« Les Mystères du peuple/IV/3 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Aucun résumé des modifications
Aucun résumé des modifications
Ligne 110 :
 
<div style="text-align:center;">_____________________</div>
 
 
L'évêque Cautin habitait, pendant l'été, sa villa située non loin de la ville de Clermont, siège de son épiscopat... Jardins magnifiques, eaux cristallines, épais ombrages, frais gazons, gras pâturages, moissons dorées, vignes empourprées, forêt giboyeuse, étangs empoissonnés, étables bien garnies, entouraient le palais du saint homme ; deux cents ''esclaves ecclésiastiques'', mâles et femelles, cultivaient les biens de l'Église, sans compter l'échanson, le cuisinier, le rôtisseur, le boucher, le boulanger, le baigneur, le raccommodeur de filets, le cordonnier, le tailleur, le tourneur, le charpentier, le maçon, le veneur et les fileuses et lavandières '''(E)''', esclaves aussi, presque toujours jeunes, souvent jolies. Chaque soir, l'une d'elles apportait à l'évêque Cautin, couché douillettement sur la plume, une coupe de vin chaud très-épicé... Le matin, une autre jolie fille apportait, au réveil du pieux homme, une coupe de lait crêmeux... Voyez un peu ce bon apôtre d'humilité, de chasteté, de pauvreté !...
Ligne 231 ⟶ 230 :
— Tu demandes où il est, l'enfer ?
 

IlIl n'y en a pas...
 
— Il n'y a pas d'enfer ! Seigneur, Seigneur ! ayez pitié de ce barbare. Ouvrez-lui les yeux par un miracle... Comte, sens-tu cette odeur de soufre ?
Ligne 324 ⟶ 323 :
— Nous le voyons... la nuit est claire.
 
— Ce bâtiment était autrefois une salle de bains d'eaux thermales, dont la source chaude venait de ces montagnes... De la villa où nous allons, on se rendait à ces thermes par un long souterrain. L'évêque a fait détourner la source, et le bâtiment il l'a changé en une chapelle consacrée au grand ''Saint-Loup''... Or, mes bons Vagres, par le souterrain nous entrerons au cœur de la villa épiscopale sans trouer de murailles, sans briser portes ou fenêtres... Si j'ai promis, ai-je tenu ?
 
— Comme toujours, Ronan... tu as promis, tu as tenu.
 
On entre dans les anciens thermes changés en chapelle ; il y fait noir, très-noir... Une voix sort de l'ombre :
 
— C'est toi, Ronan ?
Ligne 398 ⟶ 397 :
— Il y fait chaud l'hiver, frais l'été.
 
— Toujours l'oreille au guet, toujours par monts et par vallées... toujours errer sans feu ni lieu...
 
— Mais vivre toujours libres, vieux Simon... libres ! libres ! au lieu de vivre esclaves sous le fouet d'un maître frank ou d'un évêque ! Viens avec nous, Simon...
Ligne 454 ⟶ 453 :
«Les Franks nous appellent ''Hommes errants, Loups, Têtes de loups''... Vivons en loups, vivons en joie... l'été, sous la verte feuillée ; l'hiver, dans les chaudes cavernes...»
 
— Allons, Simon, le miracle de l'évêque doit être joué.
 
— Oui... d'ailleurs je marcherai seul à distance de vous dans le souterrain... Si je vois de loin de la clarté, je viendrai vous avertir.
Ligne 473 ⟶ 472 :
<div style="text-align:center;">_________________
</div>
 
Que faisaient donc le prélat et le comte, pendant que les Vagres s'introduisaient dans le souterrain de la villa épiscopale ?... Ce qu'ils faisaient ?... ils buvaient coup sur coup ; le leude du comte était retourné au burg chercher l'esclave... En l'attendant, l'évêque Cautin, chafriolant de posséder enfin la jolie fille qu'il convoitait depuis longtemps, s'était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque ivre de vin et de frayeur, croyant l'enfer sous ses pieds, aurait voulu quitter la salle du festin ; il n'osait, se croyant protégé par la sainte présence de l'évêque contre les attaques du diable. En vain l'homme de Dieu engageait son hôte à vider encore une coupe, le comte repoussait la coupe de sa main, roulant autour de lui ses petits yeux d'oiseau de proie effaré.
 
L'ermite laboureur, comme d'habitude, rêvait ou observait en silence... 

 
— Qu'as-tu donc ? — dit l'évêque au comte, — tu es triste, tu ne bois plus... Tout à l'heure fratricide, tu es maintenant, de par mon absolution, blanc comme neige... déride-toi donc ; ta conscience n'est-elle pas nette ? réponds donc... M'aurais-tu caché quelque autre crime ?... le moment serait mal choisi... tu l'as vu, l'enfer n'est pas loin...
 
Ligne 524 ⟶ 521 :
— Par des prières que dirait un prêtre du Seigneur.
 
— Je ne suis pas prêtre, moi !
 
— Mais je le suis, moi !
Ligne 556 ⟶ 553 :
Lorsque l'évêque se retourna inquiet de voir qui lui parlait ainsi, il vit avec effroi Ronan à la tête de ses compagnons, qui, comme lui, sortirent par l'issue du souterrain, en poussant des cris enragés... Tous, par plaisante humeur, les joyeux garçons, s'étaient noirci la figure avec les débris charbonnés des fagots destinés à produire les flammes de l'enfer et à jouer le miracle.
 
A la vue de ces hommes noirs, sortant de dessous terre, et hurlant comme des damnés, le leude, qui avait amené la petite esclave, crut aussi qu'ils venaient de l'enfer, et se précipita sur les traces de Neroweg en criant :
 
— Les démons ! les démons !...
Ligne 567 ⟶ 564 :
<div style="text-align:center;">____________________
</div>
 
 
La villa épiscopale a été envahie par les Vagres depuis deux heures.
Ligne 611 ⟶ 607 :
— Jugeons l'évêque !
 
— Qu'on l'amène !
 
Deux Vagres allèrent quérir le saint homme de Dieu, jusqu'alors retenu dans un couloir voisin. Il fut introduit garrotté, pâle et courroucé, devant le tribunal de Ronan et de ses clercs en Vagrerie.
Ligne 637 ⟶ 633 :
— J'ai dit ce que j'ai dit, — ajouta le vieux Simon, l'introducteur des Vagres dans la villa. — Qu'un Frank nous asservisse et nous accable de misères... conquérant, il use de sa force ; mais que des évêques, Gaulois comme nous, se joignent à ce Frank pour nous asservir et partager avec lui nos dépouilles... je l'ai dit et je le dis, c'est le crime des prêtres de l'Église catholique, apostolique et romaine, comme ils s'appellent... Joug pour joug, j'aurais préféré celui de la Rome des empereurs ; c'était une franche guerre : soldat contre soldat, épée contre épée ; mais j'ai horreur et dégoût du joug de la Rome des papes, cette Église qui nous opprime par la fourberie, par l'hébêtement, et qui, reniant la patrie, la liberté, nos gloires passées, abrutit et châtre notre virile race gauloise... Ah ! nos anciens prêtres, nos druides vénérés, ne s'alliaient pas ainsi lâchement aux Romains conquérants de la Gaule... Non, non, le glaive d'une main, une branche de gui de l'autre, donnant les premiers le signal de la sainte guerre contre l'étranger, ils soulevaient les populations en armes avec ces deux seuls mots : Patrie et liberté !! Alors surgissaient du grand flot populaire : le ''chef des cent vallées'' ! ''Sacrovir'' ! ''Vindex'' ! ''Marik'' ! ''Civilis'' ! et Rome tremblait au Capitole... Mais où sont-ils nos druides vénérés ? Où ils sont ?... Allez au fond des forêts, vous trouverez leurs os calcinés par le feu sous les ruines de leurs temples renversés par les prêtres catholiques. Où ils sont, nos druides ? demandez-le aux bourreaux des cités gouvernées par les évêques... Hélas ! avec les druides, est morte l'indépendance de la Gaule !... les évêques et les Franks lui larronneront jusqu'à son nom !... Je vous l'ai dit, je vous l'ai dit... Oh ! ne me menace pas du poing, toi, mon seigneur, toi, mon évêque... Ce langage t'étonne dans la bouche d'un pauvre vieux esclave ; mais cet esclave, autrefois libre, autrefois riche, autrefois heureux, avant d'être ta chose, comme tes bœufs et tes porcs, cet esclave avait acquis plus de science que tu n'en posséderas jamais, prélat fainéant, cupide et luxurieux !! Rassure-toi, je ne te ravirai pas ta vengeance ; je suis trop vieux pour courir la Vagrerie... toi, ou ton successeur, vous me trouverez sur les ruines de ta villa épiscopale, le vieux Simon sera pendu ; mais son dernier mot sera : Malédiction sur les Franks conquérants, malédiction sur les évêques catholiques... et vive la vieille Gaule !
 
— Évêque, — reprit Ronan, — ta clarissime véracité a-t-elle quelque chose à répondre aux accusations de tes esclaves et aux paroles du vieux Simon ?
 
— Ce sont eux, les scélérats maudits, les sacrilèges, qui auront à répondre au terrible jour du jugement... Après quoi, ils grinceront des dents pour l'éternité... ainsi que toi, vieux Simon, abominable païen !... Quoi ! tu oses glorifier dans ce saint lieu le nom abhorré des druides, ces prêtres de Mammon, qui sont au fin fond des enfers parmi les âmes que leur exécrable idolâtrie a perdues !
Ligne 675 ⟶ 671 :
— Ma mère me disait ce printemps: Odille, voilà quatorze ans que tu fais la joie de ma vie.
 
— Comment es-tu devenue l'esclave du comte frank ?
 
— Mon père est mort jeune... j'habitais dans la montagne avec mon grand-père, mon frère et ma mère... Nous vivions du produit de notre troupeau et nous filions la laine ; nous n'avions jamais eu d'autre chagrin que la mort de mon père... Un jour, les Franks sont montés en armes dans la montagne ; ils ont pris notre troupeau, et nous ont dit : «Nous allons vous emmener au burg de notre comte pour repeupler ses domaines en esclaves et en bétail.» Mon frère a voulu nous défendre, les Franks l'ont tué... Ils nous ont liées, ma mère et moi, à la même corde ; ils nous ont poussées devant eux avec notre troupeau... Mon grand-père a demandé à genoux la grâce de nous suivre ; les Franks lui ont dit : «Tu es trop vieux pour gagner ton pain comme esclave. — Mais, seul, je mourrai de faim dans la montagne ? — Meurs !» lui ont-ils dit, et ils nous ont fait marcher devant eux... Mon grand-père nous suivait de loin en pleurant ; les Franks l'ont assommé à coups de pierres... Ils ont pris d'autres esclaves, emmené d'autres troupeaux, tué d'autres gens dans la montagne quand ils refusaient de les suivre. Ils ont ensuite parcouru la plaine ; ils y ont encore enlevé du monde et des bestiaux. Nous étions cinquante peut-être, tant hommes que femmes et jeunes filles ; les petits enfants... les Franks les massacraient comme n'étant bons à rien. La première nuit, nous avons couché dans un bois ; les Franks ont fait violence aux femmes malgré leurs prières... J'ai entendu les sanglots de ma mère... le soir, on m'avait séparée d'elle... A moi, on ne m'a rien fait : le chef de ces guerriers me gardait, a-t-il dit, pour le comte. Le lendemain, nous nous sommes remis en marche, moi, toujours séparée de ma mère ; on a encore tué des gens qui ne voulaient pas suivre... on a encore pris des esclaves et des troupeaux... et puis on s'est remis en route pour le burg. Avant d'y arriver, on a passé une seconde nuit dans les bois. Le chef, qui me réservait pour le comte, me faisait coucher à côté de son cheval... Au point du jour, nous avons continué notre route ; j'ai des yeux cherché ma mère... le Frank m'a dit : «Elle est morte ; deux guerriers, en se la disputant cette nuit, l'ont tuée.» Moi, j'ai voulu rester là pour y mourir ; mais le chef m'a emportée sur son cheval, et nous sommes arrivés sur le domaine du comte...
Ligne 705 ⟶ 701 :
— Scélérate impudique ! j'avais épousé une Olla... une Oliba... une Messaline !
 
Mais Cautin criait, menaçait en vain ; l'évêchesse continuait avec son Vagre sa promenade sous la feuillée des grands arbres de la villa, tandis que Ronan disait au saint homme :
 
— Tu vas être jugé par ceux que tu as jugés. Pauvres esclaves de l'Église, que ferons-nous de ce méchant et luxurieux papelard qui enterre les vivants avec les morts ?
Ligne 835 ⟶ 831 :
— Meilleurs ! ces scélérats ?
 
— J'y tâcherai...
 
— Meilleurs !... ces sacrilèges, qui ont pillé ma villa, mes belles coupes, mes beaux vases, mon or et mon argent... Hélas ! hélas ! j'en mourrai de désespoir, aussi vrai que ces tigres ne deviendront jamais des agneaux...
Ligne 857 ⟶ 853 :
Ce spectacle, qui fendait le cœur du saint homme, réjouissait fort le cœur des Vagres... Le jour était venu : quatre grands chariots de la villa, attelés chacun de deux paires de bœufs, s'éloignaient lentement des ruines fumantes de la maison épiscopale, chargés de butin de toutes sortes : vases d'or et d'argent, rideaux et tentures, matelas de plume et sacs de blé, outres pleines et lingeries, jambons, venaison, poissons fumés, fruits confits, victuailles de toutes sortes, lourdes pièces d'étoffe de lin, filées par les esclaves filandières, coussins moelleux, chaudes couvertures, souliers, manteaux, chaudrons de fer, bassins de cuivre, pots d'étain, si chers à l'œil des ménagères ; il y avait de tout dans ces chariots : les Vagres suivaient, chantant comme des merles au lever de ce gai soleil de juin... A l'avant de l'un des chariots, assise sur un coussin, la petite Odille, que l'évêchesse, tendrement appitoyée, avait soigneusement revêtue d'une de ses belles robes, il faut le dire, un peu trop longue pour l'enfant ; la petite Odille, non plus craintive, mais très-étonnée, ouvrait bien grands ses jolis yeux bleus, et, pour la première fois depuis longtemps, respirait en liberté ce frais et bon air du matin, qui lui rappelait celui de ses montagnes, d'où elle avait été enlevée, pauvre enfant, pour être jetée jusqu'à ce jour dans le burg du comte ; Ronan, de temps à autre, s'approche du char :
 
— Prends courage, Odille, tu t'habitueras avec nous ; tu le verras, les Vagres ne sont pas si loups que les mauvaises gens le disent.
 
Sur l'autre char, l'évêchesse, pimpante sous ses colliers d'or et ses plus beaux atours, que son amoureux Vagre a sauvés de l'incendie, tantôt lisse sa noire chevelure, en jetant un coup d'œil sur un petit miroir de poche ; tantôt attife son écharpe, tantôt gazouille, folle comme une linotte sortant de cage. De ce jour d'amour et de liberté tant rêvé, elle jouit enfin, après avoir, dix ans et plus, vécu presque prisonnière ; elle semble émerveillée de ce voyage matinal à travers ces belles montagnes de l'Auvergne, ombragées de sapins immenses, et d'où bondissent des cascades bouillonnantes ; elle parle, rit, chante, et chante encore, lorgnant du coin de son œil noir, l'amoureux Vagre, lorsque, leste, et triomphant, il passe près du chariot. Soudain, regardant au loin, elle paraît émue de pitié, avise une amphore entourée de jonc, placée près d'elle par la prévoyance du Veneur, la prend, et se tournant vers l'arrière du char, où se trouvaient entassées plusieurs femmes et filles esclaves, voulant de bon cœur, comme leur belle maîtresse, courir un peu la Vagrerie, elle dit à l'une d'elles :
Ligne 865 ⟶ 861 :
La jeune fille répond à l'évêchesse par un signe d'intelligence, saute à bas du char, et se met en quête de Cautin. La plupart des esclaves ecclésiastiques, lors de l'incendie et du pillage de la villa, ont fui dans les champs, craignant le feu du ciel s'ils se joignaient aux Vagres ; mais les autres, moins timorés, accompagnent résolument la troupe de ces joyeux compères... Il faut les voir alertes, dispos comme s'ils s'éveillaient après une paisible nuit passée sous la feuillée, le jarret nerveux, malgré l'orgie nocturne, aller, venir, sautiller, babiller, donner çà et là des baisers aux femmes ou aux outres pleines, mordre à belles dents un morceau de venaison épiscopale ou un gâteau de fleur de froment.
 
— Qu'il fait bon en Vagrerie !
 
Derrière le dernier chariot, surveillé par Dent-de-Loup et quelques compagnons fermant la marche, Cautin, évêque et cuisinier en Vagrerie, habitué à se prélasser sur sa mule de voyage, ou à courir la forêt sur son vigoureux cheval de chasse, Cautin trouve la route raboteuse, poudreuse et montueuse ; il sue, il souffle, il tousse, il gémit, et maugréant, traîne sa lourde panse.
Ligne 903 ⟶ 899 :
— Craignez-vous les leudes des seigneurs ? — dit une autre. — Il n'en est point passé par ici depuis longtemps ; vous pouvez marcher tranquilles.
 
— Femmes, — reprit Ronan, — vos enfants sont nus ; vous et vos maris, travaillant de l'aube au soir, vous êtes à peine couverts de haillons, vous couchez sur une paille pire que celle des porcheries, vous vivez de fèves pourries et d'eau saumâtre.
 
— Hélas ! c'est la vérité... bien misérable est notre vie.
Ligne 915 ⟶ 911 :
— Soyez bénis... soyez bénis, — s'écriaient ces pauvres créatures pleurant de joie ; — vaut mieux rencontrer un Vagre qu'un comte ou qu'un évêque.
 
Et c'était plaisir de voir avec quelle ardeur ces hardis compagnons, perchés sur les chariots, distribuaient ainsi ce qu'ils avaient pris au méchant et cupide évêque ; c'était plaisir de voir les figures toujours tristes, toujours mornes, de ces femmes infortunées, s'épanouir si surprises, si heureuses à la vue de cette aubaine inattendue. Elles regardaient ébahies, ravies, cet amoncellement d'objets de toutes sortes jusqu'alors presque inconnus à leur sauvage misère. Les enfants, plus impatients, s'attelaient gaiement deux, trois, quatre à un matelas pour le transporter dans une des masures, ou bien enlaçant leurs petits bras amaigris, s'opiniâtraient à soulever un gros rouleau d'étoffe de lin ; mais voilà que soudain une voix courroucée, menaçante, véritable trouble-fête, épouvante et glace ces pauvres gens.
 
— Malheur à vous ! damnation sur vous ! si vous osez toucher d'une main sacrilège aux biens de l'Église... tremblez... tremblez ! c'est péché mortel... vous, vos maris, vos enfants, vous serez plongés dans les flammes de l'enfer durant l'éternité...
 
C'était l'évêque Cautin accourant tout gâter malgré les remontrances de l'ermite laboureur.
 
— Oh ! nous ne toucherons à rien de ce que l'on nous donne, notre évêque, — répondaient les femmes et les enfants contrits et frissonnant de tous leurs membres, — nous ne toucherons point, hélas ! à ces biens de l'Église.
Ligne 939 ⟶ 935 :
— Béni sois-tu, saint évêque ! — dirent les femmes en levant leurs mains reconnaissantes vers Cautin, — béni sois-tu, bon père, pour tes généreux dons !
 
— Je ne donne rien ! — s'écria Cautin ; — on me contraint, on me larronne, et vous brûlerez éternellement en enfer, si vous écoutez cet ermite apostat !...
 
La plupart des femmes regardèrent, indécises, Ronan, l'évêque et l'ermite ; tour à tour elles approchaient et retiraient leurs mains de ces objets si précieux à leur misère ; deux ou trois vieilles s'éloignèrent cependant tout à fait de ces biens de l'Eglise, et se jetèrent à genoux en murmurant dans leur effroi :
Ligne 953 ⟶ 949 :
Plusieurs des femmes, persuadées par les paroles de l'ermite, et aussi par l'âpreté de leur misère, commencèrent à emporter diligemment dans leurs cabanes, à l'aide de leurs enfants, les biens de l'Église : les trois vieilles n'osèrent y toucher, restant agenouillées, se frappant la poitrine.
 
— Chères filles, persévérez dans votre sainte horreur du sacrilège ! — s'écria l'évêque, malgré les menaces de Ronan, — et vous irez en paradis entendre à perpétuité les Séraphins jouer du théorbe devant le Seigneur, en chantant ses louanges !
 
— Et moi, foi de Dent de-Loup, je me ferais damner, rien que pour échapper à ces simpiternels théorbes !
Ligne 977 ⟶ 973 :
— Pour lui nous souffririons mille morts ! — répondirent les trois vieilles, — oui, mille morts !...
 
— Oh ! pieuses femmes ! — s'écria Cautin jubilant. — Quelle superbe part de paradis vous aurez... Aussi, en attendant le jour de la vie éternelle, je vous absous de tous vos péchés et vous bénis !
 
Quelques Vagres, montés sur les chariots, et regardant au loin, s'écrièrent :
Ligne 1 005 ⟶ 1 001 :
— Soit ; mais ce sera pour lui lier les mains, et s'il me rompt davantage les oreilles, je l'assomme...
 
— Les cavaliers franks s'arrêtent à la vue des chariots, — s'écria un Vagre ; — ils semblent se consulter.
 
— Notre conseil à nous ne sera point long. Ces Franks sont sept à cheval, que six Vagres me suivent, et, foi de Ronan, il y aura tout à l'heure en Gaule sept conquérants de moins !
Ligne 1 053 ⟶ 1 049 :
— Courage, Franks... courage, mes fils en Dieu ! — hurlait Cautin garrotté à la roue d'un chariot ; — exterminez ces Moabites... et surtout exterminez ma diablesse de femme, cette grande impudique à robe orange, à écharpe bleue et aux bas rouges brodés d'argent... je vous la signale... pas de merci pour cette Olliba ! coupez-la en morceaux si vous pouvez !
 
— Évêque, évêque... tes paroles sont inhumaines... Rappelle-toi donc toujours la miséricorde de Jésus envers Madeleine et la femme adultère, — dit l'ermite, tandis qu'Odille, la figure toujours cachée dans le sein de ce vrai disciple du jeune homme de Nazareth, murmurait :
 
— Ils vont tuer Ronan... ils vont le tuer...
Ligne 1 079 ⟶ 1 075 :
— Plût au ciel ! bon ermite.
 
— Comment ?
 
— Le comte nous les a laissés, au contraire ; il y a même ajouté deux cents arpents, le maudit ! deux cents arpents appartenant à mon voisin Féréol, qui s'était enfui de peur des Franks.
Ligne 1 093 ⟶ 1 089 :
— Et jamais, — dit Ronan, — il ne t'est venu à l'idée de choisir une belle nuit noire pour mettre le feu au burg, et, aidé de tes laboureurs, de massacrer le comte et ses leudes ?
 
— Mais, encore une fois, et les prêtres ? ne persuadent-ils pas aux esclaves que plus leur sort est atroce, plus ils auront de part au paradis ? ne les menacent-ils pas de peines effroyables s'ils osent se
se révolter contre les Franks ?... Je ne pouvais donc compter sur mes compagnons d'esclavage, hébêtés par la peur du diable, et énervés par la misère... puis, je te l'ai dit, j'avais de jeunes enfants, et leur mère, accablée de chagrin, était très-maladive ; enfin, cette année, la pauvre créature heureusement est morte. Mes fils étaient devenus des hommes : eux et moi, ainsi que quelques autres esclaves, las de souffrir, las de travailler de l'aube au soir, pour le comte et ses leudes, nous avons fui ses domaines... Nous étions allés nous réfugier sur les terres de l'évêque d'Issoire : c'était quitter un servage pour un autre ; mais nous espérions que le prélat serait peut-être moins méchant maître que le comte. Celui-ci tenait à moi, qui avais tant d'années durant fait rendre à nos terres, et à son profit, tout ce qu'elles pouvaient produire. Sachant notre refuge, il a fait monter quelques leudes à cheval, ils sont venus nous réclamer à l'évêque d'Issoire ; celui-ci nous a rendus, ses gens nous ont garrottés... Les leudes nous ramenaient pour nous forcer à cultiver nos champs, ces bons Vagres ont tué les Franks, et nous ont délivrés... Aussi, par ma foi, Vagres nous serons, moi, mes fils et ces esclaves que voilà, si vous voulez de nous, braves coureurs de nuit ! Nous avons, nous aussi, de rudes souffrances à venger ! vous nous verrez à l'œuvre contre les Franks et les évêques...
 
— Oui, oui ! — crièrent ses compagnons, — mieux vaut à cette heure, en Gaule, courir la Vagrerie que labourer le champ de nos pères sous le bâton d'un comte frank et de ses leudes.