« Grands névropathes (Cabanès)/Tome 3/2 » : différence entre les versions

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Petit et contrefait, Hoffmann gardait rancune à la nature de cette disgrâce physique : n’est-il pas d’observation courante que les nains sont d’une susceptibilité, d’une irritabilité que l’{{Corr|exiguité|exiguïté}} de
 
 
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leur taille contribue sans cesse à exaspérer ? Hoffmann n’a pas fait exception à la règle : « Cet atome, toujours agité et tourbillonnant, écrit Arvède Barine, avait l’humeur extrêmement mobile ; il riait, pleurait, se fâchait, se consolait dans la même minute, et le tout avec explosion. »
 
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L’oncle Otto comprenait l’éducation à sa manière. C’était le type de l’homme rangé, ordonné, méticuleux à l’excès. Un ordre minutieux et inflexible présidait, jour et nuit, à ses actions. Il s’était assigné tant de minutes pour manger, tant pour jouer du clavecin ou lire des vers, « afin de faciliter la digestion », tant pour dormir ou se promener, et tant pour témoigner son affection filiale à sa vieille mère : on voit que rien n’était oublié !… Le même esprit d’ordre présidait à ses sentiments et à ses pensées. Conseiller de justice en retraite, il ne voyait d’autre carrière possible pour son neveu que la magistrature ; tout au plus lui tolérait-il la musique, la peinture ou la poésie, mais à titre de distractions hygiéniques, comme repos d’un travail cérébral, comme délassement à des études sévères.
 
Hoffmann était né avec l’esprit de révolte qu’il tenait de son père, lequel pensait que « les conventions
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sociales ont été inventées par les sots, tout exprès pour donner aux gens d’esprit (parmi lesquels il se rangeait) le plaisir de s’en moquer et de les insulter avec raffinement ».
 
Sa mère, par contre, pauvre créature souffreteuse, était au désespoir « quand on dérangeait une épingle ». On devine le ménage assorti que ces deux êtres, si désharmoniques, devaient réaliser. La séparation était fatale ; chacun s’en fut de son côté ; l’enfant cadet suivit sa mère ; l’aîné fut laissé au père.
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Guillaume Hoffmann — celui qui nous occupe — n’avait que trois ans lorsque son père l’abandonna aux hasards d’une éducation et d’un milieu qui allaient marquer leur empreinte sur sa vie entière.
 
Sa mère, au dire de quelqu’un qui l’approcha, était une « image vivante de la tristesse, de l’abattement et du repos ». Elle restait des heures entières
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sans parler, ni bouger, peut-être aussi sans penser. Son fils était persuadé qu’il avait hérité d’elle son imagination débridée, hypertrophiée.
 
« On dit, écrira-t-il plus tard, que l’hystérie des mères ne se reporte pas sur les fils, mais qu’elle excite en eux une sorte d’imagination excentrique ; mon cas vient à l’appui de cette opinion. La poésie, elle, est un héritage paternel{{Corr| ».|. »}}
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Par une coïncidence curieuse, habitait dans la maison même des Dœrffer — les grands-parents maternels de notre personnage, chez qui s’était retirée sa mère — une créature singulière, dont madame Hoffmann fut bientôt la compagne inséparable, attirée vers elle par une affinité de goûts et de tempérament : le cas n’est pas rare chez les névropathes et chez les aliénés.
 
Profondément hystérique, mélancolique et nerveuse, {{Mme}} Werner conçut pour {{Mme}} Hoffmann une sympathie qui ne se démentit point ; et, comme l’a remarqué avec beaucoup de pénétration un jeune médecin psychologue<ref> D{{e|r}} Marcel Demerliac, ''Étude médico-psychologique sur Hoffmann''. Lyon, A. Rey, 1908.</ref>, ce fut un spectacle bien capable d’agir sur l’imagination d’un enfant, que celui de ces deux folles mystiques se racontant leurs rêves et leurs craintes. {{Mme}} Werner se prenait pour une vierge des temps modernes. Pleine de cette idée,
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elle passait des heures à contempler l’auréole qu’elle croyait voir au front de son enfant. À genoux devant lui, elle chantait des cantiques et se levait la nuit pour le couvrir de petites fleurs bleues. Cet enfant devait être le grand poète maladif Zacharias Werner, voué lui-même à la folie.<br /><br />
 
Dès ses premiers pas dans la vie, Hoffmann avait montré un penchant irrésistible pour les choses démoniaques. Sa mère se désolait d’avoir donné le jour à un enfant qui semblait n’être venu au monde que pour expier les écarts et la conduite scandaleuse de ses ascendants. Son plus grand plaisir était de tourmenter les animaux, de les soumettre à mille tortures ; ses camarades eux-mêmes étaient ses souffre-douleur, et quand il en avait fini avec eux, il s’en prenait à la Bible de l’aïeule, qu’il barbouillait de figures diaboliques.
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Un matin, on trouva morte dans sa chambre la mère d’Hoffmann. « Ses traits, écrivait ce dernier à un de ses amis, le jour de l’événement, étaient horriblement contractés. » Désormais, l’enfant allait être confié à sa grand’mère, {{Mme}} la conseillère Dœrffer.
 
Cette vieille dame, devenue impotente avec les années, était une espèce de géante, dont l’aspect imposant tranchait d’autant plus sur le reste de la famille, composée de véritables pygmées. Ces petits
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bouts d’hommes et ces petits bouts de femmes étaient des lutins pleins de gaieté, amateurs passionnés de musique, et qui se plaisaient à organiser des concerts, où chacun jouait d’un instrument désuet. C’était un spectacle étrange que cet orchestre de nabots, aux manières excentriques, et une imagination aussi impressionnable que celle d’Hoffmann devait en être fortement remuée. Une simple chanson, quelques sons de violon ou de luth, surtout quand sa « petite tante » Sophie en pinçait les cordes, communiquaient à l’enfant une commotion nerveuse qui l’agitait tout entier. Ses traits présentaient, du reste, une mobilité presque continuelle et qui s’exagérait sous la moindre influence<ref> Ce qui frappait chez lui, c’était cette extraordinaire mobilité. Ses saluts consistaient en « petites inclinaisons de la nuque, souvent répétées et toujours brusques… Elles avaient quelque chose de grimaçant et de convulsif{{Corr|. »| ».}} Sa physionomie était elle-même très changeante et mobile. Quelqu’un qui l’avait rencontré dans un café de Dresde en fait ce curieux portrait : « Son visage, petit et futé, n’était pas le même à deux secondes d’intervalle ; ses yeux perçants brillaient d’une telle lueur et ses lèvres se contractaient en de telles grimaces sarcastiques, que l’on regrettait de ne pas entendre le petit homme les traduire dans son langage… Parfois, il s’asseyait sur une chaise aussi éloignée que possible des autres consommateurs, sans doute pour ne pas être gêné dans ses jeux de physionomie et pouvoir s’y livrer à loisir. » Il serait allé jusqu’à étudier ses tics, afin de pouvoir les décrire : dans un de ses contes, ''Le Magnétiseur'', il s’est mis en scène, sous le nom du peintre Bickert. À noter qu’entre autres tics, il était onychophage.</ref>.
 
Sa sensibilité ne fit que s’accroître avec les années ; à la puberté, son organisme ressentit une
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secousse, dont il eut quelque mal à se remettre. Il se plaignait alors de malaises, de migraines, de saignements de nez répétés ; d’autre part, ses goûts se modifiaient : la musique, la peinture ne lui procuraient plus le même plaisir ; son instinct sexuel s’éveillait, mais les femmes qu’il désirait n’étaient que des créatures de rêve ; elles étaient insaisissables et se dérobaient à ses poursuites.<br /><br />
 
Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, Hoffmann mène une vie retirée et morose. Nommé depuis peu magistrat, il est désormais libre de toute contrainte familiale ; placé dans un milieu où l’usage des vins capiteux est passé à l’état d’habitude, il ne tarde pas à se livrer avec excès à la boisson, mais par principe, pour arriver à une excitation factice, qu’il croit propice à l’éclosion des idées.
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Pourquoi l’alcool, qui déprime tant de gens, n’en exalterait-il pas d’autres, ne les élèverait-il pas au-dessus d’eux-mêmes ? À cet égard, il professait des théories qu’il ne dédaignait pas d’appliquer à lui-même :
 
« On parle souvent de l’inspiration que les artistes puisent dans l’usage des boissons fortes ; on cite des musiciens et des poètes qui ne sauraient travailler autrement (les peintres, autant que je sache, sont restés à l’abri de ce reproche). Je n’en crois rien, mais il est certain que lorsqu’on est dans
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l’heureuse disposition, je pourrais dire dans la constellation favorable, où l’esprit passe de la période d’incubation à celle de création, une boisson spiritueuse imprime aux idées un mouvement plus vif. La comparaison qui me vient à l’esprit n’est pas bien noble ; mais de même qu’une roue de moulin travaille plus vite quand le torrent grossit et augmente de force, de même quand l’homme se verse du vin le mouvement intérieur prend une allure plus rapide. »
 
Le vin ne suffisant pas toujours pour accélérer le mouvement du moulin, force est de recourir parfois à un liquide plus corsé. Le bol de punch, par exemple, permet de contempler « le combat entre les salamandres et les gnomes qui habitent dans le sucre (''sic'') ». Mais ce n’est que par exception et comme ressource suprême : le vin a les préférences de l’artiste, du littérateur ; encore faut-il en distinguer les divers crus, déterminer par l’expérience lesquels feront naître les œuvres légères, lesquels les travaux profonds. Et Hoffmann de recommander, avec une gravité toute professorale, pour la musique d’église les vins vieux de France ou du Rhin ; pour l’opéra sérieux, le meilleur bourgogne ; pour l’opéra-comique, le champagne ; pour les canzonettas, les vins chaleureux d’Italie ; enfin, pour une composition romantique, comme le ''Don Juan'', un verre modéré de la boisson issue du « combat entre les salamandres et les gnomes ».
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combat entre les salamandres et les gnomes ».
 
Gardons-nous d’assimiler Hoffmann à l’ivrogne vulgaire qui s’abandonne bestialement à sa passion ; quand il se jugeait assez excité pour le travail qu’il avait projeté, généralement il s’arrêtait ; mais, comme tous les alcooliques, il en arriva peu à peu à ne plus pouvoir résister au penchant qui l’entraînait ; sa volonté devint de plus en plus débile. Prédisposé, d’autre part, de par son hérédité, il fut, de bonne heure, atteint de troubles nerveux, préparant un terrain excellent pour d’autres troubles sensoriels qu’allait faire naître chez lui l’usage des boissons spiritueuses.
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« Tous mes nerfs excités avec du vin épicé. ''Pensées de mort. Fantômes''. »
 
Entre temps, il contractait une fièvre continue, de nature typhoïde, qui le tint plusieurs semaines alité et qui s’accompagnait de délire violent. « Il avait, nous dit l’un de ses biographes<ref> Hitzig, ''Auf Hoffmanns Leben und Nachlass''. Berlin, 1823 ; Stuttgard, 1839.</ref>, des cauchemars qui le plongeaient dans une irritabilité extrême. Les amis qui le veillaient devenaient
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autant d’instruments de musique, dont les accents le torturaient. Ses hallucinations avaient, du reste, presque toutes un caractère ou un point de départ musical. »
 
Dans l’ardeur de son délire, il fredonnait un opéra d’un bout à l’autre, devant ses auditeurs ébahis. Il assimilait ses garde-malades à des instruments de musique : « Aujourd’hui, la flûte m’a cruellement tourmenté », désignant par là un ami qui parlait très bas et dont la voix ressemblait à un susurrement. À un autre moment, il lui échappait de dire : « Tout l’après-midi, cet insupportable basson m’a fait souffrir le martyre. » Le basson, avec sa grosse voix, lui avait déchiré les nerfs.
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« C’est comme si, disait-il, les uns et les autres naissaient mystérieusement tous ensemble d’un même rayon de lumière et s’unissaient pour former un concert merveilleux. »
 
Le parfum de l’œillet rouge foncé, précise-t-il, « agit sur moi avec une puissance extraordinaire et magique. Je tombe involontairement dans un état
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de rêve et j’entends alors, comme dans un grand éloignement, le bruit du cor s’enfler et s’affaiblir tour à tour ».
 
Ses hallucinations sont loin d’être toujours aussi agréables : tantôt, ainsi qu’il l’écrit à un de ses amis<ref> Lettre à Hitzig, 20 avril 1807.</ref>, il lui semblait « répandre dans l’obscurité une lueur phosphorescente ». Tantôt il prétendait apercevoir, dans un salon très éclairé et occupé par de nombreuses personnes, un gnome sortant du parquet dont il était seul, bien entendu, à percevoir les formes. Il lui arrivait aussi de voir flotter autour de lui, quand il était à sa table de travail, occupé à écrire, des spectres grimaçants ; et pour dissiper l’effroi et l’angoisse que ces visions provoquaient chez lui, sa femme devait s’asseoir à ses côtés afin de le calmer et le rassurer.<br /><br />
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« Mon enfance, a écrit Hoffmann, dans ''Le Chat Murr'', s’écoula dans une complète avidité de sensations. »
 
Des sensations violentes, voilà ce qu’il réclamait dès son jeune âge, et l’excitation alcoolique est une de celles qui devaient naturellement s’offrir à lui des premières. Mais avant de rechercher dans quelle mesure il a puisé à cette source d’inspiration, il convient de remarquer que ses sensations, même à l’état normal, étaient particulièrement vives :l’
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état normal, étaient particulièrement vives :
 
« Il suffisait, confesse-t-il, d’une sensation corporelle agréable pour me rappeler toujours les images les plus vives et les souvenirs les plus gracieux. »
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Les hallucinations à point de départ olfactif se retrouvent fréquemment dans ses ''Contes'' ; de même, les hallucinations de l’ouïe : ne signale-t-il pas, en quelque endroit, des « voix graves qui lui parlent dans un murmure mystérieux » ; ne parle-t-il pas, ailleurs, d’un baiser, « rapide et léger, comme un son longtemps prolongé » ; de son âme, « où résonnent de mystérieux accords, échos du monde lointain » ?
 
Le sens de la vue était presque aussi développé, chez Hoffmann, que celui de l’ouïe ; il a, nous l’avons dit plus haut, présenté le phénomène de l’audition colorée, tout comme Gœthe, Musset et Maupassant, pour ne citer que des noms notoires. Il y a, cependant, une différence entre Hoffmann et les porteurs des grands noms que nous venons
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d’évoquer, c’est que, comme l’a bien vu le D{{e|r}} Demerliac, l’audition colorée, que tant de poètes ont possédée, ou cru posséder, se manifeste dans ses œuvres, dans ses lettres, dans son journal, avec un tel naturel, avec une telle vérité d’images et d’expressions, qu’on est tenté d’y voir bien plutôt une forme de son imagination, qu’un artifice ou une coquetterie de littérature.
 
À vrai dire, les phénomènes qu’il éprouvait ne relèvent point de l’audition colorée proprement dite, mais d’une fusion d’images gustatives, auditives, olfactives, visuelles, comme il pouvait seulement s’en produire chez cet homme de génie, qui était à la fois un musicien, un peintre et un poète.
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Cette facilité des associations sensorielles est-elle, comme d’aucuns l’ont avancé, le privilège d’esprits supérieurs, l’explication de leur supériorité ? Il est malaisé d’en décider ; l’hypothèse est assez curieuse, en tout cas, pour mériter d’être relevée au passage, mais elle appelle une vérification étayée sur des observations multipliées.<br /><br />
 
Pour en revenir au cas particulier d’Hoffmann, il est hors de doute qu’il a présenté avec
=== no match ===
une sensibilité excessive une émotivité morbide. Cette émotivité allait, suivant les jours, du mysticisme le plus poétique à l’hypocondrie la plus noire. Il en était arrivé à avoir peur de tout : on reconnaît là l’état décrit par Morel et Legrand du Saulle, sous le nom de ''panophobie'' et auquel Magnan proposa plus tard de substituer le terme, peut-être plus concert, d’''anxiomanie'' ; cet état où, selon l’expression de Th. Ribot, « l’on a peur de tout et de rien ; où l’anxiété flotte comme dans un rêve et ne se fixe que pour un instant, au hasard des circonstances, passant sans cesse d’un objet à l’autre ». Hoffmann n’éprouvait pas une sensation agréable qui ne s’accompagnât de l’appréhension des conséquences funestes ou dangereuses qu’elle pouvait entraîner à sa suite.
 
« Quel mauvais génie, s’écriait-il dans une heure de désespérance, a donc jeté dans mon âme cette horrible défiance, qui me fait soupçonner ruine et malheur dans une parole, dans un regard, voire dans la plus futile circonstance indépendante de toute volonté humaine ! »