« De la démocratie en Amérique/Édition 1848 » : différence entre les versions

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==__MATCH__:[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/256]]==
 
{{c|De l’influence qu’exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique}}
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Je remplirais mal l’objet de ce livre si, après avoir montré les idées et les senti­ments que l’égalité suggère, je ne faisais voir, en terminant, quelle est l’influence générale que ces mêmes sentiments et ces mêmes idées peuvent exercer sur le gouvernement des sociétés humaines.
 
Pour y réussir, je serai obligé de revenir souvent
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sur mes pas. Mais j’espère que le lecteur ne refusera pas de me suivre, lorsque des chemins qui lui sont connus le conduiront vers quelque vérité nouvelle.
 
{{t3| L’égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres |Chapitre I.}}
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L’égalité, qui rend les hommes indépendants les uns des autres, leur fait contracter l’habitude et le goût de ne suivre, dans leurs actions particulières, que leur volonté. Cette entière indépendance, dont ils jouissent continuellement vis-à-vis de leurs égaux et dans l’usage de la vie privée, les dispose à considérer d’un oeil mécontent tou­te autorité, et leur suggère bientôt l’idée et l’amour de la liberté politique. Les hom­mes qui vivent dans ce temps marchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers les insti­tutions libres. Prenez l’un d’eux
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/258]]==
au hasard : remontez, s’il se peut, à ses instincts primitifs — vous découvrirez que, parmi les différents gouvernements, celui qu’il conçoit d’abord et qu’il prise le plus, c’est le gouvernement dont il a élu le chef et dont il contrôle les actes.
 
De tous les effets politiques que produit l’égalité des conditions, c’est cet amour de l’indépendance qui frappe le premier les regards et dont les esprits timides s’effrayent davantage, et l’on ne peut dire qu’ils aient absolument tort de le faire, car l’anarchie a des traits plus effrayants dans les pays démocratiques qu’ailleurs. Comme les citoyens n’ont aucune action les uns sur les autres, à l’instant où le pouvoir national qui les contient tous à leur place vient à manquer, il semble que le désordre doit être aussitôt à son comble, et que, chaque citoyen s’écartant de son côté, le corps social va tout à coup se trouver réduit en poussière.
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L’égalité produit, en effet, deux tendances : l’une mène directement les hommes à l’indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu’à l’anarchie, l’autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude.
 
Les peuples voient aisément la première et y résistent ; ils se laissent entraîner par l’autre sans la voir ; il importe donc particulièrement de la montrer.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/259]]==
il importe donc particulièrement de la montrer.
 
Pour moi, loin de reprocher à l’égalité l’indocilité qu’elle inspire, c’est de cela principalement que je la loue. Je l’admire en lui voyant déposer au fond de l’esprit et du cœur de chaque homme cette notion obscure et ce penchant instinctif de l’indépen­dance politique, préparant ainsi le remède au mal qu’elle fait naître. C’est par ce côté que je m’attache à elle.
 
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{{t3|Que les idées des peuples démocratiques en matière de gouvernement sont naturellement favorables à la concentration des pouvoirs |CHAPITRE II.}}
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L’idée de pouvoirs secondaires, placés entre le souverain et les sujets, se pré­sen­tait naturellement à l’imagination des Peuples aristocratiques, parce que ces pouvoirs renfermaient dans leur sein des individus ou des familles que la naissance, les lumières, les richesses, tenaient hors de pair et semblaient destinés à commander. Cette même idée est naturellement absente de l’esprit des hommes dans les siècles d’égalité par des raisons contraires ; on ne peut l’y introduire qu’artificielle­ment, et on ne l’y retient
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qu’avec peine ; tandis qu’ils conçoivent, pour ainsi dire sans y penser, l’idée d’un pouvoir unique et central qui mène tous les citoyens par lui-même.
 
En politique, d’ailleurs, comme en philosophie et en religion, l’intelligence des peuples démocratiques reçoit avec délices les idées simples et générales. Les systè­mes compliqués la repoussent, et elle se plaît à imaginer une grande nation dont tous les citoyens ressemblent à un seul modèle et sont dirigés par un seul pouvoir.
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Je trouve, au contraire, que cette même notion d’une règle uniforme, également imposée à tous les membres du corps social, est comme étrangère à l’esprit humain dans les siècles aristocra­tiques. Il ne la reçoit point ou il la rejette.
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Ces penchants opposés de l’intelligence finissent, de part et d’autre, par devenir des instincts si aveugles et des habitudes si invincibles, qu’ils dirigent encore les actions, en dépit des faits particuliers. Il se rencontrait quelquefois, malgré l’immense variété du Moyen Âge, des individus parfaitement semblables : ce qui n’empêchait pas que le législateur n’assignât à chacun d’eux des devoirs divers et des droits différents. Et, au contraire, de nos jours, des gouvernements s’épuisent, afin d’imposer les mêmes usages et les mêmes lois à des populations qui ne se ressemblent point encore.
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À mesure que les conditions s’égalisent chez un peuple, les individus paraissent plus petits et la société semble plus grande, ou plutôt chaque citoyen, devenu sem­blable à tous les autres, se perd dans la foule, et l’on n’aperçoit plus que la vaste et magnifique image du peuple lui-même.
 
Cela donne naturellement aux hommes des temps démocratiques une opinion très haute des privilèges de la société et une idée fort humble des droits de l’individu. Ils admettent aisément que l’intérêt de l’un est tout et que celui de l’autre n’est rien. Ils accordent assez volontiers que le pouvoir qui représente la société possède beaucoup plus de lumières et de sagesse qu’aucun des hommes qui le composent, et que son devoir, aussi bien que son droit, est de prendre chaque citoyen par la main et de le conduire.
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que son droit, est de prendre chaque citoyen par la main et de le conduire.
 
Si l’on veut bien examiner de près nos contemporains, et percer jusqu’à la racine de leurs opinions politiques, on y retrouvera quelques-unes des idées que je viens de reproduire, et l’on s’étonnera peut-être de rencontrer tant d’accord parmi des gens qui se font si souvent la guerre.
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Quant à des privilèges particuliers accordés à des villes, à des familles ou à des individus, ils en ont perdu jusqu’à l’idée. Leur esprit n’a jamais prévu qu’on pût ne pas appliquer unifor­mément la même loi à toutes les parties du même État et à tous les hommes qui l’habitent.
 
Ces mêmes opinions se répandent de plus en plus en Europe ; elles s’introdui­sent dans le sein même des nations qui repoussent le plus violemment le dogme de la souveraineté du peuple. Celles-ci donnent au pouvoir une autre origine que les Améri­cains ; mais elles envisagent le pouvoir sous les mêmes traits. Chez toutes, la notion de puissance
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intermédiaire s’obscurcît et s’efface. L’idée d’un droit inhérent à certains individus disparaît rapidement de l’esprit des hommes ; l’idée du droit tout-puissant et pour ainsi dire unique de la société vient remplir sa place. Ces idées s’enracinent et croissent à mesure que les conditions deviennent plus égales et les hommes plus semblables ; l’égalité les fait naître et elles hâtent à leur tour les progrès de l’égalité.
 
En France, où la révolution dont je parle est plus avancée que chez aucun autre peuple de l’Europe, ces mêmes opinions se sont entièrement emparées de l’intelli­gence. Qu’on écoute attentivement la voix de nos différents partis, on verra qu’il n’y en a point qui ne les adopte. La plupart estiment que le gouvernement agit mal ; mais tous pensent que le gouvernement doit sans cesse agir et mettre à tout la main. Ceux mêmes qui se font le plus rudement la guerre ne laissent pas de s’accorder sur ce point. L’unité, l’ubiquité, l’omnipotence du pouvoir social, l’uniformité de ses règles, forment le trait saillant qui caractérise tous les systèmes politiques enfantés de nos jours. On les retrouve au fond des plus bizarres utopies. L’esprit humain poursuit encore ces images quand il rêve.
 
Si de pareilles idées se présentent spontanément
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à l’esprit des particuliers, elles s’offrent plus volontiers encore à l’imagination des princes.
 
Tandis que le vieil état social de l’Europe s’altère et se dissout, les souverains se font sur leurs facultés et sur leurs devoirs des croyances nouvelles ; ils comprennent pour la première fois que la puissance centrale qu’ils représentent peut et doit admi­nis­trer par elle-même, et sur un plan uniforme, toutes les affaires et tous les hommes. Cette opinion, qui, j’ose le dire, n’avait jamais été conçue avant notre temps par les rois de l’Europe, pénètre au plus profond de l’intelligence de ces princes ; elle s’y tient ferme au milieu de l’agitation de toutes les autres.
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Les hommes de nos jours sont donc bien moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les devoirs et sur les droits de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur.
 
Toutes les idées secondaires, en matière politique, sont mouvantes ; celle-là reste fixe, inaltérable, pareille à elle-même. Les publicistes et les hommes d’État l’adoptent, la foule la saisit avidement ; les gouvernés et les gouvernants s’accordent à la poursui­vre avec la même ardeur : elle vient la première ; elle semble innée.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/266]]==
avec la même ardeur : elle vient la première ; elle semble innée.
 
Elle ne sort donc point d’un caprice de l’esprit humain, mais elle est une condition naturelle de l’état actuel des hommes.
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{{t3|Que les sentiments des peuples démocratiques sont d’accord avec leurs idées pour les porter à concentrer le pouvoir |CHAPITRE III.}}
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Si, dans les siècles d’égalité, les hommes perçoivent aisément l’idée d’un grand pouvoir central, on ne saurait douter, d’autre part, que leurs habitudes et leurs senti­ments ne les prédisposent a reconnaître un pareil pouvoir et à lui prêter la main. La démonstration de ceci peut être faite en peu de mots, la plupart des raisons ayant été déjà données ailleurs.
 
Les hommes qui habitent les pays démocratiques n’ayant ni supé­rieurs, ni inférieurs, ni associés habituels et nécessaires, se replient volontiers
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sur eux-mêmes et se considèrent isolément. J’ai eu occasion de le montrer fort au long quand il s’est agi de l’individualisme.
 
Ce n’est donc jamais qu’avec effort que ces hommes s’arrachent à leurs affaires parti­culières pour s’occuper des affaires communes ; leur pente naturelle est d’en abandonner le soin au seul représentant visible et perma­nent des intérêts collectifs, qui est l’État.
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Que de pareils penchants ne soient pas invincibles, ce n’est pas moi qui le nierai, puisque mon but principal en écrivant ce livre a été de les combattre. Je soutiens seulement que, de nos jours, une force secrète les développe sans cesse dans le cœur humain, et qu’il suffit de ne point les arrêter pour qu’ils le remplissent.
 
J’ai également eu l’occasion de montrer comment l’amour croissant du bien-être et la nature mobile de la propriété faisaient redouter aux peuples démocratiques le désordre matériel. L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion
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politique que conservent ces peuples, et elle devient chez eux plus active et plus puissante, à mesure que toutes les autres s’affaissent et meurent ; cela dispose natu­rellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même.
 
Comme, dans les siècles d’égalité, nul n’est obligé de prêter sa force à son sem­blable, et nul n’a droit d’attendre de son semblable un grand appui, chacun est tout à la fois indépendant et faible. Ces deux états, qu’il ne faut pas envisager séparément ni confondre, donnent au citoyen des démocraties des instincts fort contraires. Son indépendance le remplit de confiance et d’orgueil au sein de ses égaux, et sa débilité lui fait sentir, de temps en temps, le besoin d’un secours étranger qu’il ne peut attendre d’aucun d’eux, puisqu’ils sont tous impuissants et froids. Dans cette extrémité, il tourne naturellement ses regards vers cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. C’est vers lui que ses besoins et surtout ses désirs le ramènent sans cesse, et c’est lui qu’il finit par envisager comme le soutien unique et nécessaire de la faiblesse individuelle<ref>Dans les sociétés démocratiques, il n’y a que le pouvoir central qui ait quelque
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stabilité dans son assiette et quelque permanence dans ses entreprises. Tous les citoyens remuent sans cesse et se transforment. Or, il est dans la nature de tout gouvernement de vouloir agrandir continuellement sa sphère. Il est donc bien difficile qu’à la longue celui-ci ne parvienne pas à réussir, puisqu’il agit avec une pensée fixe et une volonté continue sur des hommes dont la position, les idées et les désirs varient tous les jours. Souvent il arrive que les citoyens travaillent pour lui sans le vouloir.
Les siècles démocratiques sont des temps d’essais, d’innovations et d’aventures. Il s’y trouve toujours une multitude d’hommes qui sont engagés dans une entreprise difficile ou nouvelle qu’ils poursuivent à part, sans s’embarrasser de leurs semblables. Ceux-là admettent bien, pour principe général, que la puissance publique ne doit pas intervenir dans les affaires privées; mais, par exception, chacun d’eux désire qu’elle l’aide dans l’affaire spéciale qui le préoccupe et cherche à attirer l’action du gouvernement de son côté, tout en voulant la resserrer de tous les autres.
Une multitude de gens ayant à la fois sur une foule d’objets différents cette vue particulière, la sphère du pouvoir central s’étend insensiblement de toutes parts, bien que chacun d’eux souhaite de la restreindre. Un gouvernement démocratique accroît donc ses attributions par le seul fait qu’il dure. Le temps travaille par lui; tous les accidents lui profitent; les passions individuelles l’aident à leur insu même, et l’on peut dire qu’il devient d’autant plus centralisé que la société démocratique est plus vieille.</ref>.
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Ceci achève de faire comprendre ce qui se passe souvent chez les peuples démo­cratiques, où l’on voit les hommes qui supportent si malaisément des supérieurs souffrir patiemment un maître, et se montrer tout à la fois fiers et serviles.
 
La haine que les hommes portent au privilège s’augmente à mesure que les privi­lèges deviennent plus rares et moins grands, de telle sorte qu’on dirait que les pas­sions
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démocratiques s’enflamment davantage dans le temps même où elles trou­vent le moins d’aliments. J’ai déjà donné la raison de ce phénomène. Il n’y a pas de si grande inégalité qui blesse les regards lorsque toutes les conditions sont inéga­les ; tandis que la plus petite dissemblance paraît choquante au sein de l’uniformité géné­rale ; la vue en devient plus insupportable à mesure que l’uniformité est plus complète. Il est donc naturel que l’amour de l’égalité croisse sans cesse avec l’égalité elle-même ; en le satisfaisant, on le développe.
 
Cette haine immortelle, et de plus en plus allumée, qui anime les peuples démo­­cratiques contre les moindres privilèges, favorise singulièrement la concen­tration graduelle de tous les droits politiques dans les mains du seul représen­tant de l’État. Le souverain, étant nécessairement et sans contestation au-dessus de tous les citoyens, n’excite l’envie d’aucun d’eux, et chacun croit enlever à ses égaux toutes les préroga­tives qu’il lui concède.
 
L’homme des siècles démocratiques n’obéit qu’avec une extrême répugnance a son voisin qui est son égal ; il refuse de reconnaître à celui-ci des lumières supérieures aux siennes ; il se défie de sa justice et voit avec jalousie son pouvoir ; il le craint et le méprise ; il aime à lui faire
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sentir à chaque instant la com­mune dépendance où ils sont tous les deux du même maître.
 
Toute puissance centrale qui suit ces instincts naturels aime l’égalité et la favorise ; car l’égalité facilite singulièrement l’action d’une semblable puissance, l’étend et l’assure.
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On peut dire également que tout gouvernement central adore l’uniformité ; l’unifor­mité lui évite l’examen d’une infinité de détails dont il devrait s’occuper, s’il fallait faire la règle pour les hommes, au lieu de faire passer indistinctement tous les hom­mes sous la même règle, Ainsi, le gouvernement aime ce que les citoyens aiment, et il hait naturellement ce qu’ils haïssent. Cette communauté de sentiments qui, chez les nations démocratiques, unit continuellement dans une même pensée chaque individu et le souverain, établit entre eux une secrète et permanente sympathie. On pardonne au gouvernement ses fautes en faveur de ses goûts, la confiance publique ne l’aban­donne qu’avec peine au milieu de ses excès ou de ses erreurs, et elle revient à lui dès qu’il la rappelle. Les peuples démocratiques haïssent souvent les dépositaires du pou­voir central ; mais ils aiment toujours ce pouvoir lui-même.
 
Ainsi, je suis parvenu par deux chemins divers au même but. J’ai montré que l’égalité suggérait aux hommes la pensée d’un gouvernement unique,
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uniforme et fort, je viens de faire voir qu’elle leur en donne le goût ; c’est donc vers un gouvernement de cette espèce que tendent les nations de nos jours. La pente naturelle de leur esprit et de leur cœur les y mène, et il leur suffit de ne point se retenir pour qu’elles y arri­vent.
 
Je pense que, dans les siècles démocratiques qui vont s’ouvrir, l’indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l’art. La centralisation sera le gouvernement naturel
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Si tous les peuples démocratiques sont entraînés instinctivement vers la centralisa­tion des pouvoirs, ils y tendent
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d’une manière inégale.
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Cela dépend des circonstances particulières qui peuvent développer ou restreindre les effets naturels de l’état social. Ces circonstances sont en très grand nombre ; je ne parlerai que de quelques-unes.
 
Chez les hommes qui ont longtemps vécu libres avant de devenir égaux, les ins­tincts que la liberté avait donnés combattent jusqu’à un certain point
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les penchants que suggère l’égalité ; et, bien que parmi eux le pouvoir central accroisse ses privilèges, les particuliers n’y perdent jamais entièrement leur indépendance.
 
Mais, quand l’égalité vient à se développer chez un peuple qui n’a jamais connu ou qui ne connaît plus depuis longtemps la liberté, ainsi que cela se voit sur le continent de l’Europe, les anciennes habitudes de la nation arrivant à se combiner subitement et par une sorte d’attraction naturelle avec les habitudes et les doctrines nouvelles que fait naître l’état social, tous les pouvoirs semblent accourir d’eux-mêmes vers le centre ; ils s’y accumulent avec une rapidité surprenante, et l’État atteint tout d’un coup les extrêmes limites de sa force, tandis que les particuliers se laissent tomber en un moment jusqu’au dernier degré de la faiblesse.
 
Les Anglais qui vinrent, il y a trois siècles, fonder dans les déserts du Nouveau Monde une société démocratique, s’étaient tous habitués dans la mère patrie à prendre part aux affaires publiques ; ils connaissaient le jury ; ils avaient la liberté de la parole et celle de la presse, la liberté individuelle, l’idée du droit et l’usage d’y recourir. lis trans­portèrent en Amérique ces institutions libres et ces mœurs viriles, et elles le soutinrent contre les envahissements de l’État.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/278]]==
 
Chez les Américains, c’est donc la liberté qui est ancienne ; l’égalité est compara­tivement nouvelle. Le contraire arrive en Europe où l’égalité, introduite par le pouvoir absolu et sous l’œil des rois, avait déjà pénétré dans les habitudes des peuples longtemps avant que la liberté fût entrée dans leurs idées.
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J’ai dit que, chez les peuples démocratiques, le gouvernement ne se présentait natu­rel­le­ment à l’esprit humain que sous la forme d’un pouvoir unique et central, et que la notion des pouvoirs intermédiaires ne lui était pas familière. Cela est particuliè­rement applicable aux nations démocratiques qui ont vu le principe de l’égalité triom­pher à l’aide d’une révolution violente. Les classes qui dirigeaient les affaires locales disparaissant tout à coup dans cette tempête, et la masse confuse qui reste n’ayant encore ni l’organisation ni les habitudes qui lui permettent de prendre en main l’administration de ces mêmes affaires, on n’aperçoit plus que l’État lui-même qui puisse se charger de tous les détails du gouverne­ment. La centralisation devient un fait en quelque sorte nécessaire.
 
Il ne faut ni louer ni blâmer Napoléon d’avoir concentré dans ses seules mains presque tous les pouvoirs administratifs ; car, après la brusque disparition de la noblesse et de la haute bourgeoisie, ces pouvoirs lui arrivaient d’eux-mêmes ; il lui eût
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été presque aussi difficile de les repousser que de les prendre. Une semblable néces­sité ne s’est jamais fait sentir aux Américains, qui, n’ayant point eu de révolution et s’étant, dès l’origine, gouvernés d’eux-mêmes, n’ont jamais dû charger l’État de leur ser­vir momentanément de tuteur.
 
Ainsi la centralisation ne se développe pas seulement, chez un peuple démocra­tique, suivant le progrès de l’égalité, mais encore suivant la manière dont cette égalité se fonde.
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Au commencement d’une grande révolution démocratique, et quand la guerre en­tre les différentes classes ne fait que de naître, le peuple s’efforce de centraliser l’admi­nis­tration publique dans les mains du gouvernement, afin d’arracher la direction des affaires locales à l’aristocratie. Vers la fin de cette même révolution, au contraire, c’est d’ordinaire l’aristocratie vaincue qui tâche de livrer à l’État la direction de toutes les affaires, parce qu’elle redoute la menue tyrannie du peuple, devenu son égal et souvent son maître.
 
Ainsi, ce n’est pas toujours la même classe de citoyens qui s’applique à accroître les prérogatives du pouvoir ; mais, tant que dure la révolution démocratique, il se rencontre toujours dans la nation une classe puissante par le nombre ou par la riches­se, que des passions spéciales et des intérêts
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particuliers portent à centraliser l’admi­nis­tration. publique, indépendamment de la haine pour le gouvernement du voisin, qui est un sentiment général et permanent chez les peuples démocratiques. On peut re­mar­quer que, de notre temps, ce sont les classes inférieures d’Angleterre qui travail­lent de toutes leurs forces à détruire l’indépendance locale et à transporter l’adminis­tration de tous les points de la circonférence au centre, tandis que les classes supérieu­res s’efforcent de retenir cette même administration dans ses anciennes limites. J’ose prédire qu’un jour viendra où l’on verra un spectacle tout contraire.
 
Ce qui précède fait bien comprendre pourquoi le pouvoir social doit toujours être plus fort et l’individu plus faible, chez un peuple démocratique qui est arrivé à l’égalité par un long et pénible travail social, que dans une société démocratique où, depuis l’origine, les citoyens ont toujours été égaux. C’est ce que l’exemple des Amé­ricains achève de prouver.
 
Les hommes qui habitent les États-Unis n’ont jamais été séparés par aucun privi­lège ; ils n’ont jamais connu la relation réciproque d’inférieur et de maître, et, comme ils ne se redoutent et ne se haïssent point les uns les autres, ils n’ont jamais connu le besoin d’appeler le souverain à diriger le
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/281]]==
détail de leurs affaires. La destinée des Américains est singulière : ils ont pris à l’aristocratie d’Angleterre l’idée des droits individuels et le goût des libertés locales ; et ils ont pu conserver l’une et l’autre parce qu’ils n’ont pas eu à combattre d’aristocratie.
 
Si, dans tous les temps, les lumières servent aux hommes à défendre leur indé­pendance, cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques. Il est aisé, quand tous les hommes se ressemblent, de fonder un gouvernement unique et tout-puissant ; les instincts suffi­sent. Mais il faut aux hommes beaucoup d’intelligence, de science et d’art, pour organiser et maintenir, dans les mêmes circonstances, des pouvoirs secon­daires, et pour créer, au milieu de l’indépendance et de la faiblesse individuelle des citoyens, des associations libres qui soient en état de lutter contre la tyrannie sans détruire l’ordre.
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Il est vrai que, dans les siècles peu éclairés, le gouvernement manque souvent de lumières pour perfectionner le despotisme, comme les citoyens pour s’y dérober. Mais l’effet n’est point égal des deux parts.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/282]]==
 
Quelque grossier que soit un peuple démocratique, le pouvoir central qui le dirige n’est jamais complètement privé de lumières, parce qu’il attire aisément à lui le peu qui s’en rencontre dans le pays, et que, au besoin, il va en chercher au-dehors. Chez une nation qui est ignorante aussi bien que démocratique, il ne peut donc manquer de se manifester bientôt une différence prodigieuse entre la capacité intellectuelle du souverain et celle de chacun de ses sujets. Cela achève de concentrer aisément dans ses mains tous les pouvoirs. La puissance administrative de l’État s’étend sans cesse, parce qu’il n’y a que lui qui soit assez habile pour administrer.
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Les nations aristocratiques, quelque peu éclairées qu’on les suppose, ne donnent jamais le même spectacle, parce que les lumières y sont assez également réparties entre le prince et les principaux citoyens.
 
Le pacha qui règne aujourd’hui sur l’Égypte a trouvé la population de ce pays composée d’hommes très ignorants et très égaux, et il s’est approprie, pour la gouver­ner, la science et l’intelligence de l’Europe. Les lumières particulières du souverain arrivant ainsi à se combiner avec l’ignorance et la faiblesse démocratique des sujets, le dernier terme de la centralisation a été atteint sans peine, et le prince a pu faire du pays sa manufacture et des habitants ses ouvriers.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/283]]==
sa manufacture et des habitants ses ouvriers.
 
Je crois que la centralisation extrême du pouvoir poli­tique finit par énerver la société et par affaiblir ainsi à la longue le gouvernement lui-même. Mais je ne nie point qu’une force sociale centralisée ne soit en état d’exé­cu­ter aisément, dans un temps donné et sur un point déterminé, de grandes entreprises. Cela est surtout vrai dans la guerre, où le succès dépend bien plus de la facilité qu’on trouve à porter rapi­de­ment toutes ses ressources sur un certain point, que de l’étendue même de ces res­sources. C’est donc principalement dans la guerre que les peuples sentent le désir et souvent le besoin d’augmenter les prérogatives du pouvoir central. Tous les génies guerriers aiment la centralisation, qui accroît leurs forces, et tous les génies centra­lisateurs aiment la guerre, qui oblige les nations à resserrer dans les mains de l’État tous les pouvoirs. Ainsi, la tendance démocratique qui porte les hommes à multiplier sans cesse les privilèges de l’État et à restreindre les droits des particuliers, est bien plus rapide et plus continue chez les peuples démocratiques, sujets par leur position à de grandes et fréquentes guerres, et dont l’existence peut souvent être mise en péril, que chez tous les autres.
 
J’ai dit comment la crainte du désordre et l’amour du bien-être portaient insensi­ble­ment les
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peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse de lui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour les protéger contre l’anarchie. J’ai à peine besoin d’ajouter que toutes les circonstances particulières qui tendent à rendre l’état d’une société démocratique troublé et précaire, augmentent cet instinct général et portent, de plus en plus, les par­ti­cu­liers à sacrifier à leur tranquillité leurs droits.
 
Un peuple n’est donc jamais si disposé à accroître les attributions du pouvoir cen­tral qu’au sortir d’une révolution longue et sanglante qui, après avoir arraché les biens des mains de leurs anciens possesseurs, a ébranlé toutes les croyances, rempli la na­tion de haines furieuses, d’intérêts opposés et de factions contraires. Le goût de la tran­quillité publique devient alors une passion aveugle, et les citoyens sont sujets à s’éprendre d’un amour très désordonné pour l’ordre.
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La première des causes accidentelles qui, chez les peuples démocratiques, peuvent attirer dans les mains du souverain la direction de toutes les affaires, c’est l’origine de ce souverain lui-même et ses penchants.
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Les hommes qui vivent dans les siècles d’égalité aiment naturellement le pouvoir central et étendent volontiers ses privilèges ; mais, s’il arrive que ce même pouvoir représente fidèlement leurs intérêts et reproduise exactement leurs instincts, la con­fiance qu’ils lui portent n’a presque point de bornes, et ils croient accorder à eux-mêmes tout ce qu’ils donnent.
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L’attraction des pouvoirs administratifs vers le centre sera toujours moins aisée et moins rapide avec des rois qui tiennent encore par quelque endroit à l’ancien ordre aristocratique, qu’avec des princes nouveaux, fils de leurs œuvres, que leur naissance, leurs préjugés, leurs instincts, leurs habitudes, semblent lier indissolublement à la cause de J’égalité. Je ne veux point dire que les princes d’origine aristocratique qui vivent dans les siècles de démocratie ne cherchent point à centraliser. Je crois qu’ils s’y emploient aussi diligemment que tous les autres. Pour eux, les seuls avantages de l’égalité sont de ce côté ; mais leurs facilités sont moindres, parce que les citoyens, au lieu d’aller naturellement au-devant de leurs désirs, ne s’y prêtent souvent qu’avec peine. Dans les sociétés démocratiques, la centralisation sera toujours d’autant plus grande que le souverain sera moins aristocratique : voilà la règle.
 
Quand une vieille race de rois dirige une aristocratie,
Quand une vieille race de rois dirige une aristocratie, les préjugés naturels du souverain se trouvant en parfait accord avec les préjugés naturels des nobles, les vices inhérents aux sociétés aristocratiques se développent librement et ne trouvent point leur remède. Le contraire arrive quand le rejeton d’une tige féodale est placé à la tête d’un peuple démocratique. Le prince incline, chaque jour, par son éducation, ses habitudes et ses souvenirs, vers les sentiments que l’inégalité des con­di­tions suggère ; et le peuple tend sans cesse, par son état social, vers les mœurs que l’éga­lité fait naître. Il arrive alors souvent que les citoyens cherchent à contenir le pou­voir central, bien moins comme tyrannique que comme aristocratique ; et qu’ils main­tiennent fermement leur indépendance, non seulement parce qu’ils veulent être libres, mais surtout parce qu’ils prétendent rester égaux.
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Quand une vieille race de rois dirige une aristocratie, les préjugés naturels du souverain se trouvant en parfait accord avec les préjugés naturels des nobles, les vices inhérents aux sociétés aristocratiques se développent librement et ne trouvent point leur remède. Le contraire arrive quand le rejeton d’une tige féodale est placé à la tête d’un peuple démocratique. Le prince incline, chaque jour, par son éducation, ses habitudes et ses souvenirs, vers les sentiments que l’inégalité des con­di­tions suggère ; et le peuple tend sans cesse, par son état social, vers les mœurs que l’éga­lité fait naître. Il arrive alors souvent que les citoyens cherchent à contenir le pou­voir central, bien moins comme tyrannique que comme aristocratique ; et qu’ils main­tiennent fermement leur indépendance, non seulement parce qu’ils veulent être libres, mais surtout parce qu’ils prétendent rester égaux.
 
Une révolution qui renverse une ancienne famille de rois pour placer des hom­mes nouveaux à la tête d’un peuple démocratique, peut affaiblir mo­men­tanément le pouvoir central ; mais, quelque anarchique qu’elle paraisse d’abord, on ne doit point hésiter à prédire que son résultat final et nécessaire sera d’étendre et d’assurer les prérogatives de ce même pouvoir.
 
La première, et en quelque sorte la seule condition nécessaire pour arriver à cen­tra­li­ser la puissance
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publique dans une société démocratique, est d’aimer l’égalité ou de le faire croire. Ainsi, la science du despotisme, si compliquée jadis, se simplifie : elle se réduit, pour ainsi dire, à un principe unique.
 
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{{t3|Que parmi les nations européennes de nos jours le pouvoir souverain s’accroît, quoique les souverains soient moins stables |CHAPITRE V.}}
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Si l’on vient à réfléchir sur ce qui précède, on sera surpris et effrayé de voir com­ment, en Europe, tout semble concourir à accroître indéfiniment les prérogatives du pouvoir central et à rendre chaque jour l’existence individuelle plus faible, plus su­bor­donnée et plus précaire.
 
Les nations démocratiques de l’Europe ont toutes les tendances générales et per­ma­nentes qui portent les Américains vers la centralisation des pouvoirs, et, de plus, elles sont soumises à une multitude de causes secondaires et accidentelles
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que les Américains ne connaissent point. On dirait que chaque pas qu’elles font vers l’égalité les rapproche du despotisme.
 
Il suffit de jeter les yeux autour de nous et sur nous-mêmes pour s’en convaincre.
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Durant les siècles aristocratiques qui ont précédé le nôtre, les souverains de l’Europe avaient été privés ou s’étaient dessaisis de plusieurs des droits inhérents à leur pouvoir. Il n’y a pas encore cent ans que, chez la plupart des nations européennes, il se rencontrait des particuliers ou des corps presque indépendants qui administraient la justice, levaient et entretenaient des soldats, percevaient des impôts, et souvent même faisaient ou expliquaient la loi. l’État a partout repris pour lui seul ces attributs naturels de la puissance souveraine ; dans tout ce qui a rapport au gouvernement, il ne souffre plus d’intermédiaire entre lui et les citoyens, et il les dirige par lui-même dans les affaires générales. Je suis bien loin de blâmer cette concentration des pouvoirs ; je me borne à la montrer.
 
A la même époque, il existait en Europe un grand nombre de pouvoirs secondaires qui représentaient des intérêts locaux et administraient les affaires locales. La plupart de ces autorités locales ont déjà disparu ; toutes tendent à disparaître ou à tomber dans la dépendance.
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D’un bout de l’Europe les privilèges des seigneurs, les libertés des villes, les administrations provinciales, sont détruites ou vont l’être.
 
L’Europe a éprouvé, depuis un demi-siècle, beaucoup de révolutions et contre-révolutions qui l’ont remuée en sens contraire. Mais tous ces mouvements se ressem­blent en un point : tous ont ébranlé ou détruit les pouvoirs secondaires. Des privilèges locaux que la nation française n’avait pas abolis dans les pays conquis par elle ont achevé de succomber sous les efforts des princes qui l’ont vaincue. Ces princes ont rejeté toutes les nouveautés que la révolution avait créées chez eux, excepté la centralisation : c’est la seule chose qu’ils aient consenti à tenir d’elle.
 
Ce que je veux remarquer, c’est que tous ces droits divers qui ont été arrachés successivement, de notre temps, à des classes, à des corporations, à des hommes, n’ont point servi à élever sur une base plus démocratique de nouveaux pouvoirs se­con­daires, mais se sont concentrés de toutes parts dans les mains du souverain. Partout l’État arrive de plus en plus à diriger par lui-même les moindres citoyens et à conduire seul chacun d’eux dans les moindres affaires<ref>Cet affaiblissement graduel de l’individu en face de la société
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se manifeste de mille manières. Je citerai entre autres ce qui -à rapport aux testaments. Dans les pays aristocratiques, on professe d’ordinaire un profond respect pour la dernière volonté des hommes. Cela allait même quelquefois, chez les anciens peuples de l’Europe, jusqu’à la superstition: le pouvoir social, loin de gêner les caprices du mourant, prêtait aux moindres d’entre eux sa force; il lui assurait une puissance perpétuelle.
Quand tous les vivants sont faibles, la volonté des morts est moins respectée. On lui trace un cercle très étroit, et, si elle vient à en sortir, le souverain l’annule ou la contrôle. Au Moyen Âge, le pouvoir de tester n’avait, pour ainsi dire, point de bornes. Chez les Français de nos jours, on ne saurait distribuer son patrimoine entre ses enfants, sans que l’État intervienne. Après avoir régenté la vie entière, il veut encore en régler le dernier acte.</ref>.
 
Presque tous les établissements charitables de l’ancienne Europe étaient dans les mains de particuliers ou de corporations ; ils sont tous tombés plus ou moins sous la dépendance du souverain, et, dans plusieurs pays, ils sont régis par lui. C’est l’État qui a entrepris presque seul de donner du pain à ceux qui ont faim, des secours et un asile aux malades, du travail aux oisifs, il s’est fait le réparateur presque unique de toutes les misères.
 
L’éducation, aussi bien que la charité, est devenue, chez la plupart des peuples de nos jours, une affaire nationale. l’État reçoit et souvent prend l’enfant des bras de sa mère pour le confier à ses agents ; c’est lui qui se charge d’inspirer à chaque généra­tion des sentiments, et de lui fournir
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des idées. L’uniformité règne dans les études comme dans tout le reste ; la diversité comme la liberté en disparaissent chaque jour.
 
Je ne crains pas non plus d’avancer que, chez presque toutes les nations chrétien­nes de nos jours, les catholiques aussi bien que les protestantes, la religion est menacée de tomber dans les mains du gouvernement. Ce n’est pas que les souverains se montrent fort jaloux de fixer eux-mêmes le dogme ; mais ils s’emparent de plus en plus des volontés de celui qui l’explique : ils ôtent au clergé ses propriétés, lui assi­gnent un salaire, détournent et utilisent à leur seul profit l’influence que le prêtre possède ; ils en font un de leurs fonctionnaires et souvent un de leurs serviteurs, et ils pénètrent avec lui jusqu’au plus profond de l’âme de chaque homme<ref>À mesure que les attributions du pouvoir central augmentent, le nombre des fonctionnaires qui le représentent s’accroît. Ils forment une nation dans chaque nation, et, comme le gouvernement leur prête sa stabilité, ils remplacent de plus en plus chez chacune d’elles l’aristocratie. Presque partout, en Europe, le souverain domine de deux manières: il mène une partie des citoyens par la crainte qu’ils éprouvent de ses agents, et l’autre par l’espérance qu’ils conçoivent de devenir ses agents.</ref>.
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Mais ce n’est encore là qu’un côté du tableau.
 
Non seulement le pouvoir du souverain s’est étendu, comme nous venons de le voir, dans la sphère entière des anciens pouvoirs ; celle-ci ne suffit plus pour le con­tenir ; il la déborde de toutes
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parts et va se répandre sur le domaine que s’était réservé jusqu’ici l’indépendance individuelle. Une multitude d’actions qui échappaient jadis entièrement au contrôle de la société y ont été soumises de nos jours, et leur nombre s’accroît sans cesse.
 
Chez les peuples aristocratiques, le pouvoir social se bornait d’ordinaire à diriger et à surveiller les citoyens dans tout ce qui avait un rapport direct et visible avec l’intérêt national ; il les abandonnait volontiers à leur libre arbitre en tout le reste. Chez ces peuples, le gouvernement semblait oublier souvent qu’il est un point où les fautes et les misères des individus compromettent le bien-être universel, et qu’empêcher la ruine d’un particulier doit quelquefois être une affaire publique.
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Il est évident que la plupart de nos princes ne veulent pas seulement diriger le peuple tout entier ; on dirait qu’ils se jugent responsables des actions et de la destinée individuelle de leurs sujets, qu’ils ont entrepris de conduire et d’éclairer chacun d’eux dans les différents actes de sa vie, et, au besoin, de le rendre heureux malgré lui-même.
 
De leur côté, les particuliers envisagent de plus en plus le pouvoir social sous le même jour ; dans
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tous leurs besoins, ils l’appellent à leur aide, et ils attachent à tout moment sur lui leurs regards comme sur un précepteur ou sur un guide.
 
J’affirme qu’il n’y a pas de pays en Europe où l’administration publique ne soit devenue non seulement plus centralisée, mais plus inquisitive et plus détaillée ; partout elle pénètre plus avant que jadis dans les affaires privées ; elle règle à sa manière plus d’actions, et des actions plus petites, et elle s’établit davantage tous les jours, à côté, autour et au-dessus de chaque individu, pour l’assister, le conseiller et le contraindre.
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Il attire les moindres d’une autre manière.
 
À mesure que les hommes se mêlent et que les conditions s’égalisent, le pauvre a plus de ressources, de lumières et de désirs. Il conçoit l’idée d’améliorer son sort, et il cherche a y parvenir par l’épargne. L’épargne fait donc naître, chaque jour, un nombre infini de petits capitaux, fruits lents et successifs du travail ; ils s’accroissent sans
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cesse. Mais le plus grand nombre resteraient improductifs, S’ils demeuraient épars. Cela a donné naissance à une institution philanthropique qui deviendra bientôt, si je ne me trompe, une de nos plus grandes institutions politiques. Des hommes charita­bles ont conçu la pensée de recueillir l’épargne du pauvre et d’en utiliser le produit. Dans quelques pays, ces associations bienfaisantes sont restées entièrement distinctes de l’État ; mais, dans presque tous, elles tendent visiblement à se confondre avec lui, et il y en a même quelques-unes où le gouvernement les a remplacées et où il a entrepris la tâche immense de centraliser dans un seul lieu et de faire valoir par ses seules mains l’épargne journalière de plusieurs millions de travailleurs.
 
Ainsi, l’État attire à lui l’argent des riches par l’emprunt, et par les caisses d’épar­gne il dispose à son gré des deniers du pauvre. Près de lui et dans ses mains, les richesses du pays accourent sans cesse ; elles s’y accumulent d’autant plus que l’égalité des conditions devient plus grande ; car, chez une nation démocratique, il n’y a que l’État qui inspire de la confiance aux particuliers, parce qu’il n’y a que lui seul qui leur paraisse avoir quelque force et quelque durée<ref>D’une part, le goût du bien-être augmente sans cesse, et le gouvernement
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s’empare de plus en plus de toutes les sources du bien-être. Les hommes vont donc par deux chemins divers vers la servitude. Le goût du bien-être les détourne de se mêler du gouvernement, et l’amour du bien-être les met dans une dépendance de plus en plus étroite des gouvernants.</ref>.
 
Ainsi le souverain ne se borne pas à diriger la fortune publique ; il s’introduit enco­re dans les fortunes privées ; il est le chef de chaque citoyen et souvent son maître, et, de plus, il se fait son intendant et son caissier.
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Non seulement le pouvoir central remplit seul la sphère entière des anciens pou­voirs, l’étend et la dépasse, mais il s’y meut avec plus d’agilité, de force et d’indé­pendance qu’il ne faisait jadis.
 
Tous les gouvernements de l’Europe ont prodigieusement perfectionné, de notre temps, la science administrative ; ils font plus de choses, et ils font chaque chose avec plus d’ordre, de rapidité et moins de frais ; ils semblent s’enrichir sans cesse de toutes les lumières qu’ils ont enlevées aux particuliers. Chaque jour, les princes de l’Europe tiennent leurs délégués dans une dépendance plus étroite, et ils inventent des métho­des nouvelles pour les diriger de plus près et les surveiller avec moins de peine. Ce n’est point assez pour eux de conduire toutes les affaires par leurs agents, ils entre­prennent de diriger la conduite de leurs agents
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dans toutes leurs affaires ; de sorte que l’administration publique ne dépend pas seulement du même pouvoir ; elle se resserre de plus en plus dans un même lieu et se concentre dans moins de mains. Le gouverne­ment centralise son action en même temps qu’il accroît ses prérogatives : double cause de force.
 
Quand on examine la constitution qu’avait jadis le pouvoir judiciaire chez la plupart des nations de l’Europe, deux choses frappent : l’indépendance de ce pouvoir et l’étendue de ses attributions.
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Je ne veux point parler ici des attributions politiques et administratives que les tribunaux avaient usurpées en quelques pays, mais des attributions judiciaires qu’ils possédaient dans tous. Chez tous les Peuples d’Europe, il y avait et il y a encore beaucoup de droits individuels, se rattachant la plupart au droit général de propriété, qui étaient placés sous la sauve­garde du juge et que l’État ne pouvait violer sans la permission de celui-ci.
 
C’est ce pouvoir semi-politique qui distinguait principalement les tribunaux de l’Europe de tous les
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autres ; car tous les peuples ont eu des juges, mais tous n’ont point donné aux juges les mêmes privilèges.
 
Si l’on examine maintenant ce qui se passe chez les nations démocratiques de l’Europe qu’on appelle libres, aussi bien que chez les autres, on voit que, de toutes parts, à côté de ces tribunaux, il s’en crée d’autres plus dépendants, dont l’objet parti­culier est de décider exceptionnellement les questions litigieuses qui peuvent s’élever entre l’administration publique et les citoyens. On laisse à l’ancien pouvoir judiciaire son indépendance, mais on resserre sa juridiction, et l’on tend, de plus en plus, à n’en faire qu’un arbitre entre des intérêts particuliers.
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Le nombre de ces tribunaux spéciaux augmente sans cesse, et leurs attributions croissent. Le gouvernement échappe donc chaque jour davantage à l’obligation de faire sanctionner par un autre pouvoir ses volontés et ses droits. Ne pouvant se passer de juges, il veut, du moins, choisir lui-même ses juges et les tenir toujours dans sa main, c’est-à-dire que, entre lui et les particuliers, il place encore l’image de la justice plutôt que la justice elle-même.
 
Ainsi, il ne suffit point à l’État d’attirer à lui toutes les affaires, il arrive encore, de plus en plus,
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à les décider toutes par lui-même sans contrôle et sans recours<ref>On fait à ce sujet en France un singulier sophisme. Lorsqu’il vient à naître un procès entre l’admi­nis­tration et un particulier, on refuse d’en soumettre l’examen au juge ordinaire, afin, dit-on, de ne point mêler le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire. Comme si ce n’était pas mêler ces deux pouvoirs, et les mêler de la façon la plus périlleuse et la plus tyrannique, que de revêtir le gouvernement du droit de juger et d’administrer tout à la fois.</ref>.
 
Il y a chez les nations modernes de l’Europe une grande cause qui, indépen­dam­ment de toutes celles que je viens d’indiquer, contribue sans cesse à étendre l’action du souverain ou a augmenter ses prérogatives ; on n’y a pas assez pris garde. Cette cause est le développement de l’industrie, que les progrès de l’égalité favorisent.
 
L’industrie agglomère d’ordinaire une multitude d’hommes dans le même lieu ; elle établit entre eux des rapports nouveaux et compliqués. Elle les expose à de grandes et subites alternatives d’abondance et de misère, durant lesquelles la tran­quil­lité publi­que est menacée. Il peut arriver enfin que ces travaux compromettent la santé et même la vie de ceux qui en profitent ou de ceux qui s’y livrent. Ainsi, la classe indus­trielle a plus besoin d’être réglementée, surveillée et contenue que les autres classes, et il est naturel que les attributions du gouvernement croissent avec elle.
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Cette vérité est généralement applicable ; mais voici ce qui se rapporte plus parti­culièrement aux nations de l’Europe.
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Dans ces mêmes siècles aristocratiques, où se trouvent toutes les sources de notre histoire, la propriété mobilière avait peu d’importance et ses possesseurs étaient méprisés et faibles ; les industriels formaient une classe exceptionnelle au milieu du monde aristocratique. Comme ils n’avaient point de patronage assuré, ils n’étaient point protégés, et souvent ils ne pouvaient se protéger eux-mêmes.
 
Il entra donc dans les habitudes de considérer la propriété industrielle comme un bien d’une nature particulière, qui ne méritait point les mêmes égards et qui ne devait pas obtenir les mêmes garanties que la propriété en général, et les industriels
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comme une petite classe à part dans l’ordre social, dont l’indépendance avait peu de valeur et qu’il convenait d’abandonner à la passion réglementaire des princes. Si l’on ouvre, en effet, les codes du Moyen Age, on est étonné de voir comment, dans ces siècles d’indépendance individuelle, l’industrie était sans cesse réglementée par les rois, jus­que dans ses moindres détails ; sur ce point, la centralisation est aussi active et aussi détaillée qu’elle saurait l’être.
 
Depuis ce temps, une grande révolution a eu lieu dans le monde ; la propriété in­dus­trielle, qui n’était qu’un germe, s’est développée, elle couvre l’Europe ; la classe industrielle s’est étendue, elle s’est enrichie des débris de toutes les autres ; elle a crû en nombre, en importance, en richesse ; elle croît sans cesse ; presque tous ceux qui n’en font pas partie s’y rattachent, du moins par quelque endroit ; après avoir été la classe exceptionnelle, elle menace de devenir la classe principale, et, pour ainsi dire, la classe unique ; cependant les idées et les habitudes politiques que ja­dis elle avait fait naître sont demeurées. Ces idées et ces habitudes n’ont point changé, parce qu’elles sont vieilles, et ensuite parce qu’elles se trouvent en parfaite harmonie avec les idées nouvelles et les habitudes générales des hommes de nos jours.
 
La propriété industrielle n’augmente donc point
La propriété industrielle n’augmente donc point ses droits avec son importance. La classe industrielle ne devient pas moins dépendante en devenant plus nombreuse ; mais on dirait, au contraire, qu’elle apporte le despotisme dans son sein et qu’il s’étend naturellement à mesure qu’elle se développe<ref>Je citerai à l’appui de ceci quelques faits. C’est dans les mines que se trouvent les sources natu­relles de la richesse industrielle. À mesure que l’industrie s’est développée en Europe, que le produit des crimes est devenu un intérêt plus général et leur bonne exploitation plus difficile par la division des biens que l’égalité amène, la plupart des souverains ont réclamé le droit de posséder le fonds des mines et d’en surveiller les travaux; ce qui ne s’était point vu pour les propriétés d’une autre espèce.
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La propriété industrielle n’augmente donc point ses droits avec son importance. La classe industrielle ne devient pas moins dépendante en devenant plus nombreuse ; mais on dirait, au contraire, qu’elle apporte le despotisme dans son sein et qu’il s’étend naturellement à mesure qu’elle se développe<ref>Je citerai à l’appui de ceci quelques faits. C’est dans les mines que se trouvent les sources natu­relles de la richesse industrielle. À mesure que l’industrie s’est développée en Europe, que le produit des crimes est devenu un intérêt plus général et leur bonne exploitation plus difficile par la division des biens que l’égalité amène, la plupart des souverains ont réclamé le droit de posséder le fonds des mines et d’en surveiller les travaux; ce qui ne s’était point vu pour les propriétés d’une autre espèce.
Les mines, qui étaient des propriétés individuelles soumises aux mêmes obligations et pour­vues des mêmes garanties que les autres biens immobiliers, sont ainsi tombées dans le domaine public. C’est l’État qui les exploite ou qui les concède; les propriétaires sont transformés en usagers; ils tiennent leurs droits de l’État, et, de plus, l’État revendique presque partout le pouvoir de les diriger; il leur trace des règles, leur impose des méthodes, les soumet à une surveil­lan­ce habituelle, et, s’ils lui résistent, un tribunal administratif les dépossède; et l’administration publique transporte à d’autres leurs privilèges; de sorte que le gouvernement ne possède pas seulement les mines, il tient tous les mineurs sous sa main.
Cependant, à mesure que l’industrie se développe, l’exploitation des anciennes mines augmen­te. On en ouvre de nouvelles. La population des mines s’étend et grandit. Chaque jour, les souverains étendent sous nos pieds leur domaine et le peuplent de leurs serviteurs.</ref>.
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En proportion que la nation devient plus industrielle, elle sent un plus grand besoin de routes, de canaux, de ports et autres travaux d’une nature semi-publique, qui facilitent l’acquisition des richesses, et en proportion qu’elle est plus démocra­tique, les particuliers éprouvent plus de difficulté à exécuter de pareils travaux, et l’État plus de facilité à les faire. Je ne crains pas d’affirmer que la tendance manifeste de tous les souverains de notre temps est de se charger seuls de l’exécution de pareilles entre­pri­ses ; par là, ils resserrent chaque jour les populations dans une plus étroite dépen­dance.
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Comme les citoyens sont devenus plus faibles en devenant plus égaux, ils ne peuvent rien faire en industrie sans s’associer ; or, la puissance publique veut naturel­le­ment placer ces associations sous son contrôle.
 
Il faut reconnaître que ces sortes d’êtres collectifs
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qu’on nomme associations sont plus forts et plus redoutables qu’un simple individu ne saurait l’être, et qu’ils ont moins que ceux-ci la responsabilité de leurs propres actes, d’où il résulte qu’il semble raisonnable de laisser à chacune d’elles une indépendance moins grande de la puis­sance sociale qu’on ne le ferait pour un particulier.
 
Les souverains ont d’autant plus de pente à agir ainsi que leurs goûts les y convient. Chez les Peuples démocratiques, il n’y a que par l’association que la résis­tan­ce des citoyens au pouvoir central puisse se produire ; aussi ce dernier ne voit-il jamais qu’avec défaveur les associations qui ne sont pas sous sa main ; et ce qui est fort digne de remarque, c’est que, chez ces peuples démocratiques, les citoyens envi­sa­gent souvent ces mêmes associations, dont ils ont tant besoin, avec un sentiment secret de crainte et de jalousie qui les empêche de les défendre. La puissance et la durée de ces petites sociétés particulières, au milieu de la faiblesse et de l’instabilité générale, les étonnent et les inquiètent, et ils ne sont pas éloignés de considérer com­me de dangereux privilèges le libre emploi que fait chacune d’elles de ses facultés naturelles.
 
Toutes ces associations qui naissent de nos jours sont d’ailleurs autant de person­nes nouvelles, dont le temps n’a pas consacré les droits et qui entrent
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dans le monde à une époque où l’idée des droits particuliers est faible, et où le pouvoir social est sans limites ; il n’est pas surprenant qu’elles perdent leur liberté en naissant.
 
Chez tous les peuples de l’Europe, il y a certaines associations qui ne peuvent se former qu’après que l’État a examiné leurs statuts et autorisé leur existence. Chez plusieurs, on fait des efforts pour étendre à toutes les associations cette règle. On voit aisément où mènerait le succès d’une pareille entreprise.
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Les souverains s’approprient ainsi de plus en plus et mettent à leur usage la plus grande partie de cette force nouvelle que l’industrie crée de notre temps dans le monde. L’industrie nous mène, et ils la mènent,
 
J’attache tant d’importance à tout ce que je viens de dire, que je suis tourmenté de la peur d’avoir nui à ma pensée en voulant mieux la rendre.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/306]]==
d’avoir nui à ma pensée en voulant mieux la rendre.
 
Si donc le lecteur trouve que les exemples cités à l’appui de mes paroles sont insuffisants ou mal choisis ; s’il pense que j’ai exagéré en quelque endroit les progrès du pouvoir social, et qu’au contraire j’ai restreint outre mesure la sphère où se meut encore l’indépendance individuelle, je le supplie d’abandonner un moment le livre et de considérer à son tour par lui-même les objets que j’avais entrepris de lui montrer. Qu’il examine attentivement ce qui se passe chaque jour parmi nous et hors de nous ; qu’il interroge ses voisins ; qu’il se contemple enfin lui-même ; je suis bien trompé s’il n’arrive sans guide, et par d’autres chemins, au point où j’ai voulu le conduire.
 
Il s’apercevra que, pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler, la centralisation a crû partout de mille façons différentes. Les guerres, les révolutions, les conquêtes ont servi à son développement ; tous les hommes ont travaillé à l’accroître. Pendant cette même période, durant laquelle ils se sont succédé avec une rapidité prodigieuse à la tête des affaires, leurs idées, leurs intérêts, leurs passions ont varié à l’infini ; mais tous ont voulu centraliser en quelques manières. L’instinct de la centralisation a été comme le seul point immobile au milieu de la mobilité singulière de leur existence et de leurs pensées.
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au milieu de la mobilité singulière de leur existence et de leurs pensées.
 
Et, lorsque le lecteur, ayant examiné ce détail des affaires humaines, voudra en embrasser dans son ensemble le vaste tableau, il restera étonné.
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D’un côté, les plus fermes dynasties sont ébranlées ou détruites ; de toutes parts les peuples échappent violemment à l’empire de leurs lois ; ils détruisent ou limitent l’autorité de leurs seigneurs ou de leurs princes ; toutes les nations qui ne sont point en révolution paraissent du moins inquiètes et frémissantes ; un même esprit de révolte les anime. Et, de l’autre, dans ce même temps d’anarchie et chez ces mêmes peuples si indociles, le pouvoir social accroît sans cesse ses prérogatives ; il devient plus centra­lisé, plus entreprenant, plus absolu, plus étendu. Les citoyens tombent à chaque instant sous le contrôle de l’administration publique ; ils sont entraînés insensiblement, et comme à leur insu, à lui sacrifier tous les jours quelques nouvelles parties de leur indépendance individuelle, et ces mêmes hommes qui de temps à autre renversent un trône et foulent aux pieds des rois, se plient de plus en plus, sans résistance, aux moindres volontés d’un commis.
 
Ainsi donc, deux révolutions semblent s’opérer de nos jours, en sens contraire : l’une affaiblit
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continuellement le pouvoir, et l’autre le renforce sans cesse : à aucune autre époque de notre histoire il n’a paru si faible ni si fort.
 
Mais, quand on vient enfin à considérer de plus près l’état du monde, on voit que ces deux révolutions sont intimement liées l’une à l’autre, qu’elles partent de la même source, et qu’après avoir eu un cours divers, elles conduisent enfin les hommes au même lieu.
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Je ne craindrai pas encore de répéter une dernière fois ce que j’ai déjà dit ou indiqué dans plusieurs endroits de ce livre : il faut bien prendre garde de confondre le fait même de l’égalité avec la révolution qui achève de l’introduire dans l’état social et dans les lois ; c’est là que se trouve la raison de presque tous les phénomènes qui nous étonnent.
 
Tous les anciens pouvoirs politiques de l’Europe, les plus grands aussi bien que les moindres, ont été fondés dans des siècles d’aristocratie, et ils représentaient ou défendaient plus ou moins le principe de l’inégalité et du privilège. Pour faire préva­loir dans le gouvernement les besoins et les intérêts nouveaux que suggérait l’égalité croissante, il a donc fallu aux hommes de nos jours renverser ou contraindre les anciens pouvoirs. Cela les a conduits à faire des révolutions, et a inspire a un grand nombre d’entre eux ce goût
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sauvage du désordre et de l’indépendance que toutes les révolutions, quel que soit leur objet, font toujours naître.
 
Je ne crois pas qu’il y ait une seule contrée en Europe où le développement de l’égalité n’ait point été précédé ou suivi de quelques changements violents dans l’état de la propriété et des personnes, et presque tous ces changements ont été accompa­gnés de beaucoup d’anarchie et de licence, parce qu’ils étaient faits par la portion la moins policée de la nation contre celle qui l’était le plus.
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De là sont sorties les deux tendances contraires que j’ai précédemment montrées. Tant que la révolution démocratique était dans sa chaleur, les hommes occupés à détruire les anciens pouvoirs aristocratiques qui combattaient contre elle se mon­traient animés d’un grand esprit d’indépendance, et, à mesure que la victoire de l’éga­lité devenait plus complète, ils s’abandonnaient peu à peu aux instincts naturels que cette même égalité fait naître, et ils renforçaient et centralisaient le pouvoir social. Ils avaient voulu être libres pour pouvoir se faire égaux, et, à mesure que l’éga­lité s’établissait davantage à l’aide de la liberté, elle leur rendait la liberté plus difficile.
 
Ces deux états n’ont pas toujours été successifs. Nos pères ont fait voir comment un peuple pouvait organiser une immense tyrannie dans son
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sein au moment même où il échappait à l’autorité des nobles et bravait la puissance de tous les rois, enseignant à la fois au monde la manière de conquérir son indépendance et de la perdre.
 
Les hommes de notre temps s’aperçoivent que les anciens pouvoirs s’écroulent de toutes parts ; ils voient toutes les anciennes influences qui meurent, toutes les anciennes barrières qui tombent ; cela trouble le jugement des plus habiles ; ils ne font attention qu’à la prodi­gieuse révolution qui s’opère sous leurs yeux, et ils croient que le genre humain va tomber pour jamais en anarchie. S’ils songeaient aux conséquences finales de cette révolution, ils concevraient peut-être d’autres craintes.
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Pour moi, je ne me fie point, je le confesse, à l’esprit de liberté qui semble animer mes contemporains ; je vois bien que les nations de nos jours sont turbulentes ; mais je ne découvre pas clairement qu’elles soient libérales, et je redoute qu’au sortir de ces agitations qui font vaciller tous les trônes, les souverains ne se trouvent plus puissants qu’ils ne l’ont été.
 
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{{t3|Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre |CHAPITRE VI.}}
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J’avais remarqué durant mon séjour aux États-Unis qu’un état social démocratique semblable à celui des Américains pourrait offrir des facilités singulières à l’établisse­ment du despotisme, et j’avais vu à mon retour en Europe combien la plupart de nos princes s’étaient déjà servis des idées, des sentiments et des besoins que ce même état social faisait naître, pour étendre le cercle de leur pouvoir.
 
Cela me conduisit à croire que les nations chrétiennes finiraient peut-être par subir quelque oppression
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pareille à celle qui pesa jadis sur plusieurs des peuples de l’Antiquité.
 
Un examen plus détaillé du sujet et cinq ans de méditations nouvelles n’ont point diminué mes craintes, mais ils en ont changé l’objet.
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On n’a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et si puissant qui ait entrepris d’administrer par lui-même, et sans les secours de pouvoirs secondaires, toutes les parties d’un grand empire ; il n’y en a point qui ait tenté d’assujettir indis­tinc­tement tous ses sujets aux détails d’une règle uniforme, ni qui soit descendu à côté de chacun d’eux pour le régenter et le conduire. L’idée d’une pareille entreprise ne s’était jamais présentée à l’esprit humain, et, s’il était arrivé à un homme de la concevoir, l’insuffisance des lumières, l’imperfection des procédés administratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitait l’inégalité des conditions l’auraient bientôt arrêté dans l’exécution d’un si vaste dessein.
 
On voit qu’au temps de la plus grande puissance des Césars, les différents peuples qui habitaient le monde romain avaient encore conservé des coutumes et des mœurs diverses : quoique soumises au même monarque, la plupart des provinces étaient admi­nis­trées à part ; elles étaient remplies de municipalités puissantes et actives, et, quoi­que tout le gouvernement de l’empire fût concentré dans
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les seules mains de l’empereur, et qu’il restât toujours, au besoin, l’arbitre de toutes choses, les détails de la vie sociale et de l’existence individuelle échappaient d’ordinaire à son contrôle.
 
Les empereurs possédaient, il est vrai, un pouvoir immense et sans contrepoids, qui leur permettait de se livrer librement à la bizarrerie de leurs penchants et d’em­ployer à les satisfaire la force entière de l’État ; il leur est arrivé souvent d’abuser de ce pouvoir pour enlever arbitrairement à un citoyen ses biens ou sa vie : leur tyrannie pesait prodigieusement sur quelques-uns ; mais elle ne s’étendait pas sur un grand nombre ; elle s’attachait à quelques grands objets principaux, et négligeait le reste ; elle était violente et restreinte.
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Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégra­derait les hommes sans les tourmenter.
 
Je ne doute pas que, dans des siècles de lumières et d’égalité comme les nôtres, les souverains ne parvinssent plus aisément à réunir tous les pouvoirs publics dans leurs seules mains, et à pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle des intérêts privés, que n’a jamais pu le faire aucun de ceux de l’Antiquité. Mais cette même égalité, qui facilite le despotisme, le tempéré ;
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nous avons vu comment, à mesu­re que les hommes sont plus semblables et plus égaux, les mœurs publiques devienn­ent plus humaines et plus douces ; quand aucun citoyen n’a un grand pouvoir ni de grandes richesses, la tyrannie manque, en quelque sorte, d’occasion et de théâtre. Tou­tes les fortunes étant médiocres, les passions sont naturellement contenues, l’imagina­tion bornée, les plaisirs simples. Cette modération universelle modère le souverain lui-même et arrête dans de certaines limites l’élan désordonné de ses désirs.
 
Indépendamment de ces raisons puisées dans la nature même de l’état social, je pourrais en ajouter beaucoup d’autres que je prendrais en dehors de mon sujet ; mais je veux me tenir dans les bornes que je me suis posées.
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Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et même cruels dans certains moments de grande effervescence et de grands périls ; mais ces crises seront rares et passagères.
 
Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.
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dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.
 
Je pense donc que l’espèce d’oppression, dont les peuples démocratiques sont me­na­cés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nou­velle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.
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Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
 
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. il est absolu, détaillé, régulier, pré­voyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
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Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. il est absolu, détaillé, régulier, pré­voyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
 
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à tou­tes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
 
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à
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travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
 
J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple.
 
Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont
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eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.
 
Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.
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Je ne nierai pas cependant qu’une constitution semblable ne soit infiniment préfé­ra­ble à celle qui, après avoir concentré tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d’un homme ou d’un corps irresponsable. De toutes les différentes formes que le despotisme démocratique pourrait prendre, celle-ci serait assurément la pire.
 
Lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par une législature réellement élective et indépendante, l’oppression qu’il fait subir aux individus est quelquefois plus grande ; mais elle est toujours moins dégradante parce que chaque citoyen, alors qu’on le gêne et qu’on le réduit à l’impuissance,
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peut encore se figurer qu’en obéissant il ne se soumet qu’à lui-même, et que c’est à l’une de ses volontés qu’il sacrifie toutes les autres.
 
Je comprends également que, quand le souverain représente la nation et dépend d’elle, les forces et les droits qu’on enlève à chaque citoyen ne servent pas seulement au chef de l’État, mais profitent à l’État lui même, et que les particuliers retirent quelque fruit du sacrifice qu’ils ont fait au pu­blic de leur indépendance.
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Je vois bien que, de cette manière, on conserve l’intervention indi­vi­duelle dans les plus importantes affaires ; mais on ne la supprime pas moins dans les petites et les particulières. L’on oublie que c’est surtout dans le détail qu’il est dange­reux d’asservir les hommes. Je serais, pour ma part, porte a croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres, si je pensais qu’on pût jamais être assuré de l’une sans posséder l’autre.
 
La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer
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à l’usage de leur volonté. Elle éteint ainsi peu à peu leur esprit et énerve leur âme, tandis que l’obéissance, qui n’est due que dans un petit nombre de circonstances très graves, mais très rares, ne montre la servitude que de loin en loin et ne la fait peser que sur certains hommes. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir ; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n’empêchera pas qu’ils ne perdent peu à peu la faculté de penser de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l’humanité.
 
J’ajoute qu’ils deviendront bientôt incapables d’exercer le grand et unique privi­lège qui leur reste. Les peuples démocratiques qui ont introduit la liberté dans la sphère politique, en même temps qu’ils accroissaient le despotisme dans la sphère administrative, ont été conduits à des singularités bien étranges. Faut-il mener les petites affaires où le simple bon sens peut suffire, ils estiment que les citoyens en sont incapables ; s’agit-il du gouvernement de tout l’État, ils confient à ces citoyens d’im­menses prérogatives ; ils en font alternativement les jouets du souverain et ses maîtres, plus que des rois et moins que des hommes. Après
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avoir épuisé tous les différents systèmes d’élection, sans en trouver un qui leur convienne, ils s’étonnent et cherchent encore ; comme si le mal qu’ils remarquent ne tenait pas à la constitution du pays bien plus qu’à celle du corps électoral.
 
Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, éner­gique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs.
 
Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine ; et le peuple, fatigué de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un seul maître.
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{{t3|Suite des chapitres précédents |CHAPITRE VII.}}
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Le despotisme me parait donc particulièrement à redouter dans les âges démo­cratiques.
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J’aurais, je pense, aimé la liberté dans tous les temps ; mais je me sens enclin à l’adorer dans le temps où nous sommes.
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Ainsi, il ne s’agit point de reconstruire une société aristocratique, mais de faire sor­tir la liberté du sein de la société démocratique où Dieu nous fait vivre.
 
Ces deux premières vérités me semblent simples, claires et fécondes, et elles m’amè­nent naturellement à considérer quelle espèce de gouvernement
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libre peut s’établir chez un peuple où les conditions sont égales.
 
Il résulte de la constitution même des nations démocratiques et de leurs besoins, que, chez elles, le pouvoir du souverain doit être plus uniforme, plus centralisé, plus étendu, plus pénétrant, plus puissant qu’ailleurs. La société V est naturellement plus agissante et plus forte, l’individu plus subordonné et plus faible : l’une fait plus, l’autre moins ; cela est forcé.
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Il est tout à la fois nécessaire et désirable que le pouvoir central qui dirige un peu­ple démocratique soit actif et puissant. Il ne s’agit point de le rendre faible ou indo­lent, mais seulement de l’empêcher d’abuser de son agilité et de sa force.
 
Ce qui contribuait le plus à assurer l’indépendance des particuliers dans les siècles aristocratiques, c’est que le souverain ne s’y chargeait pas seul de gouverner et d’admi­nis­trer les citoyens ; il était obligé de laisser en partie ce soin aux membres de l’aris­tocratie ;
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/327]]==
de telle sorte que le pouvoir social, étant toujours divisé, ne pesait jamais tout entier et de la même manière sur chaque homme.
 
Non seulement le souverain ne faisait pas tout par lui-même, mais la plupart des fonctionnaires qui agissaient à sa place, tirant leur pouvoir du fait de leur naissance, et non de lui, n’étaient pas sans cesse dans sa main, Il ne pouvait les créer ou les détruire à chaque instant, suivant ses caprices, et les plier tous uniformément à ses moindres volontés. Cela garantissait encore l’indépendance des particuliers.
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Les Américains, qui ne tiennent pas autant que nous aux mots, ont conservé le nom de comté à la plus grande de leurs circonscriptions administratives ; mais ils ont remplacé en partie le comté par une assemblée provinciale.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/328]]==
 
Je conviendrai sans peine qu’à une époque d’égalité comme la nôtre, il serait injuste et déraisonnable d’instituer des fonctionnaires héréditaires ; mais rien n’empê­che de leur substituer, dans une certaine mesure, des fonctionnaires électifs. L’élection est un expédient démocratique qui assure l’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir central, autant et plus que ne saurait le faire l’hérédité chez les peuples aristo­cratiques.
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Je crois fermement qu’on ne saurait fonder de nouveau, dans le monde, une aristo­cratie ; mais je pense que les simples citoyens en s’associant, peu­vent y consti­tuer des êtres très opulents, très influents, très forts, en un mot des personnes aristocratiques.
 
On obtiendrait de cette manière plusieurs des plus grands avantages politiques de l’aristocratie,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/329]]==
sans ses injustices ni ses dangers. Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l’ombre, et qui, en défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir, sauve les libertés communes.
 
Dans les temps d’aristocratie, chaque homme est toujours lié d’une manière très étroite à plusieurs de ses concitoyens, de telle sorte qu’on ne saurait attaquer celui-là, que les autres n’accourent à son aide. Dans les siècles d’égalité, chaque individu est naturellement isolé ; il n’a point d’amis héréditaires dont il puisse exiger le concours, point de classe dont les sympathies lui soient assurées ; on le met aisément à part, et on le foule impunément aux pieds. De nos jours, un citoyen qu’on opprime n’a donc qu’un moyen de se défendre ; c’est de s’adresser à la nation tout entière, et, si elle lui est sourde, au genre humain ; il n’a qu’un moyen de le faire, c’est la presse. Ainsi la liberté de la presse est infiniment plus précieuse chez les nations démocratiques que chez toutes les autres ; elle seule guérit la plupart des maux que l’égalité peut produire. L’égalité isole et affaiblit les hommes ; mais la presse place à côté de chacun d’eux une arme très puissante, dont le plus faible et le plus
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/330]]==
isolé peut faire usage. [,’égalité ôte à chaque individu l’appui de ses proches ; mais la presse lui permet d’appeler à son aide tous ses concitoyens et tous ses semblables. L’imprimerie a hâté les progrès de l’égalité, et elle est un de ses meilleurs correctifs.
 
Je pense que les hommes qui vivent dans les aristocraties peuvent, à la rigueur, se passer de la liberté de la presse ; mais ceux qui habitent les contrées démocratiques ne peuvent le faire. Pour garantir l’indépendance personnelle de ceux-ci, je ne m’en fie point aux grandes assemblées politiques, aux prérogatives parlemen­tai­res, à la procla­ma­tion de la souveraineté du peuple.
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Je dirai quelque chose d’analogue du pouvoir judiciaire.
 
Il est de l’essence du pouvoir judiciaire de s’occuper d’intérêts particuliers et d’atta­cher volontiers ses regards sur de petits objets qu’on expose à sa vue ; il est enco­re de l’essence de ce pouvoir de ne point venir de lui-même au secours de ceux qu’on opprime, mais d’être sans cesse à la disposition du plus humble d’entre eux. Celui-ci, quelque
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faible qu’on le suppose, peut toujours forcer le juge d’écouter sa plainte et d’y répondre : cela tient à la constitution même du pouvoir judiciaire.
 
Un semblable pouvoir est donc spécialement applicable aux besoins de la liberté, dans un temps où l’œil et la main du souverain s’introduisent sans cesse parmi les plus minces détails des actions humaines, et où les particuliers, trop faibles pour se proté­ger eux-mêmes, sont trop isolés pour pouvoir compter sur le secours de leurs pareils. La force des tribunaux a été, de tout temps, la plus grande garantie qui se puisse offrir à l’indépendance individuelle, mais cela est surtout vrai dans les siècles démocrati­ques ; les droits et les intérêts particuliers y sont toujours en péril, si le pouvoir judi­ciaire ne grandit et ne s’étend à mesure que les conditions s’égalisent.
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L’égalité suggère aux hommes plusieurs penchants fort dangereux pour la liberté, et sur lesquels le législateur doit toujours avoir l’œil ouvert. Je ne rappellerai que les principaux.
 
Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne comprennent pas aisé­ment l’utilité des formes ; ils ressentent un dédain instinctif pour elles. J’en ai dit ailleurs les raisons. Les formes excitent leur mépris et souvent leur haine. Comme ils n’aspirent d’ordinaire qu’à des jouissances
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/332]]==
faciles et présentes, ils s’élancent impétu­eu­sement vers l’objet de chacun de leurs désirs ; les moindres délais les déses­pèrent. Ce tempérament, qu’ils transportent dans la vie politique, les indis­pose contre les formes qui les retardent ou les arrêtent chaque jour dans quelques-uns de leurs desseins.
 
Cet inconvénient que les hommes des démocraties trouvent aux formes est pour­tant ce qui rend ces dernières si utiles à la liberté, leur principal mérite étant de servir de barrière entre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné, de retarder l’un et de donner à l’autre le temps de se reconnaître, Les formes sont plus nécessaires à mesure que le souve­rain est plus actif et plus puissant et que les particu­liers deviennent plus indolents et plus débiles. Ainsi les peuples démocratiques ont naturellement plus besoin de formes que les autres peuples, et naturellement ils les respectent moins. Cela mérite une attention très sérieuse.
 
Il n’y a rien de plus misérable que le dédain superbe de la plupart de nos contem­porains. pour les questions de formes ; car les plus petites questions de formes ont acquis de nos jours une importance qu’elles n’avaient point eue jusque-là. Plusieurs des plus grands intérêts de l’humanité s’y rattachent.
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Je pense que, si les hommes d’État qui vivaient dans les siècles aristocratiques pouvaient quelquefois mépriser impunément les formes et s’élever souvent au-dessus d’elles, ceux qui conduisent les peuples d’aujourd’hui doivent considérer avec respect la moindre d’entre elles et ne la négliger que quand une impérieuse nécessité y oblige. Dans les aristocraties, on avait la superstition des formes ; il faut que nous ayons un culte éclairé et réfléchi pour elles.
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Les hommes s’attachent en général à un droit et lui témoignent du respect en raison de son importance ou du long usage qu’ils en ont fait. Les droits individuels qui se rencontrent chez les peuples démocratiques sont d’ordinaire peu importants, très récents et fort instables ; cela fait qu’on les sacrifie souvent sans peine et qu’on les viole presque toujours sans remords.,
 
Or, il arrive que, dans ce même temps et chez ces mêmes nations 0ù les hommes conçoivent un mépris naturel pour les droits des individus, les droits de la société s’éten­dent naturellement et s’affermissent, c’est-à-dire que les hommes deviennent moins attachés aux droits particuliers,
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au moment où il serait le plus nécessaire de retenir et de défendre le peu qui en reste.
 
C’est donc surtout dans les temps démocratiques où nous sommes que les vrais amis de la liberté et de la grandeur humaine doivent, sans cesse, se tenir debout et prêts à empêcher que le pouvoir social ne sacrifie légèrement les droits particuliers de quelques individus à l’exécution générale de ses desseins. Il n’y a point dans ces temps-là de citoyen si obscur qu’il ne soit très dangereux de laisser opprimer, ni de droits individuels si peu importants qu’on puisse impunément livrer à l’arbitraire. La raison en est simple : quand on viole le droit particulier d’un individu dans un temps où l’esprit humain est pénétré de l’importance et de la sainteté des droits de cette espèce, on ne fait de mal qu’à celui qu’on dé­pouille ; mais violer un droit semblable, de nos jours, c’est corrompre profondément les mœurs nationales et mettre en péril la société tout entière ; parce que l’idée même de ces sortes de droits tend sans cesse parmi nous à s’altérer et à se perdre.
 
Il y a de certaines habitudes, de certaines idées, de certains vices qui sont propres à l’état de révolution, et qu’une longue révolution ne peut manquer de faire naître et de généraliser, quels que soient d’ailleurs son caractère, son objet et son théâtre.
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Lorsqu’une nation quelconque a plusieurs fois, dans un court espace de temps, changé de chefs, d’opinions et de lois, les hommes qui la composent finissent par contracter le goût du mouvement et par s’habituer à ce que tous les mouvements s’opèrent rapidement à l’aide de la force. Ils conçoivent alors naturellement (lu mépris pour les formes, dont ils voient chaque jour l’impuissance, et ils ne supportent qu’avec impatience l’empire de la règle, auquel on s’est soustrait tant de fois sous leurs yeux.
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Comme les notions ordinaires de l’équité et de la morale ne suffisent plus pour expliquer et justifier toutes les nouveautés auxquelles la révolution donne chaque jour naissance, on se rattache au principe de l’utilité sociale, on crée le dogme de la néces­sité politique, et l’on s’accoutume volontiers à sacrifier sans scrupule les intérêts particuliers et à fouler aux pieds les droits individuels, afin d’atteindre plus prompte­ment le but général qu’on se propose.
 
Ces habitudes et ces idées, que j’appellerai révolutionnaires, parce que toutes les révolutions les produisent, se font voir dans le sein des aristocraties aussi bien que chez les peuples démocratiques ; mais chez les premières elles sont souvent moins puissantes et toujours moins durables, parce qu’elles y rencontrent des habitudes, des idées, des défauts
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et des travers qui leur sont contraires. Elles s’effacent donc d’elles-mêmes dès que la révolution est terminée, et la nation en revient à ses anciennes allures politiques. Il n’en est pas toujours ainsi dans les contrées démocratiques, où il est toujours à craindre que les instincts révolutionnaires, s’adoucissant et se régula­risant sans s’éteindre ne se transforment graduellement en mœurs gouverne­mentales et en habitudes administratives.
 
Je ne sache donc pas de pays où les révolutions soient plus dangereuses que les pays démocratiques, parce que, indépendamment des maux accidentels et passagers qu’elles ne sauraient Jamais manquer de faire, elles risquent toujours d’en créer de permanents et, pour ainsi dire, d’éternels.
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Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes. Je ne dis donc point, d’une manière absolue, que les hommes des temps démocratiques ne doi­vent jamais faire de révolutions ; mais je pense qu’ils ont raison d’hésiter plus que tous les autres avant d’entreprendre, et qu’il leur vaut mieux souffrir beaucoup d’in­com­modités de l’état présent que de recourir à un si périlleux remède.
 
Je terminerai par une idée générale qui renferme dans son sein non seulement toutes les idées particulières qui ont été exprimées dans ce présent
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chapitre, niais encore la plupart de celles que ce livre a pour but d’exposer.
 
Dans les siècles d’aristocratie qui ont précédé le nôtre, il y avait des particuliers très puissants et une autorité sociale fort débile. L’image même de la société était obscure et se perdait sans cesse au milieu de tous les pouvoirs différents qui régis­saient les citoyens. Le principal effort des hommes de ce temps-là dut se porter à grandir et à fortifier le pouvoir social, à accroître et à assurer ses prérogatives et, au contraire, à resserrer l’indépendance individuelle dans des bornes plus étroites, et à subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général.
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Chez la plupart des nations modernes, le souverain, quels que soient son origine, sa constitution et son nom, est devenu presque tout-puissant, et les particuliers tom­bent, de plus en plus, dans le dernier degré de la faiblesse et de la dépendance.
 
Tout était différent dans les anciennes sociétés. L’unité et l’uniformité ne s’y ren­con­traient nulle part. Tout menace de devenir si semblable dans les nôtres, que la figure particulière de chaque individu se perdra bientôt entièrement dans la physio­nomie commune. Nos pères étaient toujours
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prêts à abuser de cette idée, que les droits particuliers sont respectables, et nous sommes naturellement portés à exagérer cette autre, que l’intérêt d’un individu doit toujours plier devant l’intérêt de plusieurs.
 
Le monde politique change ; il faut désormais chercher de nouveaux remèdes à des maux nouveaux.
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On dirait que les souverains de notre temps ne cherchent qu’à faire avec les hom­mes des choses grandes. Je voudrais qu’ils songeassent un peu plus à faire de grands hommes ; qu’ils attachassent moins de prix à l’œuvre et plus à l’ouvrier et qu’ils se souvinssent sans cesse qu’une nation ne peut rester longtemps forte quand chaque homme y est individuellement faible, et qu’on n’a point encore trouvé de formes sociales ni de combinaisons politiques qui puissent faire un peuple énergique en le composant de citoyens pusillanimes et mous.
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Je vois chez nos contemporains deux idées contraires mais également funestes.
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J’ai voulu exposer au grand jour les périls que l’égalité fait courir à l’indépendance humaine, parce que je crois fermement que ces périls sont les plus formidables aussi bien que les moins prévus de tous ceux que renferme l’avenir. Mais je ne les crois pas insurmontables.
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Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques où nous entrons ont naturellement le goût de l’indépendance. Naturellement ils supportent avec impatience la règle : la permanence de l’état même qu’ils préfèrent les fatigue. Ils aiment le pou­voir ; mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce, et ils échappent aisément d’entre ses mains à cause de leur petitesse et de leur mobilité même.
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Ayons donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve.
 
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{{t3|Vue générale du sujet |CHAPITRE VIII.}}
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Je voudrais, avant de quitter pour jamais la carrière que je viens de parcourir, pouvoir embrasser d’un dernier regard tous les traits divers qui marquent la face du monde nouveau, et juger enfin de l’influence générale que doit exercer l’égalité sur le sort des hommes ; mais la difficulté d’une pareille entreprise m’arrête ; en présence d’un si grand objet, je sens ma vue qui se trouble et ma raison qui chancelle.
 
Cette société nouvelle, que j’ai cherché à Peindre et que je veux juger, ne fait que de naître. Le temps n’en a point encore arrêté la forme ; la grande révolution qui l’a créée dure encore, et, dans ce qui arrive de nos jours, il est presque impossible de
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discerner ce qui doit passer avec la révolution elle-même, et ce qui doit rester après elle.
 
Le monde qui s’élève est encore à moitié engage sous les débris du monde qui tombe, et, au milieu de l’immense confusion que présentent les affaires humaines, nul ne saurait dire ce qui restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d’en disparaître.
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Cependant, au milieu de ce tableau si vaste, si nouveau, si confus, j’entrevois déjà quelques traits principaux qui se dessinent , et je les indique :
 
Je vois que les biens et les maux se repartissent assez également dans le monde. Les grandes richesses disparaissent ; le nombre des petites fortunes s’accroît ; les désirs et les jouissances se multiplient ; il n’y a plus de prospérités extraordinaires ni de misères irrémédiables. L’ambition est un sentiment universel, il y a peu d’ambitions vastes. Chaque individu est isole et faible ; la société est
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agile, prévoyante et forte ; les particuliers font de petites choses, et l’État d’immenses.
 
Les âmes ne sont pas énergiques ; mais les mœurs sont douces et les législations humaines. S’il se rencontre peu de grands dévouements, de vertus très hautes, très brillantes et très pures, les habitudes sont rangées, la violence rate, la cruauté presque inconnue. L’existence des hommes devient plus longue et leur propriété plus sûre. La vie n’est pas très ornée, mais très aisée et très paisible. Il y a peu de plaisirs très délicats et très grossiers, peu de politesses dans les manières et peu de brutalité dans les goûts, On ne rencontre guère d’hommes très savants ni de populations très ignorantes. Le génie devient plus rare et les lumières plus communes. L’esprit humain se développe par les petits efforts combinés de tous les hommes, et non par l’impul­sion puissante de quelques-uns d’entre eux. Il y a moins de perfection, mais plus de fécondité dans les œuvres. Tous les liens de race, de classe, de patrie se détendent ; le grand lien de l’humanité se resserre.
 
Si parmi tous ces traits divers, je cherche celui qui nie parait le plus général et le plus frappant, j’arrive à voir que ce qui se remarque dans les fortunes se représente sous mille autres formes. Presque tous les extrêmes s’adoucissent et s’émoussent ; presque tous les points saillants s’effacent
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pour faire place à quelque chose de moyen, qui est tout à la fois moins haut et moins bas, moins brillant et moins obscur que ce qui se voyait dans le monde.
 
Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus.
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Lorsque le monde était rempli d’hommes très grands et très petits, très riches et très pauvres, très savants et très ignorants, je détournais mes regards des seconds pour ne les attacher que sur les premiers, et ceux-ci réjouissaient ma vue ; mais je com­prends que ce plaisir naissait de ma faiblesse : c’est parce que je ne puis voir en même temps tout ce qui m’environne qu’il m’est permis de choisir ainsi et de mettre à part, parmi tant d’objets, ceux qu’il me plait de contempler. Il n’en est pas de même de l’Être tout-puissant et éternel, dont l’œil enve­loppe nécessairement l’ensemble des choses, et qui voit distinctement, bien qu’à la fois, tout le genre humain et chaque homme.
 
Il est naturel de croire que ce qui satisfait le plus les regards de ce créateur et de ce conservateur des hommes, ce n’est point la prospérité singulière de quelques-uns, mais le plus grand bien-être de tous : ce qui me semble une décadence
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est donc à ses yeux un progrès ; ce qui me blesse lui agrée. L’égalité est moins élevée peut-être ; mais elle est plus juste, et sa justice fait sa grandeur et sa beauté.
 
Je m’efforce de pénétrer dans ce point de vue de Dieu, et c’est de là que je cherche à considérer et à juger les choses humaines.
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Il faut donc bien prendre garde de juger les sociétés qui naissent avec les idées qu’on a puisées dans celles qui ne sont plus. Cela serait injuste, car ces sociétés, diffé­rant prodigieusement entre elles, sont incomparables.
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Il ne serait guère plus raisonnable de demander aux hommes de notre temps les vertus particulières qui découlaient de l’état social de leurs ancêtres, puisque cet état social lui-même est tombé, et qu’il a entraîné confusément dans sa chute tous les biens et tous les maux qu’il portait avec lui.
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Il ne s’agit plus de retenir les avantages particuliers que l’inégalité des conditions procure aux hommes, mais de s’assurer les biens nouveaux que l’égalité peut leur offrir. Nous ne devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais nous efforcer d’atteindre l’espèce de grandeur et de bonheur qui nous est propre.
 
Pour moi qui, parvenu à ce dernier terme de ma course, découvre de loin, mais à la fois, tous les objets divers que j’avais contemplés à part en
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marchant, je me sens plein de craintes et plein d’espérances. Je vois de grands périls qu’il est possible de conjurer ; de grands maux qu’on peut éviter ou restreindre, et je m’affermis de plus en plus dans cette croyance que, pour erre honnêtes et prospères, il suffit encore aux nations démocratiques de le vouloir.
 
Je n’ignore pas que plusieurs de mes contemporains ont pensé que les peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d’eux-mêmes, et qu’ils obéissent nécessairement à je ne sais quelle force insurmontable et inintelligente qui naît des événements antérieurs, de la race, du soi ou du climat.