'un bond, la saisit à son extrémité ; puis, retombant sur le sol, il la ramena, la tenant d'une main ferme, et la faisant plier.
 
— Loysik, — dit-il à l'ermite, — asseois Odille sur cette branche ; en se redressant elle enlèvera cette pauvre enfant, qui pourra ainsi gagner la feuillée et s'y blottir jusqu'à la fin du combat... Je vais rassembler les Vagres... Bon courage, petite Odille... je reviendrai...
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Depuis une demi-heure, l'arrivée du comte et de ses leudes a été annoncée par les vedettes ; les Vagres ont disparu ; au milieu des clairières où ils ont festoyé durant la nuit, il ne reste que les débris du festin, des outres vides, des vases d'or et d'argent semés sur l'herbe foulée ; près de là sont les chariots emmenés de la villa épiscopale, et plus loin les carcasses des bœufs près d'un brasier fumant encore... Profond est le silence de la forêt... Bientôt un esclave de la villa, l'un des pieux guides des leudes, sort du fourré dont la clairière est entourée ; il s'avance d'un pas défiant, prêtant l'oreille et regardant autour de lui, comme s'il redoutait quelque embûche ; mais à la vue des débris du festin, il fait un mouvement de surprise et se retourne vivement ; il allait sans doute appeler la troupe qu'il précédait de loin, lorsqu'à l'aspect des vases d'or et d'argent, dispersés sur l'herbe, ce bon catholique réfléchit, court au butin, se saisit d'un calice d'or qu'il cache sous ses haillons ; puis il appelle les leudes à grands cris en disant :
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— Par ici ! par ici !...
 
On entend d'abord au loin, et se rapprochant de plus en plus, un 
grand grand bruit dans les bois, les branches des taillis se brisent sous le poitrail et sous le sabot des chevaux ; des vois s'appellent et se répondent ; enfin sort du fourré le comte Neroweg à cheval, et à la tête de plusieurs de ses leudes ; les autres, moins impétueux, ainsi que les gens de pied le suivent de loin, à travers le taillis, et vont bientôt le rejoindre. Aux cris de l'esclave, Neroweg avait cru tomber sur la troupe des Vagres ; mais il ne vit personne dans la clairière, sinon notre bon catholique qui accourait criant :
 
— Seigneur comte ! les Vagres impies qui ont saccagé la villa de notre saint évêque, se sont enfuis dans la forêt.
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— Non pas à toi seul... mais à nous ! — s'écrièrent les leudes qui le suivaient ; — à nous aussi ces richesses... Ne sommes-nous pas tes égaux ?...
 
— Égaux à la bataille.... nous sommes égaux au partage du butin ; n'oublie pas ceci, Neroweg...
 
— Souviens-toi qu'au pillage de Soissons, le grand roi Clovis lui-même... n'osa pas disputer un vase d'or à l'un de ses guerriers.
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Neroweg et quelques-uns de ses leudes, alléchés par le récit de cette vision, se relevèrent, béants, sur leurs genoux, et levèrent les yeux au ciel pour jouir du miraculeux spectacle promis par l'évêque, mais au lieu des archanges aux ailes d'azur et d'argent, ils virent, par hasard, deux Vagres chevelus et barbus, leurs arcs entre les dents, rampant comme des couleuvres le long d'une grosse branche d'arbre, afin de gagner un endroit d'où ils pourraient, en bons archers, viser sûrement Neroweg et sa troupe...
 
— Trahison ! — s'écria le comte en se dressant de toute sa hauteur, et montrant la cime des arbres à ses leudes. — Trahison ! les Vagres sont là-haut cachés dans les arbres !...
 
— Miracle ! double miracle ! — s'écria l'évêque inspiré. — Les anges exterminateurs avaient enlevé dans les airs ces démons sous figures de Vagres, afin de les précipiter de plus haut au fin fond des enfers, leur demeure éternelle... Mais voici que ces démons, en tombant du haut en bas, se seront raccrochés à ces branches... Miracle ! double miracle !... Allons, mes chers fils, exterminez les Philistins !