« Papineau, son influence sur la pensée canadienne » : différence entre les versions

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{{Titre|Papineau, son influence sur la pensée canadienne. <br/><br/> ''Essai de psychologie historique''|[[Ève Circé-Côté]]|1924|}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Côté - Papineau, son influence sur la pensée canadienne, 1924.djvu/8]]==
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:''À Monsieurs le Juge,''
:''Gonzalve Désaulniers,''
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== Introduction ==
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C’est une pratique qui ne manque pas de sagesse que de vouloir mettre ordre à ses affaires dès l’approche de la vieillesse : le soir de la vie doit être employé à liquider ses comptes. C’est pourquoi, à l’occasion du centenaire de Papineau, nous voulons faire un examen de conscience nationale.
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Dans ce coup d’œil rétrospectif sur un passé déjà aboli — bien qu’il soit si près de nous — nous voulons embrasser d’un coup d’œil l’histoire politique du siècle qui vient de s’écouler pour nous rendre compte où nous en sommes, si nous avons marché sur les traces de ces hommes de bien qui ont frayé si péniblement leur chemin dans un pays neuf, qui ont triomphé malgré l’acharnement des éléments dévoués à notre perte. On devrait faire pour la vie de l’intelligence ce que l’on fait pour la vie des intérêts : établir un bilan de notre situation politique, peser les événements qui ont hâté ou enrayé notre évolution. Nous avons à rechercher la philosophie des faits que les historiens ont enregistrés dans nos annales après les avoir mutilés pour le besoin de leur cause.
 
Nos chroniqueurs ont une fausse naïveté dont il faut se défier. Ils sont arrivés trop vieux dans un monde trop jeune, la plupart de leur récits portent l’empreinte du pouce déformateur.
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récits portent l’empreinte du pouce déformateur.
 
Nous avons à rechercher l’emploi du temps de ceux qui prirent en mains nos destinées pour savoir s’ils « ont bien rempli leur journée », comme disait Titus, à partir du moment où Papineau leur mit un monde nouveau entre les mains. Nous avons à établir la balance des services qui nous ont été rendus par les grands libéraux et dont nous aurons demain oublié les noms comme leurs belles actions, si nous n’entreprenons pas de les sauver de l’oubli. Nous avons à déterminer la valeur de leurs actes qui, par le recul du temps, nous apparaissent aujourd’hui en leurs justes proportions car ces héros sont nos créanciers, nous leur devons notre reconnaissance, puisque notre génération, par couardise ou par indifférence, n’a rien tenté pour perpétuer la gloire de ceux qui méritent les hommages de tout un peuple.
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C’est dans le passé qu’il faut descendre pour retrouver le véritable libéralisme.
 
Étrange chose. Les siècles semblent reproduire dans leur cours les invariables et éternelles phases de l’existence humaine. Plus que jamais, cette vie en est sous toutes ses formes à la vieillesse et au déclin, à l’épuisement de toute sève libérale et généreuse, après avoir eu sa jeunesse pleine d’éclat et une forte maturité, il y aura près d’un siècle, à l’époque où Papineau avec un groupe de patriotes enthousiastes
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s’insurgeaient contre la tyrannie anglaise qui s’apprêtait à faire du Canada une nouvelle Irelande.
 
Rien ne faisait prévoir la période de veulerie et d’indifférentisme que nous vivons aujourd’hui. Qui aurait cru que ces hommes granitiques enfanteraient cette génération de ''flancs mous'' que nous subissons, en nous demandant si nous sommes au moment critique de la transition, au tournant de notre histoire; si ce fléchissement des caractères, cette dépression des intelligences est une crise que nous traversons : celle des oiseaux qui muent avant que leur plumage ait repoussé. (Ils sont ainsi : fébriles, la tête sous l’aigle, gonflés et hargneux.)
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Ce n’est sans doute qu’une illusion dont notre esprit est dupe. Rien ne s’arrête, rien ne décline, tout change et se transforme dans la vie universelle comme dans le monde des intelligences. L’eau court sous la surface glacée du Saint-Laurent et la sève circule dans la terre quand elle semble morte et ensevelie dans son linceul de neige. Il se peut que cet état d’inertie soit voulu par le destin pour que de si bas nous puissions prendre l’élan qui nous porte aux cimes.
 
L’indifférence que nous avons manifestés pour le centenaire de Papineau est un des prodromes du mal qui durcit nos artères et rend notre sang lourd et paresseux. N’avons-nous pas raison de dire que le libéralisme est moribond dans Québec ? Si cette grande ombre n’a pu un instant galvaniser ce grand languide, nous avons raison de mal augurer pour l’avenir... C’est bien vrai que nous nous payons de mots, que nous nous agenouillons devant un temple vide de son dieu.
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un temple vide de son dieu.
 
Ce fut cependant le privilège de Papineau de porter en lui tout un monde et de personnifier un siècle. Il a lui aussi sa légende, et comme elle est nécessaire !
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''Écho du ciel placé près de la terre'' <br />
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''Voix grondante qui parle à côté du tonnerre'' <br />
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Voix grondante qui parle à côté du tonnerre'' <br />
''Vase plein de rumeur qui se vide dans l’air''
 
Papineau fut cet airain, son verbe s’est tu il y a cinquante ans. Mais des sonorités émues traînent encore dans l’air. Il faut que notre race soit dans le coma, si ce nom ne la tire pas de sa torpeur. Quel stupéfiant lui a-t-on injecté dans le sang puisque rien ne sursaute en elle à l’énoncé de ce vocable qui vibre comme un gong ? Ceux qui ont intérêt à lui garder rancune l’accusent — ô ineptie ! — d’avoir subtilisé son cou au nœud coulant de la potence, d’avoir eu cette originalité de soustraire son squelette à la camarde avant l’échéance, alors que la révolution canadienne battait son plein. Il ne l’a pas fait par lâcheté; il avait risqué cent fois sa peau lorsqu’il échappa à ses bourreaux, mais par calcul pour ne pas compromettre le mouvement libéral qui avait déjà coûté trop de sang. Si on avait pu éteindre cette voix avec celle des autres, c’en était fait de la cause. Dieu soit loué, qui eut pitié de cette tête magnifique !
 
Papineau fut l’écho retentissant de tous les appels à la liberté. Toutes les hontes, toutes les misères, les angoisses de nos pères, il les avait prises à son compte, sur ses robustes épaules, non pour les exprimer, mais pour les venger. Son génie fait d’amour, de force et de volonté est l’honneur de notre histoire et de notre race. C’est par son patriotisme qu’il a vécu. C’est à cette voix supérieure qu’il a obéi pour nous sauver du soudard anglais. C’est pourquoi il méritait que son nom fut inscrit dans le calendrier de nos saint laïques. On lui devait des hommages qu’on ne lui a pas rendus. Mais de
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même qu’il a pu échapper à la corde et à l’oubli, il ne sera pas permis que la main des opportunistes, cette main d’éteignoir, s’abatte sur une gloire si pure. La gravité de ses mœurs, sa tolérance, sa sensibilité exquise, sa culture élevée, lui valurent des amitiés précieuses comme celle de Chateaubriand et de plusieurs célébrités mondiales. N’aurait-il fait qu’incarner les qualités traditionnelles de la race que nous devrions porte son nom en cocarde, mais il fut en tout un homme de bien, avec ostentation. Vainement on a épluché la carrière de l’auteur des quatre-vingt douze résolutions, il reste drapé dans son intégrité, le front altier et le regard planant au-dessus des bassesses de ce monde. Il ne se laissera pas enrôler sous le drapeau des médiocres passions et du sectarisme.
 
Quand ceux qui se sont servi de sa mémoire pour satisfaire leurs appétits auront réintégré leur néant, il rentrera, lui, dans sa sphère de sérénité lumineuse. Papineau est assez illustre dans son passé homérique pour que sa renommée ne reste pas livrée au hasard des finasseries roublardes, comme au parti pris et aux préjugés d’esprits étroits. Sa gloire est l’héritage de toutes les races. Pour nous, il faut un sauveur, pour les Anglais qu’il a fait rentrer dans le chemin de la justice et de l’humanité, il fut une providence. Les Juifs eux-mêmes lui doivent la reconnaissance de leurs droits civils et de pouvoir siéger au parlement. Il est grand parce qu’il embrasse tous les temps. Il sut, tout en aimant passionnément les siens, s’extérioriser de son égoïsme de clocher. Par sa vertu, il est de toutes les religions, par son amour
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de l’humanité, il commande les hommages de tout un peuple. Il s’appelle Papineau tout court et non pas « sir Papineau ». Il n’est pas l’esclave posthume d’un vain titre. Il est à nous, tout à nous, à nous sans partage. Et les Canadiens-français n’ont pas fêté ce héros, et le jardin La Fontaine attend encore sa statue...
 
Son manoir est en vente, et demain ce sanctuaire sera la propriété de quelque parvenu qui se hâtera d’en changer l’aspect ou, ce qui serait encore pis, d’installer la vulgarité dans ces meubles. Le caveau où ses restes reposent deviendra un berceau de vigne ou de chèvrefeuille autour duquel les enfants joueront.
 
Et lorsque nous aurons le bonheur d’y aller, un soir, en pèlerinage, il me semble que les feuilles et les fleurs du pays qu’il a tant aimé bruiront au vent de la nuit prochaine et murmureront, imperceptiblement : « Non, vraiment, celui-là ne fut pas un farceur ! »
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== I. Genèse de la révolution ==
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La hardiesse du geste témoigne de leur exaspération. Sans préparation, sans argent, des paysans, des bourgeois, d’habitude peu fringants, s’attaquent à une puissance formidable qui n’a déjà fait qu’une bouchée des Acadiens et qui entend bien ne pas se faire chiper le Canada comme les États-Unis. Les braves, que tout d’avance condamne, ne s’engagent pas ainsi dans une partie désespérée s’ils ne sont persuadés que leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Quand on va à la mort si allègrement et sans y être contraint, c’est que l’existence est insupportable.
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M. Chapais peut bien nous montrer à l’appui de ses thèses de conciliation, des adresses où les citoyens célèbrent la douceur du nouveau régime, comme si l’on composait des adresses pour autre chose que pour offrir des fleurs à ceux que l’on veut fêter. Quand même il n’y aurait plus de témoignages écrits parce qu’on les aura fait disparaître pour illustrer le triste état de choses qui régnait dans la Nouvelle-France, au surlendemain de la conquête, la révolution de 37, conduite par des hommes de profession, des marchands, des agriculteurs, et non par ces cerveaux brûlés, comme on l’a prétendu, était la conclusion logique d’un quart de siècle de persécutions sourdes, d’injustices flagrantes, de dilapidation éhontée des trésors publics par des émissaires de la cour d’Angleterre. Aussi, en accomplissant cette tâche nécessaire de reconstituer cette époque, la plus tourmentée de notre histoire, il nous semble rendre justice non seulement à une élite intellectuelle et morale, mais à une génération tout entière, sinon à tout un peuple.
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On en conclura que ce qui a été possible un temps l’est encore : à savoir que la qualité supplée au nombre, que dix hommes de caractère valent des armées et une flotte. ''Pour cela, il faut d’abord montrer le fond de l’abîme profond d’où le courage des soldats vêtus d’étoffe du pays nous a tirés.''
 
Aucune génération ne fut aussi outrageusement humiliée, aussi impitoyablement refoulée, aussi inexorablement comprimée. Nous n’avons plus affaire à ces libéraux anglais qui, au lendemain de la conquête, montrèrent cette si belle largeur de vue dont s’émerveille toujours M. Chapais. Imbus des principes philosophiques du dix-huitième siècle, ils mirent une sorte d’élégance à traiter les vaincus avec générosité. Mais
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ils n’étaient pas aussi bien secondés par les soudards, les brutes avinées d’ici qui ne surent pas tenir compte de notre position géographique. Ces tyranneaux tentèrent de nous traiter comme les Irlandais. Un vent révolutionnaire soufflait en France et les États-Unis venaient de déclarer l’Indépendance. Le jeune Papineau, qui avait grandi sous ce joug, sentait bouillonner son sang au seul nom de la liberté. Nourri de Rousseau et de romantiques, il croyait à l’affranchissement des peuples par la justice et la liberté et rêvait de délivrer son pays de l’oppression anglaise. Il avait avec cela le sens de l’administration et de l’organisation, et par-dessus tout, ce je ne sais quoi de « haute race et d’altier » qui domine sa physionomie et impose tout en s’alliant merveilleusement à l’aisance des manières.
 
Mais la profonde originalité de ce caractère, c’est le patriotisme qui est comme l’inspiration de ses actes et le secret de sa force. C’est un héros antique égaré sur nos rives. Le coeur chez lui résonnait dès qu’on le touchait. On pouvait faire de lui ce compliment d’un Indien à un guerrier français : « Je vois dans ton regard la hauteur du chêne et la vivacité des aigles. » À la tribune, il était magnifique, brillant, fougueux; il savait communiquer à ses auditeurs la flamme qui le dévorait. On retrouve dans ses proclamations aux citoyens les mots les plus propres à électriser les foules.
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Voici de quel ton il parle aux électeurs du Bas-Canada en 1827 :
 
« Concitoyens, nés sur cette terre que la Providence vous a donné pour berceau et où elle a fixé vos destinées; concitoyens d’origine, de langue et de religion diverses qui êtes venus des différentes parties des domaines de Sa Majesté et des pays étrangers vous établir avec nous, puisse votre travail à tous et votre industrie recevoir au milieu d’une société paisible sa juste récompense, vous assurer à tous, à votre postérité, à ceux de vos compatriotes que vos succès engageront à marcher sur vos traces, l’aisance et le bonheur ''à l’abri des épreuves qu’engendre l’esprit de parti''. La nature, ou plutôt le Dieu de la nature, en donnant aux hommes, à une époque où ils sont aussi éclairés
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qu’en la présente, les terres fertiles et d’une étendue illimitée de l’Amérique, ''les appelle à la liberté, à l’égalité des droits aux yeux de la loi'' sur toute l’étendue des plus vastes continents. Quels sont les insensés qui veulent arrêter le cours inflexible et naturel des événements ? Un petit nombre, un très petit nombre d’hommes parmi nous veulent défigurer cette magnifique création de la Providence, détruire ses bienfaits, faire triompher leurs principes despotiques, établir l’ilotisme et la dégradation de tout un peuple qui ne fait pas partie de l’Irlande catholique et opprimée, ni des Indes païennes et mahométanes, dans un pays anglais situé sur les frontières des puissants, libres et heureux États-Unis d’Amérique ! Nestor, Veritas, Nerva, Senex, Delta, Anglais canadiens, vipères qui après avoir changé cent fois de peau, avez toujours conservé le même venin contre le pays et ses habitants; bouffons qui, après avoir changé de masques, vous êtes sous toutes métamorphoses montrés les hideux ennemis de toutes les libertés, de toute les lois, de tous les défenseurs du pays, de tous les hommes, de toutes les choses qui nous sont chères, votre règne est passé. Comme l’on dit en français, vous êtes perdus; en anglais, vous êtes damnés à jamais, pour toujours et plus s’il le faut... Oh ! vieux Anglo-Canadiens, qui êtes si inférieurs en talent, si supérieurs en violence au procureur général, que n’êtes-vous aussi candidats pour que la censure des électeurs ''atteigne le gouverneur'' dans la personne de ceux qui le conseillent si mal !
 
« Vous dites : Jonathan dépenserait-il autant d’argent que John Bull ? Que le clergé y pense, il perdrait ses revenus. Âme de boue, âme vénale, vous nous montrez les motifs de votre loyauté. Si Jonathan était le plus riche ou le libéral, vous seriez avec lui, ''il n’en serait pas ainsi du clergé qui tient à ses devoirs par de plus nobles motifs que ceux de l’intérêt. Il est inutile de vous en parler, vous ne comprenez rien à ce qui est grand et noble et vertueux.'' »
 
Est-ce que cet hommage sur les lèvres de Papineau n’a pas plus de prix que dans la bouche de l’un de ces plats thuriféraires qui battent monnaie à l’effigie des saintes images ? Ce témoignage
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rendu au désintéressement du clergé canadien-français vaut tout les poulets de Bibaud et de Ferland. En beaucoup d’autres circonstances, le chef de l’insurrection de 37 s’est incliné devant le mérite des prêtres et des institutions qu’ils dirigeaient. S’il avait été haineux et sectaire, il nous semblerait moins grand.
 
Nous expliquerons sa prétendue fuite lors de la bataille de Saint-Denis par des témoignages de ses contemporains.
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La plupart commencent leur narration à l’époque même où éclata le mouvement insurrectionnel, alors qu’il fallait commencer à étudier l’histoire de la société canadienne-française au moins vingt-cinq ans avant le moment où le canon de sir John Colborne fit une trouée profonde dans le flanc de notre jeune nationalité.
 
Papineau aurait vaincu les Anglais à Saint-Charles et serait
Papineau aurait vaincu les Anglais à Saint-Charles et serait devenu le chef de la république canadienne que l’opinion ne lui eût demandé aucun compte de sa conduite, pas plus que de sa pensée, mais comme il a échoué, du moins matériellement, dans sa tentative de libération du Canada, la postérité lui a fait son procès. Ceux pour qui il avait combattu par la parole et par la plume l’ont renié, avant que le coq ait chanté trois fois. Non seulement on a mis en doute le patriotisme enflammé du seigneur de Montebello, mais on a traité « d’échauffourée » le dévouement sublime de l’élite qui, sûre de vaincre la tyrannie anglaise, tout en y laissant sa peau, se heurta à une puissance formidable avec la poigne et l’ingénuité du jeune David s’attaquant au massif Goliath. On en est venu à se demander si Papineau n’avait pas fait la révolution pour satisfaire un orgueil luciférien et se mettre à la place du foi fantomatique qui régnait au Canada.
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devenu le chef de la république canadienne que l’opinion ne lui eût demandé aucun compte de sa conduite, pas plus que de sa pensée, mais comme il a échoué, du moins matériellement, dans sa tentative de libération du Canada, la postérité lui a fait son procès. Ceux pour qui il avait combattu par la parole et par la plume l’ont renié, avant que le coq ait chanté trois fois. Non seulement on a mis en doute le patriotisme enflammé du seigneur de Montebello, mais on a traité « d’échauffourée » le dévouement sublime de l’élite qui, sûre de vaincre la tyrannie anglaise, tout en y laissant sa peau, se heurta à une puissance formidable avec la poigne et l’ingénuité du jeune David s’attaquant au massif Goliath. On en est venu à se demander si Papineau n’avait pas fait la révolution pour satisfaire un orgueil luciférien et se mettre à la place du foi fantomatique qui régnait au Canada.
 
C’était beaucoup trop accorder au génie d’un homme et pas assez à son caractère. Sans doute, « la tête de Papineau », alors comme aujourd’hui, était légendaire. C’était un orateur émouvant, un torrent déchaîné à ses heures. Son ironie cravachait ceux qui ne partageaient pas son enthousiasme, mais d’autres ont eu le don de la parole autant que lui, sans conserver après que leur vie fut éteinte, le prestige dont jouit encore l’orateur de la Chambre du Bas-Canada.
 
Au début, sa langue était un peu embarrassée; sa parole hachée, obscure, se traînait en longueurs; elle manquait de cette sérénité, de cette transparence qui sont les conditions de l’art pur. Son vocabulaire était incomplet et limité. Cinquante ans de possession anglaise et la brusque interruption de la sève gauloise dans les rameaux de la langue l’avait appauvrie et anémiée. Un artiste peut difficilement rendre son inspiration sur un instrument faussé ou dont une corde est brisée. Mais à mesure que son rêve se précise, ses périodes deviennent plus claires. Dans les moments décisifs, alors qu’il est envoûté par l’idée révolutionnaire, il atteint à des hauteurs vertigineuse d’où il retombera, c’est fatal, quand son exaltation se sera refroidie.
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Cependant, avec toutes ces brillantes qualités, il aurait sombré dans le vide comme tant d’autres météores, s’il n’avait été l’incarnation du sentiment de tout un peuple. On lui trouvait une belle tête, non seulement parce que sa culture philosophique dépassait la moyenne de ses compatriotes, mais parce qu’il disait ce que tous ressentaient sans pouvoir l’exprimer.
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Pendant vingt-cinq ans, on a marché sur l’élan qu’il a su imprimer à notre province inerte.
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== II. L’âme de Papineau ==
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Le désintéressement de Papineau est fait pour surprendre, dans un siècle porté à l’infatuation personnelle et si avide de succès faciles, si âpre aux jouissances de la vanité.
 
Cet absolu dans le patriotisme troublait déjà nos arrivistes. Cette grande ombre les rapetissait tellement qu’ils s’employèrent déjà à lui faire réintégrer le néant.
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déjà à lui faire réintégrer le néant.
 
Qu’on se figure Papineau qui avait pour père un homme universellement aimé et respecté pour son dévouement à l’intérêt public; il pouvait, s’il avait eu l’âme orgueilleuse qu’on lui prête, se contenter de la position héritée de l’auteur de ses jours, et de ses dons personnels. Un vulgaire ambitieux aurait trouvé le lit bon et s’y serait mis à l’aise, se contentant de secouer les plumes de temps à autre, comme ont fait depuis, dans la politique, nombre de fils à papa. Cette doctrine pompeuse et délétère, qui proclame la souveraineté du but en justifiant tous les moyens qui peuvent y atteindre, était également inconnue de Papineau.
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Il possédait la clef d’or pour ouvrir les cœurs fermés et il ne la laissa pas rouiller. À la Chambre, dans les comités comme en plein vent, il a prêché l’évangile sur lequel on marche encore aujourd’hui. Mais que disait-il à ces gens qui l’écoutaient bouche bée ? Un peu de ce que le Christ laissait entendre dans ses paraboles à ceux qui se pressaient sur la montagne pour boire ses paroles généreuses comme un vin d’Orient. Il présidait à ces malheureux opprimés la fin de leurs souffrances; il parlait de liberté, d’espoir, d’avenir. Il annonçait pour l’Église une ère nouvelle, car la religion était tracassée comme la langue.
==[[Page:Côté - Papineau, son influence sur la pensée canadienne, 1924.djvu/25]]==
 
One ne voulait pas d’écoles libres, ni d’universités, les institutions étaient entièrement livrées à la langue étrangère. Une censure aussi ombrageuse que mal intentionnée surveillait toute pensée, toute parole; l’administration de la justice était aux mains des concussionnaires et des criminels échappés des prisons de Londres. Des juges canadiens-français apostats avaient renié leur idiome maternel et rendaient leurs verdicts dans un dialecte incompris, et dès lors, terrifiant et abhorré. Les mœurs et les coutumes du pays étaient violemment déracinées quand les souvenirs du passé restaient encore chers aux populations insultées et persécutées. La gent militaire semblait toujours aux aguets. Les menaces et les châtiments étaient suspendus sur les têtes; en un mot, nul repos nulle part, et la misère partout. Toutes les paroisses du bas du fleuve étaient affamées.
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« Nous croissons aussi “en richesses” ! — Attribuer cela au gouvernement dans un pays comme le nôtre, c’est tirer un éloge de ce qu’il ne défend pas à notre jeunesse industrieuse de convertir nos antiques forêts en champs de blé. C’est ce qui se voit en Russie.
 
« Quant à l’accroissement de l’intelligence en ce pays, il
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faut le fanatisme d’un gouvernement converti pour en faire honneur à notre gouvernement, lui qui pendant si longtemps a pillé, gaspillé les revenus des plus vieilles dotations en faveur de l’éducation et qui tient encore en CASERNES le plus beau collège de toute l’Amérique; lui dont la créature, le conseil législatif, vient de rejeter une disposition législative qui autorisait les habitants du pays à se cotiser pour le soutien de leurs écoles.
 
« Oui, le conseil législatif, l’œuvre récente du gouvernement, vient de refuser pour les écoles un avantage dont les habitants du pays jouissent pour leurs ponts et leurs chemins... »
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On savait ironiser dans le temps. On croirait tant l’article est frondeur qu’il émane de la plume de M. Bourassa.
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Bédard, qui en est l’auteur, avait hérité sinon de la fermeté de son père, fondateur du journal Le Canadien, au moins de son patriotisme.
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Papineau lui-même dira avec sincérité : « Je n’ai jamais voulu l’appel aux armes. » Il se défendait de toute pensée de haine pendant qu’il jugeait froidement sous les plus sombres couleurs l’état de misère, de souffrance, d’ignorance et d’humiliation dans lequel gémissait le peuple, l’abaissement des caractères, l’éclipse totale de la justice, les horreurs de la tyrannie, l’insolence du soudard anglais. Pour arracher les siens à cet abîme de honte et d’opprobre, il fallait consentir à tous les sacrifices.
 
D’ailleurs, est-ce que l’on sait jamais où va ? Cromwell, Lénine, Danton et de Valera connaissaient-ils la marche des événements qu’ils avaient déchaînés dans leur patrie ? Ils restaient tout consternés quand le sang coulait : ils n’avaient pas prévu ce dénouement. Ils sont comme les somnambules que l’on aurait tirés de leur rêve. Là est en effet le côté fatal du pouvoir exercé sur la mentalité populaire par la parole inspirée. Comment charger le démagogue de responsabilités quand il est lui-même un jouet entre les mains du destin ? Jeanne d’Arc, elle, obéissait à ses voix, tel autre est poussé par une force irrésistible dont il ignore le nom. Le génie ou le
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patriotisme dicte à celui-ci des paroles qui allumeront le feu sacré dans les cœurs.
 
Que l’on se reporte à cette époque d’effervescence, où le bouillonnent général des idées, des croyances et des passions mettait les esprits hors de leurs gonds. Tous les peuples voulaient une république. Des esprits religieusement émus appelaient l’Évangile à l’appui de leurs prétentions démocratiques. Des apôtres laïques prenaient en main la cause des déshérités du sort. Ils accusaient l’organisation vicieuse de l’état social et revendiquaient pour tous des droits jusqu’alors ignorés.
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Le 21 mai, il se produisit une émeute à Montréal, provoquée par un incident sans importance pour le temps. Des Anglais et des Canadiens-français, après s’être mutuellement injuriés, en étaient venus à se bouffer le nez, lorsque les soldats anglais appelés on n’a jamais su par qui, arrivèrent sur le théâtre de la rixe et tirèrent à bout portant sur les Canadiens-français coupables de représailles sur la personne de leurs perpétuels agresseurs. Trois inoffensifs citoyens de Montréal furent tués : Pierre Bellet, François Languedoc et Casimir Chauvin. Ce triple assassinat porta à son comble l’exaspération populaire et certainement aurait mis le feu aux poudres, si les Canadiens-français avaient été en possession de quelques barils d’explosifs. Une bureaucratie aussi violente que perfide avait lentement préparé le feu souterrain qui cherchait une issue quelque part.
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== III. Le clergé catholique et le mouvement révolutionnaire ==
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« Qui sait si, sans ce mandement qui lui ouvrit les portes partout en Angleterre, Mgr Plessis eut pu triompher de toutes les influences exploitées contre l’Église pendant les premières années de ce siècle », dit judicieusement le bibliophile Philias Gagnon.
 
Il s’ensuivit une polémique entre le lieutenant-gouverneur
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Milnes, lord Hobart, l’évêque anglican de Québec, le procureur général Sewell et Mgr Plessis.
 
Nous ne pouvons parler de la révolution de 37 et des hommes remarquables de ce temps sans rendre un juste tribut d’hommages à ce prélat éminent et dont M. David nous a fait un portrait touchant :
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« Il fut aussi bon canadien-français que bon évêque. Les concessions religieuses qu’on lui fit afin de lui arracher des concessions politiques le trouvèrent ferme te inébranlable sous le drapeau des Bédard et des Papineau », conclut l’historien de la révolution de 37. Nous savons que Mgr Plessis écrivit au chef révolutionnaire une lettre dans laquelle il le félicite de son attitude courageuse et de son dévouement à la cause publique. Il ne faut pas laisser subsister la légende que le clergé soit resté passif dans les événements où se décidait notre avenir national. L’évêque de Québec a épuisé toutes les ressources de sa diplomatie, sans obtenir pour son Église les prérogatives qu’il réclamait. Les moyens de conciliation ayant échoué, il ne restait plus que la contrainte pour amener les maîtres du pays à bonne composition. Mgr Plessis eut raison de faire cause commune avec Papineau. Nous citerons des documents officiels pour montrer quelle triste situation était faite à l’Église en ces jours difficiles. Le primat de l’Église d’Angleterre écrivit au lieutenant-gouverneur Milnes pour se plaindre de Mgr Plessis, après la publication de sa brochure où il donnait à l’évêque le titre de sérénissime et de révérendissime. Le prédicant en mangeant le miel avait été sensible à la piqûre de la guêpe :
 
« Sa Majesté a semblée avoir l’intention d’accorder à ses sujets de l’Église romaine ''une tolérance'' du libre exercice de leur religion, mais sans les pouvoirs et privilèges comme Église établie, car c’est une préférence que Sa Majesté a jugé n’appartenir qu’à l’Église d’Angleterre seule. » Se réservant sa juste suprématie, il a plu à Sa Majesté de « défendre sous peines très rigoureuses tout recours à une correspondance avec un pouvoir ecclésiastique étranger de telle nature ou sorte que ce soit;
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de prohiber l’exercice d’un pouvoir épiscopal ou vicarial dans la province par une personne professant la religion de Rome n’en exceptant que ceux qui sont essentiellement et indispensablement nécessaires au libre exercice de la religion romaine, etc., d’ordonner que nulle personne ne reçoive les ordres sacrés ou n’aura charge d’avis sans un permis du gouvernement... Si je suis bien informé, il dispose absolument de tout le patronage de son nouveau diocèse, et depuis l’installation de prêtres immigrants français dans cette province, il a décidé de s’arroger pour lui-même dans les documents publics le titre d’évêque de Québec, mais aussi y ajouter le magnifique qualificatif de “monseigneur”, de “Sa Grandeur”, “le révérendissime”, “l’illustrissime”. »
 
Si l’apparition d’une simple brochurette avec les titres de l’évêque de Québec avait causé une si forte émotion à ce prédicant, faut-il en conclure que l’Église en ce moment en menait bien large ? Elle ne s’est maintenue que par des prodigues de diplomatie et des manifestations de dévouement qui lui valurent cet éloge du lieutenant-gouverneur Milnes : « Le caractère élevé de l’évêque (Mgr Plessis) et l’appui qu’il n’a cessé de donner au gouvernement exécutif de la province donneront une importance considérable à tout ce qu’il pourra suggérer pour la meilleure gouverne et l’établissement des affaires ecclésiastiques dans ce diocèse. » Et dans une autre lettre : « Je me me crois en justice pour M. Denaut de déclarer à Votre Seigneurie que je l’ai toujours trouvé franc et loyal dans les diverses conversations que nous avons eues à ce sujet, et je crois qu’il n’y a pas d’homme plus attaché que lui au gouvernement. »
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Quoique les Anglais tinssent certains membres du clergé en haute estime, ils se montraient réticents dans l’octroi des privilèges.
 
Dalhousie écrivait à W. Horton en 1825 après le décès de Mgr Plessis : « Les questions que fait surgir la mort de l’évêque catholique romain devront se régler en rapport avec son successeur. S’il accepte les lettres patentes, l’indemnité annuelle de 1 000 livres et le palais épiscopal durant qu’il occupera son poste, tout cela s’ensuivrait; s’il refuse, tous les avantages
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devront être refusés. S’il les accepte, la suprématie du roi est reconnue. » Il discute le droit de nomination aux curés. Il se demande aussi si la couronne n’a pas droit de propriété dans les biens communément appelés « biens du séminaire de Montréal ». Il regrette que ces questions soient demeurées si longtemps sans être réglées et qu’on ait semblé tolérer une espèce de possession, qui, vu sa longue durée peut être difficile à déranger, quoique les Sulpiciens n’aient pas de titres valides sur les biens du séminaire. Dalhousie demande à Bathurst de ne pas donner au nouvel évêque siège au conseil. Il n’a pas de doute sur la loyauté de feu l’évêque ou sur celle de ses successeurs, mais Mgr Plessis était depuis un an le chef actif et le défenseur du parti qui sou Papineau a tant troublé l’harmonie et la législation et fait tant de mal.
 
Son successeur peut ne pas jouer un rôle semblable, mais l’influence de l’évêque catholique romain est si grande qu’elle annihile la liberté de parole et de conduite essentielle dans la constitution du parlement. (Archives du Canada 1897.)
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S’il n’avait pas eu ce saint personnage dans sa barque, il est peu probable qu’il l’eut lancée au large.
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Malheureusement, le saint prélat descendit dans la tombe avant la consommation du grand acte de justice qui devait donner à son Église plus qu’il n’avait espéré.
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Le procureur général. — Le gouvernement m’a permis de vous exprimer mes propres sentiments sur cette question : ''vous pouvez me demander ce que je pense'' et je vous répondrai franchement. Mais avant de formuler ce que j’ai à vous dire permettez-moi d’observer que la question est de la dernière importance pour votre Église, comme elle est importante, je l’admets aussi, pour le gouvernement. Il est de première nécessité pour vous d’avoir les moyens de protéger votre Église qu’il a reconnue par l’Acte de Québec ''et de l’avoir en même temps sous son contrôle''. Laissez-moi aussi remarquer qu’ayant le libre exercice de la religion romaine, il devrait aussi reconnaître ses ministres, ''mais non pas toutefois aux dépens'' des droits du roi ou de l’église épiscopale. Vous ne pouvez jamais espérer et jamais obtenir quoi que ce soit qui ne soit conforme aux droits de la couronne, et le gouvernement ne peut jamais vous accorder ce qu’il refuse à l’Église d’Angleterre.
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Mgr Plessis. — Votre position peut être juste. Le gouverneur est d’avis que les évêques agissent sous l’empire de la commission du roi, et je n’y vois pas d’objection.
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Le procureur général. — Il s’y applique assurément. Il fut adopté au moment où l’Angleterre ''avait toute raison d’être mécontente'' de la religion catholique romaine. Immédiatement après la mort de Marie, la loi émancipait tous les sujets anglais du pouvoir du pape en tout temps et lieu.
 
Mgr Plessis. — Si Marie avait suivi le conseil du cardinal
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Polo, la loi n’aurait jamais été adoptée; elle ne se serait pas discréditée elle-même et sa religion par ses cruautés.
 
Le procureur général. — Qu’il l’ait influencé ou non, la conduite de Marie a contribué à l’établissement de la réforme sur des bases très fermes et à fondre l’Église et l’État d’Angleterre comme ils le sont maintenant.
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Le procureur général. — Permettez-moi de vous interrompre. Lorsque la couronne nomme une personne qui n’est pas assez avancée dans les ordres pour la nomination qu’elle reçoit, l’évêque a une raison légale de refuser.
 
Mgr Plessis. — Si les rois font les nominations dans tous
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les cas, l’évêque ne pourra jamais faire avancer un pasteur fidèle.
 
Le procureur général. — L’évêque une fois reconnu ''le chef de son département'' le sera de fait. Vous connaissez l’attention qu’on a toujours portée et qu’on portera toujours aux chefs de département dans votre gouvernement. Les représentations de l’évêque au gouvernement en pareil cas assureraient la promotion de la personne qu’il désirerait faire avancer.
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Votre tribunal de l’évêque serait tout à fait inutile et la représentation faite par la couronne, une cérémonie oiseuse, si l’évêque pouvait subséquemment déplacer le curé à son gré.
 
Mgr Plessis. — La position d’un curé avec une telle restriction serait alors meilleure que présentement la position des évêques au Canada. Quant à moi, j’en ai assez, j’ai une cure qui me
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donne tout ce dont j’ai besoin, mais l’évêque est dans la pauvreté, il tient une cure et fait les fonctions d’un prêtre de paroisse en contradiction directe avec les canons.
 
Le procureur général. — Mon opinion sur ce point est complètement formée. Le gouvernement reconnaît votre religion et en faisant de ses fonctionnaires des fonctionnaires de la couronne, il devrait pourvoir à eux comme à tous les autres. L’évêque devrait avoir suffisamment pour lui permettre de vivre dans une splendeur en rapport avec son rang, et le coadjuteur recevoir des appointements en proportion.
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Mgr Plessis. — Je ne sais pas, c’est sont affaire...
 
Le serpent qui tenta notre mère Ève n’était pas plus cauteleux,
Le serpent qui tenta notre mère Ève n’était pas plus cauteleux, plus pervers. Le digne évêque ne se laissa pas prendre à ces subtilités. S’il ne répondit pas à ces insinuations comme le Christ à Satan, lorsque l’esprit du mal faisait passer devant ses yeux tous les royaumes qu’il lui donnerait s’il consentait à l’adorer : ''Vade retro Satanas !'' C’est que le prélat ne voulait pas par un mouvement de violence compromettre la cause qu’il défendait. Mais on sent la colère bouillonner dans ses veines et le mépris perce en ces réponses brèves et cinglantes en leur honnêteté intransigeante. L’homme de Dieu se contient pour ne pas souffleter le machiavélique personnage qui prendre plaisir à torturer moralement sa victime. Cet homme était digne d’être le collaborateur de Papineau et de Bédard. Si jamais on élève un monument au chef de la révolution de 37, il serait à souhaiter que sur un bas-relief on représentât dans sa forte stature ce pasteur qui refusa de sacrifier ses brebis et son berger au loup. On peut ici citer un mot de Danton : « Montre cette tête au peuple, elle en vaut la peine. »
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plus pervers. Le digne évêque ne se laissa pas prendre à ces subtilités. S’il ne répondit pas à ces insinuations comme le Christ à Satan, lorsque l’esprit du mal faisait passer devant ses yeux tous les royaumes qu’il lui donnerait s’il consentait à l’adorer : ''Vade retro Satanas !'' C’est que le prélat ne voulait pas par un mouvement de violence compromettre la cause qu’il défendait. Mais on sent la colère bouillonner dans ses veines et le mépris perce en ces réponses brèves et cinglantes en leur honnêteté intransigeante. L’homme de Dieu se contient pour ne pas souffleter le machiavélique personnage qui prendre plaisir à torturer moralement sa victime. Cet homme était digne d’être le collaborateur de Papineau et de Bédard. Si jamais on élève un monument au chef de la révolution de 37, il serait à souhaiter que sur un bas-relief on représentât dans sa forte stature ce pasteur qui refusa de sacrifier ses brebis et son berger au loup. On peut ici citer un mot de Danton : « Montre cette tête au peuple, elle en vaut la peine. »
 
DANIEL O’CONNELL ET PAPINEAU
 
Rien de surprenant à ce que les Irlandais qui sympathisaient avec le mouvement insurrectionnel et les révolutionnaires aient lâché ces derniers au moment psychologique, au moment où ils avaient le plus besoin d’appui moral après une défaite qui ajournait indéfiniment leurs espérances de libération. C’était au lendemain de la bataille de Saint-Denis; O’Connell, qui avait correspondu avec Papineau dans les termes les plus enthousiastes, pour tisonner son ardeur belliqueuse, fait soudain volte-face à son ami et désavoue la cause qu’il avait embrassée comme sienne. Il prendre sa grande plume de Tolède pour faire cette déclaration dont l’inopportunité ne le cède qu’à incohérence. « Les amis de la liberté au Canada avaient tout en leur pouvoir et auraient pu s’assurer le succès ''s’ils s’y étaient mieux pris''. Sans leur folie, leur méchanceté et leurs crimes, ils eussent décidément triomphé. Mais du moment que Papineau et les
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autres eurent répandu du sang et fait éclater la rébellion en formant des compagnies militaires en dépit du pouvoir exécutif, dès lors, ils perdaient l’appui de tout homme qui désire la liberté d’un peuple par des moyens constitutionnels et ils méritaient le plus grand des malheurs qui pût leur être infligé, celui de mettre leur pays au pouvoir du despotisme. »
 
Le moins qu’on puisse faire devant le malheur, c’est de se taire. Le coup de patte du lion irlandais a quelque ressemblance avec celui de l’âne, il est laid, lâche et indigne d’un gentleman. Il illustre le caractère prolixe de ce chef celtique, aussi versatile dans ses amitiés que dans ses haines. Il montre que ce fils de la verte Erin a le virus de la trahison dans le sang. Et qu’à défaut d’autre, il se renie lui-même, son passé, sa race et ses principes.
 
Comment, à cette distance, O’Connell pouvait-il juger d’un situation qu’il ne connaissait que par correspondance ? N’est-ce pas de l’outrecuidance que de se prononcer aussi catégoriquement sur des problèmes qui ont préoccupé maints de nos historiens et n’ont été résolus que par des gens qui voulaient flatter les Anglais ou rabaisser la grande mémoire de Papineau ? En ont-ils usé des ''moyens constitutionnels'', lui et tous les patriotes irlandais qui on épousé la cause de l’indépendance de l’Irlande ? Les Parnell, les Gladstone, les Lloyd George et ''tutti frutti'' ont-ils assez usé et abusé du verbe pour en arriver au résultat que l’on sait ! Les débats à jamais célèbres de ces tribuns se sont répercutés d’écho en écho aux quatre coins du monde sans troubler la sérénité de la morgue britannique. Étaient-ils assez violents, ces orateurs parlementaires ? Jamais les nôtres n’ont atteint à ces hauteurs vertigineuses. Pendant un siècle, les ouragans, les coups de vent déchaînés au-dessus de ce cap Tourmente ont tenu la houle populaire dans un déchaînement continuel. En définitive, les Irlandais ont dû recourir à des explosifs plus effectifs que des discours. Les explosions oratoires ne valent pas celles de la poudre à canon. Le ''Home Rule'' leur est venu par le refus d’accepter la conscription. si aujourd’hui le gouvernement britannique consent à son tour à parlementer
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avec l’Irlande, c’est que la révolution y bat son plein. Les « demoiselles à pompons rouges », don de l’Amérique sournoise et de l’Allemagne d’hier, ont une éloquence supérieure à celle des plus éloquents démagogues de la rutilante Émeraude.
 
Daniel O’Connell avait déjà dit : « Un plus grand crime n’a jamais été commis que cet acte de la législation britannique qui ôta à la Chambre des Représentants du Canada le contrôle de la bourse du peuple. » Un plus grand crime avait été commis, c’est celui de la mainmise exercée sur le consciences et les esprits des Canadiens français, il a suffi à justifier la révolution.
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Il faut prendre le monde tel qu’il est.
 
Le temps était ou jamais de faire ici un coup d’État. Le fruit semblait mûr, il ne gagnait rien à rester sur la branche. Le triomphe n’est pas infailliblement du côté du nombre, mais les Canadiens français qui formaient les 7/8 de la population pouvaient sans miracle réduire le huitième qui se composait de parasites, écume des trottoirs de Londres, soldats d’aventure
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qui ne savaient pas tenir un fusil. Nos habitants n’étaient pas armés, si ce n’est d’un vieux fusil à chien qui ratait trois coups sur cinq, mais c’étaient de francs-tireurs. Ils étaient agiles, ingénieux, fertiles en expédients et leur vaillance devait suppléer à l’insuffisance des munitions. Papineau, sans aberration, sans s’être monté le coup, avait raison d’escompter les éventualités, si la division qui s’était mise sourdement dans les rangs n’avait détruit durant la nuit le travail lumineux accompli en plein jour.
 
Lord Roebuck, qui se constitua le défenseur des Canadiens français à la Chambre des Lords, vengea éloquemment Papineau et ses associés contre les lâches imputations d’O’Connell. Dans une lettre rendue publique, voici ce qu’il écrit :
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« Je réponds à la première accusation qu’il n’est pas vrai que M. Papineau ait répandu du sang; qu’il n’a pas été cause que du sang ait été répandu, qu’il n’est pas responsable, non plus que ses amis, des malheurs qui ont affligé son pays; qu’ils sont l’ouvrage du despotisme anglais appuyé des baïonnettes anglaises.
 
« À la seconde accusation, je réponds ainsi : les compagnies dont vous vous plaignez étaient celles de la milice du pays incorporée par une loi. Elles comprenaient toute la population civile de 16 ans à 60 ans; la grande offense commise par certaines parties de cette milice nationale, c’est qu’elles résolurent de continuer à regarder certains officiers comme étant toujours leurs officiers, quoiqu’ils eussent été démis par le gouvernement, la cause de leur démission venant de ce qu’ils avaient assisté
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à des assemblées publiques qui avaient ouvertement condamné les résolutions du parlement impérial, lesquelles privaient la Chambre de son contrôle sur les revenus du pays...
 
« Nul homme sage, nul homme honnête ne fait d’appel aux armes que dans le cas suivants :
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Il ne pouvait, comme nous, monsieur, triomphalement s’écrier : “Nous sommes sept millions.” »
 
Du témoignage d’un Anglais, le principe de la révolution canadienne était juste en soi mais on en contestait l’opportunité, parce qu’on croyait les moyens de résistance insuffisants. Du moins, c’est ce que Lord Roebuck prétendit après la défaite
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des révolutionnaires : il est toujours facile de prophétiser après que les événements ont eu lieu. Il est évident que les chances de réussite étaient incertaines, mais si elles avaient été désespérées, les promoteurs de la révolution ne le auraient pas tentées. C’étaient des hommes pondérés et réfléchis qui ne se jetaient pas dans cette aventure tête baissée, sans en avoir prévu toutes les conséquences. Nous n’avons pas eu La Fayette avec ses régiments de braves pour nous prêter main-forte. Les États-Unis, qui n’ont jamais fait de guerre sentimentales, n’étaient guère pressés de nous venir en aide. L’argent, ce nerf de la guerre, nous manquait également.
 
Mais il fallait aussi faire la part de l’imprévu, escompter quelque peu sur la justice immanente des choses et tabler sur les chances heureuses du hasard. Nous n’avions pas sept millions d’habitants comme en Irlande à diriger sur l’Angleterre, mais nous étions assez nombreux, si nous avions été unis, pour tenter notre libération. Mais la défection se mit dans les rangs. L’abandon, ou plutôt la subite retraite du clergé, jeta le désarroi dans le camp. C’était pour les croyants comme si Dieu s’était mis hors de la partie. Il faut dire que l’Église canadienne ne céda qu’à une brutale pression de l’Angleterre. Forcée de désavouer ses alliés d’hier, elle le fit avec autant de répugnance que de chagrin. Peut-être, aussi, espérait-elle que cette retraite de la dernière heure ne nuirait pas au mouvement, les voies de Dieu sont parfois sinueuses et difficiles à comprendre.
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Mais il est certain que les lâcheurs et les trembleurs en prirent prétexte pour rentrer sous leur tente. Les âmes manquaient de ressort. Leur confiance était ébranlée.
 
Au lendemain de la domination française, les habitants du pays, meurtris, appauvris, torturés, trompés et exploités de tous côtés n’aspiraient plus qu’à la paix. Sans doute, ils voulaient leurs libertés religieuses, la faculté de conserver leurs observances traditionnelles, l’abolition des lois persécutrices, mais plus que tout cela, la cessation des troubles qui avaient de douloureuses répercussions dans le foyer. On ne savait pas si, du jour au lendemain, on ne viendrait pas les expulser
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de leurs maisons et même du pays. Mais ce désir de sécurité, cette volonté de rester attachés au sol qui les avait vu naître, ils ne se sentaient même pas le courage de les faire prévaloir. L’affaissement des esprits égalait la désagrégation matérielle. L’universel besoin qu’on a d’un nouveau régime ne suffit pas à le créer. Ce fut l’œuvre de Papineau de donner un corps à l’idée et de refaire de la vie à cette population inerte, d’incarner ses aspirations et de devenir le porte-drapeau de ses revendications. Ceux qui disent et qui croient que la révolution s’est faite en coup de foudre se trompent étrangement. Leur erreur est due à ce qu’ils n’ont pas étudié la situation faite aux Canadiens français.
 
== IV. Les causes de la haine de
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Papineau pour les Anglais — Duplicité de la politique anglo-saxonne — Opportunisme nécessaire de l’Église au Canada ==
 
En général, les chroniqueurs n’ont guère osé remonter aux causes profondes du mouvement insurrectionnel, la plupart ont voulu faire leur cour au pouvoir établi. Ils ne connaissent pas Papineau qu’on veut faire passer pour un prestidigitateur du verbe ou pour une sorte de fakir qui aurait fait pousser instantanément cette fleur pourpre de la révolution, alors que la préparation de la terre avait été longue et ardue.
 
Durant vingt, trente ans, Papineau s’est promené de paroisse en paroisse pour y prêcher l’évangile de la liberté. Il était accueilli par le pasteur et ses ouailles avec un enthousiasme indescriptible. En certains endroits, on balisait les routes et l’on dressait des arcs de triomphe en feuillage, comme pour la visite d’un évêque. Quand il ne parlait pas, il écrivait. On ferait des volumes de sa correspondance qui dort on ne sait où, mais dont on craint sans doute de troubler le sommeil. Nos historiens ont été dupes de leur croyance au merveilleux. La transfiguration des masses ne s’opère pas instantanément comme celle du Christ sur le mont Thabor. Il y a des étoiles dont les rayons mettent des milliers d’années
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à nous parvenir, comme il y a des haines qui fermentent durant des siècles avant d’éclater. Dès 1785, des grondements sourds font pressentir la révolution. Papineau naquit à Montréal en 1787, alors qu’on sentait battre les artères de notre ville comme à l’approche d’une crise inévitable. Les habits rouges passaient provocants et jouaient le rôle du picador sur notre population placide qui, à la longue, finit par voir rouge. Son enfance dut être témoin de rixes fréquentes qui s’élevaient à tout propos entre Canadiens français et Anglais et finissaient souvent tragiquement. Les premières impressions sont celles qui demeurent. Jamais il ne put se défendre de mouvements rétractiles en présence des ennemis de sa race. Les vainqueurs plus tard entreprirent la conquête de cet homme dont ils admiraient le caractère. Mais toutes leurs séductions échouèrent sur cet esprit granitique dont les bords restèrent hostiles, escarpés et inaccessibles. Quand il abandonna l’offensive, ce fut pour rester sur la défensive.
 
À quel âge les tendances révolutionnaires s’accentuèrent-elles chez Papineau ? Il semble avoir été consacré en grâce dans le sein de sa mère, car sa compassion pour les faibles, pour ceux qui souffrent se manifeste dès ses premières années. Cette tendresse de cœur est caractéristique chez ceux qui de bonne heure embrassent les causes populaires. Élu député en 1814, il avait déjà la gravité d’un meneur d’hommes. Il hérita de son père un cerveau favorable à l’éclosion des grandes idées. Sa mère avait l’âme ardente de Mme d’Youville, de Jeanne Mance. Les fils devint le collaborateur du père. Une communauté d’idées et de sentiments les unissaient étroitement. On peut dire que, depuis toujours, sa vie avait un but clair, direct, précis, même elle n’en avait qu’un seul, autour duquel gravitaient toutes les aspirations de sa jeunesse. Il en fut touché par une aussi belle courbe que celle de la flèche qui va darder le centre de la cible. Il est rare qu’on se soit « trouvé » avant de s’être cherché, au sortir de l’adolescence. Papineau déjà avait découvert son étoile qui brillait dans un orbe rougeâtre, comme couronnée d’épines, et pieusement, il la prit
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pour guide de son existence orageuse. Il y a une certaine école animée des meilleures intentions qui veut dégager Papineau des sanglantes responsabilités de la révolution. Il aurait été la dupe des événements, plutôt que leur ordonnateur. On en fait une sorte d’instrument inconscient entre les mains du destin; une pâte molle ou pour le moins malléable, qui aurait subi l’empreinte des idées de son temps, alors que c’est lui qui les a marquées à son effigie. Une autre secte, mal intentionnée celle-là, veut faire porter le poids de tout le sang versé à celui qui, après avoir essayé de tous les moyens constitutionnels et diplomatiques, en est venu à cette extrémité par la force des choses. Tous les autres moyens ayant échoué, il ne pouvait reculer devant celui-là sans manquer de logique avec son rêve d’émancipation. Parce qu’on traite de folie la régénération du monde par l’amour du Christ, ce n’est pas une raison pour appeler de ce nom l’acte nécessaire ─ répréhensible en soi comme toutes les guerres ─ mais qui était et qui est encore l’unique moyen de forcer les tyrans à faire des concessions au droit et à la justice. La révolution n’a pas été l’acte d’impulsifs, mais l’aboutissement de près de deux siècles de persécutions sourdes et de menaces latentes.
 
Cependant, malgré toute l’admiration que nous avons pour Papineau, nous croyons que ce serait lui faire trop crédit, en même temps qu’une injustice à ses collaborateurs, que d’attribuer à lui seul une œuvre qui eut besoin aussi de la coopération de tout un peuple, comme du concours des circonstances. Nous cerveau n’est en somme que le nid où les idées venues de l’extérieur viennent éclore. La recherche de la paternité, devenue un dogme, nous dirait peut-être d’où est venu le germe magnifiquement fécondé par Papineau. Ceux qui éprouvent le besoin dans toute conception extraordinaire de faire intervenir le merveilleux, prétendront avoir vue quelque colombe se poser sur l’épaule du grand homme. Toute ce que nous savons, c’est qu’il anima l’œuvre de son souffle puissant et qu’il imposa son nom à son siècle. Nous ne pénétrerons pas plus loin qu’il ne faut dans l’asile inviolable du mystère. Nous ne ferons par
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l’injure à la mémoire de Papineau de prétendre qu’il ne fut que le père putatif de la révolution, sa virilité blessé en tressaillirait au fond de tombe. Les Frères de la doctrine chrétienne n’ont trouvé en lui qu’un orateur émule de O’Connell. Nous ne pouvons leur demander d’avoir une vue d’aigle, mais comment ont-ils pu faire tenir en quelques paragraphes une série d’événements aussi mouvementés et dont l’action dramatique devait se dérouler au moins en cinq actes ? C’est un tour de passe-passe, dont peu de magiciens seraient capables. Depuis le petit enfant d’Augustin, qui voulait mettre toute la mer dans une coquille d’huître, aucune tentative aussi puérile n’a été osée. Comment ont-ils pu faire le vide dans ce grand cerveau et stériliser cette prose effervescente dont la lecture, après un siècle, nous communique encore son enthousiasme ?...
 
Les martyrs de 37, au moment de plonger dans la grande ombre, ont-ils eu au moins la consolation de savoir que leur holocauste porterait ses fruits ? Le sort leur devait bien cette compensation, car c’est terrible de voir étendu à ses pieds, noirci et dégonflé, le ballon lumineux qui les avait promenés en de hautes sphères. Après l’éclipse de Papineau, les ténèbres régnèrent sur Québec. Un vent de frousse souffla dans toute la province, les plus ardents confesseurs de la liberté rentrèrent sous terre. Certains renièrent leur maître et leur foi. Ils sentaient le sol trembler sous leurs pas et leur fois se désagréger. Les esprits se ressaisirent plus tard, mais la hantise de l’échafaud en obséda un grand nombre, tandis que d’autres, rendus furieux à la vue du sang versé, s’ancraient dans leur volonté de résister au désordre établi.
 
Nous étions au tournant de notre histoire. Si nous avions tremblé devant le bouledogue anglais, il nous dévorait. Mais de l’avoir regardé en face et bravé, il a rentré ses crocs et s’en est allé la queue entre les jambes. Si nous avions usé de la « constitutionnelle » comme Wilfrid Laurier a abusé de la « conciliation », nous n’avions qu’à prendre nos cliques et nos claques et à passer les frontières, ou nous résigner à être parqués dans des réserves comme les indigènes. En voyant l’attitude agressive
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des hommes de 37 et de la presse canadienne-française, les Anglais se mirent à trembler dans leurs bottes de soudards ivres. Comme les Saxons deviennent intelligents quand ils ont peur ! Lord Durham, sans être autorisé par son gouvernement, gracia les condamnés, mesure adroite qui n’engageait pas les autorités et mettait fin à une situation difficile dont les vainqueurs commençaient à redouter l’issue. Il n’était pas si obtus que nos historiens et connaissait assez la valeur des chiffres pour savoir que les 7/8 de la population qui se trouvaient être des Canadiens-français pouvaient lutter avec avantage contre un huitième composé d’étrangers, soit 350 000 hommes contre 50 000, le jour où ils tomberaient d’accord. Il comprit qu’il y a d’autres manières de tuer son chien que de l’étrangler. Envoûté par le projet d’Union, qui commençait à prendre corps, Lord Durham se dit en son for intérieur qu’en attirant les Canadiens-français dans le traquenard de la Confédération, les Anglais arriveraient à les étouffer, gentiment, sans violence, avec un lacet de soie. Rendus à l’entente cordiale, de par la sortie de la poudre à canon, les Anglais changèrent de tactique et se mirent à nous enlacer d’une étreinte mortelle, à nous aimer au point de vouloir ne faire avec nous qu’un même corps, qu’une même chair, qu’un même esprit. Mais Papineau ne fut pas mystifié, par les trompeuses apparences, car il les avaient trop pratiquées dans ses voyages à Londres pour ne pas les connaître. Le temps ne l’avait ni refroidi ni changé, et quand tout Israël se mit à adorer le veau d’or, il refusa lui de plier le genou devant l’infâme idole. Ne souffrons pas que notre reconnaissance se trompe d’adresse, qu’elle aille aux pères de la Confédération, alors qu’elle est due à Papineau et ses collaborateurs. Le jour où nous prendrons consciences de nos obligations envers eux, notre jour de fête nationale sera celui de l’anniversaire de Papineau, dont le nom synthétise tout un passé glorieux, toute une pléiade d’hommes éclairés et généreux.
 
Les Frères des Écoles chrétiennes prétendent que les Canadiens-français, au commencement du siècle, se souhaitaient
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un fils qui eut la « tête » de l’évêque Plessis. À Québec peut-être, mais à Montréal, quand on voulait parler d’une homme de talent on disait : « C’est une tête de Papineau. » On ne vole pas les gens en les dépouillant de ce qui leur appartient pas, l’orateur de l’assemblée a droit à sa légende comme Napoléon et d’autres grands hommes. Ne lui ôtons pas ses plumes de paon pour en parer un autre qui a déjà un assez beau plumage, et dont le front n’a pas besoin de cette huppe orgueilleuse pour s’imposer à l’admiration de la postérité.
 
Ne laissons pas s’accréditer une erreur que certains historiens, partisans du gouvernement ou de l'''Action française'', ont intérêt à faire circuler : que la révolution fut un échec, que le sang a été versé inutilement, car le temps et la diplomatie pouvaient avoir raison, dit-on, des difficultés qui existaient entre les maîtres et les vaincus. Les uns ne veulent pas que le sang du juste retombe sur la tête des Anglais; les autres par fanatisme, pour diminuer un homme qui n’a pas été enterré en terre sainte, s’efforcent de montrer l’inanité de son sacrifice et de faire croire à l’avortement de son œuvre. Pour que l’Église garde dans l’histoire une belle attitude, ils veulent légitimer la condamnation des révolutionnaires. C’est une canaillerie qui peut trouver grâce devant leur conscience dont la belle rectitude fut faussée par une piété mal entendue, cette bonne intention ne les excusera pas devant la postérité. Il n’est pas nécessaire d’abaisser l’un pour élever l’autre. Il fallait montrer plutôt dans quel douloureux dilemme se trouvait l’Église obligée de désavouer ceux qu’elle avait encouragés d’abord à la résistance, parce que des intérêts d’un ordre supérieur et divin la contraignaient à agir de cette façon. Mise dans l’obligation de sacrifier les plus grands, les plus généreux de ses enfants pour sauver son existence au Canada, elle a fait taire ses sentiments naturels pour obéir au mobile supérieur, qui lui ordonnait de tout quitter pour sauver la barque de Pierre menacée. Ce geste shakespearien vaut la peine d’être souligné, il l’absout des accusations qui ont pu peser sur elle quand on ne sait pas quelle main de fer en arrière broyait sa volonté dans un étau pour obtenir sa
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soumission. Il y avait là un de ces procédés machiavéliques de la politique anglaise pour diviser un peuple et déshonorer le papisme qu’elle hait ici comme en Irlande. L’esprit du sectarisme trouble les plus belles intelligences, au point de faire oublier à un historien préjugé le culte qu’il doit au libérateur de notre peuple. Pourquoi n’a-t-on pas mis au jour la correspondance échangée entre les ministres anglais et les hauts dignitaires ecclésiastiques dans laquelle les tentatives de séduction et les menaces alternent, et montré dans quel piège sa bonne foi fut prise plutôt que de diriger sur le tombeau du héros la flamme renversée de leur cierge et l’accabler d’anathèmes qui sont restés et restent sans effet ?
 
Ils n’ont pas réussi dans leurs calculs; de 350 00 habitants, notre population a monté jusqu’à trois millions. Et il ne tient qu’à nous que l’arche qui contient le dépôt sacré de nos traditions domine le flot montant de l’immigration. Pour cela, il faut que nos institutions ne soient pas inférieures à celles des autres pays et que nous conservions le génie de notre langue et l’idéal français, sans quoi les étrangers ramasseront le flambeau que nous laissons échapper. Il faut savoir doser l’immigration avec art si l’on ne veut pas que, sous prétexte de nous renforcir, on substitue dans nos veines du sang exotique à celui que nous tenons de nos ancêtres. Cette transfusion du sang est un subterfuge. La prospérité du Canada doit être celle des Canadiens-français. N’allons pas plus vite que le violon. Ne hâtons pas chez nous l’ère des gratte-ciel. Opposons une digue à la politique du dollar. Pour cela, redorons les cadres des vieilles icônes reléguées dans les greniers et replaçons sur les autels du temple de la nation les statues de nos grands hommes.
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== V. Pierre du Calvet — Tolérance des premiers Canadiens ==
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Un qu’il faut restituer à l’histoire, c’est du Calvet, un huguenot, qui inaugura la période glorieuse de nos annales. Jusqu’en 1762, notre histoire est greffée sur celle de la France. C’est à cette date que nous prenons nos destinées en mains. Nous cessons dès lors d’être en tutelle. Nos administrateurs ne sont plus des mannequins dont la cour de sa Majesté très chrétienne tire les ficelles. La première protestation contre le régime anglais vient de Pierre du Calvet. Il avait pour secrétaire Pierre Roulaud, ex-jésuite, qui devin par la suite son collaborateur dévoué. Voici ce que ce dernier écrivait de son patron à M. Montigny de Louvigny, le 13 août 1784, trois ans avant la naissance de Papineau : « Le livre de du Calvet a déjà commencé à éclairer l’Angleterre qui méprisait notre religion et nos personnes... Je n’ai trouvé personne dans cette capitale qui ait osé nier les principes de du Calvet. Je vous le répète, tout ce que l’on blâme dans son livre, c’est d’avoir parlé comme le catholique le plus zélé pouvait le faire... Il faut convenir que c’est un ''honnête protestant''... » Un honnête protestant ! Voilà un accouplement de mots assez bizarre et qui brutalise nos préjugés.
 
On sait que du Calvet périt tragiquement en revenant d’Angleterre où il avait été délégué pour défendre les Canadiens-français contre le tyran Haldimand. Il plaida également la cause de l’Église catholique opprimée par les Anglais. Cet titre
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de défenseur de la religion aurait dû lui valoir une page dans l’Histoire du Canada des Frères des Écoles chrétiennes. Mais il partage avec Papineau l’honneur de ce silence éloquent dont on enveloppe comme d’un suaire ceux que l’on veut rouler dans le néant. C’est un bienfait du destin pour Papineau de n’être pas confondu avec les lampions tremblotants, les quinquets fumeux qui brûlent en s’éteignant dans les beaux chandeliers d’or où la partialité les a fixés.
 
M. Barthe dans ses ''Souvenirs politiques'' a rendu hommage au grand protestant, ce qui prouve qu’il n’y avait pas d’esprit sectaire chez les vieux Canadiens : « Seul l’héroïque Calvet, écrit-il, fit un rempart de son corps à sa race en protégeant, bien que huguenot, ses droits civils et religieux au nom de la justice divine, puisqu’on faisait si lestement fi de celle qu’avaient établie et consacrée les Francs. » Il importe d’ouvrir ici une parenthèse pour mettre une question au point. Sans nier ce que le clergé a fait dans la Nouvelle-France pour la conservation de la langue française, il est bon de rappeler ce que l’Église doit à l’esprit laïque. Toute la reconnaissance ne saurait être d’un côté. Il est certain que si les Canadiens-français avaient voulu sacrifier leurs prêtres, ils auraient obtenu toutes les prérogatives qu’ils réclamaient. Souvent, on leur mit le marché en main, mais ces braves gens refusèrent le dernier de Judas. Ils firent preuve d’une ampleur d’esprit dont beaucoup sont incapables aujourd’hui. Après s’être servi de du Calvet et de Papineau pour arriver à leurs fins, les catholiques qui ont écrit l’histoire les ostracisent par un demi-silence dont l’injustice est flagrante. Il faut beaucoup d’élévation de caractère pour épouser, au nom du droit commun, une cause qui vient à l’encontre de ses sympathies religieuses. Est-ce qu’il n’est pas dans l’intérêt de toute religion de glorifier la vertu ? L’abaissement des caractères est venu parce que l’on n’a pas élevé d’autel à l’Honneur. Les Grecs dressèrent un temple au « dieu inconnu », pourquoi n’en pas faire autant chez nous pour cette divinité qui n’a pas de culte ni de rite, mais à qui nous sommes redevables des plus beaux traits de notre histoire ?
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Il manquerait de belles pages à nos annales, si nous arrachions celles qu’écrivirent du Calvet, Murray, Roebuck, Papineau, Nelson, Hindelang, Perrault, McGill, Doutre, Joly, Beaugrand et tant d’autres qui n’avaient pas nos croyances. Cette abstention systématique nécessitera un de ces jours l’exhumation de es morts sublimes à qui la Patrie reconnaissante doit, plus qu’un tardif tribut floral, une mise en valeur de leur vie et de leurs œuvres. En attendant, faisons-leur notre humble salut, tout en regrettant de n’avoir pas pour cela un de ces larges chapeaux à panache que les grands de jadis abaissaient avec un si joli geste devant le courage et la beauté.
 
Dans le parti de la révolution, on retrouve tous les principes du nationalisme, moins la forme doctrinaire, de date assez récente, que lui ont imprimée MM. Trudel et Tardivel. Fournier et Asselin n’ont pas découvert le nationalisme qui est tout entier dans les 92 résolutions de Papineau, Bédard et Morin, mais ils l’ont remis à l’actualité et rendu pimpant, crâne, bravache, déterminé, avec une allure de mousquetaire. Ce fut une résurrection plutôt qu’une création. L’amour du sol était la base de la politique d’antan : « Notre langue, nos institutions, nos lois », comme l’avait inscrit Bédard à l’en-tête de son journal ''Le Canadien''... Le clergé et l’État marchaient la main dans la main, mais aucun ne prétendait écraser l’autre, ayant chacun un idéal différend dont la confusion aurait été une pierre d’achoppement à leur action respective. Le premier prêtre assez hardi pour avoir osé dicter des lois à Papineau, à Bourdage, à Réal de Saint-Vallier, à Quesnel, à Bédard, aurait été poliment, mais fermement, renvoyé à son presbytère.
 
Ce n’est que plus tard, quand les partis se servirent de la religion comme moyen d’arriver que les prêtres furent priés d’entrer dans l’arène, ce dont ils n’eurent pas à se louer, car la période qui suivit la révolution est remplie par l’histoire de leurs luttes avec l’État, dont M. David nous a donné un résumé clair, dans son ouvrage ''L’Union des deux Canadas'', qui confirme tacitement son livre interdit par la congrégation de l’Index, le seul livre canadien jouissant de cette distinction. Il
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a pu brûler les pages condamnées, mais l’esprit qui les anima est tout entier dans ''L’Union des deux Canadas'', livre de courage et de sensibilité, qui constitue avec ''Les Patriotes de 37'', le meilleur, le plus vibrant, de son œuvre. C’est lui qui a rescapé les pauvres héros, dont la mémoire ne serait plus qu’un peu de fumée dans la nuit, s’il n’avait consacré les années de son âge mûr à les remettre en lumière, à dissiper l’ombre qu’on avait sciemment accumulée sur leur face. Il claironna leur nom le jour de notre fête nationale, il dramatisa leur héroïsme, il a fait de sa vaillance et de son patriotisme le piédestal de leur statue. Si plus tard ces beaux types de notre race sont couchés dans le bronze, il devra y avoir une place sur le monument pour celui qui les rendit à l’immortalité.
 
== VI. Le nationalisme et Papineau ==
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et Papineau ==
 
Qu’ils le veuillent ou non, MM. Bourassa et Héroux ont pour ascendant direct et indirect l’auteur des 92 résolutions. Ils ne peuvent avoir adopté sa politique et continué son œuvre sans se rattacher par cet anneau au passé toujours vivant, à moins de briser la chaîne des traditions dont ils veulent le maintien. Nous nous garderons bien de dicter son devoir au ''Devoir'', mais beaucoup d’esprits distingués s’étonnent qu’il ne soit pas sorti de son mutisme à l’égard de Papineau que sa gloire et son dévouement à l’Église auraient dû absoudre de son hétérodoxie. On a pardonné davantage à Constantin en faveur de la protection qu’il accorda aux papes. Ce n’est pas un exotique, celui-là, ni un faiseur, ni un opportuniste, il aurait bien mérité lui, l’incorruptible, le patriote sans peur et sans reproche, d’être loué par le plus chauvin de nos journaux quotidiens. Chacun y aurait trouvé son compte.
 
Il est incontestable qu’Asselin et surtout Fournier se sont inspirés de Papineau et des premiers Canadiens du régime anglais pour rédiger leur doctrine politique. En refusant aux non-catholiques le droit de se dire canadiens-français et de faire partie de notre Société nationale, Bourassa et son entourage n’ont pas été dans la tradition des vieux nationalistes, dont ils se réclament pourtant. Leurs ancêtres politiques n’avaient pas une foi de parade, mais une croyance agissante et un patriotisme militant qui s’est traduit par des œuvres vivantes. Ils
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ne récitaient pas leur credo à tout propos et hors de propos. Ils ne lançaient pas l’anathème à ceux qui ne partageaient pas leurs croyances. Il n’y a pas de situation plus pénible au monde que celle d’un homme dont le développement intellectuel et moral est cause de sa séparation avec ceux de sa caste ou de son groupe, par exemple d’un conservateur gagné aux idées libérales, d’un catholique devenu protestant ou libre-penseur. Il ne peut plus partager les idées des siens. Il vit aussi isolé parmi ses frères que s’il habitait le Sahara. Cette situation ne semble pas avoir été celle de Papineau. Il n’y a aucun désaccord apparent entre lui et ses coreligionnaires. Je crois même qu’au plus ardent de ses luttes politiques, il n’avait pas encore brisé avec l’Église. Dans aucun de ses discours je n’ai vu d’attaque contre le dogme ou même la discipline ecclésiastique. Les évêques — privément du moins — le considéraient comme leur champion. Il n’était pas homme à mettre une sourdine à ses sentiments, si à cette époque il eut été détaché de ses croyances, ses nouvelles idées auraient transpiré. L’hypocrisie n’était pas encore passée dans nos mœurs politiques. On ne faisait pas flèche du bois de la croix pour atteindre au but de ses ambitions.
 
On a dit que Papineau avait été conquis par les philosophes du dix-huitième siècle. Certainement il a subi surtout l’influence de Danton et de Robespierre. La proclamation des « Droits de l’homme » lui donna l’idée de ses 92 résolutions empreintes de l’esprit démocratique du temps. Il est certain que si le clergé ne l’avait d’abord lâché, il n’aurait pas consommé le divorce avec une Église qu’il avait défendue en maintes circonstances et dont les intérêts confondus avec ceux de la patrie. La rupture définitive eut lieu après l’échec de la révolution. Il faut savoir le cas que l’on faisait alors de la foi jurée, de la parole donnée, pour comprendre la violence du geste de Papineau. Il n’a jamais pu pardonner cette volte-face de ses alliés d’hier. Après avoir béni ses armes, les conjurés se retiraient sur la montagne pour prier, alors que les autres se faisaient massacrer dans la plaine ! Il avait encore sur le cœur les lettres émouvantes
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de Mgr Plessis et de tant d’autres prêtres. Des bénédictions lui arrivaient de Rome et de tous les coins de la chrétienté. Quand il passait, les mères élevaient leurs enfants dans leurs bras et es petits le bénissaient de leurs sourires. Daniel O’Connell, le révolutionnaire catholique, lui adressait des épîtres brûlantes qui enflammaient son ardeur. Et voici qu’au moment psychologique, à l’heure de l’holocauste, le prince des prêtres se dérobe, Pierre le renie, les docteurs du temple lancent des proclamations pour le condamner ! La tempête sous ce crâne fut si violente qu’il fallait que la foi ou la tête éclatât. Ce fut la foi qui explosa en laissant dans cette âme un amas de cendre, où couvait le feu sombre de la rancune contre ses collaborateurs d’hier mués en adversaires.
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== VII. État du pays et de la société durant les années qui ont précédé la révolution ==
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Le commerce et les affaires à cette époque se développèrent rapidement. La navigation absorbait toute l’attention des commissaires. Comme il n’y avait pas de chemin de fer à cette date entre Montréal et Québec, les bateaux se trouvaient les seuls moyens de transport. Montréal, par le Saint-Laurent, tenait la clef des Grands Lacs, et bien que Québec fût la capitale, notre ville [Montréal] s’affirmait déjà comme métropole. Gaspé, Rimouski s’appelaient « trois semaines en bas de Québec ». Il n’y avait pas d’exagération quand on s’y rendait en « waggine », au train de la Grise, par des chemins impassables, à travers des forêts inextricables, obligés de faire du portage souvent. Le port d’une lettre de Gaspé à Québec était de deux shillings, quatorze sous en plus si elle portait une enveloppe.
 
Montréal, qui était le Paris de la Nouvelle-France, s’étendait à peine jusqu’à la rue Sherbrooke. L’île était sillonnée en tous sens de petits ruisseaux qui partaient en cascades du mont Royal. Un petit cours d’eau traversait la ville en passant sur la rue Craig et s’allait jeter au Pied du Courant, en face de la prison. Sur la rue Desrivières, il y avait une source où on allait s’approvisionner d’eau fraîche, quand le porteur d’eau n’avait pas passé. Ce n’était pas le puits de Jacob, mais on y voyait de jolies femmes en toilettes claires qui échangeaient les petits potins du jour. — Aujourd’hui ces racontars se greffent
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sur des petits gâteaux qu’on avale arrosés de thé servi en de mignonnes tasses en porcelaine du Japon. — L’aqueduc, entreprise d’initiative privée, appartenait alors à M. Porteous, mais plusieurs avaient conservé leur puits ou s’approvisionnaient des porteurs d’eau. L’éclairage au gaz restait un luxe assez coûteux, seuls quelques magasins avaient adopté le nouveau système d’éclairage. Les lampes à pétrole n’étaient pas à la portée de toutes les bourses; la chandelle de suif qu’on mouchait à tour de rôle, grésillait et faisait éclater les bobèches de cristal, tel était le mode ordinaire d’éclairage. La ville n’était pas sûre quand les magasins étaient fermés.
 
Les voies de communications par eau et l’hiver sur la glace étaient les seules qui permettaient aux cultivateurs d’apporter leurs produits à la ville. Les chemins du roi mal pavés et mal entretenus faisaient le désespoir des habitants. Durant la mauvaise saison, quand les rivières sortaient de leur lit, on n’osait pas s’y hasarder. Le clair de lune ne passait pas inaperçu dans ce temps. Les travaux des champs comme les promenades étaient subordonnés à sa croissance et à sa décroissance. On consultait l’almanach, le livre des livres, pour savoir les phases de la lune et le traitement des maladies. ''The Quebec Almanach'' est une des publications les plus anciennes du Canada. La collection Gagnon possède un exemplaire incomplet de 1791. Après la mort de Brown en 1789, ces opuscules sont connus sous le nom d'''Almanach de Neilson''. Fleury Mesplet publiait un ''Almanach'' à Montréal en 1778. Celui qui savait lire dans l’almanach était un personnage craint et respecté.
 
La construction de l’église Notre-Dame fut commencé en 1824. Newton Bosworth dans son livre ''Hochelaga Depicta'' constate que Montréal a tellement prospéré sous la domination anglaise qu’il a fallu construire un temple plus spacieux pour contenir tous les fidèles. L’église paroissiale actuelle est la seconde construite à Montréal, la première ayant été détruite par la foudre lors de la « grande noirceur » qui terrifia tellement la population que, cinquante ans plus tard, ceux qui racontaient
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le sinistre en avaient les cheveux « droits sur la tête ». C’était à quatre heures de l’après-midi du 7 novembre en 1819. Un formidable nuage noir s’amoncela au-dessus de la ville et l’obscurité devint si dense qu’on n’y voyait plus. Soudain, un éclair serpenta au-dessus de la croix de l’église et l’enveloppa dans une spirale de feu. Le tocsin sonna l’appel au feu et les citoyens malgré leur frayeur parvinrent à éteindre l’incendie au moment où la lourde croix s’écrasait sur le pavé entraînant la façade du temple.
 
Les imaginations étaient surexcitées parce que des sauvages avaient prédit qu’un tremblement de terre détruirait la ville. D’autres étaient sous l’impression que le mont Royal recelait un cratère. Les gens étaient alors trop simples pour ne pas attribuer à des causes surnaturelles ou à l’intervention de mauvais esprits tant vivants que défunts des accidents banals de la vie. Leur ignorance des phénomènes que l’étude des sciences naturelles a vulgarisés, comme les éclipses totales du soleil, l’apparition des cyclones et des trombes ou les secousses sismiques, fut cause que la population se crut rendue à sa dernière heure. L’an mille ne jeta pas plus de perturbation dans les esprits que « cette grande noirceur », qui semblait préluder à l’ombre éternelle.
 
Un autre incident provoqua tout un émoi à Montréal, ce fut la capture d’une baleine de quarante-deux pieds et huit pouces de long. La reine des mers n’en était pas à ses premières visites, s’il faut en croire ce que ''Le Spectateur canadien'' de Montréal, en date du 22 juillet 1813, publiait dans ses colonnes. C’est une déposition assermentée devant deux juges du Banc du roi : « M. Verrault, ancien marchand, et M. Joseph Favreau ont vu dans le fleuve un animal moitié homme et moitié poisson qui fendait à toutes nageoires l’étendue du lac Supérieur. » Leur témoignage diffère quelque peu. L’un prétend que l’animal avait les cheveux lisses et l’autre, légèrement bouclés. — « Mais on ne peut récuser le témoignage de ces hommes ''instruits, éclairés, d’une probité reconnue'' », dit ''L’Aurore'' de M. Bibaud. Une femme sauvage qui était présente à l’apparition du monstre
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défendit à MM. Verraut et Favreau de tirer sur lui, « parce que, dit-elle, c’est l’esprit du Lac. » Nous ne voulons pas mettre en doute la véracité ni l’honorabilité de ces témoins, ni prétendre qu’ils ont été victimes d’une illusion d’optique, ni rapprocher cette vision de la capture de ce cétacé nombre d’années plus, quelque reine de Saba qui poursuivait les Salomon de l’Atlantique, nous préférons croire avec Régnier que ''Il y a des sirènes dans la mer !...''
 
C’est en 1832 que le choléra asiatique, la forme la plus répandue de la peste, visista le Canada. Sur 4 420 cas, 1 904 furent fatals. Les décès se multiplièrent en si peu de temps qu’on enterrait plusieurs pestiférés dans une même fosse, sans cercueil et sans absoute dernière. Les gens fuyaient, poursuivis par le terrible fléau, qui les atteignait sur le chemin où ils tombaient pour expirer quelques heures plus tard, seuls et sans secours, comme des chiens atteints de la rage. Ce pauvre peuple sur qui la main de Dieu semblait s’être appesantie sans raison, car selon le témoignage d’étrangers de passage au pays, on se serait cru au Canada dans un immense béguinage, ne méritait pas un sort si malheureux. Respectueux des lois de la religion, docile et paisible, le gouvernement et le ciel semblaient conjurés pour le tenir dans une frayeur perpétuelle.
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François Nopper, convaincu de parjure — d’être pilorié pendant une heure.
 
Harry Aldrick, convaincu d’avoir de faux argent — de rester en prison et d’être pilorié pendant une heure.
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en prison et d’être pilorié pendant une heure.
 
Joseph Morenci, convaincu de petit larcin — d’être fouetté derrière la charrette.
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LES FEMMES DU TEMPS DE LA RÉVOLUTION
 
Les honnêtes femmes n’ont pas d’histoire. Les écrivains du temps leur tournent des madrigaux assez galants, mais ils ne nous édifient guère sur l’action qu’elles ont exercées sur leur siècle. Les filles de Mme d’Youville et de Marguerite Bourgeoys formèrent cette génération de femmes admirables
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qui contribuèrent à l’affinement de la race. Les couvents furent le creuset d’où ce métal qui n’était pas sans alliage se débarrassa de ses scories. On sait qu’il fut un temps où, dans la Nouvelle-France, le nombre d’hommes excédait celui des femmes. Le gouvernement y suppléa d’une manière qui nous semble assez cocasse aujourd’hui; ce devait être au temps où le marché de Corneville octroyait des servantes au plus haut enchérisseur. Plusieurs centaines de femmes arrivèrent de France au Canada et des placards annoncèrent qu’un supplément féminin, de par le plaisir de Sa Majesté très chrétienne, serait mis à la disposition de ceux qui souffraient d’une disette de la côte supplémentaire...
 
''Y’en a des brunes et des blondes''
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Cette cargaison inattendue causa tout un émoi dans la colonie. En moins de quinze jours, les célibataires et les veufs avaient épuisé le ravitaillement des intendants. Ce fut une noce formidable. Le gouverneur général distribua des boeufs, des vaches, des pourceaux, des volailles, des viandes salées et quelque argent aux nouveaux époux. La procréation intensive fut à l’ordre du jour. Des pensions, qui variaient de ving-cinq livres à quarante livres, furent payés aux parents favorisés de dix ou de douze enfants. Comme le mieux n’est pas l’ennemi du bien, il se trouva des familles qui se glorifiaient d’avoir jusqu’à vingt-six enfants, chiffre fatidique, puisque le curé dont la dîme se composait du vingt-sixième minot, se mettait dans l’obligation d’élever ou de faire instruire le vingt-sixième enfant porté au baptême.
 
L’ardeur prolifique ainsi attisée donna les résultats que l’on sait. La population s’accrut en des proportions inouïes. Québec eut l’honneur d’être au premier échelon de production humaine. Heureusement, que s’il eut à souffrir d’exactions et de tyrannie, il n’a pas été atteint aux sources de la vie. En quelques années, il obtint une supériorité numérique sur les étrangers que le gouvernement importait dans la province, ce qui lui permit de lutter victorieusement pour le maintien de
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sa langue et de sa nationalité. Mais l’excès même dans le bien n’est pas approuvable. Si le patriotisme y fut pour quelque chose dans le peuplement intensif du Canada, — ce dont il est permis de douter — l’on aurait dû, il nous semble, procréer pour le Canada seulement. Dès 1868, Papineau déplore l’exode des nôtres vers la république américaine. Il porte à cinq cent mille le nombre des habitants du pays qui ont traversé la frontière. On ne saurait plus louer les femmes canadiennes d’avoir donné des hommes de profession au Canada, que de leur tenir rigueur d’avoir fourni des manœuvres à nos riches voisins. S’il est d’usage de lever nos verres en leur honneur le jour de la Saint-Jean pour leur faire gloire de ces merveilles que l’instinct génésique communément appeler l’amour, je crois qu’ont doit plus encore les louer de la qualité de leur descendance que de sa quantité...
 
Il est certain qu’un grand nombre de ces femmes à qui le roi de France confia la mission de peupler ses colonies furent régénérées par la maternité. En prenant racines en nos terres vierges et fortes, elles s’épanouirent en beauté et en énergie. Les Canadiennes-françaises, quand elles furent frottées de lettres, devinrent des bouchées de prince. La reine Victoria faillit avoir pour mère une Française du pays, faite « duchesse Saint-Laurent », que le duc de Kent épousa morganatiquement et dont il eut des enfants. Ce dernier, rappelé en Angleterre pour des raisons d’État, dut épouser une princesse prussienne afin de donner un héritier au trône de la Grande-Bretagne. La veuve de ce mari trop vivant s’alla enfermer dans le monastère des Ursulines.
 
Les officiers anglais apprécièrent surtout les Québécoises dont les plantureux appas convenaient à leur tempérament sanguin. Le « péril rouge » menaça la ville de Champlain d’anglicisation. L’élite commença à bafouiller le langage de Shakespeare. Les couvents des Dames de la Congrégation reçurent des faveurs de la couronne d’Angleterre pour aider à la diffusion de l’idiome autrefois abhorré. Bientôt, il fut de mode de ne plus savoir parler français. Après avoir boudé le dialecte qui incarnait l’esprit tyrannique des vainqueurs, on se mit
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la langue en trente-six croches pour le parler. Quand Papineau et ses réformistes parurent, il était temps : la haute société québécoise était en train de passer à l’ennemi. On se plaignait de certains juges qui refusaient de rendre leurs décisions en français. D’autres ne permettaient pas à leur progéniture de s’exprimer au foyer dans la langue maternelle. Ceux qui voulaient se distinguer de leurs compatriotes affectaient de parler les dents serrées avec l’accent anglais. Ils changeaient l’orthographe de leur nom; ils imprimaient à leurs lèvres la morgue dédaigneuse caractéristique des fils de palefreniers et de jockeys qui venaient ici nous traiter en conquis. Nos Québécois mâtinés d’anglais ont perdu de leur valeur ancestrale — je parle de l’élite. Quant au peuple des banlieues et des campagnes, il n’a pas mêlé son sang à celui de ses maîtres et son langage a gardé le savoureux archaïsme des mots qui font image : « waggines », « bougrines », « fricots », « gueuletons », « traulées d’enfants », « chaises berçantes », « filles engagées », « ramancheux », « bacquaise », « hypocrite », en parlant de taie d’oreiller, « babiche », « peigne fin », pour dire avare, « bonne à rien », « flanc mou », paresseux, « huile de bavard », salive, « tire-bouchon de Sorel », ivrogne, « manche à balai » ou « planche à repasser », femme maigre, « beignet de Sainte-Rose », etc. Les « habits rouges » ne s’égaraient en dehors de la Terrasse et de l’Esplanade que pour aller pêcher le saumon rose à Gaspé et ils ne faisaient pas de conquêtes chez ces créatures simples qui les haïssaient d’instinct. Notre paysanne de Québec n’était pas la ruminante Maria Chapdelaine, elle avait de la vivacité et de l’enjouement, de la coquetterie aussi. Celle qui savait lire se passionnait pour les contes de fées. ''Geneviève de Brabant'' est un des premiers livres qui ont circulé dans les campagnes. Les « habitantes » ne pouvaient pas s’abîmer dans la lecture. Les travaux des champs et de la ferme absorbaient toutes les heures du jour. Condamnées par un reste de préjugé barbare aux plus pénibles corvées du ménage, elles tissaient sur des métiers en bois le lin et la laine, fabriquaient l’étoffe pour les vêtements de la famille et les catalognes multicolores qui
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recouvraient le plancher d’arcs-en-ciel. Elles filaient en chantant à pleine voix, ou piquaient des courtes-pointes faites de coton clair agrémentées de broderies en relief, d’un dessin naïf, mais qui mettait une note gaie dans la chambre à coucher dont les meubles simples étaient l’œuvre du chef de famille, dans les loisirs nombreux que lui laissent l’hiver long et bien ennuyeux, quand le plus proche voisin habitait à un mille de là.
 
Si l’homme acculé dans sa chaumière, comme un animal dans sa tanière, prenait peu soin de sa personne, la femme au contraire savonnait ses joues, lissait ses cheveux, et son ouvrage fini, à la place du tablier rayé étalait sur sa robe sombre un « cache-napette » blanc tout raide d’empois. Dans cette misère générale où le plus riche n’avait que le strict nécessaire, tout le monde s’assistait. Un mendiant n’était pas un homme dédaigné. Il était honnête, croyait-on, mais poursuivi par la guigne. La maîtresse de céans, sensible et bonne, lui donnait un œuf, un morceau de tarte, une tasse de thé, un « vaisseau » de lait caillé. Quand son homme n’était pas là, elle le faisait asseoir à table, remplissait son assiette jusqu’au bord. Les enfants respectueux assistaient au dîner de ce personnage hirsute, qui interrompait son repas pour se gratter à deux mains et dont les habits couleur du tas de fumier dégageaient une odeur aussi nauséabonde. Ce parfum suspect le trahissait parfois et le maître céans, comme l’ogre du conte, grognait après avoir humé de ses larges narines cette odeur qui n’était pas celle du gros chien berger couché sous le poêle.
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Le campagnard avait un défaut, il était jaloux. Il possédait la plus fidèle des femmes qui ne se doutait même pas que la bagatelle ou le flirt existât. Elle n’était sortie de sa maison que pour aller à la grand’messe le dimanche. Sa robe de noce n’avait pas eu de remplaçante et son visage tôt fané, couleur feuille morte, disparaissait dans une câline démodée qu’elle tenait de sa grand-mère. Sa taille déformée par vingt maternités successives se cachait sous un grand cachemire verdi.
 
Les annales judiciaires du temps font cependant mention
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de plusieurs meurtres commis par des maris jaloux sur la personne de leur légitime. Un nommé Dowie, entre autres, fut pendu à Montréal pour avoir assassiné sa jeune femme, en proie à ce démon de la jalousie qui semblait avoir élu domicile sur les bords du Saint-Laurent.
 
Combien ont été crucifiés par cette passion stupide dont on ignore la cause et qui relève de la pathologie ? Ces paysans dont la pipe ne refroidissait pas et qui passaient l’hiver à faire rôtir leurs crachats dans la bavette du poêle à fourneau finissaient par avoir l’esprit hanté de fantômes. La fumée de leur brûlot noirci d’un large cerne prenait les formes que leur prêtaient d’insatiables désirs. Ils confondaient le rêve et la réalité. Ces misérables chaumières retentissaient des éclats de scènes quotidiennes qui terrorisaient les enfants. Ils étaient jaloux de leur père, de leurs gendres, du voisin, du passant, des vagabonds, voire du curé. Ils passaient leur temps à écouter craquer l’escalier et les poutres, à fouiller de leurs yeux phosphorescents l’ombre qui s’accumulait dans les chambres et auteur des bâtiments. Ils séjournaient des heures à la cave, où souvent on les trouvait pendus ou la tête presqu’enlevée par un coup de fusil.
 
Les enfants n’en menaient pas large dans les intérieurs troublés. Les veillées étaient tristes. Les amoureux s’observaient d’un bout à l’autre du salon sans oser rien se dire. Mais la puissance d’attraction qui gît dans les cœurs comme dans l’aimant des pôles les faisaient se rapprocher à la longue. Ils avaient vu parfois le confesseur se couvrir la figure de son mouchoir, pour cacher, sans doute, la rougeur de la honte quand les aveux des pénitentes étaient trop scabreux. Ils se faisaient une sorte d’écran de leur mouchoir qu’ils tenaient chacun délicatement entre le pouce et l’index et ainsi abrités ils osaient se dire des choses tendres et peut-être risquer un baiser. Le ''cavalier'' se tenait en équilibre sur deux barreaux de sa chaise et guettait le moment de darder un regard enflammé dans les yeux de l’aimée. On tenait les jeunes filles sous séquestre et naturellement elles rencontraient leurs amoureux dans les bois, aux corvées, à la cueillette des framboises.
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aux corvées, à la cueillette des framboises.
 
L’ennemi du paysan était le citadin. Ce beau garçon bien habillé, qui a du linge blanc et des chaînes d’or, lui a toujours inspiré une terreur secrète. Le producteur a la haine innée de celui qu’il croit un parasite, un frelon mangeur de miel que les patientes abeilles extraient du suc des fleurs. Pourtant les filles de la campagne sont hypnotisées par ces jolis « messieurs », elles tournent vers lui leurs visages émerveillés comme des tournesols vers l’astre du jour.
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Les intellectuels d’alors, comme ceux d’aujourd’hui, aimaient à faire de jolies phrases, mais c’est un agrément qu’ils contestaient au beau sexe. Une correspondante du ''Spectateur'', dans le premier exemplaire de ce journal, signe du nom d’Adélaïde une lettre charmante écrite dans une langue correcte et qui donne des détails intéressants sur la société du temps. Aussi, le rédacteur s’empresse de rabattre l’éteignoir sur l’éclat de cette jeune pensée, il insère, dans une note, qu’il est malheureux que l’épistolière « soit trop loquace ». La jeune fille n’a pas récidivé.
 
Les dames de la société s’occupaient alors comme aujourd’hui de bonnes œuvres. Elles organisaient des bazars, tandis que leurs seigneurs et maîtres causaient chevaux et courses. The Ladies Benevolent Society, fondée en 1832, à la suite de l’apparition
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du choléra asiatique à Montréal, dans le but d’assister les veuves et les orphelins laissés dans la misère par leurs soutiens naturels, donna du secours à 1 200 personnes. L’asile des orphelins protestants avait pour directrices Mmes Duncan Fisher, Macdonnell, Ross, McCord. Plusieurs Québécoises formèrent une société pour promouvoir l’instruction dans la province. Les œuvres d’assistance publique catholiques avaient à leur tête des femmes remarquables. Leur bienfaisante action s’exerçait collectivement avec la discrétion que comporte la vraie charité. Les religieuses ont été appelées les abeilles de l’Église. Rien n’est plus vrai. Ces artistes anonymes ont construit de petites cellules blanches, régulières comme des alvéoles, d’où chaque âme qui s’envole laisse couler un rayon d’or. Éducatrices, infirmières, contemplatrices, missionnaires, leur dévouement fut infatigable. Elles en ont été récompensées dès ce bas monde, puisqu’une grande partie de l’île de Montréal leur appartient. Après avoir habité d’humbles maisonnettes en bois ou bâties à chaux et à sable, au bord de l’eau, leurs somptueux convents dominent des hauteurs de l’antique Ville-Marie. Seigneuresses de Montréal, elles se recrutèrent d’abord parmi les meilleures familles de la métropole. Il n’était pas rare en ces siècles de foi de voir une héritière du plus grand nom dire adieu aux pompes de ce monde pour venir s’enfermer en ces saintes maisons et se consacrer au service du Seigneur, ce qui explique la distinction de manières et de sentiments, la politesse et le langage soigné des religieuses de ces institutions.
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== VIII. Vocations parlementaires — Instruction publique ==
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Il est certain que, si les Canadiens avaient su la langue du vainqueur, nombre de malentendus qui séparaient les races n’auraient pas subsisté. Elles n’étaient peut-être pas faites pour s’entendre, mais c’est beaucoup que de se comprendre. Ce dialecte fait de consonances dures et de sons gutturaux était pour eux une perpétuelle menace. Nos hommes d’État surtout réalisèrent qu’ils ne pouvaient ignorer l’anglais, le seul moyen de pénétrer dans le labyrinthe de ces consciences compliquées. Ce n’était pas assez pour ces fils de la plèbe d’avoir eu à casser la couche séculaire d’ignorance et brûlé les vieilles souches des superstitions et des préjugés, il fallait tout de suite en ce sol tourmenté et qui manquait de préparations y faire pousser des plantes de luxe.
 
Quand le parlement s’ouvrit, ces fils de paysans, vêtus avec ostentation de complets d’étoffe du pays, ne firent pas trop mauvaise figure dans la redouble enceinte. Ils ne s’y trouvèrent pas dépaysés. « Tel fut pris qui croyait prendre. » Nos importés virent immédiatement qu’ils auraient affaire à forte partie. Ils se sentirent souvent serrés de près. C’est pourquoi le parlement à peine fondé, s’empressèrent-ils de le dissoudre. On n’a trouvé rien de mieux encore que de serrer le cou des gens pour les empêcher de parler. Cette violation de la liberté d’expression est une preuve de la valeur de nos
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hommes d’État improvisés. Avec cette faculté d’assimilation qui distingue les nôtres, ils entrèrent vite dans la peau de leur personnage. C’était comme s’ils avaient reçu les langues de feu en quelque mystérieux cénacle. Ils discutaient des problèmes les plus ardus de l’économie politique et des sciences sociales comme s’ils avaient passé à l’Institut de France. Quand du Calvet, Jean Baptiste Adhémar, Jean Guillaume Delisle, Mgr Plessis, Papineau, M. Neilson, Mgr Lartigue, Denis Benjamin Viger, M. Cuvillier Morin parurent alternativement à la Chambre des Lords, chargés d’aller défendre les intérêts des Canadiens-français, ils provoquèrent toute une sensation dans ce milieu aristocratique qui comptait des hommes d’une réputation mondiale, à qui l’empire devait le prestige dont il jouissait dans l’univers. Un peuple qui produit de tels hommes n’est pas quantité négligeable, pensèrent les Lords.
 
Ils furent écoutés avec déférence. Si on ne leur accorda pas ce qu’ils demandaient, c’est qu’il n’était pas dans les vues de cette politique encore imbue des idées de Henri VIII et d’Élizabeth d’aller au-delà de certaines libertés qui n’engageaient pas l’avenir. Mais dès lors la tyrannie y mit des formes. On cessa de nous traiter comme un troupeau d’esclaves. Les ministres anglais daignèrent finasser avec les représentants du peuple. Ils mirent de l’eau dans leur scotch, moins par générosité que parce qu’ils avaient senti chez ces hommes d’une détermination farouche la volonté de mourir plutôt que de se laisser déposséder des prérogatives que leur avait concédées le traité de Paris.
 
« C’est bien, messieurs les constitutionnels, poursuivez votre carrière de haine et d’iniquités, vous légitimez par là tous nos moyens de défense, et ce n’est pas nous qui reculerons », s’était écrié Bourdages en plein parlement. Et après quelques minutes d’un silence empoignant : « Si vous en doutez, c’est que vous ne nous connaissez pas. » Un langage aussi énergique était de nature à faire réfléchir les autorités. Ils ont été bien coupables ceux qui ont laissé violer notre constitution lors de la guerre de Boers et de la Guerre européenne, quand nos pères avaient lutté jusqu’à la mort pour maintenir nos droits garantis par les traités. Ils ont réduit à néant l’œuvre de nos pères !...
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traités. Ils ont réduit à néant l’œuvre de nos pères !...
 
L’apparition du journal de Bédard, ''Le Canadien'', coïncide avec l’éveil de la pensée nationale. Cette feuille fut fondée pour combattre Cary et son ''Mercury'', le premier journal francophobe, dont Toronto a continué la tradition. ''Le Canadien'' devint la bête noire des bureaucrates, au point qu’on prit le parti de le supprimer. ''Rien de nouveau sous le soleil.'' Le même procédé radical a cours sous les gouvernement libéral ou conservateur, comme s’il était plus au pouvoir des hommes d’étouffer la pensée que d’éteindre les rayons du soleil. Après le journal de du Calvet tué dans l’œuf par le despotisme anglais, ce fut le journal de Bédard dont les presses furent saisies et brisées, croyant qu’en écrasant la chenille, on tuait aussi le papillon. Mais dix ans plus tard, le fils le ressuscitait plus vibrant, plus hardi encore. Le phénix encore une fois était né des ses cendres. Le juge de Bonne, un créchard célèbre sans être un personnage célèbre, avait tenu un des bouts de la corde qui avait étranglé ''Le Canadien''. Il eut la douleur de le voir revivre, non pas pour la tranquillité de ses jours, car le journal s’employa à taquiner la bureaucratie. Pour venger et écouler sa bile, il fonda ''Le Courrier'', dont chaque article était une glose au gouvernement arbitraire de son pays et une génuflexion devant le désordre établi. De Bonne fut avec Gugy les deux constitutionnels les plus militants de l’époque. Ce dernier ne manquait ni de ressources ni de talent. Suisse de naissance, comme la plupart des étrangers qui s’implantent au pays, au lieu de faire cause commune avec les Canadiens-français, il préféra se mettre du côté du manche.
 
San prôner la valeur littéraire du ''Canadien'', il y circule une flamme qu’on ne trouve pas en d’autres journaux mieux rédigés. Il faut apporter quelques restrictions à l’opinion, généralement admise dans certain cercle mal pensant, qu’il n’y a dans les productions de la pensée humaine que la forme qui soit digne de fixer notre attention. Il y a des orfèvres qui cisèlent des fleurs d’argent ou d’or avec une perfection tenant du miracle. Je leur préfère les vraies fleurs qui poussent dans
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le fumier, mais dont le calice recèle un parfum subtil. Les écrits des Canadiens-français du temps de seront peut-être pas des pages d’anthologie, mais elles gardent, pour le patriote comme pour l’historien, une valeur documentaire très précieuse. Bibaud en critique la facture dans un style qui est aujourd’hui de la cendre, que l’on tisonne vainement pour y trouver un peu de feu. C’était le Victor Barbeau du temps, hypnotisé par la stature herculéenne de l’anglo-saxon et dédaigneux des productions du terroir. Rien de bon n’est sorti de Nazareth, disent-ils, avec ce sourire désagrégeant des Juifs qui branlaient la tête, quand on leur parlait des merveilles du Sermon de la Montagne. Ces pages, doublement oubliées, devraient être relues pour l’éducation de la jeune génération que l’exemple des politiciens financiers a quelque peu pervertie. L’allure en est virile et indépendante. Le style garde vis-à-vis des maîtres une noble liberté d’opinion et de langage. Les hommes de cette pléiade révolutionnaire sont les véritables ''makers of Canada''.
 
Le jour où notre nation aura une vie qui lui sera propre — alors qu’elle secouera de son tronc les parasites qui sucent le meilleur de sa sève —, elle voudra rendre un posthume hommage à ces vaillants soldats de la plume. On viendra vénérer comme des reliques la substance de ces caractères grossiers qui renferment la pensée, l’âme, l’héroïsme des surhommes, dont les piédestaux attendent leurs statues.
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Il y a quelque chose de plus émouvant qu’une belle phrase, c’est le rythme large de l’émotion qui fait battre les coeurs. Quand vous lisez leur prose dure, rocailleuse, vous avez l’impression d’être ravi non pas au troisième ciel, mais dans un monde inculte, où chaque trait de plume semble un coup de pioche, où chaque mot tombe comme un quartier de roche qui se détache d’un mont.
 
Elle évoque, ainsi que le penseur de Rodin, l’effort titanesque des épaules puissantes pour se dégager de la lourde matière qui écrase. Pouvaient-ils écrire autrement qu’ils parlaient ? Rien de déclamatoire et d’emphatique en leur style. ils sont frustres, mais d’une simplicité touchante. Nous éprouvons
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à les lire une sensation de fraîcheur comme après avoir monté une côte en plein soleil, la tête lourde de parfums et les yeux éblouis de couleurs vives, nous buvons à même la source l’eau venue du roc. Ils n’ont pas été les roitelets qui se sont accrochés à l’aile de la France pour se faire voiturer dans l’infini. Les Crémazie, les Fréchette, les Chapman savaient tout le parti qu’ils pouvaient tirer en chantant la mère patrie, aussi ont-ils taquiné toute leur vie cette corde sentimentale qui s’obstinait à ne pas vibrer sous leur doigt gourd. Les journaux du temps n’ont pas une épopée, pas une chanson à l’adresse de la France. On dirait même qu’ils lui gardent une certaine rancune de s’être trop vite consolée de la séparation. Ils savent pas faire de subtiles distinctions entre la France de Richelieu et celle de la Pompadour. Ils la sentent lointaine et détachée d’eux et n’en parlent pas — peut-être aussi parce qu’ils y pensent trop. Le silence est aussi une des formes de la douleur. Qui sait s’ils ne craignaient pas, en évoquant le souvenir de celle dont l’invisible présence planait sur la Nouvelle-France, d’exciter la jalousie de la belle-mère, l’Angleterre.
 
Mais Papineau, lui, ne devait pas avoir de ces scrupules. Il ne mettait pas de gants pour parler aux Anglais. Il avait d’autres préoccupations que de blesser les susceptibilités anglo-saxonnes. Quoi qu’il en soit des raisons qui ont imposé à notre siècle ce mutisme absolu à l’endroit de la France, les Anglais, eux, n’ont pas dépouillé le vieil homme. Ils se réclament toujours de l’Empire et tout en s’acclimatant ici, leur cœur est resté à la vieille Angleterre. Ils n’ont pas le désir des puritains des États-Unis de fonder ici une nouvelle patrie. Ils n’aspirent jamais à briser le lien colonial. Leur fortune faite, comme les Chinois, ils n’ont qu’une ambition, aller finir leurs jours « ''in the old country'' ». Ils considèrent le Canada comme un lieu de passage. C’est ce qui empêche la formation de liens de fraternité entre les Français et les Anglais au Canada.
 
S’ils veulent des écoles bilingues dans les grands centres, c’est pour assimiler notre nationalité. L’entente cordiale
S’ils veulent des écoles bilingues dans les grands centres, c’est pour assimiler notre nationalité. L’entente cordiale est une trouvaille moderne qu’ignoraient les soudards qui n’avaient qu’un but, nous chasser de devant leur face, comme le simoun balaie de son chemin les tourbillons de sable qui essaient de résister à sa puissance destructive. The British and Canadian school sur la rue La Gauchetière fut établie le 21 septembre 1822 avec des fonds fournis partie par la législature et partie par contributions volontaires. En 1826, cette institution comptait 275 élèves dont 135 catholiques. Par contre, l’École des Frères des Écoles chrétiennes enseignait la catéchisme et la lecture de la Morale en action à 300 élèves. The National School sur la rue Bonsecours fut érigée en 1816, sous la direction de M. et Mme Rollet, 36 Canadiens et 12 Anglais fréquentaient cette institution. Comme on le voit, les Canadiens-français se tenaient sur la défensive. Ils boudaient l’école anglaise, poussant le patriotisme jusqu’au point de laisser leurs enfants sans instruction plutôt que de leur permettre la fréquentation des institutions, dites nationales, et d’où la langue française était systématiquement exclue. D’ailleurs, on n’était pas encore convaincu de la nécessité de ce savoir. Quand il y en avait un dans la famille qui savait lire l’imprimé et l’écriture, on n’en demandait pas davantage. Les aînés d’une famille de quinze ou de vingt contribuaient avec les parents à l’élevage des enfants. Si c’était une fille, elle berçait toute la nichetée et ne trouvait d’autre expédient pour échapper à cet assujettissement que d’épouser le premier qui se présentait et procréer à son compte. Vers la quarantaine, quand elle avait fait le tour de son jardin, se reposer sur ses filles comme on s’était reposé sur elle. Les premiers nés avaient la tâche d’aider le père à nourrir la nichetée. À la campagne, un gosse de douze ans trayait les vaches, faisait le train, battait au fléau, fauchait le foin et moissonnait le sarrazin. C’était un petit homme qui savait à peine compter sur ses doigts et qui « encochait » le cadre de la porte ou une baguette de cèdre pour tenir ses comptes. Souvent, il n’avait pas fait sa première, parce qu’il lui était impossible de s’entrer dans la tête les demandes et réponses du petit catéchisme, le premier livre imprimé à Québec. Mais il aimait les beaux discours et quand, à la messe, il entendait son curé lancer d’une voix sonore un citation latine, il ouvrait des yeux de hublot. Il regrettait son ignorance. Il avait conscience qu’il lui manquait un sixième sens qui lui aurait donné des jouissances infinies. Il disait du ton d’un fataliste hindou :
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est une trouvaille moderne qu’ignoraient les soudards qui n’avaient qu’un but, nous chasser de devant leur face, comme le simoun balaie de son chemin les tourbillons de sable qui essaient de résister à sa puissance destructive. The British and Canadian school sur la rue La Gauchetière fut établie le 21 septembre 1822 avec des fonds fournis partie par la législature et partie par contributions volontaires. En 1826, cette institution comptait 275 élèves dont 135 catholiques. Par contre, l’École des Frères des Écoles chrétiennes enseignait la catéchisme et la lecture de la Morale en action à 300 élèves. The National School sur la rue Bonsecours fut érigée en 1816, sous la direction de M. et Mme Rollet, 36 Canadiens et 12 Anglais fréquentaient cette institution. Comme on le voit, les Canadiens-français se tenaient sur la défensive. Ils boudaient l’école anglaise, poussant le patriotisme jusqu’au point de laisser leurs enfants sans instruction plutôt que de leur permettre la fréquentation des institutions, dites nationales, et d’où la langue française était systématiquement exclue. D’ailleurs, on n’était pas encore convaincu de la nécessité de ce savoir. Quand il y en avait un dans la famille qui savait lire l’imprimé et l’écriture, on n’en demandait pas davantage. Les aînés d’une famille de quinze ou de vingt contribuaient avec les parents à l’élevage des enfants. Si c’était une fille, elle berçait toute la nichetée et ne trouvait d’autre expédient pour échapper à cet assujettissement que d’épouser le premier qui se présentait et procréer à son compte. Vers la quarantaine, quand elle avait fait le tour de son jardin, se reposer sur ses filles comme on s’était reposé sur elle. Les premiers nés avaient la tâche d’aider le père à nourrir la nichetée. À la campagne, un gosse de douze ans trayait les vaches, faisait le train, battait au fléau, fauchait le foin et moissonnait le sarrazin. C’était un petit homme qui savait à peine compter sur ses doigts et qui « encochait » le cadre de la porte ou une baguette de cèdre pour tenir ses comptes. Souvent, il n’avait pas fait sa première, parce qu’il lui était impossible de s’entrer dans la tête les demandes et réponses du petit catéchisme, le premier livre imprimé à Québec.
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Mais il aimait les beaux discours et quand, à la messe, il entendait son curé lancer d’une voix sonore un citation latine, il ouvrait des yeux de hublot. Il regrettait son ignorance. Il avait conscience qu’il lui manquait un sixième sens qui lui aurait donné des jouissances infinies. Il disait du ton d’un fataliste hindou :
 
— Je n’ai pas eu votre chance d’être éduqué, j’avais mes frères et mes sœurs à soigner. Les aînés sont les plus mal servis dans une famille, quant au niochon, c’est une autre paire de manches, on en fera un prêtre ou un homme de profession.
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À quoi ''Le Canadien'' répond :
 
« Une somme d’argent fut prélevée à Londres, par souscription, il y a quatre ou cinq ans, pour établir des écoles dans ce pays et un maître formé à l’école de M. Lancaster fut envoyé ici. Mais l’école déplut à des personnes d’influence dans ce pays, parce qu’on n’y montrait point le catéchisme. Les parents furent détournés d’y envoyer leurs enfants. L’école fut
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abandonnée. M. de Calonne, en adoptant les idées du Français, son ami, va plus loin. Il prétend que l’unique éducation nécessaire au peuple est de savoir son catéchisme. Les écoles publiques sont dès lors très superflues, car c’est au clergé lui-même d’enseigner ou de faire enseigner le catéchisme. Nous sommes aujourd’hui rendus au point de perfection dans l’éducation. Ils pourraient encore revenir, ces jours heureux où le peuple s’achetait et se vendait avec le sol, où il était taillable et corvéable à merci et miséricorde, où l’esprit était serf aussi bien que le corps, et où la religion n’était plus un hommage volontaire rendu par la reconnaissance à une divinité bienfaisante, d’une manière conforme à sa volonté, mais un hommage extérieur et forcé inspiré par les bûchers et les roues... Pour nous, nous n’avons jamais pu apercevoir de liaison plus intime entre l’instruction religieuse et l’art de lire, d’écrire et de compter qu’entre l’instruction religieuse et le labourage, la construction des bâtiments, la navigation, l’exercice militaire ou les arts plus frivoles et de simple ornement comme la danse, le dessin, la musique... Ni les uns ni les autres ne supposent d’indifférence pour la religion, ni pour l’instruction religieuse. Si ceux qui trouvent à redire aux écoles destinées à l’enseignement de ces arts parce qu’on n’y enseigne pas aussi la religion, si ceux-là, disons-nous, veulent eux-mêmes les enseigner et tout ou en partie avec la religion, nous ne leur refusons pas un juste tribut d’éloges; mais qu’ils se souviennent que c’est à eux de procurer l’instruction religieuse au peuple et qu’ils ne revoient pas cette obligation à ceux dont le devoir est de lui enseigner les arts nécessaires pour la conduite des affaires temporelles. Que personne ne suscite des obstacles à l’éducation générale, mais plutôt que tous aient compassion d’un peuple qui se trouve tous les jours obligé d’entrer en concurrence avec des étrangers dans le commerce et les affaires de la vie, sans avoir eu les mêmes avantages; et qu’ils n’oublient jamais que sans le peuple il n’y aurait point de religion et que l’extrême pauvreté est fatale à son influence salutaire. »
 
Notre presse n’a jamais eu d’arguments plus éloquents
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pour plaider en faveur de l’instruction. Depuis vingt-cinq ans, « notre fille est muette » sur ce sujet.
 
Il y a quelques années, ''La Presse'' ouvrit une enquête pour connaître l’opinion de « l’élite » sur l’obligation scolaire. Il y eut des correspondances déconcertantes pour ceux qui tiennent à garder la lumière sous le boisseau. Des abbés se prononcèrent en faveur de cette mesure émancipatrice. Puis tout d’un coup, l’enquête fut close brusquement, on n’a jamais su pourquoi. Ce qui fait que nous en sommes encore au même point qu’après la capitulation de Montréal. Nos journaux n’ont pas le courage du ''Canadien'', après avoir avancé d’un pas, ils reculent de trois. Nous avons des palais magnifiques qui restent vides parce que l’enseignement secondaire a été négligé. Il n’y a pas de continuité dans les programmes scolaires, c’est pourquoi l’École des Hautes Études et les Écoles techniques ne donnent pas les résultats attendus. On a tenté d’atténuer les effets pernicieux de cette licence accordée aux parents de disposer du corps et de l’âme de leur progéniture en ouvrant des écoles du soir, mais elles sont peu fréquentées. Quand l’adolescent a travaillé tout le jour, il aime mieux dormir ou se distraire que d’étudier.
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Le notaire Perrault, qu’on a surnommé le père de l’éducation, avait élaboré un projet d’enseignement gratuit. Toute sa vie, il a travaillé à la cause de l’éducation. Étienne Parent de même, mais leurs efforts ont échoué devant l’apathie des gouvernants. À l’avènement de M. Gouin, le projet longuement élaboré par le premier ministre Marchand fut remis dans les tiroirs d’où il n’est pas sorti.
 
Les Anglais ont eu la première bibliothèque publique de l’île de Montréal. Elle fut fondée en 1796 et contenait 2 000 livres français et 6 000 livres anglais. L’Institut canadien, dont les livres ont été hospitalisés par l’Institut Fraser, fournissait des volumes intéressants à ses membres, quand il fut interdit par l’évêque Bourget. Depuis lors, toute tentative d’établir des bibliothèques publiques a été ouvertement ou sourdement combattue. Autrefois, il y a avait des livres et pas d’édifice pour les recevoir. Aujourd’hui, nous avons un temple ionien d’une splendeur inouïe, mais vide de bouquins. Ô Progrès !
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ionien d’une splendeur inouïe, mais vide de bouquins. Ô Progrès !
 
Dans ''Le Journal ecclésiastique politique et littéraire de Paris'' du 26 mai 1819, on lit ces détails intéressants sur l’Église du Canada : « La population de Québec en 1810 est de 400 000 habitants dont les sept huitièmes sont d’origine française et professent la religion catholique. Québec possède 7 000 âmes et Montréal 9 000. Les Anglais ont établi à Québec, en 1793, un évêque protestant qui jouit d’un grand revenu (2 000 livres sterling d’appointements), du titre de lord, d’une place dans le conseil législatif. Il a fait construire un temple et il place successivement des ministres anglicans en plusieurs lieux. Sa pauvreté et la richesse du clergé catholique forment un contraste frappant. L’évêque catholique n’avait d’abord d’autre revenu que le loyer de son évêché que le gouvernement occupe et pour lequel on lui donne 3 600 francs; depuis plusieurs années, on y ajoutait un traitement de deux cent louis comme surintendant de l’Église romaine. Enfin, récemment, on a accordé à Mgr Plessis un revenu plus considérable. Ce prélat d’un mérite distingué a conquis l’estime des protestants par ses talents, sa sagesse et ses services. Le coadjuteur actuel est M. Claude Bernard Panet, nommé évêque le 12 juillet 1806. Il était curé de la Rivière-Ouelle. Les curés perçoivent la dîme sur les grains qui leur est payée au 26e boisseau... en stipulant que les protestants ne seraient pas tenu de payer la dîme. Cette clause est une grande tentation pour des catholiques avides et indifférents sur la religion; il suffit qu’ils se déclarent protestants pour n’être plus tenus à la dîme. Les écoles paroissiales sont sous la direction des curés. Les ecclésiastiques sont réguliers et portent touts l’habit long. Il y a un vicaire général à la tête de chacun des districts. Il y a à Québec un grand et un petit séminaire, un Hôtel-Dieu, desservis chacun par des communautés nombreuses de filles; une communauté d’Ursulines pour l’instruction des jeunes filles et des sœurs non cloîtrées pour les écoles. Le Séminaire de Montréal est une communauté de prêtres qui desservent la paroisse et la communauté de la ville et quelques
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autres missions, entre autres celle du Lac-des-Deux-Montagnes. La cure leur appartient et ils sont seigneurs de l’île entière qui comprend plusieurs paroisses. Ils on fondé un collège qui fut brûlé en 1803 et reconstruit depuis. Le supérieur, M. Roux, qui est grand vicaire et M. l’archevêque, et M. Saulnier, qui est curé de Montréal, joignent les talents de l’administration à toutes les qualités sacerdotales... Les revenus de la maison de Montréal et ceux du séminaire de Québec sont employés à élever des jeunes gens pauvres. Il y a un troisième séminaire à Nicolet. Montréal a un Hôtel-Dieu desservi par des sœurs hospitalières. Il y a de plus une communauté de religieuses de la Congrégation Notre-Dame pour l’éducation des jeunes filles. Depuis l’extinction des Jésuites, les missions des sauvages au nombre de 12, dont la plus peuplée ne compte pas 300 âmes, sont desservies par des prêtres séculiers. L’usage des liqueurs fortes a peu à peu anéanti les tributs. »
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LE SORT DES INDIGÈNES SOUS LA DOMINATION ANGLAISE
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Les Canadiens-français se refusent à cette hypothèse, qu’ils croient humiliante, comme s’il n’était pas aussi honorable pour nous d’avoir du sang de peaux-rouges, d’iroquois, ces beaux types d’humanité dont on a promené des spécimens dans les cours d’Europe, et qui eurent l’heur d’être chantés par Chateaubriand, que du sang vicié par vingt mille ans et plus de débauche.
 
Flaubert se faisait gloire d’avoir comme ancêtre un chef
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iroquois. Mais en dépit de Mgr Tanguay et des autres généalogistes, gens à redouter parce que théoriciens, l’histoire et la science viennent confirmer la vérité de cette thèse. Le Père Charlevoix appelle les Canadiens-français « les Créoles du Canada », et Pierre du Calvet, dans ''L’Appel à la justice de l’État'', 1784, raconte cet incident qui en dit long sur la manière dont les Indiens furent traités par les nouveau vainqueurs :
 
« Vers la fin de 1762, les Sauvages du Missillimackinac, lassés de deux années de voisinage avec les Anglais, s’affranchirent à la sauvage de l’incommodité; c’est-à-dire qu’ils coupèrent sans façon la gorge à toute la garnison, dont le commandant ne sauva sa chevelure et sa vie que par l’humaine interposition d’un gentilhomme canadien (M. de Langlade), qui lui avait fait plus d’une fois pressentir l’exécution; car c’est là le sort que la judicature indienne adjuge, de par devant ses tribunaux, aux usures, aux fraudes, aux déprédations, aux brigandages. Une politique instruite et juste dictait de commencer par extirper les causes, par la suppression d’un tyrannique monopole, avant de courir à la vengeance des effets, par le châtiment. Mais en appelant sur-le-champ à son épée, le général Gage crut devoir au sang versé de ses compatriotes de faire marcher son gros corps de troupe, à travers trois cents lieues, semées de rochers, de forêts, de mares, de rapides, de cataractes, de précipices, de coupe-gorge, en un mot, où une poignée de Sauvages en embuscade pouvait égorger à plaisir une armée toute entière.
 
« Chaque colonie fut taxée à sa mise proportionnelle de soldats. ''Les Canadiens avaient été, pour le grand nombre, élevés parmi les peuples, compagnons de leur jeunesse, leurs amis de tous les temps, et même leurs parents, par le mélange du sang'' : il était de la dernière atrocité de les mettre aux prises avec de si chers ennemis; pour s’inscrire avec légitimité contre leur enrôlement, ils pouvaient tous d’ailleurs se réclamer des dix-huit mois, qui, à l’époque de cette expédition, venaient de leur être assignés, à Fontainebleau, pour décider et arranger leur transmigration en France. Mais le général en chef prononça différemment. Montréal et les Trois-Rivières (encore alors sous
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des gouvernements particuliers) rejetèrent hautement de souscrire. À Québec, le général Murray, l’ami, le protecteur et le père du peuple, n’eut que la peine de lui notifier ses inclinations; les "Canadiens", de leur propre mouvement, volèrent par bandes sous les drapeaux de Sa Majesté, et formèrent une brigade de 600 hommes, la plus leste, la plus brave, en un mot, la fleur de l’élite de toute l’armée provinciale.
 
« Les généraux commencèrent par dégrader ces généreux volontaires en serviteurs, et en laquais, de tout le corps militaire, dont, en bêtes de somme, ils étaient chargés de voiturer sur les épaules les bagages dans les portages, de préparer les diverses cuisines, et d’effectuer à force de bras le transport en canots, sur les routes. Un déluge de pluie, dégorgeant des nuages qui règnent dans ces climats assez fréquemment, nécessite l’armée à camper dans une île, sous des tentes. L’inondation présageait une submersion générale. L’épée sur la gorge, on forçait ces malheureux "Canadiens" d’ériger des digues, et creuser des tranchées, au péril imminent de leur destruction; tandis que que les soldats anglais, assis tranquillement sous leurs asiles militaires, en spectateurs oisifs et insensibles, contemplaient avec un sourire insultant le spectacle de ces pauvres nouveaux sujets, dont on sacrifiait la sûreté à celle de l’armée "anglaise", dont la conservation était sans doute d’une nature bien éminemment supérieure.
 
« Enfin le contre-ordre de l’expédition, de la part du général en chef (qui heureusement se ravisait) atteignit l’armée à-peu-près à la mi-chemin : les "Canadiens" furent congédiés; mais avec des vêtements tout déchirés par le mauvais temps, sans poudre, sans munitions de bouche, sans canots même, pour regagner leur patrie éloignée, que la plupart ne revirent qu’après avoir longtemps erré dans le labyrinthe des forêts, et encore par les soins bienfaisants de ces mêmes barbares (c’est le nom dont l’Europe qualifie les Sauvages, nom qu’elle mériterait peut-être à plus juste titre qu’eux) que ces malheureux Canadiens étaient allés combattre, par l’ordre inhumain de leurs nouveaux maîtres. "Justice, humanité, reconnaissance de conquérants !"
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Voici de nouvelles inventions pour se concilier les cœurs de nouveaux sujets !
 
« Le journal du capitaine Robert, qui était de cette expédition, et réside actuellement à Londres, fourmille de traits encore bien plus noirs; mais je jette un voile sur toutes ces horreurs que l’Angleterre, au moins pour sa gloire, aurait bien dû venger, indépendamment des égards que méritaient les représentations du général Murray; mais la protection décidée dont ce digne militaire honorait les Canadiens lui valut la perte de son gouvernement. Silence sur tout le reste. »
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N’est-ce pas aussi beau que cette objurgation du poilu français : ''Debout les morts !''
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La psychologie du sauvage nous était inconnue avant que le baron La Hontan visitât notre pays, à la fin du dix-septième siècle. On a contesté l’autorité de l’explorateur français, qui a mêlé de la fantaisie à l’histoire, comme on met des fleurs dans des plates-bandes de gazon anglais, pour en atténuer la monotonie, mais c’est un témoin aussi amusé qu’amusant, dont on ne saurit récuser les avancés. Citons cette page d’un chapitre sur la religion des sauvages qui corrobore ce que les ''Relations des Jésuites'' nous disent de la finesse des Indigènes. Peut-être les fait-il plus philosophes qu’ils n’étaient en réalité ? Peut-être aussi se sert-il un peu d’eux pour dire ce que dans le temps, il était plus prudent de taire :
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« J’oubliais de vous avertir que les sauvages écoutent tout ce que les Jésuites leur prêchent sans les contredire; ils se contentent de se railler entre eux des sermons que ces bons Pères leur font à l’église. Et s’il arrive qu’un sauvage parle à cœur ouvert à un Français, il faut qu’il soit bien persuadé de sa discrétion et de son amitié. Je me suis trouvé cinquante fois avec eux très embarrassé à répondre à leurs objections impertinentes, car ils n’en sauraient faire d’autres, par rapport à la religion. Je me suis toujours tiré d’affaire en les engageant à prêter l’oreille aux paroles des Jésuites...
 
« Ils croyaient que Dieu, pour des raisons impénétrables, se sert de la souffrance de quelques honnêtes gens pour manifester sa justice. Nous ne saurions les contredire en cela, puisque c’est un des points du Système de notre Religion, mais lorsqu’ils concluent que nous faisons passer la divinité pour un être fantastique, n’ont-ils pas le plus grand tort du monde ? La première cause doit être aussi la plus sage pour le choix des moyens qui conduisent à une fin. S’il est donc vrai, comme c’est un principe incontestable de notre Culte, que Dieu permet la souffrance des innocents, c’est à nous d’adorer sa Sagesse et non pas de nous ingérer de la contredire. L’un de ces Sauvages, raisonnant grossièrement, me disait que nous nous faisons une idée de Dieu comme d’un homme qui, n’ayant qu’un petit trajet de mer à passer, prendrait un détour de
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cinq ou six cents lieues. Cette saillie ne laissa que de m’embarrasser. Pourquoi, disaient-ils, Dieu qui peut conduire aisément les hommes à la félicité éternelle en récompensant le mérite et la vertu, ne prend-il pas cette voie abrégée, pourquoi mène-t-il un juste par le chemin de la douleur au but de sa béatitude éternelle ? »
 
Si les Indiens ne s’étaient guère laissé pénétrer par la foi chrétienne, par contre leurs superstitions et leurs coutumes s’étaient greffées sur la religion. Pendant longtemps, la chasse-galerie s’est balladée dans l’espace. Jusqu’en 1815, on entendait à époque fixe un grand cri se répercuter de Saint-Jean Nouveau-Brunswick à la Nouvelle-Écosse, c’étaient les cris désespérés des Acadiens morts de chagrin d’avoir été arrachés de leur pays natal.
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Le gouvernement magnanime paie une rente aux indiennes qui portent sur leur tête la cape de laine aux bords bariolés, où elles cachent leur figure honteuse. À la fonte des neiges, quand les érables ont commencé à couler, on les voit au marché Bonsecours, dans les gares, offrir en vente des mocassins, des coussinets à épingles perlés, violemment coloriés, du sucre du pays de la couleur de leur peau dorée par le soleil et la neige. Elles n’implorent plus le « guerrier blanc » qui les regarde aujourd’hui comme un objet de musée, une sorte de momie ambulante qui a perdu ses bandelettes.
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== IX. Mœurs et esprit des Canadiens ==
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Un correspondant du ''Spectateur canadien'' parle ainsi des charlatans du commencement du siècle : « Vous traitez indistinctement de charlatan tout homme qui soigne sa licence. Mais que le public nous juge. Lequel est préférable aux deux, d’un homme qui vous tue dans toutes les formes et muni pour cela d’un diplôme authentique, ou bien de celui qui, sans une permission expresse de Sa Majesté, cous rappelle des portes de la mort ?... Or, je vous demande si, au meilleur de votre connaissance, parmi ces gens qui s’enorgueillissent si fort d’une licence obtenue quelquefois par charité ou par protection, il n’y a pas un grande nombre de ''charlatans'' ? »
 
Ce bonhomme doit avoir raison un peu, puisqu’il n’y avait pas alors d’école de médecine et que c’était l’administration de la province qui accordait les diplômes d’une manière assez fantaisiste, à tout « clerc-docteur » qui avait fait un stage chez un médecin, souvent pour ouvrir la porte, prendre soin des enfants et faire les commissions de la maîtresse de céans. Si son maître avait de l’influence, il obtenait un bout de parchemin qui lui donnait le droit de tuer ses semblables... Il en était ainsi pour toutes les autres professions. Ceux qui avaient du toupet et des amis haut placés s’improvisaient avocats et notaires. Les sages-femmes et les « ramancheux » reléguaient les médecins dans l’ombre. Les sorciers et les jeteurs de sort, les quêteux, les tireurs de cartes étaient des personnages craints et respectés. Les conteurs dans les veillées, comme les violoneux, occupaient
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les sièges d’honneur. Ils ne se faisaient pas payer, mais ils voulaient être traités avec les égards dus à leur talent. Il ne fallait pas que la « luette » leur séchât, sans quoi, on ne les revoyait plus. Les noces duraient trois jours et trois nuits. Le carnaval commençait le dimanche gras, finissait le mercredi des cendres mais on sans avoir mangé des crêpes, autrement, on attrapait la gale durant l’année. On dansait sans désemparer durant trois jours, et quelles danses ! des galopades, des gigues à désarticuler les membres, des cotillons endiablés, d’où la vertu des femmes sortait intacte, mais non pas leur robe, pourtant en bon droguet.
 
Les Canadiens-français aimaient à jouer des tours. Un de leurs divertissements habituels, c’était de monter des charivaris aux gens qui leur semblaient quelque peu ridicule. Un veuf qui se remariait avant que son deuil fut fini ou qui épousait un tendron se faisait sérénader d’une manière peu agréable par un orchestre où les plats de vaisselle, les chaudrons dominaient. En guise de bouquets, il recevait par la fenêtre de vieux souliers de « bœuf ». Quand le couple se mettait au lit, d’où les planches avaient été enlevées, il plongeait dans le vide. Le lit était presque un autel, avec ses courtepointes nuancées comme la décomposition du prisme solaire. Il avait un ciel — touchant symbole — d’un bleu uniforme au milieu duquel on voyait deux cœurs percés d’une flèche. Le fiancé passait des mois à sculpter les poteaux de la couchette. Des loustics, le soir de la noce, y attachaient des grelots. Mais les facéties de ces gens simples étaient inoffensives. Il fallait bien rire de temps à autre, la vie était si triste.
 
Dans les villes, on s’adonnait aux sports d’hiver. Le patin qui prêtait de si jolies attitudes aux jeunes filles, combien de serments il écrivit sur la glace que la débâcle emporta. Qu’elles étaient joyeuses les parties de raquettes ! Avec ces bottes de sept lieues, on sautait des montagnes et des lacs. Elles étaient souvent détachées et le galant cavalier agenouillé, devant sa blonde, prenait bien du temps à refaire les nœuds... Oh ! c’était tout un événement, le passage d’une troupe de comédiens français
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ou d’artistes étrangers. Des amateurs représentèrent des pièces de Molière, à Montréal, dès 1813, et quelques mélodrames. Un des premiers livres imprimés à Montréal, chez Fleury Mesplet, est une comédie qui porte la date de 1776.
 
On a vanté les mœurs patriarcales de la province de Québec. Les Canadiens-français de ce temps professaient en effet une grande dignité de vie. Ils avaient un principe qui a du bon, en ce sens qu’il ne porte pas scandale : péché caché est à moitié pardonné. S’il leur arrivait de « voisiner », comme ils disaient, ils chaussaient des souliers de chevreuil pour ne pas laisser d’empreintes sur la neige. S’ils eurent des aventures galantes, elles n’ont pas eu de répercussions dans l’histoire. On ne cite pas un crime passionnel dans nos annales judiciaires, sauf les meurtres de jalousie. Si par hasard on savait qu’un homme était trompé par sa femme, malheur à lui s’il était dans la vie publique, on ne se gênait pas de lui crier sur le husting.
 
L’esprit ne courait pas les rues seulement, mais les campagnes. Les journaux du temps, ''L’Aurore'', ''La Bibliothèque Canadienne'' de Bibaud surtout, sont remplis de mots amusants, d’anecdotes comiques, qui illustrent le tempérament jovial et primesautier des Canadiens-français. Le juge Vallières était un pince-sans-rire. Même sur le banc, il décochait des traits acérés dont riaient jaune ceux à qui ils étaient destinés. Papineau à ses heures était un ironiste cruel. Bibaud avait un rictus qui grimace encore dans son œuvre. Étienne Parent possédait une verve satirique inépuisable. Les Anglo-Saxons, d’esprit positif mais lourd, furent désarçonnés par cette lame fine, brillante, maniée avec légèreté et qui pénétrait à tout coup le défaut de la cuirasse. C’est par leur verbe que nos pères firent la conquête du Canada. ''Et verburn caro factum est''. Ah ! les belles joutes d’alors que Bourassa a fait revivre au parlement d’Ottawa ! Ceux qui l’entendirent, lors de la discussion du budget pour la guerre des Boers, donner la riposte à Laurier et l’écraser du poids de son argumentation serrée, en sont restés éblouis. Que d’étincelles jaillirent dans le croisement de ces armes d’égale force ! C’est vrai que si l’on applaudissait Bourassa,
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on votait pour Laurier, mais la victoire restera au premier, car un jour ou l’autre on déterrera ses discours pour tuer la prochaine tentative de coopération aux guerres européennes. Son triomphe n’est qu’ajourné.
 
Notre paysan n’est pas loquace, mais tout coup de langue porte. Il a un esprit direct et précis qui va droit au but. L’orateur politique redoute plus ses interpellations que celles de son adversaire ou des députés ses collègues.
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Cher monsieur,
 
La bonne histoire que voici m’a été racontée. Une monsieur traverse d’Oswego à York (Toronto). À son arrivée à la petite capitale, il s’enquiert de la douane, ayant des marchandises à déclarer. On lui a montré l’endroit tout près du quai. Le percepteur est une homme aimable, homme d’affaires aussi, très versé dans les chiffres, c’est, M. ''William Allan''. En ouvrant ses malles, M. Z. trouve des lettres qu’il lui fait mettre à la poste de York. Il s’informe où trouver le bureau de poste, et dans le directeur reconnaît... M. ''William Allan''. Ayant aussi des billets à faire escompter, il les fait endosser et part
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pour la Banque du Haut-Canada. On le présente au président de cette institution et le président est l’infatigable... M. ''William Allan''. Quelques jours après, il accompagne un ami à la ville pour payer des licences de magasin et d’auberge. En arrivant au bureau de l’inspection des licences, quel n’est pas son étonnement de trouver ce fonctionnaire dans la personne de M. ''William Allan''. Prenant un journal, pour s’amuser, il lit les noms des membres de la Société pour secourir les étrangers dans le besoin : le trésorier est... M. ''William Allan''. Une revue de la milice a lieu pendant qu’il est en ville. Il a la curiosité d’aller la voir et reconnaît dans le colonel sa vieille connaissance M. ''William Allan''. Une bagarre se produit à l’hôtel où il le trouve. On a besoin de son témoignage et le magistrat est M. ''William Allan''. Il va à l’hôpital; chemin faisant, l’ami qui l’accompagne lui donne le nom des syndics, l’un d’eux est... M. ''William Allan''. Un autre jour, il rencontre un ami de Niagara dans un état de grande tristesse. Il lui en demande la cause et l’ami lui répond que les commissaires chargés du règlement des pertes causées par la guerre ont réduit sa réclamation de moitié. Quels sont les commissaires ? demande l’homme d’Oswego. Réponse : A. B., C. D., et... M. ''William Allan''. Il vend quelques-unes de ses marchandises à un marchand qui, en paiement, lui donne un mandat sur le paie-maître du district. Le trésorier est M. ''William Allan''. Comme il a besoin d’acheter un chapeau noir, on lui dit qu’il en trouvera de bons au magasin de... M. ''William Allan''. Il n’y put tenir davantage, mais confondu, ahuri, il s’écria : « Mon Dieu ! que je le plains, ce pauvre M. ''William Allan'' ! S’il s’acquitte des devoirs de tant de situations, la vie doit assurément lui être à charge ! Et s’il ne s’en acquitte pas, je plains le pays dont les lois permettent à un même homme de cumuler un si grand nombre de charges. —Bah ! dit mon oncle Sim, qui demeure près de chez le président Allan, sur la même rue, vous êtes un étranger et il vous siérait de ne rien dire; vous ne voyez là qu’un faible spécimen des bénédictions de notre gouvernement provincial. Le colonel est un homme d’Aberdeen. — Un homme d’Aberdeen ?
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dis-je. — Oui, un Écossais, vous savez. Justement, concitoyen de l’honorable et révérend Dr Strachan, propriétaire du palais que vous voyez là, véritable homme d’affaires et riche... en un mot, c’est... M. ''William Allan''. » (Archives canadiennes, 1097-98.)
 
Cette lettre est d’inspiration canadienne-française, c’est incontestable. Vous en trouverez la substance dans les écrits de Bédard. Dame ! quand on n’est pas le plus fort, on est le plus fin. Ces simples ont des ruses savoureuses pour ennuyer leurs maîtres. Mais ils possèdent la belle humeur qui désarme les plus haineux.
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Lords Bathurst commença par rire de cette épître humoristique, puis il comprit toute la tristesse et le dépit qu’il y avait au fond de cette ironie. Le bon gros rire canadien, qui nous vient en droite ligne de Rabelais, est un leg précieux de nos ancêtres en même temps qu’un signe de race. Nous lui devons la pacifique conquête de notre territoire, comme nous devons à la révolution canadienne-française de 37-38 nos libertés civiles et religieuses !... Cette lettre est encore d’actualité. Si le monsieur d’Oswego venait à Montréal, il trouverait nombre de cumulards aussi éhontés. Combien de pourvoyeurs de fonds électoraux et d’amis du parti au pouvoir sont membres de la Chambre, agents, commissaires, manufacturiers, organisateurs d’élections, trustards et chefs ouvriers tout à la fois, présidents d’institutions financières et de l’assistance publique, directeurs de banques, fabricants, spéculateurs, greffiers, maire, sénateur, rédacteur en chef de gazettes, etc.
 
« Le juge De Bonne, raconte ''Le Canadien'', implorait dernièrement la voix d’un habitant de Beauport en sa faveur. L’habitant lui dit qu’il la lui donnerait et lui demande qui il pensait avoir pour collègue. Le juge proposa M. Perrault, greffier. "Oh ! pour M. Perrault, dit l’habitant, j’en voulons point. Je voulons, continua-t-il, mettre M. un tel (un membre de l’opposition) avec vous, parce que c’est le seul qui soutienne le parti du peuple. — Comment, dit le juge, mettre un tel, ne savez-vous pas que c’est pour ces gens-là que le gouverneur a cassé la Chambre ?
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Ce sont ces gens-là qui veulent mettre le trouble dans le pays. Le gouverneur cassera encore la Chambre si vous faites cela. — Eh bien ! dit l’habitant, si le gouverneur casse la Chambre pour ces gens-là, c’est qu’apparemment il trouve qu’ils prennent nos intérêts. — Et moi, dit le juge, est-ce que vous ne croyez pas que je sois du côté du peuple ? — Vous, répliqua l’habitant, je crois que vous êtes du côté de vos neuf cents louis !" »
 
Cette anecdote illustre aussi bien qu’un dessin d’Henri Julien la finesse du paysan canadien. On voit ses yeux pétillants de malice, le plissement des narines mobiles, la bouche narquoise qui ne lâche pas son brûlot pour pousser une pointe. On ne les « emplissait » pas facilement ces bonshommes presque toujours silencieux, qui en disaient aussi long par un clignement d’yeux que d’autres avec de longs discours.
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Un paysan, qui avait lâché le manchon de la charrue depuis peu de temps se demande à propos de la brusque dissolution des Chambres par le gouverneur qui ne les trouvait pas d’assez bonne composition, ce qui a bien pu porter Son Excellence à faire usage d’une mesure aussi extraordinaire que celle-là. Évidemment le procédé, pour être radical, n’en est pas moins ingénieux et doit faire rire nos politiciens : supprimer le parlement pour empêcher de parler les députés. Est-ce que dans ce temps, nos gouvernants avaient des opinions et se permettaient de les exprimer ? Ô progrès ! nos hommes publics sont aujourd’hui muets comme des carpes. Notre Canadien encore naïf se fait cette réflexion : « On veut avoir des représentants du peuple qui agissent suivant les impulsions qu’on voudra bien leur donner. Il vaudrait autant pour le bien public — et moins pour l’amour des beaux-arts — faire venir cinquante belles statues d’Europe pour représenter la province. »
 
Après cent ans, nous en venons à la même conclusion, qu’il vaudrait aussi bien avoir un musée d’oiseaux empaillés, d’hommes en cire ou en marbre, que les politiciens qui siègent à Ottawa sans pouvoir faire de politique, muselés par la majorité qui leur est contraire ! Que peut faire Québec avec les sept provinces belles-sœurs liguées contre elle, prêtes à l’écraser quand elle cessera d’avoir les idées du plus fort ?...
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elle cessera d’avoir les idées du plus fort ?...
 
Le pasteur Mountain s’étant permis de passer à cheval dans le défilé de procession de la Fête-Dieu, un correspondant écrit dans ''Le Spectateur canadien'' du 24 juin 1816 la lettre suivante, signée Michel. Le journal était publié à Montréal par M. C. B. Pasteur.
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Vous avez été galant autrefois, mon révérend, je ne veux pas vous en faire de reproches, mais vous me permettrez de vous dire que vous prenez des moyens un peu violents pour faire croire que vous ne l’êtes plus. Vous n’aimez plus le beau sexe, passe; mais en conscience, il ne faudrait pas au moins donner des coups de canne aux dames et aux demoiselles que vous rencontrez dans la rue : cela n’est pas bien, je vous l’assure. On vous croira plutôt sur votre parole; laissez, je vous prie, ces ''arguments frappants'', dont vous vous servez avec tant de facilité, d’autant plus que eux à qui vous les adressez, ne les entendant pas comme vous, il peut s’élever quelquefois de petites difficultés désagréables.
 
Le jour de la Fête-Dieu est encore une époque brillante de votre époque : vous avez fait un coup d’État ce jour-là. Vous avez eu le courage de passer avec votre voiture, votre cheval, votre domestique, tous, bêtes et gens, à travers la procession solennelle qui se faisait ce jour-là. Ceux que vous avez insultés par votre conduite ont eu tort comme vous; ils n’auraient pas dû vous mépriser dans une pareille circonstance. Vous avez peut-être cru que vous étiez le premier qui ait fait une telle chose; je suis fâché de vous ôter cette petite satisfaction. Historien
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fidèle, je suis obligé de diminuer votre gloire, en vous disant qu’il y a quelques années, une vieille Anglaise, qui vend ordinairement des légumes au marché, eut autant de courage que vous et comme vous, bravant toute décence, troubla volontairement la procession, et pourtant, personne ne lui donna des coups de canne, vous entendez, mon révérend. C’est toujours fâcheux qu’une femme vous ait précédé; en fait de sottises, surtout, il vaut toujours mieux faire la première, et il n’y a pas pour vous beaucoup d’honneur, de n’avoir fait qu’imiter une vendeuse de légumes.
 
Vous avez des ennemis secrets, des gens dangereux, qui vous déchirent en affectant de vous disculper; ces personnes disent (je vous le dis avec la plus grande douleur) elles disent... il m’en coûte à répéter; mais enfin, il faut parler, quand on veut être entendu : elles disent que ''vous êtes fou'', vous comprenez, mon révérend... ces gens-là disent, au lieu de meilleures raisons, qu’un homme qui serait dans son bon sens ne se donnerait pas ainsi en spectacle à toute une ville dans une circonstance semblable et d’une manière aussi indécente; ils disent que le parcours de la lune approchait, ce jour-là, et que c’est un temps critique pour les cerveaux malades. À vrai dire, je ne vois pas de rapport entre toutes ces choses-là : et d’ailleurs, je n’approuve pas du tout que l’on croit défendre quelqu’un en l’accusant d’avoir perdu la tête. Mon révérend, je vous abandonne ces gens-là, si vous le rencontrez, donnez leur des coups de canne si vous voulez...
 
== X. La littérature au temps de Papineau ==
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Papineau ==
 
S’il fallait en croire nos manuels scolaires, les cinquante années qui suivirent la conquête ont été les sept vaches maigres de la littérature, suivies des sept vaches grasses, alors qu’on devrait plutôt penser le contraire. On nous peint volontiers les Canadiens d’alors comme des ruminants ou des mollusques, moins encore, des êtres vivants d’une existence purement végétative. Que l’on nous représente cette époque comme le chaos de notre littérature, nous en conviendrons assez. Le temps de transition, c’est-à-dire le passage d’un état social à un autre, est toujours douloureux et les productions littéraires de cette époque tourmentée devaient porter l’empreinte de leur gestation pénible. Mais de là à dire que rien de primesautier, de spontané, d’improvisé, ne jaillit dans ces premiers essais de nos écrivains, que c’est l’aridité des terres de sel, la stérilité des sols pierreux qui ne peuvent donner naissance à aucune plante vivace, c’est autre chose. Vous trouverez au contraire dans ces écritures frustes l’âme éparse de notre peuple. Vous en découvrirez les éléments constituants : l’amour de la patrie, la fierté d’hommes libres même livrés aux mains des tortionnaires. Vous avez en les lisant l’idée de leur dur berceau et de l’enfant râblé et fort de poumons qui y vagissait. Nous ne craignons pas de le dire, ou bien notre nationalité disparaîtra, ou bien elle voudra se retremper à ces sources pures, saines et rafraîchissantes et se fortifier par une sympathie ardente pour ces nobles
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caractères. Pour connaître les primitifs de notre littérature, il faut bien se pénétrer du texte et se livrer à de minutieuses recherches. Ils nous apparaissent dans toute la santé de leur être avec des phrases sans apprêts. Nous pouvons sans trop d’efforts reconstituer leur personnalité. C’étaient des esprits pauvres, mais non pas des pauvres d’esprit. S’ils étaient à peinte vêtus, de toutes les façons, c’est que l’argent leur manquait. Le papier monnaie qui avait perdu sa valeur leur avait ôté tout moyen d’acquérir le savoir qui n’était pas dans ce temps le privilège des gueux. Ces déracinés qui ne savaient pas où ils coucheraient le soir souvent étaient forcés d’implorer la charité publique. Oh ! combien touchant ce sans-culottisme qui arborait la véritable couleur locale !
 
Q’y a-t-il de plus intéressant que de retrouver dans cette matière, fluide en quelque sorte que dégage l’âme des morts, l’image des paysages disparus, les portraits d’hommes dont la figure n’aurait que des lignes vagues, imprécises ?
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Souvent, ils arrêtaient leurs regards mélancoliques sur le fleuve où s’accumulaient les formes du passé. Ils voyaient défiler les ombres des ancêtres, démons tentateurs qui les appelaient aux aventures glorieuses, à la curée des richesses, à la découverte de nouveaux mondes, alors que les cloches grêles de leur église luttaient avec leurs rêves d’ambition, les rappelaient à la vie de la paix, à l’honnête labeur, au devoir dont ils avaient appris le sens. Pour tromper la tristesse qui leur étreignait le cœur, ils composaient de ces chansons dont le rythme leur montait aux lèvres. Ils appelaient leur amoureuse « ma douce Julie » ou « mon aimable Dorante »...
 
Certains peuples disparaissent sans laisser de trace, c’est l’arbre demeuré stérile, l’homme qui meurt sans postérité; tel n’est pas notre cas. Les productions littéraires de l’aurore du dix-neuvième siècle montrent que les Canadiens n’étaient pas tout entiers à leurs occupations pastorales et agricoles. Nous voyons au contraire une nation qui se forme et prend conscience
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de ses destinées. La pauvreté du vocabulaire indique que le peuple limité à un si petit nombre de mots a été arrêté dans son essor par quelque événement néfaste. L’abondance du feuillage dans un arbre accuse une saison favorable. Quand un long hiver a paralysé la sève dans les rameaux, les branches s’amincissent, la tête se découronne. Mais, lorsqu’on par court ces pages, écrites avec une plume trempée dans le sang et les larmes, on sent naître, en ce temps de fléchissement des caractères et des volontés, une foi robuste dans la noblesse de l’âme canadienne. Il est impossible qu’elle ne sorte de sa torpeur, si l’atavisme n’est pas un vain mot. Puisque la pensée de nos pères a triomphé de tant de difficultés pour arriver jusqu’à nous, il faut espérer dans une littérature qui a eu des commencements si ardus.
 
M. l’abbé Camille Roy dans ''Nos origines littéraires'' traite comme quantité négligeable les pionniers de notre littérature : « Les classes dirigeantes de la colonie française et le clergé, ''surtout'', allaient donc jouer un rôle dans la réédification de notre fortune politique. Pouvaient-ils tout aussi bien et aussi efficacement travailler à la création de notre littérature ? », écrit-il.
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Il faut mettre les choses au point et le ''surtout'' sur le dos de qui il appartient. Ce fut l’élite de notre société ''surtout'' qui prit à son actif la charge de coordonner les éléments d’un monde futur qui ressemblait un peu à cette masse informe de l’univers avant que l’Éternel avec son ''fiat lux'' vint séparer la lumière des ténèbres. Le rôle du clergé, et pour cause, était de s’effacer. Son action indirecte devait se rendre invisible. Il eut le mérite de pousser les autres en avant, car il avait tout avantage à se faire oublier. Son influence planait déjà sur nos destinées, mais secrète et craintive. À part Mgr Plessis, qui s’est affirmé souvent avec courage, les autres membres du clergé sont restés dans leur coquille. Ils furent également réticents dans leur production littéraire. Quant à ''travailler à la création d’une littérature'', voici une antithèse de mots qui nous ahurit. On ne ''fait'' pas une littérature comme on casserait un verre.
 
« C’est donc la lutte pour la vie qui absorba pendant de
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très longues années la meilleure et la plus grande part de notre activité », dit-il encore. N’en déplaise au critique québécoise, le ''primo vivere'' n’exclua pas l’idéal de l’esprit des colonisateurs du pays. La douleur patriotique née de l’oppression étrangère fut plutôt un stimulant de la verve de nos premiers auteurs. L’amertume, en s’amoncelant dans les cœurs, ne s’y cristallisa pas, mais jaillit avec impétuosité.
 
L’Anglais, en voulant comprimer ce jet, comme un enfant qui met le doigt sur un robinet ouvert, en reçut dans la figure toute la lance fluide. C’est par les fers que notre pays accoucha de sa littérature. Un vent de libéralisme, venu o ne sait d’où, se mit à souffler dans les esprits, au grand désespoir de l’Église.
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Bah !... ils pouvaient écraser les « ''french dogs'' » de leur morgue méprisante, mais ils enrageaient quand ces derniers leur sautaient aux mollets ou leur barraient le passage avec une grimace de leur mufle.
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On se plaignait à Lemaître de la variabilité de son caractère. « ''Vous ne seriez pas de si belle humeur, dit-il, si vous veniez passer quatre mois sous les verroux.'' »
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Sur le bateau de Laprairie, la plupart des habitants achetaient les journaux pour se les faire lire par le clerc du village. Souvent on leur jouait des tours : des agents du ''Mercury'' ou du ''Transcript'' montaient sur ces bateaux et remplaçaient les gazettes patriotes par leur vieille marchandise. Nos habitants achetaient sans compter, à la ronde, car en revenant du marché, ils avaient le gousset sonnant et le cœur sur la main. si, par hasard, un des voyageurs qui savait lire éventait la mèche, le vendeur recevait sur la tête une avalanche de papier déchiré, avec des bordées d’injures.
 
Ce n’étaient pas des articles savants, ni d’une longue haleine qu’on lisait dans ces journaux. Il fallait une forme plus rapide, plus agressive, plus inflammable pour réveiller la placidité de nos habitants. Cette prose était frondeuse, accessible à tous, et sans prétention littéraire. Quand on n’osait pas attaquer directement le gouvernement, les hommes publics, les obscurs agents de l’Angleterre, on vantait la république américaine, ses institutions, sa civilisation avancée, pour lettre en lumière, par ces comparaisons sournoises, les vices de l’oligarchie, la ploutocratie anglaise, la vénalité et les dessous ténébreux de l’administration de ces êtres de proie. Par les procédés d’agression indirecte et d’allusions qui paraissaient innocents,
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les patriotes disaient leurs rancœurs, leurs humiliations avec une habileté qui déroutait la persécution.
 
De fait, cette ironie voilée passait par-dessus la tête de ces palefreniers, de ces valets d’écurie juchés sur des palefrois. Dans cette habile stratégie organisée autour d’eux, ils n’y voyaient que du feu – c’est le cas de le dire. Nos gens de plume recouraient à la chanson satirique, aux saynètes comiques pour agacer les maîtres. Ils menaient contre le régime des charges à fond de train où tout était réel, sauf le nom des acteurs et des lieux. Le public ne s’y trompait pas, lui, et il dévorait ces plaisanteries sitôt que parues.
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Mains une fois sur ce terrain, on finit par s’enhardir, et les personnages officiels désignés plus clairement commencèrent à avoir la puce à l’oreille. Événement fort heureux, car les journalistes eux-mêmes se seraient fatigués, à la longue, de la persistance de ces bonzes à ne pas vouloir comprendre.
 
Il arriva l’inévitable; certains Canadiens renégats, qui trouvaient plus productif de se mettre du côté du « manche », éclairèrent la lanterne sale de ribauds obtus. Dès lors, des espions, recrutés jusque parmi la noblesse du pays, suivirent à la piste les directeurs de journaux et se faufilèrent dans leur intimité. Certains groupes furent dénoncés au gouvernement et des arrestations s’ensuivirent. L’éternelle histoire des gens qui croient étouffer la pensée en étranglant les écrivains se répétait ici, et avec le même succès. Le mouvement se mit à grandir en raison de l’ardeur qu’on déployait pour le restreindre. En face de la vague hostile, qui montait toujours, ce gouvernement misérable au lieu de chercher à se rallier, par des mesures de réparations et d’apaisement, l’élite qui lui échappait, ne trouvait rien de mieux que de se rendre plus méprisable encore. Au lieu de sacrifier les membres gangrenés de l’administration, on les comblait d’honneurs et de sinécures. Les concussionnaires, les malversateurs de la chose publique, si l’on ne voyait pas leurs noms encore sur les vitraux coloriés des églises, ce qui avait le don d’exaspérer Bourassa, étaient anoblis par la cour d’Angleterre et recevaient de terres, des bourses, des lettres
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patentes en récompense de leurs mauvais services. Enfin, par la pente naturelle des passions humaines, la prise à partie s’étendit à tous les financiers anglais, parmi lesquels on en trouvait certainement d’honnêtes, ne serait-ce que pour confirmer par cette exception la règle générale qui voulait que tous les importés fussent des gibiers de prison et de potence.
 
Une furie de soupçon sévit et les plus hauts dignitaires de la couronne furent mis en cause et presque tous convaincus de péculat. Le cercle des revendications s’agrandissait sans cesse au point qu’on avait l’impression d’habiter une forêt de Bondy. Il faut voir dans les journaux patriotes avec quelle désinvolture ces tyranneaux dévalisaient. Quand ils voulaient du lard pour leur hiver, ils assaillaient la demeure d’un habitant ou se faisaient donner au bout du fusil leur provision pour la dure saison. Ils ne se gênaient guère non plus pour cueillir les tendrons qui leur plaisaient.
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Ces gens qui ne voulaient pas la révolution étaient bien stupides, elle était la conclusion logique de leurs mesures abusives. Quand nos délégués vinrent en conférence avec les ministres à Londres, ils constatèrent qu’on ne nous avait pas envoyé le dessus du panier. Ce n’était pas des doublures des Pelham, des Rockingham, des Bedford, des Greenville, des Pitt, des Chatham, des Fox, des Sheridan qu’on nous avait envoyées ici, car ces grands libéraux, en même temps qu’ils rendirent des services signalés à leur pays, ont servi la cause de l’humanité. À part Murray, Dorchester, Elgin et quelques autres, quels butors on nous a dépêchés ! Cette lettre de Pierre du Calvet le dit assez.
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À sa Très-Excellente Majesté Georges III,
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Cette trahison, cette dégradation de la Grandeur Royale a osé se produire à la face de toute une colonie anglaise. Un étranger (car un Anglais député pour représenter le meilleur des princes rougirait d’être tyran), un étranger en est le détestable auteur. L’importante province de Québec a été le théâtre où elle a éclaté avec audace à la terreur de tous ses habitants. Le despotisme dans le cœur et un sceptre de fer à la main, le général Haldimand n’y gouverne pas mais il y gourmande les peuples en esclaves.
 
À la faveur des oppressions les plus atroces, il n’oublie rien pour affaiblir — que dis-je pour briser sans retour — les liens de sentiments qui attachent les sujets au Souverain; il compromet par ses vexations inouïes l’honneur de la nation qui met sa gloire à n’avoir dans son sein que des hommes libres et qui ne se doutait pas en l’adoptant qu’elle s’incorporait un tyran résolu à mettre aux fers une partie de ses sujets; car telle est aujourd’huia
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ujourd’hui la triste destinée de la Province de Québec : tout y gémit sous un joug de fer, la tyrannie y déploie sans ménagement tout l’appareil de ses fureurs; les pleurs, les gémissements, y règnent de toutes parts; et si diverses circonstances ne mettaient des entraves à une fuite générale, la Province de Québec serait bientôt déserte. Ce qu’il y a de plus atroce, c’est que l’auteur de ces calamités prétend les consacrer en se parant du nom de Votre Majesté qu’il représente et en se couvrant de l’autorité Royale, en vertu de laquelle il prétend agir, c’est-à-dire qu’à ne juger de la personne Royale que sur ses prétentions, du meilleur des princes en lui-même à Londres le général Haldimand en fait à Québec le plus odieux des Souverains par représentation. L’outrage fait au Monarque et aux sujets est sanglant. Mais placé au-dessus des lois par sa place, le coupable se joue à Québec de toute justice : il y triomphe de son injustice et y jouit avec impunité de ses fureurs.
 
Bourrelé par les remords cuisants d’une conscience qui le juge et le condamne, le gouverneur Haldimand n’ignore pas la vengeance éclatante que les lois lui préparent à Londres. Il ne peut leur échapper que par une fuite clandestine et honteuse dans sa patrie, pour aller y aller étaler le spectacle d’une opulence gagnée dans un service qu’il a déshonoré par sa tyrannie. C’est à l’expiration de son gouvernement, en le rendant à sa condition privée, qu’on l’aura conséquemment rendu justiciable des lois.
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Sire, la gloire de la Personne Royale de Votre Majesté, la gloire de toute la Nation, celle enfin de la Constitution d’Angleterre, réclament hautement pour le punir, ou lui ou moi; et moi, si j’ose ici déférer injustement le représentant de mon Souverain même et celui de toute la Nation. Avoir représenté au meilleur des princes le droit de la justice opprimés est un gage assuré de la voir bientôt satisfaite par les voies dignes de sa Sagesse et de son Équité.
 
Dans un cas d’une conséquence bien moins importante d’un sujet canadien (M. Cugnet, de Québec, en 1762) qui se plaignait, quoiqu’à tort, des invectives outrageantes d’un gouverneur (le général Murray), votre Majesté fit juger juridiquement
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l’accusé sans avoir égard à sa qualité de gouverneur. Je ne puis citer à l’imitation de votre Majesté un plus illustre modèle à copier que Votre Majesté même; — surtout dans une circonstance où toute une colonie alarmée (pour se consoler de ses malheurs dans le but de les voir adoucir et réparer) attend la justice que je sollicite dans le mémoire que j’ai l’honneur de présenter au trône et qui ne contient qu’une légère ébauche de mes persécutions et de celles de tous les Canadiens. Sur le bord de ma fosse, creusée d’avance sous mes pieds par les violences de la tyrannie, mon jugement est l’unique espérance qui me reste pour mourir au moins avec honneur et content.
 
J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect et le dévouement le plus universel,
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PIERRE DU CALVET.
 
Cette lettre est du Du Calvet compassé, solennel. On le voit, il ne dédaignait pas les précautions oratoires pour bien disposer le souverain en sa faveur, mais sous les fleurs de la rhétorique on sent le volcan huguenot qui gronde sourdement. Ceux qui mettent leur habileté au service d’une bonne cause sont plutôt à louer qu’à blâmer : quand on n’est pas le plus puissant il faut être le plus adroit. Ce magistrat qui avait été l’ami et le protégé de Murray était aussi à l’aise sous l’habit de courtisan que sous la « bougrine » de l’habitant, la capote du soldat et la toge de l’homme de loi. Il avait l’habileté suprême : celle de la bonté et de la tolérance. Il écrivait à ses concitoyens lorsqu’il était en Angleterre : « Je suis protestant, mais tout au moins, dans ma publication, j’ai suivi des principes d’équité bien différents et qui sont de toutes les religions; lisez les termes honorables sous lesquels je cite la vôtre; avec quel respect, je fais mention de votre Clergé et de vos Communautés; avec quelle droiture je rends justice à leurs vertus; et avec quelle chaleur, enfin, je défends et soutiens leurs droits nationaux et même religieux. » Il serait à souhaiter que la tolérance ne soit pas seulement d’un côté; nos mœurs y gagneraient en douceur et en modération. Il faut lire ses ''Lettres aux Canadiens'' pour admirer l’élévation
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de son caractère et l’ardeur de son patriotisme éclairé. C’est une bizarrerie du destin que cet homme qui revenait d’Angleterre avec la tête d’Haldimand, trophée bien lourd pour la chétive embarcation qui le portait, fut englouti par l’océan. Il ne méritait pas d’être confondu dans la mort avec ceux qui s’étaient trop hâtés de passer comme transfuges à l’ennemi. Il représente l’honnêteté et le courage intransigeant : il fallait ce magnifique tombeau à cet homme qui fut hors des proportions ordinaires. Qui nous dit que ce magnifique exemple et ces paroles enflammées n’ont pas eu de profondes répercussions dans la vie de Papineau ?
 
Si nous avons copieusement cité du Calvet, ce n’était pas uniquement pour poser en relief une noble et belle figure dont il ne faut pas mettre l’effacement sur le compte du temps, car de plus anciens sont encore vivants à nos yeux, mais sur l’action ténébreuse de certaines gens qui s’emploient depuis toujours à cette œuvre de néant. Nous avons l’intention de faire connaître la filiation des idées de du Calvet à Papineau. À l’époque où Papineau naquit, du Calvet rédigeait ses pétitions les plus véhémentes en faveur des Canadiens-français. M. Joseph Papineau, père de notre grand homme, luttait déjà pour nos droits politiques. Il dut connaître Pierre du Calvet, l’éloquent interprète des revendication populaires, tant à Londres qu’au Canada. Il le suivit par la pensée dans le voyage qu’il paya de sa vie pour obtenir une trêve à la tyrannie. C’est l’esprit imbu de ces principes qu’il donna doublement naissance à son fils, et par l’âme et par le sang. Faut-il croire à l’hérédité morale, ou penser que le jeune Papineau prit connaissance des écrits de Pierre du Calvet ? Nous constations qu’il y a des traits de ressemblance frappants entre les deux révolutionnaires. L’un par la plume, l’autre par le verbe, réalisent le même idéal. Également hardis, courageux, ils emploient les moyens extrêmes pour mener leur idée jusqu’au bout. Ils ont une honnêteté incorruptible et une conscience aux abords inaccessibles. Ils font preuve d’une largeur de vue extraordinaire pour le temps. Dépouillés des préjugés ordinaires et « nécessaires » selon Faguet,
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ils font abstraction de leurs sentiments religieux pour servir la cause nationale. Papineau, inspirateur de son siècle, subit l’influence de Pierre du Calvet. Il était digne de ramasser le flambeau si brusquement tombé des mains du grand huguenot, dans le temps où il jetait sa plus vive lumière et de la brandir pendant un demi-siècle, jusqu’au jour où, vainqueur de l’éteignoir, il reconquerrait l’espace.
 
Pour comprendre Papineau, l’ampleur de son rêve, sa maturité de jugement, à l’âge où la sève des vingt ans monte à la tête et l’espèce de fatalité à laquelle son génie obéit, il faut connaître du Calvet. L’un explique l’autre et le complète. On a fait la part trop grande au merveilleux, au surnaturel dans la vie des héros : Papineau a brodé sur une trame dont les fibres étaient celles de la chair humaine. Il n’a pas pris pour bâtir son rêve les flocons épars dans les buissons, les fils de la vierge, les boules de duvet qui volent dans l’espace. Il n’a pas non plus tiré de sa seule substance l’aire qu’il alla percher à la cime des rochers. La matière première lui a été fournie par d’autres obscurs patriotes qui collaborèrent à l’œuvre commune. Pierre du Calvet et Papineau ne son si grands que parce qu’ils absorbent dans leur rayon de pauvres petits luminaires qui s’efforçaient d’éclairer la nuit. C’est le privilège des forts d’imposer leur personnalité à leur siècle. Comme les gros poissons s’assimilent la chair des menus fretins, le héros fait converger vers son foyer tous les reflets épars dans l’ambiance de sa personne.
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« Le 13 décembre 1780, pour dernière transmigration, M. du Calvet fut conduit au couvent des Récollets dont l’aile du bâtiment destinée auparavant aux chaînes et aux fustigations des réfractaires, avait été convertie en prison militaire d’État. La garde en était confiée au premier geôlier, le père Berrey, homme qui sous le froc cachait non seulement le cœur brutal d’un dragon, mais l’âme féroce d’un bourreau. La peinture n’est pas outrée : ses amis et ses partisans reconnaîtront l’original au tableau...
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Le père Berrey décréta d’abord que M. du Calvet serait claquemuré dans l’infirmerie, c’est-à-dire dans le cloaque général où les prisonniers périodiquement et quelques fois par bandes venaient dans les jours fréquents de leurs infirmités et de leurs purgations se décharger de l’amas de leurs ordures. Mais comme ce n’était pas assez de cette infection, on plaça successivement dans l’appartement supérieur à celui de M. du Calvet deux fous qui depuis les premiers jours d’avril jusqu’à la fin d’août, dans les excès de leur frénésie, ne lui laissaient nuit et jour aucun repos. Ce vacarme assommant et éternel était ce que le père Berrey, dans ses ''humeurs outrageusement réjouies'', appelait le ''bal'', dont le gouverneur par voie de passe-temps, régalait les oreilles du prisonnier. C’est ainsi que ce moine endurci se faisait un jeu barbare des douleurs d’un malheureux. Mais voici le comble de l’abomination : les excréments dont ces furieux inondaient leur plancher se dissolvaient en une pluie empoisonnante, qui, par les crevasses découlaient quelquefois à torrent dans la chambre de M. du Calvet sans que le père Berrey ne voulut jamais condescendre que durant l’espace de plus de deux années révolues, elle fût lavée et écurée une seule fois aux frais mêmes du prisonnier, ''tant ce personnage jaloux de sa crasse et de ses ordures avait peur que la propreté vint à régner dans le plus petit retrait de ses cachots''. — ''Appel à la justice de l’État'' par Pierre du Calvet, Londres 1774. (Préface écrite probablement par Pierre Roubeau, ex-jésuite, secrétaire et ami de l’auteur.)
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Lettre d’une religieuse de l’Hôtel-Dieu adressée à son cousin, M. de Salaberry, le héros de Chateauguay.
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Hôtel-Dieu, Montréal,
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S’il me reste encore une teinture de mythologie, il me semble que les anciens faisaient du premier de janvier la fête de Janus à deux visages et peut-être que quelques modernes en font-ils encore autant, mais pour moi qui ne rends aucun culte à cette double divinité, et qui n’ai qu’un visage comme je n’ai qu’un cœur, je viens vous renouveler, au commencement de cette année, les sentiments que je vous ai toujours voués, ainsi qu’à ma chère Souris (nom d’amitié que M. de Salaberry donnait à sa femme), que j’embrasse de tout mon simple cœur, aussi fort que si j’en avais deux. Mon estime et ma tendresse pour vous et pour elle sont chez moi un sentiment nécessaire et attaché à mon existence, et le moyen de ne pas estimer ce qui est aimable ! Aussi, ne fais-je aucune effort pour cela. Je me livre tranquillement aux douces impressions que vos vertus font sur mon cœur, et je suis au commencement de ce siècle ce que j’étais à la fin de l’autre. Monsieur le chronologiste, nous commençons le dix-neuvième siècle. Je n’ai pu m’empêcher de rire de la rigueur du sort qui poursuivait nos dernières lettres, mais vous ne savez pas que peu s’en est fallu qu’elles n’aient été à dix-huit lieues avant de venir jusqu’à moi. Vous les aviez mises sous l’adresse de mademoiselle de Saint-Ours, qui était alors chez son frère le chevalier; heureusement que la grosseur du paquet engagea la sœur Lepallier, qui ne pouvait se résoudre à le mettre à la poste, à le décacheter; elle s’en sut fort gré, car elle en avait ainsi que moi, et nous les aurions attendues longtemps.
 
J’ai ri de bon cœur de la proposition que vous me faites d’envoyer ma lettre à Son Altesse Royale; vraiment, le tour serait joli, et je ne le vous défendrais pas, si vous vouliez me promettre de ''la refaire, de lui donner une petite tournure à la Salaberry; je passerais alors pour une femme d’esprit auprès du prince, et sans doute, il y aurait de quoi flatter un amour-propre qui, quoique voilé, n’est est pas moins délicat''; mais si vous les
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laissiez telles que je les ai écrites à mon cher cousin, je vous prie de les garder sous silence, et pour votre honneur et pour le mien, car vous passeriez pour un homme de mauvais goût et je veux vous conserver votre réputation.
 
Notre mère vous présente, ainsi qu’à madame de Salaberry, son très humble respect; elle se flatte que vous voudrez bien recevoir par moi l’expression de ses sentiments de gratitude et d’estime pour les bontés que vous avez pour la maison, dont vous nous avez donné des preuves réitérées et nous vous tenons compte de la volonté que vous avez de nous rendre service, lors même que vous n’en trouveriez pas l’occasion.
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Cette lettre est exquise. L’éternel féminin, sous la guimpe comme sous le fichu, conserve ses aimables droits à la coquetterie, à la pêche aux compliments. Il n’y perd pas d’être parfumé à l’encens plutôt qu’à l’eau de Cologne.
 
Fleury Mesplet hélas ! n’a pas su plaire à M. [Camile] Roy. On sais que cet imprimeur fonda le premier journal de langue française au Canada en 1778, intitulé : ''La Gazette littéraire de Montréal''. Voici ce qu’il dit dans son premier numéro : « Il est peu de provinces qui aient besoin d’encouragement autant que celle que nous habitons. On peut dire, en général, que ses portes ne furent ouvertes qu’au commerce des choses qui tendent à la satisfaction des sens. Vit-on jamais, ou existe-t-il une bibliothèque ou même des débris d’un bibliothèque, qui puisse être regardée non comme un monument d’une science profonde, mais de l’envie et du désir de savoir. Vous conviendrez,
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Messieurs, que la plus grande partie se sont renfermés dans une sphère bien étroite et ce n’est pas faute de bonne disposition ou de bonne volonté d’acquérir des connaissances, mais "faute d’occasions". »
 
Dans un pays où les ours viennent boire dans les encriers, un homme se met en frais de lancer un journal, mû par la seule ambition de dégrossir une population ignorante, car il n’y a rien à attendre au point de vue des intérêts financiers d’une population pauvre et qui ne sait pas lire. Il embrasse la cause des Canadiens-français, ainsi que son collaborateur Valentin Joutard. Le journal à peine paru, ils sont tous les deux arrêtés et font de la prison. Leurs noms apparaissent les premiers sur le martyrologue du journalisme canadien, auxquels s’ajouteront ceux de Bédard, de Lemaître, de Barthe, d’Asselin, de Fournier.
 
Voici des titres à notre reconnaissance, il nous semble. M. Roy se moque des intentions généreuses de Fleury Mesplet à notre égard : « Comme tous ceux qui créent quelque chose, dit M. Roy, Fleury-Mesplet était convaincu qu’il comblait une lacune; il se plaisait même à ''grossir l’importance de son œuvre.'' » Avoir une bibliothèque, un journal, est un détail infime dans l’existence d’un peuple, pourtant le Christ a dit : « L’homme ne vite pas seulement de pain, mais de vérité. » S’il faut rendre hommage à celui qui traça la première voie dans les forêts vierges, comment pourrait-on ignorer le nom du pionnier de la parole imprimée, qui fixa dans une matière fragile, mais dont la longévité surpasse encore celle des hommes, les paroles et les actions remarquables des artisans de notre destin. Nous ferons remarquer en passant que l’érudition historique qui n’a pour but que de diminuer et d’amoindrir les bienfaiteurs de notre race n’a pas sa raison d’être. On se demande si le jeu en vaut la chandelle ? Est-ce que la charité chrétienne ne s’étend pas à la réputation de nos morts ? M. L’abbé Roy a-t-il bien fait d’écrire ces lignes : « L’esprit français était malheureusement représenté par des hommes ''à'' ( ?) réputation louche, par ces demi-lettrés, par ces épaves de la morale que
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le flot de la mer avait déjà jetés sur nos rivages... » Quelles insinuations perfides ! L’historien sort ici de son impassibilité de rigueur pour prendre le ton d’un sectaire et d’un doctrinaire. Si l’on croit bon de rejeter le pan du manteau de la décence sur les hontes de nos poètes nationaux, pourquoi donc n’en pas user de même envers les étrangers, voire envers les Publicains et les Samaritains pour qui le Christ avait des paroles de mansuétude et de pardon ?...
 
Nous ferons remarquer en passant qu’un manuel d’histoire du Canada, compulsé par les Frères des Écoles chrétiennes, enseigne que le premier journal du Canada s’appelait : ''Tant pis, tant mieux''. La lanterne de ces messieurs est mal éclairée. On a pris pour une gazette le titre d’un article libelleux, paru dans ''La Gazette'' de Fleury Mesplet en 1779.
 
L’abbé Roy, dans nos ''Origines littéraires'', nous parle du ''Canadien'', du ''Spectateur'', de Montréal. Il commet une omission involontaire, nous le croyons, en oubliant ''La Quotidienne'', le journal frondeur de la période révolutionnaire, publié par Lemaître. Il parut alors que l’insurrection battait son plein avec une intermittence de quatre mois pendant lesquels l’imprimeur propriétaire était en prison. Il fut publié plus tard sous le nom de ''La Canadienne''. Le sentiment ''britisher'' de M. Camille Roy l’envoûte jusqu’au point de lui faire passer sous silence ce brave petit journal, qui tirait à bout portant sur les habits rouges et les loyalistes. Lui en voudrait-il d’être né à Montréal, rédigé dans une langue légère, de n’être pas bigot, et de n’avoir pas froid aux yeux ? Il s’exprime avec cette franchise rustique qui donne tant de verdeur et d’accent à son honnête langage. C’est cet esprit de vieille roche comme on en trouve non seulement dans Gaspé, mais dans nos campagnes. Cette feuille pratique le culte de Papineau, dont on écrit le nom en gros caractères. On l’appelle Papineau tout court, il est sacré grand homme de son vivant. Quand il a parlé, on s’incline sans discuter. Gare à ceux qui osent l’attaquer, Lemaître dirige sur eux son nid de guêpes. L’agresseur, le temps de le dire, est piqué de partout à la fois. Les « On dit », les « Parce que » de ''La
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Quotidienne'' sont ce que le journalisme canadien d’alors a produit de plus spirituel. Berthelot plus tard devait amplifier ce genre et le pousser jusqu’à la grosse farce. Ce bouffe de notre littérature procédait de Lemaître, mais le journal qui semble la continuation de ''La Quotidienne'', c’est ''Le Nationaliste'', celui des beaux jours, avant que les Castors vinrent opposer un barrage à la verve de Fournier et d’Asselin.
 
Voici quelques « On dit » de ''La Quotidienne'', en date de décembre 1837 :
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« On dit que les gazettes anglaises de ce pays s’abreuvent journellement d’outrages aux Canadiens-français. Cela ressemble fort aux préjugés nationaux.
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« On dit qu’un nommé Anderson a fort bien tiré son épingle du jeu pendant les troubles de ce village. Dans une seule maison, il a emporté quatre lits de plume, des marchandises et des hardes de corps pour une valeur pas moindre d’une centaine de louis, sans compter assez de lard pour l’année. Le malheur des uns fait la fortune des autres, surtout de ceux qui ont les doigts croches et la conscience large.
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« On dit que M. J. McNab est mort de la manière suivante : il courait à un incendie et dans son chemin, il vint en contact avec la baïonnette d’un milicien et de bonne volonté, laquelle lui traversa le corps. Il ne survécut que quelques heures. C’est filer dans l’autre monde enfilé.
 
« On dit qu’un personnage de quelqu’importance, un loyaliste fieffé, eut l’occasion d’entrer chez un barbier pour se faire raser. L’on dit que généralement les gens de cette profession ont bonne langue, et qu’en vous accommodant ils ont toujours quelqu’histoire à conter. Notre loyal, impatient d’entendre jaser le barbier, entama lui-même la conversation, et tomba, comme de raison sur la politique. Croyant parler à qui l’approuverait, il lui dit entre autres choses : "Si nous avions la chance de prendre ce Papineau, avec quel plaisir je le verrais pendre, écarteler, brûler !... Arrêtez, lui dit le barbier qui, pendant ce discours, le savonnait si rudement et si prodigieusement qu’il lui avait mis
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du savon jusqu’aux yeux et jusqu’aux oreilles; arrêtez, je ne puis vous endurer plus longtemps. M. Papineau est ici une vénération, vous êtes un misérable, et je ne veux qu’il soit dit que j’ai fait la barbe à un être de votre trempe." Et sans lui donner le temps de répliquer il le met à la porte tout barbouillé de savon et ne voulut jamais lui permettre de rentrer pour s’essuyer le visage. Force fut à notre barbifié de chercher en cet état et au grand amusement de tous un autre barbier à qui il n’osa parler ni de politique ni de Papineau.
 
« On dit que ce flagorneur Leblanc, dit Marconnay, dans un excès de flagornerie a flagorné le propriétaire de son écœurant journal au point de l’appeler l''honorable'' Bleury. Bientôt, il appellera ''propre'' et ''savante'' la truie à Colin.
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Voici comment Lemaître raconte son arrestation dans ''La Quotidienne'' du 31 mai 1838 :
 
« Le 9 janvier, notre quatorzième numéro avait paru, lorsque sur les sept heures et demie du soir, il plut à des volontaires de venir nous assiéger. C’était un détachement des fameux ''carabins'' (carabiniers), et ils étaient environ une quarantaine, tous armés jusqu’aux dents pour prendre un homme qui ne l’était pas. Diable ! ce n’était pas agir en imprudents. Nous étions loin alors de songer à une visite domiciliaire de cette bienveillante espèce. Nous pouvions bien prévoir les sourdes menées de nos ennemis, mais nous ne devions pas en croire le
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succès si prochain; nos publications étaient un bon oreiller sur lequel notre conscience s’endormait paisible dans l’avenir.
 
« Les carabins n’eurent pas plutôt envahi notre atelier que nous fûmes entouré d’une triple rangée de baïonnettes et de fusils dirigés sur nous et nous en fûmes tellement pressé que le fer nous piquait de toutes parts. Non contents de se porter à cette cruauté, ils l’accompagnèrent de propos les plus insultants. Indigné de tant d’outrages, nous écartâmes les baïonnettes du premier rang et à ce moment elles s’agitèrent prodigieusement; plusieurs crièrent : "Ils résistent, il faut l’attacher !" Là-dessus, deux individus qui avaient l’air d’agir comme officiers nous mirent sur la poitrine leurs pistolets bandés. Au même instant, un de ces individus nous asséna du canon, ou du manche d’une arme à feu, un si rude coup sur la lèvre inférieure qu’il nous y fit une large plaie. Ce brave put se retirer impunément et aller, à l’instar de tant d’autres, afficher cet acte de courage comme un titre à sa faveur.
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« Huit ou dix carabins furent laissés dans nos départements pour avoir soin, disait-on, de nos effets. Ils ne se gênaient point de mettre tout à contribution, sans se mettre en peine si tout cela nous serait restitué un jour. Le lendemain, notre presse et tout le matériel de notre imprimerie furent enlevés et transportés dans les voûtes du palais de justice où ils sont encore. »
 
Et l’on prétend que les Teutons ont le monopole de la cruauté et de la brutalité ! Monsieur Chapais qui soutient que nous étions comme des coqs en pâte au commencement du régime anglais !... Les vainqueurs, on le voit, avaient beaucoup de
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déférence pour les vaincus !... Ses sources d’histoire du Canada ont certainement été expurgées, ou il possède un filtre aux mailles serrées et complaisantes qui sépare adroitement le limon des eaux.
 
Parmi les contemporains de Papineau, il convient de citer Étienne Parent, qui succéda aux Bédard à la rédaction du ''Canadien''.
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Étienne Parent était un économiste distingué, libre échangiste sans être un extrémiste. M. Rameau, un écrivain français, lui rend ce témoignage flatteur : « Chez cet écrivain, la largeur des idées est admirablement soutenue par l’ampleur de la forme; de tels livres ont été faits pour être appréciés dans tous les pays du monde, et les Canadiens doivent se féliciter d’avoir produit de si vigoureux penseurs; ces travaux doivent leur être précieux à double titre et comme une œuvre éminente, et comme une œuvre nationale. » Qui connaît ces œuvres dont on a raison d’être fiers ? Comment se fait-il que ces hommes encore si près de nous soient déjà oubliés ?...
 
Denis Benjamin Viger, dans une carrière bien remplie, a trouvé moyen de rédiger quatre ouvrages qui sont autant de plaidoyers pour la conservation de notre langue, de la foi, des traditions et des lois du pays. Nos hommes d’État contemporains, très forts « en gueule », laissent peu de monuments littéraires à la patrie. Ils se seront évanouis aux vents de leurs discours creux. Le vide de leur carrière apparaît dans l’absence d’aucune politique. Rien ne restera du bruit qu’ils ont fait de leur vivant. Viger, de 1803 à 1831 fait paraître, à part des poésies et des articles de journaux : ''Considérations sur les effets qu’ont produits au Canada la conservation des établissements du pays, les mœurs et l’éducation de ses habitants
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et les conséquences qu’entraîne leur décadence par rapport à la Grande Bretagne''; ''Analyse d’un entretien sur la conservation des Établissements du Bas-Canada, des lois et des usages de ses habitants''; ''Considérations relatives à la dernière révolution de la Belgique et de la crise ministérielle''. Quand on a pu persuader à ses adversaires qu’ils avaient tout avantage à être justes, la cause est bien près d’être gagnée. M. Viger a su parler éloquemment au ventre de John Bull, il avait touché le point sensible.
 
Michel Bibaud a couvert tout près d’un siècle de sa prose. Ce fut un bûcheron des lettres qui ne jeta le manche après la cognée que pour mourir. Sa hache fut ramassée par des descendants. Il fit paraître en 1830 le premier volume de poésie canadienne. C’étaient des satires imitées de Boileau. On ne savait pas encore plagier.
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: Pour y rentrer un ancien membre
: Brigue la réélection.
:
: Comme suit faisait son éloge,
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Comme suit faisait son éloge,
: Un sien ami qui le soutient,
: Dit : « Amis, ce monsieur Laloge
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Voici la dernière ariette de sa comédie musicale de ''Colas et Colinette'', intitulée « Vaudeville », par Quesnel, parue à Montréal :
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: LE BAILLI
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: J’peux bien dire à mon tour aussi,
: Que tel est pris qui croyait prendre.
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Nous citons une poésie de M. Mermet dont la bienfaisante influence se fait sentir dans les poésies du commencement du siècle. Il fut le Valdombre de son temps et ses railleries à l’adresse de nos rimailleurs eurent un bon effet sur la muse mal peignée et qui avait vraiment trop de terre noire entre les orteils :
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: Des bois partout; des bois épais;
: Et dans ces bois, hommes cruels et sauvages,
:
: Ours Allemands, loups-garous Écossais,
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Ours Allemands, loups-garous Écossais,
: Et quel langage ! Au mot le plus honnête,
: On répond par ''god dam'' suivi d’un dur ''you''.
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M. Mermet écrivait ce qui suit à M. Charles Pasteur, imprimeur au ''Spectateur'' à Montréal, en 1813 :
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« Donnez à mes couplets le titre que le sentiment le plus vif envers vos concitoyens vous fera adopter : Enthousiasme des Canadiens — Générosité Canadienne — Salut aux Canadiens — Gloire, honneur aux Canadiens. Tous ces titres leur conviennent, mais si vous en trouvez un plus convenable, plus expressif, plus flatteur, plus digne en un mot des hommes vraiment hommes que j’ose estimer moi-même, placez-le à la tête de ces couplets; c’est souvent le titre qui fait le prix de l’ouvrage. J’aurais voulu peindre plus énergiquement le dernier rassemblement des Canadiens : il est au-dessus de tout éloge. Eussé-je pu m’y trouver, je l’aurais mieux peint. »
 
M. L. G. Barthe, journaliste, auteur de mémoires intéressants, fut un des thuriféraires de Papineau. Les Anglais, tout rosses qu’ils fussent, n’enfourchaient pas Pégase, mais prenaient ombrage de la production littéraire des Canadiens-français. Ils firent arrêter l’écrivain pour avoir composé une ode en faveur du chef révolutionnaire. Il eut tout le temps pendant qu’il languissait sur la paille humide de la « ouache », comme on appelait alors la prison, de mesurer les alexandrins et de compter sur ses doigts les pieds de ses vers, car on tardait à lui faire un procès. On ne savait trop comment s’y prendre. La loi n’avait pas prévu ce délit. Le lyrisme n’était passible ni de prison ni d’amende. On ne pouvait pas, tout tyran qu’on fût, prendre un homme par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive parce qu’il a commis une chanson en dix couplets. Il n’y avait aucun précédent dans ce cas exceptionnel. Le mettre au pilori pour cette offense, personne n’a encore craché sur les poètes. On les laisse crever de faim ou tirer le diable par la queue mais on n’insulte pas à leur malheur. Aussi il advint que Barthe se trouva sur la chaussée sans savoir comment cela s’était fait. Des portes roulèrent mystérieusement sur leurs gonds. Des mains invisibles le prirent par les épaules et le poussèrent en dehors de la geôle. Il était arrivé escorté par la garde et il s’en retournait sans tambour ni trompette. Voici le poème incriminable :
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: À L.-J. PAPINEAU
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: Renaît en souriant la nuit voluptueuse,
: Tu reviendras un jour, brillant de ton éclat,
:
: Régner dans la tribune et gouverner l’État !
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Régner dans la tribune et gouverner l’État !
: Ô Papineau, j’ai chéri ta mémoire
: Et je ne mourrai pas sans chanter ta victoire.
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: Un martyr gît ici pour qu’une larme y tombe !
 
Mais celui qui partage avec Papineau les honneurs de son siècle, c’est l’historien Garneau. Nous n’avons pas à faire éloge de son ''Histoire du Canada''. L’œuvre a été appréciée à sa juste valeur par la critique mondiale. C’est encore la meilleure autorité que l’on puisse invoquer, celle qui nous fait assister à la naissance de l’âme canadienne. Si elle ne peut prétendre à une jeunesse éternelle, elle conserve du moins des chances de durer indéfiniment, s’étant assimilée à notre vie nationale, dont elle est la plus haute expression. L’analyse d’un chef-d’œuvre, c’est l’analyse de l’émotion et de l’orgueil qu’il nous inspire. À ce titre, on peut lui donner la première place dans notre littérature. Mais s’il en coûte toujours de mettre un livre au monde, il en coûte encore plus dans ce pays de lui conserver la vie, surtout s’il est rablé et s’il pousse des
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cris perçants, s’il éveille la torpeur des gens. Il y a toujours, cachée dans l’ombre, des mains parcheminées qui s’apprêtent à lui rejeter dessus le drap mortuaire.
 
M. Garneau, devant la menace d’interdiction qui pesait sur son livre et pour des raisons sentimentales, dut mutiler sa première édition. Il souffrit beaucoup de rabattre l’éteignoir sur certaines vérités dont l’éclat blessait les yeux chassieux faits pour l’obscurité. C’est après une discussion violente avec un de ces faiseurs d’ombre, que l’appareil qui tenait fermée une plaie suppurante, sur la jambe du malade, en se déplaçant provoqua une hémorragie mortelle.
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M. Lareau dans sa belle histoire de la littérature est le seul à nous parler de deux écrivains d’une grande valeur, représentants les plus autorisés de l’école libérale après la morte de Papineau, excommuniés de nos lettres par l’école ultramontaine, MM. Gonzalve Doutre et L. A. Dessaulles, polémistes et publicistes ardents et vigoureux. Le premier a écrit ''L’Histoire du Droit canadien'', ''Le Principe des nationalités'', ''Le Procès Ruel-Boulet'', analyses médicolégales, œuvres d’érudition, qui ont servi de base à l’étude du droit. Il a fait paraître le premier roman canadien, ''Les Fiancés de 1812'', d’une facture inégale, mais qui montre la doublure sentimentale du juriste.
 
M. Dessaulles, devenu conseiller législatif par la suite, fut l’héritier direct des idées de Papineau. Après la révolution, il lança un pamphlet, intitulé ''Blanc et Noir'', pour défendre son maître contre les calomnies de Nelson et de la gent bureaucrate qui se cachait derrière le généralissime de l’armée des patriotes. Collaborateur à ''L’Avenir'' et directeur du ''Pays'', l’idée libérale opéra par sa plume comme par l’éloquence de Papineau. on lui doit encore : ''La Guerre américaine et ses vraies causes'', ''Six lectures sur l’annexion aux États-Unis'', plusieurs pamphlets écrits dans le style emphatique et déclamatoire
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de l’époque, où la pensée n’était ni gênée, ni engoncée, et les mouvements du cœur libres de toute contrainte.
 
Qui donc aujourd’hui a le verbe éblouissant des Aubin, rédacteur du ''Fantasque'', des Fabre, des Buies, des Lusignan, des Marchand, des Chauveau ? Ils n’ont pas même eu, pour la plupart, l’honneur d’une citation dans nos manuels scolaires faits sur commande, des « ''ready made'' », où les hommes sont remplacés par des mannequins habillés comme tout le monde. Cet exclusivisme de nos pédagogues fait preuve d’une mesquinerie, d’une étroitesse de vues, d’un fanatisme, sans égal dans aucun pays. Le catéchiste Mgr Drioux ne ferait pas abstraction de Rabelais, de Montaigne, de Descartes, de Voltaire, de Hugo, de Michelet, en écrivant une histoire de la littérature française. Ainsi émondée de ses branches les plus vigoureuses, l’arbre peut bien paraître anémié, atteint dans sa racine par quelque mal incurable. Catholiques ou protestants, hérétiques, athées ou ultramontains, les penseurs qui ont reconquis le Canada sont nos bienfaiteurs. Qu’ils aient fixé notre langue dans la constitution avec des clous d’or ou de fer, peu importe. Grâce à eux, nous avons conservé notre idiome maternel et avec lui l’espoir de notre régénération.
 
Avant de clore cette étude sur la littérature canadienne au temps de Papineau, nous demanderons à Valdombre, notre fougueux et étincelant critique, d’être pitoyable pour ces auteurs qui ont écrit sans souci de la gloire, sans prendre la peine souvent de signer leurs œuvres. Nous le prierons de feuilleter ces vieux bouquins où se dégage autre chose que de la poussière et une odeur de vétusté, triste tâche peut-être pour un scaphandrier amateur de perles fines, mais tâche nécessaire afin de rendre justice aux pionniers de notre littérature. Pour qui recherche l’écriture artistique et l’orfèvrerie verbale, c’est un devoir plutôt qu’un plaisir de fouiller ces paperasses jaunies. Mais le style est autre chose qu’une marqueterie de mots colorés. Il vaut surtout comme reflet de la vérité. Il n’y a pas d’œuvre qui a traversé les siècles sans y prendre des rides. Ceux qui n’ont pas d’idées voudraient bien vous persuader qu’elles enchevêtrent le style ou le rendent opaque et lourd :
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opaque et lourd :
 
: ''Que nous sert cette queue, il faut qu’on se la coupe. Si l’on me croit, chacun s’y résoudra.''
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Mais dans ce temps, ces simples n’écrivaient que pour dire quelque chose. Peut-on croire qu’ils aient perdu leur temps à noircir des ballots de papier, s’ils avaient un but à faire des phrases ? Ils ont inscrit dans le vif de leur chair pesante un évangile de libération dont nous avons lieu d’être fiers. La forme qui enveloppait leurs beaux sentiments était déjà désuète. Mais il faut demander autre chose à ces novateurs politiques que de fignoler des phrases et de polir comme les ongles de nos élégantes les angles de leurs périodes. Pour Valdombre, notre littérature est inexistante. Il croit comme tout le monde que les bibliothèques, où l’on conserve ces livres, sont des nécropoles et que les fruits qu’on y cueille s’écrasent sous les doigts : telles les fleurs des ruines de Pompéi. Qu’il se détrompe, la période de stagnation est justement celle que nos manuels scolaires nous donnent comme l’âge d’or de notre littérature.
 
Les Viger, les Bédard, les Morin, les Parent, les Barthe on écrit des pages savoureuses. Sans doute ils étaient à l’étroit dans leur vocabulaire. Mais quelle poitrine ! Quel souffle !... Après des siècles, vous êtes empoignés par l’ardeur de ces auteurs frustes. Il faut comprendre qu’ils écrivaient à une époque où l’on n’avait ni la connaissance ni le goût du beau. Période de transformation, par où passent les littératures comme les mondes. Les forces se bousculent avant de s’harmoniser. Des ébauches se forment, s’élaborent dans des convulsions douloureuses qui tiennent de la mort ou de l’enfantement. Est-ce le chaos ou la fin du monde ? Cette exubérance de vie qui se traduit par des montagnes d’écriture n’est pas un signe avant-coureur de la dissolution. Cent journalistes et publicistes parlent tous à la fois. Ils sont possédés de l’esprit qui emportait sur ses ailes les prophètes et les évangélistes. Ils écrivent sous la hantise de l’échafaud ou de la prison. La vie d’un peuple s’affirme par la littérature, comme la foi, par les œuvres. Quel prodige que d’avoir pu se hausser au-dessus de difficultés sans
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nombre et qui auraient découragé de moins décidés à se survivre. Il fallait bombarder le gouvernement de pamphlets, de livres tendancieux, mettre à ses trousses une presse agressive, les crocs en avant pour faire croire à ces êtres de proie qui nous tenaient dans leurs serres que nous étions une force intelligente capable d’avoir raison de la force brutale. Cette tactique réussit. Plus qu’une levée de boucliers, cette levée de plumes effraya les Anglais. On n’écrase pas un peuple qui, le temps de le dire, lance en fait de projectiles des satires, des diatribes, à cent mille exemplaires des quatre coins du pays à la fois.
 
Cet esprit primesautier de nos écrivains, ce fut notre Durandal. Nos journalistes guerriers avaient des arsenaux de facéties, de calembours, de scies, de saynettes divertissantes. Ils conviaient le public à voir mystifier les tyrans. C’était un rebondissement de saillies spirituelles, un ricochet de bons mots, un chassé-croisé d’éclats de rire qui faisait rager l’Anglais. Leur procédé habituel était d’accabler leurs adversaires de louanges extravagantes, de leur lancer à la figure des bordées de flatteries hyperboliques, de leur prêter des propos où ils étalaient la bonne opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes. Ils illustraient ainsi leur outrecuidance et faisaient faire la roue à leur sottes prétentions. Ces farces provoquaient le fou rire chez les conjurés et les mystificateurs, mais passaient par-dessus la tête des Anglais. Les vieux fusils de 37 parfois ratèrent leurs coups, mais cette gaîté, un signe de race en même temps qu’une arme de combat, ne manqua pas ses effets...
 
Comment s’expliquer ensuite cet arrêt subit de notre littérature quand elle semblait au commencement du siècle pleine de promesses et débordante de sève ? Ne faut-il pas compter parmi les méfaits de la confédération cet état de langueur et de prostration qui a succédé à une époque si brillante en œuvres de toutes sortes ? Il semble que l’anticipation d’une fin prématurée leur ait fait perdre jusqu’à la volonté de réagir; notre littérature a été atteinte aux sources mêmes de son inspiration. Ils n’entendaient que la fatidique clameur, qui prédisait l’anéantissement de la patrie canadienne, retentir à leurs oreilles.
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Ils ressemblaient à ces hommes du Moyen Âge dont l’âme était vendue au diable; ils savaient que chaque jour les rapprochait de l’échéance et ils ne faisaient rien pour conjurer la damnation irrévocable...
 
Laissons nos détracteurs crier à l’impuissance congénitale de notre race, quand notre infériorité n’est qu’accidentelle. Si on prend prétexte du mélange des races pour nous amoindrir, pour expliquer notre paresse littéraire, notre manque de méthodes, la médiocrité de notre inspiration, rappelons-nous que la thèse de Gobineau sur la pureté des races a reçu son coup de grâce par la défaite physique, intellectuelle et morale des Allemands à la dernière guerre. Il n’y a ni tare ni péché originels, mais seulement des circonstances malheureuses, des hasards contraires, un jeu de forces aveugles ou conscientes dont on ne voit que les effets sans en comprendre les causes. Pris entre deux tyrannies, celle du corps et celle de l’esprit, tout ce que nos pères purent faire fut de sauver leur vie. À ceux qui nous reprochent notre Saint-Jean-Baptisme, notre indigénisme, montrons la plaie de notre côté, celles de nos mains et de nos pieds, par où le plus pur de notre sang a coulé. S’ils ne sont pas de parti pris, ils comprendront que cette déperdition de sève vitale a causé l’anémie de notre corps social et que le mal n’est pas sans espoir.
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== XI. L’Institut canadien ==
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Écrire sur la littérature canadienne et ne pas parler de l’Institut canadien, c’est une omission, qu’avec tout notre bon vouloir, nous ne pouvons qualifier d’involontaire. Ce serait même un crime de lèse-patriotisme, si ceux qui l’ont commis n’avaient le privilège de se réfugier dans l’asile inviolable de leur bonne intention, pour se dérober à l’accusation d’avoir manqué à la probité morale. Si nos chroniqueurs ignoraient l’existence de cette société de beaux esprits qui exerça une influence prépondérante sur la politique et les lettres, durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, ces scribes peu renseignés ne méritent pas d’être pris au sérieux; s’ils la connaissaient, rien ne justifie ce silence coupable, d’un nihilisme audacieux, qui tend à rayer de nos annales les noms des personnages les plus marquants de l’époque.
 
L’Institut était fréquenté par Étienne Parent, Gérin-Lajoie, Doutre, Laflamme, Dessaulles, Lusignant, Morin, Tellier, Blanchet, Dorion, Lanctot, Lafleur, Buies, Laurier, pour n’en nommer que quelques-uns. C’est dans ce cénacle que Papineau prêcha son évangile de libération morale, après l’échec de la révolution. C’est là que ses disciples reçurent avec les langues de feu les dons précieux de l’esprit, l’enthousiasme, la foi, le courage de confesser leurs principes libertaires. On venait de partout pour entendre parler Papineau qui avait miraculeusement triomphé de la potence, croix d’abjection à laquelle ses ennemis voulaient l’attacher. Les liens avaient
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glissé de ses mains et son corps glorieux avait presque la transparence des corps ressuscités. Il avait vaincu la mort comme l’Anglais. On l’entourait d’une vénération profonde et ses paroles étaient recueillies et conservées dans l’âme de ses fidèles amis. Même, quand le grand homme fut disparu, on sentait planer son invisible présence dans la grande salle. Les échos vivants de sa voix morte traînaient épars dans l’air, comme les dernières sonorités des orgues dans le temple redevenu de pierre, après l’exaltation de ses grandes fêtes.
 
Pour comprendre la filiation des idées de Papineau, il ne suffit pas de remonter dans le passé pour prendre contact avec ses ascendants, il faut connaître aussi sa postérité intellectuelle, sinon aussi nombreuse que les grains de sable de la mer, au moins aussi brillante que les étoiles du ciel. Tout le passé et l’avenir de notre race sont dans cet homme extraordinaire. Le grain sonore de sa parole qu’il jeta aux quatre coins du Bas-Canada contenait des germes latents de vie qui ne sont pas tous éclos. Ils attendent un rayon de soleil favorable, un sol mieux préparé, débarrassé des souches des vieux préjugés, pour percer l’obscurité de leur prison. Le bec des oiseaux n’a pas de prise sur cette aérienne semence; l’ivraie et les mauvaises herbes ne sauraient l’étouffer. Si elle ne peut soulever la pierre qui l’écrase, elle se fraiera un chemin à travers ses crevasses pour affirmer l’immortalité du verbe libérateur.
 
L’Institut canadien fut notre château de Rambouillet moins les précieuses ridicules. Cependant, les soirs de gala, de belles épaules mettaient leur tache claire dans la foule des habits noirs. Les réunions dès lors y gagnaient en belles manières, car les bourgeois de 1830 portaient beaux. Depuis que le général Murray vanta le grand air et la politesse de l’élite canadienne, notre société n’avait rien perdu de son lustre d’autrefois. Les étrangers s’en émerveillaient, surtout s’ils avaient passé par les États-Unis, la terre du sans-gêne, du sans-façon. Leur urbanité, leur savoir-vivre, leur distinction naturelle attestaient leur belle origine. C’est dans ce milieu que le langage, la diction, les manières, les gestes s’affinèrent. C’est
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dans ce creuset que les pionniers d’hier, les paysans, se dégrossirent, se désincrustèrent de leur rugosité. On arrivait de partout, de Québec, de Trois-Rivières, de Chambly, de Sorel, de Berthier, de L’Assomption, de Saint-Jean, de Saint-Hyacinthe, de Châteauguay, de Saint-Eustache, où il y avait des cercles littéraires affiliés à l’Institut canadien; étoiles pâlottes, trop éloignées de leur foyer, qui périclitèrent et s’éteignirent pour la plupart. Tous se portaient là, comme le sang d’un cœur immense aux poumons, pour se regénérer, se pénétrer d’un nouvel oxygène et revivifier leur patriotisme. Un lien de sympathie se nouait bientôt entre gens venus de loin, par des chemins « impassables », coupés de profondes crevasses en de légers traîneaux ou de sautillantes calèches, lesquels à chaque cahot menaçaient de déverser leur contenu dans un banc de neige ou dans un fossé de boue, pour entendre une conférence, applaudir les premiers essais d’un jeune écrivain, cause de la politique, en étudier les incessants problèmes, ou se produire eux-mêmes. Ils étaient si heureux de se revoir, de se serrer la main, dans cette enceinte hospitalière !...
 
Les noms suivants apparaissent sur la charte d’incorporation de l’Institut canadien, en 1854, soit huit années après sa fondation : Joseph Doutre, C. F. Papineau, L. Ducharme, V. P. W. Dorion, A. Cressé, W. Prévost, A. Tellier, S. Martin, A. A. Dorion, J. G. Barthe, P. Mathieu, J. A. Hawley, R. Laflamme, Joseph Papin, J. Emery Coderre, J. W. Hallemand, P. R. La Frenaye, F. Cassidy, Louis Ricard, Eugène Lécuyer et C. Loupret.
 
M. Dessaules, le président de l’Institut en 1862, nous fait connaître le mobile de sa création : « Il fut formé dans un but d’étude et de travail associés, de perfectionnement moral et intellectuel; son motto a été : “Le travail triomphe de tout”. Voilà l’idée du présent. Et de là, il est passé à cet autre : “''Altius tendimus''”, qu’il a gravé sur son sceau, et qui est le mot de l’avenir : “Nous tendons plus haut !” C’est-à-dire qu’après avoir voulu le bien, nous voulons le mieux. Le travail, c’est le moyen, mais le progrès c’est le but. »
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Nombre d’amis de l’institut donnèrent des livres à l’Institut. Parmi ces généreux bienfaiteurs on comptait le prince Napoléon. Ce noyau de bibliothèque contenait 3000 volumes bien choisis. Quelle aubaine pour ces amis des lettres, ces chercheurs, et qui n’avaient pour apaiser leur soif de savoir que de vieux livres d’aventures, de voyages ou de dévotion, sans sève comme des racines desséchées. À l’idée qu’ils pouvaient être privés de ce pain de leur esprit, ils étaient indignés, car sortis de la nuit, ils ne voulaient pas y rentrer.
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Ceux qui disaient vouloir la paix du pays devaient se réjouir de voir se dissiper les malentendus entre conquérants et vaincus. Ceux qui se disaient les sauveurs de notre nationalité auraient dû être heureux de la voir sortir de son infériorité et s’affirmer par des œuvres de l’esprit. Cette éclosion de jeunes talents sur un sol ingrat était de nature à raviver leurs espérances patriotiques, car ceux qui étaient frottés de lettres savaient parfaitement que des peuples sans idéal artistique et sans littérature sont destinés à devenir les manœuvres des peuples instruits. D’où vient que des esprits chagrins prirent ombrage de ce cercle émancipateur d’où sont sortis les plus vaillants défenseurs de nos droits, nos meilleurs écrivains et les types les plus représentatifs de notre race ?
 
C’est de la fondation de l’Institut que date la transformation de notre patriotisme. Jusque-là, les Canadiens-français s’étaient confinés dans le domaine étroit du provincialisme. En dehors de Québec, de son sol et de ses traditions, rien n’existait pour eux. Cet exclusivisme fut nécessaire, car il concentra
C’est de la fondation de l’Institut que date la transformation de notre patriotisme. Jusque-là, les Canadiens-français s’étaient confinés dans le domaine étroit du provincialisme. En dehors de Québec, de son sol et de ses traditions, rien n’existait pour eux. Cet exclusivisme fut nécessaire, car il concentra toutes leurs forces pour la conquête et la possession de leur territoire. Envoûtés par leur nationalisme, ils avaient oublié la France, peut-être parce qu’elle ne se souvenait pas d’eux. Mais à mesure qu’ils deviennent plus cultivés, leur patriotisme prend de l’envergure. L’image oubliée, comme sous l’action d’un réactif puissant, se détache de l’ombre. L’âme de la race, comme la fleur du tournesol, se dresse vers la France et implore la lumière nécessaire à la vie. Papineau, revenu de la mère-patrie, avait emporté dans les plis de son manteau un peu de cet air dont les poumons élargis ont besoin pour respirer. Il ranima le feu éteint de l’amour filial, et fit luire aux yeux de l’élite un nouvel idéal. Le sang, dès lors, reprit ses droits, et les Canadiens-français commencèrent à avoir foi dans leurs origines, à croire qu’ils pouvaient jouer en Amérique le rôle que la France avait rempli en Europe. Ces âmes ardentes avaient des aspirations bien élevées. Elles se sentaient des ailes assez fortes pour atteindre aux sphères supérieures. Il faut se garder de sourire de leur candeur, de leur confiance dans la mission qu’ils croyaient leur être dévolue. Ils comprirent que, pour arriver à ce but, il fallait non seulement rester français, mais s’assimiler la moelle du génie français et prendre contact avec les productions de ses écrivains. Pour représenter une autorité morale ou intellectuelle sur le continent, ils devaient s’identifier à la nation qui avait donné Pascal, Molière, La Fontaine, Voltaire, Hugo à l’humanité. Pénétrés déjà du rôle qu’ils étaient appelés à jouer sur cette scène immense, ils s’associèrent moralement à la France afin d’échapper au péril de l’assimilation. Si notre province devenait anglaise, elle cessait d’avoir une personnalité, pour se mettre à la remorque des colonies voisines, et devenir la Cendrillon de sept provinces-sœurs. Elle ne pouvait avoir d’influence en Amérique qu’à condition de personnifier l’idée française. Que représentait l’idée anglaise, à ce moment ? La monarchie, une liberté qui lui semblait bonne pour elle-même, et le protestantisme. Rien pour activer les battements du cœur d’un peuple jeune et ardent. La monarchie ne lui disait pas grand-chose, depuis que Louis XV, conseillé par la Pompadour, les avait abandonnés à leur triste sort. La liberté ? Mais nous habitons la terre même de la liberté. Elle règne en despote sur la république américaine et nous enveloppe déjà dans les plis de son drapeau étoilé. Le protestantisme ? C’était une religion bien froide pour ce pays de neige, et contre laquelle tout le passé s’insurgeait. Il ne semblait guère désirable aux Français du Canada de n’être qu’un membre de la grande famille saxonne dominant dans ce contient. Mais par la fidélité aux traditions françaises et à la France elle-même l’avenir lui appartenait. L’exemple de la Louisiane qui a conservé sa langue, mais perdu sa nationalité en s’affaissant sur elle-même, au lieu de maintenir le lien moral qui l’unissait à la France, était un salutaire pensez-y-bien. Il fallait avoir un gouvernement français, des écoles françaises, des lois françaises et se réclamer du pays de la lumière. C’est pourquoi l’Institut fut toujours anti-fédéraliste. Ses membres les plus influents refusèrent de se rallier à une forme de gouvernement devenue une menace pour notre nationalité. Ces esprits éclairés avaient prévu le jour où toute politique dévouée aux intérêts français deviendrait difficile à Ottawa, sinon impossible, le jour où Québec n’aura plus un nombre assez grand de députés pour imposer sa volonté. Dès lors, notre province serait condamnée à être à la remorque de la majorité. Les protestants français et nombre d’Anglais distingués qui avaient le sens de la justice plus prononcé que le jingoïsme étaient également hostiles à la Confédération. Le temps avait également fait son œuvre sur le sentiment anglophobe. Il s’était atténué depuis que l’Angleterre avait rappelé chez elle les tyrans de notre race. L’adoucissement de ses mœurs avait amené l’apaisement de nos rancunes. Les membres de l’Institut étaient des esprits trop éclairés pour conserver de la haine, sentiment anti-philosophique, contre ceux dont les grands-pères avaient troublé la source de la confiance et des bonnes relations entre le deux races. On apprit à mieux connaître l’Angleterre, sinon à l’aimer. En comparant le sort fait au Canada à celui d’autres colonies, ils se montrèrent disposés plus favorablement à son égard. Ils en vinrent lentement à la conclusion que de toutes les races qui se meuvent aujourd’hui sur la machine ronde, la plus active, celle qui pèse le plus fortement sur le monde est la race anglo-saxonne, qu’elle semble nécessaire à la destinée de notre planète, à la manière de gros poissons qui mangent le menu fretin. Elle est un des rouages les plus importants de la politique des temps modernes. Le sort de beaucoup de nations est lié au sien. Sans elle, l’Amérique agonisait sous la barbare civilisation espagnole; sans l’évangile de la liberté qu’elle nous apportait, peu disposée souvent à le mettre en pratique, la découverte de Colomb devenait un fait néfaste dans l’histoire, par le sang et les tortures qu’elle aurait coûtés. Bien des nations pourraient disparaître dont l’anéantissement n’aurait pas l’effet désastreux de celui de la solitaire, égoïste et parfois cruelle Angleterre. On n’allait pas jusqu’à dire qu’on pourrait se passer d’elle dans un avenir plus ou moins lointain. Protectrice intéressée de notre destin, elle s’est trouvée à point pour changer les conditions de notre existence, pour empêcher notre race de disparaître dans le grand tout américain. Étrange peuple où semble s’être amalgamés, l’esprit des Hébreux, l’âme de Carthage et la force morale des Romains, perfide, humaine, exterminatrice, impitoyable comme la fatalité, elle semble, tant par ses défauts que par ses qualités, être la race de domination terrestre par excellence. Les leçons du passé n’étaient pas lettres mortes. Les membres de l’Institut, tout en sympathisant avec les Anglais, se gardaient de leurs entreprises assimilatrices. Ils subissaient la domination anglaise comme une période de transition, mais non pas comme un état définitif, avec l’audacieux espoir de leur libération future. Tout en se défendant d’être absorbés par cette race soi-disant supérieure qui a su s’identifier avec tous les autres peuples, ils étaient disposés à tirer le meilleur parti possible d’une situation difficile. Les Anglais bien nés, qui s’intéressaient au développement intellectuel, étaient traités en alliés. Libéraux, Anglais, protestants, Français se rencontraient sur le terrain neutre de l’Institut pour aviser au moyen de tirer du marasme notre province exténuée et appauvrie. Cet aréopage s’était approprié la garde des traditions, la conservation de la langue et la surveillance de l’instruction publique. Ils s’employaient à activer le feu sacré sur lequel l’haleine glacée de bouches invisibles soufflait pour l’éteindre. Ils attirèrent sur leur groupe l’attention de l’Europe et de l’Angleterre et entretenaient une correspondance suivie avec les plus grands politiques du temps. Grâce aux périodiques français et anglais, servis régulièrement, ils se tenaient dans le mouvement des idées. Pour ces gens isolés des centres intellectuels, ce fut un bonheur inespéré que de recevoir de tous les points du globe la dernière expression de la science et le dernier mot de la critique. Les journaux tendancieux comme ''Le Semeur canadien'', ''Le Moniteur canadien'', ''Le Witness'' n’étaient pas exclus de l’Institut canadien, où toutes les opinions étaient libres : on aimait entendre les deux sons de la cloche. C’est ainsi que ses membres purent étudier les sciences sociales et politiques, et se mettre au courant des différentes sortes de gouvernements. L’action de la révolution canadienne fut aussi parfaite par l’Institut. Né au lendemain des troubles de 37-38, il arrivait à point pour coordonner le chaos et dégager un peu de lumière des ténèbres. Ses membres s’attelèrent donc à la tâche difficile de la refonte de la constitution. Pour commencer, ils sapèrent dans ses bases l’inique projet d’Union. On peut dire avec certitude que c’est là que se forgèrent les tables de la loi future. C’est par cette force collective de cents hommes de bonne volonté et de savoir que le char de l’État fut tiré de l’impasse où il se trouvait acculé.
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toutes leurs forces pour la conquête et la possession de leur territoire. Envoûtés par leur nationalisme, ils avaient oublié la France, peut-être parce qu’elle ne se souvenait pas d’eux. Mais à mesure qu’ils deviennent plus cultivés, leur patriotisme prend de l’envergure. L’image oubliée, comme sous l’action d’un réactif puissant, se détache de l’ombre. L’âme de la race, comme la fleur du tournesol, se dresse vers la France et implore la lumière nécessaire à la vie. Papineau, revenu de la mère-patrie, avait emporté dans les plis de son manteau un peu de cet air dont les poumons élargis ont besoin pour respirer. Il ranima le feu éteint de l’amour filial, et fit luire aux yeux de l’élite un nouvel idéal. Le sang, dès lors, reprit ses droits, et les Canadiens-français commencèrent à avoir foi dans leurs origines, à croire qu’ils pouvaient jouer en Amérique le rôle que la France avait rempli en Europe. Ces âmes ardentes avaient des aspirations bien élevées. Elles se sentaient des ailes assez fortes pour atteindre aux sphères supérieures. Il faut se garder de sourire de leur candeur, de leur confiance dans la mission qu’ils croyaient leur être dévolue. Ils comprirent que, pour arriver à ce but, il fallait non seulement rester français, mais s’assimiler la moelle du génie français et prendre contact avec les productions de ses écrivains. Pour représenter une autorité morale ou intellectuelle sur le continent, ils devaient s’identifier à la nation qui avait donné Pascal, Molière, La Fontaine, Voltaire, Hugo à l’humanité. Pénétrés déjà du rôle qu’ils étaient appelés à jouer sur cette scène immense, ils s’associèrent moralement à la France afin d’échapper au péril de l’assimilation. Si notre province devenait anglaise, elle cessait d’avoir une personnalité, pour se mettre à la remorque des colonies voisines, et devenir la Cendrillon de sept provinces-sœurs. Elle ne pouvait avoir d’influence en Amérique qu’à condition de personnifier l’idée française. Que représentait l’idée anglaise, à ce moment ? La monarchie, une liberté qui lui semblait bonne pour elle-même, et le protestantisme. Rien pour activer les battements du cœur d’un peuple jeune et ardent. La monarchie ne lui disait pas grand-chose,
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depuis que Louis XV, conseillé par la Pompadour, les avait abandonnés à leur triste sort. La liberté ? Mais nous habitons la terre même de la liberté. Elle règne en despote sur la république américaine et nous enveloppe déjà dans les plis de son drapeau étoilé. Le protestantisme ? C’était une religion bien froide pour ce pays de neige, et contre laquelle tout le passé s’insurgeait. Il ne semblait guère désirable aux Français du Canada de n’être qu’un membre de la grande famille saxonne dominant dans ce contient. Mais par la fidélité aux traditions françaises et à la France elle-même l’avenir lui appartenait. L’exemple de la Louisiane qui a conservé sa langue, mais perdu sa nationalité en s’affaissant sur elle-même, au lieu de maintenir le lien moral qui l’unissait à la France, était un salutaire pensez-y-bien. Il fallait avoir un gouvernement français, des écoles françaises, des lois françaises et se réclamer du pays de la lumière. C’est pourquoi l’Institut fut toujours anti-fédéraliste. Ses membres les plus influents refusèrent de se rallier à une forme de gouvernement devenue une menace pour notre nationalité. Ces esprits éclairés avaient prévu le jour où toute politique dévouée aux intérêts français deviendrait difficile à Ottawa, sinon impossible, le jour où Québec n’aura plus un nombre assez grand de députés pour imposer sa volonté. Dès lors, notre province serait condamnée à être à la remorque de la majorité. Les protestants français et nombre d’Anglais distingués qui avaient le sens de la justice plus prononcé que le jingoïsme étaient également hostiles à la Confédération. Le temps avait également fait son œuvre sur le sentiment anglophobe. Il s’était atténué depuis que l’Angleterre avait rappelé chez elle les tyrans de notre race. L’adoucissement de ses mœurs avait amené l’apaisement de nos rancunes. Les membres de l’Institut étaient des esprits trop éclairés pour conserver de la haine, sentiment anti-philosophique, contre ceux dont les grands-pères avaient troublé la source de la confiance et des bonnes relations entre le deux races. On apprit à mieux connaître l’Angleterre, sinon à l’aimer. En comparant le sort fait au Canada à celui d’autres colonies, ils se montrèrent disposés plus favorablement
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à son égard. Ils en vinrent lentement à la conclusion que de toutes les races qui se meuvent aujourd’hui sur la machine ronde, la plus active, celle qui pèse le plus fortement sur le monde est la race anglo-saxonne, qu’elle semble nécessaire à la destinée de notre planète, à la manière de gros poissons qui mangent le menu fretin. Elle est un des rouages les plus importants de la politique des temps modernes. Le sort de beaucoup de nations est lié au sien. Sans elle, l’Amérique agonisait sous la barbare civilisation espagnole; sans l’évangile de la liberté qu’elle nous apportait, peu disposée souvent à le mettre en pratique, la découverte de Colomb devenait un fait néfaste dans l’histoire, par le sang et les tortures qu’elle aurait coûtés. Bien des nations pourraient disparaître dont l’anéantissement n’aurait pas l’effet désastreux de celui de la solitaire, égoïste et parfois cruelle Angleterre. On n’allait pas jusqu’à dire qu’on pourrait se passer d’elle dans un avenir plus ou moins lointain. Protectrice intéressée de notre destin, elle s’est trouvée à point pour changer les conditions de notre existence, pour empêcher notre race de disparaître dans le grand tout américain. Étrange peuple où semble s’être amalgamés, l’esprit des Hébreux, l’âme de Carthage et la force morale des Romains, perfide, humaine, exterminatrice, impitoyable comme la fatalité, elle semble, tant par ses défauts que par ses qualités, être la race de domination terrestre par excellence. Les leçons du passé n’étaient pas lettres mortes. Les membres de l’Institut, tout en sympathisant avec les Anglais, se gardaient de leurs entreprises assimilatrices. Ils subissaient la domination anglaise comme une période de transition, mais non pas comme un état définitif, avec l’audacieux espoir de leur libération future. Tout en se défendant d’être absorbés par cette race soi-disant supérieure qui a su s’identifier avec tous les autres peuples, ils étaient disposés à tirer le meilleur parti possible d’une situation difficile. Les Anglais bien nés, qui s’intéressaient au développement intellectuel, étaient traités en alliés. Libéraux, Anglais, protestants, Français se rencontraient sur le terrain neutre de l’Institut pour aviser au moyen de tirer du marasme
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notre province exténuée et appauvrie. Cet aréopage s’était approprié la garde des traditions, la conservation de la langue et la surveillance de l’instruction publique. Ils s’employaient à activer le feu sacré sur lequel l’haleine glacée de bouches invisibles soufflait pour l’éteindre. Ils attirèrent sur leur groupe l’attention de l’Europe et de l’Angleterre et entretenaient une correspondance suivie avec les plus grands politiques du temps. Grâce aux périodiques français et anglais, servis régulièrement, ils se tenaient dans le mouvement des idées. Pour ces gens isolés des centres intellectuels, ce fut un bonheur inespéré que de recevoir de tous les points du globe la dernière expression de la science et le dernier mot de la critique. Les journaux tendancieux comme ''Le Semeur canadien'', ''Le Moniteur canadien'', ''Le Witness'' n’étaient pas exclus de l’Institut canadien, où toutes les opinions étaient libres : on aimait entendre les deux sons de la cloche. C’est ainsi que ses membres purent étudier les sciences sociales et politiques, et se mettre au courant des différentes sortes de gouvernements. L’action de la révolution canadienne fut aussi parfaite par l’Institut. Né au lendemain des troubles de 37-38, il arrivait à point pour coordonner le chaos et dégager un peu de lumière des ténèbres. Ses membres s’attelèrent donc à la tâche difficile de la refonte de la constitution. Pour commencer, ils sapèrent dans ses bases l’inique projet d’Union. On peut dire avec certitude que c’est là que se forgèrent les tables de la loi future. C’est par cette force collective de cents hommes de bonne volonté et de savoir que le char de l’État fut tiré de l’impasse où il se trouvait acculé.
 
Et penser qu’il n’y a nulle part une plaque commémorative pour nous rappeler l’édifice où se réunissaient ces patriotes éclairés, pour travailler parfois jusqu’au matin à une œuvre qui ne porte pas leur signature, mais n’en a pas moins une durée éternelle. C’est là que se rédigeaient en collaboration les articles du ''Pays'' et de ''L’Avenir'', dont l’opinion anglaise et américaine se préoccupaient. Toute la vie de la nation se trouvait concentrée dans ce groupe, qui était le cerveau du Canada.
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Quand on veut tuer une œuvre, on trouve toujours une raison. L’Institut canadien fut accusé par l’épiscopat de propager des doctrines subversives et de faire circuler des mauvais livres dans la ville. M. Dessaulles admit la présence possible dans la bibliothèque d’ouvrages interdits par la Sacré Congrégation de l’Index, bien qu’il ne semblât pas croire à l’existence des mauvais livres. Sa conception du bien et du mal n’était pas celle de tout le monde. Pour lui, comme pour Remy de Gourmont, un mauvais livre était un livre mal écrit. Il semblait d’avis qu’il y avait plutôt des mauvais lecteurs que des ouvrages pervers en eux-mêmes, opinion contestable peut-être, mais qui prouve l’excellente nature du président de l’Institut. Il était de ceux qui tireraient du miel du suc des fleurs vénéneuses. De chaque volume, disait-il, une âme bien née pouvait tirer une bonne pensée ou une morale. Mais il eut beau dire, la bibliothèque de l’Institut fut prise à partie par l’évêque, qui voyait là un danger pour la foi de ses ouailles. On semblait alors sous l’impression qu’une population instruite est plus difficile à gouverner qu’un peuple d’ignorants. Cela se peut, mais quand le désir de savoir est éveillé chez les masses, il est imprudent de ne pas le satisfaire. Quand un torrent est déchaîné, il vaut mieux lui creuser un lit que de lui opposer des digues qu’il brisera, emportant tout sur son passage, si l’on tente de lui résister. Mgr Bourget se serait voilé la face de ses deux mains s’il avait pu apercevoir, rangés dans les rayons de la bibliothèque de Saint-Sulpice, les mêmes livres qu’il avait anathématisés et dont la condamnation lui avait valu ce procès en Angleterre, cause de tant de trouble et de tant de scandale. Il apprit, dès lors, que l’intelligence humaine est comme l’air, sa force d’expansion croit en raison de la compression qu’on lu fait subir. Vous pouvez la refouler, essayer de l’écraser, la triturer, pour la pétrir de nouveau, mais elle vous échappe des mains comme une balle de caoutchouc, pour rebondir au-dessus de votre tête. Le temps d’établir des bibliothèques était venu puisqu’on le demandait à grands cris. Il fallait s’exécuter, se résigner à ce qu’on ne pouvait empêcher, pour ne
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pas être obligé de céder plus tard à la force souvent brutale des choses, lesquelles échappent aux effets des anathèmes.
 
Les livres de l’Institut canadien circulent toujours. Hospitalisés par l’Institut Fraser, sous leur brave lieutenant, M. de Crèvecoeur, ils soutiennent le bon combat contre l’ignorance, selon leur destination. Ce conservateur des livres, sans égal par son dévouement et sa courtoisie, continue l’œuvre commencée par nos pères. Il a servi la France sa patrie en contribuant à assurer la survivance de la langue maternelle à Montréal.
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L’évêque s’effraya des tendances révolutionnaires de l’Institut. L’élite semblait avoir changé son fusil d’épaule. Autrefois, l’ennemi c’était l’Angleterre, mais l’ancienne haine s’était muée en un sentiment de bienveillante tolérance. Mgr Bourget crut s’apercevoir que l’antagonisme des libéraux s’était déplacé et visait sourdement son Église. Est-ce exagération de son zèle d’apôtre, aussi ombrageux que la jalousie d’un amant et qui lui faisait prendre au tragique une simple indépendance d’allure, une largeur de vues, une liberté de discussion, auxquelles on n’était pas habitué ? L’évêque fit-il naître par ses préventions un état de choses qu’il redoutait ? Ses soupçons donnèrent-ils un corps à ce qui, jusque-là, n’avait été qu’un vague état d’esprit ?
 
Quoi qu’il en soit, les membres de l’Institut se crurent injustement persécutés. Les dénonciations dont ils étaient l’objet leur semblaient du parti pris. Ils protestèrent de leurs bonnes intentions envers l’Église et de leur respectueuse soumission, et prétendirent qu’on prenait pour de l’hostilité ce qui n’était qu’un sentiment de tolérance et de bienveillance pour les adeptes de tous les cultes. Les membres catholiques en appelèrent à Rome des allégations de l’évêque, mais avant de recevoir une réponse de la cour romaine, ils apprirent avec stupeur leur condamnation par l’autorité diocésaine, s’appuyant sur un décret du Sacré Collège. Les uns brisèrent avec l’Institut, tandis que les autres tinrent tête à l’orage et aux foudres de l’Église. Toutefois, cette scission fut le commencement de la désagrégation de la Société. Il suffit d’une pierre descellée pour faire crouler un solide édifice.
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pour faire crouler un solide édifice.
 
M. Dessaulles, président de l’Institut, crâna, dédaigneux des excommunications et des anathèmes, et réclama, pour l’Institut comme pour les individus, la liberté de pensée et d’expression. Il considéra comme non avenue la condamnation qui le frappait d’interdiction et avec la violence d’un Ariel se mit à la tête des révoltés. Les séances de l’Institut continuèrent, aussi brillantes que par le passé. Les Canadiens dissidents furent remplacés par des Anglais. Sans servilité, avec un sentiment de la mesure qui leur était une particularité, les Canadiens-français adoptèrent les vues de leurs nouveaux amis, quand elles concordaient avec le bien de tous. Leur présence ne les empêchaient pas d’exprimer des opinions contraires, seulement ils mettaient une sourdine à leur voix pour ne pas réveiller de légitimes susceptibilités de race ou de religion. C’étaient des discussions libres, où chacun apportait ses idées et son érudition, pour le profit de tous.
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« L’empire chinois a voulu se séquestrer du monde extérieur par une immense muraille. Telle que le Chinois la comprend, l’idée de la beauté le conduit à une compression douloureuse du pied à l’aide d’un sabot mécanique. La méthode chinoise a-t-elle la sanction de notre jugement, ou se recommande-t-elle d’elle-même à notre pratique ? Non. Alors, variant le procédé, allons-nous comprimer la tête au lieu du pied, ou élever une barrière infranchissable autour de notre nationalité ou de notre croyance religieuse particulière ?
 
« Nous pouvons tirer le meilleur parti possible de notre position pour effrayer les faibles et mettre un voile sur les yeux de ceux qui ne sont qu’à demi aveugles. Mais les hommes forts, les hommes clairvoyants, découvriront votre but et au
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nom de Dieu et de l’humanité, dans l’intérêt d’un intérêt social et progressif, divinement institué, ils nous en empêcheront. Nous pouvons organiser une force sociale pour réprimer la liberté de l’esprit, embarrasser et troubler le gouvernement civil et mettre les populations sous notre contrôle. Nous pouvons tout faire cela, dans l’intérêt de notre classe particulière. Et nous pouvons réussir pendant un temps. Mais à la fin, les forces plus considérables de l’ordre divin prévaudront : la gravitation se venge toujours de toutes les combinaisons de poulies et de leviers... Le préjugé, c’est le portier hargneux qui s’occupe plus de lui-même, fronce les sourcils aux nouveaux venus et les empêche d’approcher. Plutôt que de recevoir un seul rayon de lumière qui lui viendrait de l’étranger, il aime mieux rester à jamais isolé dans son coin noir. Il fait taire la curiosité, étouffe le sens commun, appelle à son aide l’une après l’autre toutes les mauvaises passions pour tenir l’étranger à distance. Cette brutale habitude de gronder après les idées, dès leur première apparition, tend à arrêter un légitime progrès. Absolument parlant, elle ne saurait l’empêcher à la longue, mais elle peut le retarder considérablement...
 
« Mais la prudence peut-elle survenir et dire : Est-ce qu’un étranger n’est pas un danger ? Inviteriez-vous tout le monde dans votre maison et dans votre intimité ?
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En 1868, le 17 décembre, l’amphithéâtre de l’Institut canadien n’était pas assez grand pour contenir l’élite de la société qui venait applaudir son président, L. A. Dessaulles, dans un grand discours qu’il prononça sur la tolérance, amenant à l’appui de sa thèse toutes les ressources d’une vaste érudition.
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« Pourquoi ces éternelles distinctions entre catholiques et protestants, dans l’ordre purement social ? Les sectes dissidentes ne possèdent-elles pas autant d’honnêtes gens que nous ?... Or, si nous contribuons tous au bien général, cessons donc de nous considérer comme ennemis, respectons mutuellement nos convictions, respectons les personnes, si nous ne sympathisons pas avec leurs doctrines... Et, pourquoi donc faire de l’intolérance aujourd’hui, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, du siècle qui a forcé tous les fanatismes à reconnaître, dans l’ordre des faits, au moins, l’indépendance de la pensée humaine; du siècle qui a fait disparaître les castes et consacre peu à peu en faveur du peuple le grand dogme de l’égalité politique et civile, du siècle qui a irrévocablement substitué le principe de la persuasion à celui de la contrainte, le siècle conséquemment qui a substitué l’esprit de fraternité à celui de rivalité hostile; du siècle qui a plus fait pour consacrer les libertés publiques que tous ceux qui l’ont précédé réunis, du siècle dans lequel toutes les causes justes trouvent des sympathies; les réactionnaires seuls, aujourd’hui, se montrent les ennemis implacables du droit, de la liberté, et souvent de la conscience humaine, du siècle enfin qui a plus fait pour l’avancement de l’humanité que tous les autres ensemble, puisqu’il a, par la presse et par la vapeur, fait parvenir le livre et le journal jusque dans les coins les plus reculés des pays les plus inconnus. Eh bien ! aujourd’hui l’intolérance est un anachronisme, c’est en plus une violation de tous les principes que l’on nous prêche. Elle n’a jamais produit que du mal, le passé est là pour le prouver. »
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Voici ce que Papineau disait de l’Institut canadien, en 1866, dans une lettre adressé à son président :
 
« En plusieurs circonstances remarquables, vous avez pu faire connaître que vous formiez un corps solidement constitué qui, dans la Nouvelle-France, s’associant aux nobles idées conciliatrices que la grande et noble France fait rayonner et prévaloir sur une large portion du monde civilisé. Vous avez témoigné que comme principe de stricte justice, comme gage
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de paix et de concorde pour les sociétés modernes, vous vouliez pour tous, partout et toujours, la plus entière tolérance religieuse, la compétence de tous les citoyens à tous les emplois, dont ils se rendraient dignes, sans exclusion, ni préférence, à raison des accidents de la naissance ou de la fortune; que l’intégrité et les connaissances spéciales étaient des conditions indispensables à l’utile exécution des devoirs attachés aux charges publiques, que les prévaricateurs devaient être impartialement accusés, librement défendus et traités suivant leurs fautes devant les tribunaux indépendants; que beaucoup de ces bonnes choses nous manquaient encore, mais que vous étiez de ceux qui travaillaient à les conquérir. Vous avez été compris et comme premier résultat de vos labeurs, de magnifiques dépôts de savoir encyclopédique vous furent confiés, comme à des hommes bien préparés à le étudier avec profit et prêts à les communiquer avec empressement pour que les fruits salutaires et savoureux, qu’ils ne manquent jamais de donner à qui les recherche avec assiduité, devinssent de plus en plus abondants.
 
« Quand une scission malheureuse détacha de notre corps plusieurs citoyens, parfaitement recommandables, en dehors de cette erreur, ils furent poussés à le faire sous des circonstances que les études de ma retraite ne m’ont pas montrées avoir été justifiables. L’esprit de tolérance et de conciliation aurait-il permis l’injustice dont vous fûtes l’objet ? La politique ne fut pas changée de ce petit d’État. ''Vous formiez une phalange honnête, forte, démasquant et flétrissant les corrupteurs qui commençaient à s’introduire dans les élections, à s’installer dans le parlement. Vous faisiez l’éloge d’un passé récent où le mal n’existait pas, où ceux qui avaient défendu les intérêts canadiens l’avaient fait, non sans sacrifices, non sans dangers, non sans souffrances, mais au moins sans peur et sans convoitises. Tout pour le peuple, rien pour nous-mêmes.'' »
 
En opposition à l’Institut canadien furent fondés : le Cercle littéraire et l’Union catholique. En 1867, par suite de différends entre l’Institut et le clergé, le nombre de ses membres s’abaissa à deux cents. La situation financière se trouvait
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assez embarrassée à cause de l’expropriation de la rue Notre-Dame qui avait fait perdre 4 000 $ à la société. On fit un appel à la générosité des membres de l’Institut. Huit mille dollars furent souscrits, dont la moitié par les Anglais. La bibliothèque qui contenait 9 000 volumes fut mise à la disposition du public.
 
En 1868, l’évêque Bourget menaça les membres qui liraient l’annuaire de la Société, rédigé en grande partie par M. Dessaulles, d’être privés des sacrements de l’Église même à l’article de la mort. Il proscrivit de nouveau la lecture des livres de l’Institut. La Société, par la voix de son président, allégua pour sa défense qu’on avait soumis le catalogue de la Bibliothèque à l’archevêque pour le prier d’indiquer les livres défendus qui s’y trouvaient inscrits, mais qu’elle n’avait jamais eu de réponse à cette proposition. Le divorce fut dès lors consacré entre l’Institut et l’Ordinaire...
 
Beaucoup de membres ne purent se résigner à rester sous le coup de l’interdiction et mirent des points de suspensions à leurs visites à l’Institut. Le juge Dorion, M. Geoffrion, M. Laflamme, pour ne pas compromettre le succès de leur carrière politique, se retirèrent à leur tour. À partir de 1874, la vogue de l’Institut n’eut plus que les rares soubresauts de la mèche expirante. Il s’éteignit sans cette dernière projection classique qui marque l’épuisement de l’huile. Quand la fleur a donné son fruit, on trouve tout naturel qu’elle se fane et que ses pétales soient emportés par le vent.
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== XII. Le procès Guibord ==
 
Le 18 novembre 1869, quelque temps après l’interdiction de l’Institut canadien par l’épiscopat, un de ses membres, Joseph Guibord, vint à mourir subitement. Le matin qui suivit son trépas, ses amis apportèrent un certificat de décès, signé par le coroner, à l’abbé Rousselot, pour l’enjoindre de procéder à la sépulture. Ce dernier refusa de l’enregistrer et d’autoriser des funérailles catholiques, donnant pour raison que le défunt était membre de l’Institut canadien, et que le vicaire général du diocèse de Montréal avait donné l’ordre de refuser les sacrements et la sépulture en terre sainte à ses membres, sous le coup des foudres de l’Église, au cas où ils mourraient sans avoir brisé avec la Société. Sur la représentation que le curé, remplissant une fonction civile, n’avait pas le droit de se soustraire à ses obligations, M. Rousselot s’offrit de faire enterrer ''civilement'' les restes de Guibord dans le terrain, dit « des enfants morts sans baptême, des pendus et des suicidés », faveur que les amis du défunt apprécièrent peut et déclinèrent, parce que Guibord n’appartenait à aucune de ces catégories de cadavres « indésirables ». Un protêt fut signifié à la fabrique de Notre-Dame, le 21 novembre, environ 250 personnes vinrent chercher le corps du défunt à sa résidence pour le conduire « au champ du repos ». Le cortège défila lentement par les principales rues de la ville mais, arrivé au cimetière, il se heurta à la porte fermée, le gardien refusa de laisser
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pénétrer dans la nécropole le cadavre frappé d’interdiction. Les croque-morts le remirent dans le chariot et le dirigèrent vers le cimetière protestant, où après de courts préliminaires avec les autorités il fut temporairement inhumé.
 
Quelques jours plus tard, la veuve Guibord prit des procédures contre la fabrique de Notre-Dame pour la contraindre à placer les restes de son mari en terre sainte. La cause fut portée en Cour supérieure, présidée par le juge Mondelet. MM. Joseph Doutre et Laflamme étaient les avocats de la demanderesse, MM. Cassidy, Jetté et F. X. Trudel représentaient la fabrique de Notre-Dame. Après d’éloquentes plaidoiries de part et d’autre, le magistrat donna raison à la veuve Guibord. La cause fut portée en cour de révision et le jugement, cette fois, rendu en faveur de la fabrique. M. Doutre ne se compta pas pour battu; il en appela de ce verdict à la cour du Banc de la Reine. Il se passa à ce nouveau procès un accident sans précédent dans les annales judiciaires. M. Doutre demanda la révocation des quatre magistrats catholiques sur cinq dont se composait le tribunal. Le savant avocat soutint que leurs convictions religieuses les mettaient dans l’impossibilité de juger avec équité, attendu que le Syllabus de 1864 enseigne que l’État ne possède aucune autorité, même indirectement, en matières religieuses, et qu’en cas de conflit entre les deux autorités civile et religieuse, la dernière doit prévaloir : « Comme le public ne sait pas si les juges sont les représentants de la Couronne ou du Saint-Siège, dans le doute, je récuse, conclut Doutre, l’autorité des juges Duval, Caron, Drummond, Monck, du présent tribunal. » Le jugement définitif dans cette cause célèbre fut rendu par le Conseil privé d’Angleterre, en faveur de dame Henriette Brown, veuve Guibord, qui, dans l’intervalle, avait précédé son mari dans la tombe bien que décédée trois ans après lui. La fabrique Notre-Dame fut condamnée à payer à l’Institut canadien les frais encourus par les quatre procès, et à enterrer dans le cimetière catholique le corps de feu Joseph Guibord. Le jugement des Lords, très élaboré, et dans une forme modérée, offre des renseignements intéressants
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sur les droits respectifs de l’État et de l’Église. Le 2 septembre 1875, sans perdre de temps, les membres de l’Institut procédèrent à l’enterrement de Guibord. À deux heures de l’après-midi, quelques centaines de personnes revinrent chercher la dépouille mortelle de Guibord pour la « reconduire » à ce que l’on croyait être sa « dernière demeure ». On remit le cercueil, recouvert du drapeau britannique, dans le chariot surmonté d’une croix et le défilé s’achemina vers la montagne. Une douzaine de voitures escortaient le corbillard. Rendus au cimetière catholique, les gens qui conduisaient le deuil se frappèrent de nouveau le front sur la porte fermée. Trois à quatre cents personnes, rassemblées en deçà des barrières, ne témoignaient pas, par leur attitude, de l’intention de faire une apothéose au mort. M. Doutre, dès lors, se concerta avec ses amis sur la conduite à tenir devant la résistance qu’on menaçait de lui opposer, car il ne voulait pas provoquer d’émeute ni exposer à un mauvais parti ses amis, en minorité dans l’assemblée. Cette minute d’indécision du chef du cortège enhardit l’hostilité de la foule dont la rumeur grondante montait toujours. De nouvelles recrues arrivées de la Côte-des-Neiges et des campagnes environnantes renforcir le nombre des agresseurs. Quelques-uns étaient munis de pics, de bâtons, et leur mimique n’était pas rassurante. Comme M. Doutre ne voulait pas battre en retraite, sans avoir la loi de son côté, il fit demander à M. Laroche, employé du séminaire, la raison de son refus d’ouvrir les portes du cimetière. Celui-ci répondit très adroitement :
 
- Je ne peux me rendre à votre demande, sans danger pour ma vie.
 
Devant cette raison supérieure, M. Doutre n’insista pas; mais il envoya un message au maire et au chef de police pour les mettre au courant de la situation. À quatre heures, comme il n’avait pas encore reçu de réponse des autorités, le corbillard chargé des restes de l’excommunié, prit de nouveau le chemin du cimetière protestant, suivi de la foule vociférante, qui montrait le poing au mort. Mais subitement, sa fureur se tourna
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sur les gens de la suite funèbre, parmi lesquels se trouvaient nombre de libéraux connus. Une distribution généreuse de coups de poing se fit entre membres de l’Institut et catholiques fanatisés. Le jeune homme qui avait sauté à la tête des chevaux fut blessé au front par une pierre, et son assaillant, un ami de Guibord, à son tour fut battu et roulé dans la poussière. C’est alors qu’apparurent les boutons jaunes de la police, arc-en-ciel qui se montre toujours quand le mauvais temps est passé.
 
Quelques jours après cette rixe, Mgr Bourget lança une lettre pastorale, dans laquelle il déclarait qu’en vertu du pouvoir qui lui avait été donné par les apôtres, d’après ces paroles : « Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié là-haut, et tout ce que vous délierez ici-bas sera délié au ciel », et parce que c’était la volonté de l’évêque, l’inhumation en terre sainte du renégat Guibord devait être considérée comme nulle et non avenue, qu’elle n’affectait en rien la sainteté de la terre où reposent les fidèles, dans l’attente des trompettes du jugement dernier, mais que seul l’endroit où doit reposer le corps de ce frère infortuné sera interdit et séparé du saint lieu. À ce propos, un citoyen écrit dans un journal anglais sous la signature de « An Enquirer » : « Je suis dans l’inquiétude à propos de cette pauvre dame Guibord, veuve du défunt imprimeur, morte après son mari dans la religion catholique et enterrée selon les rites de son Église dans une fosse anathématisée. J’ignore comment opèrent les malédictions... Est-ce perpendiculairement ou latéralement ? Dans le premier cas, la veuve de l’excommunié est en mauvaise posture; dans le second cas, les voisins se trouvent atteints par cette condamnation d’une effet rétroactif. »
 
Ce procès défrayait la chronique, non seulement d’ici, mais d’Angleterre et des États-Unis. On se demandait : « Guibord sera-t-il ou ne sera-t-il pas inhumé en terre sainte ? » Des paris s’engageaient sur ce squelette comme sur un cheval de course... Le mardi, 16 novembre 1875, à huit heures, les citoyens de Montréal virent de nouveau passer la procession
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funèbre qui escortait à son dernier voyage, le prote, Joseph Guibord. Il est certain que cet homme effacé ne soupçonna jamais les imposantes funérailles qu’on lui ferait ! Le maire, mille hommes sous les armes, cent policiers, suivaient le chariot. La foule se pressait sur le parcours. Lentement, les chevaux escaladèrent le mont Royal. Cette fois, l’entrée du cimetière était libre. Un sarcophage creusé dans le roc attendait le cercueil de ce mort combatif. Il y fut déposé au milieu de l’éclair furtif des armes qui brillaient à la prote du cimetière.
 
Avec Guibord fut enterré l’ultramontanisme, représenté par M. Trudel. Ses successeurs, dont le plus illustre fut Tardivel, ne réussirent pas à faire admettre ici la suprématie de l’Église... C’était peut-être osé das une colonie anglaise de vouloir faire prévaloir la sanction romaine sur les décrets de la Couronne d’Angleterre. Jetté mit plus de mesure dans la défense des prérogatives de son Église. M. Cassidy, ancien président de l’Institut et l’un de ses fondateurs, qui n’avait pas abandonné la Société après son interdiction, se trouva en singulière posture pour plaider la cause de la fabrique de Notre-Dame. Il offrait un point vulnérable à la malice de Doutre. L’habile avocat, avec une volupté satanique, s’amusa aussi à retourner le fer dans la plaie. Le procureur de l’Institut était un légiste doublé d’un écrivain. Mais avant d’entrer à la cour pour y plaider cette cause mémorable, il semble avoir laissé à la porte ses frusques brillantes et ses trucs de romancier, pour s’en tenir à la stricte légalité. Le verbiage parfois brillant de Cassidy, la casuistique, fendeuse de cheveux en dix, de Trudel, la phraséologie savante de Jetté vinrent s’éparpiller tels des paquets d’eau sur la pointe aiguë de son ironie. Ce procès était symbolique. Au-dessus de la mêlée, incarnée dans Guibord et l’abbé Rousselot, c’étaient la Réforme et l’Église qui satisfaisaient leurs vieilles rancunes et s’administraient des estafilades comme en leurs plus sombres jours. À ce procès, désormais célèbre, comme à celui des sorciers et des hérétiques, on vit défiler la théorie des théologiens depuis les premiers siècles de la chrétienté, Tertulien, Origène, Saint Bernard, l’Ange de l’École, tous les représentants de la scolastique
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avec leurs bouquins poudreux, leur arsenal de textes et de syllogismes. Il fallait toute la science du juge Mondelet et son autorité tranchante pour empêcher que les avocats et lui-même fussent pris comme des chats dans le peloton de laine emmêlé de citations de livres saints, des pères de l’Église, des casuistes de tout acabit, dans l’enchevêtrement inextricable des syllogismes de la vieille scolastique. Le magistrat disparaissait presqu’entièrement derrière des piles de gros livres reliés en peau de cochon. Il soufflait un vent de sophisme à faire perdre pied au plus solide. Magistrats, témoins, avocats se mouvaient, se poursuivaient en des cercles vicieux comme des derviches tournants. Un étranger subitement transporté dans cette cour se serait cru le jouet d’une hallucination. N’était-ce pas le marché de Rouen qu’on voyait au loin, et dans l’ombre au fond de la salle, le spectre de l’évêque Cauchon, qui tordait cette fois les os du bras séculier. La victime cette fois ce n’était pas la pucelle Jeanne, mais la province de Québec. Ce reflet rouge dans les carreaux soudés des vieilles maisons, avec leurs pignons en mitres d’évêques, serait-ce la lueur des autodafés, la flamme des bûchers, la crépitement de la pensée et de la chair dans une double torture, sous le tisonnier du bourreau à bonnet pointu de l’Inquisition ?
 
Ce procès clôt une ère qui ne reviendra plus.
 
Les ultramontains et Mgr Bourget se posaient sur le terrain d’une indépendance absolue du côté de l’État, comme si les prétentions des conciles et du droit canon pouvaient raisonnablement s’imposer à un gouvernement protestant... Ils eurent le tort de pousser leurs exigences jusqu’au point où elles devenaient incompatibles avec les principes de la constitution et l’esprit du traité de Paris. Le jugement du Conseil privé donna une solution à des questions qui, en s’envenimant, auraient pu être cause de guerres civiles. La souveraineté de l’État doit être érigée en principe, mais à deux conditions : c’est que, d’une part, il ne sorte pas du droit commun, et que de l’autre, on ne se mêle pas de questions de doctrine. Dès que l’État fait des lois ecclésiastiques, le gouvernement sort
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de ses attributions et de sa compétence. Il cesse d’être laïque en exagérant ses droits. L’État doit être entièrement neutre et désintéressé. Soldat armé du droit pour garantir la liberté, qu’il commence par la respecter dans sa forme la plus élevée, la conscience religieuse. Il est redresseur de torts et non d’erreurs. Il doit être aussi important de soustraire la foi et les croyants à l’arbitraire d’une d’un gouvernement que de mettre les protestants et les libres-penseurs à l’abri de la tyrannie des catholiques fanatiques et outranciers. Les esprits libéraux ne peuvent être en faveur d’une politique de compression, quels que soient ceux qui veulent l’imposer. Ils s’honoreront en protégeant ceux dont les idées ne sont pas celles de la majorité comme en couvrant du bouclier sacré de la liberté jusqu’à ceux qui l’ont méconnue et foulée au pieds aux jours de leur triomphe et l’imploreront plus tard à genoux.
 
La sentence des juges-lords d’Angleterre tomba comme un coup de massue sur la tête de ceux qui étaient loin de prévoir un semblable dénouement. Ils avaient espéré que l’autorité civile, comme il semblait être de tradition au pays, tendrait la main à l’autorité ecclésiastique pour maintenir le Québec dans une soumission absolue. Mais le droit anglais en décida autrement. Le procès avait coûté beaucoup d’encre, de salive et même d’écume. Il avait passionné l’opinion durant cinq ans et mis en relief des figures énergiques, des caractères tout entiers, arc-boutés dans leurs principes, qui ne cédèrent pas un pouce de terrain. Nous devons nous incliner devant la sincérité de leurs opinions. Le sort a voulu que ceux qui jouèrent un rôle important dans ce procès aient eu à souffrir de la malice des gens et de la rigueur du sort, comme si les larmes et les tortures morales étaient la rançon de la gloire et de la vertu. M. Doutre porta à son front comme une marque de Caïn le titre de défenseur de Guibord, qui le désigna à la malice publique. Deux fois il affronta l’électorat, deux fois il fut battu par des adversaires peu scrupuleux qui exploitèrent le préjugé religieux contre un candidat redoutable par sa franchise, son courage et son esprit...
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Il repose au cimetière protestant : l’arbre tombe du côté où il penche. Il s’est souvenu que les Anglais avaient accueilli le malheureux Guibord dans son erraticité et lui avaient offert un coin de terre pour y déposer la bière proscrite. Il leur donna son corps, pour le soustraire aux insultes et aux malédictions posthumes de ses compatriotes ingrats.
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Mgr Bourget, au physique comme au moral, était de la taille des croisés capables d’endosser des armures d’airain qu’on peut à peine soulever de nos jours et de manier des textes lourds ainsi que des épées en fer. Péladan a dit que les saints sont dangereux pour la puissance temporelle, parce qu’ils n’ont pas assez de souplesse pour faire les concessions nécessaires à la paix des gouvernements et de l’Église. Mgr Bourget fit-il mal de ne pas s’adapter à son siècle, de vouloir un catholicisme intégral, de tenter d’opposer une digue à l’envahissement de l’esprit nouveau ? Il avait pris son caractère d’apôtre au sérieux, persuadé que les canons de l’Église ne sont pas comme ceux de l’île Sainte-Hélène, des engins rouillés, pour faire peur aux oiseaux. Ce justiciers impitoyable dirigea contre l’Institut canadien les foudres de son Église. Il aura contre lui tous les opportunistes à robe violette, à toge brodée d’hermine, à bonnet carré, tous les politiciens caméléons, qui changent de couleur et de peau plusieurs fois, suivant les besoins de leurs ambitions, et tous les clowns de la vie publique. On devra toutefois reconnaître en lui un de ces Canadiens de rude souche dont la race tend de plus en plus à disparaître.
 
L’isolement où finirent les jours de Mgr Bourget n’a rien qui doive nous étonner : les honnêtes gens sont toujours seuls. On n’a jamais su la raison de l’éclipse soudaine de cette puissante personnalité, ni celle de sa retraite au Sault-aux-Récollets.
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L’évêque de Montréal eut aussi sa légende. On le prétendait doué d’ubiquité. Sa belle figure connue et aimée avait des empreintes si profondes dans l’âme du peuple qu’elle apparaissait partout vivante à ses yeux. Le jour de ses funérailles fut une véritable apothéose. Les foules accoururent à la cathédrale pour prier celui qu’elles considéraient déjà comme un saint. Il a aujourd’hui sa statue près du temple aux vastes proportions comme celles de son âme et dont il avait jeté les assises sans s’inquiéter de ce qu’il coûterait, préoccupé seulement d’y loger le grand Dieu, le Dominus Sabaoth, le Jéhovah des armées. Le peuple qu’il avait endetté ne lui tint pas rigueur de son imprudence commise « ''ad majorem dei gloriam'' ».
 
== XIII. Extraits du discours de Papineau ==
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de Papineau ==
(Prononcé à l’Institut canadien, le 17 décembre 1867.)
 
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L’ai-je aimé sagement, l’ai-je aimé follement ? Au dehors, les opinions peuvent être partagées. Néanmoins, mon cœur et ma tête consciencieusement consultés, je crois pouvoir décider que je l’ai aimé comme il doit être aimé. Ce sentiment, je l’ai sucé avec le lait de ma nourrice, ma sainte mère. L’expression brève par laquelle il est le mieux énoncé : Mon Pays Avant Tout, je l’ai balbutiée sans doute sur les genoux de mon père. Dès qu’il m’eut entendu dire un mot, ''il vit que son fils ne serait pas muet'', et qu’il fallait donner une bonne direction à son instruction. Cette direction, au temps où le pays était plus moral que spéculateur, était connue dans nos bonnes vieilles familles et nous inspirait l’amour du pays et l’estime pour tout ce qui pourrait être pour lui une source de bien-être et de grandeur. J’aime donc l’Institut canadien, l’une de nos gloires nationales; l’Institut qui a servi la patrie avec tant de persévérance, avec un si entier dévouement, avec tant de généreuses ardeurs, par de vraiment grands et utiles succès...
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(Après une étude des différentes formes de gouvernements qui ont régi le monde, Papineau donne un résumé succinct et clair de l’histoire du Canada. Il conclut ainsi :)
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Il est des hommes de génie et de savoir en grand nombre dans un corps aussi nombreux que celui de la pairie du Royaume-Uni, instruits spécialement dans la science du gouvernement. Qu’ils donnent une preuve qu’ils sont mieux qualifiés à gouverner les hommes que ne le sont ceux qui ont donné des constitutions admirablement bonnes au gouvernement général de l’Union et à ceux des trente-six États de la confédération américaine. Ce n’est pas l’acceptation précipitée de l’acte de confédération bâclé à Québec qui peut prouver la sagesse des hommes d’État de l’Angleterre. Il n’est pas leur œuvre, il a été préparé dans l’ombre, sans l’autorisation de leurs constituants, par quelques colonistes anxieux de se cramponner au pouvoir qui leur échappait. Le sinistre projet appartient à des hommes mal famés et personnellement intéressés; l’accomplissement du mal est dû au parlement britannique, surpris, trompé, et inattentif à ce qu’il fait.
 
À première vue, l’acte de confédération ne peut avoir l’approbation de ceux qui croient à la sagesse et à la justice du parlement, à l’excellence de la constitution anglaise, puisqu’il en viole les principes fondamentaux, en s’appropriant les deniers appartenant aux colons seuls et non à la métropole, ni à aucune autorité dans la métropole. Il est plus coupable qu’aucun autre acte antérieur. Il a les mêmes défauts, et il en a de nouveaux, qui lui sont propres, et qui sont plus exorbitants contre les colons que ne l’ont été ceux des chartes parlementaires ci-devant octroyées, ou imposées. Les autres ont été donnés dans des temps et des conditions difficiles et exceptionnels. La cession d’un pays nouveau avec une majorité dont les croyances religieuses et l’éducation politique différaient profondément de celles de la minorité pouvait laisser craindre que celle-ci ne fût exposée à des dénis de justice. La pleine et entière tolérance religieuse, le premier et le plus important des droits qui appartiennent aux hommes en société,
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n’avait pas été comprise ni admise à cette époque. L’Angleterre était persécutrice chez elle, folle et injuste; elle fut folle et injuste ici, ici plus qu’ailleurs, car le droit public devait nous éviter ce mal. Elle l’ignora. Si elle s’était restreinte à des mesures protectrices pour la minorité, elle était à louer; si elle a dépassé le but, si elle a opprimé la majorité, elle a fait le mal. Mais c’était alors l’erreur commune qui l’égarait et qui l’excuse. Les lois odieuses de l’intolérance sont aujourd’hui répudiées par tout le monde civilisé, hors Rome et Saint-Pétersbourg. Là aussi, tôt ou tard, il faudra en venir à la force du droit, à la vue des bienfaits qu’il déverse sur les États qui le respectent.
 
La concision du mot de Cavour : « L’Église libre dans l’État libre », est un des plus beaux titres au respect, à l’amour justement acquis à ce grand homme d’État. Ces mots heureux, qui une fois énoncés ne peuvent jamais être oubliés, en une courte sentence, contiennent tout un code complet sur le sujet qu’ils exposent et expliquent, font – comme si les langues de feu du Cénacle avaient touché tous ceux qui les retiennent – en un instant connaître, aimer et proclamer la pleine vérité qu’ils n’avaient qu’obscurément entrevue et timidement aimée. Et pourtant cette révélation, soudaine pour beaucoup, est depuis longtemps codifiée pour tous, dans les trente-six États de l’Union voisine.
 
Les églises libres, indépendantes, séparées de l’État, ne lui demandant rien, en présence les unes des autres, sont les plus heureuses et deviennent des plus édifiantes, à raison de cette séparation d’avec l’État et de cette proximité entre rivales. Elles ont pour soutien leur travail et leurs vertus et n’en demandent pas d’autres. Elles ne manquent de rien de ce qu’elles jugent utile à la pompe du culte, à l’aisance convenable de tous leurs ministres, à leurs oeuvres de bienfaisance et de charité. Se surveillant les unes les autres, elles sont éminemment morales, parce que l’éclat et la publicité puniraient quelques fautes commises. Aucune faute ne pouvant passer impunie, il n’y en aura que rarement. Où une église seule régnera, elle sera mal édifiante, elle élèvera des bûchers pour les hérétiques,
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les schismatiques et les sorciers. Ses adversaires diront : « Il faut bien qu’elle soit fausse, puisqu’elle est si cruelle », et ses amis diront : « Il faut bien qu’elle soit divine, puisqu’elle se soutient malgré ses cruautés ».
 
Quand le droit à la libre-pensée et à la libre expression de pensée, religieuse, politique et scientifique, est aussi généralement proclamé qu’il l’est par les lois, les moeurs et la pratique des jours actuels, il ne peut être perdu. Les gens sensés ne devront plus le décrier.
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L’acte actuel a été imposé à des provinces qui étaient paisibles, où il n’y avait plus dans le moment d’animosités de races, ni d’animosités religieuses à calmer. Là où personne n’était coupable, tous sont punis, puisqu’ils subissent une loi sur laquelle ils n’ont pas été consultés. Voilà le grief commun. Mais le grief exceptionnel, et le plus flétrissant entre toutes les autres misères et dégradations de l’État colonial, dans le passé et dans le présent, c’est le sort fait, par les meneurs canadiens en premier lieu, et par le parlement impérial en second lieu, à la Nouvelle-Écosse.
 
Le peuple de la Nouvelle-Écosse, représenté par le plus habile, et, quant à sa province, le plus irréprochable des hommes publics, en possession de la pleine confiance et du respect de ses concitoyens justement acquise, et de l’estime des hommes les plus éminents du parlement anglais dans tous les partis, est devant eux. Il les supplie d’écouter les voeux et les prières et les voeux d’un peuple qu’ils doivent aimer, pour ses habitudes paisibles à l’intérieur, pour son attachement ininterrompu à la métropole, pour sa déférence constante à ses conseils, et il les assure que l’expression de répulsion contre les mesures préparées par des intrigues en Canada est l’expression vraie des sentiments de la
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majorité des électeurs de la Nouvelle-Écosse. Il eût pu dire de leur sentiment unanime, tant est infime la portion qui, cédant à des considérations personnelles, ne députe au parlement de la Dominion, pour la province entière, qu’un seul homme, fait ministre salarié.
 
Quand le parlement confédéré a été réuni, le fait était devenu patent que nos frères de l’Acadie étaient unanimes à rejeter la confédération. L’on a justement laissé aux illibéraux officiels le rôle de dédaigner leurs voeux et leurs droits. C’est une répétition de leur rôle de tous les temps. Ils disent à eux comme à nous : « Vous vous croyez opprimés, soyez-le. Vous vous trompez, nous décidons pour vous et contre vous, comme l’Angleterre l’a décidé. Bon gré mal gré, vous nous êtes enchaînés, nous vous aimons et ne voulons pas divorcer. Nous sommes forts, vous êtes faibles, soyez soumis ! »
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De fait, leurs droits ont été plus outrageusement violés encore que les nôtres. Tous les hommes libres, et qui méritent de l’être, se doivent un appui mutuel. Nous ne pouvons donc demeurer indifférents à l’oppression de nos frères des colonies maritimes, et tous les hommes vraiment libéraux et indépendants du Canada leur doivent aide et sympathie.
 
Ce nouveau plan gouvernemental révèle plus que les autres encore l’animosité violente de l’aristocratie contre les institutions électives. C’était à la suite d’efforts incessants que les conseils législatifs avaient été rendus électifs. Ceux qui s’étaient moralement ennoblis en arrachant cette importante concession aux autorités coloniales et métropolitaines s’ennoblissent-ils beaucoup aujourd’hui en la ravissant à leurs compatriotes ? Au contraire, ils sentent et savent qu’ils n’échapperont pas au mépris que méritent ces tergiversations. Ils luttent entre eux avec acharnement pour obtenir d’outremer des titres nobiliaires. Ils fraudent d’une part leur pays et se fraudent même entre eux pour la supériorité du rang; et ils trouvent même moyen d’associer à leur honte de nombreux complices ! Ils promettent aux conseilleurs élus pour une période
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de les faire conseillers à vie. Ils créent un simulacre d’aristocratie, devenue telle par la participation des intéressés à une violation patente de la loi. Toutes ces intrigues sont assez immorales pour plaire au cabinet anglais et le pousser à un acte pire que presque tous ses torts passés. Les réactionnaires demandent les institutions du Moyen-Âge à l’instant même où le noble peuple anglais les démolit.
 
En récapitulant quelques phases de l’histoire de notre pays pour vous indiquer la politique systématiquement suivie par le gouvernement aristocratique de l’Angleterre, dans ses anciennes comme dans ses nouvelles colonies, j’ai voulu vous montrer que ce système a toujours été imposé d’après les préjugés naturels de la caste qui nous gouverne dans son intérêt, intérêt qui est en conflit perpétuel et irrémédiable avec ceux des masses; qu’il a été nuisible aux établissements nouveaux en Amérique; que l’intérêt de ceux-ci est de demander leur émancipation le plus tôt possible, et d’acquérir tous les avantages et tous les privilèges de nationalités nouvelles, tout à fait indépendantes de l’Europe.
 
C’est à mes concitoyens de toutes les origines que j’en appelle aujourd’hui, comme je l’ai toujours fait; que je dis ''que nous devons être non seulement soucieux de conserver les droits qui sont acquis, mais que, par la libre discussion, nous devons nous efforcer sans cesse d’en acquérir de nouveaux.'' Le meilleur moyen d’obtenir cet heureux résultat est d’appeler les jeunes et vigoureux esprits d’élite de toutes les nationalités, à se voir, à se réunir fréquemment dans cette enceinte, dans cette bibliothèque, dans les autres enceintes, dans les autres bibliothèques de même nature. Ils s’y verront comme égaux, comme amis et comme compatriotes. Ils partageront une admiration commune pour Shakespeare et Corneille, pour Newton et Dumas, pour Fox et Lamartine, – pour la légion des hommes éminemment grands, serviables à l’humanité entière, que les deux nationalités, anglaise et française, ont produits en si grand nombre. Dans l’état de notre société, avec la facilité d’apprendre dès l’enfance les deux langues, ce sera à l’avenir se condamner à
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une infériorité marquée que de négliger de les bien apprendre également toutes les deux, que de n’être pas apte à goûter avec avidité les fruits exquis que leurs littératures ont produits, plus abondants et plus savoureux que ceux des autres peuples.
 
Non, il n’est pas vrai que les dissensions politiques, qui ont été si acharnées dans les deux Canadas, fussent une lutte de races. Elles étaient aussi âpres dans le Haut-Canada, où il n’y avait qu’une nationalité, qu’ici, où il y en avait deux. Les majorités de toutes deux étaient les amis désintéressés des droits, des libertés, des privilèges dus à tous les sujets anglais. Elles s’exposaient volontairement à des diffamations menteuses, à des colères dangereuses, à des vengeances sanguinaires, de la part de minorités égoïstes, faibles par elles-mêmes, mais soutenues par la puissance des baïonnettes, payées avec l’or du peuple, mais partout dirigées contre le peuple.
 
Les hommes les plus éclairés de l’Angleterre et de l’Amérique ont appelé nobles et justes les efforts que mes amis anglais et mes amis canadiens, et moi et mes collègues en chambre, et nos collègues par l’identité de principes et la communauté de dévouement dans l’assemblée du Haut-Canada, avons faits pour délivrer nos pays de l’outrage et de l’oppression. Il était dans les préjugés et dans les intérêts de l’aristocratie d’applaudir aux excès de la bureaucratie coloniale, noblesse au petit pied, singeresse des grands airs, adepte du machiavélisme de ceux qui l’avaient installée. Le parlement les a approuvés, la raison les a flétris. Mais n’est-il pas notoire que plus des neuf dixièmes de la représentation impériale restent étrangers à tout intérêt, à toute connaissance de ce qui se fait, et de ce qui devrait se faire, dans les colonies ? À cette époque surtout, c’est le ministre colonial qui doit savoir ce qui leur convient. Il est payé pour le savoir. À lui l’honneur du succès, la honte de l’erreur, la responsabilité des décisions, et la troupe moutonnière emboîtait le pas après lui. Mais les hommes qui, toute leur vie, ont été amis des droits et des libertés publics, sans jamais les déserter, les principes de la science du juste et du droit : le vertueux Sir James MacIntosh, dans nos premières
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luttes; lord Brougham, l’homme le plus universel et le plus étonnamment savant des jours actuels; mais O’Connell, le plus éloquent des défenseurs des droit de l’Irlande, avant lui défendus par des géants en puissance oratoire : les Curran, les Gratton, les Plunket, et tant d’autres; mais Hume qui consacre sa grande fortune à la protection des colonies, qui, entouré de quatre secrétaires, travaille jour et nuit, et se prive de toute récréation, parce que les méfaits commis dans les possessions anglaises des cinq continents et de leurs archipels, par les délégués de l’aristocratie, sont incessamment portés à sa connaissance avec prières de protester contre le mal; et une foule d’autres dignes et bons Anglais nous ont compris, et nous ont loués. Que signifie le nombre d’ignorants et d’intéressés qui nous condamnèrent parce qu’ils étaient soudoyés pour cela, intéressés à cela, intéressés à la destruction de tous les sentiments hostiles à l’arbitraire et à l’oppression ?
 
''Par le nombre nous étions dix contre un dans les deux provinces. Par la moralité, par le désintéressement, par l’influence justement acquise, nous étions dix fois plus puissants que par le nombre.'' Les peuples anglais et irlandais, par ceux qui étaient leurs véritables et dignes représentants, nous ont approuvés; les gouvernants et les gouvernés américains nous ont approuvés; les hommes éclairés du continent européen nous ont approuvés; mais surtout nos compatriotes, pour qui nous avons souffert et qui ont souffert avec nous, nous ont approuvés; mieux encore que cela, notre conscience nous a approuvés.
 
Ceux qui aujourd’hui s’exilent en si grand nombre, parce que le dégoût pour les hommes et les mesures actuels les pousse à aller respirer un air plus pur, disent à l’étranger quels sont les stigmates que le colon porte au front; quelles sont les entraves qui l’arrêtent dans sa marche vers le progrès; les menottes qui enchaînent ces mêmes bras si peu producteurs au sol natal, gouverné pour et par l’aristocratie, si recherchés et si producteurs sur le sol affranchi ! Soyez-en assurés, ils préparent des angoisses et des déboires au ministre de la guerre. Ils pulvérisent ses batteries de bronze, par celles de la presse
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libre, par celles de la libre discussion. Ils donneront de plus en plus des consolations et des espérances aux opprimés : ils avancent l’heure des rétributions, l’heure des nobles vengeances, où le bien sera fait même à ceux qui ont pratiqué le mal.
 
Les privilégiés s’imaginent toujours que la prière et la plainte contre les abus qui leur profitent sont une invitation à les réprimer par la violence. Les hommes fiers, justes et éclairés, dont les convictions sont intenses parce qu’elles sont le résultat de fortes études et de longues méditations, ont foi dans l’empire de la raison, et c’est à la raison seule qu’ils demandent la correction des abus. Leurs efforts s’adressent à tous, aux puissants d’abord, pour leur inspirer de la sympathie pour le peuple souffrant et appauvri par les abus. Ils leur présentent la gloire et le bonheur à conquérir, s’ils savent rendre la société de leur temps plus prospère et plus morale qu’elle ne l’a été dans les temps qui ont précédé. Ils s’adressent à eux d’abord et de préférence, parce que leur esprit étant plus cultivé, ils seraient mieux préparés à pouvoir envisager les questions d’intérêt général sous tous leurs différents aspects, et à les résoudre vite et bien si l’égoïsme ne les aveugle pas. Ils s’adressent ensuite aux masses, pour leur dire que la raison est le plus riche et le plus précieux des dons divins et qu’il a été départi à tous à peu près également, que la culture de l’esprit peut en centupler la fécondité et la vigueur; que pour défricher la terre, il faut la force physique éclairée par l’expérience, mais que pour faire de bonnes constitutions et de bonnes lois, et pour les appliquer sagement, il faut avant tout une haute raison, éclairée non seulement par des études sérieuses, mais surtout par le dévouement réel au pays, et par l’absence de toute convoitise personnelle, d’ambition ou d’intérêt. Voilà ce qui se voyait autrefois, voilà ce qui est devenu rare, aujourd’hui que les fortunes acquises aux dépends du public, et surtout de l’honneur personnel, sont devenues si nombreuses ! Que ces reproches de propension à la violence viennent mal de ceux qui ont constamment recours à la violence pour empêcher la libre discussion de questions politiques ou sociales, violence physique au moyen de la loi, violence morale par l’anathème !
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par l’anathème !
 
Il ne me reste plus qu’à vous complimenter sur la haute intelligence et la libéralité éclairée, avec lesquelles vous avez proclamé et appliqué le principe de la solidarité, et du concours dans votre enceinte – comme dans toute organisation politique et sociale de notre patrie – de toutes les races, de toutes les croyances religieuses, de toutes les opinions librement exprimées et librement discutées.
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Sur cette base solide, l’homme du Nouveau-Monde, qu’il soit homme d’État, moraliste, ou prêtre, doit asseoir la société nouvelle et ses nouvelles institutions.
 
La patrie n’aura de force, de grandeur, de prospérité, de paix sérieuse et permanente qu’autant que toutes ces divergences
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d’origines ou de croyances s’harmoniseront et concourront ensemble et simultanément au développement des forces et de toutes les ressources sociales.
 
Ce noble programme, que vous avez affiché et qui vous a attiré de l’opposition de la part de ces ennemis de la raison et de la pensée qui ont souhaité la dispersion de l’Institut et de ses livres, doit rallier autour de vous l’appui et le bon vouloir de tous les citoyens instruits et éclairés, de tous les patriotes qui désirent vraiment le bonheur et la grandeur de notre commune patrie, à nous tous, Canadiens natifs et d’adoption.
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Imaginez un peu le délire de l’assemblée, quand le héros octogénaire, miraculeusement conservé jeune par son patriotisme, laissait échapper de ses lèvres ces paroles ardentes ! Ah ! il est tombé en splendeur, celui-là, ainsi que le chêne des forêts électrocuté par la foudre, la tête pleine d’idées ailées comme des oiseaux ! Nous avons eu des hommes qui ont exprimé d’aussi beaux sentiments, mais dans leur prime jeunesse. À quarante ans, ils étaient déjà éteints, parce qu’ils avaient renié leur patrie. Mais, chez Papineau, la flamme monte toujours plus haute, plus claire. Ce crépuscule emplit le ciel et l’astre s’abîme dans la grande ombre sans déclin, sans un nuage sur sa face. On comprend, en lisant ce discours, l’admiration des Américains pour Papineau, bien que la parole écrite ne lui rende pas justice : sa prose sans le verbe est glacée comme des mondes lunaires, d’où le soleil s’est retiré.
 
Le ''Democratic Review'' de Washington, fait ce bel éloge du grand homme canadien : « Par la somme de ses connaissances et par la rectitude de son jugement, M. Papineau est un des plus grands hommes des temps modernes. Aimable, poli, courtois, ses dons naturels égalent son instruction, et sa puissance intellectuelle. Il est difficile d’aborder un sujet de conversation, soit politique, soit littéraire, soit scientifique, où il ne brille pas : il a, comme les corps lumineux, la propriété d’éclairer
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sans qu’il fasse d’efforts pour éblouir. Son langage, en anglais aussi bien qu’en français, est remarquablement élégant et sert de véhicule à la transparence et à la limpidité de la pensée. C’est un causeur éloquent et persuasif. Ajoutez à ces qualités une inépuisable bonté d’âme, une vie domestique sans reproche, une rare générosité, une candeur philosophique, une tolérance sans pose ni calcul, sans exagération de sentiment, un patriotisme ardent, un intégrité absolue, les Sept Vertus d’un Caton, avec un esprit, un but, des idées libérales, les idées philosophiques de l’époque et vous comprendrez, comme disait Lord Durham, l’extraordinaire influence qu’un tel homme a exercé sur l’assemblée législative du Bas-Canada. Malgré ses brillantes qualités de parlementariste, Papineau n’était pas l’homme pour mener à bien une révolution. »
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== XIV. Le souffle de la Réforme ==
 
Nous savons par l’histoire que Coligny échoua dans sa tentative d’établir une colonie de huguenots au Canada. C’était un beau rêve, digne de ce grand patriote, de vouloir que le meilleur, le plus pur sang de la France n’allât pas féconder un sol étranger. Mais, s’il ne put grouper sur un même coin de terre tous ceux que la persécution chassait de leur patrie, il orienta vers le Canada un certain nombre de huguenots déracinés du sol. Un exode silencieux se dirigea donc sur les bords du Saint-Laurent dès le milieu du dix-septième siècle. Les protestants prirent possession du sol, sans éveiller de défiance. Ils ne bâtirent ni temples, ni chapelles, « Ils adorèrent Dieu en amour et en vérité dans le secret de leur cœur », comme le leur conseillaient les livres saints, car ils ne voulaient pas attirer l’attention sur eux, ni rééditer ici la triste et sanglante histoire vécue en Europe. Ils se claquemuraient dans leurs maisons, fermaient les contrevents pour chanter des hymnes et lire la Bible en famille. Ils étaient le seuls à posséder les Testaments don les premières éditions canadiennes ne parurent à Québec qu’en 1837. L’Évangile avait été le viatique de leur long et pénible voyage, comme il restait la consolation de leur exil. Là, dans le calme reconquis de leur foyer, ils trouvaient bon d’évoquer le voyage du jeune Tobie, le passage de la mer Rouge, la captivité des Juifs dans le pays des Pharaons, la fuite en Égypte. Ils remarquaient quelque analogie
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entre les tribulations des Hébreux et les leurs. Puis, quand ils avaient médité sur ces pieux sujets, ils remettaient le gros livre à tranche dorée dans un coffre en bois que l’on cachait en un placard.
 
Qui n’a remarqué dans les ventes à l’enchère ces précieux bouquins aux frontispices merveilleux, gravés par des artistes en renom et ornés d’eaux-fortes. Si vous les ouvrez, vous voyez sur une page que l’éditeur a laissée en blanc, la généalogie des familles et les autographes de ses membres. D’une main appliquée, le père, sans doute, a inscrit la date des faits mémorables, naissances, mariages, décès, etc. Un vieil amateur de curiosités, toujours à l’affût de nouvelles trouvailles, nous a déclaré que nombre de vieilles familles de Québec et de Montréal possédaient de ces bibles sans en connaître la provenance. Questionnés, les gens ne pouvaient expliquer la présence de ces livres rares dans leur maison. On répondait : « Je les ai toujours vus », « Ils étaient relégués à la cave ou au grenier. C’est un souvenir de famille... »
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Toutefois, le jeune Chiniquy n’a pas joué impunément avec le feu : une étincelle jaillie de ce brasier, et conservée sous la cendre, alluma plus tard dans cette conscience un incendie désastreux.
 
Mais les bibles ne sont pas les seules preuves du passage des huguenots dans notre pays. Il y en a d’autres plus irrécusables
Mais les bibles ne sont pas les seules preuves du passage des huguenots dans notre pays. Il y en a d’autres plus irrécusables et qui ont laissé des vestiges dans l’âme canadienne. Papineau et plusieurs de ses collaborateurs étaient de même souche que ces novateurs qui avaient changé la face de l’Europe. Étant encore au collège, des ecclésiastiques constataient que c’étaient des « esprits révoltés », sans savoir où ils avaient pris leur insubordination intellectuelle. Élevés par des parents et des maîtres catholiques, dans un milieu où la foi était vivace, comment se fait-il que ces âmes, coulées dans le même moule, n’aient pas eu entre elles similitudes de sentiments et d’aspirations ? L’Église, qui avait couvé cette génération de canards audacieux, les regardait avec effarement prendre le large. Apeurée, gloussante, elle voulait les ramener sous son aile, mais ils n’entendaient même pas ces appels désespérés; ils n’obéissaient qu’à leur instinct, qu’à cette voix obscure de l’atavisme qui les poussait vers de nouveaux horizons, à travers de dangereux récifs. Sans cette hérédité belliqueuse, ce passé de batailles qui avait trempé le ressort de leur volonté, n’auraient-ils pas faibli, vaincus d’avance par les obstacles qui se dressaient devant eux ? L’éclair de cette idée d’un miraculeux présage pour l’avenir de notre patrie avait jailli, nous l’avons vu, d’un cerveau huguenot. Les événements de 37-38 se résument dans une grande tentative de l’affranchissement de la pensée humaine par une insurrection de l’intelligence contre les régimes oppresseurs qui nous maintenaient dans une infériorité matérielle et morale. Si Papineau n’avait eu qu’un but, nous débarrasser de la tyrannie anglaise, ce but atteint ou manqué, il eut désarmé, mais au contraire il poursuivit l’œuvre commencée, réunit ses amis à l’Institut canadien, élabora avec eux un plan d’action pour mettre en déroute les sombres ennemis de la race, l’ignorance, le préjugé, la superstition; il prêcha les vertus civiques, le culte de l’honneur, la souveraineté de l’État. La résistance à l’autorité arbitraire est à la racine même de la Réforme. Il faut rendre à Luther et à Calvin ce qui appartient à Luther et à Calvin : le libre examen contient le germe de toutes les revendications sociales. Le souffle de la Réforme était dans l’air. Il arrivait par larges bouffées de la République américaine où sévissait le puritanisme. Les pères du Mayflower avaient transplanté en terre nouvelle ce vieil arbre aussi desséché et infécond que le figuier de l’Évangile. Le souffle de la Réforme s’était insinué par les statuts d’Élisabeth, dans la constitution canadienne. S’il n’a jamais mordu dans l’âme populaire, il a pénétré l’élite qui vivait dans l’ambiance anglaise. Grâce à lui, un joug moins lourd pesa sur les consciences. Comme partout où le protestantisme a dominé, notre pays bientôt transformé entra dans une ère de progrès rationnel, qui lui assurait un avenir de prospérité. Il faut dire que le protestantisme avait peu de moyens d’expansion et que le gouvernement lui coupait les ailes, dès qu’il avait quelque velléité de s’envoler du cercle étroit où la politique l’avait confiné. L’évêque de Québec, le révérend Jacob Mountain, dans une lettre qu’il écrivait au lieutenant-gouverneur Milnes au 1803, met au point la situation de l’Église anglicane au Canada :
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et qui ont laissé des vestiges dans l’âme canadienne. Papineau et plusieurs de ses collaborateurs étaient de même souche que ces novateurs qui avaient changé la face de l’Europe. Étant encore au collège, des ecclésiastiques constataient que c’étaient des « esprits révoltés », sans savoir où ils avaient pris leur insubordination intellectuelle. Élevés par des parents et des maîtres catholiques, dans un milieu où la foi était vivace, comment se fait-il que ces âmes, coulées dans le même moule, n’aient pas eu entre elles similitudes de sentiments et d’aspirations ? L’Église, qui avait couvé cette génération de canards audacieux, les regardait avec effarement prendre le large. Apeurée, gloussante, elle voulait les ramener sous son aile, mais ils n’entendaient même pas ces appels désespérés; ils n’obéissaient qu’à leur instinct, qu’à cette voix obscure de l’atavisme qui les poussait vers de nouveaux horizons, à travers de dangereux récifs. Sans cette hérédité belliqueuse, ce passé de batailles qui avait trempé le ressort de leur volonté, n’auraient-ils pas faibli, vaincus d’avance par les obstacles qui se dressaient devant eux ? L’éclair de cette idée d’un miraculeux présage pour l’avenir de notre patrie avait jailli, nous l’avons vu, d’un cerveau huguenot. Les événements de 37-38 se résument dans une grande tentative de l’affranchissement de la pensée humaine par une insurrection de l’intelligence contre les régimes oppresseurs qui nous maintenaient dans une infériorité matérielle et morale. Si Papineau n’avait eu qu’un but, nous débarrasser de la tyrannie anglaise, ce but atteint ou manqué, il eut désarmé, mais au contraire il poursuivit l’œuvre commencée, réunit ses amis à l’Institut canadien, élabora avec eux un plan d’action pour mettre en déroute les sombres ennemis de la race, l’ignorance, le préjugé, la superstition; il prêcha les vertus civiques, le culte de l’honneur, la souveraineté de l’État. La résistance à l’autorité arbitraire est à la racine même de la Réforme. Il faut rendre à Luther et à Calvin ce qui appartient à Luther et à Calvin : le libre examen contient le germe de toutes les revendications sociales. Le souffle de la Réforme était dans l’air. Il arrivait par larges bouffées de la République
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américaine où sévissait le puritanisme. Les pères du Mayflower avaient transplanté en terre nouvelle ce vieil arbre aussi desséché et infécond que le figuier de l’Évangile. Le souffle de la Réforme s’était insinué par les statuts d’Élisabeth, dans la constitution canadienne. S’il n’a jamais mordu dans l’âme populaire, il a pénétré l’élite qui vivait dans l’ambiance anglaise. Grâce à lui, un joug moins lourd pesa sur les consciences. Comme partout où le protestantisme a dominé, notre pays bientôt transformé entra dans une ère de progrès rationnel, qui lui assurait un avenir de prospérité. Il faut dire que le protestantisme avait peu de moyens d’expansion et que le gouvernement lui coupait les ailes, dès qu’il avait quelque velléité de s’envoler du cercle étroit où la politique l’avait confiné. L’évêque de Québec, le révérend Jacob Mountain, dans une lettre qu’il écrivait au lieutenant-gouverneur Milnes au 1803, met au point la situation de l’Église anglicane au Canada :
 
« Comparée aux fortes organisations, aux revenus considérables et aux pouvoirs et privilèges étendus de l’Église de Rome, l’Église d’Angleterre tombe toute simplement au rang d’une secte tolérée, n’ayant en ce moment pas un shilling de revenu, qu’elle peut convenablement appeler le sien, sans loi pour contrôler la conduite de ses propres membres et même pour réglementer les délibérations ordinaires des chapitres et des marguilliers; sans dispositions pour la gouverne des délibérations d’une cour ou pouvoir ecclésiastique, afin de faire exécuter ses décisions. Et ce qui est pis encore, et ce qui ne peut qu’alarmer et affliger l’esprit de tout homme sérieux et réfléchi, sans un clergé qui soit par son nombre suffisant pour les besoins de l’État, ou qui, par un droit de reconnu, ou par une autorité légitime, puise maintenir sa raison d’être et la dignité d’une Église Épiscopale...
 
« Votre Excellence verra que les traitements des "rectors" de Québec et de Montréal sont beaucoup trop faibles. Ils n’ont jamais été augmentés, bien que le prix de nombre d’articles nécessaires à la vie soit aujourd’hui trois fois plus élevé qu’il ne l’était autrefois...
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« En 1793, il a plu à Sa Majesté d’ériger ces provinces et leurs dépendances en évêché, devant être appelé à l’avenir (lettres patentes) "évêché de Québec". Sous l’autorité d’actes successifs de son gouvernement, il lui a plu de pourvoir à l’établissement de l’Église d’Angleterre, tant en principe qu’en pratique et pour les membres de son clergé à l’avenir.
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« La supériorité de l’Église de Rome (car je comprends que tel est son nom légitime et convenable) exerce réellement tous les pouvoirs et privilèges de l’autorité épiscopale la plus entière. Je suis loin de désirer que l’Église catholique soit dépouillée d’aucun des privilèges qui lui ont été accordés si libéralement pour le libre exercice de son culte ou de toute indulgence raisonnable dont il jouit; je préférerais plutôt souhaiter, si j’en avais la permission, que l’indemnité que le "supérieur" reçoit du gouvernement fut plus en rapport avec la haute munificence de Sa Majesté. Mais, si, en outre de son pouvoir et de son influence extraordinaire, il lui est permis de continuer cette dignité de haut ton, il est permis de se demander ce que devient l’établissement de l’Église d’Angleterre ? Si l’évêque romain est reconnu comme l’évêque de Québec, que devient le diocèse que Sa Majesté a solennellement créé et de l’évêque qu’il lui a plus de nommer ? Autoriser l’établissement de deux évêques du même diocèse, de confessions différentes, serait un solécisme en matière gouvernementale, ce qui, je crois, n’a jamais existé dans aucun pays chrétien. Tenter l’union d’Églises différentes avec l’État serait, je le crains fort, une expérience dans la science du gouvernement aussi dangereuse que nouvelle.
 
« Si on permettait à tout ce qu’on s’est arrogé d’une manière
« Si on permettait à tout ce qu’on s’est arrogé d’une manière injustifiable de se continuer, et que par cette permission cet état de choses dût virtuellement recevoir la sanction du gouvernement de Sa Majesté, ce serait une faveur qui, je le dis humblement et respectueusement, me semblerait contraire contraire aux lois et à la constitution et de notre pays, ce serait mettre l’évêque du pape (car tel il est) au-dessus de celui du roi; ce serait à mon humble avis, faire tout ce qui se peut faire pour perpétuer l’erreur et établir l’empire de la superstition; et conséquemment ce serait accorder aux Canadiens une faveur plus préjudiciable à eux-mêmes qu’aux Anglais, car ''tout ce qui peut tendre à amener petit à petit une réforme de l’Église romaine serait le plus grand bienfait que pourraient recevoir les Canadiens.''
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injustifiable de se continuer, et que par cette permission cet état de choses dût virtuellement recevoir la sanction du gouvernement de Sa Majesté, ce serait une faveur qui, je le dis humblement et respectueusement, me semblerait contraire contraire aux lois et à la constitution et de notre pays, ce serait mettre l’évêque du pape (car tel il est) au-dessus de celui du roi; ce serait à mon humble avis, faire tout ce qui se peut faire pour perpétuer l’erreur et établir l’empire de la superstition; et conséquemment ce serait accorder aux Canadiens une faveur plus préjudiciable à eux-mêmes qu’aux Anglais, car ''tout ce qui peut tendre à amener petit à petit une réforme de l’Église romaine serait le plus grand bienfait que pourraient recevoir les Canadiens.''
 
« Je conjure Votre Excellence de ne pas me croire sous l’influence d’un sentiment dénué de tolérance et de charité dans ce que j’ai dit ici. Je suis trop attaché à l’Église d’Angleterre par principe et par les liens qui m’unissent à elle pour insister davantage sur la pureté de sa foi et de ses doctrines; je la crois l’amie la meilleure de la tranquillité et du bonheur de ses gouvernants et gouvernés.
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« C’est mon devoir impérieux de veiller à ses intérêts. Je fais maintenant ce qui doit être un dernier appel en sa faveur. J’ai l’honneur de faire cet appel à ceux qui peuvent l’apprécier et qui y feront droit en toute loyauté. C’est pourquoi toute en déclarant de nouveau n’avoir aucun désir de voir l’Église romaine dépouillée de ses privilèges qu’on peut juger nécessaires à la tolérance complète de son culte, je n’hésite pas à conclure qu’à moins d’appliquer un remède immédiat et efficace aux abus qui son graduellement introduits, à moins que l’état positif et la situation relative à la fois de l’Église d’Angleterre, dans ce pays, ne soient incessamment et radicalement changés, tout espoir de maintenir l’établissement de notre Église sera à mon avis irrévocablement perdu.
 
« ''L’Église romaine sera à toute fin que de droit la religion établie dans ce pays.'' Bien que sur son déclin, vraisemblablement, dans les autres parties du monde, elle trouvera ici non seulement un asile sûr, mais sera élevée à la prééminence et assise
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sur les bases les plus larges et les plus solides qu’il soit possible. »
 
Mais l’Angleterre avait des problèmes d’une plus grande importance à résoudre. La révolution grondait sourdement et il fallait l’endiguer sans plus tarder. Le gouvernement impérial commençait à se persuader que c’est dans l’homogénéité du Canada français que résidait la vitalité de la conquête anglaise et que son meilleur allié, celui qui lui assurait la soumission de ses nouveaux sujets, c’était le clergé catholique. Quand les États-Unis déclarèrent leur indépendance, les Anglais comprirent que le moment était mal venu de proclamer la suprématie de l’Église d’Angleterre dans le Bas-Canada. En même temps que les mécontentements s’accentuaient chez les protestants, se posait une question politique assez difficile à trancher : Devait-on s’en tenir à la lettre du traité de Paris et donner aux Églises protestantes la suprématie sur l’Église catholique ? Convenait-il, dans une colonie anglaise, d’ouvrir la route à l’extension illimitée de la religion hostile ? Ce n’était ni dans l’esprit, ni dans les traditions de la race anglo-saxonne, ces surérogations de bienveillance et de privilèges accordés au catholicisme, mais l’Église catholique avait eu le bon esprit de faire plaider sa cause par les citoyens les plus représentatifs de l’époque, d’unifier ses droits avec ceux de la nation, en sorte qu’on ne pouvait attaquer la religion sans voir la nation se lever en masse pour la défendre. Le gouvernement se trouvait dans une alternative difficile. Reléguer au second plan la religion d’État du Royaume-Uni, donner la préséance au papisme, c’était une sorte d’abdication de sa dignité comme le fait ressortir délicatement l’évêque Mountain. La conciliation a des bornes. Consacrer la subordination hiérarchique, obligée et normale de la religion protestante à la religion catholique, c’était pousser la tolérance à ses extrêmes limites.
 
Mais il s’agissait bien de justice, de respect à la parole donnée aux évêques anglicans, de déférence pour la foi d’Élisabeth et d’Henri VIII, quand les intérêts matériels de l’empire étaient
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en jeu. Les ministres protestants furent assez généreux pour se soumettre à la force des choses, d’autant plus que leur sort était lié à celui du gouvernement. — Rentrés dans le cadre d’une société hiérarchique et absolue, ils acceptèrent momentanément leur place au deuxième rang. C’est l’ordre nouveau qui leur imposa ces sacrifices douloureux, parce qu’ils humiliaient l’orgueil anglo-saxon et diminuaient le prestige de leur religion aux yeux des nouveaux sujets anglais dont l’âme leur échappait à jamais, ils le savaient bien.
 
D’ailleurs le gouvernement venait de faire main basse sur les biens des Jésuites et il fallait ménager la brebis tondue et ne pas lui ôter tout à la fois prérogatives et possessions. Voici la liste des seigneuries, fiefs, fermes, terres, que les pères colonisateurs possédaient dans la Nouvelle-France, le 18 septembre, 1759.
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: 16. Arrière fief, La ferme de Lavacherie à Québec;
: 17. Six arpents de terre à Tadoussac;
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: 18. Rentes foncières constituées dans Québec;
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18. Rentes foncières constituées dans Québec;
: 19. Le collège des Jésuites, dépendances à Québec;
: 20. Un terrain dans Montréal, aujourd’hui occupé par le Champ de Mars, le Palais de Justice, l’Hôtel-de-Ville, etc.
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Voici en quels termes, le gouvernement céda aux Jésuites la jouissance de leurs biens :
 
« Vu que tous et chacun des biens et propriétés, meubles et immeubles, situés en Canada, qui dernièrement appartenaient au ''ci-devant'' ordre des Jésuites nous sont ''dévolus'' depuis l’an 1760 et nous appartiennent maintenant, sous et en vertu de la conquête du Canada sous la dite année 1760; et sous et en vertu de la cession d’icelui faite par Sa Majesté très chrétienne, dans le traité définitif de paix conclu entre nous, Sa Majesté très chrétienne et Sa Majesté très catholique, à Paris le 19 février, 1763; et vu que par une faveur très particulière, il nous a plus ''gracieusement'' de laisser les membres survivants de cet ordre des Jésuites, qui ''régnaient'' et vivaient en Canada, dans le temps de la dite conquête d’icelle, occuper certaines parties des dits
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biens et propriétés, meubles et immeubles et recevoir et jouir rentes, revenus et profits de telles parties d’iceux à et pour leur usage, bénéfice et avantages respectifs durant le temps de leur vie naturelle. Et que tous et chacun des membres survivants du ''ci-devant'' ordre des Jésuites... il nous a plus, par notre ''haute faveur'', de permettre au révérend Jean Cazot d’occuper les diverses parties des dits biens et propriétés et de jouir de leurs revenus... »
 
L’existence du protestantisme dépendait en grande partie des contributions volontaires. L’Église catholique avait divisé la province en sections sous l’égide du gouvernement. Elle était à la fois une puissance religieuse et un gouvernement responsable ni à la couronne, ni au peuple et qui se plaçait au-dessus de l’État. Son influence rayonnait dans toutes les sphères de la société. Elle existait pour le peuple, comme le peuple existait pour elle. Sa richesse était proportionnée à sa puissance. Si on aboli la tenure seigneuriale, le système paroissial est toujours florissant. Il s’est même étendu aux townships qui avaient pourtant une garantie impériale les exemptant de ces redevances. La conséquence fut que beaucoup d’Anglais protestants durent abandonner le Québec, pour fuir un régime auquel ils ne voulaient pas se soumettre. Un ministre provincial, à qui ils se plaignaient, répondit :
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Le patriotisme a aussi son fanatisme.
 
Les Églises protestantes, de plus en plus, se résignaient à leur rôle effacé. Troisième roue du char de l’État, elles ont renoncé aux pompes de ce monde, comme aux affaires du siècle. Tandis que l’Église catholique remplit le ciel et la terre, ordonne les événements, se substitue aux hommes politiques, s’empare de l’éducation, soumet les lois aux exigences de sa discipline, les autres se cloîtrent dans le silence et s’enlisent dans la routine des cérémonies du culte. Elles n’envoient même plus de pétitions qui restent, sinon sans réponse, du moins sans effet. Leur unique souci est de ne pas jeter de cailloux dans la mare
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où jadis les grenouilles se battaient pour se donner de nouveaux maîtres, afin de ne pas troubler la sérénité de l’eau et le sommeil de la gent coassante qui ne dort que d’un œil. On ne reconnaît pas le protestantisme de Zwingle, de Huss, de Wesley, dans cette religion assagie, qui cède sans discuter tout le terrain qu’on lui réclame. On conteste la validité des sacrements, et cette protestante ne proteste pas. Elle vivote, toujours à la veille de fermer ses portes, avec des déficits qu’on essaie de combler par des aumônes, tandis que sa rivale, dans l’anticipation des célestes félicités, et parce que son règne est aussi de ce monde, nage dans l’abondance de bénédictions tangibles qui sont la juste récompense des serviteurs du Seigneur. Cette tolérance n’a rien pour nous déplaire, mais nous demandons si cette passivité absolue des Églises réformées n’a pas brisé le ressort de leur existence, si elles sont susceptibles encore de ces grands mouvements qui ont bouleversé l’univers ? Cette sorte de fatalisme qui paralyse son action nous rappelle celui des religions de l’Inde, dont cette page de l’un de ses poètes nous donne une idée :
 
« Que l’homme s’applique à se déprendre des choses et de soi-même, qu’il supprime en soi le désir, l’aiguillon de la vie, que lui-même, maître de soi, vainqueur du vouloir vivre, du principe qui l’assemble et le faire renaître, affranchi de l’égoïsme comme de l’illusion, dédié à ce qui n’est pas lui, charitable, il monte vers l’état suprême où le quitte enfin tout sentiment d’individualité, toute idée, toute sensation particulière, toute conscience de quoi que ce soit; comme un nuage qui se résorbe insensiblement dans l’univers azur, il s’évanouit; alors de cet évanouissement il ne laisse rien subsister. »
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Il n’y a pas lieu de se chagriner de voir les Églises vivre en harmonie. Cette accalmie, après les massacres de la Saint-Barthélemy, les noyades de Nantes, les guerres de religion en Angleterre et en Irlande, semblait marquer une ère nouvelle dans l’humanité.
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Les huguenots, surmenés par des siècles de persécutions, éprouvaient un légitime besoin de repos. Ils ne demandaient qu’à faire fructifier dans la paix les qualités d’énergie et d’initiative que la Réforme développe en ses adeptes. Il s’en fallait de beaucoup qu’un fanatisme belliqueux fut l’état d’esprit dominant chez le peuple. Il y eut même des exemples de bon ménage entre les religions catholique et protestante, qui se gardaient comme d’une maladresse de provoquer des conflits entre elles. Catholiques et protestants cohabitaient parfois fraternellement dans les mêmes temples. Les pasteurs, hommes simples, sans extravagances de gestes et de paroles, conciliants et judicieux, se défendaient de toute provocation qui pouvait troubler la bonne entente entre les races.
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Mais voilà qu’une vague d’ultramontanisme passe sur le Canada après la révolution de 37; elle coïncide avec la recrudescence du prestige de l’épiscopat catholique dans le Canada. Depuis que le clergé avait contribué à la pacification de Québec et que l’Angleterre le considérait comme un allié et n’avait plus rien à lui refuser, les hauts dignitaires ecclésiastiques tranchaient du potentat. Ils ne s’occupaient plus du clergé protestant, dont l’influence négative ne valait pas la peine d’être ménagée. Le « hors de l’Église, point de salut » fut un article important du petit catéchisme, les protestants s’appelèrent « nos frères séparés », les mariages mixtes furent plus rigoureusement défendus. Un catholique ne pouvait assister au service religieux protestant sans pécher mortellement. Quand un protestant faisait fortune, on le plaignait parce « qu’il recevait sa récompense en ce monde », disait-on.
 
C’est alors que dans les campagnes éclatèrent ces animosités plébéiennes et brutales suscitées par des fanatiques et des politiciens arrivistes. C’était chez ceux qui se rendaient le moins compte des erreurs de la secte hétérodoxe que les manifestations hostiles étaient les plus violentes. Cet éveil dans les masses d’un sentiment anti-protestant partait d’un mobile assez peu élevé. Depuis plusieurs années, on avait exclu les protestants de la Chambre d’assemblée et des positions publiques.
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La conséquence fut qu’ils portèrent leur esprit d’entreprise vers l’industrie et le commerce. Par leur sens des affaires et par une volonté active dont personne n’a abîmé le ressort, ils arrivèrent plus rapidement à la fortune que les catholiques, ce qui excita leur animosité. Sur cette jalousie industrielle et commerciale, vinrent se greffer, pour lui donner une apparence de justice, des griefs religieux, qui n’étaient pas fondés, car les protestants ne faisaient pas plus de prosélytisme qu’autrefois et se montraient bienveillants et charitable pour tous.
 
Il y a des gens qui ont une grande puissance de haine. Les protestants ne suffisaient plus pour assouvir leur passion masochique de mordre à belles dents dans la chair et l’âme du prochain. D’ailleurs, changement de proie donne appétit. Les libéraux, ces moutons galeux du troupeau, furent marqués d’une croix noire sur leur maigre échine et désignés à la méchanceté des foules. Le clergé trompé sur leur compte par des politiciens roublards les accabla d’anathèmes. Objets de secrètes et de publiques dénonciations, soupçonnés d’être voltairiens, ennemis des prêtres et de la religion, méprisés, honnis, ils se rapprochèrent des protestants en qui ils trouvèrent des alliés naturels. Ils adoptèrent un programme conforme aux idées des deux partis et dont les principaux articles étaient l’instruction généralisée, la séparation de l’Église et de l’État. Ils restèrent anti-fédéralistes et quelques-uns annexionnistes. Les derniers boulets tirés contre l’Union des Canadas partirent de l’Institut canadien où l’élément protestant était largement représenté.
 
Mais le comble, c’est que le catholicisme lui-même, par infiltrations successives, s’était aussi pénétré de l’esprit de la Réforme. Le clergé, qui avait toujours été conservateur, vit de ses membres passer à l’ennemi, le parti rouge. Les gallicans et les ultramontains se bombardèrent de pamphlets plus ou moins injurieux au grand désespoir de Rome qui avouait avoir plus de mal avec la petite Église du Canada qu’avec toute la chrétienté. Mais dans l’enchevêtrement broussailleux des discussions théologies comme dans les buissons du jardin
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de Marguerite de Faust, une tête au sourire sardonique apparaissait, celle de Luther-Méphisto.
 
En 1851 parut un journal protestant français ''Le Semeur canadien'' publié à Napierville, centre d’insurrection, devenu le château fort des « Suisses », à quelques milles de la Grande-Ligne où devait se produire un schisme nombre d’années plus tard. Une vingtaine de familles de cultivateurs, réputés parmi les plus en « moyens », et les plus honorables, se détachèrent de l’Église catholique. ''Le Semeur canadien'' avait une assez belle tenue littéraire. Ses rédacteurs étaient MM. Lafleur, Bourdon, Normandeau et autres esprits combatifs, qui trouvaient moyen de traiter des questions d’actualité au lieu de se renfermer dans un mysticisme énervant et stérile. Nous pouvons en juger par cet article paru dans le journal de 8 mai 1851.
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« Le nouveau gouvernement chercha tout de suite à neutraliser l’influence française, à la mettre à néant même, s’il était possible. Pour y parvenir avec efficacité, il s’appliqua à gagner le clergé. Il savait comment s’y prendre, il connaissait son faible et y réussit. Le clergé, pour s’asseoir sur les marches du pouvoir, accepta le nouveau venu et lui jura non seulement fidélité, mais dévouement. Il propagea cette œuvre de soumission dans les campagnes et dora le joug de l’étranger afin de le faire accepter par les habitants.
 
« Les seigneurs qui avaient coutume de fréquenter
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les châteaux des gouverneurs et des intendants français furent très pressés d’aller briguer les honneurs dans les palais du gouverneur anglais : ils obtinrent la faveur de baiser la semelle de ses souliers et de se ranger parmi ses courtisans et ses adulateurs.
 
« Les Canadiens avaient honte après leur résistance héroïque de se présenter devant leurs vainqueurs. Ils se cachèrent pour ainsi dire dans leurs terres, et se livrèrent à l’agriculture. Ce qui restait de Canadiens à Québec, à Montréal et aux Trois-Rivières étaient incapables de veiller aux intérêts de leurs compatriotes et pour la plupart, ils subirent le joug comme l’âne de la fable : ils étaient assez indifférents à ce que le bât leur fût imposé par l’Angleterre ou la France. La nation canadienne réfugiée à la campagne espérait peut-être qu’un homme monterait sur le trône de France qui se rappellerait d’elle, mais les bons rois sont rares et oublieux de leurs sujets, surtout quand il s’agit de faire un sacrifice pour les racheter. Les Canadiens attendaient, peut-être, mais ce fut en vain.
 
« Les Anglais, ces observateurs de première force, s’aperçurent de leurs avantages et en profitèrent avec habileté. Il importait à leur politique d’attirer les colons anglais en Canada afin de se créer des ressources dans les moments de danger et pour y parvenir, ils employèrent toute espèce de séductions. Ceux qui voulaient faire le commerce le firent dans les circonstances les plus favorables. Les Canadiens n’ayant plus de rapports avec la France ne pouvaient plus continuer le commerce. Inconnus en Angleterre, ils ne pouvaient en faire venir des marchandises. Ainsi, le ''haut commerce'' fut la propriété des sujets d’origine anglaise qui ne manquaient pas de relations dans la métropole. (On appelait de ce nom Londres la capitale de la Grande-Bretagne.) Cette branche fut une ressource inépuisable de richesses pour les Anglais. Ils firent en peu de temps des fortunes colossales et prirent une position qu’ils ont conservée jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire que le commerce en détail fut le domaine du commerçant canadien, le grand commerce lui étant quasi interdit par les circonstances fâcheuses où il se trouvait placé.
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où il se trouvait placé.
 
« Le clergé, qui dominait la conscience des Canadiens, prêcha longtemps la défense du prêt d’argent à intérêt. Ainsi, le peu d’argent que les Canadiens avaient à leur disposition ne pouvait alimenter le commerce. Les Anglais fondèrent des banques en en retirèrent des profits immenses. Les Canadiens les voyaient faire et n’osaient pas les imiter de leur d’engager leur âme à Satan. Enfin, le clergé se ravisa. Il ne damna plus ceux qui prêtaient leur argent à intérêt : il en prêtait lui-même. Mais il était bien tard : les Anglais avaient accaparé la richesse monétaire du pays. »
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L’auteur de cet article répond victorieusement, cinquante ans d’avance, à certains traits injurieux lancés souvent à l’adresse des Canadiens français, qui, d’après certains économistes, n’ont pas bien prononcé la « bosse du commerce », parce que leurs compatriotes d’origine anglo-saxonne disposent aujourd’hui de plus forts capitaux qu’eux et sont les maîtres de l’industrie dans le Dominion. Sous sa forme outrée, violente, cet article contient des vérités qu’il faut savoir. On ne doit, en histoire, négliger aucun filon qui peut nous conduire à quelque découverte importante pour la psychologie d’une race. Combien de fois nous avons entendu dire des Canadiens qu’ils étaient apathiques, dépourvus d’initiative, qu’ils travaillaient sans méthode et que c’était la raison de leur infériorité économique ? Ne laissons jamais passer une occasion de réhabiliter les Canadiens auprès de ceux qui s’appellent la race supérieure, et avec raison, mais parce que la chance leur a souri et qu’ils ont eu tous les moyens de réussite.
 
''Le Semeur canadien'' était l’organe avoué des protestants français qui, dans le temps, nous l’avons dit, faisaient cause commune avec les libéraux. Il recommande en ces termes la candidature de M. Dorion, directeur-gérant du journal ''L’Avenir'' : « Nous aimerions que M. Dorion puisse jouir du privilège de plaider dans notre chambre la cause qu’il a embrassée avec tant de ferveur. Si l’on objectait qu’il est trop jeune,
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nous répondrions que c’est un défaut dont il se corrigera sans doute tous les jours et auquel il serait absurde de s’arrêter. Il y a tant de perruques ordinairement à l’Assemblée législative qu’il serait désirable d’y voir de jeunes hommes intelligents et qui puissent réveiller ces vieillards endormis aux bornes du Moyen Âge. » C’était aussi le temps des polémiques religieuses dans les églises ou les sacristies, le dimanche après-midi d’ordinaire. Deux prêtres dont l’un jouait le rôle du ministre protestant et l’autre, celui du polémiste catholique se donnaient la réplique dans une controverse animée. On se posait de part et d’autres des objections facilement résolues. Pour plus de sûreté, la première était précédée d’une répétition générale. Mais le public se lassa de cet espèce de guignol, ou c’était toujours le même polichinelle, le ministre protestant, qui était hué et battu. Il voulut dès lors un véritable prédicant en chair et en os pour répondre au prêtre. C’est ainsi que Chiniquy, du temps qu’il était l’apôtre de la tempérance, fut invité à Sainte-Marie-de-Monnoir pour soutenir une discussion avec le pasteur Roussy, hôte du curé pour la circonstance. Le sujet de la conférence était : « L’inspiration des livres saints ». M. Chiniquy, qui tenait les foules suspendues à ses lèvres, eut la partie plus chaude qu’il croyait. Venu dans la candeur de sa foi, avec la certitude de confondre son antagoniste, se fiant à son inspiration et à sa facile éloquence, il fut grandement surpris de trouver dans le ministre un exégète habile, et d’une érudition insoupçonnée. Celui qu’il croyait réduire au silence, le tint au contraire sur le gril durant trois heures. Poursuivi à coups de textes jusque dans ses derniers retranchements, l’apôtre de la tempérance ne s’en sauva qu’avec son esprit, un esprit vif et souple, félin, qui retombait toujours sur ses pattes. Il arriva un singulier accident à M. Chiniquy : venu pour combattre l’hérésie, l’arme qu’il dirigeait sur son adversaire lui éclata dans la main : le doute était entré dans son âme pour n’en plus sortir. Ce fut la fin des polémiques religieuses dans les églises. — Les assemblées contradictoires auront peut-être le même sort un jour. — Il advint que
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souvent, le défenseur du catholicisme, par manque de présence d’esprit, par timidité ou faute d’érudition, ne s’en tirait pas toujours avec les honneurs de la guerre et au lieu de faire des conversions, on perdait des âmes.
 
Chiniquy, en entrant dans l’Église réformée, y transporta un élément de combativité, qui un instant galvanisa ce corps inerte. Il employa à détruire ses anciennes croyances la même passion, la même fougue qu’à les défendre autrefois. Du bec et des griffes, par la parole et par la plume, il s’attaqua à la religion de son enfance, durant un demi-siècle. Il fut la terreur de l’Église. Mais s’il donna des coups, il en reçut lui-même de violents. À ses arguments, on en opposa de plus frappants. Il aimait à montrer des cailloux, encore teints de son sang, qu’il avait reçus sur le crâne. Il les gardait comme des trophées.
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— Arrêtez, dit Chiniquy, avec un large rire qui épanouit sa figure poupine, laissez-moi plutôt remercier madame d’avoir bien voulu me donner des traits de ressemblance avec mon divin Maîtres... Seulement, une autre fois, crachez moins fort... Allez en paix, et que le Dieu d’amour vous garde !...
 
Nous avons cité cette anecdote pour montrer que l’Église catholique n’a pas le monopole des martyrs. Nous osons dire que dans ce pays, il y a eu plus de martyrs libres-penseurs et protestants que de martyrs catholiques. Chiniquy fit une large trouée dans le troupeau dont il était jadis pasteur. Ce fut la période houleuse du protestantisme au Canada. La vogue de Chiniquy était à son comble. Mais les Anglais n’aiment guère les convertis, parce que, conservateurs et traditionalistes, ils trouvent inopportun et illogique d’abandonner la croyance des ancêtres. Comme si, il y a quelques siècles leurs ancêtres n’avaient pas apostasié. Ce n’est qu’au soir de sa vie que le McGill conféra à M. Chiniquy les honneurs du
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doctorat en théologie. Mais avant il avait passé par une période de découragement qui le fit s’exiler du pays pour aller porter dans l’Illinois son zèle apostolique. Il y fonda une colonie de protestants français et transplanta en sol étranger quelques milliers de Canadiens français qui se laissèrent éblouir par sa parole entraînante, dans l’espoir de trouver là-bas un nouvel Eldorado. Ce fut une erreur de sa nature impulsive de vouloir détacher du sol des gens probes, travailleurs, et d’esprit entreprenant. Il n’avait pas songé que cette nouvelle saignée affaiblissait notre santé nationale assez précaire dans ce temps. Mais il revint finir ses jours dans sa patrie. Il avait plus de quatre-vingts ans, l’âge d’un patriarche, quand la mort le prit.
 
Toute de même, Chiniquy est une figure remarquable, et on ne peut la supprimer de nos annales sans qu’il y ait une lacune dans l’histoire de la pensée canadienne-française. Auteur de plusieurs livres, orateur à l’emporte-pièce, apôtre de la tempérance, polémiste, commentateur de la Bible. On lui a lancé tant de horions, de lazzis et de cailloux pendant sa vie qu’il a bien mérité qu’on jette quelques fleurs sur sa tombe.
 
Sans exercer une influence prépondérante en chambre, les protestants français, vers le milieu du dix-neuvième siècle, pouvaient faire pencher la balance du côté des idées libérales. Ils apportaient un principe d’honnêteté nécessaire à l’évolution du pays. Ils disposaient de la presse anglaise et des feuilles protestantes françaises, de journaux comme ''Le Pays'' et ''L’Avenir''. Tant qu’ils firent partie intégrale de la nation, qu’ils eurent une voix autorisée dans le chapitre pour faire promouvoir les intérêts français, ils comptèrent et l’on compta sur eux. L’arrivée de M. Joly, huguenot, comme premier ministre, homme intègre et droit, montre l’influence du groupe protestant, capable alors d’imposer ses volontés, et de porter au pouvoir des hommes d’une belle valeur intellectuelle et morale. Puis, subitement, on ne sait pourquoi, sans aucun fait qui ait marqué pour le protestantisme français au Canada
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les étapes d’un affaiblissement progressif, on constate sa dissolution comme parti politique et national. À une période de lutte succède un affaiblissement moral et une dépression matérielle, inexplicables pour la plupart des moralistes. Quel que soit le vague des statistiques, dans les dénombrements généraux de la population, on remarque en même temps une diminution marquée des adhérents au protestantisme et la fermeture de plusieurs églises. Virtuellement, il y a eu atrophie et extinction spontanée du protestantisme français au Canada. S’il bat encore de l’aile, c’est comme un papillon fixé au mur par une épingle. Il règne aussi un découragement général en face des temples vides ou convertis en cinémas. Devant cette stagnation débilitante et en face d’un ennemi qui se porte si mal, l’Église a désarmé. Elle suppute qu’à vivre ainsi d’une vie purement végétative, sans un idéal patriotique, il faudra bien peu de temps à l’Église réformée du Canada pour qu’elle meure de sa belle mort. Voici à notre humble avis les causes de l’affaiblissement du protestantisme au Canada :
 
1. Les anglicans et les méthodistes se sont extériorisés de la vie nationale et du mouvement des idées. Ils n’ont pas coopéré à la formation de notre littérature. Ils se sont tenus en dehors de nos luttes politiques. Comment espéraient-ils obtenir des adhésions en se désintéressant de tout ce qui nous intéresse ? Sans doute, les premiers torts sont du côté des catholiques, qui systématiquement les ont ostracisés. On sait que les règlements de la société Saint-Jean-Baptiste excluent les Réformés français de cette association nationale, ce qui n’était pas dans la pensée de son fondateur, Ludger Duvernay. Quelques esprits libéraux protestèrent mollement contre ce règlement abusif qui privait notre société nationale d’une élément de vigueur, mais la majorité le maintint. C’était assez difficile de forcer les portes de cette mauvaise volonté trop évidente, et les protestants, par fierté, s’en tirent à une attitude froide et dédaigneuse, attendant l’heure favorable, quelque événement propice, pour rentrer dans le giron de la famille.
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2. On confond généralement avec le protestantisme certaines sectes d’hallucinés et d’hystériques, de névrosés et de mystiques, qui sont à la religion de Luther ce qu’est une verrue sur la figure d’une belle femme. Comment Papineau, si viril, sain d’esprit et de corps, aurait-il eu de la sympathie pour l’Église réformée, si elle avait accusé de pareilles tares ? Il inclinait pourtant vers le protestantisme de toute la force de sa nature, tout en abhorrant les Anglais. Les ministres pionniers de la civilisation du Canada n’étaient pas des visionnaires.
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Un jour, par simple curiosité, nous sommes entrée dans un temple de la Pentecôte d’où s’échappaient des cris et des hurlements, à faire dresser les cheveux. Une sorte d’énergumène, à la prote de l’église, s’exclamait : « Entrez, entrez, venez recevoir l’Esprit saint, pour être des hommes nouveaux !... »
 
Comment rendre l’obsession, dans la pénombre du temple, de cette rumeur d’une foule disparate, qui priait à tue-tête, dans un diapason si élevé, que le tympan en était irrité ? Comment dire la hantise de ces faces exsangues, l’aspect atone et blanc de la peau tirée et l’accent circonflexe des sourcils. Le visage des religieuses de certains ordres contemplatifs s’affadit de la même façon sous le linge de la coiffe. De vieille femmes, les cheveux hérissés en couronne d’épine, criaient : « Seigneur, éloignez de mon mari le démon de l’ivrognerie, sauvez son corps, sauvez son âme ! » Des jeunes filles saisies de spasmes convulsifs se roulaient par terre; d’autres se pâmaient dans un délire extatique, en proie, on eût dit, à quelque attaque épileptique, à laquelle on attribue une vertu curative, le don de prophétie et la vision intuitive. Des hommes se dressaient,
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comme mus par un ressort, les yeux désorbités, la bouche agrandie jusqu’aux oreilles, et se mettaient à parler dans une langue étrangère. — On peut en cet état, leur infliger diverses tortures, les pincer, les égratigner, les piquer avec une épingle et ils ne sentent rien. — Un type maigre comme un échalas confessait à haute voix les péchés de sa vie. Une autre racontait le miracle de sa conversion, de quels abîmes de perversion l’esprit était venu l’arracher. Un illuminé disait éprouver de célestes consolations, et de divines voluptés. Ses larmes tombaient drues comme des gouttes d’eau dans une pluie d’été, des mains se crispaient, des bras et des jambes se raidissaient, ainsi que des barres de fer. Une fièvre religieuse, un délire de mysticisme, agitaient tous ces malheureux. De telles scènes, ressuscitées du Moyen Âge, sont un anachronisme dans notre siècle, et le protestantisme devrait les désavouer, car elles jettent du discrédit sur leur confession. Avoir été les promoteurs du progrès et donner dans ces superstitions, c’est inconcevable ! Être de ces esprits intrépides et généreux qui ont aidé à casser ici la croûte des préjugés séculaires, et souffrir de sous leurs auspices se déroulent des spectacles d’aussi mauvais goût ! Pourquoi avoir voulu que la lumière se fasse dans les esprits, que l’instruction pénètre dans les masses, que le règne de la raison s’établisse dans ce nouveau monde, si d’un autre côté on permet l’abrutissement des foules par le merveilleux et le surnaturel. Les religions doivent évoluer avec les sociétés et celles-là seules peuvent se maintenir qui s’adaptent à leur milieu. Nous serions bien malheureux si le protestantisme cessait de revendiquer les droits du bon sens après les avoir proclamés si haut.
 
3. Les protestants français se son anglicisés. C’était fatal. Ils devaient parler la langue de leurs bienfaiteurs et de leurs amis. Il eut fallu une force d’âme voisine de l’héroïsme pour résister à cette force irrésistible qui les attirait vers ceux dont ils partageaient les idées religieuses. Le même accident est arrivé aux Irlandais convertis au protestantisme. Ils ont non seulement oublié le dialecte maternel, mais épousé
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les idéaux anglais. La conséquence, c’est qu’il n’y a pas eu d’écrivains ni d’artistes chez nos anglicisés. En perdant le génie de notre race, ils n’ont pas pu s’approprier le génie anglo-saxon. Il manquera toujours quelque chose à ceux qui ne savent pas la langue de Molière. De combien de jouissances ils sont sevrés ! Il ne faut pas écouter ces dangereuses sirènes, qui nous chantent le roman de l’entente cordiale par la fusion des races et l’abandon de notre idiome maternel. Elles veulent ainsi nous détacher du sol et nous entraîner vers le grand tout anonyme de l’impérialisme, où se perdra notre personnalité ethnique.
 
Soyons protestants, si l’on veut, mais restons français. Ajoutons une corde à notre arc, outillons-nous pour le « ''struggle for life'' » en apprenant l’anglais, mais que ce soit la langue surnuméraire. N’oublions jamais ce qu’il en a coûté à nos aïeux pour nous transmettre un instrument de libération. Qu’elle soit comme le génie familier de Socrate, qu’elle vienne à notre aide quand notre courage faiblit.
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Craignons également ces défaitistes qui vous diront que les Canadiens sont des dégénérés, qu’ils parlent le patois, aussi différent du « ''parisian french'' » que le strass du diamant. Quand pour tirer du grand, ils affectent de mépriser leurs compatriotes, ce sont eu qui méritent notre mépris. Sans doute, notre race n’est pas sans défaut, mais il faut tenir compte de son évolution difficile. Une race noble et fière ne tombe pas du ciel. Les biologistes nous apprennent comment on guérit les peuples avariés, — et ils le sont tous aujourd’hui — comment on les tire de leur passagère déchéance, comment on les crée tout d’une pièce même, quand les gouvernements veulent bien nous aider, et il le voudra si l’élite lui impose sa volonté. Ce remède qu’il s’agit de lui administrer, c’est l’instruction obligatoire.
 
Substituons donc un vigoureux optimisme au découragement que certains esprits forts veulent nous communiquer, quand ils nous prédisent que dans cent ans, les Canadiens français seront disparus du Canada. Un écrivain français a prédit, au contraire, que les Canadiens français constitueraient une aristocratie en Amérique. Il faut croire aux prophéties quand elles sont
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consolantes. Mais pour cela, comme disait Goethe : « Reste fidèle à toi-même. » Sans approuver la législation rigoureuse de Moïse contre les alliances avec étrangers, ni le violences du « ''Ne Temere'' » nous croyons que la tache de sang imprimée au front des aïeux ne s’efface pas plus que celle de Macbeth. Le mariage est, peut-être, la plus dangereuse forme de l’assimilation. Tout s’anéantit dans l’amour : le gouffre ne rend plus ses victimes...
 
N’oublions jamais que nous n’avons pas trop de toutes nos forces réunies pour gagner la partie suprême, celle qui nous assurera la possession du Québec, devenu un prolongement de la patrie française. Pensons à cette parole du Christ : « Toute maison divisée contre elle-même périra ». La catholiques éclairés devront reconnaître qu’ils n’avaient pas le droit de retrancher du sein de la nation ceux dont le credo diffère du leur et qui adorent le même Dieu. Ils font l’œuvre de l’impérialisme et consomment le suicide de la race.
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Les descendants des anciens huguenots se sentirent remuer jusqu’au fonde de l’âme par cette France chevaleresque dont les hauts faits égalaient ceux de l’antiquité. C’est alors qu’ils comprirent l’orgueil qu’il y a de se dire français et qu’ils ont institué dans leurs églises des cours pour l’enseignement de notre langue.
 
L’union des Églises est un problème de moindre actualité que l’union des Canadiens-français. Prenons la patrie et l’idéal français comme point de ralliement. Les Canadiens anglais n’ont pas encore rompu le cordon ombilical qui les tient attachée
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à l’Angleterre. Le destin nous a libérés de l’entrave qui arrête le développement d’un peuple. Parodiant la chanson, nous pouvons dire : « Mon cœur, mon sang, ma vie au Canada, mon âme à la France. » Aimons-le, le pays d’où nous sommes sortis, mais d’une sentiment purement platonique. La Nouvelle-France est notre patrie, c’est la réalité, l’autre est le souvenir, le rêve, l’une est le passé, l’autre l’avenir. La rivière ne remonte pas à son lit et le nuage qui passe ne revient plus. Soyons Canadiens d’abord, catholiques, protestants, libres-penseurs, peu importe. La conscience est à chacun, mais la patrie est à tout le monde. Si nous savions ce que, dans l’ordre social, politique et moral, nous devons aux protestants, les libertés qu’ils nous ont données, parfois à notre corps défendant, nous n’aurions pas pour eux ce sentiment de défiance et d’hostilité qui paralyse leur bon vouloir et nous prive de leur appui moral. Voulez-vous savoir ce que le protestantisme a fait pour la libération de notre société, lisez cette page de La Hontan, vous verrez sous quel régime oppresseur nous vivions avant la conquête :
 
« Les prêtres persécutent jusque dans l’intérieur et les domestiques des maisons. Ils ont toujours les yeux ouverts sur la conduite des femmes et des filles. Pour être bien dans leurs papiers, il faut communier tous les mois. Chacun est obligé de donner à Pâques un billet de son confesseur. Les prêtres font la guerre aux livres : il n’y a que les livres de dévotion qui vont tête levée, tous les autres sont condamnées au feu...
 
« Les gouvernements politique, civil, militaire et ecclésiastique ne sont, pour ainsi dire, qu’une même chose au Canada, puisque les procureurs généraux les plus rusés ont soumis leur autorité à celle des ecclésiastiques. Ceux qui n’ont pas voulu prendre ce parti s’en sont trouvés si mal qu’on les a rappelés honteusement. Je pourrais en citer plusieurs qui, pour n’avoir pas voulu adhérer aux sentiments de l’évêque et des Jésuites, ont été destitués de leurs emplois et traités ensuite à la cour
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comme des étourdis et des brouillons... (''Ces choses sont encore d’actualité.'')
 
« Les gouvernements généraux qui veulent s’avancer et thésauriser, entendent deux messes par jour et son obligés de se confesser une fois par vingt-quatre heures. Ils ont des ecclésiastiques à leurs trousses qui les accompagnent partout, et qui sont, à proprement parler, des conseillers. Alors, les intendants, les gouverneurs particuliers et le Conseil souverain n’oseraient mordre sur leur conduite, quoiqu’ils en eussent assez de sujet par rapport aux malversations qu’ils font sous la protection des ecclésiastiques qui les mettent à l’abri de toutes accusations qu’on pourrait faire contre eux.
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« Un simple curé doit être ménagé, car il peut faire du bien et du mal aux gentilshommes dans les seigneuries, desquelles il n’est pour ainsi dire que le missionnaire, n’ayant point de cure fixe en Canada. Les officiers entretiennent aussi avec eux de bonnes correspondances, sans quoi ils ne pourraient se soutenir. »
 
Il est incontestable que le catholicisme a évolué au Canada
Il est incontestable que le catholicisme a évolué au Canada depuis le voyage de La Hontan. Il faut attribuer au protestantisme les changements qu’il y a eus dans les mœurs ecclésiastiques. Les Jésuites, proscrits du monde parce qu’ils comprimaient la volonté des peuples et se substituaient aux gouvernements, dans le but inavoué de faire de l’univers une immense théocratie, sont devenus aujourd’hui de conciliants directeurs de conscience, qui n’osent plus s’ingérer personnellement dans la politique et dont la discrétion, le tact, le doigté délicat se bornent à effleurer pour les guérir les plaies de l’âme : la crainte du protestant est le commencement de la sainteté.
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depuis le voyage de La Hontan. Il faut attribuer au protestantisme les changements qu’il y a eus dans les mœurs ecclésiastiques. Les Jésuites, proscrits du monde parce qu’ils comprimaient la volonté des peuples et se substituaient aux gouvernements, dans le but inavoué de faire de l’univers une immense théocratie, sont devenus aujourd’hui de conciliants directeurs de conscience, qui n’osent plus s’ingérer personnellement dans la politique et dont la discrétion, le tact, le doigté délicat se bornent à effleurer pour les guérir les plaies de l’âme : la crainte du protestant est le commencement de la sainteté.
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== XV. La révolution canadienne ==
 
Nous n’avons pas l’intention d’écrire une histoire circons­tanciée de la révolution de 37-38, forcément incomplète, puis­ que le gouvernement détient des documents inédits sur cet événement d’une si haute importance pour notre pays. Ces précieux papiers projetteront-ils plus de lumière ou plus d’om­bre sur les acteurs de la tragédie ? Mais il importe peu que celui-ci ait trahi, que cet autre ait été pris de défaillance de­vant la mort ! Sans nous préoccuper des détails, attachons­-nous à l’ensemble de ce plan conçu par le destin, sans ordre apparent, avec incohérence même et qui réussit par des moyens inattendus. Comme nous l’avons vu, l’opinion nationaliste, en possession d’une forte majorité en Chambre, protestait avec une énergie croissante contre la tyrannie anglaise. Elle signalait à l’indignation publique, en des discours virulents et dans la presse, la violation flagrante et permanente du pacte constitutionnel, revendiquait sans se lasser le droit de l’assem­blée élective à contrôler l’emploi des deniers du peuple, con­testait la légalité de toute affectation qu’elle n’avait pas con­trôlée, refusait de payer à même les revenus de la nation des salaires exagérés aux créatures du gouvernement, cumulards pour la plupart, et qui faisaient des largesses avec les terres de la Couronne, comme s’ils avaient été les maîtres absolus
du pays. Il devenait évident que la ploutocratie anglaise et loyaliste entendait disposer de notre province sans la participation
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de ses représentants. Québec s’alarmait avec raison et entretenait par des articles passionnés le mécontentement général qui se traduisait par une hostilité sourde contre les tyranneaux. Les Canadiens réalisaient la gravité de l’heure. Ils ne pouvaient, sans humilier la fierté nationale, remettre à des étrangers l’administration de leurs affaires et la mani­pulation de leur argent. Cette abdication de leurs droits les plus élémentaires entraînait fatalement l’abaissement de la race, c’est ce que ne veulent pas comprendre les détracteurs de la révolution.
 
Jamais l’âme canadienne ne fut consciente comme à ce mo­ment de ce que lui réservait l’avenir, si elle ne s’insurgeait pas contre la volonté anglaise, dont l’étau se resserrait pour l’étouffer. Jamais, à aucune époque de notre histoire, de si puissantes émotions ne se sont déchaînées en elle. Labourée
jusqu’en ses profondeurs, fouettée de souffles impétueux, elle ne pouvait plus se contenir dans les bornes de la prudence et de la modération. Les orateurs populaires lui citaient l’exemple des États-Unis, reconquis à la liberté par un effort d’énergie, celui de la France qui se débarrassait violemment de la tyrannie séculaire. Devant cette émancipation uni­verselle, comment les Canadiens seraient-ils restés calmes, quand ils avaient plus de motifs que tous pour se révolter ? Eux aussi voulaient boire le verre de sang libérateur. Il est évident que pendant ces crises d’exaltation, la volonté d’un peuple perd l’harmonie de son fonctionnement normal et pro­cède par impulsions brusques qui donnent l’impression d’une force déréglée. Mais ces mouvements, comme ceux de la ma­rée et des astres, sont ordonnés par une puissance invisible, sinon par la fatalité. C’est l’activité féconde d’un peuple qui veut se libérer de ses entraves. Ce qu’on appelle folie collec­tive n’est que l’excès d’une vitalité supérieure qui veut se creu­ser un lit, par le fracas de son torrent. Qu’elle est riche cette sève qui bout alors dans les veines de notre jeune nation ! Mais nos « petits vieux » s’offusquent de cette exubérance et s’affli­gent de ce rebondissement inespéré de notre race. Ils aimeraient
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mieux attribuer notre délivrance à un miracle que de la devoir au courage de nos héros, qui la méritèrent par leur dévouement, leur générosité et leurs souffrances. Amour de la liberté et de la patrie, foi dans la survivance de notre race ! Un peuple qui porte tout cela dans son cœur peut bien délirer par moments ! Quel cerveau ne se troublerait pas aux fumées d’un vin aussi capiteux !...
 
Les hommes qui firent la révolution différaient de ceux qui en conçurent l’idée. C’étaient des gens d’ignorance, robustes, plus préoccupés du but que des moyens à prendre pour l’atteindre. Dans le vide de leurs cerveaux frustres, deux ou trois paroles enflammées de Papineau sonnaient comme des grelots. Ils ne soupçonnaient pas l’infinie complexité des problèmes sociaux, à la réalisation desquels ils travaillaient obs­curément. Gens de la glèbe, jardiniers, agriculteurs et bû­cherons, ils avaient cultivé la terre, sans regarder par dessus la charrue. On leur disait qu’ils avaient des droits imprescriptibles à ce sol par eux fécondé, et dont ils étaient les premiers occu­pants. Ils se croyaient des vaincus; on leur fit comprendre
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A époques fixes, Papineau avait passé dans les campagnes pour préparer les voies au grand événement. Ses paroles avaient fermenté tout au fond de leur âme comme le raisin au temps des vendanges. Les simples, les voilà partis, galopant à brides abattues sur leur chimère, à travers l’impossible, en
plein champ d’enthousiasme. Chaque jour, s’ancrait en eux la résolution de résister par tous les moyens à l’envahissement de l’étranger. Les visites de Papineau ne suffisaient plus à alimenter leur flamme dévorante; ils prenaient le moindre prétexte pour se réunir et parler en petits et en grands comités afin de traiter de la question passionnante qui hantait con­tinuellement leur esprit. Sur le perron de l’église, le dimanche, à l’auberge du vinage, sur la place du marché, ils se portaient en foule, pour entendre le récit des griefs de chacun et se com­muniquer les dernières nouvelles de la situation politique. Papineau n’était pas seul à prêcher l’évangile de la révolution : son esprit était passé en d’innombrables disciples. Par ces
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son esprit était passé en d’innombrables disciples. Par ces
nouvelles voix, il parlait à tout le Canada à la fois.
 
Comme on s’y attendait, l’insurrection éclata à Montréal, chauffé à blanc par le chef révolutionnaire et témoin des ex­ploits belliqueux de la soldatesque anglaise. Un simple inci­dent, provoqué par les Fils de la Liberté, mit le feu aux poudres. Les membres de cette société se recrutaient parmi les hommes de profession, les bourgeois, et les libéraux éclairés, qui voulaient des réformes à tout prix. Elle se grossit ensuite de tous les mécontents, à quelque classe qu’ils appartinssent, tous amateurs de discours violents. Il arrive que des gens turbulents et em­portés sont inoffensifs tant qu’ils sont dispersés, mais groupez­-les c’est autre chose. Ils s’excitent les uns les autres, et se por­tent à des actes regrettables. Un instinct sûr amenait là les haineux, les vindicatifs, tous ceux qui avaient eu maille à partir avec les autorités, et ils étaient nombreux, trop heureux de servir les rancunes d’autrui et de venger en même temps leurs griefs personnels. L’association leur fournissait une tribune pour exhaler leurs récriminations. Un auditoire, animé des mêmes haines, frémissait des mêmes espérances. C’étaient des con­spirateurs, en somme, qui se faufilaient à l’ombre des maisons, entre chien et loup, pour assister aux séances tenues secrètes. Parmi eux, on comptait un certain nombre d’imberbes avec la
gravité d’hommes mûrs, pénétrés de la grandeur de leur mission. Au milieu d’un air épais, saturé de fortes odeurs de tabac, l’as­semblée s’agitait dans sa hâte d’entendre l’orateur — n’importe qui — car tous pour l’occasion étaient orateurs. On applaudis­sait tout le temps, avant, pendant et après le discours, et l’on faisait ensuite une ovation à l’orateur. Parfois, un délégué des sociétés-sœurs lisait un rapport des nouvelles opérations dans
les campagnes, mais la « maison mère », comme ils l’appelaient, était à Montréal. Là, s’élaborait la pensée directrice, que l’on transmettait ensuite aux sociétés affiliées. Ainsi, s’était formé comme un réseau souple et serré, au centre duquel se trouvait Papineau. Une sorte de toile d’araignée enlaçait tout le district de Montréal.
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Ce soir du 7 novembre, 1837, Les Fils de la Liberté étaient tous réunis à l’hôtel Bonacina, rue Saint-Jacques. L’assemblée était particulièrement houleuse. Soudain, un des membres, placé en sentinelle à une fenêtre, aperçut des constitutionnels qui les épiaient avec l’intention évidente de leur faire un mauvais parti. Il s’empressa de donner l’alarme à l’assistance qui crut plus sage de devancer l’attaque en prenant eux-mêmes l’offen­sive. Le temps de le dire, les patriotes s’étaient précipités dans la cour de l’hôtel, et à défaut de balles faisaient pleuvoir une grêle de cailloux sur les écornifleurs. Un coup de feu parti inopiné­ment, on ne sait de quel clan, fut le signal du combat entre patriotes et constitutionnels. Un autre coup de feu, aussi accidentel, alla loger une balle dans la poche d’habit d’un Anglais, ce qui acheva de gâter les choses. Deux citoyens anglais, ralliés au parti national, M. Brown et M. Hoofstetter, furent particulièrement maltraités dans la bagarre.
 
Les Fils de la Liberté après avoir chassé les espions, mis en belle humeur guerrière, s’en furent briser les carreaux de la maison du Dr. Robertson, un bureaucrate reconnu, et les vitres d’un magasin, propriété d’un M. Bradley, quand les membres du Doric Club, une association de loyalistes, avertis des dangers que couraient les loyaux, se portèrent à leur secours. Les patriotes croyant que leurs adversaires étaient plus nombreux et mieux armés, détalèrent prudemment, en passant par la rue Saint-Laurent. Mais arrivés à la rue Dorchester, les fuyards furent rejoints par les bureaucrates, et une bagarre sanglante s’en suivit. Les Doric, naturellement, eurent le dessus et dis­persèrent leurs agresseurs. Les vainqueurs à leur tour firent des randonnées dans la ville. En passant près de la maison où d’habitude, les patriotes se réunissaient, ils décidèrent d’un commun accord de s’emparer des armes qui s’y trouvaient. Ils se rendirent chez M. Papineau et prirent sa demeure d’assaut. Ils auraient même porté la main sur le chef révolutionnaire, sans le secours des soldats du roi qui vinrent le tirer de cette impasse. C’était la deuxième fois, que l’on attentait à ses jours et, saccageait sa maison. Après cet exploit, les Doric allèrent
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briser les presses du ''Vindicator'', un journal patriote, et épar­pillèrent les caractères dans les rues. Précieuse semence qui devait lever avant peu. Ces forcenés prenaient plaisir à terroriser les inoffensifs citoyens, les femmes, surtout. Parfois, on voyait un coin de la toile blanche collée aux vitres se soulever, et une coiffe en mousseline, un bonnet de coton apparaissaient effarés,
ou l’œil d’un enfant blanc de peur interrogeait l’horizon.
 
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Ces premiers exploits des Fils de Liberté et l’approbation que leur donnait la presse excitèrent l’irritabilité des gouvernants. Les autorités lancèrent des mandats d’arrestation contre MM. Papineau, Nelson, O’Callaghan et Morin. Gosford offrait mil­le louis pour la tête de Papineau, 500 louis pour les têtes de S. Brown, E. B. O’Callaghan, C. H. Coté de Napierville, L. F. Drolet de Saint Marc, J. G. Girouard de Saint-Benoit, W. H. Scott de Saint-Eustache, Edouard Rodier, Amury Girod, suisse, Julien Gagnon de l’Acadie, Pierre Amyot de Verchères, Timothée Franchère de la Pointe-Olivier, Louis Perrault, A. Gauvin, Louis Gauthier, R. Desrivières, de Montréal.
 
Il se passa un incident qui ne mit pas les rieurs du côté des Anglais : M. Démarais et le Dr Davignon de Saint-Jean, ayant été accusés de haute trahison et poursuivis pour tel, par les agents du gouvernement, ne semblaient pas disposés à céder leur peau à bon compte. Le gouvernement chargea un détachement de la cavalerie volontaire de Montréal, sous les ordres du capitaine Moulton, d’aller arrêter les insurgés. Ces braves réussirent leur magnifique exploit. Le docteur
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Davignon et M. Démarais tombèrent entre leurs mains. Ils ramenèrent triomphalement leurs prisonniers par le plus long
chemin pour étaler leur gloire et la faire durer plus longtemps. Mais il arriva que la population, qu’on voulait tout à la fois émerveiller et terroriser, fut indignée, au contraire, de cette lâcheté : toute une escouade de soldats pour s’emparer d’un homme sans défense !... II n’y avait pas lieu vraiment pour les « habits rouges » de dresser leur crête, de bomber leur pecto­ral dans cette pavane ridicule... Ils allaient toujours du pas solennel des processions, quand un jeune homme surgit soudain de la forêt et sauta à la bride du cheval qui conduisait la voiture où se trouvait le captif : « Arrêtez ! » cria-t-il. En même temps des coups de fusil éclatèrent derrière une clôture où s’é­taient tapis quelques patriotes. Les cavaliers affolés éperon­nèrent leurs montures. Le défilé majestueux se débanda dans un sauve-qui-peut général. Les Anglais, sans regarder en ar­rière, sautèrent les ponts, les fossés, les décharges, comme s’ils avaient eu le diable à leurs trousses. Quand ils arrivèrent à Montréal, à la place du Manège, leurs chevaux s’abattirent sous eux, blancs d’écume. Un détail assez important, les Anglais avaient perdu leurs prisonniers en route.
 
Lorsqu’on apprit cette équipée des volontaires, l’hilarité fut générale. Comment ! tant de guerriers, avec leurs mous­quets, n’avaient pas eu raison de quelques hommes si piètrement armés ! On en conçut un double sentiment, d’orgueil pour la valeur canadienne, et de mépris, pour la couardise des loyalistes. Quand maintenant ces derniers paradaient dans les campagnes les paysans s’en moquaient et leur lançaient en guise de fleurs, des légumes trop mûrs, des œufs pourris et autres projectiles malodorants. Cette prouesse des guerriers couleur de homards cuits déclencha avec un fou rire le mouvement insurrectionnel dans le district de Montréal. En quelques heures, Napierville, Saint-Eustache, Saint-Jean, Saint-Denis, Sorel, Chambly, Longueuil, Laprairie, Saint-Valentin, Boucherville, Saint­-Césaire, Saint-Ours, Châteauguay, Saint-Athanase mobili­sèrent, c’est-à-dire que les soldats improvisés fouillèrent les
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caves et les greniers pour y dénicher de vieux fusils rouillés qui rataient deux coups sur trois. Pour s’entretenir la main,
dans les entr’actes, ils se livraient à de légers engagements, en attendant le moment de livrer les batailles décisives, qu’ils désiraient avec impatience. Ils eurent le tort de gaspiller inutilement leur poudre et de laisser le temps à l’ennemi de con­centrer ses forces pour l’attaque inévitable.
 
Du 16 novembre 1837 au 16 mai 1840, il y eut dans la seule prison de Montréal, au-delà de douze cents incarcérations. Parmi ceux qu’on avait mis à l’ombre se trouvaient François Bossu-Lionais, George de Boucherville, Louis Michel Viger, Côme Séraphin Cherrier, Dr Jacques Dorien, le sergent Rodolphe Desrivières, Luc et Damien Masson, le notaire Cardi­nal. William Scott, Louis Courcelles, J. Berthelet, Chevalier de Lorimier, Louis de Coigne, Dr Léonard, M. Brown, Peter O’Callaghan, Louis Papineau, Jean Félix Labrie, François Fournier, Bonaventure Viger, Charles Mareil, François Du­quette, Maurice Le Pailleur, F. X. Dubord, le notaire Girouard, les avocats L. H. Lafontaine, Denis B. Viger et Charles Mon­delet, Louis Coursolles, Pierre de Boucherville, le notaire La Badie, Michel Bourbonnière, Dr Lacroix, Joseph Emery Co­derre, Édouard R. Fabre, François Paradis, Antoine Coupal, Félix Poutré, Charles Hindelang, Joseph Marceau, J. B. Lukins, l’abbé François Turcotte, vicaire à Sainte-Rose, F. X. Prieur faits prisonniers avant et après les batailles.
 
Tous ces insurgés, qu’on avait mis dans la geôle au moment psychologique, et dont plusieurs se trouvaient être des meneurs, et des gens notoires constituaient une force immobilisée dont les rebelles ne pouvaient tirer parti. II est certain que si l’on avait pu mettre toute la province sous verrous, on se serait payé ce luxe quel qu’en fut le prix. Mais c’était déjà gentil que de réduire à l’impuissance une aussi notable partie de la population. Comme on le voit, le « ''Boyish trick'' » ainsi que les An­glais se plaisaient à appeler subséquemment la révolution, quand leur frousse fut passée, commençait à dépasser les limites d’une simple espièglerie. Mgr Lartigue en convient dans
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une de ses lettres pastorales, qu’il adressait à ses ouaille pour calmer une agitation qu’aucune puissance humaine déjà ne pouvait contenir :
 
« Ne vous laissez pas séduire, si quelqu’un voulait vous engager à la rébellion contre le gouvernement, sous prétexte que vous faites partie du peuple "souverain"; la trop fameuse convention Nationale de France, quoique bien forcée d’ad­mettre la souveraineté du peuple, puisqu’elle lui devait son
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dans un pays mixte depuis cinquante ans.
 
Le district de Québec se contint dans les bornes d’une indignation platonique, mais le district de Montréal se leva comme un seul homme contre le pouvoir tyrannique des Anglais, ainsi que le témoignent les douze cents personnes jetées en pri­son, nombre qui représente à peu près le dixième de la popula­tion en état de porter les armes. Mgr Lartigue a donc raison de ne pas préciser, plus qu’il le fait, le nombre de gens qui se sont révoltés contre l’autorité et d’abandonner à l’histoire le soin de décider si c’est la majorité ou la totalité des citoyens qui voulaient la révolution.
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qui voulaient la révolution.
 
Les Anglais n’ont pas cru à un simple feu de paille, puis­qu’ils déployèrent un luxe de pompes sanguinaires pour l’étein­dre. On ne fait pas brûler deux villages, ni pendre dix-sept rebelles pour terroriser une population qui ne pense pas à se révolter. On ne met pas à feu et à sang une province que l’on veut conserver, le lendemain de la déclaration d’indépendance des États-Unis, si au moins la majorité des citoyens n’a pas été engagée dans le mouvement.
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== XVI. Batailles de Saint-Denis et de Saint-Charles ==
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Le Dr Wolfred Nelson, le chef des patriotes, avant d’é­pouser les intérêts de la Nation avait épousé une Canadienne. Il jouissait d’une grande popularité dans le comté, où il possé­dait une distillerie. Il prenait le prétexte de ses visites aux malades pour préconiser l’idée révolutionnaire. Il avait la parole incisive, tranchante comme son bistouri, avec une force d’argumentation irrésistible. En quelques mois, il fit de cette paisible localité un centre d’insurrection.
 
Grand admirateur de Papineau, il se servait de son nom pour rallier les patriotes à sa cause. Ce nom agissait sur les foules comme un oriflamme. On ne discutait pas, on criait : « Vive Papineau !... En avant !... » Depuis quelques mois, c’était une guerre sourde, ou plutôt une guérilla. On n’était en sû­reté nulle part : quand les Anglais s’avisaient de vouloir braver la population, il leur en cuisait. Si les loyaux n’allaient pas chercher la tête de Wolfred Nelson mise à prix, ce n’était pas faute d’envie de se payer le plaisir d’une décollation qui leur don­nerait une prime en plus. Plusieurs citoyens avaient été mis en état d’arrestation, mais la voiture du docteur traversait les campagnes, sans qu’on osât l’arrêter. Des citoyens amis du gouvernement avaient eu juste le temps de déguerpir au
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milieu de la nuit pour céder leurs confortables demeures aux patriotes, et ceux qui n’étaient pas partis réclamaient la pro­tection du gouvernement pour mettre fin à une situation in­tolérable. Le matin du 22 septembre 1837, les habitants des comtés du Sud apprirent, avec plus de colère que de surprise que le colonel Gore, parti de Sorel, marchait sur Saint-Denis. L’éveil fut donné et le village attendit les assaillants sans s’é­mouvoir. Gore, arrivé à Sorel, divisa sa petite armée en trois corps. Le premier devait longer la rivière, le deuxième, tra­verser la forêt, et le troisième, suivre le chemin du roi, avec un canon. À neuf heures, les Anglais furent signalés sur la route de Saint-Denis par Nelson posté en éclaireur au Chemin de Saint-Ours. Il tombait une pluie fine qui le trempait jusqu’aux os, la brume était si dense qu’il faillit être capturé par l’en­nemi. S’apercevant à temps de sein erreur, il tourna bride, s’enfuit au galop, faisant couper le pont en arrière de lui. Sa grosse voix sonore claironnait :
 
— Levez-vous !... Aux armes !... pendant qu’il traver­sait la campagne comme un cavalier fantôme. En arrivant au village, il fit sonner le tocsin. Immédiatement tout le monde fut sur pied. Mais Nelson, maintenant qu’ils étaient prêts à l’attaque, hésitait à conduire ses hommes à la boucherie. Il leur dit :
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La réponse des Canadiens-français ne se fit pas longtemps attendre. Ils prirent sur l’heure leurs quartiers dans une vieille maison en pierre et un feu plus ou moins nourri s’engagea entre les Anglais et les assiégés.
 
Les insurgés étaient en belle position pour tirer sur leurs ennemis et ils profitèrent de leurs avantages. Devant une ré­sistance qu’il ne pouvait vaincre, le capitaine Markham, obéis­sant à l’ordre du général, se mit à la gauche de son armée et tenta un mouvement de flanc pour envelopper le village
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et cerner le fort improvisé. Mais à la quatrième charge, il fut blessé. La confusion se mit dans les rangs de son armée, et les « habits rouges », sous le prétexte de refaire leur force épuisées, durent battre en retraite. Dans leur hâte d’aller ravitailler, ils oublièrent d’emporter leur canon.
 
Les Canadiens-français, bons enfants, les laissèrent filer et chantèrent victoire. Cette bataille avait coûté la vie à une cinquantaine de personnes. Parmi les morts, se trouvait Joseph Perrault, un jeune et brillant avocat de Montréal. C’est à la guerre surtout, que les jours se suivent mais ne se res­semblent pas.
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Un ténébreux mystère plane sur ce deuxième acte du drame. Pourquoi les vainqueurs de Saint-Denis ne sont-ils pas venus au secours des assiégés de Saint-Charles, quand ils n’en étaient éloignés que de quelques milles ? Il y eut perfidie et trahison quelque part. Comment se nomme le Judas qui a vendu ses frères à l’ennemi ? Les papiers du gouvernement nous l’ap­prendront-ils ?
 
Mais à Montréal les citoyens n’étaient pas non plus sur un lit de roses. Dès les premières escarmouches, la loi martiale était entrée en force, et, avec elle, la terreur régnait dans la métropole. La plupart des foyers canadiens-français, privés de leurs chefs, étaient dans la désolation. Les uns se trouvaient en prison, les autres dans les campagnes où l’on se battait. Le gouvernement assembla la garde mobile et enrôla des vo­lontaires. Il plaça des piquets de soldats rouges partout. Les femmes et les enfants n’osaient sortir de leurs maisons pas même pour aller chercher le prêtre ou le médecin. Un jour, un pauvre idiot devenu furieux après l’assassinat de son père par les Anglais, fit toute une sensation en criant par la ville de toute la force de ses poumons : « Hurrah ! Hurrah ! Voilà les Américains qui viennent nous délivrer de la tyrannie !... »
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Un instant les cœurs sautèrent, pris d’une folle allégresse, car on avait toujours compté sur la coopération des fils de l’oncle Sam. Mais on commença à déchanter quand, rendus sur la rue, tous reconnurent le malheureux qui battait la campagne, et innocemment s’était payé la tête des Montréalais.
 
Tant de deuils, après tant de morts, ne faisaient que ren­dre plus inébranlable la volonté de résister jusqu’au bout. Si tout chancelait au dehors, ceux qui restaient dans la ville étaient bien décidés à vendre chèrement leur vie. La misère croissait avec le danger, mais les patriotes ne faiblissaient pas. La vue des Canadiens-français renégats, les bureaucrates, les loyaux comme on les appelait, excitait leur colère. Les patriotes les haïssaient plus que les Anglais. Quand vêtus avec élégance, le cigare au bec, ils passaient insolemment sur la place publique, flanqués d’un volontaire ou d’un agent de police, ce n’est pas des injures, des lazzis, qui venaient à la bouche des rebelles, mais une écume roussâtre. Ils rageaient, obligés de se tenir à quatre pour ne pas sauter sur ces capons et les étran­gler. Ils étaient gardés à vue comme des malfaiteurs, des per­turbateurs, par le sabre anglais, par la faute de ces traîtres qui les avaient lâchés au moment le plus critique de notre existence nationale !
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== XVII. La fuite de Papineau : explications ==
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Il n’avait pas assez de superbe pour oser jeter son épée dans la balance et dire : « S’il en est de plus dignes, qu’ils se présentent !... »
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Mais Nelson, dans sa vaniteuse suffisance de capitaine de fortune, se crut « le plus digne » et prit le commandement des armes. Papineau le savait brave, tonitruant, et connaissait son ascendant sur le peuple; il ne lui contesta pas le titre de gé­néral de l’armée des patriotes. Nelson maniait mieux la lan­cette que le fusil; il avait vu la mort de près, quand elle menaçait les autres, mais où trouver des militaires de carrière au Canada ? Ceux qui avaient fait la guerre de 1812 étaient ou trop vieux, ou attachés à l’Angleterre par les services qu’ils lui avaient ren­dus, les pensions qu’ils en attendaient et les faveurs dont ils bénéficiaient. Nelson, c’est évident, ne tenait pas à marcher dans le sillage lumineux de l’Orateur de l’Assemblée, aussi eut­ il l’habileté de persuader Papineau de laisser le champ de bataille, et de mettre sa précieuse personne en sûreté. II fit vi­brer la seule corde qui pouvait émouvoir l’âme de Papineau et vaincre ses hésitations, le patriotisme.
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Mais l’éloquence insinuante du général l’emporta sur la voix intérieure qui protestait contre ces perfides suggestions.
 
Papineau avait cinquante ans alors; c’était encore un jeune homme d’apparence et de sentiments, avec un grand fond de naïveté. Incapable de mentir, il croyait à la sincérité d’autrui, mais il n’avait plus la fougue de ses vingt ans. Son esprit, à tournure scientifique, répugnait à la guerre infâme. Il s’était toujours défendu de la vouloir, tout en la préparant. A cette heure surtout, vue de si près, il en concevait l’horreur. Il savait que c’était une nécessité, à laquelle il ne pouvait plus se dérober, mais tout se révoltait en lui à l’idée de voir couler le sang nécessaire pour payer nos libertés. Sa présence à Saint­-Denis, dès l’approche de la bataille, les dangers qu’il avait courue pour s’y rendre, éloigne toute idée de trahison, tout parti pris de fuite.
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pris de fuite.
 
Les historiens les plus hostiles à Papineau admettent sa présence à Saint-Denis avant l’engagement. On ne peut contes­ter sa valeur et son courage, car il avait maintes fois fait face à l’ennemi. C’était même sa bravoure qui le rendait invul­nérable. Son impassibilité, ses yeux qui regardaient de haut firent plus d’une fois tomber les armes des mains de ses ennemis. Jamais il ne serait monté dans la charrette qu’on mit com­plaisamment à sa disposition, s’il n’avait cru son départ né­cessaire à la révolution. Le général avait poussé le dévouement jusqu’à faire escorter la voiture par des patriotes, pour pro­téger sa fuite...
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A quel motif obéissait Nelson en faisant conduire Papi­neau en dehors du champ des hostilités ? Il y a, dans les âmes, de mystérieuses arcanes où il n’est pas sûr de s’engager. Nous n’avons aucune raison de suspecter la conduite du général des patriotes, mais avait-il bien dépouillé le vieil homme, c’est-à­-dire l’Anglais ?... Son rêve de dictature pouvait-il lui faire oublier que la présence de Papineau était nécessaire pour sou­tenir le courage des combattants ? Ils avaient besoin d’un panache blanc pour rallier les volontés défaillantes et garder haut les cœurs. Il leur fallait entendre claironner son verbe pour stimuler leur enthousiasme et leur ardeur. Seul, il pou­vait dominer la clameur et indiquer la marche à suivre. S’il s’était trouvé là un cerveau ordonnateur pour montrer le chemin — car Nelson n’a jamais eu l’idée de tracer un plan de ses opérations, afin de tirer parti des forces éparses pour les réunir en faisceau et les diriger sur l’ennemi —, qui sait s’il n’aurait pas exploité magnifiquement les premiers succès de Saint-Denis ? Au lieu de cacher l’idole, il devait plutôt la promener, la montrer à tous, car c’était leur arche d’alliance.
 
Si Nelson voulut supprimer un dangereux rival qui devait plus tard recueillir le fruit de la victoire, car dans son imagi­nation ardente, elle était déjà un fait accompli, c’est un pro­cédé qui, pour être humain, manque de délicatesse. S’il a voulu traîner l’idole dans la boue pour nous faire croire à l’argile de
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ses pieds, c’est une manœuvre anti-patriotique, dont les con­séquences pouvaient être funestes au sort de nos armes. Pour qui connaît la psychologie des foules, on sait que le moindre incident crée une panique, provoque le découragement et dé­sarçonne les volontés. C’était bien imprudent, au moment de la bataille, de les priver d’un stimulant moral capable d’opé­rer des prodiges. Mais le pis, fut de nier son intervention auprès de Papineau pour l’engager à passer sur le territoire américain. M. Dessaulles, dans son opuscule intitulé ''Noir et Blanc'', a répondu victorieusement aux calomnies de Nelson et de quelques autres, en apportant une vingtaine d’affidavits, pour prouver que Nelson avait lui-même, de son propre chef, fait conduire Papineau hors des frontières. Voici ce qu’il dit en outre du Dr. Nelson :
 
« Le docteur Nelson, lui, après avoir combattu avec ses frè­res pour une noble cause, celle de l’indépendance de son pays, vient dix ans après les événements, sans être sollicité, ni menacé, sans qu’on ait fait miroiter à ses yeux, comme on le fait à ceux des criminels, la perspective du pardon, s’en vient, dis-je, publier ce qui, quand on croyait qu’il avait de l’honneur, avait été mis sous sa sauvegarde; ''s’en vient en un mot offrir au gou­vernement le sang de ceux qui avaient été ses amis;'' car pour ces révélations de nouveaux procès pouvaient être intentés... »
 
On a cherché à tout brouiller au moyen d’incidents d’une im­portance tout à fait mineure dans le but de faire perdre de vue la question principale; je vais moi-même laisser les accessoires de côté et aller droit au but. Je n’ai donc pas à examiner si M. Cartier a été brave ou non, si le choix qu’on a fait de lui pour aller chercher des cartouches prouve qu’il était très utile au docteur, s’il portait un casque ou une tuque; cette question peut avoir beaucoup d’importance pour les amateurs de sou­venirs historiques, pour ceux qui savent que le petit chapeau que portait Napoléon à Austerlitz a été vendu quinze cents francs, mais elle en a peu pour nous... Ce qu’il nous faut prouver, c’est que le Dr Nelson insista fortement pour que M. Papineau s’éloignât. Voici le témoignage de M. Dessaulles lui-même :
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« Puis le Dr Nelson s’adressa à M. Papineau et lui dit qu’il venait de faire une reconnaissance, qu’il avait vu les trou­pes en marche sur Saint-Denis, qu’elles arriveraient proba­blement sous un quart d’heure ou vingt minutes, et qu’il était temps que lui, M. Papineau partît, qu’il (Nelson) le lui avait déjà recommandé, le matin, et ne devait pas retarder. M. Papineau répondit qu’il aurait peut-être pu s’éloigner la veille, mais qu’il ne lui était pas loisible de le faire, que son départ pouvait jeter un découragement parmi leurs amis, que ce n’était pas précisément à l’heure du danger qu’il pouvait s’en aller, que le faire partir dans un pareil moment c’était l’exposer, plus tard, peut-être à des reproches sévères. Alors, M. Nel­son reprit avec vivacité :
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— Voyons M. Papineau, rendez-vous à la raison. Dans une circonstance comme celle-ci, un homme de plus ou de moins ne change rien aux affaires; allez à Saint-Hyacinthe et atten­dez-y les événements; s’ils ne tournent pas contre nous, c’est alors que votre besogne commencera. »
 
Voici le témoignage de M. David Bourdage, juge de paix à Saint-Denis, lequel nous montre que Papineau n’a pas joué dans la révolution le rôle passif qu’on lui prête.
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dans la révolution le rôle passif qu’on lui prête.
 
« M. Papineau était à Saint-Denis plusieurs jours avant la bataille, organisant avec le Dr Nelson et les autres les moyens de résistance. M. Papineau était considéré comme le chef du mouvement. Quelques jours avant la bataille, j’ai signé, à la demande de M. Papineau, un document pour la convoca­tion de délégués et la déclaration d’indépendance. Quand j’ai signé, il n’y avait avant la mienne que la signature de MM. Papineau et Nelson. Ensuite ces derniers m’ont dit de retour­ner vite à Saint-Denis, pour faire boucher le chenal de la rivière. Ensuite, ils m’ont prié de faire tout en mon pouvoir auprès des marguilliers pour avoir l’argent de la Fabrique. Je n’ai pas réussi. Et le jour suivant, ils m’ont envoyé à Mont­réal avec des billets, pour réaliser de l’argent pour avoir des ar­mes. M. Papineau disait que l’argent de la Fabrique appar­tenait au peuple et qu’il pouvait le prendre pour sa défense. Tout ceci s’est passé avant la bataille. Je n’ai pu obtenir d’ar­gent à Montréal... Si M. Papineau, après la bataille, eut été à Saint-Denis pour encourager les gens, la victoire nous eut été plus profitable. Ne sachant pas où il était, chacun éprou­vait de l’anxiété et du malaise. »
 
Il est certain que Papineau commit une grave erreur en laissant la place à la veille des hostilités, quelles que soient les raisons auxquelles il obéit. Mais y a-t-il beaucoup de géné­raux qui s’exposent au feu ? L’état-major lui-même fait-il toujours face à la musique ?... Puisque vingt minutes avant l’action il était au camp des patriotes, il ne devait pas être si loin quand la bataille éclata. Il en surveillait sans doute, à une faible distance, les évolutions comme Bonaparte lui­-même quand, du haut d’une colline, il assistait aux horribles boucheries qui devaient le rendre maître de l’Europe. Les conséquences de la disparition de Papineau n’ont pas été aussi graves qu’elles auraient pu l’être, puisque la plupart des pa­triotes l’ignoraient et que Nelson remporta la victoire. Si le chef des révolutionnaires avait été considéré comme un fuyard, est-ce qu’on lui aurait par la suite confié un mandat de député ?
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On sait la honte qui s’attache au front d’un lâche, et pourtant Papineau jusqu’à sa mort, fut entouré d’une profonde véné­ration. Le peuple devinait bien les sourdes manœuvres de la politique. Il sentait qu’une bouche d’enfer vomissait des laves et de la cendre sur cette gloire, dont on était jaloux. Ah ! si on avait pu l’engloutir tout entier et ne laisser de lui qu’un peu de fumée que le vent aurait chassée du ciel !
 
Jamais un doute n’a effleuré notre esprit; Papineau n’avait pu obéir qu’à des motifs d’un ordre supérieur. L’injonction de Nelson, dépositaire de l’autorité, était pour lui mieux que mots d’évangile. Ce raisonneur ne discuta pas la raison du chef, il se soumit comme tous ceux qui savent commander, avec une belle simplicité d’esprit. Il ne lui vint pas à l’idée qu’on pouvait le trahir, lui ou la révolution : on ne peut pas se tromper avec plus de loyauté et de grandeur.
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Les Anglais avaient une double raison de laisser filer Pa­pineau. D’abord, cet exeat était de nature à le couler dans l’es­prit des patriotes, s’ils n’avaient été convaincus de l’impeccabilité du grand homme.
 
Ensuite, ils ne tenaient guère à ce que le sang du juste leur retombât sur la tête. Ils ne voulaient pas creuser l’irréparable
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entre les deux races, car ils étaient loin de penser que les gé­nérations subséquentes seraient si peu soucieuses de leurs gloires nationales au point de les murer dans l’oubli.
 
Les Anglais avaient mille et une raison de pendre Papi­neau, dont la moindre étaient les papiers compromettants trouvés chez Nelson, parmi lesquels se trouvait une lettre du chef de l’insurrection concernant la révolte du Haut-Canada :
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Voici une preuve tangible, autre que celle que le vent em­porte, que Papineau était las des moyens constitutionnels dont il avait constaté l’inanité. Pourquoi les Anglais ne dirigeaient­-ils pas leurs huit mille soldats sur Papineau pour l’arrêter ? Qu’y avait-il en cet homme pour tenir en échec les menées sour­des des intrigants et les entreprises des bureaucrates ? Croy­aient-ils que ce sang, comme celui de saint Janvier, pouvait plus tard se liquéfier et se mettre à bouillonner sur l’autel de la patrie, à chacun de ses anniversaires, jusqu’à la consomma­tion des siècles ?
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== XVIII. Bataille de Saint-Eustache — volte-face subite du clergé ==
 
Le troisième acte de la grande tragédie se passa à Saint­-Eustache. Depuis quelque temps, les habitants avaient dé­laissé la chasse à l’orignal pour la chasse plus mouvementée à l’Anglais. Le joli village, abrité dans les arbres, qui suit les méandres capricieux de la rivière Sainte-Rose, avait, ce jour­-là, le 14 décembre 1837, un aspect des plus animés. Des grou­pes stationnaient çà et là, et causaient avec exaltation. Des soldats improvisés barricadaient les portes des maisons, ou les environnaient de murailles faites avec des sacs de terre. Les femmes se sauvaient en courant hors du village, suivies de leur nichetée comme un troupeau d’oies apeurées. Soudain, on entendit une détonation formidable; la terre trembla, une fumée noire s’éleva au ciel. C’était la manière des Anglais d’annoncer leur arrivée. Forte des succès remportés, l’armée de Colborne, composée de huit mille hommes, dirigeait ses co­lonnes régulières sur Saint-Eustache. Le curé Paquin, placé en vigie dans l’une des fenêtres du presbytère, n’en vit que deux mille, mais on sait qu’il avait des berniques complaisantes et opportunistes. Les insurgés, au nombre de quatre cents, armés de mauvais fusils, qu’ils avaient chipés aux Sauvages des Deux-Montagnes, étaient commandés par le docteur Ché­nier et Amury Girod. Quand M. Paquin apprit que les troupes
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anglaises se dirigeaient de leur côté, après avoir triomphé à Saint-Charles, il tenta de dissuader Chénier de ses projets de résistance. Mais ce dernier demeurait inébranlable :
 
— Je suis déterminé à mourir les armes à la main, plutôt que de me rendre. Autant vaudrait essayer de prendre la lune avec ses dents, que de chercher à ébranler ma résolution.
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Mais le curé dut renoncer à son voyage à Montréal.
 
Pendant ce temps, les troupes anglaises marchaient sur Saint-Eustache, « Messire » Chartier, curé de Saint-Benoît,
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n’entendait pas la religion de la même manière que le curé de Saint-Eustache, c’est-à-dire qu’il ne croyait pas, après qu’il avait soutenu les insurgés, avoir le droit de se retirer du mou­vement au moment le plus critique, quand l’idée sortait de l’abstraction pour prendre un corps sanglant. Aussi, au mo­ment du danger, il se rendit au camp des rebelles, à Saint Eus­tache, pour leur presser la main et les encourager à la résistance suprême. Toutefois, l’abbé ne dissimulait pas son inquié­tude d’âme. Il se confia à ses amis.
 
— Eh bien ! me voilà en butte maintenant à l’autorité ec­clésiastique, il me faudra double courage.
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On sonna l’alarme pour annoncer ce qu’on croyait être l’ar­rivée des soldats Anglais, mais c’était simplement une compagnie de volontaires canadiens sous le commandement de M. Globensky, un citoyen d’origine allemande, qui avait pris racine au pays, et absolument dans la tradition de sa race, puisqu’il trahissait ses frères d’adoption. Dans un gros livre son fils, le seigneur Globensky, a vainement tenté de réhabiliter la mé­moire de son père. Il porte dans l’histoire la marque indélé­bile de sa trahison.
 
L’escouade de renégats se mit à faire feu sur les patriotes. Dans la confusion de l’attaque, Chénier les prit pour les sol­dats de Colborne et fonça sur eux. Un coup de fusil tiré à distance l’avertit de son erreur. L’armée anglaise n’était plus qu’à quelques pas des loyaux. L’infanterie, la cavalerie,
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l’artillerie, couvraient un front de trois milles de longueur. À cette vue, les compagnons de Chénier retournèrent sur leurs pas, et se réfugièrent au couvent. Mais un certain nombre avait eu le temps d’envahir la maison d’un M. Dumont, à l’en­trée du village. Chénier, avec le plus d’hommes qu’il put réu­nir, s’embusqua dans l’église. Ils barricadèrent les portes avec le poêle et les bancs. Les assiégés se perchèrent sur les fenêtres et se mirent à tirer sur les Anglais avec un entrain qui épuisa bientôt leurs munitions. Comme ils se plaignaient de manquer d’armes :
 
— Soyez tranquilles, dit stoïquement Chénier, il y en aura de tués et vous prendrez leurs fusils.
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— Non je ne déserterai pas le centre de la résistance et je ne me rendrai pas vivant à l’Anglais.
 
Des brèches se faisaient jour dans les murs de l’église
Des brèches se faisaient jour dans les murs de l’église par où l’on passait des torches enflammées, les bancs étaient déjà en feu. Il crispait ses mains sur la gâchette de son fusil muet jetant un dernier regard sur son joli village qui se tordait sous la botte du spadassin anglais... Les événements ont une raison obscure, que la lumière, avant-coureur de la mort, éclaire brutalement. Pourquoi étaient-ils si misérablement vaincus puisqu’ils avaient la Justice de leur côté ?... Ce n’était pas la haine qui les avait poussés à se révolter, mais l’amour de la patrie. Chénier se sentait absous du crime de la guerre par le mobile qui était juste. Aussi, quand il vit que les flammes léchaient le mur et gagnaient la voûte, il comprit que le moment du sacrifice était venu. Il devait choisir entre le feu et les baïonnettes anglaises. Il fit un signe à ses compa­gnons dont le sang coulait aux quatre membres, en leur mon­trant les fenêtres. Plutôt que d’être rôtis comme des rats dans ce bâtiment, ils piquèrent une tête dans le vide. Chénier at­teint au vol par une balle anglaise expira avant de toucher sol. Le massacre alors devint horrible. Brûlés ou égorgés, ils périrent presque tous...
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par où l’on passait des torches enflammées, les bancs étaient déjà en feu. Il crispait ses mains sur la gâchette de son fusil muet jetant un dernier regard sur son joli village qui se tordait sous la botte du spadassin anglais... Les événements ont une raison obscure, que la lumière, avant-coureur de la mort, éclaire brutalement. Pourquoi étaient-ils si misérablement vaincus puisqu’ils avaient la Justice de leur côté ?... Ce n’était pas la haine qui les avait poussés à se révolter, mais l’amour de la patrie. Chénier se sentait absous du crime de la guerre par le mobile qui était juste. Aussi, quand il vit que les flammes léchaient le mur et gagnaient la voûte, il comprit que le moment du sacrifice était venu. Il devait choisir entre le feu et les baïonnettes anglaises. Il fit un signe à ses compa­gnons dont le sang coulait aux quatre membres, en leur mon­trant les fenêtres. Plutôt que d’être rôtis comme des rats dans ce bâtiment, ils piquèrent une tête dans le vide. Chénier at­teint au vol par une balle anglaise expira avant de toucher sol. Le massacre alors devint horrible. Brûlés ou égorgés, ils périrent presque tous...
 
Les Anglais venaient de remporter un de leurs triomphes coutumiers. Ils ne manqueraient pas de crier sur les toits, de leur vilaine voix de dindons qui font la roue, leur brillant fait d’armes !...
 
Nous avons mentionné le journal du curé Paquin où sont consignés heure par heure les épisodes de la révolution à Saint­-Eustache, œuvre de lâcheté dans laquelle l’auteur veut se faire pardonner ses sympathies pour le mouvement révolutionnaire quand il en escomptait la réussite. Dans ce mémoire de triste mémoire, le curé dit que les révoltés étaient des pillards, des ivrognes et le docteur Chénier un cerveau brûlé. Il parle avec mépris de son « patriotisme outré » de ses « emportements », de la véhémence extraordinaire de ses harangues révolutionnaires. Il ose insulter l’abbé Chartier dont le nom devrait être gravé dans les cœurs comme dans le marbre. « Ses paroles ne se ressentaient pas de son ministère. Nous n’entrerons dans aucun détail de son discours et nous jetterons un voile sur
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cette existence déplorable. » Nous voudrions jeter plus qu’un voile sur la honte de ce prêtre indigne. Mais il est bien puni par le mépris silencieux qui pèse sur sa tombe. « La conduite de sir John Colborne pendant toute cette campagne ''a été remplie d’une douceur admirable et ses troupes et soldats méritent de grands éloges'' », écrit-il dans son journal.
 
Quelle mansuétude ! Il a détruit le village et fait rôtir les patriotes qu’il n’a pu éventrer avec ses baïonnettes. Jugez un peu si au lieu d’être un agneau, il eut été un loup, les horreurs qu’il aurait commises à Saint-Eustache.
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Voici un passage de la rétractation qu’on arracha à l’abbé Chartier pour lui permettre de revenir au pays. Elle a la va­leur de l’amende honorable de Galilée : « Je reconnais aujourd’hui avec regret que je me suis laissé aveugler par les passions politiques du temps, que je me suis fait une fausse conscience par des distinctions abstraites d’une métaphysique captieuse pour appuyer ma résistance coupable et scandaleuse aux déci­sions de mes supérieurs ecclésiastiques, qui ne faisaient que promulguer l’enseignement formel de l’Église universelle de tous les temps.
 
Par ce refus d’une juste déférence, j’ai fait tort au­tant qu’il était en moi à l’autorité épiscopale en affaiblis­sant le respect et l’influence qu’elle devait obtenir auprès du peuple; et de plus j’ai fait une injure très grave à la personne de mon évêque d’alors, feu l’illustre seigneur Larti­gue, qui était trop instruit de la doctrine et de l’histoire de l’Église pour n’en pas comprendre parfaitement le véritable ensei­gnement et trop bon Canadien, trop au-dessus de toutes les craintes humaines, trop vrai patriote, je puis dire, pour outrer les doctrines du christianisme et refuser à ses concitoyens (''ce qu’il n’a jamais hésité à reconnaître des sujets de plaintes'') tout le profit d’une résistance légitime que la morale aurait pu avouer; mais qui était trop consciencieux pour faillir à son de­voir en permettant le dévergondage du temps aussi opposé à la morale chrétienne qu’à la saine politique : ''aussi l’époque reculée de son
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mandement qui précéda de quelques jours seulement les premiers troubles à Montréal fait-elle voir avec quel effort sa conscience l’arrache à son patriotisme''. Je dois cette juste répa­ration, et c’est avec un plaisir indicible que je la fais à l’heureuse mémoire de ce ''grand évêque'' digne d’être la première souche de l’épiscopat de Montréal, dont ses successeurs se feront toujours gloire de descendre; à qui j’ai donné plus de sujets réels de se plaindre de moi que je n’en ai eu de me plaindre de lui, quoi­que mes clameurs aient été parfois si hautes contre lui. »
 
Comme il faut avoir l’âme délicate et haute pour éprou­ver un si vif remords de l’ombre d’une faute. L’abbé Chartier avait 71 ans quand il fit cet acte de soumission dont l’opinion ne doit pas lui tenir compte. Il dut retourner aux États-Unis terminer sa carrière tourmentée par les remords d’une conscience timorée. Les spectres des exécutés de 37 le hantaient partout. Il se reprochait leur fin tragique bien plus que les auteurs réels de leur martyre. Le pauvre abbé Chartier pleura une belle action dont tant d’autres plus tard se sont glorifiés et ont tiré un parti avantageux.
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== XIX. La contre-révolution ==
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Nous touchons au quatrième et dernier acte du grand drame, la contre-révolution et ses derniers soubresauts. Le rideau tombe sur l’échafaud où montèrent tour à tour douze patriotes. Après une année d’une tranquillité factice, on put croire que la révolution était étouffée, mais il n’en était rien, le feu couvait sous la cendre. Six à sept cents insurgés dans les comtés du Sud, sous le commandement de Robert Nel­son et du Dr Côté, n’attendaient que l’occasion favorable pour reprendre les hostilités. Nelson avait lancé une proclamation qui relevait le Bas-Canada de son allégeance envers la Couronne d’Angleterre.
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La république était donc déclarée. En vertu de la nou­velle constitution, la tenure seigneuriale et la dîme étaient abo­lies; l’Église serait séparée de l’État; les sauvages devaient jouir de tous les droits civils et politiques du Canadien-français; il n’y avait plus d’emprisonnement pour dettes; la presse possé­dait une liberté absolue.
 
Sous le régime parlementaire qui devait prendre force avec la république, les élections seraient faites au scrutin et les mem­bres de la chambre élus par le peuple; les terres publiques et celles de la Compagnie des Terres de l’Amérique britannique du Nord devenaient biens nationaux. Ces doctrinaires nous faisaient entrer du premier coup dans l’âge d’or. Toutes les libertés que nous avons eues subséquemment et celles que nous
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appelons encore de toute la force de nos désirs, par un sorti­lège qui tenait de la magie, ils prétendaient nous en doter sur le champ, en tirant quelques coups de feu !...
 
C’était trop demander même à la meilleure des constitu­tions. Nelson pouvait dire avec Schiller : « Un trait de plume de cette main et la terre est créée à nouveau. » Le tort de ces braves gens fut de penser qu’on peut faire un habit sans avoir pris la mesure sur le mannequin humain et contraindre en­suite le personnage à s’y adapter. Ce programme trop avancé pour la mentalité du temps, ne pouvait pas se réaliser.
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— Je ne connais rien des partis et je donnerai à tous une égale protection, attendu que tous sont sujets de Sa Majesté et sont égaux devant la loi, se plaisait-il à dire.
 
Belles et rassurantes paroles, seulement, avec l’arrivée de plusieurs bateaux de guerre, le caractère du nouveau gouver­neur perdit de sa mansuétude. Simple coïncidence, peut­-être, mais, avec le progrès de l’armement, ses propos devinrent plus hardis, plus despotiques. Il innova un mode d’adminis­tration qui ne rallia pas les suffrages des citoyens, un conseil exécutif composé de sept membres, dont un seul était natif du pays. Pour justifier ce gouvernement exclusif, il prétendit qu’une commission ainsi fondée de pouvoirs illimités avait plus
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de chance de se montrer indépendante si elle n’avait aucune attache au pays. Ce sophisme politique ne convainquit per­sonne. Précisément parce que les étrangers étaient ignorants de nos mœurs, de nos traditions et de nos lois, il était à crain­dre qu’ils rendissent des jugements fantaisistes sinon injustes. En vertu de cet axiome : « On n’est jamais si bien servi que par soi-même », les Canadiens voyaient avec inquiétude cette immixtion d’exotiques dans les affaires du pays.
 
Les gens qui se réjouissaient de l’arrivée de Lord Durham, s’en attristèrent par la suite. Sa réputation valait assurément mieux que lui. Le nouveau gouverneur semblait aussi mécon­tent de la situation qu’on l’était de lui. Il fallait statuer sur le sort des prisonniers de guerre qui encombraient les geôles et coûtaient cher au gouvernement. Les renvoyer sans procès, c’était une parodie de la justice, les garder sans procès, un attentat à la justice. Il tournait dans un cercle vicieux, sans pouvoir en sortir. Les gardes-chiourmes avaient l’ordre de ne pas être sévères pour les prisonniers. Tous les jours il y avait des évasions, mais on ne pouvait pas abuser non plus de ces distractions volontaires, lesquelles se répétaient vrai­ment trop souvent.
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Les loyaux, les bureaucrates, s’indignaient de ne pas voir fonctionner la potence. Il fallait encore faire des concessions à ces dévoués serviteurs de l’État.
 
Ce politicien roué, qui avait attaché plus d’un grelot, ne savait comment se tirer de ces complications, quand il lui vint à l’idée de se faire signer un recours en grâce par les pri­sonniers les plus compromis et les plus représentatifs. En conséquence, une requête des prisonniers politiques fut mise aux pieds du gouverneur. Elle était signée des noms suivants : M. Bouchette, Wolfred Nelson, N. Desrivières, L. H. Masson. H. A. Gauvin, G. Marchesseau, J. H. Godin, et B. Viger. Le conseil de Lord Durham condamna à la déportation les signa­taires du placet et à l’exil aux Bermudes quatorze chefs révo­lutionnaires qui s’étaient enfuis aux États-Unis, parmi lesquels se trouvaient Papineau, l’abbé Chartier, George Étienne Cartier, Nelson et Ludger Duvernay.
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Nelson et Ludger Duvernay.
 
On gracia les autres prisonniers politiques. Cet acte d’absolutisme fut diversement apprécié par la presse. Les loyaux se pourléchaient déjà les moustaches à l’idée que du sang de rebelles coulerait à flots. Quant aux Anglais la clémence de Lord Durham les exaspéra. Ils en appelèrent en Angleterre de ce qu’ils appelaient une décision arbitraire. Ceux qui avaient la tête hors de la gueule du loup furent les premiers à critiquer l’incorrection de l’expédient qui leur donnait la vie sauve. Ô perfidie de la politique ! les Chambres désavouèrent la mesure du gouverneur, laquelle, au fond, satisfaisait tout le monde.
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Un groupe de citoyens pondérés, rendus prudents par les échecs essuyés précédemment, essayèrent de dissuader les pa­triotes de leur téméraire entreprise, en leur disant que la valeur et l’enthousiasme n’ont pas toujours raison des canons et des fusils dernier modèles. Ils représentèrent qu’il y avait eu déjà trop de sang versé, qu’il ne fallait pas sacrifier inutile­ment l’élite des Canadiens. Mais Nelson ne voulait pas ac­cepter ce qu’il appelait un compromis avec l’honneur du nom.
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— Lors même que la position de l’armée serait plus mau­vaise encore, les hommes n’ont pas d’autre raison d’être que de se sacrifier à la patrie, répartit Nelson.
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Tout leur était contraire. On se trouvait alors dans la mauvaise saison. Les chemins imprégnés d’eau montraient par endroits de profondes et larges coupures. Une neige fine, pénétrante, dure et brillante comme du salpêtre, fouettait leur figure. Les pauvres soldats avaient mal choisi leur moment, car le mois de novembre est le plus maussade de l’année. On peut difficilement se faire une idée de la détresse de cette misérable armée mal vêtue, et encore plus mal chaussée. Les bottes adhéraient à la glaise mi-gelée, un vent froid glaçait les vêtements qui devenaient durs comme du verre. Ils ne pou­vaient faire un mouvement sans multiplier à l’infini, la sensation douloureuse de leurs membres piqués, on eut dit, par des milliers d’aiguilles. Mais quand la voix rude de Nelson criait : « En avant, mes braves », le cercle douloureux se brisait. Leur cœur se mettait à battre et propageait une bienfaisante chaleur dans tout leur être. Le courage renaissait un instant et les soldats résolus s’enfonçaient dans la brume et envahissaient les bois. Parfois, ils s’égaraient durant la nuit, mais rebrous­saient chemin à l’aurore.
 
Partis de Laprairie, ils se dirigeaient vers Saint-Jean et Chambly en passant par Napierville lorsque Colborne, averti du parcours de l’armée des rebelles, dépêcha vers eux une armée de sept mille hommes, avec huit pièces de campagne. Nelson, cerné de partout, se trouva dans une position très diffi­cile. Toute retraite lui étant coupée, il pénétra dans Odelltown.
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Mais le lieutenant Taylor, de l’armée anglaise, s’y porta en même temps que lui. Patriotes et constitutionnels se rencontrèrent tout près des frontières et se livrèrent un com­bat acharné durant plusieurs heures. Mais la mousqueterie anglaise encore une fois eut le dessus. Presque en même temps, les insurgés étaient battus à Beauharnois, entre Boucherville et Chambly. Ce fut la fin de l’insurrection. Colborne rentra à Montréal en conquérant, à la lueur des torches incendi­aires et des fusées dont la trajectoire marquait le ciel de sinistres points d’exclamation.
 
Les Canadiens-anglais du Haut-Canada avaient eu aussi leur révolution dont MacKenzie avait été le Papineau. Mieux organisés que les Canadiens-français, ils en firent voir de toutes les couleurs aux Anglais. Mais, cette fois encore, la force brutale eut raison du droit, au moins temporairement. Les coups que les « habits rouges » avaient donnés, ceux surtout qu’ils avaient reçus finirent par leur faire comprendre que leur politique était dangereuse et mal avisée et qu’un gouvernement de­vait, pour se maintenir, emprunter quelque peu la forme démocratique de la république américaine pour empêcher le Canada de soupirer après les institutions des États-Unis.
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Les Anglais comprirent qu’ils n’avaient pas pris les bons moyens de nous conquérir. Ce n’est pas tout d’être maîtres d’un pays, il faut l’être des habitants. Ils n’en firent pas l’aveu immédiatement. Par orgueil, ils sévirent contre quelques rebelles, mais laissèrent la vie sauve à la plupart. Le canon, même l’uni­que canon de bois des insurgés, étaient arrivés plus vite à l’en­tendement de John Bull que les plus subtils raisonnements des hommes publics... La leçon fut profitable aux politi­ques d’Angleterre qui résolurent de changer de tactique. Il n’est pas besoin d’avoir passé par l’École Polytechnique pour savoir quelles ont été les causes de l’échec de la révolution.
 
1. L’absence d’un plan d’ensemble et d’une tête dirigeante : chacun combattait au petit bonheur, sans se concerter avec
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son voisin. La grande erreur des insurgés fut de s’épuiser en combats partiels et alternatifs, au lieu de livrer une unique bataille, car ils pouvaient mettre sur pied une armée trois fois supérieure à celle des Anglais. A chaque révolte, la même histoire se répétait avec le même succès facile : l’ennemi diri­geait ses huit mille soldats réguliers et son artillerie sur quel­ques centaines de révolutionnaires et n’en faisaient qu’une bouchée.
 
2. Trop d’atermoiements et de retardements donnèrent le temps au gouvernement de faire venir des troupes, des munitions, des engins de guerre de la Grande-Bretagne...
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L’abbé Paquin a regretté que la circulaire de Mgr Larti­gue, qui enjoignait aux patriotes de se soumettre à l’autorité du pays, n’eut pas été lancée plus tôt, car elle aurait empêché l’orage de se former : « Le clergé, éclairé sur la doctrine catholi­que, les devoirs du gouvernement et du peuple, aurait engagé ce dernier à rester tranquille, en développant les ressources et les industries du pays, et l’aurait détourné de la révolte », dit­-il. Nous croyons également que cette lettre pastorale ne pouvait plus mal tomber, qu’elle jetait le désarroi dans les consciences et la perturbation dans les esprits, à un moment où il fallait qu’on fut en possession de tous ses moyens pour pouvoir se battre avec succès. À l’idée que Dieu se retirait de la partie, les mystiques et les croyants sentirent le sol se dérober sous leurs pieds. Qu’on juge de l’effet foudroyant après les lettres pastorales de cette circulaire sur les âmes timorées, fortes de leur bon droit et de la justice de leur cause, privées soudain de cette coopération d’en Haut sur laquelle elles comptaient pour triompher :
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''Montréal, 6 février 1838.''
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Cette lettre contredit celle où l’évêque admettait que la presque totalité des citoyens étaient en révolte ouverte contre l’Angleterre. Ces statistiques assez fantaisistes viennent d’une vision Protée qui n’est pas la même avant et après les événements. Il ne faut pas être trop sévère pour le fonction­naire, à la solde encore du gouvernement impérial. L’in­térêt de l’Église, comme celui du gouvernement, tendait à réduire les proportions du mouvement et à lui donner le moins d’importance possible.
 
Du moment que le mouvement insurrectionnel n’avait pas réussi, il semblait sage de le désavouer. Si nous excusons cette tactique nécessaire pour le bien de la religion et du prélat, nous croyons toutefois que Mgr Lartigue aurait dû soigner la forme de son langage dans cette lettre, dont la teneur lui fut sûrement dictée en haut lieu : qualifier « ''d’odieuse'' » la révolte
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dont il fut l’un des partisans, appeler « crimes » les représail­les des victimes contre leurs bourreaux, ce n’est pas employer les termes justes et c’est manquer sinon d’élégance du moins de modération. Les desseins de certains ecclésiastiques ont cette ressemblance avec les desseins de Dieu, ils sont impé­nétrables... Étaient-ce des coups de crosse dans l’eau que donnait l’évêque ? Lui-même n’avait-il pas été conquis par l’idée révolutionnaire ? Pourquoi se dressait-il aujourd’hui contre ses alliés d’hier et les menaçait-il des foudres de l’Église ? Ignorait-il que cette attitude déconcertante lui aliénerait un grand nombre de ses ouailles ?
 
Saura-t-on jamais la tempête qui s’agita sous cette mitre avant qu’il en vint à une résolution extrême de renier son passé ? Pourquoi s’obstiner à rester sur le bateau qui faisait eau de partout ? Après l’anéantissement des espérances na­tionales, les regrets étaient superflus. Il fallait tenter de sauver le diocèse de Montréal, compromis par le clergé... D’ail­leurs, la réaction se faisait. Les plus violents d’autrefois de­venaient thuriféraires. Les journaux étaient remplis d’adresses, d’expressions de loyauté, de témoignages de soumission, venus des différentes paroisses du Bas-Canada et des villages impliqués dans la révolution. « Le clergé qui, avant la Rébellion, avait envoyé des requêtes au gouvernement britannique en faveur de ce pays, dit un témoin du temps, ne manqua pas d’in­tervenir en cette occasion pour écarter les malheurs qui avaient fondu sur la population. » Voici une adresse signée par tous les prêtres du diocèse de Montréal, foyer de la guerre civile, que Lord Gosford fut prié de porter aux pieds de la Reine, ce dont il s’acquitta avec une réelle satisfaction :
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À la Très Excellente Majesté de la Reine, la très humble requête du Coadjuteur des Vicaires généraux, Curés et autres Membres du Clergé du Diocèse de Montréal, dans la Province du Bas-Canada.
 
Qu’il plaise à Votre Majesté, nous, les soussignés évêques,
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Vicaires généraux, Curés et autres membres du Clergé catholique de la Ville et du District de Montréal, dans la province du Bas-Canada, supplions qu’il nous soit permis de dépo­ser au pied du trône, les sentiments de notre vénération pro­fonde, aussi bien que notre attachement inviolable envers votre personne sacrée et de lui représenter :
 
Que ce clergé a vu avec une extrême affliction l’état de di­vision, d’agitation, même d’insubordination politique dans lequel s’est trouvée plongée une partie de cette province et par­ticulièrement le district de Montréal où, malgré les efforts des pasteurs catholiques et des autres loyaux sujets de votre Majesté, on a eu à déplorer l’insurrection de six ou sept comtés sur le nombre de vingt et un renfermés dans le district, mais que la rébellion ayant été promptement réprimée, chacun est rentré aussitôt dans le devoir, et les paroisses même les plus entachées dans six ou sept comtés susdits ont certifié leurs plus vifs regrets de ces attentats criminels et leur persévérance future dans une loyauté inébranlable par plusieurs adresses à notre gouverneur en chef pour être transmises à Votre Majesté.
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« Que vu l'''infériorité'' de la plupart de ceux qui ont oublié leur devoir, qui sont d’ailleurs ''en très grande minorité et qui ont été pernicieusement trompés'' et déçus par quelques sujets britanniques de diverses origines, qui ont eu le tort de croire un temps, zélés pour le bien de leur patrie, vos pétitionnaires osent l’espérer et en même temps supplier très humblement votre Majesté.
 
Que les heureux habitants de cette colonie ne soient pas privés, pour le crime de quelques-uns, des avantages et pri­vilèges dont ils ont joui jusqu’à présent sous l’Empire Britanni­que auquel, il est à souhaiter qu’ils soient unis pour toujours... Vos pétitionnaires concluent en priant humblement votre Ma­jesté de prêter une oreille favorable à leur intervention respec­tueuse en faveur de leur troupeau; protestant qu’après une telle grâce, le gouvernement britannique sera plus que jamais, dans une province à laquelle il aura rendu la paix, de plus en plus affectionné à la mère-patrie.
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Et vos pétitionnaires ne cesseront de prier Dieu pour la prospérité du règne de Votre Majesté.
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Quoi qu’il en soit, les révolutionnaires ne fléchirent pas au dernier moment, ils furent à la hauteur de leur œuvre et d’eux-mêmes. Leur dernier cri fut un appel à la liberté.
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== XX. Papineau en exil ==
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Le ronron des filatures, le nasillement des scieries, le gron­dement des hauts-fourneaux; le contraste de ces villes prospè­res avec l’agitation stérile de celles qu’il venait de laisser, lui étreignait le cœur. Il se disait avec tristesse que ce pays dont la civilisation était plus jeune que celle du Canada avait déjà eu la puissance de s’émanciper... Partout des écoles spa­cieuses où s’abritait la jeunesse studieuse, des noyaux de bi­bliothèques, des embryons de musées semblaient d’un bon augure pour l’avenir de ce vaste et magnifique pays. Est-ce qu’à l’ombre bienfaisante de la république de Franklin, la petite république canadienne, protégée, comme la Suisse, par le bon
vouloir de ses voisins, n’aurait pas pu grandir et prospérer ?
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Il lui semblait impossible qu’elle refusât la tutelle d’une si in­téressante et si riche pupille ? C’est peut-être par une miséricor­dieuse intention que le destin l’avait conduit aux États, pour qu’il pût intéresser le Congrès au sort du Canada français ?
 
« Le 4 janvier 1838, alors qu’il était à Hailsbury, il apprend qu’une assemblée de patriotes a lieu dans un parc d’Albany. Cinq à six milles personnes y assistent. Le soir, le gouver­neur de l’État de New-York rend visite à Papineau. On cause des affaires du Canada. Le 13 du même mois le procureur général de l’État de New York se rend auprès de Papineau, ainsi que le juge en chef et autres personnes influentes, pour savoir dans quelle mesure le gouvernement américain pourrait coopérer à la révolution canadienne. Leurs délibérations sont tenues secrètes. Entre-temps on donne des spectacles et des soirées dramatiques au bénéfice des patriotes. À l’une de ces soirées, une femme, drapée dans un pavillon tricolore, coiffée d’un bonnet phrygien, lit une adresse aux réfugiés politiques. Elle est applaudie frénétiquement. » M. Amédée Papineau, fils du chef révolutionnaire, a consigné dans ses mémoires tous les incidents qui ont marqué le séjour de son père pendant son exil aux États-Unis. Ceux qui ont eu l’avantage de consulter ces paperasses posthumes, ont pu voir que Papineau, rendu sur le territoire américain, a continué à aider les révolutionnaires en utilisant à leur profit le prestige de sa personne et les belles relations qu’il avait entretenues avec le monde officiel.
 
Après des alternances d’espoir et de déception, il eut le chagrin de constater que les États-Unis refusaient de venir en aide au Canada. Au moment le plus inattendu, le secrétaire d’État, Van Buren, fit passer un bill de neutralité, ce qui anéantit l’espoir d’une invasion du Canada par les troupes américaines, tant caressé par les réfugiés canadiens. Le Pilate américain, pour se laver les mains du sang de ce juste immolé par l’Anglais, allégua le respect des traités dont ils avaient fait fi quand il s’agissait d’obtenir leur propre indépendance, la sauvegarde du droit des gens. Mots sonores dont se payait l’égoïsme de ces richards. Les financiers ne sont pas d’ordinaire
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promoteurs des libertés qui viennent à l’encontre de leurs af­faires. La vérité, c’est que les Américains possédaient plus de territoire qu’ils n’en avaient besoin. Ils avaient moins l’am­bition de faire de nouvelles conquêtes que de conserver celles qu’ils possédaient. Ils auraient été bien sots de dépenser de l’argent et des hommes pour conquérir un pays qui leur ap­partenait de fait sinon de droit. Quand le fruit serait mûr, il tomberait du côté où penche l’arbre, c’est-à-dire de leur côté, et ils n’auraient qu’à le ramasser.
 
D’ailleurs, ils avaient tout à gagner dans cette rébellion qui rejetterait sur leur territoire des colons pour lesquels ils ne dé­pensaient pas un sou. L’exode, commencé au lendemain de la conquête, se continuait. Tous les jours, il en venait, cachés dans des charretées de foin, déguisés en colporteurs, en travestis, etc. Un courant de saine émigration se dirigeait de lui-même vers leur territoire. La sagesse enseigne qu’il faut attendre son heure, car la ligne imaginaire qui sépare les pays frères s’effa­cera d’elle-même. Sur ces entrefaites, le Docteur Côté, du Canada, réfugié aux États-Unis, fut arrêté et traduit de­vant la justice, sous l’accusation d’avoir violé la loi de la neutralité, en enrôlant des gens pour l’armée canadienne. La Cour de Windsor l’acquitta.
 
Les patriotes apprirent avec joie que 75 barils de poudre étaient disparus mystérieusement de Batavia. L’arsenal d’Élisabeth Towne fut également cambriolé, 1 200 fusils, 150 gibernes et havresacs, 26 carabines, 20 pistolets manquaient à l’appel. Était-ce pour le Haut-Canada ou le Bas-Canada que les Américains se laissaient si complaisamment subtiliser des armes ? Papineau n’était pas le seul chef révolutionnaire à errer sur la terre étrangère. W. Lyon Mackenzie évoluait dans la même zone de poudre ainsi que Papineau, O’Callaghan, Nelson, Davignon, Dr. Côté. Il est certain que les sympathies populaires se portaient vers les chefs patriotes, mais la politi­que a des raisons que la raison ne comprend pas ! Parmi les sphinx qui siégeaient à Washington et dont la figure ne laissait pas deviner les impressions, il y avait des amis déclarés de l’Angleterre.
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Libérés de sa tyrannie, ils tenaient à conserver avec elle des relations commerciales. Papineau eut une des grandes déceptions de sa vie, quand il découvrit l’indignité ou l’incons­cience des hommes qu’il avait placés si haut dans son admira­tion. Vus à travers son rêve démocratique, ils semblaient bien différents de ce qu’ils étaient en réalité. Soldat du verbe, rompu aux joutes oratoires, il avait cru avoir la partie belle avec les maîtres du Capitole, comme avec les lords d’Angleterre, mais il s’aperçut bien vite de l’infériorité de ces marchands de Chi­cago, de ces magnats de la finance new-yorkaise, comparés aux hommes d’État anglo-saxons, accessibles à l’élévation de sentiments, aux considérations philosophiques, aux idées libé­rales du siècle.
 
Il avait été discuté à Londres. On l’écouta distraitement à Washington, lui le grand seigneur de la politique. Il fut blessé de la vulgarité, de la mesquinerie, de la dureté, de la mau­vaise foi de ces parvenus qui lui avaient tacitement promis leur appui et se dérobaient au moment de faire honneur à leurs engagements. Il comprit que les droits sont un vain mot si les peuples ne sont pas assez forts pour les défendre. Quand un pays veut avoir son indépendance, il ne doit compter que sur lui-même. Malgré l’aide de la France, la Pologne et l’Ir­lande sont toujours esclaves. Si le Canada veut se libérer, il lui faut, par sa propre puissance, soulever le couvercle du sé­pulcre qui le garde dans la nuit du tombeau.
 
Papineau perdit la dernière et la plus chère de ses illusions, mais comme ces croyants qui font de spécieuses distinctions entre le prêtre et la religion, il accusait les membres du congrès de déloyauté, sans tenir rigueur à sa République idéale, restée belle et pure malgré l’indignité de ses ministres. II crut en elle jusqu’à sa mort. Son âme profondément religieuse sentait le besoin de se rattacher à un culte quelconque. Il n’était pas de ceux qui veulent éteindre les étoiles au Ciel, il en aurait plutôt allumé d’autres pour satisfaire à son besoin d’adoration. Il croyait au progrès, au perfectionnement humain. Il voyait la république à travers les philosophes de l’Antiquité et les moralistes
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du jour, c’était sa mystique, elle le posséda tout entier. Il lui importait peu d’en être le premier consul, le dictateur ou le président, puisqu’il avait pratiquement abdiqué entre les mains de Nelson, mais il voulait voir le nouveau règne de la démocratie dont celle des États-Unis lui paraissait être le proto­type. Il avait vu de ses yeux que c’est dans ce creuset que les peuples, venus de partout se mêlent, se fondent, pour en sortir purifiés et débarrassés de leur gangue. En prenant contact avec cette population homogène et bon enfant, plus affinée à chaque génération, dont la joie de vivre éclatait par tous les pores et qui s’épanouissait librement, il pensait à cette autre, mieux douée, supérieure d’instincts, qui s’anémiait à quelques milles de distance, privée d’instruction et de liberté, vouée au dur labeur des champs, pauvre et mal nourrie. Plutôt que d’ac­cuser le sort d’injustice, il s’en prenait à cette forme de gou­vernement qui autorisait et légalisait toutes les tyrannies. Il suivait de loin les tragiques événements qui se déroulaient dans son pays; il vivait la douloureuse passion de ses disciples et les phases angoissantes de son rêve fait chair. Il s’iso­lait dans un deuil sévère. Nous avons eu l’avantage de connaître un de ses compagnons d’infortune sur la terre d’exil; il nous disait que dans toute la durée de son séjour à l’étranger personne ne l’avait jamais vu sourire. Il souffrait physiquement des maux qu’enduraient ses compatriotes, au point qu’à la longue, ses traits s’étaient contractés et qu’un pli douloureux, qui ne s’est jamais effacé, meurtrissait le coin de sa bouche. Ceux qui ont prétendu que Papineau s’était endormi dans les délices de Capoue pendant que les autres montaient le Gol­gotha ont odieusement menti. Jamais peut-être il n’a autant souffert, sans se repentir, car il avait la raison trop droite pour se donner tort, quand la justice avait inspiré ses actes. Seule la fatalité avait voulu que tant de nobles victimes fussent broyées sous l’impitoyable roue du progrès à laquelle il imprimé le premier mouvement. Pourquoi aurait-il regretté d’avoir voulu la libération des siens et le bonheur de sa patrie ? Mais quand il lut le testament de de Lorimier, arrivé à ce passage : «
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Je meurs sans remords, je ne désirais que le bien de mon pays dans l’insurrection et l’indépendance. Mes vues et mes actions étaient sincères et n’ont été entachées d’aucun des crimes qui déshonorent l’humanité et qui ne sont que trop com­muns dans l’effervescence des passions déchaînées. Depuis dix-sept et dix-huit ans, ''j’ai pris une part active dans tous les mouvements et toujours avec conviction et sincérité (Un feu de paille qui flambe pendant dix-huit ans)'' — Mes efforts ont été pour l’indépendance de mes compatriotes. Nous avons été malheureux jusqu’à ce jour. La mort a déjà décimé plusieurs de mes collaborateurs. Beaucoup gémissent dans les fers, un plus grand nombre sur la terre d’exil avec leurs propriétés détruites, leurs familles abandonnées sans ressources aux ri­gueurs d’un hiver canadien. Malgré tant d’infortunes, mon cœur entretient encore du courage et des espérances pour l’ave­nir; mes amis et mes enfants verront de meilleurs jours. Ils seront libres, un pressentiment certain, ma conscience tran­quille, me l’assurent. Voilà ce qui me remplit de joie quand tout est désolation et douleur autour de moi. Les plaies de mon pays se cicatriseront après les malheurs de l’anarchie et d’une révolution sanglante. Le paisible Canadien verra renaître le bonheur, la liberté, sur les bords du Saint-Laurent. Tout concourt à ce but, les exécutions même, le sang et les lar­mes versés sur l’autel de la liberté arrosent aujourd’hui l’arbre qui fera flotter le drapeau des deux étoiles des Canadas. Je laisse des enfants qui n’ont pour héritage que le souvenir de mes malheurs. Pauvres orphelins, c’est vous que je plains, c’est vous que la main ensanglantée et arbitraire de la loi martiale frappe par ma mort. Vous n’aurez pas connu la douceur d’embrasser votre père aux jours d’allégresse, aux jours de fête. Quand votre raison vous permettra de rêfléchir, vous verrez votre père qui a expié sur le gibet des actions qui ont immortalisé d’autres hommes plus heureux. ''Le crime de votre père est dans l’irréussite !'' » Papineau toujours solennel, avait lu debout cet ultime message du brave de Lorimier, mais il avait présumé de ses forces, arrivé à la dernière phrase,
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il s’affaissa sur son siège, blanc comme un suaire. On crut un instant qu’il allait s’évanouir, mais il parvint à surmonter son émotion. Le courage et les sublimes sentiments exprimés par Duquette à ses derniers moments, la crânerie si française de Hindelang, la belle résignation de Robert, de Hamelin, des deux frères Sanguinet, du notaire Decoigne, de Narbonne, de Daunais, la tirade enflammée de Hindelang, au moment où le bourreau s’apprêtait à lui passer la corde au cou : « Liberté ! Liberté ! qu’il serait beau de mourir pour toi ! Qu’il serait beau faire comprendre aux Canadiens tout ce que tes amants reçoi­vent de force et de courage en te servant... Vive la Liberté ! »
 
Papineau pleura... Mais il ne voulait pas qu’on prît ses larmes pour de la faiblesse, pour de la pitié : « C’est d’orgueil que je pleure... », disait-il. Il avait raison d’être fier de ses coopérateurs. Ils étaient une magnifique démonstration de ses théories libertaires. « Le dernier banquet des condam­nés, qui rappelait celui des Girondins », selon M. David, les avait disposés à bien mourir. Ces stoïciens trinquèrent à la liberté et portèrent des toasts à l’indépendance du Canada. Les discours coulaient plus généreusement que le vin. Mais ils s’attendri­rent moins sur leur sort que sur celui des veuves et des orphe­lins. Quand à l’aube, le geôlier vint les chercher pour le sacri­fice suprême, tous marchèrent d’un pas assuré vers la potence. Hindelang seul refusa le secours du prêtre à ses derniers moments. Il se contenta d’incliner la tête pendant qu’on récitait les der­nières prières pour les suppliciés. Il trouva dans son sublime sacrifice la force de voir venir la mort. On n’a rien à redouter de l’éternité quand on s’est absolument dévoué pour le bien d’autrui... Mais la pensée de Papineau se reportait toujours sur de Lorimier, son disciple le plus cher, celui qui, suspendu à ses lèvres dans les assemblées politiques, buvait ses paroles comme une liqueur de flamme. Sur un geste, sur un signe du grand homme, il eut risqué cent fois sa tête. Ces paroles
surtout retentissaient à son oreille : « Le crime est dans l’ir­réussite ! !... » C’est vrai que Washington, Guillaume Tell n’étaient pas plus grands que ces modestes héros et si le succès
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avait couronné leur œuvre, au lieu d’être des rebelles, ce se­raient des sauveurs. Ces désolantes considérations, qui assom­brirent les derniers moments de de Lorimier, hantaient l’esprit de Papineau. Mais pourtant, à cette heure ultime, le rideau qui nous voile l’avenir devait se déchirer devant ses yeux pour qu’il entrevit l’apothéose dernière !
 
Ces hommes ont été vaincus par la mort, mais à leur tour, ils ont vaincu le mauvais sort acharné sur leur patrie. Il ne faut pas faire de restrictions dans notre reconnaissance, ni éta­blir d’outrageantes comparaisons entre ceux qui moururent pour la patrie, et ceux qu’un hasard pitoyable a tirés des serres de l’oiseau de proie. Celui qui consacre sa vie entière à une œuvre de libération est l’égal de celui qui a donné son sang pour en faire une bienfaisante réalité. Les exilés des Bermudes ont mérité de la patrie tout autant que ceux qui sont montés sur l’échafaud. Tous ont couru les mêmes risques, le martyr des uns a duré quelques heures, celui des autres a tenaillé toute leur existence.
 
Les hommes font la révolution mais, en retour, la révolu­tion fait les hommes. Qu’elle les dévore après l’œuvre accom­plie, c’est dans sa logique qui nous semble illogique comme bien d’autres choses dans le monde, entre autres la mort et l’iné­galité des conditions. Cependant tous ces héros de l’action et de l’esprit seraient déjà perdus dans l’oubli au lendemain d’un mouvement avorté, mais dont les conséquences ont été infinies pour nous, si quelques écrivains n’avaient entrepris de les sauver du néant. Ils furent — hélas ! — trop vengés de l’indiffé­rence des premières années par l’abus qu’on a fait ensuite de leur auréole. Tous ont ensuite tiré sur leur gloire sans vergo­gne. Le politicien véreux, le démagogue imprudent, l’agioteur sans scrupule se drapent dans leur pourpre pour jouer le rôle des pères nobles. Papineau du moins a échappé à cet outrage. Sa cotte de maille et son casque étaient trop lourds pour les aigrefins d’aujourd’hui ! Nos pygmées se seraient perdus dans l’ampleur de sa toge. Mieux valait laisser son spectre aux oubliettes que de lui imposer nos mascarades. N’en disons
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rien plutôt que d’employer des phrases prostituées qui ont servi à tout le monde. Il faut le feu nouveau des Jeudis saints pour brû­ler devant comme le Prométhée de cette ténébreuse époque. C’est de son cerveau qu’est sortie, bien mal armée, hélas ! la pensée salvatrice. Cessons de lui en vouloir, parce que le capuchon du bourreau, pas plus que l’éteignoir du fanatisme, ne s’est abaissé sur cette belle tête lumineuse.
 
Papineau n’a pas repoussé le calice qui s’offrait à ses lèvres. Il n’était pas de ceux qui chipotent sur le prix de la gloire. Il croyait nécessaire pour les Canadiens-français de refaire leur trempe morale. Dans le temps, la seule valeur ayant cours, c’était la valeur guerrière; c’est pourquoi il s’attacha à réveiller les nobles instincts de la race et à stimuler son ardeur virile, parce que seules les nations sans ressort subissent la tyrannie avec résignation. Le temps des atermoiements de la passivité était passé. Les peuples opprimés et abaissés devaient se ra­cheter par la décision et la volonté. Son éloquence les éperonna pour les faire sortir de leurs gonds, non parce qu’il était avide de carnage et qu’il aimait l’odeur de la poudre, mais parce que, comme dit la bible : « la vie vient du sang » et qu’il fallait teindre du sang du lion plutôt que de celui de l’agneau les portes des maisons où se trouvaient des enfants mâles pour les guérir de leur tares originelles. Tant mieux pour son nom, si la pos­térité lui tient compte des immolations qui nous ont valu nos libertés. Nous ne sommes pas de ceux qui lui imposeront un nouveau baptême pour laver son front d’une tache lumineuse comme on en voit aux disques des astres. Nous lui laisserons la responsabilité de son acte qu’il portera comme le Christ, sa croix. Il a opéré la multiplication des héros. Ils étaient trente aussi ardents, aussi éloquents que lui. Leur pensée décompose le reflet de la sienne. De Lorimier, Cardinal, Hindelang, Chénier, Robert Nelson parlaient comme lui. Son caractère est celui de la nation même. Il a tiré du chaos de nos origines un type impérissable, si nous voulons bien lui prêter vie, parce que toutes les mères du temps ont été impressionnées par cette figure extraordinaire et l’unique Papineau a été tiré à cent mille
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exemplaires. Reconnaissons donc en Papineau notre meilleure valeur. C’est lui que le destin a délégué pour montrer aux siècles futurs ce que nous avons été et pouvons être. C’est l’alchimiste qui a transmuté la matière grossière de nos ori­gines en un métal qu’il ne tient qu’à nous d’épurer sans cesse.
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== XXI. Retour de l’exil ==
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Elles coulèrent lourdes et grises comme du plomb, les heures de l’exil pour le chef révolutionnaire. Il était sans but, dé­semparé dans la vie, ne sachant où aller ni quoi faire de son temps, qu’on avait tué avec son rêve. Chaque jour lui amenait une nouvelle épreuve. La pire nouvelle qu’il pouvait recevoir, c’était celle, après le massacre de ses collaborateurs, de l’horrible paix reconquise, et du calme stupide qui règne sur les champs de bataille le lendemain des défaites, alors que tout le sang versé a été aspiré par les nuages et que l’oppression pèse sur nos poitrines. Ses nuits étaient hantées par ces morts qui te­naient à toutes les fibres de son âme. Il était trop loin et trop près de sa patrie; trop loin pour suivre les événements qui s’y déroulaient et trop près, parce qu’il sentait le froid mortel qui l’envahissait lui gagner le cœur, auquel il préférait l’état fé­brile d’autrefois, les pulsations affolées des artères d’où un organisme sain sort revivifié.
 
Il résolut de passer en France, car il lui restait un vague espoir de rallier des amis à sa cause. Rendu là, il constata que l’irréparable était creusé entre la mère-patrie et la Nouvelle­-France. Plus qu’un océan maintenant séparait les deux mon­des. Le lien moral s’était rompu entre la mère et la fille; elles ne pouvaient plus mettre en commun leurs destinées. La France, épuisée par l’effort titanesque de sa révolution, ne semblait pas disposée à évoluer en de nouveaux cycles sanglants.
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Après avoir enfantée une nouvelle humanité, il lui semblait qu’elle avait bien mérité de se reposer. La question de la libération du Canada semblait de peu d’importance, comparée à celle de la société tout entière. Il comprit que nos problèmes étaient sans intérêt pour elle. Du séjour de Papi­neau en France, on sait peu de chose. Dans la vie publique des grands hommes, il y a toujours une période d’ombre. La vie cachée du Christ, celle de Christophe Colomb et de combien d’autres recèle un mystère que nul n’a pénétré, périodes de concentration, qui sait où l’être prend pleine possession de lui­-même. Mais d’après le bagage d’érudition que Papineau pos­sédait sur le déclin de ses jours on peut conjecturer qu’il tenta de combler la solitude désolée de son âme par l’étude. Ce dut être une bien grande jouissance pour cet exilé de prendre contact avec des auteurs dont les noms même lui étaient in­connus. Cet homme qui avait prêché la liberté en ignorait le sens. Il subissait la tyrannie des foules qu’il dominait. Enfin il s’appartenait !... Il pourrait s’absorber en lui-même et s’assimiler par la réflexion le savoir qui lui manquait. Il avait vécu sur son propre fonds. Si riche qu’on soit, on sent à un moment donné la nécessité de se renouveler. Papineau ne laissa pas passer l’occasion de com­bler lès lacunes de son instruction. Il mit à contribution les trésors littéraires de la mère-patrie. Mais il n’était pas telle­ment pris par l’étude qu’il restât sourd aux appels de la patrie. A quelque distance qu’on soit, on ne peut guère résister à ces suggestions impérieuses des âmes. Il lui semblait que la terre hospitalière de France, depuis quelque temps, lui brûlait les pieds. Il entendait des voix lointaines et la résonance de son nom répété par un millier d’hommes. Sa taille courbée se re­dressa; ses yeux lancèrent des éclairs, ses cheveux jetèrent des étincelles électriques :
 
— Me voici !..., fit-il, comme Jeanne d’Arc à ses saintes.
 
Sans tarder, il prit le premier bateau qui faisait voile pour le Canada, partagé entre la joie et l’anxiété à la pensée de re­voir son pays. À entendre les battements tumultueux de son cœur,
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il crut au retour de sa jeunesse. Oh ! bonheur ! on l’ac­cueillit avec des applaudissements frénétiques ! Et lui-même tremblait d’émotion en voyant qu’on ne lui gardait pas ri­gueur de son exil volontaire. Le peuple n’avait jamais été dupe; il savait comme celui-là l’aimait !...
 
Quelques mois plus tard, l’électorat le porta de nouveau au pouvoir. Ce fut un grand jour, parce que ce vote l’absol­vait de toutes les calomnies accumulées contre lui et parce qu’il était rendu à l’action. Il portait encore beau. Quand il apparut sur l’arène, témoin de ses anciens triomphes, il sentit qu’il rentrait dans la peau de son personnage. Oh ! il vivrait encore de beaux moments ! Mais soudain, cet air glacé qu’il avait senti aux États-Unis lui tomba sur les épaules et l’enve­loppa comme un linceul. Les députés qui siégeaient en Cham­bre ont des yeux vides de statues. Il eut l’impression de se trouver dans un musée. Il savait pourtant comment faire fondre ces masques de glace ou de cire. II avait vu de la mor­gue s’évanouir des lèvres pincées des lords d’Angleterre à la chaleur de sa parole, comme des fleurs de givre fondent au tou­cher d’un rayon de soleil. Il toussa, fourragea son toupet ar­genté, passa sa main gauche sous son pan d’habit, dans un geste qui lui était familier. Son aplomb revenu, il promena un œil ardent sur l’auditoire et dans une brusque prise de possession, lança tout le jet contenu de son patriotisme, en paroles vibrantes, pressées qui sillonnaient la nue d’éclairs fulgurants. Il tenait l’assemblée palpitante sous son verbe, la secouait de ses trans­ports convulsifs; mais, chose étrange, elle restait réfractaire à son étreinte, se défendait du spasme qu’il voulait provoquer. Il évoqua les luttes, les souffrances d’autrefois, ressuscita les vieux griefs contre les tyrans, et fit sonner les espérances de la race... Il aiguisa son ironie pour flageller les traîtres, les renégats coupables de l’échec de la révolution. Mais ses ti­rades virulentes, ses imprécations délirantes, tombaient dans le vide. L’écho répondait à ses sanglots par un éclat de rire d’oiseau moqueur... Au lieu du tonnerre d’applaudissements à soulever les toits qui jadis lui tombait dessus, quelques
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claquements de mains, un effleurement de doigts parcheminés !... Papineau, hors de lui, essoufflé, écroulé dans son impuissance se dit :
 
« C’est fini, je suis trop vieux !... Ma vie est coulée ! »
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Ah ! c’était bien Papineau qui alimentait de sa flamme ces froids satellites. Lui parti, ils s’étaient soudain glacés et éteints. Quand on voulut lui faire signer le pacte de la Con­fédération, il partit de la Chambre en faisant claquer les portes. Ce geste termine sa carrière, il est dans la vérité de sa vie. On ne voit pas Papineau pactiser avec les arrivistes qui s’étaient débarrassés comme un lest encombrant des principes pour les­quels ils avaient combattu depuis toujours...
 
Il se retira dans son manoir de Montebello, solitude ombragée,
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où il put méditer, comme beaucoup d’autres grands hom­mes, sur l’ingratitude des amis, mais une douce sérénité enveloppa la fin de ses jours. De partout, on accourait voir l’astre sur son déclin. C’était dans le modeste village un va-et-vient d’équi­pages et de charrettes comme dans un lieu de pèlerinage.
 
Ces dernières heures, passées dans une retraite qui n’était pas celle de Béthanie, il les employa à scruter les grands pro­blèmes de métaphysique dont son âme chercheuse avait tou­jours été éprise. Fidèle au deuil éternel qu’il avait voué à ses compagnons martyrs, il s’interdit à jamais les fêtes et les réjouissances publiques. Toujours vêtu de noir et les yeux chargés d’ombre, il errait sous les grands arbres en compagnie de ceux qu’il n’avait pas oubliés, lui, au moins, ceux dont les corps mutilés gisaient dans une fosse commune, sans croix, sans bénédiction, exilés de la terre sainte, tandis qu’il entre­tenait avec leurs âmes d’interminables colloques.
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nos larmes et souffert nos tortures, dans son abandon de tous, que nous l’aimons. Dans le rêve comme dans l’action, dans le triomphe et la défaite, il s’est tenu à la même hauteur. Qui se serait souvenu de Papineau, s’il n’avait tiré du plus profond de son être cette charité qu’il a répandue à profusion sur tous ?
 
Les romantiques regrettent que dans cette solitude de Montebello on n’aperçoive aucune silhouette de femme... Pas une Egérie, pas une Eurydice, pas une Omphale, fuyant à travers les buissons. Il semble que l’amour nimberait d’une auréole
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translucide ce front trop grave, comme cette lumières coloriée qui tombe des vitraux de nos églises sur les fronts pâles des saints... Mais ce verset du code de manou semble écrit pour lui : « Celui-là est un homme parfait qui se compose de trois, sa femme, lui-même et l’enfant; car le mari ne fait qu’une même personne avec son épouse. » Il fallait que Papineau fut chaste comme un ascète pour que le saint laïque ait droit à la canoni­sation.
 
Quand on vous dira que l’honneur ne suffit pas à un homme pour le défendre contre les suggestions de la concupiscence, et du vice, nous leur citerons Papineau. Essayez donc de trou­ver le point vulnérable, le défaut de cette cuirasse étincelante ! Fouillez cette vie, scrutez cette âme dans toutes ses profondeurs aucune honte, tout est clarté et pureté et c’est pour cela que sa mémoire nous est précieuse...
 
== XXII. Mort de Papineau ==
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Papineau ==
 
C’est pendant qu’il promenait sa mélancolie sous les grands arbres dont l’ombrage lui était un apaisement que le noir séraphin vint le toucher de son aile. Il ne l’avait pas vu venir, tant il était absorbé en lui-même, déjà rentré dans son éternité. Mais d’autres qui le guettaient et voulaient attraper son âme au vol accoururent dès qu’ils sentirent l’odeur de la mort. Un abbé, parent de Papineau, se présenta au chevet de l’illustre mourant. S’il était venu porteur d’une simple bénédiction, on lui eût permis d’esquisser son geste consolateur; mais il s’approcha de ce lit de mort avec tout un attirail de guerre, pour soutenir une lutte avec l’âme effarée, comme un barque attachée par sa corde usée au rivage et que le courant sollicite. Papineau, dont l’intelligence n’avait pas baissé, ne pouvait cependant, à cette heure de la dissolution, interrompre cette bataille de l’esprit et du corps, pour s’engager dans une discussion théologique. Il repoussa les secours d’un ministère dont il s’était passé durant sa vie et dit tout simplement avec calme : « Je ne puis croire !... »
 
Alors, M. Dessaulles, qui se trouvait près du mourant, prit le prétexte de cette déclaration formelle pour couper court à une entrevue pénible. L’abbé, qui était un honnête homme,
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n’avait pas la délicatesse de toucher voulue pour manier une âme si difficile et ne reparut plus dans la chambre de cet incroyant.
 
Un plus habile, au lieu de faire à la dernière minute le siège de cette conscience cantonnée dans une certitude inébranlable, se serait insinué dans l’intimité du grand homme pour l’amener insensiblement à ses fins ! Il aurait fait valoir des raisons pour vaincre la résistance du malade. Il aurait esquivé l’écueil dogmatique. Comme c’était l’infaillibilité du pape que Papineau ne voulait pas admettre, il aurait pu lui citer le cas de Mgr Strossmeyer et de Mgr Dupanloup, dissidents au concile qui érigèrent en dogme la croyance à l’infaillibilité papale.
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Il est tout probable que le grand homme, qui avait un caractère fortement trempé, serait resté irréductible; mais ces moyens de séduction réussissent généralement et il est de bonne tactique de les employer. L’Église du Canada vit avec chagrin cette âme d’élite lui échapper. quand tant de malhonnêtes gens font une belle mort, c’est une compensation que de pouvoir faire montre de ces brillantes conquêtes de la dernière heure auxquelles on attache tant de prix, nous ne savons pourquoi, car c’est la vie et non pas la mort d’un homme qu’il faut savoir capter. À cette valeur négative nous préférons les œuvres qui sauvent.
 
Il est certain que, si Papineau avait fait sa paix avec l’Église avant de trépasser, on ne lui eût pas ménagé les éloges qu’on lui sert si parcimonieusement aujourd’hui parce qu’il est resté fidèle jusqu’à la fin à son idéal philosophique. Sa faiblesse dernière lui eût été comptée; car en amoindrissant le héros, elle en faisait un saint. Tous les bambins de l’école sauraient par cœur les 92 résolutions, sa statue ornerait notre plus beau square. Le manoir Montebello, depuis longtemps la propriété de l’État, serait devenu le rendez-vous des nationalistes surtout. Tous les amis de ''L’Action française'', et ceux qui savent que nous devons à Papineau la conservation de notre langue, monteraient à genoux la pente douce qui conduit à la maison seigneuriale où le solitaire-philosophe, comme dans une grotte de la Thébaïde et comme le sage de « l’Imitation » s’abîmait dans la contemplation de la beauté divine.
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dans la contemplation de la beauté divine.
 
Il ne lui a manqué, pour obtenir ces hommages posthumes, qu’une chose, que, malgré sa bonne volonté, il ne pouvait acquérir; car elle est un don gratuit : la foi. L’Église n’a pas tenu compte à Tertulien et à Origène de leurs erreurs dogmatiques. Elle n’a pas mis en doute leurs vertus et leur science. Ils sont restés « pères de l’Église » et personne ne conteste leurs qualités apologétiques. Les passions peuvent bien pousser une génération à l’injustice envers les grands hommes; mais par delà ce siècle de sectarisme, la vérité se fera jour. Le tribunal de l’histoire, dans as haute impartialité, vengera les mémoires qu’on a voulu ternir et placera chacun au rang qui lui est dû. Ceux qui croient avoir prononcé un arrêt définitif sur Papineau se trompent. Ils ne sont pas sûrs de l’acquiescement de l’humanité à cet ostracisme de notre plus pure gloire nationale.
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Le 20 septembre 1871, Papineau s’éteignit paisiblement au milieu des siens, dans son manoir de Montebello. La nature ne donna aucun signe extérieur de désolation et le voile du temple resta sans frémissement. On n’enregistra nulle part de secousses sismiques, mais les pharisiens qui l’avaient trahi se disaient en eux-mêmes : « En vérité, en vérité, cet homme était un juste ! » Et ils se frottaient les mains avec satisfaction, car ils étaient contents de la disparition de cette personnalité qui faisait honte à leur lâcheté. Pourtant, la rentrée dans le silence de ce verbe retentissant creusait un vide immense dans notre province. Une sorte de stupeur régnait partout. Papineau mort !... Cette alliance de mots hybrides révoltait le patriotisme, tant il y a de vie, d’action, d’enthousiasme et de lumière dans ce nom. Quand il frappe le atomes de l’air, on en voit trente-six soleils. Essayez donc de faire le vide dans ce vocable merveilleux où son verbe restait enclos ! Empêchez que le tympanon de la renommée le fasse retentir de siècle en siècle !
 
Il y avait cinquante ans que Papineau reposait dans la chapelle qu’il érigea, où sa femme bien-aimée dormait son dernier sommeil, lorsqu’on l’en vint tirer pour la séparer de son mari fidèle
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jusque dans la mort. Il était juste que les cendres du grand homme ne fussent pas mêlées à celles de ces cadavres anonymes avec qui il n’avait rien de commun, pour qu’on puisse un jour les placer dans une urne de vermeil et les déposer sur l’autel de la patrie.
 
Il y a vingt ans, un groupe de papineaulâtres, dont nous étions, s’étaient rendus en pèlerinage au tombeau du chef révolutionnaire. Si nous n’avons pas gravi à genoux l’allée bordée d’arbres, sorte de ''scala sancta'' qui conduit au manoir recéleur de tant de chers souvenirs, c’est que cette forme humiliée d’adoration aurait déplu à celui dont l’attitude ne fut pas celle des vaincus. Nous étions religieusement émus quand nous pénétrâmes dans cette maison où le grand homme avait vécu les dernières heures de sa vie. Longtemps, nous avons regardé ces choses immobiles dans l’espoir qu’elles se mettraient à raconter le passé. Nous cherchions la grande image dans les glaces embrumées, nous demandions aux échos endormis de nous rendre la sonorité de sa voix, nous regardions les fauteuils creusés à l’endroit où sa tête s’était posée, comme si des irradiations s’en échappaient encore.
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Nous avons rendu visite à ses livres qu’il aimait tant, ses amis, ses conseillers, ses consolateurs. Mais l’ombre était venue ,sans que nous nous en doutions, quand nous passâmes devant la chapelle solitaire, où Papineau attend que sa voix, devenue la trompette du jugement dernier, fasse lever tous ces gens couchés les mains croisées sur la poitrine. La paix du soir l’enveloppait de sa caressante fraîcheur, et de menues gouttelettes de rosée tombaient du ciel pour bénir cette tombe que le goupillon avait épargnée. Sur les avé d’or des étoiles, de pâles mains fluidiques égrenaient le rosaire et dans le silence plus profond là qu’ailleurs, on entendait comme le bruissement d’invisibles lèvres et l’écoulement d’une incessante prière : la nature est tolérante, elle n’excepte pas de ses rites éternels ceux qui n’ont pas eu la sépulture ecclésiastique...
 
― C’est triste toute de même que des hommes comme celui-là disparaissent, dit un des pèlerins. Quand il y a tant de morts
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qu’on ne peut réussir à tuer, si l’on pouvait faire revivre Papineau...
 
Est-on bien sûr qu’il est mort ?... Comme Orphée, n’a-t-il pas triomphé du tombeau des limbes et des enfers en charmant par son éloquence les divinités de l’ombre, là-bas comme ici ? Les chapelles mortuaires, les colonnes brisées, les épitaphes sont des leurres. Papineau vit dans la légende, dans l’âme d’un peuple, dans notre littérature. Les pages les plus vivantes de notre histoire ont été écrites par lui ou sous sa dictée. Beaugrand fonda ''La Patrie'' pour succéder au ''Pays'', à ''L’Avenir'', sous son inspiration. Mme Dandurand, la première femme journaliste de Québec, la première féministe canadienne dont la plume virile s’employa à l’émancipation des femmes, avec Françoise, qui jonglait avec des idées libérales comme avec des billes de verre, procédaient de sa pensée. Papineau a toujours tenu la main de M. David quand il écrivait ses pages touchantes, d’un nationalisme enflammé. Il a parlé par la voix de son petit-fils, Bourassa, quand il défendait la vie des Canadiens-français contre le dragon de l’impérialisme. Ce nouveau saint Georges enfonça dans la gorge béante du monstre la lance meurtrière de son verbe, leg de son aïeul. Dans toute notre littérature, nous entendons bruire la grande voix de Papineau comme dans une conque marine, la clameur de l’océan.
 
Mais celui qui incarna le plus brillamment les idées de Papineau fut Godfroy Langlois, tout à la fois journaliste, pamphlétaire, fondateur de la loge maçonnique du Grand Orient au Canada et député à la législature provinciale. Durant vingt-cinq ans, chef reconnu du libéralisme radical, il soutint de bons combats et remporta de belles victoires. Il avait pour lui les « vieux rouges », les Anglais, les exotiques, tous ceux qu’une tyrannie quelconque groupe ensemble. Au commencement de sa carrière, il comptait des partisans dévoués et jouissait d’une belle popularité, mais le fléchissement des caractères, la dépression des principes d’autrefois lui firent ajourner indéfiniment l’espoir de voir se réaliser le rêve de son enthousiaste jeunesse.
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Il vit encore dans sa petite-fille, Mlle Augustine Bourassa, femme distinguée par l’intelligence et par le cœur, qui mit au service de la rénovation de l’art religieux l’esprit combatif de la famille. Partagée entre le culte de son aïeul et celui de son père, extériorisée du monde, ces deux grandes ombres ont rempli toute sa vie. Avec une ténacité digne d’un meilleur succès, elle a fait le siège des gouvernements pour obtenir que le manoir de Montebello devienne la propriété de l’État et que les tableaux de son père, M. Napoléon Bourassa, aient leur place dans un musée.
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== Conclusion ==
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Nous sommes aux conclusions de notre examen de conscience nationale. Après l’étude des différents types de notre race que nous avons vus défiler devant nos yeux, pouvons-nous dire que nous avons marché dans leur pistes, sans dévier du chemin qu’ils nous avaient si péniblement tracé ? Sommes-nous restés à leur hauteur, honnêtes et droits, et comme eux, sans compromission avec notre conscience ? Les caractères n’ont-ils pas fléchi depuis ces cinquante ans ? Sommes-nous encore susceptibles de nobles actions et de beaux gestes ? Sur la route de la liberté où nous avons été conduits par des guides sûrs, d’où vient qu’un si grand nombre soit tombé de lassitude et de découragement ? La terre promise entrevue par nos pères recule toujours devant nous et avec elle, la foi dans ceux qui devaient nous y conduire.
 
Il serait injuste de nier les progrès accomplis dans les arts et d’oublier ce qui fut fait pour la diffusion du savoir : les écoles spacieuses et hygiéniques, que l’on a substituées à la petite école, et dont on a modernisé les programmes, ainsi que la laïcisation, lente mais sûre, des maisons d’éducation et de l’assistance publique ? Mais quand nous donnera-t-on l’instruction obligatoire ? Nous constatons que la religion a aéré ses dogmes et que l’ultramontanisme en est à ses dernières convulsions. La discipline ecclésiastique a moins de sévérité qu’autrefois, les quarante jours de jeûne du carême appartiennent à la légende dorée. On dit maintenant des prières sur le corps de
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francs-maçons notoires et si des libres-penseurs croient bon de se faire incinérer, on ne lance plus d’anathèmes sur leurs cadavres. Bref, l’Église, en tant que société humaine, a incontestablement évolué.
 
Mais la pensée s’est-elle libérée de ses entraves ? La presse a-t-elle sa liberté d’expression ? Y a-t-il une justice uniforme pour tous ? Ceux qui n’ont pas les idées de la majorité ne sont-ils pas traqués partout, jusque dans les services publics, comme des bêtes malfaisantes ? Est-ce que souvent on ne les prive pas d’avancement ou d’augmentation de salaire ? Entre un employé qui a des connaissances, une bonne conduite, des états de service satisfaisants et un autre qui a l’avantage d’être muni de tous les cordons, communie deux fois la semaine, arbore un air de chattemite, retourne en dedans de gros yeux brillants de convoitise, à la façon d’un Tartufe, n’arrive-t-il pas qu’on préfère ce dernier ? Sous la législation de Papineau et de ses collaborateurs, on ne voyait pas s’éterniser le règne de la bêtise, de la méchanceté, et de la médiocrité.
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Nos conditions de vie ont changé. Le tyran séculaire, l’Anglais, a fait peau neuve. Sa politique n’est ni contrariante, ni vexatoire. Il apprend notre langue et nous bombarde de compliments; un peu plus nous l’assimilerions. Il serait illogique de continuer la guerre sans ''casus belli'' pas plus qu’il n’est prudent de nous endormir dans une dangereuse sécurité : La vigilance est la mère de la sûreté. Souvenons-nous de ce vieux proverbe : « Méfie-toi des gens qui sont meilleurs dans un temps que dans l’autre. »
 
Aux libertés acquises par nos pères qu’avons-nous ajouté ? Nous déclarons d’avance que nous ne visons aucun groupe d’hommes en particulier, mais seulement les partis qui, depuis cinquante ans, ont régi le pays. Le libéralisme n’est plus un astre fixe. Il oscille d’un camp à l’autre, évolue dans tous les sens, c’est une étoile filante, un météore éphémère. C’est ainsi que nous avons vu des conservateurs faire promouvoir des idées libérales, comme le divorce et le vote des femmes, tandis que des rouges accusent une étroitesse de vues inconcevable. Nous croyons
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toutefois qu’il faut s’en prendre à la démocratie elle-même, plutôt qu’aux partis, de la déchéance du concept libéral et de l’incohérence de la politique, depuis un demi-siècle. Fille de la liberté, elle empêche cependant le règne de la liberté. Le suffrage universel, pour un jeune peuple privé des bienfaits de l’instruction obligatoire, est un obstacle à son évolution. L’urne électorale nous apporte infailliblement de désagréables surprises.
 
Les principes ne sont pas enfermés dans un tabernacle à l’abri des profanations du vulgaire. Ils n’ont pas été inscrits dans l’airain ou dans le marbre. Ils s’incarnent suivant la fantaisie des mains qui se posent sur eux. Une fois investis de l’autorité, les élus du peuple en font parfois un étrange usage quand ils réalisent qu’il existe des combinaisons autres que le bien public, plus conformes à leurs appétits et à leurs ambitions.
 
Nous nous plaignons avec raison de l’absence d’idéal dans la politique mais, quand on sait dans quelle eau trouble, dans quels bas-fonds souvent on va pêcher nos hommes publics, on n’a pas lieu de s’en étonner. Ces recrues du scrutin, ont perdu et perverti les partis. Avons-nous été capables d’envoyer au pouvoir les plus probes, les plus instruits, les plus dignes d’entre nous ? Ceux que le raz-de-marée des élections jetaient sur Québec, quand ils ne répondaient pas à la confiance qu’ont avait mise en eux, avons-nous été capables de les rendre au flot qui nous les avait apportés ? N’avons-nous pas été obligés, au contraire, de les subir durant des années, malgré la volonté de l’élite ? Quand des honnêtes gens tombaient dans le filet électoral, leur influence souvent fut neutralisée par un élément contraire. Comme la politique est devenue une carrière qui demande plus d’audace que d’esprit et de capacité, devons-nous être surpris qu’un si grand nombre de gens inférieurs l’aient embrassée ? Il est évident que le système électoral fonctionne défectueusement et qu’il faudra avant peu avoir recours à l’expédient de Faguet, exiger du candidat aux affaires publiques un diplôme en sciences économiques, politiques et morales, si l’on ne veut pas compromettre l’existence de l’œuvre de nos pères.
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Papineau était persuadé qu’en désintéressant l’État des questions religieuses et en mettant celles-ci à l’abri des ingérences du gouvernement, il ferait beaucoup pour la paix du pays, et qu’afin d’amener les différentes confessions à ne pas troubler l’ordre établi, il fallait donner à toutes une somme égale de libertés. Prévoir, c’est régner. On n’en a pas jugé ainsi.
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Craignons l’immigration outrancière. Il faut d’abord que nous y trouvions notre profit, avant celui des magnats de la haute finance et des gros industriels. Devons-nous ouvrir nos portes indifféremment à tout le monde, aux désœuvrés, aux spéculateurs, aux vagabonds parmi lesquels se recrutent les voleurs de grands chemins, les bandits à main armée, qui tiennent notre pays sous la terreur ? Nous ne sommes pas contre l’infusion du sang étranger, mais nous devrions tenir loin de nous ceux qui ne parleront jamais notre langage, que nous adoptions volontiers, mais qui ne nous adoptent jamais; ceux qui se refusent à suivre nos traditions, à unifier leurs intérêts avec ceux du pays. Mais dès qu’ils ont pris racine chez nous, il faut désarmer. Les opinions doivent cesser de se proscrire. Les défenseurs de la paix des âmes ont mauvaise grâce à susciter des querelles de race et de religion. La patrie et la religion doivent être bienveillantes pour ceux qui ont cessé d’être des étrangers. Afin que tous fassent assaut d’émulation, afin de bien servir le pays, sachons leur créer une atmosphère respirable...
 
Le protestantisme a bien inspiré la politique anglaise quand, au nom du précepte « Aime ton prochain comme toi-même », il accueillit en frères errants, les parias de partout. Aujourd’hui, ils sont tous assimilés à la nation anglaise. Nous n’avons pas à nous féliciter d’avoir réveillé le préjugé antisémite. La conséquence, c’est que nous avons détourné de
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nous un demi-million d’habitants. Nous sommes pourtant à une période critique où toute maladresse compte. Cette perdition de force pourrait nous être fatale. Papineau comprenait autrement le bien de la nation. Il ne faisait ps grise mine aux étrangers s’il ne leur tendait pas les bras.
 
Est-il possible de revivre les temps héroïques qui ont marqué la conquête du Canada par les Canadiens-français ? Aurons-nous de ces hommes sans peur et sans reproche, qui ne comptaient pour rien le sacrifice d’une vie quand le sort de la patrie et l’idée française étaient en jeu ? Il existe une légende déprimante, c’est que le temple de Jérusalem n’a pu être rebâti, symbole de l’impossibilité pour une race de refaire sa fortune, de renaître en splendeur et en beauté, si nous n’avons l’espérance, la foi et l’amour.
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Ayons foi dans l’avenir. Ceux qui ont vu notre patrie chanceler après de longs et sanglants efforts avaient peut-être raison de se décourager, mais nous qui l’avons vue se fortifier et reconstituer son organisme, se replacer sur un pied d’égalité avec les maîtres du pays, nous n’avons pas le droit de nous abandonner à un pessimisme débilitant. Nous voulons et nous devons vivre pour le Canada-français d’abord, pour qu’il garde sa figure d’autrefois, bon enfant et joviale et pour la France notre mère, afin qu’elle trouve ici de nouveaux cœurs pour l’aimer et la vénérer.
 
L’opinion se modifie de siècle en siècle et telles passions qui agitent notre temps peuvent réagir sur la manière dont on jugera les questions politiques des siècles passés. La critique de l’œuvre du chef révolutionnaire subira encore des fluctuations dans l’avenir, c’est-à-dire qu’elle se dégagera insensiblement
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du parti pris et du préjugé, ces toiles d’araignée qui interceptent la clarté du jour.
 
Nous terminons ici cette étude, laquelle pour être complétée demanderait plusieurs autres volumes. D’après le titre de notre volume, elle aurait dû s’en tenir à Papineau, mais nous laissant entraîner plus loin, à la suite de notre héros, nous avons voulu faire connaître toute l’ampleur et la portée de son magnifique dessein. Nous admettons sans fausse modestie que nous sommes restée en-dessous de notre tâche, la grandeur du sujet nous a dépassée. Nous osons espérer que d’autres remettront sur le métier, pour lui donner une forme plus perfectionnée, cette reconstitution d’une personnalité qui s’impose à notre admiration et à notre gratitude, car ils ont péché contre le Saint-Esprit, ou du moins contre l’idée universelle que représente tout fait historique, ceux qui ont jeté des eaux-fortes sur les textes et gratté les caractères gravés par le burin de l’histoire, mais la vérité tôt ou tard arrache le bâillon qu’on lui a mis sur la bouche.
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=== no match ===
 
 
[[Catégorie:Canada]]