« Les Mystères du peuple/IV/6 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
mAucun résumé des modifications
Ligne 1 :
{{TextQuality|75100%}}<div class="text">
{{ChapitreNav
| [[Eugène Sue]]
| Les Mystères du peuple — [[Les Mystères du peuple - Tome IV|Tome IV]]
| '''LA GARDE DU POIGNARD — Chapitre IV.'''
| [[Les Mystères du peuple - IV,5LA GARDE DU POIGNARD — Chapitre III.]]
|
|
| [[Les Mystères du peuple - IV,7| Épilogue : Le Monastère de Charolles.]]
}}
 
 
''Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier vœu de son père Karadeuk. — Il retrouve Kervan, frère de son père. — Ce qui est advenu à Ronan le Vagre, avant et durant son voyage.''
 
 
 
Deux ans se sont écoulés depuis la mort du comte Neroweg... On est en hiver : le vent siffle, la neige tombe. Par une nuit pareiIle, il y a de cela près de cinquante ans, Karadeuk, petit-fils du vieil Araïm, avait quitté la maison de son père où se passe ce récit, pour aller courir la Bagaudie, séduit par les récits du colporteur.
Ligne 206 ⟶ 203 :
«— Mes amis, mes frères, vous tous qui m'entendez, je reviens au milieu de vous avec la bonne nouvelle... écoutez-moi : jusqu'ici vous avez, par de terribles représailles, rendu aux Franks et aux évêques le mal pour le mal : les méchants l'ont voulu, la violence a appelé la violence ! l'oppression, la révolte ; l'iniquité, la vengeance ! Elles se sont réalisées, ces menaçantes paroles de Jésus : ''Qui frappera de l'épée périra par l'épée ! — Malheur à vous qui retenez votre prochain en esclavage ! — Malheur à vous, riches au cœur impitoyable !'' Aux pauvres qui manquaient du nécessaire, vous avez distribué les biens de ces conquérants pillards ou de ces nouveaux ''princes des prêtres, race de serpents et de vipères, qui'', selon le Christ, ''dévore le bien des pauvres''. — ''Affreux hypocrites qui jurent par l'or de l'autel et non par la sainteté du temple''... Beaucoup d'hommes endurcis, frappés par vous de terreur, ont dès lors montré quelque charité... Vous avez enfin fait justice ; mais, hélas ! justice aventureuse, implacable, comme nos temps implacables ! temps de tyrannie et de guerre civile, d'esclavage et de révolte, de misère atroce et de criminelle opulence ! effrayants désastres qui ont jeté les peuples hors de toutes les voies humaines. L'éternelle notion du juste et de l'injuste, du bien et du mal, s'obscurcit dans les esprits : les uns, hébétés par l'épouvante et l'ignorance, subissent des maux inouïs avec une résignation dégradante, impie ! les autres, se jetant comme vous dans une révolte légitime, mais impuissante parce qu'elle est partielle, sont en proie à je ne sais quel vertige furieux, sanglant, et mêlent les actes les plus généreux aux actes les plus déplorables... Votre vengeance est légitime, et elle engendre fatalement d'incalculables malheurs ! Aujourd'hui, frappés par vous de terreur, quelques cœurs, jusqu'alors impitoyables, se montrent moins cruels envers leurs esclaves ; mais demain ? demain... vous serez loin et les bourreaux redoubleront de cruauté... Vous incendiez les demeures de ces conquérants barbares établis en Gaule par le massacre et le pillage ; mais ces demeures écroulées dans les flammes, qui les rebâtira ? nos frères esclaves ! Vous partagez entre eux les dépouilles des seigneurs et des prélats enrichis par la rapine, l'exaction, la simonie ; mais ces ressources précaires, dites, combien durent-elles pour nos frères esclaves ? quelques jours à peine ; puis la misère pèsera plus atroce encore sur ces malheureux ! Ces coffres vidés par vous, charitablement je le sais, qui devra les remplir ? nos frères esclaves, par de nouveaux et écrasants labeurs ! Et que de larmes ! que de sang versé ! que de ruines !...
 
» —OuiOui, des larmes ! des ruines ! du sang ! — crièrent plusieurs voix. — Nos conquérants ne l'ont-ils pas fait couler à flots, le sang de notre race !... Périsse le monde, et nous avec lui, et avec nous l'iniquité qui nous dévore !...
 
»— Périsse l'iniquité ! oui, périsse l'esclavage ! oui, périssent la misère, l'ignorance !... Oui, oui ! demandez à Ronan, mon frère, si je ne lui disais pas un jour : Comme toi, j'ai horreur de la conquête barbare ; comme toi, j'ai horreur de l'asservissement ; comme toi, j'ai horreur de l'ignorance funeste où de faux prêtres de Jésus tiennent leurs semblables ; comme toi, j'ai horreur de la dégradation de notre Gaule bien-aimée... Mais pour vaincre à jamais la barbarie, l'ignorance, la misère, l'esclavage, il faut les combattre, le moment venu, par la civilisation, par le savoir, par la vertu, par le travail, par le réveil de l'antique patriotisme gaulois, non pas mort, mais engourdi au fond de tant de cœurs !
Ligne 218 ⟶ 215 :
»— Dites, mes amis, qui vous a faits Vagres, vous, hommes de toutes conditions avant d'être réduits en servitude ? oui, qui vous a jetés dans la révolte ? N'est-ce pas la spoliation, la misère, la haine de l'esclavage et des malheurs affreux dont nous sommes victimes depuis la conquête franque ?
 
» —OuiOui, oui, voilà pourquoi nous courons la Vagrerie.
 
»— Mais si l'on vous disait : Renoncez à votre vie errante, et votre travail vous assurera largement les nécessités de la vie ; votre courage garantira votre repos et votre liberté... Vous qui regrettez ou désirez la paix du foyer, les joies de la famille, vous aurez ces pures et douces jouissances... Vous qui préférez l'austère isolement du célibat, vous suivrez votre goût, et vous vivrez heureux, tranquilles.
Ligne 242 ⟶ 239 :
» L'évêque me parlait ainsi tantôt, lorsque quelques esclaves fugitifs sont venus annoncer l'approche de votre troupe ; le prélat m'a dit alors d'une voix suppliante : — Loysik, cours à la rencontre de ces Vagres, annonce-leur cette donation, apaise-les, dis-leur que si la récolte présente encore sur pied ne suffit pas comme je le crois à leurs besoins, en attendant celle de l'an prochain, je leur enverrai du blé, du vin, des bestiaux ; mes esclaves charpentiers les aideront à construire des maisons de bois avec les arbres de la forêt, en attendant qu'ils aient pu se bâtir des demeures de pierres, et à ces bâtisses mes esclaves de tous métiers s'emploieront encore... va, cours, moine, je ferai tous les sacrifices possibles pour vivre en bonne intelligence avec de si redoutables voisins...
 
» A cette heure, mes amis, mes frères, vous le voyez, de vous il dépend de vivre laborieux, paisibles, heureux et aussi libres qu'on peut l'être sous la domination franque ! Ceux d'entre vous qui voudront entrer avec moi da ns notre communauté de laboureurs y entreront ; ceux qui, préférant la vie de famille, voudront s'unir à une femme de leur choix, recevront de moi des terres héréditaires et fonderont la colonie... J'ai soigneusement visité la vallée... une ririère poissonneuse traverse ses vastes prairies, des bois séculaires l'ombragent, ce qui est cultivé par les esclaves du fisc royal en vigne et en blé est florissant ; les bestiaux sont nombreux. Ai-je besoin de vous le dire, mes frères, que ces pauvres esclaves transportés ou nés en ce pays, et que dans sa générosité sacrilège ce roi Clotaire me donne... pêle-mêle avec le bétail... seront affranchis par nous. Nous ne sommes pas des évêques pour garder ainsi notre prochain en esclavage et l'exploiter à notre profit ; ces esclaves redeviendront comme nous des hommes libres, les terres qu'ils ont jusqu'ici cultivées pour le fisc du roi leur appartiendront désormais à titre héréditaire. La vallée est immense, et fussions-nous trois fois plus nombreux, la fertilité de son sol suffirait à nos besoins ; ces terres que le roi Clotaire nous restitue, à nous Gaulois, sous forme de don, ont été violemment conquises il y a plus de deux siècles par des tribus barbares, puis envahies par les Burgondes, puis enfin reconquises sur ceux-ci par les Franks ; ces terres sont en partie incultes, la race de ceux qui les possédaient il y a deux cent cinquante ans et plus avant la première invasion barbare est, hélas ! depuis longtemps éteinte ; massacrées lors de ces conquêtes successives, emmenées au loin en captiritécaptivité ou mortes à la peine en cultivant pour autrui les champs paternels, les premières populations ont disparu, les esclaves habitant aujourd'hui cette vallée descendent de ceux qui y ont été transportés pour la repeupler après la conquête de Clovis. En occupant cette portion du sol de la Gaule, nous, Gaulois, nous ne dépossédons personne de notre race ; mais ce territoire, il faudra savoir au besoin le défendre : en ces temps de guerre civile, les donations, quoique perpétuelles, souvent ne sont pas respectées par les héritiers des rois ou par les seigneurs et les évêques voisins. Nous serons donc prêts à repousser la force par la force. La vallée est garantie au nord par des rochers presque inaccessibles, au midi par une rivière profonde, à l'ouest par des ravins escarpés, à gauche par des bois épais ; il nous sera facile de nous fortifier dans cette possession et d'y maintenir nos droits... si le nombre nous écrase, nous mourrons du moins en hommes libres. Un mot encore, mes amis, je vous l'ai dit, les faits vous le prouvent et vous le prouveront, l'heure des grands soulèvements populaires n'a pas encore sonné, ne sonnera pas de longtemps peut-être ; mais une heureuse chance a servi votre révolte isolée, sachez en profiter. Gaulois réduits en servitude, vous aviez pris les armes... mais vous renoncez à de terribles représailles du jour où vous rentrez en possession du sol et de la liberté... de ce jour, vous, hommes de révolte, de désordre, de bataille, vous devenez hommes de paix, de travail et de famille... esclaves violemment dépouillés de vos droits, vous portiez partout le ravage, hommes libres, possédant la terre et la fécondant par votre travail, vous répandez autour de vous l'abondance et la richesse... Ah ! croyez-moi, cet enseignement sera fécond pour l'avenir ; oui, malgré la torpeur effrayante où sont plongées les populations qui nous entourent, tôt ou tard vous voyant vivre paisibles, laborieux, elles se diront : — Si le peuple des Gaules, au lieu de subir l'esclavage avec une lâche résignation, avait, comme les habitants de cette colonie, su se faire craindre et reconquérir ce que la violence lui avait ravi, il serait aujourd'hui heureux et libre ! Comptons-nous donc, pauvres esclaves que nous sommes ! comptons les Franks .. et debout ! mais tous ensemble... isolément nous serions écrasés... oui, debout... debout tous ensemble ! courons tous aux armes ! et à nous aussi notre jour viendra ! — Amis, croyez-moi, de proche en proche ces idées germeront, grandiront, et l'heure arrivera, lointaine encore, je le sais, mais inévitable comme la justice de Dieu, où le peuple des Gaules, se levant tout entier contre l'oppression des rois et de l'Église, ressaisira les droits sacrés dont l'a dépouillé la conquête ! alors, oh ! alors, pour tous, paix, travail, bonheur et liberté !»
 
— Ronan, — dit Kervan après avoir, ainsi que sa famille, attentivement écouté le Vagre, — Loysik parlait avec une grande sagesse... Ses conseils ont-ils été suivis par tes compagnons ?
 
— Oui... Ie plus grand nombre des Vagres acceptèrent l'offre de Loysik : quelques-uns continuèrent leur vie aventureuse ; mais ils promirent à Loysik de ne pas entrer en Bourgogne... et depuis, nous n'avons plus entendu parler d'eux ; car, ainsi que le disait mon frère, le temps des grands soulèvements populaires n'est pas encorcencore venu, il faut le reconnaître avec regret, avec douleur... Parmi ceux qui peuplent aujourd'hui la vallée de Charolles, plusieurs, préférant le célibat, ont adopté la règle des moines laboureurs, sous la direction de Loysik ; mais la majorité de nos compagnons, formant la colonie laïque établie autour du monastère, se sont mariés, soit à des femmes qui couraient avec nous la Vagrerie, soit aux filles des colons voisins... J'ai épousé la petite Odille et le Veneur l'évêchesse ; les artisans, que l'esclavage et la misère avaient conduits en Vagrerie, reprirent leurs anciens métiers, et travaillèrent pour la colonie ; d'autres se livrèrent à la culture des terres, des vignes, à l'élevage des bestiaux. Je suis devenu bon laboureur, et ma petite Odille, habituée dès son enfance à soigner les troupeaux dans les montagnes où elle est née, s'occupe des mêmes soins ; l'évêchesse file sa quenouille, tisse la toile, en digne ménagère, et dirige l'hospice ouvert pour les femmes malades ; de même que Loysik dirige l'hospice des hommes, fondé par lui dans son monastère ; il est aussi l'arbitre souverain des rares démêlés qui s'élèvent entre nous ; car je vous le dirai, Kervan, et vous me croirez, au bout de six mois de séjour dans cette fertile vallée de Charolles, nous, jadis Vagres errants et indomptés, nous étions devenus, selon le vœu de mon frère, des hommes de paix, de travail et de famille.
 
— Ah ! Ronan ! Loysik disait vrai : puisque les évêques n'ont pas osé, comme nos druides vénérés, prêcher la guerre sainte contre les Franks, pourquoi n'ont-ils pas chrétiennement agi comme ton frère ? Oui... ces terres immenses, peuplées d'esclaves et de bétail, que l'Église obtient si facilement de la crédulité des rois et des seigneurs franks, pourquoi ne les a-t-elle pas restituées à ceux qui les possédaient autrefois ? ou bien si le massacre de la conquête laissait ces terres sans possesseurs, pourquoi l'Église ne les a-t-elle pas distribuées aux esclaves qui les cultivaient et qu'elle aurait affranchis, au lieu de les garder en servitude, exploitant ainsi terres et gens à son profit... Redevenus libres et citoyens, rattachés au sol de la patrie par les mille liens de la famille, par la possession d'un sol fécondé par leur travail, ces anciens esclaves régénérés, formant alors la population la plus considérable de la Gaule, devaient, dans un temps prochain, absorber ou chasser cette poignée de barbares qui l'oppriment et reconquérir son indépendance.. Oh ! oui, oui... si ce que ton frère a accompli dans la vallée de Charolles, tous les évêques l'avaient accompli dans les immenses domaines de l'Église, peuplés d'esclaves, la Gaule, aujourd'hui, serait prospère, glorieuse et libre !
Ligne 330 ⟶ 327 :
«Est-ce que vous venez des environs de Nantes ?
 
» 0uiOui, madame.
 
» Avez-vous des nouvelles de la bataille ?
Ligne 372 ⟶ 369 :
«Malheureuse folle, une dernière fois, venez-vous ? — dit Imnachair en la saisissant par le bras, — venez-vous ?
 
» Non, — dit-elle : —non— non...
 
» Vous connaissez Clotaire... et vous voulez l'attendre !» — s'écria Imnachair avec épouvante ; puis il disparut.
Ligne 390 ⟶ 387 :
Clotaire achevait ces paroles lorsqu'il parut à mes yeux aux abords de la cabane ; s'adressant alors à ses antrustions qui continuaient de charger Chram dont le sang coulait, il s'écria :
 
«Ne le tuez pas !... je veusveux l'avoir vivant !»
 
Les guerriers abaissèrent leurs épées. Chram, dont le visage ruisselait de sang, fit deux ou trois pas en chancelant, puis il tomba dans les bras de sa femme, qui, s'élançant vers lui, l'étreignit convulsivement ; ses deux petites filles, toujours agenouillées, tendaient leurs bras vers Clotaire, qui venait de descendre de son cheval blanchi d'écume ; il tenait à la main sa longue épée ; ses guerriers formèrent un cercle autour de Chram et de sa famille ; Clotaire alors remit son épee au fourreau, croisa ses bras sur sa poitrine et contempla son fils en silence pendant quelques instants ; Chram, après avoir imploré son père les mains jointes, courba son front sanglant jusque sur le sol ; sa femme et ses deux enfants poussaient des sanglots suppliants ; Clotaire, toujours immobile comme un spectre, les regardait ; enfin,
 il dit tout bas quelques mots à l'un des hommes de sa suite ; aussitôt Chram, sa femme, ses deux petites filles, furent garrottés malgré leur résistance désespérée, puis entraînés dans la hutte ; leurs cris perçants parvenaient jusqu'à moi ; au bout de quelques instants, les guerriers de Clotaire sortirent de la cabane, dont ils fermèrent la porte en disant : — Nous les avons attachés sur un banc '''(E)'''. — L'un d'eux tenait un tison enflammé pris sans doute au foyer. Le roi se plaça debout auprés de la cabane, il semblait prêter l'oreille avec une satisfaction féroce aux cris des victimes que, moi, je n'entendais plus.