« De la démocratie en Amérique/Édition 1848 » : différence entre les versions

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{{chapitre|De la démocratie en Amérique|[[Auteur:Alexis de Tocqueville|Alexis de Tocqueville]]|Tome II|Deuxième partie : Influence de la démocratie sur les sentiments des Américains}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/194]]==
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La première et la plus vive des passions que l’égalité des conditions fait naître, je n’ai pas besoin de le dire, c’est l’amour de cette même égalité. On ne s’étonnera donc pas que j’en parle avant toutes les autres.
 
Chacun a remarqué que, de notre temps, et spécialement
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en France, cette passion de l’égalité prenait chaque jour une place plus grande dans le cœur humain. On a dit cent fois que nos contemporains avaient un amour bien plus ardent et bien plus tenace pour l’égalité que pour la liberté ; mais je ne trouve point qu’on soit encore suffisamment remonté jusqu’aux causes de ce fait. Je vais l’essayer.
 
On peut imaginer un point extrême où la liberté et l’égalité se touchent et se confondent.
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Voilà la forme la plus complète que puisse prendre l’égalité sur la terre ; mais il en est mille autres, qui, sans être aussi parfaites, n’en sont guère moins chères à ces peuples.
 
L’égalité peut s’établir dans la société civile, et ne point régner dans le monde politique. On peut avoir le droit de se livrer aux mêmes plaisirs, d’entrer dans les mêmes professions, de se rencontrer
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dans les mêmes lieux ; en un mot, de vivre de la même manière et de poursuivre la richesse par les mêmes moyens, sans prendre tous la même part au gouvernement.
 
Une sorte d’égalité peut même s’établir dans le monde politique, quoique la liberté politique n’y soit point. On est l’égal de tous ses semblables, moins un, qui est, sans distinction, le maître de tous, et qui prend également, parmi tous, les agents de son pouvoir.
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Le goût que les hommes ont pour la liberté et celui qu’ils ressentent pour l’égalité sont, en effet, deux choses distinctes, et je ne crains pas d’ajouter que, chez les peuples démocratiques, ce sont deux choses inégales.
 
Si l’on veut y faire attention, on verra qu’il se rencontre dans chaque siècle un fait singulier et dominant auquel les autres se rattachent ; ce fait
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donne presque toujours naissance à une pensée mère, ou à une passion principale qui finit ensuite par attirer à elle et par entraîner dans son cours tous les sentiments et toutes les idées. C’est comme le grand fleuve vers lequel chacun des ruisseaux environnants semble courir.
 
La liberté s’est manifestée aux hommes dans différents temps et sous différentes formes ; elle ne s’est point attachée exclusivement à un état social, et on la rencontre autre part que dans les démocraties. Elle ne saurait donc former le caractère distinctif des siècles démocratiques.
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Mais, indépendamment de cette raison, il en est plusieurs autres qui, dans tous les temps, porteront habituellement les hommes à préférer l’égalité à la liberté.
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Si un peuple pouvait jamais parvenir à détruire ou seulement à diminuer lui-même dans son sein l’égalité qui y règne, il n’y arriverait que par de longs et pénibles efforts. Il faudrait qu’il modifiât son état social, abolît ses lois, renouvelât ses idées, changeât ses habitudes, altérât ses mœurs. Mais, pour perdre la liberté politique, il suffit de ne pas la retenir, et elle s’échappe.
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Les hommes ne tiennent donc pas seulement à l’égalité parce qu’elle leur est chère ; ils s’y attachent encore parce qu’ils croient qu’elle doit durer toujours.
 
Que la liberté politique puisse, dans ses excès, compromettre la tranquillité, le patrimoine, la vie des particuliers, on ne rencontre point d’hommes si bornés et si légers qui ne le découvrent. Il n’y a, au contraire, que les gens attentifs et clairvoyants qui aperçoivent les périls dont l’égalité nous menace, et d’ordinaire ils évitent de les signaler. Ils savent que les misères qu’ils redoutent sont éloignées, et ils se flattent qu’elles n’atteindront que les générations à venir, dont la génération présente ne s’inquiète guère. Les maux que la liberté amène quelquefois sont immédiats ; ils sont visibles pour tous, et tous, plus ou moins, les ressentent. Les maux que l’extrême égalité peut produire ne se manifestent que peu à peu ; ils s’insinuent graduellement dans le corps social ; on
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ne les voit que de loin en loin, et, au moment où ils deviennent les plus violents, l’habitude a déjà fait qu’on ne les sent plus.
 
Les biens que la liberté procure ne se montrent qu’à la longue, et il est toujours facile de méconnaître la cause qui les fait naître.
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Les hommes ne sauraient jouir de la liberté politique sans l’acheter par quelques sacrifices, et ils ne s’en emparent jamais qu’avec beaucoup d’efforts. Mais les plaisirs que l’égalité procure s’offrent d’eux-mêmes, Chacun des petits incidents de la vie privée semble les faire naître, et, pour les goûter, il ne faut que vivre.
 
Les peuples démocratiques aiment l’égalité dans
Les peuples démocratiques aiment l’égalité dans tous les temps, mais il est de certaines époques ou ils poussent jusqu’au délire la passion qu’ils ressentent pour elle. Ceci arrive au moment où l’ancienne hiérarchie sociale, longtemps menacée, achève de se détruire, après une dernière lutte intestine, et que les barrières qui séparaient les citoyens sont enfin renversées. Les hommes se précipitent alors sur l’égalité comme sur une conquête et ils s’y attachent comme à un bien précieux qu’on veut leur ravir. La passion d’égalité pénètre de toutes parts dans le cœur humain, elle s’y étend, elle le remplit tout entier. Ne dites point aux hommes qu’en se livrant ainsi aveuglément à une passion exclusive, ils compromettent leurs intérêts les plus chers ; ils sont sourds. Ne leur montrez pas la liberté qui s’échappe de leurs mains, tandis qu’ils regardent ailleurs ; ils sont aveugles, ou plutôt ils n’aperçoivent dans tout l’univers qu’un seul bien digne d’envie.
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tous les temps, mais il est de certaines époques ou ils poussent jusqu’au délire la passion qu’ils ressentent pour elle. Ceci arrive au moment où l’ancienne hiérarchie sociale, longtemps menacée, achève de se détruire, après une dernière lutte intestine, et que les barrières qui séparaient les citoyens sont enfin renversées. Les hommes se précipitent alors sur l’égalité comme sur une conquête et ils s’y attachent comme à un bien précieux qu’on veut leur ravir. La passion d’égalité pénètre de toutes parts dans le cœur humain, elle s’y étend, elle le remplit tout entier. Ne dites point aux hommes qu’en se livrant ainsi aveuglément à une passion exclusive, ils compromettent leurs intérêts les plus chers ; ils sont sourds. Ne leur montrez pas la liberté qui s’échappe de leurs mains, tandis qu’ils regardent ailleurs ; ils sont aveugles, ou plutôt ils n’aperçoivent dans tout l’univers qu’un seul bien digne d’envie.
 
Ce qui précède s’applique à toutes les nations démocratiques. Ce qui suit ne regarde que nous-mêmes.
 
Chez la plupart des nations modernes, et en particulier chez tous les peuples du continent de l’Europe, le goût et l’idée de la liberté n’ont commencé à naître et à se développer qu’au moment où les conditions commençaient à s’égaliser,
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et comme conséquence de cette égalité même. Ce sont les rois absolus qui ont le plus travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets. Chez ces peuples, l’égalité a précédé la liberté ; l’égalité était donc un fait ancien, lorsque la liberté était encore une chose nouvelle ; l’une avait déjà créé des opinions, des usages, des lois, qui lui étaient propres, lorsque l’autre se produisait seule, et pour la première fois, au grand jour. Ainsi, la seconde n’était encore que dans les idées et dans les goûts, tandis que la première avait déjà pénétré dans les habitudes, s’était emparée des mœurs, et avait donné un tour particulier aux moindres actions de la vie. Comment s’étonner si les hommes de nos jours préfèrent l’une à l’autre ?
 
Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie.
 
Ceci est vrai dans tous les temps, et surtout dans le nôtre. Tous les hommes et tous les pouvoirs
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qui voudront lutter contre cette puissance irrésistible seront renversés et détruits par elle. De nos jours, la liberté ne peut s’établir sans son appui, et le despotisme lui-même ne saurait régner sans elle.
 
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{{t3|De l’individualisme dans les pays démocratiques|CHAPITRE II. }}
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L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout.
 
L’individualisme
L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même.
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est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même.
 
L’égoïsme naît d’un instinct aveugle ; l’individualisme procède d’un jugement erroné plutôt que d’un sentiment dépravé. Il prend sa source dans les défauts de l’esprit autant que dans les vices du cœur.
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L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent.
 
Chez les peuples aristocratiques, les familles restent pendant des siècles dans le même état, et souvent dans le même lieu. Cela rend, pour ainsi dire, toutes les générations contemporaines. Un homme connaît presque toujours ses aïeux et les
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respecte ; il croit déjà apercevoir ses arrière-petits-fils, et il les aime. Il se fait volontiers des devoirs envers les uns et les autres, et il lui arrive fréquemment de sacrifier ses jouissances personnelles à ces êtres qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore.
 
Les institutions aristocratiques ont, de plus, pour effet de lier étroitement chaque homme à plusieurs de ses concitoyens.
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Comme, dans les sociétés aristocratiques, tous les citoyens sont placés à poste fixe, les uns au-dessus des autres, il en résulte encore que chacun d’entre eux aperçoit toujours plus haut que lui un homme dont la protection lui est nécessaire, et plus bas il en découvre un autre dont il peut réclamer le concours.
 
Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont donc presque toujours liés d’une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d’eux, et ils sont souvent disposés à s’oublier eux-mêmes. Il est vrai que, dans ces mêmes siècles, la notion générale du semblable est obscure, et qu’on ne songe guère à s’y dévouer pour la cause de l’humanité ; mais on se sacrifie souvent à certains hommes.
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pour la cause de l’humanité ; mais on se sacrifie souvent à certains hommes.
 
Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs de chaque individu envers l’espèce sont bien plus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s’étend et se desserre.
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Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s’y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part.
 
A mesure que les conditions s’égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d’individus qui, n’étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire
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à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n’attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s’habituent à se considérer toujours isolément, et ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains.
 
Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur.
 
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{{t3|Comment l’individualisme est plus grand au sortir d’une révolution démocratique qu’à une autre époque|CHAPITRE III.}}
C’est surtout au moment où une société démocratique achève de se former sur les débris d’une aristocratie, que cet isolement des hommes les uns des autres, et l’égoïsme qui en est la suite, frappent le plus aisément les regards.
 
Ces sociétés ne renferment pas seulement un grand nombre de citoyens indépendants, elles sont journellement remplies d’hommes qui, arrivés d’hier à l’indépendance, sont enivrés de leur nouveau pouvoir : ceux-ci conçoivent une présomptueuse confiance dans leurs forces, et, n’imaginant pas qu’ils
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puissent désormais avoir besoin de réclamer le secours de leurs semblables, ils ne font pas difficulté de montrer qu’ils ne songent qu’à eux-mêmes.
 
Une aristocratie ne succombe d’ordinaire qu’après une lutte prolongée, durant laquelle il s’est allumé entre les différentes classes des haines implacables. Ces passions survivent à la victoire, et l’on peut en suivre la trace au milieu de la confusion démocratique qui lui succède.
 
Ceux d’entre les citoyens qui étaient les premiers dans la hiérarchie détruite ne peuvent oublier aussitôt leur ancienne grandeur ; longtemps ils se considèrent comme des étrangers au sein de la société nouvelle. Ils voient, dans tous les égaux que cette société leur donne, des oppresseurs, dont la destinée ne saurait exciter la sympathie ; ils ont perdu de vue leurs anciens égaux et ne se sentent plus liés par un intérêt commun à leur sort ; chacun, se retirant à part, se croit donc réduit à ne s’occuper que de lui-même. Ceux, au contraire, qui jadis étaient placés au bas de l’échelle sociale, et qu’une révolution soudaine a rapprochés du commun niveau, ne jouissent qu’avec une sorte d’inquiétude secrète de l’indépendance nouvellement acquise ; s’ils retrouvent à leurs côtés quelques-uns de leurs anciens supérieurs, ils jettent sur eux des regards de triomphe et de crainte, et s’en écartent.
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C’est donc ordinairement à l’origine des sociétés démocratiques que les citoyens se montrent le plus disposés à s’isoler.
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Le grand avantage des Américains est d’être arrivés à la démocratie sans avoir à souffrir de révolutions démocratiques, et d’être nés égaux au lieu de le devenir.
 
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/214]]==
 
{{t3|Comment les Américains combattent l’individualisme par des institutions libres|CHAPITRE IV.}}
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Le despotisme, qui, de sa nature, est craintif, voit dans l’isolement des hommes le gage le plus certain de sa propre durée, et il met d’ordinaire tous ses soins à les isoler. Il n’est pas de vice du cœur humain qui lui agrée autant que l’égoïsme : un despote pardonne aisément aux gouvernés de ne point l’aimer, pourvu qu’ils ne s’aiment pas entre eux. Il ne leur demande pas de l’aider à conduire l’État ; c’est assez qu’ils ne prétendent point à le diriger eux-mêmes. Il appelle esprits
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turbulents et inquiets ceux qui prétendent unir leurs efforts pour créer la prospérité commune, et, changeant le sens naturel des mots, il nomme bons citoyens ceux qui se renferment étroitement en eux-mêmes.
 
Ainsi, les vices que le despotisme fait naître sont précis ment ceux que l’égalité favorise. Ces deux choses se complètent et s’entraident d’une manière funeste.
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Lorsque les citoyens sont forcés de s’occuper des affaires publiques, ils sont tirés nécessairement du milieu de leurs intérêts individuels et arrachés, de temps à autre, à la vue d’eux-mêmes :
 
Du moment où l’on traite en commun les affaires communes, chaque homme aperçoit qu’il n’est pas aussi indépendant de ses semblables qu’il se le figurait d’abord, et que, pour obtenir leur appui, il faut souvent leur prêter son concours.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/216]]==
appui, il faut souvent leur prêter son concours.
 
Quand le public gouverne, il n’y a pas d’homme qui ne sente le prix de la bienveillance publique et qui ne cherche à la captiver en s’attirant l’estime et l’affection de ceux au milieu desquels il doit vivre.
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Il arrive alors que l’on songe à ses semblables par ambition, et que souvent on trouve en quelque sorte son intérêt à s’oublier soi-même. Je sais qu’on peut m’opposer ici toutes les intrigues qu’une élection fait naître, les moyens honteux dont les candidats se servent souvent et les calomnies que leurs ennemis répandent. Ce sont là des occasions de haine, et elles se représentent d’autant plus souvent que les élections deviennent plus fréquentes.
 
Ces maux sont grands, sans doute, mais ils sont passagers, tandis que les biens qui naissent avec eux demeurent.
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passagers, tandis que les biens qui naissent avec eux demeurent.
 
L’envie d’être élu peut porter momentanément certains hommes à se faire la guerre ; mais ce même désir porte à la longue tous les hommes à se prêter un mutuel appui ; et, s’il arrive qu’une élection divise accidentellement deux amis, le système électoral rapproche d’une manière permanente une multitude de citoyens qui seraient toujours restés étrangers les uns aux autres. La liberté crée des haines particulières, mais le despotisme fait naître l’indifférence générale.
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C’était se conduire avec sagesse.
 
Les affaires générales d’un Pays n’occupent que les principaux citoyens. Ceux-là ne se rassemblent
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que de loin en loin dans les mêmes lieux ; et, comme il arrive souvent qu’ensuite ils se perdent de vue, il ne s’établit pas entre eux de liens durables. Mais, quand il s’agit de faire régler les affaires particulières d’un canton par les hommes qui l’habitent, les mêmes individus sont toujours en contact, et ils sont en quelque sorte forcés de se connaître et de se complaire.
 
On tire difficilement un homme de lui-même pour l’intéresser à la destinée de tout l’État, parce qu’il comprend mal l’influence que la destinée de l’État peut exercer sur son sort. Mais faut-il faire passer un chemin au bout de son domaine, il verra d’un premier coup d’œil qu’il se rencontre un rapport entre cette petite affaire publique et ses plus grandes affaires privées, et il découvrira, sans qu’on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l’intérêt particulier à l’intérêt général.
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(’,’est donc en chargeant les citoyens de l’administration des petites affaires, bien plus qu’en leur livrant le gouvernement des grandes, qu’on les intéresse au bien public et qu’on leur fait voir le besoin qu’ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire.
 
On peut, par une action d’éclat, captiver tout à coup la faveur d’un peuple ; mais, pour gagner l’amour et le respect de la population qui vous entoure, il faut une longue succession de petits
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services rendus, de bons offices obscurs, une habitude constante de bienveillance et une réputation bien établie de désintéressement.
 
Les libertés locales, qui font qu’un grand nombre de citoyens mettent du prix à l’affection de leurs voisins et de leurs proches, ramènent donc sans cesse les hommes les uns vers les autres, en dépit des instincts qui les séparent, et les forcent à s’entraider.
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Aux États-Unis, les plus opulents citoyens ont bien soin de ne point s’isoler du peuple ; au contraire, ils s’en rapprochent sans cesse, ils l’écoutent volontiers et lui parlent tous les jours. Ils savent que les riches des démocraties ont toujours besoin des pauvres et que, dans les temps démocratiques, on s’attache le pauvre par les manières plus que par les bienfaits. La grandeur même des bienfaits, qui met en lumière la différence des conditions, cause une irritation secrète à ceux qui en profitent ; mais la simplicité des manières a des charmes presque irrésistibles : leur familiarité entraîne et leur grossièreté même ne déplaît pas toujours.
 
Ce n’est pas du premier coup que cette vérité pénètre dans l’esprit des riches. Ils y résistent d’ordinaire tant que dure la révolution démocratique, et ils ne l’admettent même point aussitôt après que cette révolution est accomplie. Ils consentent
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volontiers à faire du bien au peuple ; mais ils veulent continuer à le tenir soigneusement à distance. Ils croient que cela suffit ; ils se trompent. Ils se ruineraient ainsi sans réchauffer le cœur de la population qui les environne. Ce n’est pas le sacrifice de leur argent qu’elle leur demande ; c’est celui de leur orgueil.
 
On dirait qu’aux États-Unis il n’y a pas d’imagination qui ne s’épuise à inventer des moyens d’accroître la richesse et de satisfaire les besoins du public. Les habitants les plus éclairés de chaque canton se servent sans cesse de leurs lumières pour découvrir des secrets nouveaux propres à accroître la prospérité commune ; et, lorsqu’ils en ont trouvé quelques-uns, ils se hâtent de les livrer à la foule.
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Il serait injuste de croire que le patriotisme des Américains et le zèle que montre chacun d’eux pour le bien-être de ses concitoyens n’aient rien de réel. Quoique l’intérêt privé dirige, aux États-Unis aussi bien qu’ailleurs, la plupart des actions humaines, il ne les règle pas toutes.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/221]]==
 
Je dois dire que j’ai souvent vu des Américains faire de grands et véritables sacrifices à la chose publique, et j’ai remarqué cent fois qu’au besoin ils ne manquaient presque jamais de se prêter un fidèle appui les uns aux autres.
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{{t3|De l’usage que les américains font de l’association dans la vie civile|CHAPITRE V.}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/222]]==
V.}}
 
 
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Je ne veux point parler de ces associations politiques à l’aide desquelles les hommes cherchent à se défendre contre l’action despotique d’une majorité ou contre les empiétements du pouvoir royal. J’ai déjà traité ce sujet ailleurs. Il est clair que si chaque citoyen, a mesure qu’il devient individuellement plus faible, et par conséquent plus incapable de préserver isolément sa liberté, n’apprenait pas l’art de s’unir à ses semblables pour la défendre, la tyrannie croîtrait nécessairement avec l’égalité.
 
Il ne s’agit ici que des associations qui se forment dans la vie civile et dont l’objet n’a rien de politique.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/223]]==
qui se forment dans la vie civile et dont l’objet n’a rien de politique.
 
Les associations politiques qui existent aux États-Unis ne forment qu’un détail au milieu de l’immense tableau que l’ensemble des associations y présente.
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Les Américains de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les esprits, s’unissent sans cesse. Non seulement ils ont des associations commerciales et industrielles auxquelles tous prennent part, mais ils en ont encore de mille autres espèces : de religieuses, de morales, de graves, de futiles, de fort générales et de très particulières, d’immenses et de fort petites ; les Américains s’associent pour donner des fêtes, fonder des séminaires, bâtir des auberges, élever des églises, répandre des livres, envoyer des missionnaires aux antipodes ; ils créent de cette manière des hôpitaux, des prisons, des écoles. S’agit-il enfin de mettre en lumière une vérité ou de développer un sentiment par l’appui d’un grand exemple, ils s’associent. Partout où, à la tête d’une entreprise nouvelle, vous voyez en France le gouvernement et en Angleterre un grand seigneur, comptez que vous apercevrez aux États-Unis une association.
 
J’ai rencontré en Amérique des sortes d’associations dont je confesse que je n’avais pas même
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/224]]==
l’idée, et j’ai souvent admiré l’art infini avec lequel les habitants des États-Unis parvenaient à fixer un but commun aux efforts d’un grand nombre d’hommes, et à les y faire marcher librement.
 
J’ai parcouru depuis l’Angleterre, où les Américains ont pris quelques-unes de leurs lois et beaucoup de leurs usages, et il m’a paru qu’on était fort loin d’y faire un aussi constant et un aussi habile emploi de l’association.
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Ainsi le pays le plus démocratique de la terre se trouve être celui de tous où les hommes ont le plus perfectionné de nos jours l’art de poursuivre en commun l’objet de leurs communs désirs et ont appliqué au plus grand nombre d’objets cette science nouvelle. Ceci résulte-t-il d’un accident, ou serait-ce qu’il existe en effet un rapport nécessaire entre les associations et l’égalité ?
 
Les sociétés aristocratiques renferment toujours dans leur sein, au milieu d’une multitude d’individus qui ne peuvent rien par eux-mêmes, un petit nombre de citoyens très puissants et très
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/225]]==
riches ; chacun de ceux-ci peut exécuter à lui seul de grandes entreprises.
 
Dans les sociétés aristocratiques, les hommes n’ont pas besoin de s’unir pour agir, parce qu’ils sont retenus fortement ensemble.
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Si les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n’avaient ni le droit ni le goût de s’unir dans des buts politiques, leur indépendance courrait de grands hasards, mais ils pourraient conserver longtemps leurs richesses et leurs lumières ; tandis que s’ils n’acquéraient point l’usage de s’associer dans la vie ordinaire, la civilisation elle-même serait en péril. Un peu le chez lequel les particuliers perdraient le pouvoir de faire isolément de grandes choses sans acquérir la faculté de les produire en commun retournerait bientôt vers la barbarie.
 
Malheureusement, le même état social qui rend
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/226]]==
les associations si nécessaires aux peuples démocratiques les leur rend plus difficiles qu’à tous les autres.
 
Lorsque plusieurs membres d’une aristocratie veulent s’associer, ils réussissent aisément à le faire. Comme chacun d’eux apporte une grande force dans la société, le nombre des sociétaires peut être fort petit, et, lorsque les sociétaires sont en petit nombre, il leur est très facile de se connaître, de se comprendre et d’établir des règles fixes.
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Je sais qu’il y a beaucoup de mes contemporains que ceci n’embarrasse point. Ils prétendent qu’à mesure que les citoyens deviennent plus faibles et plus incapables, il faut rendre le gouvernement plus habile et plus actif, afin que la société puisse exécuter ce que les individus ne peuvent plus faire. Ils croient avoir répondu à tout en disant cela. Mais je pense qu’ils se trompent.
 
Un gouvernement pourrait tenir lieu de quelques-unes des plus grandes associations américaines, et, dans le sein de l’Union, plusieurs États particuliers l’ont déjà tenté. Mais quel pouvoir
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/227]]==
politique serait jamais en état de suffire à la multitude innombrable de petites entreprises que les citoyens américains exécutent tous les jours à l’aide de l’association ?
 
Il est facile de prévoir que le temps approche ou l’homme sera de moins en moins en état de produire par lui seul les choses les plus communes et les plus nécessaires à sa vie. La tâche du pouvoir social s’accroîtra donc sans cesse, et ses efforts mêmes la rendront chaque jour plus vaste. Plus il se mettra à la place des associations, et plus les particuliers, perdant l’idée de s’associer, auront besoin qu’il vienne à leur aide : ce sont des causes et des effets qui s’engendrent sans repos. L’administration publique finira-t-elle par diriger toutes les industries auxquelles un citoyen isolé ne peut suffire ? et s’il arrive enfin un moment où, par une conséquence de l’extrême division de la propriété foncière, la terre se trouve partagée à l’infini, de sorte qu’elle ne puisse plus être cultivée que par des associations de laboureurs, faudra-t-il que le chef du gouvernement quitte le timon de l’État pour venir tenir la charrue ?
 
La morale et l’intelligence d’un peuple démocratique ne courraient pas de moindres dangers que son négoce et son industrie, si le gouvernement venait y prendre partout la place des associations.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/228]]==
 
Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres.
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Dans les pays démocratiques il n’y a que le pouvoir social qui soit naturellement en état d’agir ainsi, mais il est facile de voir que son action est toujours insuffisante et souvent dangereuse.
 
Un gouvernement ne saurait pas plus suffire à entretenir seul et à renouveler la circulation des sentiments et des idées chez un grand peuple, qu’à y conduire toutes les entreprises industrielles. Dès qu’il essayera de sortit de la sphère politique pour se jeter dans cette nouvelle voie, il exercera, même sans le vouloir, une tyrannie insupportable ; car un gouvernement ne sait que dicter des règles précises ; il impose les sentiments et
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les idées qu’il favorise, et il est toujours malaisé de discerner ses conseils de ses ordres.
 
Ce sera bien pis encore s’il se croit réellement intéressé à ce que rien ne remue. Il se tiendra alors immobile et se laissera appesantir par un sommeil volontaire.
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La première fois que j’ai entendu dire aux États-Unis que cent mille hommes s’étaient engagés publiquement à ne pas faire usage de liqueurs fortes, la chose m’a paru plus plaisante que sérieuse, et je n’ai pas bien vu d’abord pourquoi ces citoyens si tempérants ne se contentaient point de boire de l’eau dans l’intérieur de leur famille.
 
J’ai fini par comprendre que ces cent mille Américains, effrayés des progrès que faisait autour d’eux l’ivrognerie, avaient voulu accorder à la sobriété
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/230]]==
leur patronage. Ils avaient agi précisément comme un grand seigneur qui se vêtirait très uniment afin d’inspirer aux simples citoyens le mépris du luxe. Il est à croire que si ces cent mille hommes eussent vécu en France, chacun d’eux se serait adressé individuellement au gouvernement, pour le prier de surveiller les cabarets sur toute la surface du royaume.
 
Il n’y a rien, suivant moi, qui mérite plus d’attirer nos regards que les associations intellectuelles et morales de l’Amérique. Les associations politiques et industrielles des Américains tombent aisément sous nos sens ; mais les autres nous échappent ; et, si nous les découvrons, nous les comprenons mal, parce que nous n’avons presque jamais rien vu d’analogue. On doit reconnaître cependant qu’elles sont aussi nécessaires que les premières au peuple américain, et peut-être plus.
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Parmi les lois qui régissent les sociétés humaines, il y en a une qui semble plus précise et plus claire que toutes les autres. Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l’art de s’associer se développe et se perfectionne dans le même rapport que l’égalité des conditions s’accroît.
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/231]]==
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/232]]==
 
{{t3|Du rapport des associations et des journaux|CHAPITRE VI.}}
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Cela ne peut se faire habituellement et commodément qu’à l’aide d’un journal ; il n’y a qu’un journal qui puisse venir déposer au même moment dans mille esprits la même pensée.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/233]]==
 
Un journal est un conseiller qu’on n’a pas besoin d’aller chercher, mais qui se présente de lui-même et qui vous parle tous les jours et brièvement de l’affaire commune, sans vous déranger de vos affaires particulières.
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Les principaux citoyens qui habitent un pays aristocratique s’aperçoivent de loin ; et, s’ils veulent réunir leurs forces, ils marchent les uns vers les autres, entraînant une multitude à leur suite.
 
Il arrive souvent, au contraire, dans les pays
Il arrive souvent, au contraire, dans les pays démocratiques, qu’un grand nombre d’hommes qui ont le désir ou le besoin de s’associer ne peuvent le faire, parce qu’étant tous fort petits et perdus dans la foule, ils ne se voient point et ne savent où se trouver. Survient un journal qui expose aux regards le sentiment ou l’idée qui s’était présentée simultanément, mais séparément, à chacun d’entre eux. Tous se dirigent aussitôt vers cette lumière, et ces esprits errants, qui se cherchaient depuis longtemps dans les ténèbres, se rencontrent enfin et s’unissent.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/234]]==
démocratiques, qu’un grand nombre d’hommes qui ont le désir ou le besoin de s’associer ne peuvent le faire, parce qu’étant tous fort petits et perdus dans la foule, ils ne se voient point et ne savent où se trouver. Survient un journal qui expose aux regards le sentiment ou l’idée qui s’était présentée simultanément, mais séparément, à chacun d’entre eux. Tous se dirigent aussitôt vers cette lumière, et ces esprits errants, qui se cherchaient depuis longtemps dans les ténèbres, se rencontrent enfin et s’unissent.
 
Le journal les a rapprochés, et il continue à leur être nécessaire pour les tenir ensemble.
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Pour que chez un peuple démocratique une association ait quelque puissance, il faut qu’elle soit nombreuse. Ceux qui la composent sont donc disséminés sur un grand espace, et chacun d’entre eux est retenu dans le lieu qu’il habite par la médiocrité de sa fortune et par la multitude des petits soins qu’elle exige. Il leur faut trouver un moyen de se parler tous les jours sans se voir, et de marcher d’accord sans s’être réunis. Ainsi il n’y a guère d’association démocratique qui puisse se passer d’un journal.
 
Il existe donc un rapport nécessaire entre les associations et les journaux : les journaux font les associations, et les associations font les journaux ; et, s’il a été vrai de dire que les associations doivent
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se multiplier à mesure que les conditions s’égalisent, il n’est pas moins certain que le nombre des journaux s’accroît à mesure que les associations se multiplient.
 
Aussi l’Amérique est-elle le pays du monde où l’on rencontre à la fois le plus d’associations et le plus de journaux.
 
Cette relation entre le nombre des journaux et celui des associations nous conduit à en découvrir une autre entre l’état de la presse périodique et la forme de l’administration du pays, et nous apprend que le nombre des journaux doit diminuer ou croître chez un peuple démocratique, à proportion que la centralisation administrative est plus ou moins grande. Car, chez les peuples démocratiques, on ne saurait confier l’exercice des pouvoirs locaux aux principaux citoyens comme dans les aristocraties. Il faut abolir ces pouvoirs ou en remettre l’usage à un très grand nombre d’hommes. Ceux-là forment une véritable association établie d’une manière permanente par la loi pour l’administration d’une portion du territoire, et ils ont besoin qu’un journal vienne les trouver chaque jour au milieu de leurs petites affaires, et leur apprenne en quel état se trouve l’affaire publique. Plus les pouvoirs locaux sont nombreux, plus le nombre de ceux que la loi appelle à les exercer est grand, et plus cette nécessité se faisant sentir à tout moment, les journaux pullulent.
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nécessité se faisant sentir à tout moment, les journaux pullulent.
 
C’est le fractionnement extraordinaire du pouvoir administratif, bien plus encore que la grande liberté politique et l’indépendance absolue de la presse, qui multiplie si singulièrement le nombre des journaux en Amérique. Si tous les habitants de l’Union étaient électeurs, sous l’empire d’un système qui bornerait leur droit électoral au choix des législateurs de l’État, ils n’auraient besoin que d’un petit nombre de journaux, parce qu’ils n’auraient que quelques occasions très importantes, mais très rares, d’agir ensemble ; mais, au-dedans de la grande association nationale, la loi a établi dans chaque province, dans chaque cité, et pour ainsi dire dans chaque village, de petites associations ayant pour objet l’administration locale. Le législateur a forcé de cette manière chaque Américain de concourir journellement avec quelques-uns de ses concitoyens à une œuvre commune, et il faut à chacun d’eux un journal pour lui apprendre ce que font les autres.
 
Je pense qu’un peuple démocratique * qui n’aurait
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point de représentation nationale, mais un grand nombre de petits pouvoirs locaux, finirait par posséder plus de journaux qu’un autre chez lequel une administration centralisée existerait à côté d’une législature élective. Ce qui m’explique le mieux le développement prodigieux qu’a pris aux États-Unis la presse quotidienne, c’est que je vois chez les Américains la plus grande liberté nationale s’y combiner avec des libertés locales de toute espèce.
 
On croit généralement en France et en Angleterre qu’il suffit d’abolir les impôts qui pèsent sur la presse, pour augmenter indéfiniment les journaux. C’est exagérer beaucoup les effets d’une semblable réforme. Les journaux ne se multiplient pas seulement suivant le bon marché, mais suivant le besoin plus ou moins répété qu’un grand nombre d’hommes ont de communiquer ensemble et d’agir en commun.
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Un journal ne peut subsister qu’à la condition de reproduire une doctrine ou un sentiment commun à un grand nombre d’hommes. Un journal représente donc toujours une association dont ses lecteurs habituels sont les membres.
 
Cette association peut être plus ou moins définie,
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plus ou moins étroite, plus ou moins nombreuse ; mais elle existe au moins en germe dans les esprits, par cela seul que le journal ne meurt pas.
 
Ceci nous mène à une dernière réflexion qui terminera ce chapitre.
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Il n’y a qu’une nation sur la terre où l’on use chaque jour de la liberté illimitée de s’associer dans des vues politiques. Cette même nation est la seule dans le monde dont les citoyens aient imaginé de faire un continuel usage du droit d’association dans la vie civile et soient parvenus à se procurer de cette manière tous les biens que la civilisation peut offrir.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/239]]==
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/240]]==
biens que la civilisation peut offrir.
 
Chez tous les peuples où J’association politique est interdite, l’association civile est rare.
 
Il n’est guère probable que ceci soit le résultat
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/241]]==
d’un accident ; mais on doit plutôt en conclure qu’il existe un rapport naturel et peut-être nécessaire entre ces deux genres d’associations.
 
Des hommes ont par hasard un intérêt commun dans une certaine affaire. Il s’agit d’une entreprise commerciale à diriger, d’une opération industrielle à conclure ; ils se rencontrent et s’unissent ; ils se familiarisent peu à peu de cette manière avec l’association.
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Dans la vie civile, chaque homme peut, à la rigueur, se figurer qu’il est en état de se suffire. En politique, il ne saurait jamais l’imaginer. Quand un peuple a une vie publique, l’idée de l’association et l’envie de s’associer se présentent donc chaque jour à l’esprit de tous les citoyens : quelque répugnance naturelle que les hommes aient à agir en commun, ils seront toujours prêts à le faire dans l’intérêt d’un parti.
 
Ainsi la politique généralise le goût et l’habitude
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/242]]==
de l’association ; elle fait désirer de s’unir et apprend l’art de le faire à une foule d’hommes qui auraient toujours vécu seuls.
 
La politique ne fait pas seulement naître beaucoup d’associations, elle crée des associations très vastes.
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En politique, l’occasion s’en offre à tout moment d’elle-même. Or, ce n’est que dans de grandes associations que la valeur générale de l’association se manifeste. Des citoyens individuellement faibles ne se font pas d’avance une idée claire de la force qu’ils peuvent acquérir en s’unissant ; il faut qu’on le leur montre pour qu’ils le comprennent. De là vient qu’il est souvent plus facile de rassembler dans un but commun une multitude que quelques hommes ; mille citoyens ne voient point l’intérêt qu’ils ont à s’unir ; dix mille l’aperçoivent. En politique, les hommes s’unissent pour de grandes entreprises, et le parti qu’ils tirent de l’association dans les affaires importantes leur enseigne, d’une manière pratique, l’intérêt qu’ils ont à s’en aider dans les moindres.
 
Une association politique tire à la fois une multitude
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/243]]==
d’individus hors d’eux-mêmes ; quelque séparés qu’ils soient naturellement par l’âge, l’esprit, la fortune, elle les rapproche et les met en contact. Ils se rencontrent une fois et apprennent à se retrouver toujours.
 
L’on ne peut s’engager dans la plupart des associations civiles qu’en exposant une portion de son patrimoine ; il en est ainsi pour toutes les compagnies industrielles et commerciales. Quand les hommes sont encore peu versés dans l’art de s’associer et qu’ils en ignorent les principales règles, ils redoutent, en s’associant pour la première fois de cette manière, de payer cher leur expérience. Ils aiment donc mieux se priver d’un moyen puissant de succès, que de courir les dangers qui l’accompagnent. Mais ils hésitent moins à prendre part aux associations politiques qui leur paraissent sans péril, parce qu’ils n’y risquent pas leur argent. Or, ils ne sauraient faire longtemps partie de ces associations-là sans découvrir comment on maintient l’ordre parmi un grand nombre d’hommes, et par quel procédé on parvient à les faire marcher, d’accord et méthodiquement, vers le même but. Ils y apprennent à soumettre leur volonté à celle de tous les autres, et à subordonner leurs efforts particuliers à l’action commune, toutes choses qu’il n’est pas moins nécessaire de savoir dans les associations civiles que dans les associations politiques.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/244]]==
associations civiles que dans les associations politiques.
 
Les associations politiques peuvent donc être considérées comme de grandes écoles gratuites, où tous les citoyens viennent apprendre la théorie générale des associations.
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Lorsqu’on les laisse s’associer librement en toutes choses, ils finissent par voir, dans l’association, le moyen universel, et pour ainsi dire unique, dont les hommes peuvent se servir pour atteindre les diverses fins qu’ils se proposent. Chaque besoin nouveau en réveille aussitôt l’idée. L’art de l’association devient alors, comme je l’ai dit plus haut, la science mère ; tous l’étudient et l’appliquent.
 
Quand certaines associations sont défendues et d’autres permises, il est difficile de distinguer d’avance les premières des secondes. Dans le doute, on s’abstient de toutes, et il s’établit une sorte d’opinion publique qui tend à faire considérer une association quelconque comme une entreprise hardie et presque illicite .
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/245]]==
association quelconque comme une entreprise hardie et presque illicite .
 
C’est donc une chimère que de croire que l’esprit d’association, comprimé sur un point, ne laissera pas de se développer avec la même vigueur sur tous les autres, et qu’il suffira de permettre aux hommes d’exécuter en commun certaines entreprises, pour qu’ils se hâtent de le tenter. Lorsque les citoyens auront la faculté et l’habitude de s’associer pour toutes choses, ils s’associeront aussi volontiers pour les petites que pour les grandes. Mais, s’ils ne peuvent s’associer que pour les petites, ils ne trouveront pas même l’envie
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/246]]==
et la capacité de le faire. En vain leur laisserez-vous l’entière liberté de s’occuper en commun de leur négoce : ils n’useront que nonchalamment des droits qu’on leur accorde ; et, après vous être épuisés en efforts pour les écarter des associations défendues, vous serez surpris de ne pouvoir leur persuader de former les associations permises.
 
Je ne dis point qu’il ne puisse pas y avoir d’associations civiles dans un pays où l’association politique est interdite ; car les hommes ne sauraient jamais vivre en société sans se livrer à quelque entreprise commune. Mais je soutiens que, dans un semblable pays, les associations civiles seront toujours en très petit nombre, faiblement conçues, inhabilement conduites, et qu’elles n’embrasseront jamais de vastes desseins, ou échoueront en voulant les exécuter.
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Ceci nie conduit naturellement à penser que la liberté d’association en matière politique n’est point aussi dangereuse pour la tranquillité publique qu’on le suppose, et qu’il pourrait se faire qu’après avoir quelque temps ébranlé l’État, elle l’affermisse.
 
Dans les pays démocratiques, les associations politiques forment pour ainsi dire les seuls particuliers puissants qui aspirent à régler l’État. Aussi les gouvernements de nos jours considèrent-
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ils ces espèces d’associations du même oeil que les rois du Moyen Age regardaient les grands vassaux de la couronne : ils sentent une sorte d’horreur instinctive pour elles, et les combattent en toutes rencontres.
 
Ils ont, au contraire, une bienveillance naturelle pour les associations civiles, parce qu’ils ont aisément découvert que celles-ci, au lieu de diriger l’esprit des citoyens vers les affaires publiques, servent à l’en distraire, et, les engageant de plus en plus dans des projets qui ne peuvent s’accomplir sans la paix publique, les détournent des révolutions. Mais ils ne prennent point garde que les associations politiques multiplient et facilitent prodigieusement les associations civiles, et qu’en évitant un mal dangereux ils se privent d’un remède efficace. Lorsque vous voyez les Américains s’associer librement, chaque jour, dans le but de faire prévaloir une opinion politique, d’élever un homme d’État au gouvernement, ou d’arracher la puissance à un autre, vous avez de la peine à comprendre que des hommes si indépendants ne tombent pas à tout moment dans la licence.
 
Si vous venez, d’autre part, à considérer le nombre infini d’entreprises industrielles qui se poursuivent en commun aux États-Unis, et que vous aperceviez de tous côtés les Américains travaillant
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sans relâche à l’exécution de quelque dessein important et difficile, que la moindre révolution pourrait confondre, vous concevez aisément pourquoi ces gens si bien occupés ne sont point tentés de troubler l’État ni de détruire un repos public dont ils profitent.
 
Est-ce assez d’apercevoir ces choses séparément, et ne faut-il pas découvrir le nœud caché qui les lie ? C’est au sein des associations politiques que les Américains de tous les états, de tous les esprits et de tous les âges, prennent chaque jour le goût général de l’association, et se familiarisent a son emploi. Là, ils se voient en grand nombre, se parlent, s’entendent et s’animent en commun à toutes sortes d’entreprises. Ils transportent ensuite dans la vie civile les notions qu’ils ont ainsi acquises et les font servir à mille usages.
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C’est donc en jouissant d’une liberté dangereuse que les Américains apprennent l’art de rendre les périls de la liberté moins grands.
 
Si l’on choisit un certain moment dans l’existence d’une nation, il est facile de prouver que les associations politiques troublent l’État et paralysent l’industrie ; mais qu’on prenne la vie tout entière d’un peuple, et il sera peut-être aisé de démontrer que la liberté d’association en matière
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politique est favorable au bien-être et même à la tranquillité des citoyens.
 
J’ai dit dans la première partie de cet ouvrage : " La liberté illimitée d’association ne saurait être confondue avec la liberté d’écrire : l’une est tout à la fois moins nécessaire et plus dangereuse que l’autre. Une nation peut y mettre des bornes sans cesser être maîtresse d’elle-même ; elle doit quelquefois le faire pour continuer à l’être. " Et plus loin j’ajoutais : " On ne peut se dissimuler que la liberté illimitée d’association en matière politique ne soit, de toutes les libertés, la dernière qu’un peuple puisse supporter. Si elle ne le fait pas tomber dans l’anarchie, elle la lui fait pour ainsi dire toucher à chaque instant. "
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Ainsi, je ne crois point qu’une nation soit toujours maîtresse de laisser aux citoyens le droit absolu de s’associer en matière politique, et je doute même que, dans aucun pays et a aucune époque, il fût sage de ne pas poser de bornes à la liberté d’association.
 
Tel peuple ne saurait, dit-on, maintenir la paix dans son sein, inspirer le respect des lois, ni fonder de gouvernement durable, s’il ne renferme le droit d’association dans d’étroites limites. De pareils biens sont précieux sans doute, et je conçois que, pour les acquérir ou les conserver,
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une nation consente à s’imposer momentanément de grandes gênes ; mais encore est-il bon qu’elle sache précisément ce que ces biens lui coûtent.
 
Que, pour sauver la vie d’un homme, on lui coupe un bras, je le comprends ; mais je ne veux point qu’on m’assure qu’il va se montrer aussi adroit que s’il n’était pas manchot.
 
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{{t3|Comment les américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu|CHAPITRE VIII.}}
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Lorsque le monde était conduit par un petit nombre d’individus puissants et riches, ceux-ci aimaient à se former une idée sublime des devoirs de l’homme ; ils se plaisaient à professer qu’il est glorieux de s’oublier soi-même et qu’il convient de faire le bien sans intérêt comme Dieu même. C’était la doctrine officielle de ce temps en matière de morale.
 
Je doute que les hommes fussent plus vertueux dans les siècles aristocratiques que dans les autres, mais il est certain qu’on y parlait sans cesse des
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/253]]==
beautés de la vertu ; ils n’étudiaient qu’en secret par quel côté elle est utile. Mais, à mesure que l’imagination prend un vol moins haut et que chacun se concentre en soi-même, les moralistes s’effrayent à cette idée de sacrifice et ils n’osent plus l’offrir à l’esprit humain ; ils se réduisent donc à rechercher si l’avantage individuel des citoyens ne serait pas de travailler au bonheur de tous, et, lorsqu’ils ont découvert un de ces points où l’intérêt particulier vient à se rencontrer avec l’intérêt général, et à s’y confondre, ils se hâtent de le mettre en lumière ; peu à peu les observations semblables se multiplient. Ce qui n’était qu’une remarque isolée devient une doctrine générale, et l’on croit enfin apercevoir que l’homme en servant ses semblables se sert lui-même, et que son intérêt particulier est de bien faire.
 
J’ai déjà montré, dans plusieurs endroits de cet ouvrage, comment les habitants des États-Unis savaient presque toujours combiner leur propre bien-être avec celui de leurs concitoyens. Ce que je veux remarquer ici, c’est la théorie générale à l’aide de laquelle ils y parviennent.
 
Aux États-Unis, on ne dit presque point que la vertu est belle. On soutient qu’elle est utile, et on le prouve tous les jours. Les moralistes américains ne prétendent pas qu’il faille se sacrifier à ses semblables parce qu’il est grand de le faire ; mais
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ils disent hardiment que de pareils sacrifices sont aussi nécessaires à celui qui se les impose qu’à celui qui en profite.
 
Ils ont aperçu que, dans leur pays et de leur temps, l’homme était ramené vers lui-même par une force irrésistible, et, perdant l’espoir de l’arrêter, ils n’ont plus songé qu’à le conduire.
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La doctrine de l’intérêt bien entendu n’est donc pas nouvelle ; mais, chez les Américains de nos jours, elle a été universellement admise ; elle y est devenue populaire : on la retrouve au fond de toutes les actions ; elle perce à travers tous les discours. On ne la rencontre pas moins dans la bouche du pauvre que dans celle du riche.
 
En Europe, la doctrine de l’intérêt est beaucoup plus grossière qu’en Amérique, mais en même
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temps elle y est moins répandue et surtout moins montrée, et l’on feint encore tous les jours parmi nous de grands dévouements qu’on n’a plus.
 
Les Américains, au contraire, se plaisent à expliquer, à l’aide de l’intérêt bien entendu, presque tous les actes de leur vie ; ils montrent complaisamment comment l’amour éclairé d’eux-mêmes les porte sans cesse à s’aider entre eux et les dispose à sacrifier volontiers au bien de l’État une partie de leur temps et de leurs richesses. Je pense qu’en ceci il leur arrive souvent de ne point se rendre justice ; car on voit parfois aux États Unis, comme ailleurs, les citoyens s’abandonner aux élans désintéressés et irréfléchis qui sont naturels à l’homme ; mais les Américains n’avouent guère qu’ils cèdent à des mouvements de cette espèce ; ils aiment mieux faire honneur à leur philosophie qu’à eux-mêmes.
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Je pourrais m’arrêter ici et ne point essayer de juger ce que je viens de décrire. L’extrême difficulté du sujet serait mon excuse. Mais je ne veux point en profiter, et je préfère que mes lecteurs, voyant clairement mon but, refusent de me suivre que de les laisser en suspens.
 
L’intérêt bien entendu est une doctrine peu haute, mais claire et sûre. Elle ne cherche pas à atteindre de grands objets ; mais elle atteint sans trop d’efforts tous ceux auxquels elle vise. Comme
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elle est à la portée de toutes les intelligences, chacun la saisit aisément et la retient sans peine. S’accommodant merveilleusement aux faiblesses des hommes, elle obtient facilement un grand empire, et il ne lui est point difficile de le conserver, parce qu’elle retourne l’intérêt personnel contre lui-même et se sert, pour diriger les passions, de l’aiguillon qui les excite.
 
La doctrine de l’intérêt bien entendu ne produit pas de grands dévouements ; mais elle suggère chaque jour de petits sacrifices ; à elle seule, elle ne saurait faire un homme vertueux ; mais elle forme une multitude de citoyens, réglés, tempérants, modérés, prévoyants, maîtres d’eux-mêmes ; et, si elle ne conduit pas directement à la vertu par la volonté, elle en rapproche insensiblement par les habitudes.
 
Si la doctrine de l’intérêt bien entendu venait à dominer entièrement le monde moral, les vertus extraordinaires seraient sans doute plus rares. Mais je pense aussi qu’alors les grossières dépravations seraient moins communes. La doctrine de l’intérêt bien entendu empêche peut-être quelques hommes de monter fort au-dessus du niveau ordinaire de l’humanité ; mais un grand nombre d’autres qui tombaient au-dessous la rencontrent et s’y retiennent. Considérez quelques individus, elle les abaisse. Envisagez l’espèce, elle l’élève.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/257]]==
 
Je ne craindrai pas de dire que la doctrine de l’intérêt bien entendu me semble, de toutes les théories philosophiques, la mieux appropriée aux besoins des hommes de notre temps, et que j’y vois la plus puissante garantie qui leur reste contre eux-mêmes. C’est donc principalement vers elle que l’esprit des moralistes de nos jours doit se tourner. Alors même qu’ils la jugeraient imparfaite, il faudrait encore l’adopter comme nécessaire.
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Il n’y a pas de pouvoir sur la terre qui puisse empêcher que l’égalité croissante des conditions ne porte l’esprit humain vers la recherche de l’utile, et ne dispose chaque citoyen a se resserrer en lui-même.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/258]]==
 
Il faut donc s’attendre que l’intérêt individuel deviendra plus que jamais le principal, sinon l’unique mobile des actions des hommes ; mais il reste à savoir comment chaque homme entendra son intérêt individuel.
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Si la doctrine de l’intérêt bien entendu n’avait en vue que ce monde, elle serait loin de suffire ; car il y a un grand nombre de sacrifices qui ne peuvent trouver leur récompense que dans l’autre ; et quelque effort d’esprit que l’on fasse pour prouver l’utilité de la vertu, il sera toujours malaisé de faire bien vivre un homme qui ne veut pas mourir.
 
Il est donc nécessaire de savoir si la doctrine de l’intérêt bien entendu peut se concilier aisément avec les croyances religieuses.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/259]]==
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/260]]==
les croyances religieuses.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/261]]==
 
Les philosophes qui enseignent cette doctrine disent aux hommes que, pour être heureux dans la vie, on doit veiller sur ses passions et en réprimer avec soin l’excès ; qu’on ne saurait acquérir un bonheur durable qu’en se refusant mille jouissances passagères, et qu’il faut enfin triompher sans cesse de soi-même pour se mieux servir.
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J’ai rencontré des chrétiens zélés qui s’oubliaient sans cesse afin de travailler avec plus d’ardeur au bonheur de tous, et je les ai entendus prétendre qu’ils n’agissaient ainsi que pour mériter les biens de l’autre monde ; mais je ne puis m’empêcher de penser qu’ils s’abusent eux-mêmes. Je les respecte trop pour les croire.
 
Le christianisme nous dit, il est vrai, qu’il faut préférer les autres à soi pour gagner le ciel ; mais le christianisme nous dit aussi qu’on doit faire le bien à ses semblables par amour de Dieu. C’est là une expression magnifique ; l’homme pénètre
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/262]]==
par son intelligence dans la pensée divine ; il voit que le but de Dieu est l’ordre ; il s’associe librement à ce grand dessein ; et, tout en sacrifiant ses intérêts particuliers à cet ordre admirable de toutes choses, il n’attend d’autres récompenses que le plaisir de le contempler.
 
Je ne crois donc pas que le seul mobile des hommes religieux soit l’intérêt ; mais je pense que l’intérêt est le principal moyen dont les religions elles-mêmes se servent pour conduire les hommes, et je ne doute pas que ce ne soit par ce côté qu’elles saisissent la foule et deviennent populaires.
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Je suppose que, pour atteindre le bonheur de ce monde, un homme résiste en toutes rencontres à l’instinct, et raisonne froidement tous les actes de sa vie, qu’au lieu de céder aveuglément à la fougue de ses premiers désirs, il ait appris l’art de les combattre, et qu’il se soit habitué à sacrifier sans efforts le plaisir du moment à l’intérêt permanent de toute sa vie.
 
Si un pareil homme a foi dans la religion qu’il professe, il ne lui en coûtera guère de se soumettre aux gênes qu’elle impose. La raison même lui conseille de le faire, et la coutume l’a préparé d’avance à le souffrir.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/263]]==
de le faire, et la coutume l’a préparé d’avance à le souffrir.
 
Que s’il a conçu des doutes sur l’objet de ses espérances, il ne s’y laissera point aisément arrêter, et il jugera qu’il est sage de hasarder quelques-uns des biens de ce inonde pour conserver ses droits à l’immense héritage qu’on lui promet dans l’autre.
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Non seulement les Américains suivent leur religion par intérêt, mais ils placent souvent dans ce monde l’intérêt qu’on peut avoir à la suivre. Au Moyen Age, les prêtres ne parlaient que de l’autre vie ; ils ne s’inquiétaient guère de prouver qu’un chrétien sincère peut être un homme heureux ici-bas.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/264]]==
 
Mais les prédicateurs américains reviennent sans cesse à la terre, et ils ne peuvent qu’à grand-peine en détacher leurs regards. Pour mieux toucher leurs auditeurs, ils leur font voir chaque jour comment les croyances religieuses favorisent la liberté et l’ordre public, et il est souvent difficile de savoir, en les écoutant, si l’objet principal de la religion est de procurer l’éternelle félicité dans l’autre monde ou le bien-être en celui-ci.
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/265]]==
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/266]]==
 
{{t3|Du goût du bien-être matériel en Amérique|CHAPITRE X.}}
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Quelque chose de semblable se fait voir de plus en plus en Europe.
 
Parmi les causes qui produisent ces effets pareils dans les deux mondes, il en est plusieurs qui se rapprochent de mon sujet, et que je dois indiquer.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/267]]==
se rapprochent de mon sujet, et que je dois indiquer.
 
Quand les richesses sont fixées héréditairement dans les mêmes familles, on voit un grand nombre d’hommes qui jouissent du bien-être matériel, sans ressentir le goût exclusif du bien-être.
Ligne 491 ⟶ 623 :
Le goût naturel et instinctif que tous les hommes ressentent pour le bien-être étant ainsi satisfait sans peine et sans crainte, leur âme se porte ailleurs et s’attache à quelque entreprise plus difficile et plus grande, qui l’anime et l’entraîne.
 
C’est ainsi qu’au sein même des jouissances matérielles, les membres d’une aristocratie font souvent voir un mépris orgueilleux pour ces mêmes jouissances et trouvent des forces singulières quand il faut enfin s’en priver. Toutes les révolutions qui ont troublé ou détruit les aristocraties
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/268]]==
ont montré avec quelle facilité des gens accoutumés au superflu pouvaient se passer du nécessaire, tandis que des hommes qui sont arrivés laborieusement jusqu’à l’aisance peuvent à peine vivre après l’avoir perdue.
 
Si, des rangs supérieurs, je passe aux basses classes, je verrai des effets analogues produits par des causes différentes.
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Dans ces sortes de sociétés l’imagination du pauvre est rejetée vers l’autre monde ; les misères de la vie réelle la resserrent ; mais elle leur échappe et va chercher ses jouissances au-dehors.
 
Lorsque, au contraire, tes rangs sont confondus et les privilèges détruits, quand les patrimoines se divisent et que la lumière et la liberté se répandent, l’envie d’acquérir le bien-être se présente à l’imagination du pauvre, et la crainte de le perdre à l’esprit du riche. Il s’établit une multitude de fortunes médiocres. Ceux qui les possèdent ont assez de jouissances matérielles pour concevoir
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/269]]==
le goût de ces jouissances, et pas assez pour s’en contenter. Ils ne se les procurent jamais qu’avec effort et ne s’y livrent qu’en tremblant.
 
Ils s’attachent donc sans cesse à poursuivre ou à retenir ces jouissances si précieuses, si incomplètes et si fugitives.
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D’un autre côté, je n’ai jamais aperçu chez les riches des États-Unis ce superbe dédain pour le bien-être matériel qui se montre quelquefois jusque dans le sein des aristocraties les plus opulentes et les plus dissolues.
 
La plupart de ces riches ont été pauvres ; ils ont senti l’aiguillon du besoin ; ils ont longtemps combattu
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/270]]==
une fortune ennemie, et, maintenant que la victoire est remportée, les passions qui ont accompagné la lutte lui survivent ; ils restent comme enivrés au milieu de ces petites jouissances qu’ils ont poursuivies quarante ans.
 
Ce n’est pas qu’aux États-Unis, comme ailleurs, il ne se rencontre un assez grand nombre de riches qui, tenant leurs biens par héritage, possèdent sans efforts une opulence qu’ils n’ont point acquise. Mais ceux-ci mêmes ne se montrent pas moins attachés aux jouissances de la vie matérielle. L’amour du bien-être est devenu le goût national et dominant ; le grand courant des passions humaines porte de ce côté, il entraîne tout dans son cours.
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/271]]==
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/272]]==
 
{{t3|Des effets particuliers que produit l’amour des jouissances matérielles dans les siècles démocratiques|CHAPITRE XI.}}
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Mais il n’en est point ainsi : la passion des jouissances matérielles produit dans le sein des démocraties d’autres effets que chez les peuples aristocratiques.
 
Il arrive quelquefois que la lassitude des affaires, l’excès des richesses, la ruine des croyances,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/273]]==
la décadence de l’État, détournent peu à peu vers les seules jouissances matérielles le cœur d’une aristocratie. D’autres fois, la puissance du prince ou la faiblesse du peuple, sans ravir aux nobles leur fortune, les forcent à s’écarter du pouvoir, et, leur fermant la voie aux grandes entreprises, les abandonnent à l’inquiétude de leurs désirs ; ils retombent alors pesamment sur eux-mêmes, et ils cherchent dans les jouissances du corps l’oubli de leur grandeur passée.
 
Lorsque les membres d’un corps aristocratique se tournent ainsi exclusivement vers l’amour des jouissances matérielles, ils rassemblent d’ordinaire de ce seul côté toute l’énergie que leur a donnée la longue habitude du pouvoir.
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Plus une aristocratie aura été forte, glorieuse et libre plus alors elle se montrera dépravée, et, quelle qu’ait été la splendeur de ses vertus, j’ose prédire qu’elle sera toujours surpassée par l’éclat de ses vices.
 
Le goût des jouissances matérielles ne porte point les peuples démocratiques à de pareils excès. L’amour du bien-être s’y montre une passion
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/274]]==
tenace, exclusive, universelle, mais contenue. Il n’est pas question d’y bâtir de vastes palais, d’y vaincre ou d’y tromper la nature, d’épuiser l’univers, pour mieux assouvir les passions d’un homme ; il s’agit d’ajouter quelques toises à ses champs, de planter un verger, d’agrandir une demeure, de rendre à chaque instant la vie plus aisée et plus commode, de prévenir la gêne et de satisfaire les moindres besoins sans efforts et presque sans frais. Ces objets sont petits mais l’âme s’y attache : elle les considère tous les jours et de fort près ; ils finissent par lui cacher le reste du monde, et ils viennent quelquefois se placer entre elle et Dieu.
 
Ceci, dira-t-on, ne saurait s’appliquer qu’à ceux d’entre les citoyens dont la fortune est médiocre ; les riches montreront des goûts analogues à ceux qu’ils faisaient voir dans les siècles d’aristocratie. Je le conteste.
 
En fait de jouissances matérielles, les plus opulents citoyens d’une démocratie ne montreront pas des goûts fort différents de ceux du peuple, soit que, étant sortis du sein du peuple, ils les partagent réellement, soit qu’ils croient devoir s’y soumettre. Dans les sociétés démocratiques, la sensualité du public a pris une certaine allure modérée et tranquille, à laquelle toutes les âmes sont tenues de se conformer. Il y est aussi difficile d’échapper à la règle commune par ses vices que par ses vertus.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/275]]==
d’échapper à la règle commune par ses vices que par ses vertus.
 
Les riches qui vivent au milieu des nations démocratiques visent donc à la satisfaction de leurs moindres besoins plutôt qu’à des jouissances extraordinaires ; ils contentent une multitude de petits désirs et ne se livrent à aucune grande passion désordonnée. Ils tombent ainsi dans la mollesse plutôt que dans la débauche.
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Parmi les biens matériels, il en est dont la possession est criminelle ; on a soin de s’en abstenir. Il y en a d’autres dont la religion et la morale permettent l’usage ; à ceux-là on livre sans réserve son cœur, son imagination, sa vie, et l’on perd de vue, en s’efforçant de les saisir, ces biens plus précieux qui font la gloire et la grandeur de l’espèce humaine.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/276]]==
 
Ce que je reproche à l’égalité, ce n’est pas d’entraîner les hommes à la poursuite des jouissances défendues ; c’est de les absorber entièrement dans la recherche des jouissances permises.
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Ainsi, il pourrait bien s’établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes, mais qui les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts.
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/277]]==
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/278]]==
 
{{t3|Pourquoi certains Américains font voir un spiritualisme si exalté|CHAPITRE XII.}}
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On rencontre quelquefois dans tous les États de l’Union, mais principalement dans les contrées à moitié peuplées de l’Ouest, des prédicateurs ambulants qui colportent de place en place la parole divine.
 
Des familles entières, vieillards, femmes et enfants,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/279]]==
traversent des lieux difficiles et percent des bois déserts pour venir de très loin les entendre ; et, quand elles les ont rencontrées, elles oublient plusieurs jours et plusieurs nuits, en les écoutant, le soin des affaires et jusqu’aux plus pressants besoins du corps.
 
On trouve ça et là, au sein de la société américaine, des âmes toutes remplies d’un spiritualisme exalté et presque farouche, qu’on ne rencontre guère en Europe. Il s’y élève de temps à autre des sectes bizarres qui s’efforcent de s’ouvrir des chemins extra-ordinaires vers le bonheur éternel. Les folies religieuses y sont fort communes.
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L’âme a des besoins qu’il faut satisfaire ; et, quelque soin que l’on prenne de la distraire d’elle-même, elle s’ennuie bientôt, s’inquiète et s’agite au milieu des jouissances des sens.
 
Si l’esprit de la grande majorité du genre humain se concentrait jamais dans la seule recherche
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/280]]==
des biens matériels, on peut s’attendre qu’il se ferait une réaction prodigieuse dans l’âme de quelques hommes. Ceux-là se jetteraient éperdument dans le monde des esprits, de peur de rester embarrassés dans les entraves trop étroites que veut leur imposer le corps.
 
Il ne faudrait donc pas s’étonner si, au sein d’une société qui ne songerait qu’à la terre, on rencontrait un petit nombre d’individus qui voulussent ne regarder que le ciel. Je serais surpris si, chez un peuple uniquement préoccupé de son bien-être, le mysticisme ne faisait pas bientôt des progrès.
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Si l’état social, les circonstances et les lois ne retenaient pas si étroitement l’esprit américain dans la recherche du bien-être, il est à croire que, lorsqu’il viendrait à s’occuper des choses immatérielles, il montrerait plus de réserve et plus d’expérience, et qu’il se modérerait sans peine. Mais il se sent emprisonné dans des limites dont on semble ne pas vouloir le laisser sortir. Dès qu’il dépasse ces limites, il ne sait où se fixer lui-même, et il court souvent, sans s’arrêter, par-delà les bornes du sens commun.
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/281]]==
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/282]]==
 
{{t3|Pourquoi les américains se montrent si inquiets au milieu de leur bien-être|CHAPITRE XIII.}}
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On rencontre encore quelquefois, dans certains cantons retirés de l’Ancien Monde, de petites populations qui ont été comme oubliées au milieu du tumulte universel et qui sont restées immobiles quand tout remuait autour d’elles. La plupart de ces peuples sont fort ignorants et fort misérables ; ils ne se mêlent point aux affaires du gouvernement et souvent les gouvernements les oppriment. Cependant, ils montrent d’ordinaire un visage serein, et ils font souvent paraître une humeur enjouée.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/283]]==
 
J’ai vu en Amérique les hommes les plus libres et les plus éclairés, placés dans la condition la plus heureuse qui soit au monde ; il m’a semblé qu’une sorte de nuage couvrait habituellement leurs traits ; ils m’ont paru graves et presque tristes jusque dans leurs plaisirs.
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Un homme, aux États-Unis, bâtit avec soin une demeure pour y passer ses vieux jours, et il la vend pendant qu’on en pose le faîte ; il plante un jardin, et il le loue comme il allait en goûter les fruits ; il défriche un champ, et il laisse à d’autres
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/284]]==
le soin d’en récolter les moissons. Il embrasse une profession, et la quitte. Il se fixe dans un lieu dont il part peu après pour aller porter ailleurs ses changeants désirs. Ses affaires privées lui donnent-elles quelque relâche, il se plonge aussitôt dans le tourbillon de la politique. Et quand, vers le terme d’une année remplie de travaux, il lui reste encore quelques loisirs, il promène çà et là dans les vastes limites des États-Unis sa curiosité inquiète. Il fera ainsi cinq cents lieues en quelques jours, pour se mieux distraire de son bonheur.
 
La mort survient enfin et elle l’arrête avant qu’il se soit lassé de cette poursuite inutile d’une félicité complète qui fuit toujours.
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Le goût des jouissances matérielles doit être considéré comme la source première de cette inquiétude secrète qui se révèle dans les actions des Américains, et de cette inconstance dont ils donnent journellement l’exemple.
 
Celui qui a renfermé son cœur dans la seule recherche des biens de ce monde est toujours pressé, car il n’a qu’un temps limité pour les trouver,
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/285]]==
s’en emparer et en jouir. Le souvenir de la brièveté de la vie l’aiguillonne sans cesse. Indépendamment des biens qu’il possède, il en imagine à chaque instant mille autres que la mort l’empêchera de goûter, s’il ne se hâte, Cette pensée le remplit de troubles, de craintes et de regrets, et maintient son âme dans une sorte de trépidation incessante qui le porte à changer à tout moment de desseins et de lieu.
 
Si au goût du bien-être matériel vient se joindre un état social dans lequel la loi ni la coutume ne retiennent plus personne à sa place, ceci est une grande excitation de plus pour cette inquiétude d’esprit : on verra alors les hommes changer continuellement de route, de peur de manquer le plus court chemin qui doit les conduire au bonheur.
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Il est d’ailleurs facile de concevoir que, si les hommes qui recherchent avec passion les jouissances matérielles désirent vivement, ils doivent se rebuter aisément ; l’objet final étant de jouir, il faut que le moyen d’y arriver soit prompt et facile, sans quoi la peine d’acquérir la jouissance surpasserait la jouissance. La plupart des âmes y sont donc à la fois ardentes et molles, violentes et énervées. Souvent la mort y est moins redoutée que la continuité des efforts vers le même but.
 
L’égalité conduit par un chemin plus direct encore à plusieurs des effets que je viens de décrire.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/286]]==
encore à plusieurs des effets que je viens de décrire.
 
Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous, et qu’on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d’elles, une carrière immense et aisée semble s’ouvrir devant l’ambition des hommes, et ils se figurent volontiers qu’ils sont appelés à de grandes destinées. Mais c’est là une vue erronée que l’expérience corrige tous les jours. Cette même égalité qui permet à chaque citoyen de concevoir de vastes espérances rend tous les citoyens individuellement faibles. Elle limite de tous côtés leurs forces, en même temps qu’elle permet à leurs désirs de s’étendre.
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Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence de tous. La borne a changé de forme plutôt que de place. Lorsque les hommes sont à peu près semblables et suivent une même route, il est bien difficile qu’aucun d’entre eux marche vite et perce à travers la foule uniforme qui l’environne et le presse.
 
Cette opposition constante qui règne entre les
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/287]]==
instincts que fait naître l’égalité et les moyens qu’elle fournit pour les satisfaire tourmente et fatigue les âmes.
 
On peut concevoir des hommes arrivés à un certain degré de liberté qui les satisfasse entièrement. Ils jouissent alors de leur indépendance sans inquiétude et sans ardeur. Mais les hommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise.
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Quelque démocratique que soit l’état social et la constitution politique d’un peuple, on peut donc compter que chacun de ses citoyens apercevra toujours près de soi plusieurs points qui le dominent, et l’on peut prévoir qu’il tournera obstinément ses regards de ce seul côté. Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande.
 
Chez les peuples démocratiques, les hommes
Chez les peuples démocratiques, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité ; ils ne sauraient atteindre celle qu’ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sans jamais se dérober à leurs regards, et, en se retirant, elle les attire à sa poursuite. Sans cesse ils croient qu’ils vont la saisir, et elle échappe sans cesse à leurs étreintes. Ils la voient d’assez près pour connaître ses charmes, ils ne l’approchent pas assez pour en jouir, et ils meurent avant d’avoir savouré pleinement ses douceurs.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/288]]==
obtiennent aisément une certaine égalité ; ils ne sauraient atteindre celle qu’ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sans jamais se dérober à leurs regards, et, en se retirant, elle les attire à sa poursuite. Sans cesse ils croient qu’ils vont la saisir, et elle échappe sans cesse à leurs étreintes. Ils la voient d’assez près pour connaître ses charmes, ils ne l’approchent pas assez pour en jouir, et ils meurent avant d’avoir savouré pleinement ses douceurs.
 
C’est à ces causes qu’il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance, et ces dégoûts de la vie qui viennent quelquefois les saisir au milieu d’une existence aisée et tranquille.
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Les Américains ne se tuent point quelque agités qu’ils soient, parce que la religion leur défend de le faire, et que chez eux le matérialisme n’existe pour ainsi dire pas, quoique la passion du bien-être matériel soit générale.
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/289]]==
 
Leur volonté résiste, mais souvent leur raison fléchit.
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Dans les temps démocratiques les jouissances sont plus vives que dans les siècles d’aristocratie, et surtout le nombre de ceux qui les goûtent est infiniment plus grand ; mais, d’une autre part, il faut reconnaître que les espérances et les désirs y sont plus souvent déçus, les âmes plus émues et plus inquiètes, et les soucis plus cuisants.
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/290]]==
 
{{t3|Comment le goût des jouissances matérielles s’unit, chez les américains, à l’amour de la liberté et au soin des affaires publiques|CHAPITRE XIV.}}
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Lorsqu’un État démocratique tourne à la monarchie absolue, l’activité qui se portait précédemment sur les affaires publiques et sur les affaires privées venant tout à coup à se concentrer sur ces dernières, il en résulte, pendant quelque temps, une grande prospérité matérielle ; mais bientôt le mouvement se ralentit et le développement de la production s’arrête.
 
Je ne sais si l’on peut citer un seul peuple manufacturier et commerçant, depuis les Tyriens
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/291]]==
jusqu’aux Florentins et aux Anglais, qui n’ait été un peuple libre. Il y a donc un lien étroit et un rapport nécessaire entre ces deux choses : liberté et industrie.
 
Cela est généralement vrai de toutes les nations, mais spécialement des nations démocratiques.
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Ainsi, les hommes des temps démocratiques ont besoin d’être libres, afin de se procurer plus aisément les jouissances matérielles après lesquelles ils soupirent sans cesse.
 
Il arrive cependant, quelquefois, que le goût
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/292]]==
excessif qu’ils conçoivent pour ces mêmes jouissances les livre au premier maître qui se présente. La passion du bien-être se retourne alors contre elle-même et éloigne sans l’apercevoir l’objet de ses convoitises.
 
Il y a, en effet, un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques.
 
Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous. Il n’est pas besoin d’arracher à de tels citoyens les droits qu’ils possèdent ; ils les laissent volontiers échapper eux-mêmes. L’exercice de leurs devoirs politiques leur paraît un contretemps fâcheux qui les distrait de leur industrie. S’agit-il de choisir leurs représentants, de prêter main-forte à l’autorité, de traiter en commun la chose commune, le temps leur manque ; ils ne sauraient dissiper ce temps si précieux en travaux inutiles. Ce sont là jeux d’oisifs qui ne conviennent point à des hommes graves et occupés des intérêts sérieux de la vie. Ces gens-là croient suivre la doctrine
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/293]]==
de l’intérêt, mais ils ne s’en font qu’une idée grossière, et, pour mieux veiller à ce qu’ils nomment leurs affaires, ils négligent la principale qui est de rester maîtres d’eux-mêmes.
 
Les citoyens qui travaillent ne voulant pas songer à la chose publique, et la classe qui Pourrait se charger de ce soin pour remplir ses loisirs n’existant plus, la place du gouvernement est comme vide.
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Qu’il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu’il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer ; et, au moindre bruit des passions publiques qui pénètrent au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent et s’inquiètent ; pendant longtemps la peur de l’anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre.
 
Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier
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cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s’ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas qu’elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître.
 
Le despotisme des factions n’y est pas moins à redouter que celui d’un homme.
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Il n’est pas rare de voir alors sur la vaste scène du monde, ainsi que sur nos théâtres, une multitude représentée par quelques hommes. Ceux-ci parlent seuls au nom d’une foule absente ou inattentive ; seuls ils agissent au milieu de l’immobilité universelle ; ils disposent, suivant leur caprice, de toutes choses, ils changent les lois et tyrannisent à leur gré les mœurs ; et l’on s’étonne en voyant le petit nombre de faibles et d’indignes mains dans lesquelles peut tomber un grand peuple.
 
jusqu’à présent, les Américains ont évité avec bonheur tous les écueils que je viens d’indiquer ; et en cela ils méritent véritablement qu’on les admire.
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et en cela ils méritent véritablement qu’on les admire.
 
Il n’y a peut-être pas de pays sur la terre où l’on rencontre moins d’oisifs qu’en Amérique, et où tous ceux qui travaillent soient plus enflammés à la recherche du bien-être. Mais si la passion des Américains pour les jouissances matérielles est violente, du moins elle n’est point aveugle, et la raison, impuissante à la modérer, la dirige.
 
Un Américain s’occupe de ses intérêts privés comme s’il était seul dans le monde, et, le moment d’après, il se livre à la chose publique comme s’il les avait oubliés. Il paraît tantôt anime de la cupidité la plus égoïste, et tantôt du patriotisme le plus vif. Le cœur humain ne saurait se diviser de cette manière. Les habitants des États-Unis témoignent alternativement une passion si forte et si semblable pour leur bien-être et leur liberté, qu’il est à croire que ces passions s’unissent et se confondent dans quelque endroit de leur âme. Les Américains voient, en effet, dans leur liberté le meilleur instrument et la plus grande garantie de leur bien-être. Ils aiment ces deux choses une par l’autre. Ils ne pensent donc point que se mêler du public ne soit pas leur affaire ; ils croient, au contraire, que leur principale affaire est de s’assurer
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par eux-mêmes un gouvernement qui leur permette d’acquérir les biens qu’ils désirent, et qui ne leur défende pas de goûter en paix ceux qu’ils ont acquis.
 
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{{t3|Comment les croyances religieuses détournent de temps en temps l’âme des américains vers les jouissances immatérielles|CHAPITRE XV.}}
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Aux États-Unis, quand arrive le septième jour de chaque semaine, la vie commerciale et industrielle de la nation semble suspendue ; tous les bruits cessent. Un profond repos, ou plutôt une sorte de recueillement solennel lui succède ; l’âme rentre enfin en possession d’elle-même, et se contemple.
 
Durant ce jour, les lieux consacrés au commerce sont déserts ; chaque citoyen, entouré de ses enfants, se rend dans un temple ; là on lui tient d’étranges discours qui semblent peu faits
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pour son oreille. On l’entretient des maux innombrables causés par l’orgueil et la convoitise. On lui parle de la nécessité de régler ses désirs, des jouissances délicates attachées à la seule vertu, et du vrai bonheur qui l’accompagne.
 
Rentré dans sa demeure, on ne le voit point courir aux registres de son négoce. Il ouvre le livre des Saintes Écritures ; il y trouve des peintures sublimes ou touchantes de la grandeur et de la bonté du Créateur, de la magnificence infinie des œuvres de Dieu, de la haute destinée réservée aux hommes, de leurs devoirs et de leurs droits à l’immortalité.
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J’ai recherché dans un autre endroit de cet ouvrage les causes auxquelles il fallait attribuer le maintien des institutions politiques des Américains, et la religion m’a paru l’une des principales. Aujourd’hui que je m’occupe des individus, je la retrouve et j’aperçois qu’elle n’est pas moins utile à chaque citoyen qu’à tout l’État.
 
Les Américains montrent, Par leur pratique, qu’ils sentent toute la nécessité de moraliser la
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démocratie par la religion. Ce qu’ils pensent à cet égard sur eux-mêmes est une vérité dont toute nation démocratique doit être pénétrée.
 
Je ne doute point que la constitution sociale et politique d’un peuple ne le dispose à certaines croyances et à certains goûts dans lesquels il abonde ensuite sans peine ; tandis que ces mêmes causes l’écartent de certaines opinions et de certains penchants, sans qu’il y travaille de lui-même, et pour ainsi dire sans qu’il s’en doute.
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Tout l’art du législateur consiste à bien discerner d’avance ces pentes naturelles des sociétés humaines, afin de savoir où il faut aider l’effort des citoyens, et où il serait plutôt nécessaire de le ralentir. Car ces obligations diffèrent suivant les temps. Il n’y a d’immobile que le but vers lequel doit toujours tendre le genre humain ; les moyens de l’y faire arriver varient sans cesse.
 
Si j’étais né dans un siècle aristocratique, au milieu d’une nation où la richesse héréditaire des uns et la pauvreté irrémédiable des autres détournassent également les hommes de l’idée du mieux et tinssent les âmes comme engourdies dans la contemplation d’un autre monde, je voudrais qu’il me fût possible de stimuler chez un pareil peuple le sentiment des besoins, je songerais à découvrir les moyens plus rapides et plus aisés de satisfaire les nouveaux désirs que j’aurais fait
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naître, et, détournant vers les études physiques les plus grands efforts de l’esprit humain, je tâcherais de l’exciter à la recherche du bien-être.
 
S’il arrivait que quelques hommes s’enflammassent inconsidérément à la poursuite de la richesse et fissent voir un amour excessif pour les jouissances matérielles, je ne m’en alarmerais point ; ces traits particuliers disparaîtraient bientôt dans la physionomie commune.
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Mais tandis que l’homme se complaît dans cette recherche honnête et légitime du bien-être, il est à craindre qu’il ne perde enfin l’usage de ses plus sublimes facultés, et qu’en voulant tout améliorer autour de lui, il ne se dégrade enfin lui-même. C’est là qu’est le péril, et non point ailleurs.
 
Il faut donc que les législateurs des démocraties et tous les hommes honnêtes et éclairés qui
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y vivent, s’appliquent sans relâche à y soulever les âmes et à les tenir dressées vers le ciel. Il est nécessaire que tous ceux qui s’intéressent à l’avenir des sociétés démocratiques s’unissent, et que tous, de concert, fassent de continuels efforts pour répandre dans le sein de ces sociétés le goût de l’infini, le sentiment du grand et l’amour des plaisirs immatériels.
 
Que, s’il se rencontre parmi les opinions d’un peuple démocratique quelques-unes de ces théories malfaisantes qui tendent à faire croire que tout périt avec le corps, considérez les hommes qui les professent comme les ennemis naturels de ce peuple.
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Il y a bien des choses qui me blessent dans les matérialistes. Leurs doctrines me paraissent pernicieuses, et leur orgueil me révolte. Si leur système pouvait être de quelque utilité à l’homme, il semble que ce serait en lui donnant une modeste idée de lui-même. Mais ils ne font point voir qu’il en soit ainsi ; et, quand ils croient avoir suffisamment établi qu’ils ne sont que des brutes, ils se montrent aussi fiers que s’ils avaient démontré qu’ils étaient des dieux.
 
Le matérialisme est chez toutes les nations une maladie dangereuse de l’esprit humain ; mais il faut particulièrement le redouter chez un peuple démocratique, parce qu’il se combine merveilleusement avec le vice de cœur le plus familier à ces peuples.
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avec le vice de cœur le plus familier à ces peuples.
 
La démocratie favorise le goût des jouissances matérielles. Ce goût, s’il devient excessif, dispose bientôt les hommes à croire que tout n’est que matière ; et le matérialisme, à son tour, achève de les entraîner avec une ardeur insensée vers ces mêmes jouissances. Tel est le cercle fatal dans lequel les nations démocratiques sont poussées. Il est bon qu’elles voient le péril, et se retiennent.
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Lors donc qu’une religion quelconque a jeté de profondes racines au sein d’une démocratie, gardez-vous de l’ébranler ; mais conservez-la plutôt avec soin comme le plus précieux héritage des siècles aristocratiques ; ne cherchez pas à arracher aux hommes leurs anciennes opinions religieuses pour en substituer des nouvelles, de peur que, dans le passage d’une foi à une autre, l’âme se trouvant un moment vide de croyances, l’amour des jouissances matérielles ne vienne à s’y étendre et à la remplir tout entière.
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Assurément, la métempsycose n’est pas plus raisonnable que le matérialisme ; Cependant, s’il fallait absolument qu’une démocratie fît un choix entre les deux, je n’hésiterais pas, et je jugerais que ses citoyens risquent moins de s’abrutir en pensant que leur âme va passer dans le corps d’un porc, qu’en croyant qu’elle n’est rien.
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Ceux-là même considèrent le corps comme la portion secondaire et inférieure de notre nature ; et ils le méprisent alors même qu’ils subissent son influence ; tandis qu’ils ont une estime naturelle et une admiration secrète pour la partie immatérielle de l’homme, encore qu’ils refusent quelquefois de se soumettre à son empire. C’en est assez pour donner un certain tour élevé à leurs idées et à leurs goûts, et pour les faire tendre sans intérêt, et comme d’eux-mêmes, vers les sentiments purs et les grandes pensées.
 
Il n’est pas certain que Socrate et son école eussent des opinions bien arrêtées sur ce qui devait
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arriver a l’homme dans l’autre vie ; mais la seule croyance sur laquelle ils étaient fixés, que l’âme n’a rien de commun avec le corps et qu’elle lui survit, a suffi pour donner à la philosophie platonicienne cette sorte d’élan sublime qui la distingue.
 
Quand on lit Platon, on aperçoit que dans les temps antérieurs à lui, et de son temps, il existait beaucoup d’écrivains qui préconisaient le matérialisme. Ces écrivains ne sont pas parvenus jusqu’à nous ou n’y sont parvenus que fort incomplètement. Il en a été ainsi dans presque tous les siècles : la plupart des grandes réputations littéraires se sont jointes au spiritualisme. L’instinct et le goût du genre humain soutiennent cette doctrine ; ils la sauvent souvent en dépit des hommes eux-mêmes et font surnager les noms de ceux qui s’y attachent. Il ne faut donc pas croire que dans aucun temps, et quel que soit l’état politique, la passion des jouissances matérielles et les opinions qui s’y rattachent pourront suffire à tout un peuple. Le cœur de l’homme est Plus vaste qu’on ne le suppose ; il peut renfermer à la fois le goût des biens de la terre et l’amour de ceux du ciel ; quelquefois il semble se livrer éperdument à l’un des deux ; mais il n’est jamais longtemps sans songer à l’autre.
 
S’il est facile de voir que c’est particulièrement dans les temps de démocratie qu’il importe de
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faire régner les opinions spiritualistes, il n’est pas aisé de dire comment ceux qui gouvernent les peuples démocratiques doivent faire pour qu’elles y règnent.
 
Je ne crois pas à la prospérité non plus qu’à la durée des philosophies officielles, et, quant aux religions d’État, j’ai toujours pensé que si parfois elles pouvaient servir momentanément les intérêts du pouvoir politique, elles devenaient toujours tôt ou tard fatales à l’Église.
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Quels moyens reste-t-il donc à l’autorité pour ramener les hommes vers les opinions spiritualistes ou pour les retenir dans la religion qui les suggère ?
 
Ce que je vais dire va bien me nuire aux yeux des politiques. Je crois que le seul moyen efficace
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dont les gouvernements puissent se servir pour mettre en honneur le dogme de l’immortalité de l’âme, c’est d’agir chaque jour comme s’ils y croyaient eux-mêmes ; et je pense que ce n’est qu’en se conformant scrupuleusement à la morale religieuse dans les grandes affaires, qu’ils peuvent se flatter d’apprendre aux citoyens à la connaître, à l’aimer et à la respecter dans les petites.
 
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{{t3|Comment l’amour excessif du bien-être peut nuire au bien-être|CHAPITRE XVI.}}
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Il y a plus de liaison qu’on ne pense entre le perfectionnement de l’âme et l’amélioration des biens du corps ; l’homme peut laisser ces deux choses distinctes et envisager alternativement chacune d’elles ; mais il ne saurait les séparer entièrement sans les perdre enfin de vue l’une et l’autre.
 
Les bêtes ont les mêmes sens que nous et à peu près les mêmes convoitises : il n’y a pas de passions matérielles qui ne nous soient communes avec
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elles et dont le germe ne se trouve dans un chien aussi bien qu’en nous-mêmes.
 
D’où vient donc que les animaux ne savent pourvoir qu’à leurs premiers et à leurs plus grossiers besoins, tandis que nous varions à l’infini nos jouissances et les accroissons sans cesse ?
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Tout ce qui l’énerve, au contraire, ou l’abaisse, l’affaiblit pour toutes choses, les principales comme les moindres, et menace de la rendre presque aussi impuissante pour les unes que pour les autres. Ainsi, il faut que l’âme reste grande et forte, ne fût-ce que pour pouvoir, de temps à autre, mettre sa force et sa grandeur au service du corps.
 
Si les hommes parvenaient jamais a se contenter
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des biens matériels, il est à croire qu’ils perdraient peu à peu l’art de les produire, et qu’ils finiraient par en jouir sans discernement et sans progrès, comme les brutes.
 
 
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Dans les siècles de foi, on place le but final de la vie après la vie.
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/312]]==
place le but final de la vie après la vie.
 
Les hommes de ces temps-là s’accoutument donc naturellement, et pour ainsi dire sans le vouloir, à considérer pendant une longue suite d’années un objet immobile vers lequel ils marchent sans cesse, et ils apprennent, par des progrès insensibles, à réprimer mille petits désirs passagers, pour mieux arriver à satisfaire ce grand et permanent désir qui les tourmente. Lorsque les mêmes hommes veulent s’occuper des choses
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de la terre, ces habitudes se retrouvent. Ils fixent volontiers à leurs actions d’ici-bas un but général et certain, vers lequel tous leurs efforts se dirigent. On ne les voit point se livrer chaque jour à des tentatives nouvelles ; mais ils ont des desseins arrêtés qu’ils ne se lassent point de poursuivre.
 
Ceci explique pourquoi les peuples religieux ont souvent accompli des choses si durables. Il se trouvait qu’en s’occupant de l’autre monde, ils avaient rencontré le grand secret de réussir dans celui-ci.
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Mais, à mesure que les lumières de la foi s’obscurcissent, la vue des hommes se resserre, et l’on dirait que chaque jour l’objet des actions humaines leur paraît plus proche.
 
Quand ils se sont une fois accoutumés à ne plus s’occuper de ce qui doit arriver après leur vie, on les voit retomber aisément dans cette indifférence complète et brutale de l’avenir qui n’est que trop conforme à certains instincts de l’espèce humaine. Aussitôt qu’ils ont perdu l’usage de placer leurs principales espérances à long terme, ils sont naturellement portés à vouloir réaliser sans retard
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leurs moindres désirs, et il semble que du moment où ils désespèrent de vivre une éternité, ils sont disposés à agir comme s’ils ne devaient exister qu’un seul jour.
 
Dans les siècles d’incrédulité, il est donc toujours à craindre que les hommes ne se livrent sans cesse au hasard journalier de leurs désirs et que, renonçant entièrement à obtenir ce qui ne peut s’acquérir sans de longs efforts, ils ne fondent rien de grand, de paisible et de durable.
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Quand chacun cherche sans cesse à changer de place, qu’une immense concurrence est ouverte à tous, que les richesses s’accumulent et se dissipent en peu d’instants au milieu du tumulte de la démocratie, l’idée d’une fortune subite et facile, de grands biens aisément acquis et perdus, l’image du hasard, sous toutes ses formes, se présente à l’esprit humain. L’instabilité de l’état social vient favoriser l’instabilité naturelle des désirs. Au milieu de ces fluctuations perpétuelles du sort, le présent grandit ; il cache l’avenir qui s’efface et les hommes ne veulent songer qu’au lendemain.
 
Dans ces pays où, par un concours malheureux, l’irréligion et la démocratie se rencontrent, les philosophes et les gouvernants doivent s’attacher
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sans cesse à reculer aux yeux des hommes l’objet des actions humaines ; c’est leur grande affaire.
 
Il faut que, se renfermant dans l’esprit de son siècle et de son pays, le moraliste apprenne à s’y défendre. Que chaque jour il s’efforce de montrer à ses contemporains comment, au milieu même du mouvement perpétuel qui les environne, il est plus facile qu’ils ne le supposent de concevoir et d’exécuter de longues entreprises. Qu’il leur fasse voir que, bien que l’humanité ait changé de face, les méthodes à l’aide desquelles les hommes peuvent se procurer la prospérité de ce monde sont restées les mêmes, et que, chez les peuples démocratiques, comme ailleurs, ce n’est qu’en résistant à mille petites passions particulières de tous les jours, qu’on peut arriver à satisfaire la passion générale du bonheur, qui tourmente.
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Dans tous les temps il importe que ceux qui dirigent les nations se conduisent en vue de l’avenir. Mais cela est plus nécessaire encore dans les siècles démocratiques et incrédules que dans tous les autres. En agissant ainsi, les chefs des démocraties font non seulement prospérer les affaires publiques, mais ils apprennent encore, par leur exemple, aux particuliers, l’art de conduire les affaires privées.
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Il faut surtout qu’ils s’efforcent de bannir, autant que possible, le hasard du monde politique.
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Mais il n’y a rien de plus pernicieux que de pareils exemples offerts aux regards d’un peuple démocratique. Ils achèvent de précipiter son cœur sur une pente où tout l’entraîne. C’est donc principalement dans les temps de scepticisme et d’égalité qu’on doit éviter avec soin que la faveur du peuple, ou celle du prince, dont le hasard vous favorise ou vous prive, ne tienne lieu de la science et des services. Il est à souhaiter que chaque progrès y paraisse le fruit d’un effort, de telle sorte qu’il n’y ait pas de grandeurs trop faciles, et que l’ambition soit forcée de fixer longtemps ses regards vers le but avant de l’atteindre.
 
Il faut que les gouvernements s’appliquent à redonner aux hommes ce goût de l’avenir, qui n’est plus inspiré par la religion et l’état social, et que, sans le dire, ils enseignent chaque jour pratiquement aux citoyens que la richesse, la renommée, le pouvoir, sont les prix du travail, que les grands
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succès se trouvent placés au bout des longs désirs, et qu’on n’obtient rien de durable que ce qui s’acquiert avec peine.
 
Quand les hommes se sont accoutumés à prévoir de très loin ce qui doit leur arriver ici-bas, et à s’y nourrir d’espérances, il leur devient malaisé d’arrêter toujours leur esprit aux bornes précises de la vie, et ils sont bien prêts d’en franchir les limites, pour jeter leurs regards au-delà.
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Ainsi, le moyen qui permet aux hommes de se passer, jusqu’à un certain point, de religion, est peut-être, après tout, le seul qui nous reste pour ramener par un long détour le genre humain vers la foi.
 
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{{t3|Pourquoi chez les Américains, toutes les professions honnêtes sont réputées honorables|CHAPITRE XVIII.}}
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Chez les peuples démocratiques, où il n’y a point de richesses héréditaires, chacun travaille pour vivre, ou a travaillé, ou est né de gens qui ont travaillé. L’idée du travail, comme condition nécessaire, naturelle et honnête de l’humanité, s’offre donc de tout côté à l’esprit humain.
 
Non seulement le travail n’est point en déshonneur chez ces peuples, mais il est en honneur ; le préjugé n’est pas contre lui, il est pour lui. Aux États-Unis, un homme riche croit devoir à l’opinion publique de consacrer ses loisirs à quelque
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opération d’industrie, de commerce ou à quelques devoirs publics. Il s’estimerait mal famé s’il n’employait sa vie qu’à vivre. C’est pour se soustraire à cette obligation du travail que tant de riches Américains viennent en Europe : là, ils trouvent des débris de sociétés aristocratiques parmi lesquelles l’oisiveté est encore honorée.
 
L’égalité ne réhabilite pas seulement l’idée du travail, elle relève l’idée du travail procurant un lucre.
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Ainsi, l’idée du gain reste distincte de celle du travail. Elles ont beau être jointes au fait, le passé les sépare.
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Dans les sociétés démocratiques, ces deux idées sont, au contraire, toujours visiblement unies. Comme le désir de bien-être est universel, que les fortunes sont médiocres et passagères, que chacun a besoin d’accroître ses ressources ou d’en préparer de nouvelles à ses enfants, tous voient bien clairement que c’est le gain qui est, sinon en tout, du moins en partie, ce qui les porte au travail. Ceux mêmes qui agissent principalement en vue de la gloire s’apprivoisent forcément avec cette pensée qu’ils n’agissent pas uniquement par cette vue, et ils découvrent, quoi qu’ils en aient, que le désir de vivre se mêle chez eux au désir d’illustrer leur vie.
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Ceci sert à expliquer les opinions que les Américains entretiennent relativement aux diverses professions.
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Les serviteurs américains ne se croient pas dégradés parce qu’ils travaillent ; car autour d’eux tout le monde travaille. Ils ne se sentent pas abaissés par l’idée qu’ils reçoivent un salaire ; car le président des États-Unis travaille aussi pour un salaire. On le paye pour commander, aussi bien qu’eux pour servir.
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Aux États-Unis, les professions sont plus ou moins pénibles, plus ou moins lucratives, mais elles ne sont jamais ni hautes ni basses. Toute profession honnête est honorable.
 
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{{t3|Ce qui fait pencher presque tous les Américains vers les professions industrielles|CHAPITRE XIX.}}
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Au contraire, presque tous les goûts et les habitudes qui naissent de l’égalité conduisent naturellement les hommes vers le commerce et l’industrie.
 
Je me figure un homme actif, éclairé, libre, aisé, plein de désirs. Il est trop pauvre pour pouvoir
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vivre dans l’oisiveté ; il est assez riche pour se sentir au-dessus de la crainte immédiate du besoin, et il songe à améliorer son sort. Cet homme a conçu le goût des jouissances matérielles ; mille autres s’abandonnent à ce goût sous ses yeux ; lui-même a commencé à s’y livrer, et il brûle d’accroître les moyens de le satisfaire davantage. Cependant la vie s’écoule, le temps presse. Que va-t-il faire ?
 
La culture de la terre promet à ses efforts des résultats presque certains, mais lents. On ne s’y enrichit que peu à peu et avec peine. L’agriculture ne convient qu’à des riches qui ont déjà un grand superflu, ou à des pauvres qui ne demandent qu’à vivre. Son choix est fait : il vend soi] champ, quitte sa demeure et va se livrer à quelque profession hasardeuse, mais lucrative.
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La démocratie ne multiplie donc pas seulement le nombre des travailleurs ; elle porte les hommes à un travail plutôt qu’à un autre ; et, tandis qu’elle les dégoûte de l’agriculture, elle les dirige vers le commerce et l’industrie .
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/324]]==
 
Cet esprit se fait voir chez les plus riches citoyens eux-mêmes.
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Dans les pays démocratiques, un homme, quelque opulent qu’on le suppose, est presque toujours mécontent de sa fortune, parce qu’il se trouve moins riche que son père et qu’il craint que ses fils ne le soient moins que lui. La plupart des riches des démocraties rêvent donc sans cesse aux moyens d’acquérir des richesses, et ils tournent naturellement les yeux vers le commerce et l’industrie, qui leur paraissent les moyens les plus prompts et les plus puissants de se les procurer. Ils partagent sur ce point les instincts du pauvre sans avoir ses besoins, ou plutôt ils sont poussés par le plus impérieux de tous les besoins : celui de ne pas déchoir.
 
Dans les aristocraties, les riches sont en même
Dans les aristocraties, les riches sont en même temps les gouvernants. L’attention qu’ils donnent sans cesse à de grandes affaires publiques les détourne des petits soins que demandent le commerce et l’industrie. Si la volonté de quelqu’un d’entre eux se dirige néanmoins par hasard vers le négoce, la volonté du corps vient aussitôt lui barrer la route ; car on a beau se soulever contre l’empire du -nombre, on n’échappe jamais complètement à son joug, et, au sein même des corps aristocratiques qui refusent le plus opiniâtrement de reconnaître les droits de la majorité nationale, il se forme une majorité particulière qui gouverne .
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temps les gouvernants. L’attention qu’ils donnent sans cesse à de grandes affaires publiques les détourne des petits soins que demandent le commerce et l’industrie. Si la volonté de quelqu’un d’entre eux se dirige néanmoins par hasard vers le négoce, la volonté du corps vient aussitôt lui barrer la route ; car on a beau se soulever contre l’empire du -nombre, on n’échappe jamais complètement à son joug, et, au sein même des corps aristocratiques qui refusent le plus opiniâtrement de reconnaître les droits de la majorité nationale, il se forme une majorité particulière qui gouverne .
 
Dans les pays démocratiques, où l’argent ne conduit pas au pouvoir celui qui le possède, mais souvent l’en écarte, les riches ne savent que faire de leurs loisirs. L’inquiétude et la grandeur de leurs désirs, l’étendue de leurs ressources, le goût de l’extraordinaire, que ressentent presque toujours ceux qui s’élèvent, de quelque manière que ce soit, au-dessus de la foule, les pressent d’agir. La seule route du commerce leur est ouverte. Dans les démocraties, il n’y a rien de plus grand ni de plus brillant que le commerce ; c’est lui qui attire les regards du public et remplit l’imagination de la foule ; vers lui toutes les passions énergiques se dirigent. Rien ne saurait empêcher les riches de
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s’y livrer, ni leurs propres préjugés, ni ceux d’aucun autre. Les riches des démocraties ne forment jamais Un corps qui ait ses mœurs et sa police ; les idées particulières de leur classe ne les arrêtent pas, et les idées générales de leur pays les poussent. Les grandes fortunes qu’on voit au sein d’un peuple démocratique ayant, d’ailleurs, presque toujours une origine commerciale, il faut que plusieurs générations se succèdent avant que leurs possesseurs aient entièrement perdu les habitudes du négoce.
 
Resserrés dans l’étroit espace que la politique leur laisse, les riches des démocraties se jettent donc de toutes parts dans le commerce ; là ils peuvent s’étendre et user de leurs avantages naturels ; et c’est, en quelque sorte, à l’audace même et à la grandeur de leurs entreprises industrielles qu’on doit juger le peu de cas qu’ils auraient fait de l’industrie, s’ils étaient nés au sein d’une aristocratie.
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Ceux qui vivent au milieu de l’instabilité démocratique ont sans cesse sous les yeux l’image du hasard et ils finissent par aimer toutes les entreprises où le hasard joue un rôle.
 
Ils sont donc tous portés vers le commerce, non seulement à cause du gain qu’il leur promet, mais par l’amour des émotions qu’il leur donne.
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seulement à cause du gain qu’il leur promet, mais par l’amour des émotions qu’il leur donne.
 
Les États-Unis d’Amérique ne sont sortis que depuis un demi-siècle de la dépendance coloniale dans laquelle les tenait l’Angleterre ; le nombre des grandes fortunes y est fort petit, et les capitaux encore rares. Il n’est pas cependant de peuple sur la terre qui ait fait des progrès aussi rapides que les Américains dans le commerce et l’industrie. Ils forment aujourd’hui la seconde nation maritime du monde ; et, bien que leurs manufactures aient à lutter contre des obstacles naturels presque insurmontables, elles ne laissent pas de prendre chaque jour de nouveaux développements.
 
Aux États-Unis, les plus grandes entreprises industrielles s’exécutent sans peine, parce que la population tout entière se mêle d’industrie, et que le plus pauvre aussi bien que le plus opulent citoyen unissent volontiers en ceci leurs efforts. On est donc étonné chaque jour de voir les travaux immenses qu’exécute sans peine une nation qui ne renferme pour ainsi dire point de riches. Les Américains ne sont arrivés que d’hier sur le sol qu’ils habitent, et ils y ont déjà bouleversé tout l’ordre de la nature à leur profit. Ils ont uni l’Hudson au Mississipi et fait communiquer l’océan Atlantique avec le golfe du Mexique, à travers plus de cinq cents lieues de continent qui séparent ces
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deux mers. Les plus longs chemins de fer qui aient été faits jusqu’à nos jours sont en Amérique.
 
Mais ce qui me frappe le plus aux États-Unis, ce n’est pas la grandeur extraordinaire de quelques entreprises industrielles, c’est la multitude innombrable des petites entreprises.
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Tous les ans un essaim d’habitants du Nord descend vers le Midi et vient s’établir dans les contrées où croissent le coton et la canne à sucre. Ces hommes cultivent la terre dans le but de lui faire produire en peu d’années de quoi les enrichir, et ils entrevoient déjà le moment où ils pourront retourner dans leur patrie jouir de l’aisance ainsi acquise. Les Américains transportent donc dans l’agriculture l’esprit du négoce, et leurs passions industrielles se montrent là comme ailleurs.
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Les Américains font d’immenses progrès en industrie parce qu’ils s’occupent tous à la fois d’industrie ; et pour cette même cause ils sont sujets à des crises industrielles très inattendues et très formidables.
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Je crois que le retour des crises industrielles est une maladie endémique chez les nations démocratiques de nos jours. On peut la rendre moins dangereuse, mais non la guérir, parce qu’elle ne tient pas à un accident, mais au tempérament même de ces peuples.
 
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{{t3|Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie|CHAPITRE XX.}}
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On a reconnu que quand un ouvrier ne s’occupait tous les jours que du même détail, on parvenait plus aisément, plus rapidement et avec plus d’économie à la production générale de l’œuvre.
 
On a également reconnu que plus une industrie
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était entreprise en grand, avec de grands capitaux, un grand crédit, plus ses produits étaient à bon marché.
 
Ces vérités étaient entrevues depuis longtemps, mais on les a démontrées de nos jours. Déjà on les applique à plusieurs industries très importantes, et successivement les moindres s’en emparent.
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Que doit-on attendre d’un homme qui a employé vingt ans de sa vie à faire des têtes d’épingles ? et à quoi peut désormais s’appliquer chez lui cette puissante intelligence humaine, qui a souvent remué le monde, sinon à rechercher le meilleur moyen de faire des tètes d’épingles !
 
Lorsqu’un ouvrier a consumé de cette manière une portion considérable de son existence, sa pensée s’est arrêtée pour jamais près de l’objet
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journalier de ses labeurs ; son corps a contracté certaines habitudes fixes dont il ne lui est plus permis de se départir. Et, un mot, il n’appartient plus à lui-même, mais à la profession qu’il a choisie. C’est en vain que les lois et les mœurs ont pris soin de briser autour de cet homme toutes les barrières et de lui ouvrir de tous côtés mille chemins différents vers la fortune ; une théorie industrielle plus puissante que les mœurs et les lois l’a attaché à un métier, et souvent à un lieu qu’il ne peut quitter. Elle lui a assigné dans la société une certaine place dont il ne peut sortir. Au milieu du mouvement universel, elle l’a rendu immobile.
 
À mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l’ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant. L’art fait des progrès, l’artisan rétrograde. D’un autre côté, à mesure qu’il se découvre plus manifestement que les produits d’une industrie sont d’autant plus parfaits et d’autant moins chers que la manufacture est plus vaste et le capital plus grand, des hommes très riches et très éclairés se présentent pour exploiter des industries qui, jusque-là, avaient été livrées à des artisans ignorants ou malaisés. La grandeur des efforts nécessaires et l’immensité des résultats à obtenir les attirent.
 
Ainsi donc, dans le même temps que la science industrielle abaisse sans cesse la classe des ouvriers, elle élève celle des maîtres.
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industrielle abaisse sans cesse la classe des ouvriers, elle élève celle des maîtres.
 
Tandis que l’ouvrier ramène de plus en plus son intelligence à l’étude d’un seul détail, le maître promène chaque jour ses regards sur un plus vaste ensemble, et son esprit s’étend en proportion que celui de l’autre se resserre. Bientôt il ne faudra plus au second que la force physique sans l’intelligence ; le premier a besoin de la science, et presque du génie pour réussir. L’un ressemble de plus en plus à l’administrateur d’un vaste empire, et l’autre à une brute.
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Les conditions venant à s’égaliser de plus en plus dans le corps de la nation, le besoin des objets manufacturés s’y généralise et s’y accroît, et le bon marché qui met ces objets à la portée des fortunes médiocres, devient un plus grand élément de succès.
 
Il se trouve donc chaque jour que des hommes
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plus opulents et plus éclairés consacrent à l’industrie leurs richesses et leurs sciences et cherchent, en ouvrant de grands ateliers et en divisant strictement le travail, à satisfaire les nouveaux désirs qui se manifestent de toutes parts.
 
Ainsi, à mesure que la masse de la nation tourne à la démocratie, la classe particulière qui s’occupe d’industrie devient plus aristocratique. Les hommes se montrent de plus en plus semblables dans l’une et de plus en plus différents dans l’autre, et l’inégalité augmente dans la petite société en proportion qu’elle décroît dans la grande.
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Les petites sociétés aristocratiques que forment certaines industries au milieu de l’immense démocratie de nos jours renferment, comme les grandes sociétés aristocratiques des anciens temps, quelques hommes très opulents et une multitude très misérable.
 
Ces pauvres ont peu de moyens de sortir de leur condition et de devenir
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riches, mais les riches deviennent sans cesse des pauvres, ou quittent le négoce après avoir réalisé leurs profits. Ainsi, les éléments qui forment la classe des pauvres sont à peu près fixes ; mais les éléments qui composent la classe des riches ne le sont pas. À vrai dire, quoiqu’il y ait des riches, la classe des riches n’existe point ; car ces riches n’ont pas d’esprit ni d’objets communs, de traditions ni d’espérances communes. Il y a donc des membres, mais point de corps.
 
Non seulement les riches ne sont pas unis solidement entre eux, mais on peut dire qu’il n’y a pas de lien véritable entre le pauvre et le riche.
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L’aristocratie que fonde le négoce ne se fixe presque jamais au milieu de la population industrielle qu’elle dirige ; son but n’est point de gouverner celle-ci, mais de s’en servir.
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Une aristocratie ainsi constituée ne saurait avoir une grande prise sur ceux qu’elle emploie ; et, parvint-elle à les saisir un moment, bientôt ils lui échappent. Elle ne sait pas vouloir et ne peut agir.