« Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau » : différence entre les versions

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Son admirateur</i>
 
DE BALZAC.
 
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- Tu n'entends rien aux affaires, ma chatte aimée. Je donnerai les cent mille francs qui sont chez Roguin, j'emprunterai quarante mille francs sur les bâtiments et les jardins où sont nos fabriques dans le faubourg du Temple, nous avons vingt mille francs en portefeuille ; en tout, cent soixante mille francs. Reste cent quarante mille autres, pour lesquels je souscrirai des effets à l'ordre de monsieur Charles Claparon, banquier ; il en donnera la valeur, moins l'escompte. Voilà nos cent mille écus payés : <i>
qui a terme ne doit rien</i>. Quand les effets arriveront à échéance, nous les acquitterons avec nos gains. Si nous ne pouvions plus les solder, Roguin me remettrait des fonds à cinq pour cent, hypothéqués sur ma part de terrain. Mais les emprunts seront inutiles : j'ai découvert une essence pour faire pousser les cheveux, une <i>
qui a terme ne doit rien</i>
Huile Comagène</i> ! Livingston m'a posé là-bas une presse hydraulique pour fabriquer mon huile avec des noisettes qui, sous cette forte pression, rendront aussitôt toute leur huile. Dans un an, suivant mes probabilités, j'aurai gagné cent mille francs, au moins. Je médite une affiche qui commencera par : <i>
. Quand les effets arriveront à échéance, nous les acquitterons avec nos gains. Si nous ne pouvions plus les solder, Roguin me remettrait des fonds à cinq pour cent, hypothéqués sur ma part de terrain. Mais les emprunts seront inutiles : j'ai découvert une essence pour faire pousser les cheveux, une <i>
A bas les perruques</i> ! dont l'effet sera prodigieux. Tu ne t'aperçois pas de mes insomnies, toi ! Voilà trois mois que le succès de l'<i>
Huile Comagène</i>
Huile de Macassar</i> m'empêche de dormir, Je veux couler <i>
! Livingston m'a posé là-bas une presse hydraulique pour fabriquer mon huile avec des noisettes qui, sous cette forte pression, rendront aussitôt toute leur huile. Dans un an, suivant mes probabilités, j'aurai gagné cent mille francs, au moins. Je médite une affiche qui commencera par : <i>
Macassar</i> !
A bas les perruques</i>
! dont l'effet sera prodigieux. Tu ne t'aperçois pas de mes insomnies, toi ! Voilà trois mois que le succès de l'<i>
Huile de Macassar</i>
m'empêche de dormir, Je veux couler <i>
Macassar</i>
!
 
- Voilà donc les beaux projets que tu roules dans ta caboche depuis deux mois, sans vouloir m'en rien dire. Je viens de me voir en mendiante à ma propre porte, quel avis du ciel ! Dans quelque temps, il ne nous restera que les yeux pour pleurer. Jamais tu ne feras ça, moi vivante, entends-tu, César ? Il se trouve là-dessous quelques manigances que tu n'aperçois pas, tu es trop probe et trop loyal pour soupçonner des friponneries chez les autres. Pourquoi vient-on t'offrir des millions ? Tu te dépouilles de toutes tes valeurs, tu t'avances au delà de tes moyens, et si ton <i>
huile</i> ne prend pas, si l'on ne trouve pas d'argent, si la valeur des terrains ne se réalise pas, avec quoi paieras-tu tes billets ? est-ce avec les coques de tes noisettes ? Pour te placer plus haut dans la société, tu ne veux plus être en nom, tu veux ôter l'enseigne de la Reine des Roses, et tu vas faire encore tes salamalecs d'affiches et de prospectus qui montreront César Birotteau au coin de toutes les bornes et au-dessus de toutes les planches, aux endroits où l'on bâtit.
huile</i>
ne prend pas, si l'on ne trouve pas d'argent, si la valeur des terrains ne se réalise pas, avec quoi paieras-tu tes billets ? est-ce avec les coques de tes noisettes ? Pour te placer plus haut dans la société, tu ne veux plus être en nom, tu veux ôter l'enseigne de la Reine des Roses, et tu vas faire encore tes salamalecs d'affiches et de prospectus qui montreront César Birotteau au coin de toutes les bornes et au-dessus de toutes les planches, aux endroits où l'on bâtit.
 
- Oh ! tu n'y es pas. J'aurai une succursale sous le nom de Popinot, dans quelque maison autour de la rue des Lombards, où je mettrai le petit Anselme. J'acquitterai ainsi la dette de la reconnaissance envers monsieur et madame Ragon, en établissant leur neveu, qui pourra faire fortune. Ces pauvres Ragonnins m'ont l'air d'avoir été bien grêlés depuis quelque temps.
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Si je t'avais écoutée, je n'aurais jamais fait ni la <i>
Pâte des Sultanes</i>, ni l'<i>
Eau carminative</i>. Notre boutique nous a fait vivre, mais ces deux découvertes et nos savons nous ont donné les cent soixante mille francs que nous possédons clair et net !
, ni l'<i>
Eau carminative</i>
. Notre boutique nous a fait vivre, mais ces deux découvertes et nos savons nous ont donné les cent soixante mille francs que nous possédons clair et net !
 
Sans mon génie, car j'ai du talent comme parfumeur, nous serions de petits détaillants, nous tirerions le diable par la queue pour <i>
joindre les deux bouts</i>, et je ne serais pas un des notables négociants qui concourent à l'élection des juges au tribunal de commerce, je n'aurais été ni juge ni adjoint. Sais-tu ce que je serais ? un boutiquier comme a été le père Ragon, soit dit sans l'offenser, car je respecte les boutiques, le plus beau de notre nez en est fait !
joindre les deux bouts</i>
, et je ne serais pas un des notables négociants qui concourent à l'élection des juges au tribunal de commerce, je n'aurais été ni juge ni adjoint. Sais-tu ce que je serais ? un boutiquier comme a été le père Ragon, soit dit sans l'offenser, car je respecte les boutiques, le plus beau de notre nez en est fait !
 
Après avoir vendu de la parfumerie pendant quarante ans, nous posséderions, comme lui, trois mille livres de rente ; et au prix où sont les choses dont la valeur a doublé, nous aurions, comme eux, à peine de quoi vivre. (De jour en jour, ce vieux ménage-là me serre le coeur davantage. Il faudra que j'y voie clair, et je saurai le fin mot par Popinot, demain !)
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- Eh bien ! Birotteau, dit-elle, si tu m'aimes, laisse-moi donc être heureuse à mon goût. Ni toi, ni moi, nous n'avons reçu d'éducation ; nous ne savons point parler, ni faire un <i>
serviteur</i> à la manière des gens du monde, comment veut-on que nous réussissions dans les places du gouvernement ? Je serai heureuse aux Trésorières, moi ! J'ai toujours aimé les bêtes et les petits oiseaux, je passerai très-bien ma vie à prendre soin des poulets, à faire la fermière. Vendons notre fonds, marions Césarine, et laisse ton <i>
serviteur</i>
Imogène</i>. Nous viendrons passer les hivers à Paris, chez notre gendre, nous serons heureux, rien ni dans la politique ni dans le commerce ne pourra changer notre manière d'être. Pourquoi vouloir écraser les autres ? Notre fortune actuelle ne nous suffit-elle pas ? Quand tu seras millionnaire, dîneras-tu deux fois ? as-tu besoin d'une autre femme que moi ? Vois mon oncle Pillerault ? il s'est sagement contenté de son petit avoir, et sa vie s'emploie à de bonnes oeuvres. A-t-il besoin de beaux meubles, lui ? Je suis sûre que tu m'as commandé le mobilier : j'ai vu venir Braschon ici, ce n'était pas pour acheter de la parfumerie.
à la manière des gens du monde, comment veut-on que nous réussissions dans les places du gouvernement ? Je serai heureuse aux Trésorières, moi ! J'ai toujours aimé les bêtes et les petits oiseaux, je passerai très-bien ma vie à prendre soin des poulets, à faire la fermière. Vendons notre fonds, marions Césarine, et laisse ton <i>
Imogène</i>
. Nous viendrons passer les hivers à Paris, chez notre gendre, nous serons heureux, rien ni dans la politique ni dans le commerce ne pourra changer notre manière d'être. Pourquoi vouloir écraser les autres ? Notre fortune actuelle ne nous suffit-elle pas ? Quand tu seras millionnaire, dîneras-tu deux fois ? as-tu besoin d'une autre femme que moi ? Vois mon oncle Pillerault ? il s'est sagement contenté de son petit avoir, et sa vie s'emploie à de bonnes oeuvres. A-t-il besoin de beaux meubles, lui ? Je suis sûre que tu m'as commandé le mobilier : j'ai vu venir Braschon ici, ce n'était pas pour acheter de la parfumerie.
 
- Eh bien !oui, ma belle, tes meubles sont ordonnés, nos travaux vont être commencés demain et dirigés par un architecte que m'a recommandé monsieur de La Billardière.
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- A un certain âge, les hommes feraient les cent coups pour avoir des cheveux, quand ils n'en ont pas. Depuis quelque temps, les coiffeurs me disent qu'ils ne vendent pas seulement le <i>
Macassar</i>, mais toutes les drogues bonnes à teindre les cheveux, ou qui passent pour les faire pousser. Depuis la paix, les hommes sont bien plus auprès des femmes, et elles n'aiment pas les chauves, hé ! hé ! mimi ! La demande de cet article-là s'explique donc par la situation politique. Une composition qui vous entretiendrait les cheveux en bonne santé se vendrait comme du pain, d'autant que cette Essence sera sans doute approuvée par l'Académie des Sciences. Mon bon monsieur Vauquelin m'aidera peut-être encore. J'irai demain lui soumettre mon idée, en lui offrant la gravure que j'ai fini par trouver après deux ans de recherches en Allemagne. Il s'occupe précisément de l'analyse des cheveux. Chiffreville, son associé pour sa fabrique de produits chimiques, me l'a dit. Si ma découverte s'accorde avec les siennes, mon Essence serait achetée par les deux sexes. Mon idée est une fortune, je le répète. Mon Dieu, je n'en dors pas. Eh ! par bonheur, le petit Popinot a les plus beaux cheveux du monde. Avec une demoiselle de comptoir qui aurait des cheveux longs à tomber jusqu'à terre et qui dirait, si la chose est possible sans offenser Dieu ni le prochain, que l'huile Comagène (car ce sera décidément une huile) y est pour quelque chose, les têtes des grisons se jetteraient là-dessus comme la pauvreté sur le monde. Dis-donc, mignonne, et ton bal ? Je ne suis pas méchant, mais je voudrais bien rencontrer ce petit drôle de du Tillet, qui <i>
Macassar</i>
fait le gros</i> avec sa fortune, et qui m'évite toujours à la Bourse. Il sait que je connais un trait de lui qui n'est pas beau. Peut-être ai-je été trop bon avec lui. Est-ce drôle, ma femme, qu'on soit toujours puni de ses bonnes actions, ici-bas s'entend ! Je me suis conduit comme un père envers lui, tu ne sais pas tout ce que j'ai fait pour lui.
, mais toutes les drogues bonnes à teindre les cheveux, ou qui passent pour les faire pousser. Depuis la paix, les hommes sont bien plus auprès des femmes, et elles n'aiment pas les chauves, hé ! hé ! mimi ! La demande de cet article-là s'explique donc par la situation politique. Une composition qui vous entretiendrait les cheveux en bonne santé se vendrait comme du pain, d'autant que cette Essence sera sans doute approuvée par l'Académie des Sciences. Mon bon monsieur Vauquelin m'aidera peut-être encore. J'irai demain lui soumettre mon idée, en lui offrant la gravure que j'ai fini par trouver après deux ans de recherches en Allemagne. Il s'occupe précisément de l'analyse des cheveux. Chiffreville, son associé pour sa fabrique de produits chimiques, me l'a dit. Si ma découverte s'accorde avec les siennes, mon Essence serait achetée par les deux sexes. Mon idée est une fortune, je le répète. Mon Dieu, je n'en dors pas. Eh ! par bonheur, le petit Popinot a les plus beaux cheveux du monde. Avec une demoiselle de comptoir qui aurait des cheveux longs à tomber jusqu'à terre et qui dirait, si la chose est possible sans offenser Dieu ni le prochain, que l'huile Comagène (car ce sera décidément une huile) y est pour quelque chose, les têtes des grisons se jetteraient là-dessus comme la pauvreté sur le monde. Dis-donc, mignonne, et ton bal ? Je ne suis pas méchant, mais je voudrais bien rencontrer ce petit drôle de du Tillet, qui <i>
fait le gros</i>
avec sa fortune, et qui m'évite toujours à la Bourse. Il sait que je connais un trait de lui qui n'est pas beau. Peut-être ai-je été trop bon avec lui. Est-ce drôle, ma femme, qu'on soit toujours puni de ses bonnes actions, ici-bas s'entend ! Je me suis conduit comme un père envers lui, tu ne sais pas tout ce que j'ai fait pour lui.
 
- Tu me donnes la chair de poule rien que de m'en parler. Si tu avais su ce qu'il voulait faire de toi, tu n'aurais pas gardé le secret sur le vol des trois mille francs, car j'ai deviné la manière dont l'affaire s'est arrangée. Si tu l'avais envoyé en police correctionnelle, peut-être aurais-tu rendu service à bien du monde.
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Un closier des environs de Chinon, nommé Jacques Birotteau, épousa la femme de chambre d'une dame chez laquelle il faisait les vignes ; il eut trois garçons, sa femme mourut en couches du dernier, et le pauvre homme ne lui survécut pas long-temps. La maîtresse affectionnait sa femme de chambre ; elle fit élever avec ses fils l'aîné des enfants de son closier, nommé François, et le plaça dans un séminaire. Ordonné prêtre, François Birotteau se cacha pendant la révolution et mena la vie errante des prêtres non assermentés, traqués comme des bêtes fauves, et pour le moins guillotinés. Au moment où commence cette histoire, il se trouvait vicaire de la cathédrale de Tours, et n'avait quitté qu'une seule fois cette ville, pour venir voir son frère César. Le mouvement de Paris étourdit si fort le bon prêtre qu'il n'osait sortir de sa chambre ; il nommait les cabriolets <i>
des petits fiacres</i>, et s'étonnait de tout. Après une semaine de séjour, il revint à Tours, en se promettant de ne jamais retourner dans la capitale.
des petits fiacres</i>
, et s'étonnait de tout. Après une semaine de séjour, il revint à Tours, en se promettant de ne jamais retourner dans la capitale.
 
Le deuxième fils du vigneron, Jean Birotteau, pris par la milice, gagna promptement le grade de capitaine pendant les premières guerres de la révolution. A la bataille de la Trébia, Macdonald demanda des hommes de bonne volonté pour emporter une batterie, le capitaine Jean Birotteau s'avança avec sa compagnie et fut tué. La destinée des Birotteau voulait sans doute qu'ils fussent opprimés par les hommes ou par les événements partout où ils se planteraient.
 
Le dernier enfant est le héros de cette scène. Lorsqu'à l'âge de quatorze ans César sut lire, écrire et compter, il quitta le pays, vint à pied à Paris chercher fortune avec un louis dans sa poche. La recommandation d'un apothicaire de Tours le fit entrer, en qualité de garçon de magasin, chez monsieur et madame Ragon, marchands parfumeurs. César possédait alors une paire de souliers ferrés, une culotte et des bas bleus, son gilet à fleurs, une veste de paysan, trois grosses chemises de bonne toile et son gourdin de route. Si ses cheveux étaient coupés comme le sont ceux des enfants de choeur, il avait les reins solides du Tourangeau ; s'il se laissait aller parfois à la paresse en vigueur dans le pays, elle était compensée par le désir de faire fortune ; s'il manquait d'esprit et d'instruction, il avait une rectitude instinctive et des sentiments délicats qu'il tenait de sa mère, créature qui, suivant l'expression tourangelle, était un <i>
coeur d'or</i>. César eut la nourriture, six francs de gages par mois, et fut couché sur un grabat, au grenier, près de la cuisinière. Les commis, qui lui apprirent à faire les emballages et les commissions, à balayer le magasin et la rue, se moquèrent de lui tout en le façonnant au service, par suite des moeurs boutiquières, où la plaisanterie entre comme principal élément d'instruction. Monsieur et madame Ragon lui parlèrent comme à un chien. Personne ne prit garde à sa fatigue, quoique le soir ses pieds meurtris par le pavé lui fissent un mal horrible et que ses épaules fussent brisées. Cette rude application du <i>
coeur d'or</i>
chacun pour soi</i>, l'évangile de toutes les capitales, lui fit trouver la vie de Paris fort dure. Le soir, il pleurait en pensant à la Touraine où le paysan travaille à son aise, où le maçon pose sa pierre en douze temps, où la paresse est sagement mêlée au labeur ; mais il s'endormait sans avoir le temps de penser à s'enfuir, car il avait des courses pour la matinée et obéissait à son devoir avec l'instinct d'un chien de garde. Si par hasard il se plaignait, le premier commis souriait d'un air jovial.
. César eut la nourriture, six francs de gages par mois, et fut couché sur un grabat, au grenier, près de la cuisinière. Les commis, qui lui apprirent à faire les emballages et les commissions, à balayer le magasin et la rue, se moquèrent de lui tout en le façonnant au service, par suite des moeurs boutiquières, où la plaisanterie entre comme principal élément d'instruction. Monsieur et madame Ragon lui parlèrent comme à un chien. Personne ne prit garde à sa fatigue, quoique le soir ses pieds meurtris par le pavé lui fissent un mal horrible et que ses épaules fussent brisées. Cette rude application du <i>
chacun pour soi</i>
, l'évangile de toutes les capitales, lui fit trouver la vie de Paris fort dure. Le soir, il pleurait en pensant à la Touraine où le paysan travaille à son aise, où le maçon pose sa pierre en douze temps, où la paresse est sagement mêlée au labeur ; mais il s'endormait sans avoir le temps de penser à s'enfuir, car il avait des courses pour la matinée et obéissait à son devoir avec l'instinct d'un chien de garde. Si par hasard il se plaignait, le premier commis souriait d'un air jovial.
 
- Ah ! mon garçon, disait-il, tout n'est pas rose à la Reine des Roses, et les alouettes n'y tombent pas toutes rôties ; faut d'abord courir après, puis les prendre, enfin, faut avoir de quoi les accommoder.
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Pendant ces deux années, la cuisinière avait bien nourri son petit César, lui avait expliqué plusieurs mystères de la vie parisienne en la lui faisant examiner d'en bas, et lui avait inculqué par jalousie une profonde horreur pour les mauvais lieux dont les dangers ne lui paraissaient pas inconnus. En 1792, les pieds de César trahi s'étaient accoutumés au pavé, ses épaules aux caisses, et son esprit à ce qu'il nommait <i>
les bourdes</i> de Paris. Aussi, quand Ursule l'abandonna, fut-il promptement consolé, car elle n'avait réalisé aucune de ses idées instinctives sur les sentiments. Lascive et bourrue, pateline et pillarde, égoïste et buveuse, elle froissait la candeur de Birotteau sans lui offrir aucune riche perspective. Parfois, le pauvre enfant se voyait avec douleur lié par les noeuds les plus forts pour les coeurs naïfs à une créature avec laquelle il ne sympathisait pas. Au moment où il devint maître de son coeur, il avait grandi et atteint l'âge de seize ans. Son esprit, développé par Ursule et par les plaisanteries des commis, lui fit étudier le commerce d'un regard où l'intelligence se cachait sous la simplesse : il observa les chalands, demanda dans les moments perdus des explications sur les marchandises dont il retint les diversités et les places ; il connut un beau jour les articles, les prix et les chiffres mieux que ne les connaissaient les nouveaux venus ; monsieur et madame Ragon s'habituèrent dès lors à l'employer.
les bourdes</i>
de Paris. Aussi, quand Ursule l'abandonna, fut-il promptement consolé, car elle n'avait réalisé aucune de ses idées instinctives sur les sentiments. Lascive et bourrue, pateline et pillarde, égoïste et buveuse, elle froissait la candeur de Birotteau sans lui offrir aucune riche perspective. Parfois, le pauvre enfant se voyait avec douleur lié par les noeuds les plus forts pour les coeurs naïfs à une créature avec laquelle il ne sympathisait pas. Au moment où il devint maître de son coeur, il avait grandi et atteint l'âge de seize ans. Son esprit, développé par Ursule et par les plaisanteries des commis, lui fit étudier le commerce d'un regard où l'intelligence se cachait sous la simplesse : il observa les chalands, demanda dans les moments perdus des explications sur les marchandises dont il retint les diversités et les places ; il connut un beau jour les articles, les prix et les chiffres mieux que ne les connaissaient les nouveaux venus ; monsieur et madame Ragon s'habituèrent dès lors à l'employer.
 
Le jour où la terrible réquisition de l'an II fit maison nette chez le citoyen Ragon, César Birotteau, promu second commis, profita de la circonstance pour obtenir cinquante livres d'appointements par mois, et s'assit à la table des Ragon avec une jouissance ineffable. Le second commis de <i>
la Reine des Roses</i>, déjà riche de six cents francs, eut une chambre où il put convenablement serrer dans des meubles long-temps convoités les nippes qu'il s'était amassées. Les jours de décadi, mis comme les jeunes gens de l'époque à qui la mode ordonnait d'affecter des manières brutales, ce doux et modeste paysan avait un air qui le rendait au moins leur égal, et il franchit ainsi les barrières qu'en d'autres temps la domesticité eût mises entre la bourgeoisie et lui. Vers la fin de cette année, sa probité le fit placer à la caisse. L'imposante citoyenne Ragon veillait au linge du commis, et les deux marchands se familiarisèrent avec lui.
la Reine des Roses</i>
, déjà riche de six cents francs, eut une chambre où il put convenablement serrer dans des meubles long-temps convoités les nippes qu'il s'était amassées. Les jours de décadi, mis comme les jeunes gens de l'époque à qui la mode ordonnait d'affecter des manières brutales, ce doux et modeste paysan avait un air qui le rendait au moins leur égal, et il franchit ainsi les barrières qu'en d'autres temps la domesticité eût mises entre la bourgeoisie et lui. Vers la fin de cette année, sa probité le fit placer à la caisse. L'imposante citoyenne Ragon veillait au linge du commis, et les deux marchands se familiarisèrent avec lui.
 
En vendémiaire 1794, César, qui possédait cent louis d'or, les échangea contre six mille francs d'assignats, acheta des rentes à trente francs, les paya la veille du jour où l'échelle de dépréciation eut cours à la Bourse, et serra son inscription avec un indicible bonheur. Dès ce jour, il suivit le mouvement des fonds et des affaires publiques avec des anxiétés secrètes qui le faisaient palpiter au récit des revers ou des succès qui marquèrent cette période de notre histoire. Monsieur Ragon, ancien parfumeur de Sa Majesté la reine Marie-Antoinette, confia dans ces moments critiques son attachement pour les tyrans déchus à César Birotteau. Cette confidence fut une des circonstances capitales de la vie de César. Les conversations du soir, quand la boutique était close, la rue calme et la caisse faite, fanatisèrent le Tourangeau qui, en devenant royaliste, obéissait à ses sentiments innés. Le narré des vertueuses actions de Louis XVI, les anecdotes par lesquelles les deux époux exaltaient les mérites de la reine, échauffèrent l'imagination de César. L'horrible sort de ces deux têtes couronnées, tranchées quelques pas de la boutique, révolta son coeur sensible et lui donna de la haine pour un système de gouvernement à qui le sang innocent ne coûtait rien à répandre. L'intérêt commercial lui montrait la mort du négoce dans le maximum et dans les orages politiques, toujours ennemis des affaires. En vrai parfumeur, il haïssait d'ailleurs une révolution qui mettait tout le monde à la Titus et supprimait la poudre. La tranquillité que procure le pouvoir absolu pouvant seule donner la vie à l'argent, il se fanatisa pour la royauté. Quand monsieur Ragon le vit en bonne disposition, il le nomma son premier commis et l'initia au secret de la boutique de la Reine des Roses, dont quelques chalands étaient les plus actifs, les plus dévoués émissaires des Bourbons, et où se faisait la correspondance de l'Ouest avec Paris. Entraîné par la chaleur du jeune âge, électrisé par ses rapports avec les Georges, les La Billardière, les Montauran, les Bauvan, les Longuy, les Manda, les Bernier, les du Guénic et les Fontaine, César se jeta dans la conspiration que les royalistes et les terroristes réunis dirigèrent au 13 vendémiaire contre la Convention expirante.
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Au 18 brumaire, monsieur et madame Ragon, désespérant de la cause royale, se décidèrent à quitter la parfumerie, à vivre en bons bourgeois, sans plus se mêler de politique. Pour recouvrer le prie de leur fonds, il leur fallait rencontrer un homme qui eût plus de probité que d'ambition, plus de gros bon sens que de capacité, Ragon proposa donc l'affaire à son premier commis. Birotteau, maître à vingt ans de mille francs de rente dans les fonds publics, hésita. Son ambition consistait à vivre auprès de Chinon, quand il se serait fait quinze cents francs de rente, et que le premier consul aurait consolidé la dette publique en se consolidant aux Tuileries. Pourquoi risquer son honnête et simple indépendance dans les chances commerciales ? se disait-il. Il n'avait jamais cru gagner une fortune si considérable, due à ces chances auxquelles on ne se livre que pendant la jeunesse ; il songeait alors à épouser en Touraine une femme aussi riche que lui pour pouvoir acheter et cultiver <i>
les Trésorières</i>, petit bien que, depuis l'âge de raison, il avait convoité, qu'il rêvait d'augmenter, où il se ferait mille écus de rente, où il mènerait une vie heureusement obscure. Il allait refuser quand l'amour changea tout à coup ses résolutions en décuplant le chiffre de son ambition.
les Trésorières</i>
, petit bien que, depuis l'âge de raison, il avait convoité, qu'il rêvait d'augmenter, où il se ferait mille écus de rente, où il mènerait une vie heureusement obscure. Il allait refuser quand l'amour changea tout à coup ses résolutions en décuplant le chiffre de son ambition.
 
Depuis la trahison d'Ursule, César était resté sage, autant par crainte des dangers que l'on court à Paris en amour que par suite de ses travaux. Quand les passions sont sans aliment, elles se changent en besoin ; le mariage devient alors, pour les gens de la classe moyenne, une idée fixe ; car ils n'ont que cette manière de conquérir et de s'approprier une femme. César Birotteau en était là. Tout roulait sur le premier commis dans le magasin de la Reine des Roses : il n'avait pas un moment à donner au plaisir. Dans une semblable vie les besoins sont encore plus impérieux : aussi la rencontre d'une belle fille, à laquelle un commis libertin eût à peine songé, devait-elle produire le plus grand effet sur le sage César. Par un beau jour de juin, en entrant par le pont Marie dans l'île Saint-Louis, il vit une jeune fille debout sur la porte d'une boutique située à l'encoignure du quai d'Anjou. Constance Pillerault était la première demoiselle d'un magasin de nouveautés nommé <i>
le Petit-Matelot</i>, le premier des magasins qui depuis se sont établis dans Paris avec plus ou moins d'enseignes peintes, banderoles flottantes, montres pleines de châles en balançoire, cravates arrangées comme des châteaux de cartes, et mille autres séductions commerciales, prix fixes, bandelettes, affiches, illusions et effets d'optique portés à un tel degré de perfectionnement que les devantures de boutiques sont devenues des poèmes commerciaux. Le bas pris de tous les objets dits Nouveautés qui se trouvaient au Petit-Matelot lui donna une vogue inouïe dans l'endroit de Paris le moins favorable à la vogue et au commerce. Cette première demoiselle était alors citée pour sa beauté, comme depuis le furent la Belle Limonadière du café des Mille-Colonnes et plusieurs autres pauvres créatures ont fait lever plus de jeunes et de vieux nez aux carreaux des modistes, des limonadiers et des magasins, qu'il n'y a de pavés dans les rues de Paris. Le premier commis de la Reine des Roses, logé entre Saint-Roch et la rue de la Sourdière, exclusivement occupé de parfumerie, ne soupçonnait pas l'existence du Petit-Matelot ; car les petits commerces de Paris sont assez étrangers les uns aux autres. César fut si vigoureusement féru par la beauté de Constance qu'il entra furieusement au Petit-Matelot pour y acheter six chemises de toile, dont il débattit long-temps le prix, en se faisant déplier des volumes de toiles, non plus ni moins qu'une Anglaise en humeur de marchander (<i>
le Petit-Matelot</i>
shoping</i>). La première demoiselle daigna s'occuper de César en s'apercevant, à quelques symptômes connus de toutes les femmes, qu'il venait bien plus pour la marchande que pour la marchandise. Il dicta son nom et son adresse à la demoiselle, qui fut très indifférente à l'admiration du chaland après l'emplette. Le pauvre commis avait eu peu de chose à faire pour gagner les bonnes grâces d'Ursule, il était demeuré niais comme un mouton ; l'amour l'enniaisant encore davantage, il n'osa pas dire un mot, et fut d'ailleurs trop ébloui pour remarquer l'insouciance qui succédait au sourire de cette sirène marchande.
, le premier des magasins qui depuis se sont établis dans Paris avec plus ou moins d'enseignes peintes, banderoles flottantes, montres pleines de châles en balançoire, cravates arrangées comme des châteaux de cartes, et mille autres séductions commerciales, prix fixes, bandelettes, affiches, illusions et effets d'optique portés à un tel degré de perfectionnement que les devantures de boutiques sont devenues des poèmes commerciaux. Le bas pris de tous les objets dits Nouveautés qui se trouvaient au Petit-Matelot lui donna une vogue inouïe dans l'endroit de Paris le moins favorable à la vogue et au commerce. Cette première demoiselle était alors citée pour sa beauté, comme depuis le furent la Belle Limonadière du café des Mille-Colonnes et plusieurs autres pauvres créatures ont fait lever plus de jeunes et de vieux nez aux carreaux des modistes, des limonadiers et des magasins, qu'il n'y a de pavés dans les rues de Paris. Le premier commis de la Reine des Roses, logé entre Saint-Roch et la rue de la Sourdière, exclusivement occupé de parfumerie, ne soupçonnait pas l'existence du Petit-Matelot ; car les petits commerces de Paris sont assez étrangers les uns aux autres. César fut si vigoureusement féru par la beauté de Constance qu'il entra furieusement au Petit-Matelot pour y acheter six chemises de toile, dont il débattit long-temps le prix, en se faisant déplier des volumes de toiles, non plus ni moins qu'une Anglaise en humeur de marchander (<i>
shoping</i>
). La première demoiselle daigna s'occuper de César en s'apercevant, à quelques symptômes connus de toutes les femmes, qu'il venait bien plus pour la marchande que pour la marchandise. Il dicta son nom et son adresse à la demoiselle, qui fut très indifférente à l'admiration du chaland après l'emplette. Le pauvre commis avait eu peu de chose à faire pour gagner les bonnes grâces d'Ursule, il était demeuré niais comme un mouton ; l'amour l'enniaisant encore davantage, il n'osa pas dire un mot, et fut d'ailleurs trop ébloui pour remarquer l'insouciance qui succédait au sourire de cette sirène marchande.
 
Pendant huit jours il alla tous les soirs faire faction devant le Petit-Matelot, quêtant un regard comme un chien quête un os à la porte d'une cuisine, insoucieux des moqueries que se permettaient les commis et les <i>
demoiselles</i>, se dérangeant avec humilité pour les acheteurs ou les passants, attentifs aux petites révolutions de la boutique. Quelques jours après il entra de nouveau dans le paradis où était son ange, moins pour y acheter des mouchoirs que pour lui communiquer une idée lumineuse.
demoiselles</i>
, se dérangeant avec humilité pour les acheteurs ou les passants, attentifs aux petites révolutions de la boutique. Quelques jours après il entra de nouveau dans le paradis où était son ange, moins pour y acheter des mouchoirs que pour lui communiquer une idée lumineuse.
 
- Si vous aviez besoin de parfumeries, mademoiselle, je vous en fournirais bien tout de même, dit-il en la payant.
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Birotteau regarda le notaire avec admiration, prit l'habitude de le consulter, et s'en fit un ami. Comme Ragon et Pillerault, il eut tant de foi dans le notariat, qu'il se livrait alors à Roguin sans se permettre un soupçon. Grâce à ce conseil, César, muni des onze mille francs de Constance pour commencer les affaires, n'eût pas alors échangé son <i>
avoir</i> contre celui du premier Consul, quelque brillant que parût être l'<i>
avoir</i>
avoir</i> de Napoléon. D'abord, Birotteau n'eut qu'une cuisinière, il se logea dans l'entresol situé au-dessus de sa boutique, espèce de bouge assez bien décoré par un tapissier, et où les nouveaux mariés entamèrent une éternelle lune de miel. Madame César apparut comme une merveille dans son comptoir. Sa beauté célèbre eut une énorme influence sur la vente, il ne fut question que de la belle madame Birotteau parmi les élégants de l'Empire. Si César fut accusé de royalisme, le monde rendit justice à sa probité ; si quelques marchands voisins envièrent son bonheur, il passa pour en être digne. Le coup de feu qu'il avait reçu sur les marches de Saint-Roch lui donna la réputation d'un homme mêlé aux secrets de la politique et celle d'un homme courageux, quoiqu'il n'eût aucun courage militaire au coeur et nulle idée politique dans la cervelle. Sur ces données, les honnêtes gens de l'arrondissement le nommèrent capitaine de la garde nationale, mais il fut cassé par Napoléon qui, selon Birotteau, lui gardait rancune de leur rencontre en vendémiaire. César eut alors à bon marché un vernis de persécution qui le rendit intéressant aux yeux des opposants, et lui fit acquérir une certaine importance.
contre celui du premier Consul, quelque brillant que parût être l'<i>
avoir</i>
de Napoléon. D'abord, Birotteau n'eut qu'une cuisinière, il se logea dans l'entresol situé au-dessus de sa boutique, espèce de bouge assez bien décoré par un tapissier, et où les nouveaux mariés entamèrent une éternelle lune de miel. Madame César apparut comme une merveille dans son comptoir. Sa beauté célèbre eut une énorme influence sur la vente, il ne fut question que de la belle madame Birotteau parmi les élégants de l'Empire. Si César fut accusé de royalisme, le monde rendit justice à sa probité ; si quelques marchands voisins envièrent son bonheur, il passa pour en être digne. Le coup de feu qu'il avait reçu sur les marches de Saint-Roch lui donna la réputation d'un homme mêlé aux secrets de la politique et celle d'un homme courageux, quoiqu'il n'eût aucun courage militaire au coeur et nulle idée politique dans la cervelle. Sur ces données, les honnêtes gens de l'arrondissement le nommèrent capitaine de la garde nationale, mais il fut cassé par Napoléon qui, selon Birotteau, lui gardait rancune de leur rencontre en vendémiaire. César eut alors à bon marché un vernis de persécution qui le rendit intéressant aux yeux des opposants, et lui fit acquérir une certaine importance.
 
Voici quel fut le sort de ce ménage constamment heureux par les sentiments, agité seulement par les anxiétés commerciales.
 
Pendant la première année, César Birotteau mit sa femme au fait de la vente et du détail des parfumeries, métier auquel elle s'entendit admirablement bien ; elle semblait avoir été créée et mise au monde pour ganter les chalands. Cette année finie, l'inventaire épouvanta l'ambitieux parfumeur : tous frais prélevés, en vingt ans à peine aurait-il gagné le modeste capital de cent mille francs, auquel il avait chiffré son bonheur. Il résolut alors d'arriver à la fortune plus rapidement, et voulut d'abord joindre la fabrication au détail. Contre l'avis de sa femme, il loua une baraque et des terrains dans le faubourg du Temple, et y fit peindre en gros caractères : FABRIQUE DE CESAR BIROTTEAU. Il débaucha de Grasse un ouvrier avec lequel il commença de compte à demi quelques fabrications de savon, d'essences et d'eau de Cologne. Son association avec cet ouvrier ne dura que six mois, et se termina par des pertes qu'il supporta seul. Sans se décourager, Birotteau voulut obtenir un résultat à tout prix, uniquement pour ne pas être grondé par sa femme, à laquelle il avoua plus tard qu'en ce temps de désespoir la tête lui bouillait comme une marmite, et que plusieurs fois, n'était ses sentiments religieux, il se serait jeté dans la Seine. Désolé de quelques expériences infructueuses, il flânait un jour le long des boulevards en revenant dîner, car le flâneur parisien est aussi souvent un homme au désespoir qu'un oisif. Parmi quelques livres à six sous étalés dans une manne à terre, ses yeux furent saisis par ce titre jaune de poussière : <i>
Abdecker</i> ou <i>
l'Art de conserver la Beauté</i>. Il prit ce prétendu livre arabe, espèce de roman fait par un médecin du siècle précédent, et tomba sur une page où il s'agissait de parfums. Appuyé sur un arbre du boulevard pour feuilleter le livre, il lut une note où l'auteur expliquait la nature du derme et de l'épiderme, et démontrait que telle pâte ou tel savon produisait un effet souvent contraire à celui qu'on en attendait, si la pâte et le savon donnaient du ton à la peau qui voulait être relâchée, ou relâchaient la peau qui exigeait des toniques. Birotteau acheta ce livre où il vit une fortune. Néanmoins, peu confiant dans ses lumières, il alla chez un chimiste célèbre, Vauquelin, auquel il demanda tout naïvement les moyens de composer un double cosmétique qui produisît des effets appropriés aux diverses natures de l'épiderme humain. Les vrais savants, ces hommes si réellement grands en ce sens qu'ils n'obtiennent jamais de leur vivant le renom par lequel leurs immenses travaux inconnus devraient être payés, sont presque tous serviables et sourient aux pauvres d'esprit. Vauquelin protégea donc le parfumeur, lui permit de se dire l'inventeur d'une pâte pour blanchir les mains et dont il lui indiqua la composition. Birotteau appela ce cosmétique la Double Pâte des Sultanes. Afin de compléter l'oeuvre, il appliqua le procédé de la pâte pour les mains à une eau pour le teint qu'il nomma l'Eau Carminative. Il imita dans sa partie le système du Petit-Matelot, il déploya, le premier d'entre les parfumeurs, ce luxe d'affiches, d'annonces et de moyens de publication que l'on nomme peut-être injustement charlatanisme.
ou <i>
l'Art de conserver la Beauté</i>
. Il prit ce prétendu livre arabe, espèce de roman fait par un médecin du siècle précédent, et tomba sur une page où il s'agissait de parfums. Appuyé sur un arbre du boulevard pour feuilleter le livre, il lut une note où l'auteur expliquait la nature du derme et de l'épiderme, et démontrait que telle pâte ou tel savon produisait un effet souvent contraire à celui qu'on en attendait, si la pâte et le savon donnaient du ton à la peau qui voulait être relâchée, ou relâchaient la peau qui exigeait des toniques. Birotteau acheta ce livre où il vit une fortune. Néanmoins, peu confiant dans ses lumières, il alla chez un chimiste célèbre, Vauquelin, auquel il demanda tout naïvement les moyens de composer un double cosmétique qui produisît des effets appropriés aux diverses natures de l'épiderme humain. Les vrais savants, ces hommes si réellement grands en ce sens qu'ils n'obtiennent jamais de leur vivant le renom par lequel leurs immenses travaux inconnus devraient être payés, sont presque tous serviables et sourient aux pauvres d'esprit. Vauquelin protégea donc le parfumeur, lui permit de se dire l'inventeur d'une pâte pour blanchir les mains et dont il lui indiqua la composition. Birotteau appela ce cosmétique la Double Pâte des Sultanes. Afin de compléter l'oeuvre, il appliqua le procédé de la pâte pour les mains à une eau pour le teint qu'il nomma l'Eau Carminative. Il imita dans sa partie le système du Petit-Matelot, il déploya, le premier d'entre les parfumeurs, ce luxe d'affiches, d'annonces et de moyens de publication que l'on nomme peut-être injustement charlatanisme.
 
La Pâte des Sultanes et l'Eau Carminative se produisirent dans l'univers galant et commercial par des affiches coloriées, en tête desquelles étaient ces mots : <i>
Approuvées par l'Institut</i> ! Cette formule, employée pour la première fois, eut un effet magique. Non-seulement la France, mais le continent fut pavoisé d'affiches jaunes, rouges, bleues, par le souverain de la Reine des Roses qui tenait, fournissait et fabriquait, à des prix modérés, tout ce qui concernait sa partie. A une époque où l'on ne parlait que de l'Orient, nommer un cosmétique quelconque Pâte des Sultanes, en devinant la magie exercée par ces mots dans un pays où tout homme tient autant à être sultan que la femme à devenir sultane, était une inspiration qui pouvait venir à un homme ordinaire comme à un homme d'esprit ; mais le public jugeant toujours les résultats, Birotteau passa d'autant plus pour un homme supérieur, commercialement parlant, qu'il rédigea lui-même un prospectus dont la ridicule phraséologie fut un élément de succès : en France, on ne rit que des choses et des hommes dont on s'occupe, et personne ne s'occupe de ce qui ne réussit point. Quoique Birotteau n'eût pas joué sa bêtise, on lui donna le talent de savoir faire la bête à propos. Il s'est retrouvé, non sans peine, un exemplaire de ce prospectus dans la maison Popinot et compagnie, droguistes, rue des Lombards. Cette pièce curieuse est au nombre de celles que, dans un cercle plus élevé, les historiens intitulent <i>
Approuvées par l'Institut</i>
pièces justificatives</i>. La voici donc :
! Cette formule, employée pour la première fois, eut un effet magique. Non-seulement la France, mais le continent fut pavoisé d'affiches jaunes, rouges, bleues, par le souverain de la Reine des Roses qui tenait, fournissait et fabriquait, à des prix modérés, tout ce qui concernait sa partie. A une époque où l'on ne parlait que de l'Orient, nommer un cosmétique quelconque Pâte des Sultanes, en devinant la magie exercée par ces mots dans un pays où tout homme tient autant à être sultan que la femme à devenir sultane, était une inspiration qui pouvait venir à un homme ordinaire comme à un homme d'esprit ; mais le public jugeant toujours les résultats, Birotteau passa d'autant plus pour un homme supérieur, commercialement parlant, qu'il rédigea lui-même un prospectus dont la ridicule phraséologie fut un élément de succès : en France, on ne rit que des choses et des hommes dont on s'occupe, et personne ne s'occupe de ce qui ne réussit point. Quoique Birotteau n'eût pas joué sa bêtise, on lui donna le talent de savoir faire la bête à propos. Il s'est retrouvé, non sans peine, un exemplaire de ce prospectus dans la maison Popinot et compagnie, droguistes, rue des Lombards. Cette pièce curieuse est au nombre de celles que, dans un cercle plus élevé, les historiens intitulent <i>
pièces justificatives</i>
. La voici donc :
 
DOUBLE PATE DES SULTANES ET EAU CARMINATIVE
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<i>
Depuis long-temps une pâte pour les mains et une eau pour le visage, donnant un résultat supérieur à celui obtenu par l'Eau de Cologne dans l'oeuvre de la toilette, étaient généralement désirées par les deux sexes en Europe. Après avoir consacré de longues veilles à l'étude du derme et de l'épiderme chez les deux sexes, qui, l'un comme l'autre, attachent avec raison le plus grand prix à la douceur, à la souplesse, au brillant, au velouté de la peau, le sieur Birotteau, parfumeur avantageusement connu dans la capitale et à l'étranger, a découvert une Pâte et une Eau à juste titre nommées, dès leur apparition, merveilleuses par les élégants et par les élégantes de Paris. En effet, cette Pâte et cette Eau possèdent d'étonnantes propriétés pour agir sur la peau, sans la rider prématurément, effet immanquable des drogues employées inconsidérément jusqu'à ce jour et inventées par d'ignorantes cupidités. Cette découverte repose sur la division des tempéraments qui se rangent en deux grandes classes indiquées par la couleur de la Pâte et de l'Eau, lesquelles sont roses pour le derme et l'épiderme des personnes de constitution lymphatique, et blanches pour ceux des personnes qui jouissent d'un tempérament sanguin.</i>
 
<i>
Cette Pâte est nommée</i> Pâte des Sultanes, <i>
parce que cette découverte avait déjà été faite pour le sérail par un médecin arabe. Elle a été approuvée par l'Institut sur le rapport de notre illustre chimiste</i> VAUQUELIN, <i>
Pâte des Sultanes, <i>
parce que cette découverte avait déjà été faite pour le sérail par un médecin arabe. Elle a été approuvée par l'Institut sur le rapport de notre illustre chimiste</i>
VAUQUELIN, <i>
ainsi que l'Eau établie sur les principes qui ont dicté la composition de la Pâte. </i>
 
<i>
Cette précieuse Pâte, qui exhale les plus doux parfums, fait donc disparaître les taches de rousseur les plus rebelles, blanchit les épidermes les plus récalcitrants, et dissipe les sueurs de la main dont se plaignent les femmes non moins que les hommes</i>.
.
 
L'Eau carminative <i>
enlève ces légers boutons qui, dans certains moments, surviennent inopinément aux femmes, et contrarient leurs projets pour le bal, elle rafraîchit et ravive les couleurs en ouvrant ou fermant les pores selon les exigences du tempérament ; elle est si connue déjà pour arrêter les outrages du temps que beaucoup de dames l'ont, par reconnaissance, nommée</i> L'AMIE DE LA BEAUTE.
L'AMIE DE LA BEAUTE.
 
<i>
L'eau de Cologne est purement et simplement un parfum banal sans efficacité spéciale, tandis que la</i> Double Pâte des Sultanes <i>
et</i> l'Eau Carminative <i>
Double Pâte des Sultanes <i>
et</i>
l'Eau Carminative <i>
sont deux compositions opérantes, d'une puissance motrice agissant sans danger sur les qualités internes et les secondant ; leurs odeurs essentiellement balsamiques et d'un esprit divertissant réjouissent le coeur et le cerveau admirablement, charment les idées et les réveillent ; elles sont aussi étonnantes par leur mérite que par leur simplicité ; enfin, c'est un attrait de plus offert aux femmes, et un moyen de séduction que les hommes peuvent acquérir. </i>
 
<i>
L'usage journalier de l'Eau dissipe les cuissons occasionnées par le feu du rasoir ; elle préserve également les lèvres de la gerçure et les maintient rouges ; elle efface naturellement à la longue les taches de rousseur et finit par redonner du ton aux chairs. Ces effets annoncent toujours en l'homme un équilibre parfait entre les humeurs, ce qui tend à délivrer les personnes sujettes à la migraine de cette horrible maladie. Enfin</i>, l'Eau Carminative, <i>
, l'Eau Carminative, <i>
qui peut être employée par les femmes dans toutes leurs toilettes, prévient les affections cutanées en ne gênant pas la transpiration des tissus, tout en leur communiquant un velouté persistant. </i>
 
<i>
S'adresser, franc de port, à</i> monsieur CESAR BIROTTEAU, <i>
successeur de Ragon, ancien parfumeur de la reine Marie-Antoinette, à la Reine des Roses, rue Saint-Honoré à Paris, près la place Vendôme</i>.
monsieur CESAR BIROTTEAU, <i>
successeur de Ragon, ancien parfumeur de la reine Marie-Antoinette, à la Reine des Roses, rue Saint-Honoré à Paris, près la place Vendôme</i>
.
 
Le prix du pain de Pâte est de trois livres, et celui de la bouteille est de six livres.
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Le succès fut dû, sans que César s'en doutât, à Constance qui lui conseilla d'envoyer l'Eau Carminative et la Pâte des Sultanes par caisses à tous les parfumeurs de France et de l'étranger, en leur offrant un gain de trente pour cent, s'ils voulaient prendre ces deux articles par <i>
grosses</i>. La Pâte et l'Eau valaient mieux en réalité que les cosmétiques analogues et séduisaient les ignorants par la distinction établie entre les tempéraments : les cinq cents parfumeurs de France, alléchés par le gain, achetèrent annuellement chez Birotteau chacun plus de trois cents grosses de Pâte et d'Eau, consommation qui lui produisit des bénéfices restreints quant à l'article, énormes par la quantité. César put alors acheter les bicoques et les terrains du faubourg du Temple, il y bâtit de vastes fabriques et décora magnifiquement son magasin de la Reine des Roses ; son ménage éprouva les petits bonheurs de l'aisance, et sa femme ne trembla plus autant.
grosses</i>
. La Pâte et l'Eau valaient mieux en réalité que les cosmétiques analogues et séduisaient les ignorants par la distinction établie entre les tempéraments : les cinq cents parfumeurs de France, alléchés par le gain, achetèrent annuellement chez Birotteau chacun plus de trois cents grosses de Pâte et d'Eau, consommation qui lui produisit des bénéfices restreints quant à l'article, énormes par la quantité. César put alors acheter les bicoques et les terrains du faubourg du Temple, il y bâtit de vastes fabriques et décora magnifiquement son magasin de la Reine des Roses ; son ménage éprouva les petits bonheurs de l'aisance, et sa femme ne trembla plus autant.
 
En 1810, madame César prévit une hausse dans les loyers, elle poussa son mari à se faire principal locataire de la maison où ils occupaient la boutique et l'entresol, et à mettre leur appartement au premier étage. Une circonstance heureuse décida Constance à fermer les yeux sur les folies que Birotteau fit pour elle dans son appartement. Le parfumeur venait d'être élu juge au tribunal de commerce. Sa probité, sa délicatesse connue et la considération dont il jouissait lui valurent cette dignité qui le classa désormais parmi les notables commerçants de Paris. Pour augmenter ses connaissances, il se leva dès cinq heures du matin, lut les répertoires de jurisprudence et les livres qui traitaient des litiges commerciaux. Son sentiment du juste, sa rectitude, son bon vouloir, qualités essentielles dans l'appréciation des difficultés soumises aux sentences consulaires, le rendirent un des juges les plus estimés. Ses défauts contribuèrent également à sa réputation. En sentant son infériorité, César subordonnait volontiers ses lumières à celles de ses collègues flattés d'être si curieusement écoutés par lui : les uns recherchèrent la silencieuse approbation d'un homme censé profond, en sa qualité d'écouteur ; les autres, enchantés de sa modestie et de sa douceur, le vantèrent. Les justiciables louèrent sa bienveillance, son esprit conciliateur, et il fut souvent pris pour arbitre en des contestations où son bon sens lui suggérait une justice de cadi. Pendant le temps que durèrent ses fonctions, il sut se composer un langage farci de lieux communs, semé d'axiomes et de calculs traduits en phrases arrondies qui doucement débitées sonnaient aux oreilles des gens superficiels comme de l'éloquence. Il plut ainsi à cette majorité naturellement médiocre, à perpétuité condamnée aux travaux, aux vues du terre à terre. César perdit tant de temps au tribunal, que sa femme le contraignit à refuser désormais ce coûteux honneur.
 
Vers 1813, grâce à sa constante union et après avoir vulgairement cheminé dans la vie, ce ménage vit commencer une ère de prospérité que rien ne semblait devoir interrompre. Monsieur et madame Ragon, leurs prédécesseurs, leur oncle Pillerault, Roguin le notaire, les Matifat, droguistes de la rue des Lombards, fournisseurs de la Reine des Roses, Joseph Lebas, marchand drapier, successeur des Guillaume, au <i>
Chat qui pelote</i>, une des lumières de la rue Saint-Denis, le juge Popinot, frère de madame Ragon, Chiffreville, de la maison Protez et Chiffreville, monsieur et madame Cochin, employés au Trésor et commanditaires des Matifat, l'abbé Loraux, confesseur et directeur des gens pieux de cette coterie, et quelques autres personnes, composaient le cercle de leurs amis. Malgré les sentiments royalistes de Birotteau, l'opinion publique était alors en sa faveur, il passait pour être très-riche, quoiqu'il ne possédât encore que cent mille francs en dehors de son commerce. La régularité de ses affaires, son exactitude, son habitude de ne rien devoir, de ne jamais escompter son papier et de prendre au contraire des valeurs sûres à ceux auxquels il pouvait être utile, son obligeance lui méritaient un crédit énorme. Il avait d'ailleurs réellement gagné beaucoup d'argent ; mais ses constructions et ses fabriques en avaient beaucoup absorbé. Puis sa maison lui coûtait près de vingt mille francs par an. Enfin l'éducation de Césarine, fille unique idolâtrée par Constance autant que par lui, nécessitait de fortes dépenses. Ni le mari ni la femme ne regardaient à l'argent quand il s'agissait de faire plaisir à leur fille dont ils n'avaient pas voulu se séparer. Imaginez les jouissances du pauvre paysan parvenu, quand il entendait sa charmante Césarine répétant au piano une sonate de Steibelt ou chantant une romance ; quand il la voyait écrire correctement la langue française, lire Racine père et fils, lui en expliquer les beautés, dessiner un paysage ou faire une sépia ! revivre dans une fleur si belle, si pure, qui n'avait pas encore quitté la tige maternelle, un ange enfin dont grâces naissantes, dont les premiers développements avaient été passionnément suivis, admirés ! une fille unique, incapable de mépriser son père ou de se moquer de son défaut d'instruction, tant elle était vraiment <i>
Chat qui pelote</i>
jeune fille</i>. En venant à Paris, César savait lire, écrire et compter, mais son instruction en était restée là, sa vie laborieuse l'avait empêché d'acquérir des idées et des connaissances étrangères au commerce de la parfumerie. Mêlé constamment à des gens à qui les sciences, les lettres étaient indifférentes, et dont l'instruction n'embrassait que des spécialités ; n'ayant pas de temps pour se livrer à des études élevées, le parfumeur devint un homme pratique. Il épousa forcément le langage, les erreurs, les opinions du bourgeois de Paris qui admire Molière, Voltaire et Rousseau sur parole, qui achète leurs oeuvres sans les lire ; qui soutient que l'on doit dire <i>
, une des lumières de la rue Saint-Denis, le juge Popinot, frère de madame Ragon, Chiffreville, de la maison Protez et Chiffreville, monsieur et madame Cochin, employés au Trésor et commanditaires des Matifat, l'abbé Loraux, confesseur et directeur des gens pieux de cette coterie, et quelques autres personnes, composaient le cercle de leurs amis. Malgré les sentiments royalistes de Birotteau, l'opinion publique était alors en sa faveur, il passait pour être très-riche, quoiqu'il ne possédât encore que cent mille francs en dehors de son commerce. La régularité de ses affaires, son exactitude, son habitude de ne rien devoir, de ne jamais escompter son papier et de prendre au contraire des valeurs sûres à ceux auxquels il pouvait être utile, son obligeance lui méritaient un crédit énorme. Il avait d'ailleurs réellement gagné beaucoup d'argent ; mais ses constructions et ses fabriques en avaient beaucoup absorbé. Puis sa maison lui coûtait près de vingt mille francs par an. Enfin l'éducation de Césarine, fille unique idolâtrée par Constance autant que par lui, nécessitait de fortes dépenses. Ni le mari ni la femme ne regardaient à l'argent quand il s'agissait de faire plaisir à leur fille dont ils n'avaient pas voulu se séparer. Imaginez les jouissances du pauvre paysan parvenu, quand il entendait sa charmante Césarine répétant au piano une sonate de Steibelt ou chantant une romance ; quand il la voyait écrire correctement la langue française, lire Racine père et fils, lui en expliquer les beautés, dessiner un paysage ou faire une sépia ! revivre dans une fleur si belle, si pure, qui n'avait pas encore quitté la tige maternelle, un ange enfin dont grâces naissantes, dont les premiers développements avaient été passionnément suivis, admirés ! une fille unique, incapable de mépriser son père ou de se moquer de son défaut d'instruction, tant elle était vraiment <i>
ormoire</i>, parce que les femmes serraient dans ces meubles leur <i>
jeune fille</i>
or</i> et leurs robes autrefois presque toujours en moire, et que l'on a dit par corruption <i>
. En venant à Paris, César savait lire, écrire et compter, mais son instruction en était restée là, sa vie laborieuse l'avait empêché d'acquérir des idées et des connaissances étrangères au commerce de la parfumerie. Mêlé constamment à des gens à qui les sciences, les lettres étaient indifférentes, et dont l'instruction n'embrassait que des spécialités ; n'ayant pas de temps pour se livrer à des études élevées, le parfumeur devint un homme pratique. Il épousa forcément le langage, les erreurs, les opinions du bourgeois de Paris qui admire Molière, Voltaire et Rousseau sur parole, qui achète leurs oeuvres sans les lire ; qui soutient que l'on doit dire <i>
armoire</i>. Pottier, Talma, mademoiselle Mars, étaient dix fois millionnaires et ne vivaient pas comme les autres humains : le grand tragédien mangeait de la chair crue, mademoiselle Mars faisait parfois fricasser des perles, pour imiter une célèbre actrice égyptienne. L'Empereur avait dans ses gilets des poches en cuir pour pouvoir prendre son tabac par poignées, il montait à cheval au grand galop l'escalier de l'orangerie de Versailles. Les écrivains, les artistes mouraient à l'hôpital par suite de leurs originalités ; ils étaient tous athées, il fallait bien se garder de les recevoir chez soi. Joseph Lebas citait avec effroi l'histoire du mariage de sa belle-soeur Augustine avec le peintre Sommervieux. Les astronomes vivaient d'araignées. Ces points lumineux de leurs connaissances en langue française, en art dramatique, en politique, en littérature, en science, expliquent la portée de ces intelligences bourgeoises. Un poète, qui passe rue des Lombards, peut en y sentant quelques parfums rêver l'Asie ; il admire des danseuses dans une chauderie en respirant du vétiver ; frappé par l'éclat de la cochenille, il y retrouve les poèmes brahamiques, les religions et leurs castes ; en se heurtant contre l'ivoire brut, il monte sur le dos des éléphants, dans une cage de mousseline, et y fait l'amour comme le roi de Lahore. Mais le petit commerçant ignore d'où viennent et où croissent les produits sur lesquels il opère. Birotteau parfumeur ne savait pas un iôta d'histoire naturelle ni de chimie. En regardant Vauquelin comme un grand homme, il le considérait comme une exception, il était de la force de cet épicier retiré qui résumait ainsi une discussion sur la manière de faire venir le thé : - Le thé ne vient que de deux manières, <i>
ormoire</i>
par caravane</i> ou <i>
, parce que les femmes serraient dans ces meubles leur <i>
par le Hâvre</i>, dit-il d'un air finaud. Selon Birotteau, l'aloès et l'opium ne se trouvaient que rue des Lombards. L'eau de rose prétendue de Constantinople se faisait, comme l'eau de Cologne, à Paris. Ces noms de lieux étaient des bourdes inventées pour plaire aux Français qui ne peuvent supporter les choses de leur pays. Un marchand français devait dire sa découverte anglaise, afin de lui donner de la vogue, comme en Angleterre un droguiste attribue la sienne à la France. Néanmoins, César ne pouvait jamais être entièrement sot ni bête : la probité, la bonté jetaient sur les actes de sa vie un reflet qui les rendait respectables, car une belle action fait accepter toutes les ignorances possibles. Son constant succès lui donna de l'assurance. A Paris, l'assurance est acceptée pour le pouvoir dont elle est le signe. L'ayant apprécié durant les trois premières années de leur mariage, sa femme fut en proie à des transes continuelles : elle représentait dans cette union la partie sagace et prévoyante, le doute, l'opposition, la crainte ; comme César y représentait l'audace, l'ambition, l'action, le bonheur inouï de la fatalité. Malgré les apparences, le marchand était trembleur, tandis que sa femme avait en réalité de la patience et du courage. Ainsi un homme pusillanime, médiocre, sans instruction, sans idées, sans connaissances. sans caractère, et qui ne devait point réussir sur la place la plus glissante du monde, arriva, par son esprit de conduite, par le sentiment du juste, par la bonté d'une âme vraiment chrétienne, par amour pour la seule femme qu'il eût possédée, à passer pour un homme remarquable, courageux et plein de résolution. Le public ne voyait que les résultats. Hors Pillerault et le juge Popinot, les personnes de sa société, ne le voyant que superficiellement, ne pouvaient le juger ; d'ailleurs, les vingt ou trente amis qui se réunissaient entre eux disaient les mêmes niaiseries, répétaient les mêmes lieux communs, se regardaient tous comme des gens supérieurs dans leur partie. Les femmes faisaient assaut de bons dîners et de toilettes ; chacune d'elles avait tout dit en disant un mot de mépris sur son mari ; madame Birotteau seule avait le bon sens de traiter le sien avec honneur et respect en public : elle voyait en lui l'homme qui, malgré ses secrètes incapacités, avait gagné leur fortune, et dont elle partageait la considération. Seulement, elle se demandait parfois ce qu'était le monde, si tous les hommes prétendus supérieurs ressemblaient à son mari. Sa conduite ne contribuait pas peu à maintenir l'estime respectueuse accordée au marchand dans un pays où les femmes sont assez portées à déconsidérer leurs maris et à s'en plaindre.
or</i>
et leurs robes autrefois presque toujours en moire, et que l'on a dit par corruption <i>
armoire</i>
. Pottier, Talma, mademoiselle Mars, étaient dix fois millionnaires et ne vivaient pas comme les autres humains : le grand tragédien mangeait de la chair crue, mademoiselle Mars faisait parfois fricasser des perles, pour imiter une célèbre actrice égyptienne. L'Empereur avait dans ses gilets des poches en cuir pour pouvoir prendre son tabac par poignées, il montait à cheval au grand galop l'escalier de l'orangerie de Versailles. Les écrivains, les artistes mouraient à l'hôpital par suite de leurs originalités ; ils étaient tous athées, il fallait bien se garder de les recevoir chez soi. Joseph Lebas citait avec effroi l'histoire du mariage de sa belle-soeur Augustine avec le peintre Sommervieux. Les astronomes vivaient d'araignées. Ces points lumineux de leurs connaissances en langue française, en art dramatique, en politique, en littérature, en science, expliquent la portée de ces intelligences bourgeoises. Un poète, qui passe rue des Lombards, peut en y sentant quelques parfums rêver l'Asie ; il admire des danseuses dans une chauderie en respirant du vétiver ; frappé par l'éclat de la cochenille, il y retrouve les poèmes brahamiques, les religions et leurs castes ; en se heurtant contre l'ivoire brut, il monte sur le dos des éléphants, dans une cage de mousseline, et y fait l'amour comme le roi de Lahore. Mais le petit commerçant ignore d'où viennent et où croissent les produits sur lesquels il opère. Birotteau parfumeur ne savait pas un iôta d'histoire naturelle ni de chimie. En regardant Vauquelin comme un grand homme, il le considérait comme une exception, il était de la force de cet épicier retiré qui résumait ainsi une discussion sur la manière de faire venir le thé : - Le thé ne vient que de deux manières, <i>
par caravane</i>
ou <i>
par le Hâvre</i>
, dit-il d'un air finaud. Selon Birotteau, l'aloès et l'opium ne se trouvaient que rue des Lombards. L'eau de rose prétendue de Constantinople se faisait, comme l'eau de Cologne, à Paris. Ces noms de lieux étaient des bourdes inventées pour plaire aux Français qui ne peuvent supporter les choses de leur pays. Un marchand français devait dire sa découverte anglaise, afin de lui donner de la vogue, comme en Angleterre un droguiste attribue la sienne à la France. Néanmoins, César ne pouvait jamais être entièrement sot ni bête : la probité, la bonté jetaient sur les actes de sa vie un reflet qui les rendait respectables, car une belle action fait accepter toutes les ignorances possibles. Son constant succès lui donna de l'assurance. A Paris, l'assurance est acceptée pour le pouvoir dont elle est le signe. L'ayant apprécié durant les trois premières années de leur mariage, sa femme fut en proie à des transes continuelles : elle représentait dans cette union la partie sagace et prévoyante, le doute, l'opposition, la crainte ; comme César y représentait l'audace, l'ambition, l'action, le bonheur inouï de la fatalité. Malgré les apparences, le marchand était trembleur, tandis que sa femme avait en réalité de la patience et du courage. Ainsi un homme pusillanime, médiocre, sans instruction, sans idées, sans connaissances. sans caractère, et qui ne devait point réussir sur la place la plus glissante du monde, arriva, par son esprit de conduite, par le sentiment du juste, par la bonté d'une âme vraiment chrétienne, par amour pour la seule femme qu'il eût possédée, à passer pour un homme remarquable, courageux et plein de résolution. Le public ne voyait que les résultats. Hors Pillerault et le juge Popinot, les personnes de sa société, ne le voyant que superficiellement, ne pouvaient le juger ; d'ailleurs, les vingt ou trente amis qui se réunissaient entre eux disaient les mêmes niaiseries, répétaient les mêmes lieux communs, se regardaient tous comme des gens supérieurs dans leur partie. Les femmes faisaient assaut de bons dîners et de toilettes ; chacune d'elles avait tout dit en disant un mot de mépris sur son mari ; madame Birotteau seule avait le bon sens de traiter le sien avec honneur et respect en public : elle voyait en lui l'homme qui, malgré ses secrètes incapacités, avait gagné leur fortune, et dont elle partageait la considération. Seulement, elle se demandait parfois ce qu'était le monde, si tous les hommes prétendus supérieurs ressemblaient à son mari. Sa conduite ne contribuait pas peu à maintenir l'estime respectueuse accordée au marchand dans un pays où les femmes sont assez portées à déconsidérer leurs maris et à s'en plaindre.
 
Les premiers jours de l'année 1814, si fatale à la France impériale, furent signalés chez eux par deux événements peu marquants dans tout autre ménage, mais de nature à impressionner des âmes simples comme celles de César et de sa femme, qui, en jetant les yeux sur leur passé, n'y trouvaient que des émotions douces. Ils avaient pris pour premier commis un jeune homme de vingt-deux ans, nommé Ferdinand du Tillet. Ce garçon, qui sortait d'une maison de parfumerie où l'on avait refusé de l'intéresser dans les bénéfices, et qui passait pour un génie, se remua beaucoup pour entrer à la Reine des Roses, dont les êtres, les forces et les moeurs intérieures lui étaient connus. Birotteau l'accueillit et lui donna mille francs d'appointements, avec l'intention d'en faire son successeur. Ferdinand eut sur les destinées de cette famille une si grande influence, qu'il est nécessaire d'en dire quelques mots.
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La restauration fit un personnage de César, à qui naturellement le tourbillon des crises politiques ôta la mémoire de ces deux accidents domestiques. L'immutabilité de ses opinions royalistes, auxquelles il était devenu fort indifférent depuis sa blessure, mais dans lesquelles il avait persisté par décorum, le souvenir de son dévouement en vendémiaire lui valurent de hautes protections, précisément parce qu'il ne demanda rien. Il fut nommé chef de bataillon dans la garde nationale, quoiqu'il fût incapable de répéter le moindre mot de commandement. En 1815, Napoléon, toujours ennemi de Birotteau, le destitua. Durant les cent jours, Birotteau devint <i>
la bête noire</i> des libéraux de son quartier ; car en 1815 seulement, commencèrent les scissions politiques entre les négociants, jusqu'alors unanimes dans leurs voeux de tranquillité dont les affaires avaient besoin. A la seconde restauration, le gouvernement royal dut remanier le corps municipal. Le préfet voulut nommer Birotteau maire. Grâce à sa femme, le parfumeur accepta seulement la place d'adjoint qui le mettait moins en évidence. Cette modestie augmenta beaucoup l'estime qu'on lui portait généralement et lui valut l'amitié du maire, monsieur Flamet de La Billardière. Birotteau, qui l'avait vu venir à la Reine des Roses au temps où la boutique servait d'entrepôt aux conspirations royalistes, le désigna lui-même au préfet de la Seine, qui le consulta sur le choix à faire. Monsieur et madame Birotteau ne furent jamais oubliés dans les invitations du maire. Enfin madame César quêta souvent à Saint-Roch, en belle et bonne compagnie. La Billardière servit chaudement Birotteau quand il fut question de distribuer au corps municipal les croix accordées, en appuyant sur sa blessure reçue à Saint-Roch, sur son attachement aux Bourbons et sur la considération dont il jouissait. Le ministère qui voulait, tout en prodiguant la croix de la Légion-d'Honneur afin d'abattre l'oeuvre de Napoléon, se faire des créatures et rallier aux Bourbons les différents commerces, les hommes d'art et de science, comprit donc Birotteau dans la prochaine promotion. Cette faveur, en harmonie avec l'éclat que jetait Birotteau dans son arrondissement, le plaçait dans une situation où durent s'agrandir les idées d'un homme à qui jusqu'alors tout avait réussi. La nouvelle que le maire lui avait donnée de sa promotion fut le dernier argument qui décida le parfumeur à se lancer dans l'opération qu'il venait d'exposer à sa femme, afin de quitter au plus vite la parfumerie, et s'élever aux régions de la haute bourgeoisie de Paris.
la bête noire</i>
des libéraux de son quartier ; car en 1815 seulement, commencèrent les scissions politiques entre les négociants, jusqu'alors unanimes dans leurs voeux de tranquillité dont les affaires avaient besoin. A la seconde restauration, le gouvernement royal dut remanier le corps municipal. Le préfet voulut nommer Birotteau maire. Grâce à sa femme, le parfumeur accepta seulement la place d'adjoint qui le mettait moins en évidence. Cette modestie augmenta beaucoup l'estime qu'on lui portait généralement et lui valut l'amitié du maire, monsieur Flamet de La Billardière. Birotteau, qui l'avait vu venir à la Reine des Roses au temps où la boutique servait d'entrepôt aux conspirations royalistes, le désigna lui-même au préfet de la Seine, qui le consulta sur le choix à faire. Monsieur et madame Birotteau ne furent jamais oubliés dans les invitations du maire. Enfin madame César quêta souvent à Saint-Roch, en belle et bonne compagnie. La Billardière servit chaudement Birotteau quand il fut question de distribuer au corps municipal les croix accordées, en appuyant sur sa blessure reçue à Saint-Roch, sur son attachement aux Bourbons et sur la considération dont il jouissait. Le ministère qui voulait, tout en prodiguant la croix de la Légion-d'Honneur afin d'abattre l'oeuvre de Napoléon, se faire des créatures et rallier aux Bourbons les différents commerces, les hommes d'art et de science, comprit donc Birotteau dans la prochaine promotion. Cette faveur, en harmonie avec l'éclat que jetait Birotteau dans son arrondissement, le plaçait dans une situation où durent s'agrandir les idées d'un homme à qui jusqu'alors tout avait réussi. La nouvelle que le maire lui avait donnée de sa promotion fut le dernier argument qui décida le parfumeur à se lancer dans l'opération qu'il venait d'exposer à sa femme, afin de quitter au plus vite la parfumerie, et s'élever aux régions de la haute bourgeoisie de Paris.
 
César avait alors quarante ans. Les travaux auxquels il se livrait dans sa fabrique lui avaient donné quelques rides prématurées, et avaient légèrement argenté la longue chevelure touffue que la pression de son chapeau lustrait circulairement. Son front, où, par la manière dont ils étaient plantés, ses cheveux dessinaient cinq pointes, annonçait la simplicité de sa vie. Ses gros sourcils n'effrayaient point, car ses yeux bleus s'harmoniaient par leur limpide regard toujours franc à son front d'honnête homme. Son nez cassé à la naissance et gros du bout lui donnait l'air étonné des gobe-mouches de Paris. Ses lèvres étaient très-lippues, et son grand menton tombait droit. Sa figure, fortement colorée, à contours carrés, offrait, par la disposition des rides, par l'ensemble de la physionomie, le caractère ingénuement rusé du paysan. La force générale du corps, la grosseur des membres, la carrure du dos, la largeur des pieds, tout dénotait d'ailleurs le villageois transplanté dans Paris. Ses mains larges et poilues, les grasses phalanges de ses doigts ridés, ses grands ongles carrés eussent attesté son origine, s'il n'en était pas resté des vestiges dans toute sa personne. Il avait sur les lèvres le sourire de bienveillance que prennent les marchands quand vous entrez chez eux, mais ce sourire commercial était l'image de son contentement intérieur et peignait l'état de son âme douce. Sa défiance ne dépassait jamais les affaires, sa ruse le quittait sur le seuil de la Bourse ou quand il fermait son grand livre. Le soupçon était pour lui ce qu'étaient ses factures imprimées, une nécessité de la vente elle-même. Sa figure offrait une sorte d'assurance comique, de fatuité mêlée de bonhomie qui le rendait original à voir en lui évitant une ressemblance trop complète avec la plate figure du bourgeois parisien. Sans cet air de naïve admiration et de foi en sa personne, il eût imprimé trop de respect ; il se rapprochait ainsi des hommes en payant sa quote part de ridicule. Habituellement en parlant il se croisait les mains derrière le dos. Quand il croyait avoir dit quelque chose de galant ou de saillant, il se levait imperceptiblement sur la pointe des pieds, à deux reprises, et retombait sur ses talons lourdement, comme pour appuyer sur sa phrase. Au fort d'une discussion on le voyait quelquefois tourner sur lui-même brusquement, faire quelques pas comme s'il allait chercher des objections et revenir sur son adversaire par un mouvement brusque. Il n'interrompait jamais, et se trouvait souvent victime de cette exacte observation des convenances, car les autres s'arrachaient la parole, et le bonhomme quittait la place sans avoir pu dire un mot. Sa grande expérience des affaires commerciales lui avait donné des habitudes taxées de manies par quelques personnes. Si quelque billet n'était pas payé, il l'envoyait à l'huissier, et ne s'en occupait plus que pour recevoir le capital, l'intérêt et les frais, l'huissier devait poursuivre jusqu'à ce que le négociant fût en faillite ; César cessait alors toute procédure, ne comparaissait à aucune assemblée de créanciers, et gardait ses titres. Ce système et son implacable mépris pour les faillis lui venaient de monsieur Ragon qui, dans le cours de sa vie commerciale, avait fini par apercevoir une si grande perte de temps dans les affaires litigieuses, qu'il regardait le maigre et incertain dividende donné par les concordats comme amplement regagné par l'emploi du temps qu'on ne perdait point à aller, venir, faire des démarches et courir après les excuses de l'improbité.
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César Birotteau, qui devait se considérer comme étant à l'apogée de sa fortune, prenait ce temps d'arrêt comme un nouveau point de départ. Il ne savait pas, et d'ailleurs ni les nations, ni les rois n'ont tenté d'écrire en caractères ineffaçables la cause de ces renversements dont l'histoire est grosse, dont tant de maisons souveraines ou commerciales offrent de si grands exemples. Pourquoi de nouvelles pyramides ne rappelleraient-elles pas incessamment ce principe qui doit dominer la politique des nations aussi bien que celle des particuliers : <i>
Quand l'effet produit n'est plus en rapport direct ni en proportion égale avec sa cause, la désorganisation commence</i> ? Mais ces monuments existent partout, c'est les traditions et les pierres qui nous parlent du passé, qui consacrent les caprices de l'indomptable Destin, dont la main efface nos songes et nous prouve que les plus grands événements se résument dans une idée. Troie et Napoléon ne sont que des poèmes. Puisse cette histoire être le poème des vicissitudes bourgeoises auxquelles nulle voix n'a songé, tant elles semblent dénuées de grandeur, tandis qu'elles sont au même titre immenses : il ne s'agit pas d'un seul homme ici, mais de tout un peuple de douleurs.
Quand l'effet produit n'est plus en rapport direct ni en proportion égale avec sa cause, la désorganisation commence</i>
? Mais ces monuments existent partout, c'est les traditions et les pierres qui nous parlent du passé, qui consacrent les caprices de l'indomptable Destin, dont la main efface nos songes et nous prouve que les plus grands événements se résument dans une idée. Troie et Napoléon ne sont que des poèmes. Puisse cette histoire être le poème des vicissitudes bourgeoises auxquelles nulle voix n'a songé, tant elles semblent dénuées de grandeur, tandis qu'elles sont au même titre immenses : il ne s'agit pas d'un seul homme ici, mais de tout un peuple de douleurs.
 
En s'endormant, César craignit que le lendemain sa femme ne lui fît quelques objections péremptoires, et s'ordonna de se lever de grand matin pour tout résoudre. Au petit jour, il sortit donc sans bruit, laissa sa femme au lit, s'habilla lestement et descendit au magasin, au moment où le garçon en ôtait les volets numérotés. Birotteau, se voyant seul, attendit le lever de ses commis, et se mit sur le pas de sa porte en examinant comment son garçon de peine nommé Raguet s'acquittait de ses fonctions, et Birotteau s'y connaissait ! Malgré le froid, le temps était superbe.
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- Ce sera un négociant, il parviendra, disait de lui César à madame Ragon en vantant l'activité d'Anselme au milieu des <i>
mises</i> de la fabrique, en louant son aptitude à comprendre les finesses de l'art, en rappelant l'âpreté de son travail dans les moments où les expéditions donnaient, et où, les manches retroussées, les bras nus, le boiteux emballait et clouait à lui seul plus de caisses que les autres commis.
mises</i>
de la fabrique, en louant son aptitude à comprendre les finesses de l'art, en rappelant l'âpreté de son travail dans les moments où les expéditions donnaient, et où, les manches retroussées, les bras nus, le boiteux emballait et clouait à lui seul plus de caisses que les autres commis.
 
Les prétentions connues et avouées d'Alexandre Crottat, premier clerc de Roguin, la fortune de son père, riche fermier de la Brie, formaient des obstacles bien grands au triomphe de l'orphelin ; mais ces difficultés n'étaient cependant point encore les plus âpres à vaincre : Popinot ensevelissait an fond de son coeur de tristes secrets qui agrandissaient l'intervalle mis entre Césarine et lui. La fortune des Ragon, sur laquelle il aurait pu compter, était compromise ; l'orphelin avait le bonheur de les aider à vivre en leur apportant ses maigres appointements Cependant il croyait au succès ! Il avait plusieurs fois saisi quelques regards jetés avec un apparent orgueil sur lui par Césarine ; au fond de ses yeux bleus, il avait osé lire une secrète pensée pleine de caressantes espérances. Il allait donc, travaillé par son espoir du moment, tremblant, silencieux, ému, comme pourraient l'être en semblable occurrence tous les jeunes gens pour qui la vie est en bourgeon.
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- Cependant elle me paraît soucieuse depuis quelque temps, y aurait-il quelque chose qui clocherait chez elle ? Ecoute-moi, garçon, faut pas trop faire le mystérieux avec moi, je suis quasi de la famille, voilà vingt-cinq ans que je connais ton oncle Ragon. Je suis entré chez lui en gros souliers ferrés, arrivant de mon village. Quoique l'endroit s'appelle <i>
les Trésorières</i>, j'avais pour toute fortune un louis d'or que m'avait donné ma marraine, feu madame la marquise d'Uxelles, une parente à monsieur le duc et madame la duchesse de Lenoncourt, qui sont de nos pratiques. Aussi ai-je prié tous les dimanches pour elle et pour toute sa famille ; j'envoie en Touraine à sa nièce, madame de Mortsauf, toutes ses parfumeries. Il me vient toujours des pratiques par eux, comme, par exemple, monsieur de Vandenesse, qui prend pour douze cents francs par an. On ne serait pas reconnaissant par bon coeur, on devrait l'être par calcul : mais je te veux du bien sans arrière-pensée et pour toi.
les Trésorières</i>
, j'avais pour toute fortune un louis d'or que m'avait donné ma marraine, feu madame la marquise d'Uxelles, une parente à monsieur le duc et madame la duchesse de Lenoncourt, qui sont de nos pratiques. Aussi ai-je prié tous les dimanches pour elle et pour toute sa famille ; j'envoie en Touraine à sa nièce, madame de Mortsauf, toutes ses parfumeries. Il me vient toujours des pratiques par eux, comme, par exemple, monsieur de Vandenesse, qui prend pour douze cents francs par an. On ne serait pas reconnaissant par bon coeur, on devrait l'être par calcul : mais je te veux du bien sans arrière-pensée et pour toi.
 
- Ah ! monsieur, vous aviez, si vous me permettez de vous le dire, une fière caboche !
 
- Non, mon garçon, non, cela ne suffit point. Je ne dis pas que ma caboche n'en vaille pas une autre ; mais j'avais de la probité, <i>
mordicus</i> ! mais j'ai eu de la conduite, mais je n'ai jamais aimé que ma femme. L'amour est un fameux <i>
mordicus</i>
véhicule</i>, un mot heureux qu'a employé hier monsieur de Villèle à la tribune.
! mais j'ai eu de la conduite, mais je n'ai jamais aimé que ma femme. L'amour est un fameux <i>
véhicule</i>
, un mot heureux qu'a employé hier monsieur de Villèle à la tribune.
 
- L'amour ! dit Popinot. Oh ! monsieur, est-ce que...
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Il lui conseilla de prendre dès à présent une forte somme, de la lui confier pour être jouée avec audace dans une partie quelconque, à la Bourse, ou dans quelque spéculation choisie entre les mille qui s'entreprenaient alors. En cas de gain, ils fonderaient à eux deux une maison de banque où l'on tirerait parti des dépôts, et dont les bénéfices lui serviraient à contenter sa passion. Si la chance tournait contre eux, Roguin irait vivre à l'étranger au lieu de se tuer, parce que <i>
son</i> du Tillet lui serait fidèle jusqu'au dernier sou. C'était une corde à portée de main pour un homme qui se noyait, et Roguin ne s'aperçut pas que le commis parfumeur la lui passait autour de cou. Maître du secret de Roguin, du Tillet s'en servit pour établir à la fois son pouvoir sur la femme, sur la maîtresse et sur le mari. Prévenue d'un désastre qu'elle était loin de soupçonner, madame Roguin accepta les soins de du Tillet, qui sortit alors de chez le parfumeur, sûr de son avenir. Il n'eut pas de peine à convaincre la maîtresse de risquer une somme, afin de ne jamais être obligée de recourir à la prostitution s'il lui arrivait quelque malheur. La femme régla ses affaires, amassa promptement un petit capital, et le remit à un homme en qui son mari se fiait, car le notaire donna d'abord cent mille francs à son complice. Placé près de madame Roguin de manière à transformer les intérêts de cette belle femme en affection, du Tillet sut lui inspirer la plus violente passion. Ses trois commanditaires lui constituèrent naturellement une part ; mais, mécontent de cette part, il eut l'audace, en les faisant jouer à la Bourse, de s'entendre avec un adversaire qui lui rendait le montant des pertes supposées, car il joua pour ses clients et pour lui-même. Aussitôt qu'il eut cinquante mille francs, il fut sûr de faire une grande fortune ; il porta le coup d'oeil d'aigle qui le caractérise dans les phases où se trouvait alors la France : il joua la baisse pendant la campagne de France, et la hausse au retour des Bourbons. Deux mois après la rentrée de Louis XVIII, madame Roguin possédait deux cent mille francs, et du Tillet cent mille écus. Le notaire, aux yeux de qui ce jeune homme était un ange, avait rétabli l'équilibre dans ses affaires. La belle Hollandaise dissipait tout, elle était la proie d'un infâme cancer, nommé Maxime de Trailles, ancien page de l'empereur. Du Tillet découvrit le véritable nom de cette fille en faisant un acte avec elle. Elle se nommait Sarah Gobseck. Frappé de la coïncidence de ce nom avec celui d'un usurier dont il avait entendu parler, il alla chez ce vieil escompteur, la providence des enfants de famille, afin de reconnaître jusqu'où pourrait aller sur lui le crédit de sa parente. Le Brutus des usuriers fut implacable pour sa petite-nièce, mais du Tillet sut lui plaire en se posant comme le banquier de Sarah, et comme ayant des fonds à faire mouvoir. La nature normande et la nature usurière se convinrent l'une à l'autre. Gobseck se trouvait avoir besoin d'un homme jeune et habile pour surveiller une petite opération à l'étranger.
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du Tillet lui serait fidèle jusqu'au dernier sou. C'était une corde à portée de main pour un homme qui se noyait, et Roguin ne s'aperçut pas que le commis parfumeur la lui passait autour de cou. Maître du secret de Roguin, du Tillet s'en servit pour établir à la fois son pouvoir sur la femme, sur la maîtresse et sur le mari. Prévenue d'un désastre qu'elle était loin de soupçonner, madame Roguin accepta les soins de du Tillet, qui sortit alors de chez le parfumeur, sûr de son avenir. Il n'eut pas de peine à convaincre la maîtresse de risquer une somme, afin de ne jamais être obligée de recourir à la prostitution s'il lui arrivait quelque malheur. La femme régla ses affaires, amassa promptement un petit capital, et le remit à un homme en qui son mari se fiait, car le notaire donna d'abord cent mille francs à son complice. Placé près de madame Roguin de manière à transformer les intérêts de cette belle femme en affection, du Tillet sut lui inspirer la plus violente passion. Ses trois commanditaires lui constituèrent naturellement une part ; mais, mécontent de cette part, il eut l'audace, en les faisant jouer à la Bourse, de s'entendre avec un adversaire qui lui rendait le montant des pertes supposées, car il joua pour ses clients et pour lui-même. Aussitôt qu'il eut cinquante mille francs, il fut sûr de faire une grande fortune ; il porta le coup d'oeil d'aigle qui le caractérise dans les phases où se trouvait alors la France : il joua la baisse pendant la campagne de France, et la hausse au retour des Bourbons. Deux mois après la rentrée de Louis XVIII, madame Roguin possédait deux cent mille francs, et du Tillet cent mille écus. Le notaire, aux yeux de qui ce jeune homme était un ange, avait rétabli l'équilibre dans ses affaires. La belle Hollandaise dissipait tout, elle était la proie d'un infâme cancer, nommé Maxime de Trailles, ancien page de l'empereur. Du Tillet découvrit le véritable nom de cette fille en faisant un acte avec elle. Elle se nommait Sarah Gobseck. Frappé de la coïncidence de ce nom avec celui d'un usurier dont il avait entendu parler, il alla chez ce vieil escompteur, la providence des enfants de famille, afin de reconnaître jusqu'où pourrait aller sur lui le crédit de sa parente. Le Brutus des usuriers fut implacable pour sa petite-nièce, mais du Tillet sut lui plaire en se posant comme le banquier de Sarah, et comme ayant des fonds à faire mouvoir. La nature normande et la nature usurière se convinrent l'une à l'autre. Gobseck se trouvait avoir besoin d'un homme jeune et habile pour surveiller une petite opération à l'étranger.
 
Un Auditeur au Conseil d'Etat, surpris par le retour des Bourbons, avait eu l'idée, pour se bien mettre en cour, d'aller en Allemagne racheter les titres des dettes contractées par les princes pendant leur émigration. Il offrait les bénéfices de cette affaire, pour lui purement politique, à ceux qui lui donneraient les fonds nécessaires. L'usurier ne voulait lâcher les sommes qu'au fur et à mesure de l'achat des créances, et les faire examiner par un fin représentant. Les usuriers ne se fient à personne, ils veulent des garanties ; auprès d'eux, l'occasion est tout : de glace quand ils n'ont pas besoin d'un homme, ils sont patelins et disposés à la bienfaisance quand leur utilité s'y trouve. Du Tillet connaissait le rôle immense sourdement joué sur la place de Paris par les Werbrust et Gigonnet, escompteurs du commerce des rues Saint-Denis et Saint-Martin, par Palma, banquier du faubourg Poissonnière, presque toujours intéressés avec Gobseck. Il offrit donc une caution pécuniaire en se faisant accorder un intérêt et en exigeant que ces messieurs employassent dans leur commerce d'argent les fonds qu'il leur déposerait : il se préparait ainsi des appuis. Il accompagna monsieur Clément Chardin des Lupeaulx dans un voyage en Allemagne qui dura pendant les Cent-Jours, et revint à la seconde restauration, ayant plus augmenté les éléments de sa fortune que sa fortune elle même. Il était entré dans les secrets des plus habiles calculateurs de Paris, il avait conquis l'amitié de l'homme dont il était le surveillant, car cet habile escamoteur lui avait mis à nu les ressorts et la jurisprudence de la haute politique. Du Tillet était un de ces esprits qui entendent à demi-mot, il acheva de se former pendant ce voyage. Au retour, il retrouva madame Roguin fidèle. Quant au pauvre notaire, il attendait Ferdinand avec autant d'impatience qu'en témoignait sa femme, la belle Hollandaise l'avait de nouveau ruiné. Du Tillet questionna la belle Hollandaise, et ne retrouva pas une dépense équivalente aux sommes dissipées. Du Tillet découvrit alors le secret que Sarah Gobseck lui avait si soigneusement caché, sa folle passion pour Maxime de Trailles, dont les débuts dans sa carrière de vices et de débauche annonçaient ce qu'il fut, un de ces garnements politiques nécessaires à tout bon gouvernement, et que le jeu rendait insatiable. En faisant cette découverte, du Tillet comprit l'insensibilité de Gobseck pour sa petite-nièce. Dans ces conjonctures, le banquier du Tillet, car il devint banquier, conseilla fortement à Roguin de garder une poire pour la soif, en embarquant ses clients les plus riches dans une affaire où il pourrait se réserver de fortes sommes, s'il était contraint à faillir en recommençant le jeu de la Banque. Après des <i>
hauts et des bas</i>, profitables seulement à du Tillet et à madame Roguin, le notaire entendit enfin sonner l'heure de sa <i>
hauts et des bas</i>
déconfiture</i>. Son agonie fut alors exploitée par son meilleur ami. Du Tillet inventa la spéculation relative aux terrains situés autour de la Madeleine. Naturellement les cent mille francs déposés par Birotteau chez Roguin, en attendant un placement, furent remis à du Tillet qui, voulant perdre le parfumeur, fit comprendre à Roguin qu'il courait moins de dangers à prendre dans ses filets ses amis intimes. - Un ami, lui dit-il, conserve des ménagements jusque dans sa colère. Peu de personnes savent aujourd'hui combien peu valait à cette époque une toise de terrain autour de la Madeleine, mais ces terrains allaient nécessairement être vendus au-dessus de leur valeur momentanée à cause de l'obligation où l'on serait d'aller trouver des propriétaires qui profiteraient de l'occasion ; or du Tillet voulait être à portée de recueillir les bénéfices sans supporter les pertes d'une spéculation à long terme. En d'autres termes, son plan consistait à tuer l'affaire pour s'adjuger un cadavre qu'il savait pouvoir raviver. En semblable occurrence, les Gobseck, les Palma, les Werbrust et Gigonnet se prêtaient mutuellement la main ; mais du Tillet n'était pas assez intime avec eux pour leur demander leur aide ; d'ailleurs il voulait si bien cacher son bras tout en conduisant l'affaire, qu'il pût recueillir les profits du vol sans en avoir la honte ; il sentit donc la nécessité d'avoir à lui l'un de ces mannequins vivants nommés dans la langue commerciale <i>
, profitables seulement à du Tillet et à madame Roguin, le notaire entendit enfin sonner l'heure de sa <i>
hommes de paille</i>. Son joueur supposé de la Bourse lui parut propre à devenir son âme damnée, et il entreprit sur les droits divins en créant un homme. D'un ancien commis-voyageur, sans moyens ni capacité, excepté celle de parler indéfiniment sur toute espèce de sujet en ne disant rien, sans sou ni maille, mais pouvant comprendre un rôle et le jouer sans compromettre la pièce ; plein de l'honneur le plus rare, c'est-à-dire capable de garder un secret et de se laisser déshonorer au profit de son commettant, du Tillet fit un banquier qui montait et dirigeait les plus grandes entreprises, le chef de la maison Claparon. La destinée de Charles Claparon était d'être un jour livré aux Juifs et aux pharisiens, si les affaires lancées par du Tillet exigeaient une faillite, et Claparon le savait. Mais, pour un pauvre diable qui se promenait mélancoliquement sur les boulevards avec un avenir de quarante sous dans sa poche quand son camarade du Tillet le rencontra, les petites parts qui devaient lui être abandonnées dans chaque affaire furent un Eldorado. Ainsi son amitié, son dévouement pour du Tillet corroborés d'une reconnaissance irréfléchie, excités par les besoins d'une vie libertine et décousue, lui faisaient dire <i>
déconfiture</i>
amen</i> à tout. Puis, après avoir vendu son honneur, il le vit risquer avec tant de prudence, qu'il finit par s'attacher à son ancien camarade, comme un chien à son maître. Claparon était un caniche fort laid, mais toujours prêt à faire le saut de Curtius. Dans la combinaison actuelle, il devait représenter une moitié des acquéreurs des terrains comme César Birotteau représenterait l'autre. Les valeurs que Claparon recevrait de Birotteau seraient escomptées par un des usuriers de qui du Tillet pouvait emprunter le nom, pour précipiter Birotteau dans les abîmes d'une faillite, quand Roguin lui enlèverait ses fonds. Les syndics de la faillite agiraient au gré des inspirations de du Tillet qui, possesseur des écus donnés par le parfumeur et son créancier sous différents noms, ferait liciter les terrains et les achèterait pour la moitié de leur valeur en payant avec les fonds de Roguin et le dividende de la faillite. Le notaire trempait dans ce plan en croyant avoir une bonne part des précieuses dépouilles du parfumeur et de ses cointéressés ; mais l'homme à la discrétion duquel il se livrait devait se faire et se fit la part du lion. Roguin, ne pouvant poursuivre du Tillet devant aucun tribunal, fut heureux de l'os à ronger qui lui fut jeté, de mois en mois, au fond de la Suisse où il trouva des beautés au rabais. Les circonstances. et non une méditation d'auteur tragique inventant une intrigue, avaient engendré cet horrible plan. La haine sans désir de vengeance est un grain tombé sur du granit ; la vengeance vouée à César, par du Tillet, était donc un des mouvements les plus naturels, ou il faut nier la querelle des anges maudits et des anges de lumière. Du Tillet ne pouvait sans de grands inconvénients assassiner le seul homme dans Paris qui le savait coupable d'un vol domestique, mais il pouvait le jeter dans la boue et l'annihiler au point de rendre son témoignage impossible. Pendant long-temps sa vengeance avait germé dans son coeur sans fleurir, car les gens les plus haineux font à Paris très-peu de plans, la vie y est trop rapide, trop remuée ; il y a trop d'accidents imprévus ; mais aussi ces perpétuelles oscillations, en ne permettant pas la préméditation, servent une pensée tapie au fond du coeur qui guette leurs chances fluviatiles. Quand Roguin avait fait sa confidence à du Tillet, le commis y entrevit vaguement la possibilité de détruire César, et il ne s'était pas trompé. Sur le point de quitter son idole, le notaire buvait le reste de son philtre dans la coupe cassée, il allait tous les jours aux Champs-Elysées et revenait chez lui de grand matin. Ainsi la défiante madame César avait raison. Dès qu'un homme se résout à jouer le rôle que du Tillet avait donné à Roguin, il acquiert les talents du plus grand comédien, il a la vue d'un lynx et la pénétration d'un voyant, il sait magnétiser sa dupe ; aussi le notaire avait-il aperçu Birotteau long-temps avant que Birotteau ne le vît, et quand le parfumeur le regarda, il lui tendait déjà la main de loin.
. Son agonie fut alors exploitée par son meilleur ami. Du Tillet inventa la spéculation relative aux terrains situés autour de la Madeleine. Naturellement les cent mille francs déposés par Birotteau chez Roguin, en attendant un placement, furent remis à du Tillet qui, voulant perdre le parfumeur, fit comprendre à Roguin qu'il courait moins de dangers à prendre dans ses filets ses amis intimes. - Un ami, lui dit-il, conserve des ménagements jusque dans sa colère. Peu de personnes savent aujourd'hui combien peu valait à cette époque une toise de terrain autour de la Madeleine, mais ces terrains allaient nécessairement être vendus au-dessus de leur valeur momentanée à cause de l'obligation où l'on serait d'aller trouver des propriétaires qui profiteraient de l'occasion ; or du Tillet voulait être à portée de recueillir les bénéfices sans supporter les pertes d'une spéculation à long terme. En d'autres termes, son plan consistait à tuer l'affaire pour s'adjuger un cadavre qu'il savait pouvoir raviver. En semblable occurrence, les Gobseck, les Palma, les Werbrust et Gigonnet se prêtaient mutuellement la main ; mais du Tillet n'était pas assez intime avec eux pour leur demander leur aide ; d'ailleurs il voulait si bien cacher son bras tout en conduisant l'affaire, qu'il pût recueillir les profits du vol sans en avoir la honte ; il sentit donc la nécessité d'avoir à lui l'un de ces mannequins vivants nommés dans la langue commerciale <i>
hommes de paille</i>
. Son joueur supposé de la Bourse lui parut propre à devenir son âme damnée, et il entreprit sur les droits divins en créant un homme. D'un ancien commis-voyageur, sans moyens ni capacité, excepté celle de parler indéfiniment sur toute espèce de sujet en ne disant rien, sans sou ni maille, mais pouvant comprendre un rôle et le jouer sans compromettre la pièce ; plein de l'honneur le plus rare, c'est-à-dire capable de garder un secret et de se laisser déshonorer au profit de son commettant, du Tillet fit un banquier qui montait et dirigeait les plus grandes entreprises, le chef de la maison Claparon. La destinée de Charles Claparon était d'être un jour livré aux Juifs et aux pharisiens, si les affaires lancées par du Tillet exigeaient une faillite, et Claparon le savait. Mais, pour un pauvre diable qui se promenait mélancoliquement sur les boulevards avec un avenir de quarante sous dans sa poche quand son camarade du Tillet le rencontra, les petites parts qui devaient lui être abandonnées dans chaque affaire furent un Eldorado. Ainsi son amitié, son dévouement pour du Tillet corroborés d'une reconnaissance irréfléchie, excités par les besoins d'une vie libertine et décousue, lui faisaient dire <i>
amen</i>
à tout. Puis, après avoir vendu son honneur, il le vit risquer avec tant de prudence, qu'il finit par s'attacher à son ancien camarade, comme un chien à son maître. Claparon était un caniche fort laid, mais toujours prêt à faire le saut de Curtius. Dans la combinaison actuelle, il devait représenter une moitié des acquéreurs des terrains comme César Birotteau représenterait l'autre. Les valeurs que Claparon recevrait de Birotteau seraient escomptées par un des usuriers de qui du Tillet pouvait emprunter le nom, pour précipiter Birotteau dans les abîmes d'une faillite, quand Roguin lui enlèverait ses fonds. Les syndics de la faillite agiraient au gré des inspirations de du Tillet qui, possesseur des écus donnés par le parfumeur et son créancier sous différents noms, ferait liciter les terrains et les achèterait pour la moitié de leur valeur en payant avec les fonds de Roguin et le dividende de la faillite. Le notaire trempait dans ce plan en croyant avoir une bonne part des précieuses dépouilles du parfumeur et de ses cointéressés ; mais l'homme à la discrétion duquel il se livrait devait se faire et se fit la part du lion. Roguin, ne pouvant poursuivre du Tillet devant aucun tribunal, fut heureux de l'os à ronger qui lui fut jeté, de mois en mois, au fond de la Suisse où il trouva des beautés au rabais. Les circonstances. et non une méditation d'auteur tragique inventant une intrigue, avaient engendré cet horrible plan. La haine sans désir de vengeance est un grain tombé sur du granit ; la vengeance vouée à César, par du Tillet, était donc un des mouvements les plus naturels, ou il faut nier la querelle des anges maudits et des anges de lumière. Du Tillet ne pouvait sans de grands inconvénients assassiner le seul homme dans Paris qui le savait coupable d'un vol domestique, mais il pouvait le jeter dans la boue et l'annihiler au point de rendre son témoignage impossible. Pendant long-temps sa vengeance avait germé dans son coeur sans fleurir, car les gens les plus haineux font à Paris très-peu de plans, la vie y est trop rapide, trop remuée ; il y a trop d'accidents imprévus ; mais aussi ces perpétuelles oscillations, en ne permettant pas la préméditation, servent une pensée tapie au fond du coeur qui guette leurs chances fluviatiles. Quand Roguin avait fait sa confidence à du Tillet, le commis y entrevit vaguement la possibilité de détruire César, et il ne s'était pas trompé. Sur le point de quitter son idole, le notaire buvait le reste de son philtre dans la coupe cassée, il allait tous les jours aux Champs-Elysées et revenait chez lui de grand matin. Ainsi la défiante madame César avait raison. Dès qu'un homme se résout à jouer le rôle que du Tillet avait donné à Roguin, il acquiert les talents du plus grand comédien, il a la vue d'un lynx et la pénétration d'un voyant, il sait magnétiser sa dupe ; aussi le notaire avait-il aperçu Birotteau long-temps avant que Birotteau ne le vît, et quand le parfumeur le regarda, il lui tendait déjà la main de loin.
 
- Je viens d'aller recevoir le testament d'un grand personnage qui n'a pas huit jours à vivre, dit-il de l'air le plus naturel du monde ; mais l'on m'a traité comme un médecin de village, on m'a envoyé chercher en voiture, et je reviens à pied.
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- Mon garçon, cette affaire n'est pas l'affaire d'un jour : Césarine est sa maîtresse, et sa mère a ses idées. Ainsi rentre en toi-même, essuie tes yeux, tiens ton coeur en bride et n'en parlons jamais. Je ne rougirais pas de t'avoir pour gendre : neveu de monsieur Popinot, juge au tribunal de première instance ; neveu des Ragon, tu as le droit de faire ton chemin tout comme un autre ; mais il y a des <i>
mais</i>, des <i>
car</i>, des <i>
si</i> ! Quel diable de chien me lâches-tu là dans une conversation d'affaire ! Tiens, assieds-toi sur cette chaise, et que l'amoureux fasse place au commis. Popinot, es-tu homme de coeur ? dit-il en regardant son commis. Te sens-tu le courage de lutter avec plus fort que toi, de te battre corps à corps ?...
car</i>
, des <i>
si</i>
! Quel diable de chien me lâches-tu là dans une conversation d'affaire ! Tiens, assieds-toi sur cette chaise, et que l'amoureux fasse place au commis. Popinot, es-tu homme de coeur ? dit-il en regardant son commis. Te sens-tu le courage de lutter avec plus fort que toi, de te battre corps à corps ?...
 
- Oui, monsieur.
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- J'ai inventé, Popinot, une huile pour exciter la pousse des cheveux, raviver le cuir chevelu, maintenir la couleur des chevelures mâles et femelles. Cette essence n'aura pas moins de succès que ma pâte et mon eau ; mais je ne veux pas exploiter ce secret par moi-même, je pense à me retirer du commerce. C'est toi, mon enfant, qui lanceras mon huile <i>
Comagène</i> (du mot <i>
coma</i>, mot latin qui signifie cheveux, comme me l'a dit monsieur Alibert, médecin du roi. Ce mot se trouve dans la tragédie de Bérénice, où Racine a mis un roi de Comagène, amant de cette belle reine si célèbre par sa chevelure, lequel amant, sans doute par flatterie, a donné ce nom à son royaume ! Comme ces grands génies ont de l'esprit ! ils descendent aux plus petits détails).
(du mot <i>
coma</i>
, mot latin qui signifie cheveux, comme me l'a dit monsieur Alibert, médecin du roi. Ce mot se trouve dans la tragédie de Bérénice, où Racine a mis un roi de Comagène, amant de cette belle reine si célèbre par sa chevelure, lequel amant, sans doute par flatterie, a donné ce nom à son royaume ! Comme ces grands génies ont de l'esprit ! ils descendent aux plus petits détails).
 
Le petit Popinot garda son sérieux en écoutant cette parenthèse saugrenue, évidemment dite pour lui qui avait de l'instruction.
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- Ah ! dit le parfumeur en feuilletant les effets, de <i>
petites broches</i>, deux mois, trois mois...
, deux mois, trois mois...
 
- Prenez-les moi à six pour cent seulement, dit le marchand d'un air humble.
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Quatre ans auparavant, monsieur Grindot avait remporté <i>
le grand prix</i> d'architecture, il revenait de Rome après un séjour de trois ans aux frais de l'Etat. En Italie le jeune artiste songeait à l'art, à Paris il songeait à la fortune. Le gouvernement peut seul donner les millions nécessaires à un architecte pour édifier sa gloire ; en revenant de Rome, il est si naturel de se croire Fontaine ou Percier que tout architecte ambitieux incline au ministérialisme : le pensionnaire libéral, devenu royaliste, tâchait donc de se faire protéger par les gens influents. Quand un <i>
le grand prix</i>
grand prix</i> se conduit ainsi, ses camarades l'appellent un intrigant. Le jeune architecte avait deux partis à prendre ; servir le parfumeur ou le mettre à contribution. Mais Birotteau l'adjoint, Birotteau le futur possesseur par moitié des terrains de la Madeleine, autour de laquelle tôt ou tard il se bâtirait un beau quartier, était un homme à ménager. Grindot immola donc le gain présent aux bénéfices à venir. Il écouta patiemment les plans, les redites, les idées d'un de ces bourgeois, cible constante des traits, des plaisanteries de l'artiste, éternel objet de ses mépris, et suivit le parfumeur en hochant la tête pour saluer ses idées. Quand le parfumeur eut bien tout expliqué, le jeune architecte essaya de lui résumer à lui-même son plan.
d'architecture, il revenait de Rome après un séjour de trois ans aux frais de l'Etat. En Italie le jeune artiste songeait à l'art, à Paris il songeait à la fortune. Le gouvernement peut seul donner les millions nécessaires à un architecte pour édifier sa gloire ; en revenant de Rome, il est si naturel de se croire Fontaine ou Percier que tout architecte ambitieux incline au ministérialisme : le pensionnaire libéral, devenu royaliste, tâchait donc de se faire protéger par les gens influents. Quand un <i>
grand prix</i>
se conduit ainsi, ses camarades l'appellent un intrigant. Le jeune architecte avait deux partis à prendre ; servir le parfumeur ou le mettre à contribution. Mais Birotteau l'adjoint, Birotteau le futur possesseur par moitié des terrains de la Madeleine, autour de laquelle tôt ou tard il se bâtirait un beau quartier, était un homme à ménager. Grindot immola donc le gain présent aux bénéfices à venir. Il écouta patiemment les plans, les redites, les idées d'un de ces bourgeois, cible constante des traits, des plaisanteries de l'artiste, éternel objet de ses mépris, et suivit le parfumeur en hochant la tête pour saluer ses idées. Quand le parfumeur eut bien tout expliqué, le jeune architecte essaya de lui résumer à lui-même son plan.
 
- Vous avez à vous trois croisées de face sur la rue, plus la croisée perdue sur l'escalier et prise par le palier. Vous ajoutez à ces quatre croisées les deux qui sont de niveau dans la maison voisine en retournant l'escalier pour aller de plain-pied dans tout l'appartement, du côté de la rue.
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- Paris est le seul endroit du monde où l'on puisse frapper de pareils coups de baguette, dit Birotteau en se laissant aller à un geste asiatique digne des <i>
Mille et une Nuits</i>. Vous me ferez l'honneur de venir à mon bal, monsieur. Les hommes à talent n'ont pas tous le dédain dont on accable le commerce, et vous y verrez sans doute un savant du premier ordre, monsieur Vauquelin<font color="#808080" size="-2">
Mille et une Nuits</i>
. Vous me ferez l'honneur de venir à mon bal, monsieur. Les hommes à talent n'ont pas tous le dédain dont on accable le commerce, et vous y verrez sans doute un savant du premier ordre, monsieur Vauquelin<font color="#808080" size="-2">
[Coquille typographique corrigée par Balzac : Vanquelin.]</font>
de l'Institut ! puis monsieur de La Billardière, monsieur le comte de Fontaine, monsieur Lebas, juge, et le président du Tribunal de Commerce ; des magistrats : monsieur le comte de Granville de la Cour royale et monsieur Popinot du Tribunal de première instance, monsieur Camusot du Tribunal de Commerce, et monsieur Cardot son beau-père... enfin peut-être monsieur le duc de Lenoncourt, premier gentilhomme de la chambre du roi. Je réunis quelques amis autant... pour célébrer la délivrance du territoire... que pour fêter ma... promotion dans l'ordre de la Légion-d'Honneur...
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- Tiens, mimi, voici monsieur <i>
de</i> Grindot, jeune homme distingué d'autre part, et possesseur d'un grand talent. Monsieur est l'architecte que nous a recommandé monsieur La Billardière, pour diriger nos <i>
de</i>
petits</i> travaux ici.
Grindot, jeune homme distingué d'autre part, et possesseur d'un grand talent. Monsieur est l'architecte que nous a recommandé monsieur La Billardière, pour diriger nos <i>
petits</i>
travaux ici.
 
Le parfumeur se cacha de sa femme pour faire un signe à l'architecte en mettant un doigt sur ses lèvres au mot petit, et l'artiste comprit.
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Quand l'architecte entra dans la chambre à coucher, il fut surpris de la beauté de Césarine, et resta presque interdit. Sortie de sa chambrette en déshabillé du matin, Césarine, fraîche et rose comme une jeune fille est rose et fraîche à dix-huit ans, blonde et mince, les yeux bleus, offrait au regard de l'artiste cette élasticité, si rare à Paris, qui fait rebondir les chairs les plus délicates, et nuance d'une couleur adorée par les peintres le bleu des veines dont le réseau palpite dans les clairs du teint. Quoique vivant dans la lymphatique atmosphère d'une boutique parisienne où l'air se renouvelle difficilement, où le soleil pénètre peu, ses moeurs lui donnaient les bénéfices de la vie en plein air d'une Transtévérine de Rome. D'abondants cheveux, plantés comme ceux de son père et relevés de manière à laisser voir un cou bien attaché, ruisselaient en boucles soignées, comme les soignent toutes les demoiselles de magasin à qui le désir d'être remarquées a inspiré les minuties les plus anglaises en fait de toilette. La beauté de Césarine n'était ni la beauté d'une lady, ni celle des duchesses françaises, mais la ronde et rousse beauté des Flamandes de Rubens. Elle avait le nez retroussé de son père, mais rendu spirituel par la finesse du modelé, semblable à celui des nez essentiellement français, si bien <i>
réussis</i> chez Largillière. Sa peau, comme une étoffe pleine et forte, annonçait la vitalité d'une vierge. Elle avait le beau front de sa mère, mais éclairci par la sérénité d'une fille sans soucis. Ses yeux bleus, noyés dans un riche fluide, exprimaient la grâce tendre d'une blonde heureuse. Si le bonheur ôtait à sa tête cette poésie que les peintres veulent absolument donner à leurs compositions en les faisant un peu trop pensives, la vague mélancolie physique dont sont atteintes les jeunes filles qui n'ont jamais quitté l'aile maternelle lui imprimait alors une sorte d'idéal. Malgré la finesse de ses formes, elle était fortement constituée : ses pieds accusaient l'origine paysanne de son père, car elle péchait par un défaut de race et peut-être aussi par la rougeur de ses mains, signature d'une vie purement bourgeoise. Elle devait arriver tôt ou tard à l'embonpoint. En voyant venir quelques jeunes femmes élégantes, elle avait fini par attraper le sentiment de la toilette, quelques airs de tête, une manière de parler, de se mouvoir, qui jouaient la femme comme il faut et tournaient la cervelle à tous les jeunes gens, aux commis, auxquels elle paraissait très-distinguée. Popinot s'était juré de ne jamais avoir d'autre femme que Césarine. Cette blonde fluide qu'un regard semblait traverser, prête à fondre en pleurs pour un mot de reproche, pouvait seule lui rendre le sentiment de la supériorité masculine. Cette charmante fille inspirait l'amour sans laisser le temps d'examiner si elle avait assez d'esprit pour le rendre durable ; mais à quoi bon ce qu'on nomme à Paris l'esprit, dans une classe où l'élément principal du bonheur est le bon sens et la vertu ? Au moral, Césarine était sa mère un peu perfectionnée par les superfluités de l'éducation : elle aimait la musique, dessinait au crayon noir la <i>
réussis</i>
Vierge à la Chaise</i>, lisait les oeuvres de mesdames Cottin et Riccoboni, Bernardin de Saint-Pierre, Fénelon, Racine. Elle ne paraissait jamais auprès de sa mère dans le comptoir que quelques moments avant de se mettre à table, ou pour la remplacer en de rares occasions. Son père et sa mère, comme tous ces parvenus empressés de cultiver l'ingratitude de leurs enfants en les mettant au-dessus d'eux, se plaisaient à déifier Césarine, qui, heureusement, avait les vertus de la bourgeoisie et n'abusait pas de leur faiblesse.
chez Largillière. Sa peau, comme une étoffe pleine et forte, annonçait la vitalité d'une vierge. Elle avait le beau front de sa mère, mais éclairci par la sérénité d'une fille sans soucis. Ses yeux bleus, noyés dans un riche fluide, exprimaient la grâce tendre d'une blonde heureuse. Si le bonheur ôtait à sa tête cette poésie que les peintres veulent absolument donner à leurs compositions en les faisant un peu trop pensives, la vague mélancolie physique dont sont atteintes les jeunes filles qui n'ont jamais quitté l'aile maternelle lui imprimait alors une sorte d'idéal. Malgré la finesse de ses formes, elle était fortement constituée : ses pieds accusaient l'origine paysanne de son père, car elle péchait par un défaut de race et peut-être aussi par la rougeur de ses mains, signature d'une vie purement bourgeoise. Elle devait arriver tôt ou tard à l'embonpoint. En voyant venir quelques jeunes femmes élégantes, elle avait fini par attraper le sentiment de la toilette, quelques airs de tête, une manière de parler, de se mouvoir, qui jouaient la femme comme il faut et tournaient la cervelle à tous les jeunes gens, aux commis, auxquels elle paraissait très-distinguée. Popinot s'était juré de ne jamais avoir d'autre femme que Césarine. Cette blonde fluide qu'un regard semblait traverser, prête à fondre en pleurs pour un mot de reproche, pouvait seule lui rendre le sentiment de la supériorité masculine. Cette charmante fille inspirait l'amour sans laisser le temps d'examiner si elle avait assez d'esprit pour le rendre durable ; mais à quoi bon ce qu'on nomme à Paris l'esprit, dans une classe où l'élément principal du bonheur est le bon sens et la vertu ? Au moral, Césarine était sa mère un peu perfectionnée par les superfluités de l'éducation : elle aimait la musique, dessinait au crayon noir la <i>
Vierge à la Chaise</i>
, lisait les oeuvres de mesdames Cottin et Riccoboni, Bernardin de Saint-Pierre, Fénelon, Racine. Elle ne paraissait jamais auprès de sa mère dans le comptoir que quelques moments avant de se mettre à table, ou pour la remplacer en de rares occasions. Son père et sa mère, comme tous ces parvenus empressés de cultiver l'ingratitude de leurs enfants en les mettant au-dessus d'eux, se plaisaient à déifier Césarine, qui, heureusement, avait les vertus de la bourgeoisie et n'abusait pas de leur faiblesse.
 
Madame Birotteau suivait l'architecte d'un air inquiet et solliciteur, en regardant avec terreur et montrant à sa fille les mouvements bizarres du mètre, la canne des architectes et des entrepreneurs, avec laquelle Grindot prenait ses mesures. Elle trouvait à ces coups de baguette un air conjurateur de fort mauvais augure, elle aurait voulu les murs moins hauts, les pièces moins grandes, et n'osait questionner le jeune homme sur les effets de cette sorcellerie.
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[" En lisière ", formule du Furne, est un lapsus typographique.]</font>
, offrait une physionomie blanchâtre et plate qui certes ne trahissait rien de vénéneux. Dans ce produit bizarre vous eussiez reconnu l'actionnaire par excellence, croyant à toutes les nouvelles que la Presse périodique baptise de son encre, et qui a tout dit en disant : Lisez le journal ! Le bourgeois essentiellement ami de l'ordre, et toujours en révolte morale avec le pouvoir auquel néanmoins il obéit toujours, créature faible en masse et féroce en détail, insensible comme un huissier quand il s'agit de son droit, et donnant du mouron frais aux oiseaux ou des arêtes de poisson à son chat, interrompant une quittance de loyer pour seriner un canari, défiant comme un geôlier, mais apportant son argent pour une mauvaise affaire, et tâchant alors de se rattraper par une crasse avarice. La malfaisance de cette fleur hybride ne se révélait en effet que par l'usage ; pour être éprouvée, sa nauséabonde amertume voulait la coction d'un commerce quelconque où ses intérêts se trouvaient mêlés à ceux des hommes. Comme tous les Parisiens, Molineux éprouvait un besoin de domination, il souhaitait cette part de souveraineté plus ou moins considérable exercée par chacun et même par un portier, sur plus ou moins de victimes, femme, enfant, locataire, commis, cheval, chien ou singe, auxquels on rend par ricochet les mortifications reçues dans la sphère supérieure où l'on aspire. Ce petit vieillard ennuyeux n'avait ni femme, ni enfant, ni neveu, ni nièce ; il rudoyait trop sa femme de ménage pour en faire un souffre-douleur, car elle évitait tout contact en accomplissant rigoureusement son service. Ses appétits de tyrannie étaient donc trompés ; pour les satisfaire, il avait patiemment étudié les lois sur le contrat de louage et sur le mur mitoyen ; il avait approfondi la jurisprudence qui régit les maisons à Paris dans les infiniment petits des tenants, aboutissants, servitudes, impôts, charges, balayages, tentures à la Fête-Dieu, tuyaux de descente, éclairage, saillies sur la voie publique, et voisinage d'établissements insalubres. Ses moyens et son activité, tout son esprit passait à maintenir son état de propriétaire au grand complet de guerre ; il en avait fait un amusement, et son amusement tournait en monomanie. Il aimait à protéger les citoyens contre les envahissements de l'illégalité ; mais les sujets de plainte étaient rares, sa passion avait donc fini par embrasser ses locataires. Un locataire devenait son ennemi, son inférieur, son sujet, son feudataire ; il croyait avoir droit à ses respects, et regardait comme un homme grossier celui qui passait sans rien dire auprès de lui dans les escaliers. Il écrivait lui-même ses quittances, et les envoyait à midi le jour de l'échéance. Le contribuable en retard recevait un commandement à heure fixe. Puis la saisie, les frais, toute la cavalerie judiciaire allait aussitôt, avec la rapidité de ce que l'exécuteur des hautes oeuvres appelle <i>
la mécanique</i>. Molineux n'accordait ni terme, ni délai, son coeur avait un calus à l'endroit du loyer.
la mécanique</i>
. Molineux n'accordait ni terme, ni délai, son coeur avait un calus à l'endroit du loyer.
 
- Je vous prêterai de l'argent si vous en avez besoin, disait-il à un homme solvable, mais payez-moi mon loyer, tout retard entraîne une perte d'intérêts dont la loi ne nous indemnise pas.
 
Après un long examen des fantaisies capriolantes des locataires qui n'offraient rien de normal, qui se succédaient en renversant les institutions de leurs devanciers, ni plus ni moins que des dynasties, il s'était octroyé une charte, mais il l'observait religieusement. Ainsi, le bonhomme ne réparait rien, aucune cheminée ne fumait, ses escaliers étaient propres, ses plafonds blancs, ses corniches irréprochables, les parquets inflexibles sur leurs lambourdes, les peintures satisfaisantes ; la serrurerie n'avait jamais que trois ans, aucune vitre ne manquait, les fêlures n'existaient pas, il ne voyait de cassures au carrelage que quand on quittait les lieux, et il se faisait assister pour les recevoir d'un serrurier, d'un peintre-vitrier, gens, disait-il, fort accommodants. Le preneur était d'ailleurs libre d'améliorer ; mais si l'imprudent restaurait son appartement, le petit Molineux pensait nuit et jour à la manière de le déloger pour réoccuper l'appartement fraîchement décoré ; il le guettait, l'attendait et entamait la série de ses mauvais procédés. Toutes les finesses de la législation parisienne sur les baux, il les connaissait. Processif, écrivailleur, il minutait des lettres douces et polies à ses locataires ; mais au fond de son style comme sous sa mine fade et prévenante se cachait l'âme de Shylock. Il lui fallait toujours six mois d'avance, imputables sur le dernier terme du bail, et le cortége des épineuses conditions qu'il avait inventées. Il vérifiait si les lieux étaient garnis de meubles suffisants pour répondre du loyer. Avait-il un nouveau locataire, il le soumettait à la police de ses renseignements, car il ne voulait pas certains états, le plus léger marteau l'effrayait. Puis, quand il fallait passer bail, il gardait l'acte et l'épelait pendant huit jours en craignant ce qu'il nommait les et <i>
caetera</i> de notaire. Sorti de ses idées de propriétaire, Jean-Baptiste Molineux paraissait bon, serviable ; il jouait au boston sans se plaindre d'avoir été soutenu mal à propos ; il riait de ce qui fait rire les bourgeois, parlait de ce dont ils parlent, des actes arbitraires des boulangers qui avaient la scélératesse de vendre à faux poids, de la connivence de la police, des héroïques dix-sept députés de la Gauche. Il lisait le <i>
caetera</i>
bon sens</i> du curé Meslier et allait à la messe, faute de pouvoir choisir entre le déisme et le christianisme ; mais il ne rendait point le pain bénit et plaidait alors pour se soustraire aux prétentions envahissantes du clergé. L'infatigable pétitionnaire écrivait à cet égard des lettres aux journaux que les journaux n'inséraient pas et laissaient sans réponse. Enfin il ressemblait à un estimable bourgeois qui met solennellement au feu sa bûche de Noël, tire les rois, invente des poissons d'avril, fait tous les boulevards quand le temps est beau, va voir patiner, et se rend à deux heures sur la terrasse de la place Louis XV les jours de feu d'artifice, avec du pain dans sa poche, pour être <i>
de notaire. Sorti de ses idées de propriétaire, Jean-Baptiste Molineux paraissait bon, serviable ; il jouait au boston sans se plaindre d'avoir été soutenu mal à propos ; il riait de ce qui fait rire les bourgeois, parlait de ce dont ils parlent, des actes arbitraires des boulangers qui avaient la scélératesse de vendre à faux poids, de la connivence de la police, des héroïques dix-sept députés de la Gauche. Il lisait le <i>
aux premières loges</i>.
bon sens</i>
du curé Meslier et allait à la messe, faute de pouvoir choisir entre le déisme et le christianisme ; mais il ne rendait point le pain bénit et plaidait alors pour se soustraire aux prétentions envahissantes du clergé. L'infatigable pétitionnaire écrivait à cet égard des lettres aux journaux que les journaux n'inséraient pas et laissaient sans réponse. Enfin il ressemblait à un estimable bourgeois qui met solennellement au feu sa bûche de Noël, tire les rois, invente des poissons d'avril, fait tous les boulevards quand le temps est beau, va voir patiner, et se rend à deux heures sur la terrasse de la place Louis XV les jours de feu d'artifice, avec du pain dans sa poche, pour être <i>
aux premières loges</i>
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La Cour Batave, où demeurait ce petit vieillard, est le produit d'une de ces spéculations bizarres qu'on ne peut plus s'expliquer dès qu'elles sont exécutées. Cette construction claustrale, à arcades et galeries intérieures, bâtie en pierres de taille, ornée d'une fontaine au fond, une fontaine altérée qui ouvre sa gueule de lion moins pour donner de l'eau que pour en demander à tous les passants, fut sans doute inventée pour doter le quartier Saint-Denis d'une sorte de Palais-Royal. Ce monument, malsain, enterré sur ses quatre lignes par de hautes maisons, n'a de vie et de mouvement que pendant le jour, il est le centre des passages obscurs qui s'y donnent rendez-vous et joignent le quartier des halles au quartier Saint-Martin par la fameuse rue Quincampoix, sentiers humides, où les gens pressés gagnent des rhumatismes ; mais la nuit aucun lieu de Paris n'est plus désert, vous diriez les catacombes du commerce. Il y a là plusieurs cloaques industriels, très-peu de Bataves et beaucoup d'épiciers. Naturellement les appartements de ce palais marchand n'ont d'autre vue que celle de la cour commune où donnent toutes les fenêtres, en sorte que les loyers sont d'un prix minime. Monsieur Molineux demeurait dans un des angles, au sixième étage, par raison de santé : l'air n'était pur qu'à soixante-dix pieds au-dessus du sol. Là, ce bon propriétaire jouissait de l'aspect enchanteur des moulins de Montmartre en se promenant dans les chenaux où il cultivait des fleurs, nonobstant les ordonnances de police relatives aux jardins suspendus de la moderne Babylone. Son appartement était composé de quatre pièces, non compris ses précieuses <i>
anglaises</i> situées à l'étage supérieur : il en avait la clef, elles lui appartenaient, il les avait établies, il était en règle à cet égard. En entrant, une indécente nudité révélait aussitôt l'avarice de cet homme : dans l'antichambre, six chaises de paille, un poêle en faïence, et sur les murs tendus de papier vert-bouteille, quatre gravures achetées à des ventes ; dans la salle à manger, deux buffets, deux cages pleines d'oiseaux, une table couverte d'une toile cirée, un baromètre, une porte-fenêtre donnant sur ses jardins suspendus et des chaises d'acajou foncées de crin ; le salon avait de petits rideaux en vieille étoffe de soie verte, un meuble en velours d'Utrecht vert à bois peint en blanc. Quant à la chambre de ce vieux célibataire, elle offrait des meubles du temps de Louis XV, défigurés par un trop long usage et sur lesquels une femme vêtue de blanc aurait eu peur de se salir. Sa cheminée était ornée d'une pendule à deux colonnes entre lesquelles tenait un cadran qui servait de piédestal à une Pallas brandissant sa lance : un mythe. Le carreau était encombré de plats pleins de restes destinés aux chats, et sur lesquels on craignait de mettre le pied. Au-dessus d'une commode en bois de rose un portrait au pastel (Molineux dans sa jeunesse). Puis des livres, des tables où se voyaient d'ignobles cartons verts ; sur une console, feu ses serins empaillés ; enfin un lit d'une froideur qui en eût remontré à une carmélite.
anglaises</i>
situées à l'étage supérieur : il en avait la clef, elles lui appartenaient, il les avait établies, il était en règle à cet égard. En entrant, une indécente nudité révélait aussitôt l'avarice de cet homme : dans l'antichambre, six chaises de paille, un poêle en faïence, et sur les murs tendus de papier vert-bouteille, quatre gravures achetées à des ventes ; dans la salle à manger, deux buffets, deux cages pleines d'oiseaux, une table couverte d'une toile cirée, un baromètre, une porte-fenêtre donnant sur ses jardins suspendus et des chaises d'acajou foncées de crin ; le salon avait de petits rideaux en vieille étoffe de soie verte, un meuble en velours d'Utrecht vert à bois peint en blanc. Quant à la chambre de ce vieux célibataire, elle offrait des meubles du temps de Louis XV, défigurés par un trop long usage et sur lesquels une femme vêtue de blanc aurait eu peur de se salir. Sa cheminée était ornée d'une pendule à deux colonnes entre lesquelles tenait un cadran qui servait de piédestal à une Pallas brandissant sa lance : un mythe. Le carreau était encombré de plats pleins de restes destinés aux chats, et sur lesquels on craignait de mettre le pied. Au-dessus d'une commode en bois de rose un portrait au pastel (Molineux dans sa jeunesse). Puis des livres, des tables où se voyaient d'ignobles cartons verts ; sur une console, feu ses serins empaillés ; enfin un lit d'une froideur qui en eût remontré à une carmélite.
 
César Birotteau fut enchanté de l'exquise politesse de Molineux, qu'il trouva en robe de chambre de molleton gris, surveillant son lait posé sur un petit réchaud en tôle dans le coin de sa cheminée et son eau de marc qui bouillait dans un petit pot de terre brune et qu'il versait à petites doses sur sa cafetière. Pour ne pas déranger son propriétaire, le marchand de parapluies avait été ouvrir la porte à Birotteau. Molineux avait en vénération les maires et les adjoints de la ville de Paris, qu'il appelait <i>
ses officiers municipaux</i>. A l'aspect du magistrat, il se leva, resta debout, la casquette à la main, tant que le grand Birotteau ne fut pas assis.
ses officiers municipaux</i>
. A l'aspect du magistrat, il se leva, resta debout, la casquette à la main, tant que le grand Birotteau ne fut pas assis.
 
- Non, monsieur, oui, monsieur, ah ! monsieur, si j'avais su avoir l'honneur de posséder au sein de mes modestes pénates un membre du corps municipal de Paris, croyez alors que je me serais fait un devoir de me rendre chez vous, quoique votre propriétaire ou- sur le point- de le- devenir. Birotteau fit un geste pour le prier de remettre sa casquette. - Je n'en ferai rien, je ne me couvrirai pas que vous ne soyez assis et couvert si vous êtes enrhumé ; ma chambre est un peu froide, la modicité de mes revenus ne me permet pas... A vos souhaits, monsieur l'adjoint.
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- Puis, dit Molineux, vous me compterez sept cent cinquante francs, <i>
hic et nunc</i>, imputables sur les six derniers mois de la jouissance, le bail en portera quittance. Oh ! j'accepterai de petits effets, causés <i>
hic et nunc</i>
valeur en loyers</i> pour ne pas perdre ma garantie, à telle date qu'il vous plaira. Je suis rond et court en affaires. Nous stipulerons que vous fermerez la porte sur mon escalier où vous n'aurez aucun droit d'entrée... à vos frais... en maçonnerie. Rassurez-vous, je ne demanderai point d'indemnité pour le rétablissement à la fin du bail ; je la regarde comme comprise dans les cinq cents francs. Monsieur, vous me trouverez toujours juste.
, imputables sur les six derniers mois de la jouissance, le bail en portera quittance. Oh ! j'accepterai de petits effets, causés <i>
valeur en loyers</i>
pour ne pas perdre ma garantie, à telle date qu'il vous plaira. Je suis rond et court en affaires. Nous stipulerons que vous fermerez la porte sur mon escalier où vous n'aurez aucun droit d'entrée... à vos frais... en maçonnerie. Rassurez-vous, je ne demanderai point d'indemnité pour le rétablissement à la fin du bail ; je la regarde comme comprise dans les cinq cents francs. Monsieur, vous me trouverez toujours juste.
 
- Nous autres commerçants ne sommes pas si pointilleux, dit le parfumeur, il n'y aurait point d'affaire possible avec de telles formalités.
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A ces mots, pris du <i>
Constitutionnel</i>, Birotteau ne put s'empêcher d'inviter le petit Molineux, qui se confondit en remercîments et se sentit prêt à lui pardonner son dédain. Le vieillard reconduisit son nouveau locataire jusqu'au palier en l'accablant de politesses.
Constitutionnel</i>
, Birotteau ne put s'empêcher d'inviter le petit Molineux, qui se confondit en remercîments et se sentit prêt à lui pardonner son dédain. Le vieillard reconduisit son nouveau locataire jusqu'au palier en l'accablant de politesses.
 
Quand Birotteau fut au milieu de la Cour Batave avec Cayron, il regarda son voisin d'un air goguenard.
 
- Je ne croyais pas qu'il pût exister des gens si infirmes ! dit-il en retenant sur ses lèvres le mot <i>
bête</i>.
.
 
- Ah ! monsieur, dit Cayron, tout le monde n'a pas vos talents.
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Après une heure de recherches, Birotteau, renvoyé des dames de la Halle à la rue des Lombards, où se consommaient les noisettes pour les dragées, apprit par ses amis les Matifat que <i>
le fruit sec</i> n'était tenu en gros que par une certaine madame Angélique Madou, demeurant rue Perrin-Gasselin, seule maison où se trouvassent la véritable aveline de Provence et la vraie noisette blanche des Alpes.
le fruit sec</i>
n'était tenu en gros que par une certaine madame Angélique Madou, demeurant rue Perrin-Gasselin, seule maison où se trouvassent la véritable aveline de Provence et la vraie noisette blanche des Alpes.
 
La rue Perrin-Gasselin est un des sentiers du labyrinthe carrément enfermé par le quai, la rue Saint-Denis, la rue de la Ferronnerie et la rue de la Monnaie, et qui est comme les entrailles de la ville. Il y grouille un nombre infini de marchandises hétérogènes et mêlées, puantes et coquettes, le hareng et la mousseline, la soie et les miels, les beurres et les tulles, surtout de petits commerces dont Paris ne se doute pas plus que la plupart des hommes ne se doutent de ce qui se cuit dans leur pancréas, et qui avaient alors pour sangsue un certain Bidault dit Gigonnet, escompteur, demeurant rue Grenétat. Là, d'anciennes écuries sont habitées par des tonnes d'huile, les remises contiennent des myriades de bas de coton ; là se tient <i>
le gros</i> des denrées vendues en détail aux halles. Madame Madou, ancienne revendeuse de marée, jetée il y a dix ans dans <i>
le gros</i>
le fruit sec</i> par une liaison avec l'ancien propriétaire de son fonds, et qui avait long-temps alimenté les commérages de la Halle, était une beauté virile et provoquante, alors disparue dans un excessif embonpoint. Elle habitait le rez-de-chaussée d'une maison jaune en ruines, mais maintenue à chaque étage par des croix en fer. Le défunt avait réussi à se défaire de ses concurrents et à convertir son commerce eu monopole ; malgré quelques légers défauts d'éducation, son héritière pouvait donc le continuer de routine, allant et venant dans ses magasins qui occupaient des remises, des écuries et d'anciens ateliers où elle combattait les insectes avec succès. Elle n'avait ni comptoir, ni caisse, ni livres ; elle ne savait ni lire, ni écrire, et répondait par des coups de poing à une lettre, en la regardant comme une insulte. Au demeurant bonne femme, haute en couleur, ayant sur la tête un foulard par-dessus son bonnet, se conciliant par son verbe d'ophicléide l'estime des charretiers qui lui apportaient ses marchandises et avec lesquels ses <i>
des denrées vendues en détail aux halles. Madame Madou, ancienne revendeuse de marée, jetée il y a dix ans dans <i>
castilles</i> finissaient par une bouteille <i>
le fruit sec</i>
de petit blanc</i>. Elle ne pouvait avoir aucune difficulté avec les cultivateurs qui lui expédiaient ses fruits, ils correspondaient avec de l'argent comptant, seule manière de s'entendre entre eux, et la mère Madou les allait voir pendant la belle saison. Birotteau aperçut cette sauvage marchande au milieu de sacs de noisettes, de marrons et de noix.
par une liaison avec l'ancien propriétaire de son fonds, et qui avait long-temps alimenté les commérages de la Halle, était une beauté virile et provoquante, alors disparue dans un excessif embonpoint. Elle habitait le rez-de-chaussée d'une maison jaune en ruines, mais maintenue à chaque étage par des croix en fer. Le défunt avait réussi à se défaire de ses concurrents et à convertir son commerce eu monopole ; malgré quelques légers défauts d'éducation, son héritière pouvait donc le continuer de routine, allant et venant dans ses magasins qui occupaient des remises, des écuries et d'anciens ateliers où elle combattait les insectes avec succès. Elle n'avait ni comptoir, ni caisse, ni livres ; elle ne savait ni lire, ni écrire, et répondait par des coups de poing à une lettre, en la regardant comme une insulte. Au demeurant bonne femme, haute en couleur, ayant sur la tête un foulard par-dessus son bonnet, se conciliant par son verbe d'ophicléide l'estime des charretiers qui lui apportaient ses marchandises et avec lesquels ses <i>
castilles</i>
finissaient par une bouteille <i>
de petit blanc</i>
. Elle ne pouvait avoir aucune difficulté avec les cultivateurs qui lui expédiaient ses fruits, ils correspondaient avec de l'argent comptant, seule manière de s'entendre entre eux, et la mère Madou les allait voir pendant la belle saison. Birotteau aperçut cette sauvage marchande au milieu de sacs de noisettes, de marrons et de noix.
 
- Bonjour, ma chère dame, dit Birotteau d'un air léger.
 
- <i>
Ta chère</i>, dit-elle. Hé ! mon fils, tu me connais donc pour avoir eu des rapports agréables ? Est-ce que nous avons gardé des rois ensemble ?
Ta chère</i>
, dit-elle. Hé ! mon fils, tu me connais donc pour avoir eu des rapports agréables ? Est-ce que nous avons gardé des rois ensemble ?
 
- Je suis parfumeur et de plus adjoint au maire du deuxième arrondissement de Paris ; ainsi, comme magistrat et consommateur, j'ai droit à ce que vous preniez un autre ton avec moi.
 
- Je me marie quand je veux, dit la virago, je ne consomme rien à la mairie et ne fatigue pas les adjoints. Quant à ma pratique, <i>
a</i> m'adore, et je <i>
leux</i> parle à mon idée. S'ils ne sont pas contents, ils vont se faire enfiler <i>
m'adore, et je <i>
leuxalieurs</i>.
parle à mon idée. S'ils ne sont pas contents, ils vont se faire enfiler <i>
alieurs</i>
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- Voilà les effets du monopole ! se dit Birotteau.
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- Eh bien ! comment te nommes-tu, mon gars ? Je t'ai pas <i>
core</i> vu venir.
vu venir.
 
- Avec ce ton-là, vous devez vendre vos noisettes à bon marché ? dit Birotteau qui se nomma et donna ses qualités.
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- Mais voyez donc la belle marchandise, cueillie sans souliers ! dit-elle en plongeant son bras rouge dans un sac d'avelines. Et pas creuse ! mon cher monsieur. Pensez donc que les épiciers vendent leurs mendiants vingt-quatre sous la livre, et que sur quatre livres ils mettent plus d'une livre de noisettes <i>
eu</i> dedans. Faut-il que je perde sur ma marchandise pour vous plaire ? Vous êtes gentil, mais vous ne me plaisez pas <i>
eu</i>
core</i> assez pour ça ! S'il vous en faut tant, on pourra faire marché à vingt francs, car faut pas renvoyer un adjoint, ça porterait malheur aux mariés ! Tâtez-donc la belle marchandise, et lourde ! Il ne faut pas les cinquante à la livre ! c'est plein, le ver n'y est pas !
dedans. Faut-il que je perde sur ma marchandise pour vous plaire ? Vous êtes gentil, mais vous ne me plaisez pas <i>
core</i>
assez pour ça ! S'il vous en faut tant, on pourra faire marché à vingt francs, car faut pas renvoyer un adjoint, ça porterait malheur aux mariés ! Tâtez-donc la belle marchandise, et lourde ! Il ne faut pas les cinquante à la livre ! c'est plein, le ver n'y est pas !
 
- Allons, envoyez-moi six milliers pour deux mille francs et à quatre-vingt-dix jours, rue du Faubourg-du-Temple, à ma fabrique, demain de grand matin.
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- Ah ! le chien, il s'y connaît, dit madame Madou. On ne peut pas lui refaire le poil. C'est ces gueux de la rue des Lombards qui lui ont dit ça ! ces gros loups-là s'entendent tous pour dévorer les pauvres <i>
igneaux</i>.
.
 
L'agneau avait cinq pieds de haut et trois pieds de tour, elle ressemblait à une borne habillée en cotonnade à raies, et sans ceinture.
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[Coquille du Furne : binome.]</font>
que Birotteau n'en faisait pour l'<i>
Essence Comagène</i>, car l'Huile redevint Essence, il allait d'une expression à l'autre sans en connaître la valeur. Toutes les combinaisons se pressaient dans sa tête, et il prenait cette activité dans le vide pour la substantielle action du talent. Dans sa préoccupation, il dépassa la rue des Bourdonnais et fut obligé de revenir sur ses pas en se rappelant son oncle.
Essence Comagène</i>
, car l'Huile redevint Essence, il allait d'une expression à l'autre sans en connaître la valeur. Toutes les combinaisons se pressaient dans sa tête, et il prenait cette activité dans le vide pour la substantielle action du talent. Dans sa préoccupation, il dépassa la rue des Bourdonnais et fut obligé de revenir sur ses pas en se rappelant son oncle.
 
Claude-Joseph Pillerault, autrefois marchand quincaillier à l'enseigne de la Cloche-d'Or, était une de ces physionomies belles en ce qu'elles sont : costume et moeurs, intelligence et coeur, langage et pensée, tout s'harmoniait en lui. Seul et unique parent de madame Birotteau, Pillerault avait concentré toutes ses affections sur elle et sur Césarine, après avoir perdu, dans le cours de sa carrière commerciale, sa femme et son fils, puis un enfant adoptif, le fils de sa cuisinière. Ces pertes cruelles l'avaient jeté dans un stoïcisme chrétien, belle doctrine qui animait sa vie colorait ses derniers jours d'une teinte à la fois chaude et froide comme celle qui dore les couchers du soleil en hiver. Sa tête maigre et creusée, d'un ton sévère, où l'ocre et le bistre étaient harmonieusement fondus, offrait une frappante analogie avec celle que les peintres donnent au Temps ; mais en le vulgarisant, les habitudes de la vie commerciale avaient amoindri chez lui le caractère monumental et rébarbatif exagéré par les peintres, les statuaires et les fondeurs de pendules. De taille moyenne, Pillerault était plutôt trapu que gras, la nature l'avait taillé pour le travail et la longévité, sa carrure accusait une forte charpente, car il était d'un tempérament sec, sans émotion d'épiderme ; mais non pas insensible. Pillerault, peu démonstratif, ainsi que l'indiquaient son attitude calme et sa figure arrêtée, avait une sensibilité tout intérieure, sans phrase ni emphase. Son oeil, à prunelle verte mélangée de points noirs, était remarquable par une inaltérable lucidité. Son front, ridé par des lignes droites et jauni par le temps, était petit, serré, dur, couvert par des cheveux d'un gris argenté, tenus courts et comme feutrés. Sa bouche fine annonçait la prudence et non l'avarice. La vivacité de l'oeil révélait une vie contenue. Enfin la probité, le sentiment du devoir, une modestie vraie lui faisaient comme une auréole en donnant à sa figure le relief d'une belle santé. Pendant soixante ans, il avait mené la vie dure et sobre d'un travailleur acharné. Son histoire ressemblait à celle de César, moins les circonstances heureuses. Il avait été commis jusqu'à trente-deux ans, ses fonds étaient engagés dans son commerce au moment où César employait ses économies en rentes ; enfin, il avait subi le maximum, ses pioches et ses fers avaient été mis en réquisition. Son caractère sage et réservé, sa prévoyance et sa réflexion mathématique avaient agi sur sa <i>
manière de travailler</i>. La plupart de ses affaires s'étaient conclues sur parole, et il avait rarement eu des difficultés. Observateur comme tous les gens méditatifs, il étudiait les gens en les laissant causer ; il refusait alors souvent des marchés avantageux pris par ses voisins, qui plus tard s'en repentaient en se disant que Pillerault flairait les fripons. Il préférait des gains minimes et sûrs à ces coups audacieux qui mettaient en question de grosses sommes. Il tenait les plaques de cheminée, les grils, les chenets grossiers, les chaudrons en fonte et en fer, les houes et les fournitures de paysan. Cette partie assez ingrate exigeait un travail mécanique excessif. Le gain n'était pas en raison du labour, il y avait peu de bénéfice sur ces matières lourdes, difficiles à remuer, à emmagasiner. Aussi avait-il cloué bien des caisses, fait bien des emballages, déballé, reçu bien des voitures. Aucune fortune n'était ni plus noblement gagnée, ni plus légitime, ni plus honorable que la sienne. Il n'avait jamais surfait, ni jamais couru après les affaires. Dans les derniers jours, on le voyait fumant sa pipe devant sa porte, regardant les passants et voyant travailler ses commis. En 1814, époque à laquelle il se retira, sa fortune consistait d'abord en soixante-dix mille francs qu'il plaça sur le grand livre, et dont il eut cinq mille et quelques cents francs de rente ; puis en quarante mille francs payables en cinq ans sans intérêt, le prix de son fonds, vendu à l'un de ses commis. Pendant trente-trois ans, en faisant annuellement pour cent mille francs d'affaires, il avait gagné sept pour cent de cette somme, et sa vie en absorbait cinq. Tel fut son bilan. Ses voisins, peu envieux de cette médiocrité, louaient sa sagesse sans la comprendre. Au coin de la rue de la Monnaie et de la rue Saint-Honoré se trouve le café David, où quelques vieux négociants allaient comme Pillerault prendre leur café le soir. Là, parfois l'adoption du fils de sa cuisinière avait été le sujet de quelques plaisanteries, de celles qu'on adresse à un homme respecté, car il inspirait une estime respectueuse, sans l'avoir cherchée, la sienne lui suffisait. Aussi, quand il perdit ce pauvre jeune homme, y eut-il plus de deux cents personnes au convoi, qui allèrent jusqu'au cimetière. En ce temps, il fut héroïque. Sa douleur contenue comme celle de tous les hommes forts sans faste, augmenta la sympathie du quartier pour ce <i>
manière de travailler</i>
brave homme</i>, mot prononcé pour Pillerault avec un accent qui en étendait le sens et l'ennoblissait.
. La plupart de ses affaires s'étaient conclues sur parole, et il avait rarement eu des difficultés. Observateur comme tous les gens méditatifs, il étudiait les gens en les laissant causer ; il refusait alors souvent des marchés avantageux pris par ses voisins, qui plus tard s'en repentaient en se disant que Pillerault flairait les fripons. Il préférait des gains minimes et sûrs à ces coups audacieux qui mettaient en question de grosses sommes. Il tenait les plaques de cheminée, les grils, les chenets grossiers, les chaudrons en fonte et en fer, les houes et les fournitures de paysan. Cette partie assez ingrate exigeait un travail mécanique excessif. Le gain n'était pas en raison du labour, il y avait peu de bénéfice sur ces matières lourdes, difficiles à remuer, à emmagasiner. Aussi avait-il cloué bien des caisses, fait bien des emballages, déballé, reçu bien des voitures. Aucune fortune n'était ni plus noblement gagnée, ni plus légitime, ni plus honorable que la sienne. Il n'avait jamais surfait, ni jamais couru après les affaires. Dans les derniers jours, on le voyait fumant sa pipe devant sa porte, regardant les passants et voyant travailler ses commis. En 1814, époque à laquelle il se retira, sa fortune consistait d'abord en soixante-dix mille francs qu'il plaça sur le grand livre, et dont il eut cinq mille et quelques cents francs de rente ; puis en quarante mille francs payables en cinq ans sans intérêt, le prix de son fonds, vendu à l'un de ses commis. Pendant trente-trois ans, en faisant annuellement pour cent mille francs d'affaires, il avait gagné sept pour cent de cette somme, et sa vie en absorbait cinq. Tel fut son bilan. Ses voisins, peu envieux de cette médiocrité, louaient sa sagesse sans la comprendre. Au coin de la rue de la Monnaie et de la rue Saint-Honoré se trouve le café David, où quelques vieux négociants allaient comme Pillerault prendre leur café le soir. Là, parfois l'adoption du fils de sa cuisinière avait été le sujet de quelques plaisanteries, de celles qu'on adresse à un homme respecté, car il inspirait une estime respectueuse, sans l'avoir cherchée, la sienne lui suffisait. Aussi, quand il perdit ce pauvre jeune homme, y eut-il plus de deux cents personnes au convoi, qui allèrent jusqu'au cimetière. En ce temps, il fut héroïque. Sa douleur contenue comme celle de tous les hommes forts sans faste, augmenta la sympathie du quartier pour ce <i>
brave homme</i>
, mot prononcé pour Pillerault avec un accent qui en étendait le sens et l'ennoblissait.
 
La sobriété de Claude Pillerault, devenue habitude, ne put se plier aux plaisirs d'une vie oisive, quand, au sortir du commerce, il rentra dans ce repos qui affaisse tant le bourgeois parisien ; il continua son genre d'existence et anima sa vieillesse par ses convictions politiques qui, disons-le, étaient celles de l'extrême gauche. Pillerault appartenait à cette partie ouvrière agrégée par la révolution à la bourgeoisie. La seule tache de son caractère était l'importance qu'il attachait à sa conquête : il tenait à ses droits, à la liberté, aux fruits de la révolution ; il croyait son aisance et sa consistance politique compromises par les jésuites dont les libéraux annonçaient le secret pouvoir, menacées par les idées que <i>
Constitutionnel</i> prêtait à Monsieur. Il était d'ailleurs conséquent avec sa vie, avec ses idées ; il n'y avait rien d'étroit dans sa politique, il n'injuriait point ses adversaires, il avait peur des courtisans, il croyait aux vertus républicaines : il imaginait Manuel pur de tout excès, le général Foy grand homme, Casimir Périer sans ambition, Lafayette un prophète politique, Courier bon homme. Il avait enfin de nobles chimères. Ce beau vieillard vivait de la vie de famille, il allait chez les Ragon et chez sa nièce, chez le juge Popinot, chez Joseph Lebas et chez les Matifat. Personnellement quinze cents francs faisaient raison de tous ses besoins. Quant au reste de ses revenus, il l'employait à de bonnes oeuvres, en présents à sa petite-nièce : il donnait à dîner quatre fois par an à ses amis chez Roland, rue du Hasard, et les menait au spectacle. Il jouait le rôle de ces vieux garçons sur qui les femmes mariées tirent des lettres de change à vue pour leurs fantaisies : une partie de campagne, l'Opéra, les Montagnes-Beaujon. Pillerault était alors heureux du plaisir qu'il donnait, il jouissait dans le coeur des autres. Après avoir vendu son fonds, il n'avait pas voulu quitter le quartier où étaient ses habitudes, et il avait pris rue des Bourdonnais un petit appartement de trois pièces au quatrième dans une vieille maison.
Constitutionnel</i>
prêtait à Monsieur. Il était d'ailleurs conséquent avec sa vie, avec ses idées ; il n'y avait rien d'étroit dans sa politique, il n'injuriait point ses adversaires, il avait peur des courtisans, il croyait aux vertus républicaines : il imaginait Manuel pur de tout excès, le général Foy grand homme, Casimir Périer sans ambition, Lafayette un prophète politique, Courier bon homme. Il avait enfin de nobles chimères. Ce beau vieillard vivait de la vie de famille, il allait chez les Ragon et chez sa nièce, chez le juge Popinot, chez Joseph Lebas et chez les Matifat. Personnellement quinze cents francs faisaient raison de tous ses besoins. Quant au reste de ses revenus, il l'employait à de bonnes oeuvres, en présents à sa petite-nièce : il donnait à dîner quatre fois par an à ses amis chez Roland, rue du Hasard, et les menait au spectacle. Il jouait le rôle de ces vieux garçons sur qui les femmes mariées tirent des lettres de change à vue pour leurs fantaisies : une partie de campagne, l'Opéra, les Montagnes-Beaujon. Pillerault était alors heureux du plaisir qu'il donnait, il jouissait dans le coeur des autres. Après avoir vendu son fonds, il n'avait pas voulu quitter le quartier où étaient ses habitudes, et il avait pris rue des Bourdonnais un petit appartement de trois pièces au quatrième dans une vieille maison.
 
De même que les moeurs de Molineux se peignaient dans son étrange mobilier, de même la vie pure et simple de Pillerault était révélée par les dispositions intérieures de son appartement composé d'une antichambre, d'un salon et d'une chambre. Aux dimensions près, c'était la cellule du chartreux. L'antichambre, au carreau rouge et frotté, n'avait qu'une fenêtre ornée de rideaux en percale à bordures rouges, des chaises d'acajou garnies de basane rouge et de clous dorés ; les murs étaient tendus d'un papier vert-olive et décorés du Serment des Américains, du portrait de Bonaparte en premier consul, et de la Bataille d'Austerlitz. Le salon, sans doute arrangé par le tapissier, avait un meuble jaune à rosaces, un tapis, la garniture de cheminée en bronze sans dorures, un devant de cheminée peint, une console avec un vase à fleurs sous verre, une table ronde à tapis sur laquelle était un porte-liqueurs. Le neuf de cette pièce annonçait assez un sacrifice fait aux usages du monde par le vieux quincaillier qui recevait rarement. Dans sa chambre, simple comme celle d'un religieux ou d'un vieux soldat, les deux hommes qui apprécient le mieux la vie, un crucifix à bénitier placé dans son alcôve frappait les regards. Cette profession de foi chez un républicain stoïque émouvait profondément. Une vieille femme venait faire son ménage, mais son respect pour les femmes était si grand qu'il ne lui laissait pas cirer ses souliers, nettoyés par abonnement avec un décrotteur. Son costume était simple et invariable. Il portait habituellement une redingote et un pantalon de drap bleu, un gilet de rouennerie, une cravate blanche, et des souliers très-couverts ; les jours fériés, il mettait un habit à boutons de métal. Ses habitudes pour son lever, son déjeuner, ses sorties, son dîner, ses soirées et son retour au logis étaient marquées au coin de la plus stricte exactitude, car la régularité des moeurs fait la longue vie et la santé. Il n'était jamais question de politique entre César, les Ragon, l'abbé Loraux et lui, car les gens de cette société se connaissaient trop pour en venir à des attaques sur le terrain du prosélytisme. Comme son neveu et comme les Ragon, il avait une grande confiance en Roguin. Pour lui, le notaire de Paris était toujours un être vénérable, une image vivante de la probité. Dans l'affaire des terrains, Pillerault s'était livré à un contre-examen qui motivait la hardiesse avec laquelle César avait combattu les pressentiments de sa femme.
 
Le parfumeur monta les soixante-dix-huit marches qui menaient à la petite porte brune de l'appartement de son oncle, en pensant que ce vieillard devait être bien vert pour toujours les monter sans se plaindre. Il trouva la redingote et le pantalon étendus sur le porte-manteau placé à l'extérieur ; madame Vaillant les brossait et frottait pendant que ce vrai philosophe enveloppé dans une redingote en molleton gris déjeunait au coin de son feu, en lisant les débats parlementaires dans le <i>
Constitutionnel</i> ou <i>
Journal du Commerce</i>.
ou <i>
Journal du Commerce</i>
.
 
- Mon oncle, dit César, l'affaire est conclue, on va dresser les actes. Si vous aviez cependant quelques craintes ou des regrets, il est encore temps de rompre.
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- Tu as mon secret, Popinot, dit le parfumeur, j'ai lâché le mot <i>
noisette</i>, tout est là. L'huile de noisette est la seule qui ait de l'action sur les cheveux, aucune maison de parfumerie n'y a pensé. En voyant la gravure d'Héro et de Léandre, je me suis dit : Si les anciens usaient tant d'huile pour leurs cheveux, ils avaient une raison quelconque, car les anciens sont les anciens ! malgré les prétentions des modernes, je suis de l'avis de Boileau sur les anciens. Je suis parti de là pour arriver à l'huile de noisette, grâce au petit Bianchon, l'élève en médecine, ton parent ; il m'a dit qu'à l'école ses camarades employaient l'huile de noisette pour activer la croissance de leurs moustaches et favoris. Il ne nous manque plus que la sanction de l'illustre monsieur Vauquelin. Eclairés par lui, nous ne tromperons pas le public. Tout à l'heure j'étais à la Halle, chez une marchande de noisettes, pour avoir la matière première, dans un instant je serai chez l'un des plus grands savants de France pour en tirer la quintessence. Les proverbes ne sont pas sots, les extrêmes se touchent. Vois, mon garçon ! le commerce est l'intermédiaire des productions végétales et de la science. Angélique Madou récolte, monsieur Vauquelin extrait, et nous vendons une essence. Les noisettes valent cinq sous la livre, monsieur Vauquelin va centupler leur valeur, et nous rendrons service peut-être à l'humanité, car si la vanité cause de grands tourments à l'homme, un bon cosmétique est alors un bienfait.
noisette</i>
, tout est là. L'huile de noisette est la seule qui ait de l'action sur les cheveux, aucune maison de parfumerie n'y a pensé. En voyant la gravure d'Héro et de Léandre, je me suis dit : Si les anciens usaient tant d'huile pour leurs cheveux, ils avaient une raison quelconque, car les anciens sont les anciens ! malgré les prétentions des modernes, je suis de l'avis de Boileau sur les anciens. Je suis parti de là pour arriver à l'huile de noisette, grâce au petit Bianchon, l'élève en médecine, ton parent ; il m'a dit qu'à l'école ses camarades employaient l'huile de noisette pour activer la croissance de leurs moustaches et favoris. Il ne nous manque plus que la sanction de l'illustre monsieur Vauquelin. Eclairés par lui, nous ne tromperons pas le public. Tout à l'heure j'étais à la Halle, chez une marchande de noisettes, pour avoir la matière première, dans un instant je serai chez l'un des plus grands savants de France pour en tirer la quintessence. Les proverbes ne sont pas sots, les extrêmes se touchent. Vois, mon garçon ! le commerce est l'intermédiaire des productions végétales et de la science. Angélique Madou récolte, monsieur Vauquelin extrait, et nous vendons une essence. Les noisettes valent cinq sous la livre, monsieur Vauquelin va centupler leur valeur, et nous rendrons service peut-être à l'humanité, car si la vanité cause de grands tourments à l'homme, un bon cosmétique est alors un bienfait.
 
La religieuse admiration avec laquelle Popinot écoutait le père de sa Césarine stimula l'éloquence de Birotteau, qui se permit les phrases les plus sauvages qu'un bourgeois puisse inventer.
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La salle à manger et la cuisine éclairée par une petite cour, et séparée de la salle à manger par un couloir où débouchait l'escalier pratiqué dans un coin de l'arrière-boutique, se trouvaient à l'entresol, où jadis était l'appartement de César et de Constance ; aussi la salle à manger où s'était écoulée la lune de miel avait-elle l'air d'un petit salon. Durant le dîner, Raguet, le garçon de confiance, gardait le magasin ; mais au dessert les commis redescendaient au magasin, et laissaient César, sa femme et sa fille achever leur dîner au coin du feu. Cette habitude venait des Ragon, chez qui les anciens us et coutumes du commerce, toujours en vigueur, maintenaient entre eux et les commis l'énorme distance qui jadis existait entre les <i>
maîtres</i> et les <i>
apprentis</i>. Césarine ou Constance apprêtait alors au parfumeur sa tasse de café qu'il prenait assis dans une bergère au coin du feu. Pendant cette heure César mettait sa femme au fait des petits événements de la journée, il racontait ce qu'il avait vu dans Paris, ce qui se passait au faubourg du Temple, les difficultés de sa fabrication.
et les <i>
apprentis</i>
. Césarine ou Constance apprêtait alors au parfumeur sa tasse de café qu'il prenait assis dans une bergère au coin du feu. Pendant cette heure César mettait sa femme au fait des petits événements de la journée, il racontait ce qu'il avait vu dans Paris, ce qui se passait au faubourg du Temple, les difficultés de sa fabrication.
 
- Ma femme, dit-il quand les commis furent descendus, voilà certes une des plus importantes journées de notre vie ! Les noisettes achetées, la presse hydraulique prête à manoeuvrer demain, l'affaire des terrains conclue. Tiens, serre donc ce bon sur la Banque, dit-il en lui remettant le mandat de Pillerault. La restauration de l'appartement décidée, notre appartement augmenté. Mon Dieu ! j'ai vu, Cour Batave, un homme bien singulier ! Et il raconta monsieur Molineux.
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Césarine regarda son père en ayant l'air de dire : <i>
Que m'importe</i> !
!
 
- Popinot s'en va.
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Anselme Popinot descendait la rue Saint-Honoré et courait rue des Deux-Ecus, pour s'emparer d'un jeune homme que sa <i>
seconde vue</i> commerciale lui désignait comme le principal instrument de sa fortune. Le juge Popinot avait rendu service au plus habile commis-voyageur de Paris, à celui que sa triomphante loquèle et son activité firent plus tard surnommer l'<i>
seconde vue</i>
illustre</i>. Voué spécialement à la Chapellerie et à l'<i>
commerciale lui désignait comme le principal instrument de sa fortune. Le juge Popinot avait rendu service au plus habile commis-voyageur de Paris, à celui que sa triomphante loquèle et son activité firent plus tard surnommer l'<i>
Article Paris</i>, ce roi des voyageurs se nommait encore purement et simplement Gaudissart. A vingt-deux ans, il se signalait déjà par la puissance de son magnétisme commercial. Alors fluet, l'oeil joyeux, le visage expressif, une mémoire infatigable, le coup d'oeil habile à saisir les goûts de chacun, il méritait d'être ce qu'il fut depuis, le roi des commis-voyageurs, le <i>
illustre</i>
Français</i> par excellence. Quelques jours auparavant, Popinot avait rencontré Gaudissart qui s'était dit sur le point de partir ; l'espoir de le trouver encore à Paris venait donc de lancer l'amoureux sur la rue des Deux-Ecus, où il apprit que le voyageur avait retenu sa place aux Messageries. Pour faire ses adieux à sa chère capitale, Gaudissart était allé voir une pièce nouvelle au Vaudeville : Popinot résolut de l'attendre. Confier le placement de l'huile de noisette à ce précieux metteur en oeuvre des inventions marchandes, déjà choyé par les plus riches maisons, n'était-ce pas tirer une lettre de change sur la fortune. Popinot possédait Gaudissart. Le commis-voyageur, si savant dans l'art d'entortiller les gens les plus rebelles, les petits marchands de province, s'était laissé entortiller dans la première conspiration tramée contre les Bourbons après les Cent-Jours. Gaudissart, à qui le grand air était indispensable, se vit en prison sous le poids d'une accusation capitale. Le juge Popinot, chargé de l'instruction, avait mis Gaudissart hors de cause en reconnaissant que son imprudente sottise l'avait seule compromis dans cette affaire. Avec un juge désireux de plaire au pouvoir ou d'un royalisme exalté, le malheureux commis allait à l'échafaud. Gaudissart, qui croyait devoir la vie au juge d'instruction, nourrissait un profond désespoir de ne pouvoir porter à son sauveur qu'une stérile reconnaissance. Ne devant pas remercier un juge d'avoir rendu la justice, il était allé chez les Ragon se déclarer homme-lige des Popinot.
. Voué spécialement à la Chapellerie et à l'<i>
Article Paris</i>
, ce roi des voyageurs se nommait encore purement et simplement Gaudissart. A vingt-deux ans, il se signalait déjà par la puissance de son magnétisme commercial. Alors fluet, l'oeil joyeux, le visage expressif, une mémoire infatigable, le coup d'oeil habile à saisir les goûts de chacun, il méritait d'être ce qu'il fut depuis, le roi des commis-voyageurs, le <i>
Français</i>
par excellence. Quelques jours auparavant, Popinot avait rencontré Gaudissart qui s'était dit sur le point de partir ; l'espoir de le trouver encore à Paris venait donc de lancer l'amoureux sur la rue des Deux-Ecus, où il apprit que le voyageur avait retenu sa place aux Messageries. Pour faire ses adieux à sa chère capitale, Gaudissart était allé voir une pièce nouvelle au Vaudeville : Popinot résolut de l'attendre. Confier le placement de l'huile de noisette à ce précieux metteur en oeuvre des inventions marchandes, déjà choyé par les plus riches maisons, n'était-ce pas tirer une lettre de change sur la fortune. Popinot possédait Gaudissart. Le commis-voyageur, si savant dans l'art d'entortiller les gens les plus rebelles, les petits marchands de province, s'était laissé entortiller dans la première conspiration tramée contre les Bourbons après les Cent-Jours. Gaudissart, à qui le grand air était indispensable, se vit en prison sous le poids d'une accusation capitale. Le juge Popinot, chargé de l'instruction, avait mis Gaudissart hors de cause en reconnaissant que son imprudente sottise l'avait seule compromis dans cette affaire. Avec un juge désireux de plaire au pouvoir ou d'un royalisme exalté, le malheureux commis allait à l'échafaud. Gaudissart, qui croyait devoir la vie au juge d'instruction, nourrissait un profond désespoir de ne pouvoir porter à son sauveur qu'une stérile reconnaissance. Ne devant pas remercier un juge d'avoir rendu la justice, il était allé chez les Ragon se déclarer homme-lige des Popinot.
 
En attendant, Popinot alla naturellement revoir sa boutique de la rue des Cinq-Diamants, demander l'adresse du propriétaire, afin de traiter du bail. En errant dans le dédale obscur de la grande Halle, et pensant aux moyens d'organiser un rapide succès, Popinot saisit, rue Aubry-le-Boucher, une occasion unique et de bon augure avec laquelle il comptait régaler César le lendemain. En faction à la porte de l'hôtel du Commerce, au bout de la rue des Deux-Ecus, vers minuit, Popinot entendit, dans le lointain de la rue de Grenelle, un vaudeville final chanté par Gaudissart avec accompagnement de canne significativement traînée sur les pavés.
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<i>
Voilà, voilà </i>
 
<i>
Le vrai soldat français</i> !
!
 
- Venez causer avec moi dix minutes, non pas dans votre chambre, on pourrait nous écouter, mais sur le quai de l'Horloge, à cette heure il n'y a personne, dit Popinot, il s'agit de quelque chose de plus important.
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<i>
Paraissez, parfumeurs, coiffeurs et débitants</i> !
!
 
s'écria Gaudissart en singeant Lafon dans le rôle du Cid. Je vais empaumer tous les boutiquiers de France et de Navarre. Oh ! une idée ! J'allais partir, je reste, et vais prendre les commissions de la parfumerie parisienne.
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[Erreur du typographe, insertion d'un " il " : beaucoup d'esprit, il a pris celui...]</font>
celui de toutes les têtes que coiffait son père, il est dans la littérature, il fait les petits théâtres au <i>
Courrier des Spectacles</i>. Son père, vieux chien plein de raisons pour ne pas aimer l'esprit, ne croit pas à l'esprit : impossible de lui prouver que l'esprit se vend, qu'on fait fortune dans l'esprit. En fait d'esprit, il ne connaît que le trois-six. Le vieux Finot prend le petit Finot par famine. Andoche, homme capable, mon ami d'ailleurs, et je ne fraye avec les sots que commercialement, Finot fait des devises pour le Fidèle Berger qui paie, tandis que les journaux où il se donne un mal de galérien le nourrissent de couleuvres. Sont-ils jaloux dans cette partie-là ! C'est comme dans l'<i>
Courrier des Spectacles</i>
article Paris</i>. Finot avait une superbe comédie en un acte pour mademoiselle Mars, la plus fameuse des fameuses, ah ! en voilà une que j'aime ! Eh ! bien, pour se voir jouer, il a été forcé de la porter à la Gaîté. Andoche connaît le Prospectus, il entre dans les idées du marchand, il n'est pas fier, il limousinera notre prospectus gratis. Mon Dieu, avec un bol de punch et des gâteaux on le régalera, car, Popinot, pas de farces : je voyagerai sans commission ni frais, vos concurrents paieront, je les dindonnerai. Entendons-nous bien. Pour moi ce succès est une affaire d'honneur. Ma récompense est d'être garçon de noces à votre mariage ! J'irai en Italie, en Allemagne, en Angleterre ! J'emporte avec moi des affiches en toutes les langues, les fais apposer partout, dans les villages, à la porte des églises, à tous les bons endroits que je connais dans les villes de province ! Elle brillera, elle s'allumera, cette huile, elle sera sur toutes les têtes. Ah ! votre mariage ne sera pas un mariage en détrempe, mais un mariage à la barigoule ! Vous aurez votre Césarine ou je ne m'appellerai pas l'ILLUSTRE ! nom que m'a donné le père Finot, pour avoir fait réussir ses chapeaux gris. En vendant votre huile, je reste dans ma partie, la tête humaine ; l'huile et le chapeau sont connus pour conserver la chevelure publique.
. Son père, vieux chien plein de raisons pour ne pas aimer l'esprit, ne croit pas à l'esprit : impossible de lui prouver que l'esprit se vend, qu'on fait fortune dans l'esprit. En fait d'esprit, il ne connaît que le trois-six. Le vieux Finot prend le petit Finot par famine. Andoche, homme capable, mon ami d'ailleurs, et je ne fraye avec les sots que commercialement, Finot fait des devises pour le Fidèle Berger qui paie, tandis que les journaux où il se donne un mal de galérien le nourrissent de couleuvres. Sont-ils jaloux dans cette partie-là ! C'est comme dans l'<i>
article Paris</i>
. Finot avait une superbe comédie en un acte pour mademoiselle Mars, la plus fameuse des fameuses, ah ! en voilà une que j'aime ! Eh ! bien, pour se voir jouer, il a été forcé de la porter à la Gaîté. Andoche connaît le Prospectus, il entre dans les idées du marchand, il n'est pas fier, il limousinera notre prospectus gratis. Mon Dieu, avec un bol de punch et des gâteaux on le régalera, car, Popinot, pas de farces : je voyagerai sans commission ni frais, vos concurrents paieront, je les dindonnerai. Entendons-nous bien. Pour moi ce succès est une affaire d'honneur. Ma récompense est d'être garçon de noces à votre mariage ! J'irai en Italie, en Allemagne, en Angleterre ! J'emporte avec moi des affiches en toutes les langues, les fais apposer partout, dans les villages, à la porte des églises, à tous les bons endroits que je connais dans les villes de province ! Elle brillera, elle s'allumera, cette huile, elle sera sur toutes les têtes. Ah ! votre mariage ne sera pas un mariage en détrempe, mais un mariage à la barigoule ! Vous aurez votre Césarine ou je ne m'appellerai pas l'ILLUSTRE ! nom que m'a donné le père Finot, pour avoir fait réussir ses chapeaux gris. En vendant votre huile, je reste dans ma partie, la tête humaine ; l'huile et le chapeau sont connus pour conserver la chevelure publique.
 
Popinot revint chez sa tante, où il devait aller coucher, dans une telle fièvre, causée par sa prévision du succès, que les rues lui semblaient être des ruisseaux d'huile. Il dormit peu, rêva que ses cheveux poussaient follement, et vit deux anges qui lui déroulaient, comme dans les mélodrames, une rubrique où était écrit : <i>
Huile Césarienne</i>. Il se réveilla, se souvenant de ce rêve, et résolut de nommer ainsi l'huile de noisette, en considérant cette fantaisie du sommeil comme un ordre céleste.
Huile Césarienne</i>
. Il se réveilla, se souvenant de ce rêve, et résolut de nommer ainsi l'huile de noisette, en considérant cette fantaisie du sommeil comme un ordre céleste.
 
César et Popinot furent dans leur atelier au faubourg du Temple, bien avant l'arrivée des noisettes ; en attendant les porteurs de madame Madou, Popinot raconta triomphalement son traité d'alliance avec Gaudissart.
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- Vous ne me croyez pas si <i>
gniolle</i>, s'écria douloureusement Anselme.
, s'écria douloureusement Anselme.
 
- Né commerçant, répéta Birotteau.
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- Ma femme a raison, dit-il. Nous serons modestes dans la prospérité. D'ailleurs, tant qu'un homme est dans le commerce, il doit être sage en ses dépenses, réservé dans son luxe, la loi lui en fait une obligation, il ne doit pas se livrer <i>
à des dépenses excessives</i>. Si l'agrandissement de mon local et sa décoration dépassaient les bornes, il serait imprudent à moi de les excéder, vous-même vous me blâmeriez, Lourdois. Le quartier a les yeux sur moi, les gens qui réussissent ont des jaloux, des envieux ! Ah ! vous saurez cela bientôt, jeune homme, dit-il à Grindot ; s'ils nous calomnient, ne leur donnez pas au moins lieu de médire.
à des dépenses excessives</i>
. Si l'agrandissement de mon local et sa décoration dépassaient les bornes, il serait imprudent à moi de les excéder, vous-même vous me blâmeriez, Lourdois. Le quartier a les yeux sur moi, les gens qui réussissent ont des jaloux, des envieux ! Ah ! vous saurez cela bientôt, jeune homme, dit-il à Grindot ; s'ils nous calomnient, ne leur donnez pas au moins lieu de médire.
 
- Ni la calomnie, ni la médisance ne peuvent vous atteindre, dit Lourdois, vous êtes dans une position hors ligne et vous avez une si grande habitude du commerce que vous savez raisonner vos entreprises, vous êtes <i>
un malin</i>.
.
 
- C'est vrai, j'ai quelque expérience des affaires ; vous savez pourquoi notre agrandissement ? Si je mets un fort dédit relativement à l'exactitude, c'est que...
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Le dimanche indiqué pour la conclusion de l'affaire, monsieur et madame Ragon, l'oncle Pillerault vinrent sur les quatre heures, après vêpres. Vu les démolitions, disait César, il ne put inviter ce jour-là que Charles Claparon, Crottat et Roguin. Le notaire apporta le <i>
Journal des Débats</i>, où monsieur de La Billardière avait fait insérer l'article suivant :
, où monsieur de La Billardière avait fait insérer l'article suivant :
 
" <i>
Nous apprenons que la délivrance du territoire sera fêtée avec enthousiasme dans toute la France, mais à Paris les membres du corps municipal ont senti que le moment était venu de rendre à la capitale cette splendeur qui, par un sentiment de convenance, avait cessé pendant l'occupation étrangère. Chacun des maires et des adjoints se propose de donner un bal : l'hiver promet donc d'être très-brillant ; ce mouvement national sera suivi. Parmi toutes les fêtes qui se préparent, il est beaucoup question du bal de monsieur Birotteau, nommé chevalier de la Légion-d'Honneur, et si connu par son dévouement à la cause royale. Monsieur Birotteau, blessé à l'affaire de Saint-Roch, au treize vendémiaire, et l'un des juges consulaires les plus estimés, a doublement mérité cette faveur</i>. "
. "
 
- Comme on écrit bien aujourd'hui, s'écria César. L'on parle de nous dans le journal, dit-il à Pillerault.
 
- Eh ! bien, après, lui répondit son oncle à qui le <i>
Journal des Débats</i> était particulièrement antipathique.
était particulièrement antipathique.
 
- Cet article nous fera peut-être vendre de la Pâte des Sultanes et de l'Eau Carminative, dit tout bas madame César à madame Ragon sans partager l'ivresse de son mari.
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- Mais oui, répondit la belle parfumeuse toujours sous le charme de cette ombrelle à canne, de ces bonnets à papillon, des manches justes et du grand fichu <i>
à la Julie</i> que portait madame Ragon.
que portait madame Ragon.
 
- Césarine est charmante. Venez ici, la belle enfant, dit madame Ragon de sa voix de tête et d'un air protecteur.
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- Non, mon coeur, dit madame Ragon. Anselme travaille, le cher enfant, à se tuer. Cette rue sans air et sans soleil, cette puante rue des Cinq-Diamants m'effraie ; le ruisseau est toujours bleu, vert ou noir. J'ai peur qu'il y périsse. Mais quand les jeunes gens ont quelque chose en tête ! dit-elle à Césarine en faisant un geste qui expliquait le mot <i>
tête</i> par le mot <i>
coeur</i>.
par le mot <i>
coeur</i>
.
 
- Il a donc passé son bail, demanda César.
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Un singulier <i>
broum ! broum</i> ! particulier aux buveurs de petits verres d'eau-de-vie et de liqueurs fortes annonça le personnage le plus bizarre de cette histoire, et l'arbitre visible des destinées futures de César. Le parfumeur se précipita dans le petit escalier obscur, autant pour dire à Raguet de fermer la boutique que pour faire à Claparon ses excuses de le recevoir dans la salle à manger.
broum ! broum</i>
! particulier aux buveurs de petits verres d'eau-de-vie et de liqueurs fortes annonça le personnage le plus bizarre de cette histoire, et l'arbitre visible des destinées futures de César. Le parfumeur se précipita dans le petit escalier obscur, autant pour dire à Raguet de fermer la boutique que pour faire à Claparon ses excuses de le recevoir dans la salle à manger.
 
- Comment donc ! mais on est très-bien là pour <i>
chiquer les lég</i>... pour chiffrer, veux-je dire, les affaires.
... pour chiffrer, veux-je dire, les affaires.
 
Malgré les habiles préparations de Roguin, monsieur et madame Ragon, ces bourgeois de bon ton, l'observateur Pillerault, Césarine et sa mère furent d'abord assez désagréablement affectés par ce prétendu banquier de la haute volée.
 
A l'âge de vingt-huit ans environ, cet ancien commis-voyageur ne possédait pas un cheveu sur la tête, et portait une perruque frisée en tire-bouchons. Cette coiffure exige une fraîcheur de vierge, une transparence lactée, les plus charmantes grâces féminines ; elle faisait donc ressortir ignoblement un visage bourgeonné, brun-rouge, échauffé comme celui d'un conducteur de diligence, et dont les rides prématurées exprimaient par les grimaces de leurs plis profonds et plaqués une vie libertine dont les malheurs étaient encore attestés par le mauvais état des dents et les points noirs semés dans une peau rugueuse. Claparon avait l'air d'un comédien de province qui sait tous les rôles, fait la parade, sur la joue duquel le rouge ne tient plus, éreinté par ses fatigues, les lèvres pâteuses, la langue toujours alerte, même pendant l'ivresse, le regard sans pudeur, enfin compromettant par ses gestes. Cette figure, allumée par la joyeuse flamberie du punch, démentait la gravité des affaires. Aussi fallut-il à Claparon de longues études mimiques avant de parvenir à se composer un maintien en harmonie avec son importance postiche. Du Tillet avait assisté à la toilette de Claparon, comme un directeur de spectacle inquiet du début de son principal acteur, car il tremblait que les habitudes grossières de cette vie insoucieuse ne vinssent à éclater à la surface du banquier. - Parle le moins possible, lui avait-il dit. Jamais un banquier ne bavarde : il agit, pense, médite, écoute et pèse. Ainsi, pour avoir bien l'air d'un banquier, ne dis rien, ou dis des choses insignifiantes. Eteins ton oeil égrillard et rends-le grave, au risque de le rendre bête. En politique, sois pour le gouvernement, et jette-toi dans les généralités, comme : <i>
Le budget est lourd. Il n'y a pas de transactions possibles entre les partis. Les libéraux sont dangereux. Les Bourbons doivent éviter tout conflit. Le libéralisme est le manteau d'intérêts coalisés. Les Bourbons nous ménagent une ère de prospérité, soutenons-les, si nous ne les aimons pas. La France a fait assez d'expériences politiques</i>, etc. Ne te vautre pas sur toutes les tables, songe que tu as à conserver la dignité d'un millionnaire. Ne renifle pas ton tabac comme fait un invalide ; joue avec ta tabatière, regarde souvent à tes pieds ou au plafond avant de répondre, enfin donne-toi l'air profond. Surtout défais-toi de ta malheureuse habitude de toucher à tout. Dans le monde, un banquier doit paraître las de toucher. Ah çà ! tu passes les nuits, les chiffres te rendent brute, il faut rassembler tant d'éléments pour lancer une affaire ! tant d'études ! Surtout dis beaucoup de mal des affaires. Les affaires sont lourdes, pesantes, difficiles, épineuses. Ne sors pas de là et ne spécifie rien. Ne va pas à table chanter tes farces de Béranger, et ne bois pas trop. Si tu te grises, tu perds ton avenir. Roguin te surveillera ; tu vas te trouver avec des gens moraux, des bourgeois vertueux, ne les effraie pas en lâchant quelques-uns de tes principes d'estaminet.
, etc. Ne te vautre pas sur toutes les tables, songe que tu as à conserver la dignité d'un millionnaire. Ne renifle pas ton tabac comme fait un invalide ; joue avec ta tabatière, regarde souvent à tes pieds ou au plafond avant de répondre, enfin donne-toi l'air profond. Surtout défais-toi de ta malheureuse habitude de toucher à tout. Dans le monde, un banquier doit paraître las de toucher. Ah çà ! tu passes les nuits, les chiffres te rendent brute, il faut rassembler tant d'éléments pour lancer une affaire ! tant d'études ! Surtout dis beaucoup de mal des affaires. Les affaires sont lourdes, pesantes, difficiles, épineuses. Ne sors pas de là et ne spécifie rien. Ne va pas à table chanter tes farces de Béranger, et ne bois pas trop. Si tu te grises, tu perds ton avenir. Roguin te surveillera ; tu vas te trouver avec des gens moraux, des bourgeois vertueux, ne les effraie pas en lâchant quelques-uns de tes principes d'estaminet.
 
Cette mercuriale avait produit sur l'esprit de Charles Claparon un effet pareil à celui que produisaient sur sa personne ses habits neufs. Ce joyeux sans-souci, l'ami de tout le monde, habitué à des vêtements débraillés, et dans lesquels son corps n'était pas plus gêné que son esprit dans son langage, maintenu dans des habits neufs que le tailleur avait fait attendre et qu'il essayait, roide comme un piquet, inquiet de ses mouvements comme de ses phrases, retirant sa main imprudemment avancée sur un flacon ou sur une boite, de même qu'il s'arrêtait au milieu d'une phrase, se signala donc par un désaccord risible à l'observation de Pillerault. Sa figure rouge, sa perruque à tire-bouchons égrillards démentaient sa tenue, comme ses pensées combattaient ses dires. Mais les bons bourgeois finirent par prendre ces continuelles dissonances pour de la préoccupation.
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- Excessivement, par grosses, répondit le banquier ; mais elles sont lourdes, épineuses, il y a les canaux. Oh ! les canaux ! Vous ne vous figurez pas combien les canaux nous occupent ! et cela se comprend. Le gouvernement veut des canaux. Le canal est un besoin qui se fait généralement sentir dans les départements et qui concerne tous les commerces, vous savez ! Les fleuves, a dit Pascal, sont des chemins qui marchent. Il faut donc des marchés. Les marchés dépendent de la terrasse, car il y a d'effroyables terrassements, le terrassement regarde la classe pauvre, de là les emprunts qui en définitive sont rendus aux pauvres ! Voltaire a dit : <i>
Canaux, canards, canaille</i> ! Mais le gouvernement a ses ingénieurs qui l'éclairent ; il est difficile de le mettre dedans, à moins de s'entendre avec eux, car la Chambre !... Oh ! monsieur, la Chambre nous donne un mal ! elle ne veut pas comprendre la question politique cachée sous la question<font color="#808080" size="-2">
Canaux, canards, canaille</i>
! Mais le gouvernement a ses ingénieurs qui l'éclairent ; il est difficile de le mettre dedans, à moins de s'entendre avec eux, car la Chambre !... Oh ! monsieur, la Chambre nous donne un mal ! elle ne veut pas comprendre la question politique cachée sous la question<font color="#808080" size="-2">
[Coquille du Furne : quession.]</font>
financière. Il y a mauvaise foi de part et d'autre. Croirez-vous une chose ? Les Keller, eh ! bien, François Keller est un orateur, il attaque le gouvernement à propos de fonds, à propos de canaux. Rentré chez lui, mon gaillard nous trouve avec nos propositions, elles sont favorables, il faut s'arranger avec ce gouvernement <i>
dito</i>, tout à l'heure insolemment attaqué. L'intérêt de l'orateur et celui du banquier se choquent, nous sommes entre deux feux ! Vous comprenez maintenant comment les affaires deviennent épineuses, il faut satisfaire tant de monde : les commis, les chambres, les antichambres, les ministres...
dito</i>
, tout à l'heure insolemment attaqué. L'intérêt de l'orateur et celui du banquier se choquent, nous sommes entre deux feux ! Vous comprenez maintenant comment les affaires deviennent épineuses, il faut satisfaire tant de monde : les commis, les chambres, les antichambres, les ministres...
 
- Les ministres ?... dit Pillerault qui voulait absolument pénétrer ce coassocié.
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- Dans la haute Banque, dit-il, on appelle <i>
gargotiers</i> les chefs de cabarets élégants, Véry, les Frères Provençaux. Eh ! bien, ni ces infâmes gargotiers ni nos savants cuisiniers ne nous donnent de sauces moelleuses ; les uns font de l'eau claire acidulée par le citron, les autres font de la chimie.
gargotiers</i>
les chefs de cabarets élégants, Véry, les Frères Provençaux. Eh ! bien, ni ces infâmes gargotiers ni nos savants cuisiniers ne nous donnent de sauces moelleuses ; les uns font de l'eau claire acidulée par le citron, les autres font de la chimie.
 
Le dîner se passa tout entier en attaques de Pillerault qui cherchait à sonder cet homme et qui ne rencontrait que le vide, il le regarda comme un homme dangereux.
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- Bien, monsieur ; moi, je suis aussi l'homme du gouvernement. J'appartiens, par mes opinions, au <i>
statu quo</i> du grand homme qui dirige les destinées de la maison d'Autriche, un fameux gaillard ! Conserver pour acquérir, et surtout acquérir pour conserver... Voilà le fond de mes opinions, qui ont l'honneur d'être celles du prince de Metternich.
statu quo</i>
du grand homme qui dirige les destinées de la maison d'Autriche, un fameux gaillard ! Conserver pour acquérir, et surtout acquérir pour conserver... Voilà le fond de mes opinions, qui ont l'honneur d'être celles du prince de Metternich.
 
- Que pour fêter ma promotion dans l'ordre de la Légion-d'Honneur, reprit César.
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- Voilà le fidèle de la rue de la Poterie. Moi, reprit l'illustre Gaudissart, <i>
j'ai</i> ! et non pas <i>
je</i> !
! et non pas <i>
je</i>
!
 
En effet, un garçon suivi de deux marmitons apporta dans trois mannes un dîner orné de six bouteilles de vin choisies avec discernement.
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- Et l'homme de lettres, s'écria Gaudissart. Finot connaît les <i>
pompes</i> et les vanités, il va venir, enfant naïf ! muni d'un prospectus ébouriffant. Le mot est joli, hein ! Les prospectus ont toujours soif ; il faut arroser les graines si l'on veut des fleurs. Allez, esclaves, dit-il aux marmitons en se drapant, voilà de l'or.
pompes</i>
et les vanités, il va venir, enfant naïf ! muni d'un prospectus ébouriffant. Le mot est joli, hein ! Les prospectus ont toujours soif ; il faut arroser les graines si l'on veut des fleurs. Allez, esclaves, dit-il aux marmitons en se drapant, voilà de l'or.
 
Il leur donna dix sous par un geste digne de Napoléon, son idole.
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L'impatient Gaudissart prit le manuscrit et lut à haute voix et avec emphase : <i>
Huile Céphalique</i> !
!
 
- J'aimerais mieux <i>
Huile Césarienne</i>, dit Popinot.
, dit Popinot.
 
- Mon ami, dit Gaudissart, tu ne connais pas les gens de province : il y a une opération chirurgicale qui porte ce nom-là, et ils sont si bêtes qu'ils croiraient ton huile propre à faciliter les accouchements ; et de là pour les ramener aux cheveux, il y aurait trop de tirage.
 
- Sans vouloir défendre mon mot, dit l'auteur, je vous ferai observer que <i>
Huile Céphalique</i> veut dire huile pour la tête, et résume vos idées.
veut dire huile pour la tête, et résume vos idées.
 
- Voyons ? dit Popinot impatient.
 
Voici le prospectus tel que le commerce le reçoit par milliers encore aujourd'hui. (<i>
Autre pièce justificative</i>.)
.)
 
MEDAILLE D'OR A L'EXPOSITION DE 1819.
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<i>
Nul cosmétique ne peut faire croître les cheveux, de même que nulle préparation chimique ne les teint sans danger pour le siége de l'intelligence. La science a déclaré récemment que les cheveux étaient une substance morte, et que nul agent ne peut les empêcher de tomber ni de blanchir. Pour prévenir la Xérasie et la Calvitie, il suffit de préserver le bulbe d'où ils sortent de toute influence extérieure atmosphérique, et de maintenir à la tête la chaleur qui lui est propre</i>. L'HUILE CEPHALIQUE, <i>
basée sur ces principes établis par l'Académie des sciences, produit cet important résultat, auquel se tenaient les anciens, les Romains, les Grecs et les nations du Nord auxquelles la chevelure était précieuse. Des recherches savantes ont démontré que les nobles, qui se distinguaient autrefois à la longueur de leurs cheveux, n'employaient pas d'autre moyen ; seulement leur procédé, habilement retrouvé par A. Popinot, inventeur de</i> l'HUILE CEPHALIQUE, <i>
. L'HUILE CEPHALIQUE, <i>
basée sur ces principes établis par l'Académie des sciences, produit cet important résultat, auquel se tenaient les anciens, les Romains, les Grecs et les nations du Nord auxquelles la chevelure était précieuse. Des recherches savantes ont démontré que les nobles, qui se distinguaient autrefois à la longueur de leurs cheveux, n'employaient pas d'autre moyen ; seulement leur procédé, habilement retrouvé par A. Popinot, inventeur de</i>
l'HUILE CEPHALIQUE, <i>
avait été perdu. </i>
 
<i>
Conserver au lieu de chercher à provoquer une stimulation impossible ou nuisible sur le derme qui contient les bulbes, telle est donc la destination de</i> l'HUILE CEPHALIQUE. <i>
En effet, cette huile, qui s'oppose à l'exfoliation des pellicules, qui exhale une odeur suave, et qui, par les substances dont elle est composée, dans lesquelles entre comme principal élément l'essence de noisette, empêche toute action de l'air extérieur sur les têtes, prévient ainsi les rhumes, le coryza, et toutes les affections douloureuses de l'encéphale en lui laissant sa température intérieure. De cette manière, les bulbes qui contiennent les liqueurs génératrices des cheveux ne sont jamais saisies ni par le froid, ni par le chaud. La chevelure, ce produit magnifique, à laquelle hommes et femmes attachent tant de prix, conserve alors, jusque dans l'âge avancé de la personne qui se sert de</i> l'HUILE CEPHALIQUE, <i>
l'HUILE CEPHALIQUE. <i>
ce brillant, cette finesse, ce lustre qui rendent si charmantes les têtes des enfants</i>.
En effet, cette huile, qui s'oppose à l'exfoliation des pellicules, qui exhale une odeur suave, et qui, par les substances dont elle est composée, dans lesquelles entre comme principal élément l'essence de noisette, empêche toute action de l'air extérieur sur les têtes, prévient ainsi les rhumes, le coryza, et toutes les affections douloureuses de l'encéphale en lui laissant sa température intérieure. De cette manière, les bulbes qui contiennent les liqueurs génératrices des cheveux ne sont jamais saisies ni par le froid, ni par le chaud. La chevelure, ce produit magnifique, à laquelle hommes et femmes attachent tant de prix, conserve alors, jusque dans l'âge avancé de la personne qui se sert de</i>
l'HUILE CEPHALIQUE, <i>
ce brillant, cette finesse, ce lustre qui rendent si charmantes les têtes des enfants</i>
.
 
LA MANIERE DE S'EN SERVIR <i>
est jointe à chaque flacon et lui sert d'enveloppe</i>.
.
 
MANIERE DE SE SERVIR DE L'HUILE CEPHALIQUE.
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<i>
Il est tout a fait inutile d'oindre les cheveux ; ce n'est pas seulement un préjugé ridicule, mais encore une habitude gênante, en ce sens que le cosmétique laisse partout sa trace. Il suffit tous les matins de tremper une petite éponge fine dans l'huile, de se faire écarter les cheveux avec le peigne, d'imbiber les cheveux à leur racine de raie en raie, de manière à ce que la peau reçoive une légère couche, après avoir préalablement nettoyé la tête avec la brosse et le peigne. </i>
 
<i>
Cette huile se vend par flacon, portant la signature de l'inventeur pour empêcher toute contrefaçon, et du prix de</i> TROIS FRANCS, <i>
TROISchez</i> FRANCSA. POPINOT, <i>
rue des </i>Cinq-Diamants<font color="#808080" size="-2">
chez</i>
A. POPINOT, <i>
rue des </i>
Cinq-Diamants<font color="#808080" size="-2">
[Erreur du Furne : rue des Cinq-Diaments.]</font>
<i>
, quartier des Lombards, à Paris</i>.
.
 
ON EST PRIE D'ECRIRE FRANCO.
 
<i>
Nota</i>. La maison A. Popinot tient également les huiles de la droguerie, comme néroli, huile d'aspic, huile d'amande douce, huile de cacao, huile de café, de ricin et autres.
Nota</i>
. La maison A. Popinot tient également les huiles de la droguerie, comme néroli, huile d'aspic, huile d'amande douce, huile de cacao, huile de café, de ricin et autres.
 
- Mon cher ami, dit l'illustre Gaudissart à Finot, c'est parfaitement écrit. Saquerlotte, comme nous abordons la haute science ! nous ne tortillons pas, nous allons droit au fait. Ah ! je vous fais mes sincères compliments, voilà de la littérature utile.
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Les trois jeunes gens mangeaient comme des lions, buvaient comme des Suisses, et se grisaient du futur succès de l'<i>
Huile céphalique</i>.
.
 
- Cette huile porte à la tête, dit Finot en souriant.
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<i>
Primo</i>, monsieur le préfet de la Seine : il viendra ou ne viendra pas, mais il commande le corps municipal : <i>
Primo</i>
à tout seigneur tout honneur</i> !
, monsieur le préfet de la Seine : il viendra ou ne viendra pas, mais il commande le corps municipal : <i>
à tout seigneur tout honneur</i>
!
 
Monsieur de La Billardière et son fils, maire. Mets le chiffre des invités au bout.
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- Gaudissart ? il a été <i>
pris de justice</i>. Mais c'est égal ; il part dans quelques jours et va voyager pour notre huile, mets ! Quant au sieur Andoche Finot, que nous est-il ?
pris de justice</i>
. Mais c'est égal ; il part dans quelques jours et va voyager pour notre huile, mets ! Quant au sieur Andoche Finot, que nous est-il ?
 
- Monsieur Anselme dit qu'il deviendra un personnage, il a de l'esprit comme Voltaire.
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Rien ne peut se faire simplement chez les gens qui montent d'un étage social à l'autre. Ni madame Birotteau, ni César, ni personne ne pouvait s'introduire sous aucun prétexte au premier étage. César avait promis à Raguet, son garçon de magasin, un habillement neuf pour le jour du bal, s'il faisait bonne garde et s'il exécutait bien sa consigne. Birotteau, comme l'empereur Napoléon à Compiègne lors de la restauration du château pour son mariage avec Marie-Louise d'Autriche, voulait ne rien voir partiellement, il voulait jouir <i>
de la surprise</i>. Ces deux anciens adversaires se rencontrèrent encore une fois, à leur insu, non sur un champ de bataille, mais sur le terrain de la vanité bourgeoise. Monsieur Grindot devait donc prendre César par la main, et lui montrer l'appartement, comme un cicerone montre une galerie à un curieux. Chacun dans la maison avait d'ailleurs inventé <i>
de la surprise</i>
sa surprise</i>. Césarine, la chère enfant, avait employé tout son petit trésor, cent louis, à acheter des livres à son père. Monsieur Grindot lui avait un matin confié qu'il y aurait deux corps de bibliothèque dans la chambre de son père, laquelle formait cabinet, une surprise d'architecte. Césarine avait jeté toutes ses économies de jeune fille dans le comptoir d'un libraire, pour offrir à son père : Bossuet, Racine, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Molière, Buffon, Fénelon, Delille, Bernardin de Saint-Pierre, La Fontaine, Corneille, Pascal, La Harpe, enfin cette bibliothèque vulgaire qui se trouve partout et que son père ne lirait jamais. Il devait y avoir un terrible mémoire de reliure. L'inexact et célèbre artiste Thouvenin avait promis de livrer les volumes le seize à midi. Césarine avait confié son embarras à son oncle Pillerault, et l'oncle s'était chargé du mémoire. La surprise de César à sa femme était une robe de velours cerise garnie de dentelles, dont il venait de parler à sa fille, sa complice. La surprise de madame Birotteau pour le nouveau chevalier consistait en une paire de boucles d'or et un solitaire en épingle. Enfin il y avait pour toute la famille la surprise de l'appartement, laquelle devait être suivie dans la quinzaine de la grande surprise des mémoires à payer.
. Ces deux anciens adversaires se rencontrèrent encore une fois, à leur insu, non sur un champ de bataille, mais sur le terrain de la vanité bourgeoise. Monsieur Grindot devait donc prendre César par la main, et lui montrer l'appartement, comme un cicerone montre une galerie à un curieux. Chacun dans la maison avait d'ailleurs inventé <i>
sa surprise</i>
. Césarine, la chère enfant, avait employé tout son petit trésor, cent louis, à acheter des livres à son père. Monsieur Grindot lui avait un matin confié qu'il y aurait deux corps de bibliothèque dans la chambre de son père, laquelle formait cabinet, une surprise d'architecte. Césarine avait jeté toutes ses économies de jeune fille dans le comptoir d'un libraire, pour offrir à son père : Bossuet, Racine, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Molière, Buffon, Fénelon, Delille, Bernardin de Saint-Pierre, La Fontaine, Corneille, Pascal, La Harpe, enfin cette bibliothèque vulgaire qui se trouve partout et que son père ne lirait jamais. Il devait y avoir un terrible mémoire de reliure. L'inexact et célèbre artiste Thouvenin avait promis de livrer les volumes le seize à midi. Césarine avait confié son embarras à son oncle Pillerault, et l'oncle s'était chargé du mémoire. La surprise de César à sa femme était une robe de velours cerise garnie de dentelles, dont il venait de parler à sa fille, sa complice. La surprise de madame Birotteau pour le nouveau chevalier consistait en une paire de boucles d'or et un solitaire en épingle. Enfin il y avait pour toute la famille la surprise de l'appartement, laquelle devait être suivie dans la quinzaine de la grande surprise des mémoires à payer.
 
César pesa mûrement quelles invitations devaient être faites en personne et quelles portées par Raguet, le soir. Il prit un fiacre, y mit sa femme enlaidie d'un chapeau à plumes et du dernier châle donné, le cachemire qu'elle avait désiré pendant quinze ans. Les parfumeurs en grande tenue s'acquittèrent de vingt-deux visites dans une matinée.
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Dans ce cabinet dominaient les couleurs brunes, relevées par des agréments verts, car les plus habiles transitions de l'harmonie liaient toutes les pièces de l'appartement l'une à l'autre. Ainsi la couleur qui faisait le fond d'une pièce servait à l'agrément de l'autre, <i>
et vice versa</i>. La gravure d'Héro et Léandre brillait sur un panneau dans le cabinet de César.
et vice versa</i>
. La gravure d'Héro et Léandre brillait sur un panneau dans le cabinet de César.
 
- Toi, tu paieras tout cela, dit gaiement Birotteau.
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La chambre de madame Birotteau venait ensuite. L'architecte y avait déployé des magnificences de nature à plaire aux braves gens qu'il voulait empaumer, car il avait tenu parole en étudiant cette <i>
restauration</i>. La chambre était tendue en soie bleue, avec des ornements blancs, le meuble était en casimir blanc avec des agréments bleus. Sur la cheminée en marbre blanc, la pendule représentait la Vénus accroupie sur un beau bloc de marbre ; un joli tapis en moquette, et d'un dessin turc, unissait cette pièce à la chambre de Césarine, tendue en perse et fort coquette : un piano, une jolie armoire à glace, un petit lit chaste à rideaux simples, et tous les petits meubles qu'aiment les jeunes personnes. La salle à manger était derrière la chambre de Birotteau et celle de sa femme, on y entrait par l'escalier, elle avait été traitée dans le genre dit Louis XIV, avec la pendule de Boulle, les buffets de cuivre et d'écaille, les murs tendus en étoffe à clous dorés. La joie de ces trois personnes ne saurait se décrire, surtout quand, en revenant dans sa chambre, madame Birotteau trouva sur son lit sa robe de velours cerise garnie en dentelles que lui offrait son mari, et que Virginie y avait apportée en revenant sur la pointe des pieds.
restauration</i>
. La chambre était tendue en soie bleue, avec des ornements blancs, le meuble était en casimir blanc avec des agréments bleus. Sur la cheminée en marbre blanc, la pendule représentait la Vénus accroupie sur un beau bloc de marbre ; un joli tapis en moquette, et d'un dessin turc, unissait cette pièce à la chambre de Césarine, tendue en perse et fort coquette : un piano, une jolie armoire à glace, un petit lit chaste à rideaux simples, et tous les petits meubles qu'aiment les jeunes personnes. La salle à manger était derrière la chambre de Birotteau et celle de sa femme, on y entrait par l'escalier, elle avait été traitée dans le genre dit Louis XIV, avec la pendule de Boulle, les buffets de cuivre et d'écaille, les murs tendus en étoffe à clous dorés. La joie de ces trois personnes ne saurait se décrire, surtout quand, en revenant dans sa chambre, madame Birotteau trouva sur son lit sa robe de velours cerise garnie en dentelles que lui offrait son mari, et que Virginie y avait apportée en revenant sur la pointe des pieds.
 
- Monsieur, cet appartement vous fera beaucoup d'honneur, dit Constance à Grindot. Nous aurons cent et quelques personnes demain soir, et vous recueillerez les éloges de tout le monde.
 
- Je vous recommanderai, dit César. Vous verrez <i>
la tête</i> du commerce, et vous serez connu dans une seule soirée plus que si vous aviez bâti cent maisons.
la tête</i>
du commerce, et vous serez connu dans une seule soirée plus que si vous aviez bâti cent maisons.
 
Constance émue ne pensait plus à la dépense ni à critiquer son mari. Voici pourquoi. Le matin, en apportant Héro et Léandre, Anselme Popinot, à qui Constance accordait une haute intelligence et de grands moyens, lui avait affirmé le succès de l'Huile Céphalique auquel il travaillait avec un acharnement sans exemple. L'amoureux avait promis que, malgré la rondeur du chiffre auquel s'élèveraient les folies de Birotteau, dans six mois ces dépenses seraient couvertes par sa part dans les bénéfices donnés par l'huile. Après avoir tremblé pendant dix-neuf ans, il était si doux de se livrer un seul jour à la joie, que Constance promit à sa fille de n'empoisonner le bonheur de son mari par aucune réflexion, et de s'y laisser aller tout entière. Quand, vers onze heures, monsieur Grindot les quitta, elle se jeta donc au cou de son mari et versa quelques pleurs de contentement en disant : - César ! ah ! tu me rends bien folle et bien heureuse.
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Il est plus difficile d'expliquer la différence qui distingue le grand monde de la bourgeoisie qu'il ne l'est à la bourgeoisie de l'effacer. Ces femmes, gênées dans leurs toilettes, se savaient endimanchées et laissaient voir naïvement une joie qui prouvait que le bal était une rareté dans leur vie occupée ; tandis que les trois femmes qui exprimaient chacune une sphère du monde étaient alors comme elles devaient être le lendemain, elles n'avaient pas l'air de s'être habillées exprès, elles ne se contemplaient pas dans les merveilles inaccoutumées de leurs parures, ne s'inquiétaient pas de leur effet, tout avait été accompli quand devant leur glace elles avaient mis la dernière main à l'oeuvre de leur toilette de bal ; leurs figures ne révélaient rien d'excessif, elles dansaient avec la grâce et le laisser-aller que des génies inconnus ont donnés à quelques statues antiques. Les autres, au contraire, marquées au sceau du travail, gardaient leurs poses vulgaires et s'amusaient trop ; leurs regards étaient inconsidérément curieux, leurs voix ne conservaient point ce léger murmure qui donne aux conversations du bal un piquant inimitable ; elles n'avaient pas surtout le sérieux impertinent qui contient l'épigramme en germe, ni cette tranquille attitude à laquelle se reconnaissent les gens habitués à conserver un grand empire sur eux-mêmes. Aussi madame Rabourdin, madame Jules et mademoiselle de Fontaine, qui s'étaient promis une joie infinie de ce bal de parfumeur, se dessinaient-elles sur toute la bourgeoisie par leurs grâces molles, par le goût exquis de leurs toilettes et par leur jeu, comme trois premiers sujets de l'Opéra se détachent sur la lourde cavalerie des comparses. Elles étaient observées d'un oeil hébété, jaloux. Madame Roguin, Constance et Césarine formaient comme un lien qui rattachait les figures commerciales à ces trois types du grand monde. Comme dans tous les bals, il vint un moment d'animation où les torrents de lumière, la joie, la musique et l'entrain de la danse causèrent une ivresse qui fit disparaître ces nuances dans le <i>
crescendo</i> du <i>
tutti</i>. Le bal allait devenir bruyant, mademoiselle de Fontaine voulut se retirer ; mais quand elle chercha le bras du vénérable Vendéen, Birotteau, sa femme et sa fille accoururent pour empêcher la désertion de toute l'aristocratie de leur assemblée.
du <i>
tutti</i>
. Le bal allait devenir bruyant, mademoiselle de Fontaine voulut se retirer ; mais quand elle chercha le bras du vénérable Vendéen, Birotteau, sa femme et sa fille accoururent pour empêcher la désertion de toute l'aristocratie de leur assemblée.
 
- Il y a dans cet appartement un parfum de bon goût qui vraiment m'étonne, dit l'impertinente fille au parfumeur, et je vous en fais mon compliment.
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- Je rentrerai bientôt dans mon premier, cet homme se ruine ! tel était le sens du mot <i>
vaudra</i> que lança Molineux comme un coup de griffe.
vaudra</i>
que lança Molineux comme un coup de griffe.
 
La figure pâlotte, l'oeil assassin du propriétaire frappèrent du Tillet, dont l'attention avait été d'abord excitée par une chaîne de montre qui soutenait une livre de diverses breloques sonnantes, et par un habit vert mélangé de blanc, à collet bizarrement retroussé, qui donnaient au vieillard l'air d'un serpent à sonnettes. Le banquier vint donc interroger ce petit usurier pour savoir par quel hasard il se gaudissait.
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Huit jours après cette fête, dernière flammèche du feu de paille d'une prospérité de dix-huit années près de s'éteindre, César regardait les passants, à travers les glaces de sa boutique, en songeant à l'étendue de ses affaires qu'il trouvait lourdes ! Jusqu'alors tout avait été simple dans sa vie : il fabriquait et vendait, ou achetait pour revendre. Aujourd'hui l'affaire des terrains, son intérêt dans la maison A. Popinot et Compagnie, le remboursement de cent soixante mille francs jetés sur la place, et qui allaient nécessiter ou des trafics d'effets qui déplairaient à sa femme, ou des succès inouïs chez Popinot, effrayaient ce pauvre homme par la multiplicité des idées, il se sentait dans la main plus de pelotons de fil qu'il n'en pouvait tenir. Comment Anselme gouvernerait-il sa barque ? Birotteau traitait Popinot comme un professeur de rhétorique traite un élève, il se défiait de ses moyens, et regrettait de n'être pas derrière lui. Le coup de pied qu'il lui avait allongé pour le faire taire chez Vauquelin explique les craintes que le jeune négociant inspirait au parfumeur. Birotteau se gardait bien de se laisser deviner par sa femme, par sa fille ou par son commis ; mais il était alors comme un simple canotier de la Seine à qui, par hasard, un ministre aurait donné le commandement d'une frégate. Ces pensées formaient comme un brouillard dans son intelligence peu propre à la méditation, et il restait debout, cherchant à y voir clair. En ce moment apparut dans la rue une figure pour laquelle il éprouvait une violente antipathie, et qui était celle de son deuxième propriétaire, le petit Molineux. Tout le monde a fait de ces rêves pleins d'événements qui représentent une vie entière, et où revient souvent un être fantastique chargé de mauvaises commissions, le traître de la pièce. Molineux semblait à Birotteau chargé par le hasard d'un rôle analogue dans sa vie : cette figure avait grimacé diaboliquement au milieu de la fête, en en regardant les somptuosités d'un oeil haineux. En le revoyant, César se souvint d'autant plus des impressions que lui avait causées ce petit <i>
pingre</i>, un mot de son vocabulaire, que Molineux lui fit éprouver une nouvelle répulsion en se montrant soudain au milieu de sa rêverie.
pingre</i>
, un mot de son vocabulaire, que Molineux lui fit éprouver une nouvelle répulsion en se montrant soudain au milieu de sa rêverie.
 
- Monsieur, dit le petit homme de sa voix atrocement anodine, nous avons bâclé si lestement les choses que vous avez oublié d'approuver l'écriture sur notre petit sous-seing.
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- Je voudrais, dit le parfumeur, un tribunal de juges inamovibles avec un ministère public jugeant au criminel. Après une instruction, pendant laquelle un juge remplirait immédiatement les fonctions actuelles des agents, syndics et juge-commissaire, le négociant serait déclaré <i>
failli réhabilitable</i> ou <i>
banqueroutier</i>. Failli réhabilitable, il serait tenu de tout payer ; il serait alors le gardien de ses biens, de ceux de sa femme ; car ses droits, ses héritages, tout appartiendrait à ses créanciers ; il gérerait pour leur compte et sous une surveillance ; enfin, il continuerait les affaires en signant toutefois : <i>
ou <i>
un tel, failli</i>, jusqu'au parfait remboursement. Banqueroutier, il serait condamné, comme autrefois, au pilori dans la salle de la Bourse, exposé pendant deux heures, coiffé du bonnet vert. Ses biens, ceux de sa femme et ses droits seraient acquis aux créanciers, et il serait banni du royaume.
banqueroutier</i>
. Failli réhabilitable, il serait tenu de tout payer ; il serait alors le gardien de ses biens, de ceux de sa femme ; car ses droits, ses héritages, tout appartiendrait à ses créanciers ; il gérerait pour leur compte et sous une surveillance ; enfin, il continuerait les affaires en signant toutefois : <i>
un tel, failli</i>
, jusqu'au parfait remboursement. Banqueroutier, il serait condamné, comme autrefois, au pilori dans la salle de la Bourse, exposé pendant deux heures, coiffé du bonnet vert. Ses biens, ceux de sa femme et ses droits seraient acquis aux créanciers, et il serait banni du royaume.
 
- Le commerce serait un peu plus sûr, dit Lourdois, et l'on regarderait à deux fois avant de faire des opérations.
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La peur saisit Grindot. Plus un bénéfice est illégal, plus l'homme y tient ; le coeur humain est ainsi fait. L'artiste avait en effet étudié l'appartement avec amour, il y avait mis toute sa science et son temps, il s'y était donné du mal pour dix mille francs et se trouvait la dupe de son amour-propre, les entrepreneurs eurent peu de peine à le séduire. L'argument irrésistible et la menace bien comprise de le desservir en le calomniant furent moins puissants encore que l'observation faite par Lourdois sur l'affaire des terrains de la Madeleine : Birotteau ne comptait pas y bâtir une seule maison, il spéculait seulement sur le prix des terrains. Les architectes et les entrepreneurs sont entre eux comme un auteur avec les acteurs, ils dépendent les uns des autres. Grindot, chargé par Birotteau de stipuler les prix, fut pour les gens du métier contre les bourgeois. Aussi trois gros entrepreneurs, Lourdois, Chaffaroux et Thorein le charpentier, le proclamèrent-ils <i>
un de ces bons enfants avec lesquels il y a du plaisir à travailler</i>. Grindot devina que les mémoires sur lesquels il avait une part seraient payés, comme ses honoraires, en effets, et le petit vieillard venait de lui donner des doutes sur leur paiement. Grindot allait être impitoyable, à la manière des artistes, les gens les plus cruels à l'encontre des bourgeois.
un de ces bons enfants avec lesquels il y a du plaisir à travailler</i>
. Grindot devina que les mémoires sur lesquels il avait une part seraient payés, comme ses honoraires, en effets, et le petit vieillard venait de lui donner des doutes sur leur paiement. Grindot allait être impitoyable, à la manière des artistes, les gens les plus cruels à l'encontre des bourgeois.
 
Vers la fin de décembre, César eut pour soixante mille francs de mémoires. Félix, le café de Foy, Tanrade et les petits créanciers qu'on doit payer comptant, avaient envoyé trois fois chez le parfumeur. Dans le commerce, ces niaiseries nuisent plus qu'un malheur, elles l'annoncent. Les pertes connues sont définies, la panique ne connaît pas de bornes. Birotteau vit sa caisse dégarnie. La peur saisit alors le parfumeur, à qui jamais pareille chose n'était arrivée durant sa vie commerciale. Comme tous les gens qui n'ont jamais eu à lutter pendant long-temps contre la misère et qui sont faibles, cette circonstance vulgaire dans la vie de la plupart des petits marchands de Paris porta le trouble dans la cervelle de César. Le parfumeur donna l'ordre à Célestin d'envoyer les factures chez ses pratiques ; mais avant de le mettre à exécution, le premier commis se fit répéter cet ordre inouï. Les clients, noble terme alors appliqué par les détaillants à leurs pratiques et dont César se servait malgré sa femme, qui avait fini par lui dire : Nomme-les comme tu voudras, pourvu qu'ils paient ! ses clients donc étaient des personnes riches avec lesquelles il n'y avait jamais de pertes à essayer, qui payaient à leur fantaisie, et chez lesquelles César avait souvent cinquante ou soixante mille francs. Le second commis prit le livre des factures et se mit à copier les plus fortes. César redoutait sa femme. Pour ne pas lui laisser voir l'abattement que lui causait le <i>
simoon</i> du malheur, il voulut sortir.
du malheur, il voulut sortir.
 
- Bonjour, monsieur, dit Grindot en entrant avec cet air dégagé que prennent les artistes pour parler des intérêts auxquels ils se prétendent absolument étrangers. Je ne puis trouver aucune espèce de monnaie avec votre papier, je suis obligé de vous prier de me l'échanger contre des écus, je suis l'homme le plus malheureux de cette démarche, je ne sais pas parler aux usuriers, je ne voudrais pas colporter votre signature, je sais assez de commerce pour comprendre que ce serait l'avilir ; il est donc dans votre intérêt de...
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César fut supplié par sa femme et par sa fille de se mettre au lit, et l'on envoya chercher le vieux docteur Haudry, médecin de Birotteau. Le vieux Haudry était un médecin de l'école de Molière, grand praticien et ami des anciennes formules de l'apothicairerie, droguant ses malades ni plus ni moins qu'un médicastre, tout consultant qu'il était. Il vint, étudia le <i>
facies</i> de César, ordonna l'application immédiate de sinapismes à la plante des pieds : il voyait les symptômes d'une congestion cérébrale.
facies</i>
de César, ordonna l'application immédiate de sinapismes à la plante des pieds : il voyait les symptômes d'une congestion cérébrale.
 
- Qui a pu lui causer cela, dit Constance.
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<i>
Mon cher frère, </i>
 
<i>
Je me trouve dans une crise commerciale si difficile, que je te supplie de m'envoyer tout l'argent dont tu pourras disposer, fallût-il même en emprunter. Tout à toi, </i>
 
<i>
César.</i>
 
<i>
Ta nièce Césarine, qui me voit écrire cette lettre pendant que ma pauvre femme dort, se recommande à toi et t'envoie ses tendresses</i>.
.
 
Ce <i>
post-scriptum</i> fut ajouté à la prière de Césarine qui porta la lettre à Raguet.
post-scriptum</i>
fut ajouté à la prière de Césarine qui porta la lettre à Raguet.
 
- Mon père, dit-elle en remontant, voici monsieur Lebas qui veut vous parler.
Ligne 2 224 ⟶ 2 046 :
 
- Mon cher monsieur Birotteau, je prends trop d'intérêt à vous, dit le gros marchand drapier en entrant, nous nous connaissons depuis trop long-temps, nous avons été élus tous deux juges la première fois ensemble, pour ne pas vous dire que Gigonnet, un usurier, a des effets de vous passés à son ordre, <i>
sans garantie</i>, par la maison Claparon. Ces deux mots sont non-seulement un affront, mais encore la mort de votre crédit.
sans garantie</i>
, par la maison Claparon. Ces deux mots sont non-seulement un affront, mais encore la mort de votre crédit.
 
- Monsieur Claparon désire vous parler, dit Célestin en se montrant, dois-je le faire monter ?
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- Ah ! monsieur est monsieur Lebas, dit Claparon en interrompant, je suis enchanté de la circonstance, monsieur Lebas du tribunal, il y a tant de Lebas, sans compter <i>
les hauts et les bas</i>...
...
 
- Il a vu, reprit Birotteau en interrompant le bavard, les effets que je vous ai remis, et qui, disiez-vous, ne circuleraient pas. Il les a vus avec ces mots : <i>
sans garantie</i>.
.
 
- Eh ! bien, dit Claparon, ils ne circuleront pas en effet, ils sont entre les mains d'un homme avec qui je fais beaucoup d'affaires, le père Bidault. Voilà pourquoi j'ai mis sans garantie. S'ils avaient dû circuler, vous les auriez faits à son ordre directement. Monsieur le juge va comprendre ma situation. Que représentent ces effets ? un prix d'immeuble, payé par qui ? par Birotteau. Pourquoi voulez-vous que je garantisse Birotteau par ma signature ? Nous devons payer, chacun de notre côté, notre part dans cedit prix. Or, n'est-ce pas assez d'être solidaire vis-à-vis de nos vendeurs ? Chez moi, la règle commerciale est inflexible : je ne donne pas plus inutilement ma garantie que je ne donne quittance d'une somme à recevoir. Je suppose tout. Qui signe paie. Je ne veux pas être exposé à payer trois fois.
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- Une misère ! les vingt-cinq mille francs d'<i>
effets sur divers</i> que Roguin m'avait remis à négocier, je vous en ai crédité sur l'enregistrement et les frais dont je vous enverrai le compte ; il y a la petite négociation à déduire, vous me redevrez six ou sept mille francs.
effets sur divers</i>
que Roguin m'avait remis à négocier, je vous en ai crédité sur l'enregistrement et les frais dont je vous enverrai le compte ; il y a la petite négociation à déduire, vous me redevrez six ou sept mille francs.
 
- Tout cela me semble parfaitement juste, dit Lebas. A la place de monsieur, qui me parait très-bien entendre les affaires, j'agirais de même envers un inconnu.
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- Il s'en est peu fallu que je ne donnasse quittance de quatre cent mille francs à monsieur, dit Claparon, et j'étais <i>
fumé</i>. J'avais remis cent mille francs à Roguin la veille. Notre confiance mutuelle m'a sauvé. Que les fonds fussent à l'étude, ou fussent chez moi jusqu'au jour des contrats définitifs, la chose nous semblait à tous indifférente.
fumé</i>
. J'avais remis cent mille francs à Roguin la veille. Notre confiance mutuelle m'a sauvé. Que les fonds fussent à l'étude, ou fussent chez moi jusqu'au jour des contrats définitifs, la chose nous semblait à tous indifférente.
 
- Il aurait mieux valu que chacun gardât son argent à la Banque jusqu'au moment de payer, dit Lebas.
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- Eh ! mon Dieu, une passion a conduit là Roguin, dit Claparon. Quel est le vieillard qui peut répondre de ne pas se laisser dominer, emporter par sa dernière fantaisie ? Personne de nous, qui sommes sages, ne sait comment il finira. Un dernier amour, eh ! c'est le plus violent. Et si <i>
nous</i> sommes <i>
gobés</i>, n'est-ce pas notre faute ? Comment ne nous sommes-nous pas défiés d'un notaire qui se mettait dans une spéculation ? Tout notaire, tout agent de change, tout courtier faisant une affaire, est suspect. La faillite est pour eux une banqueroute frauduleuse, ils iraient en cour d'assises, ils préfèrent alors aller dans une cour étrangère. Je ne ferai plus pareille école. Eh ! bien, nous sommes assez faibles pour ne pas faire condamner par contumace des gens chez qui nous sommes allés dîner, qui nous ont donné de beaux bals, des gens du monde, enfin ! Personne ne se plaint, on a tort.
sommes <i>
gobés</i>
, n'est-ce pas notre faute ? Comment ne nous sommes-nous pas défiés d'un notaire qui se mettait dans une spéculation ? Tout notaire, tout agent de change, tout courtier faisant une affaire, est suspect. La faillite est pour eux une banqueroute frauduleuse, ils iraient en cour d'assises, ils préfèrent alors aller dans une cour étrangère. Je ne ferai plus pareille école. Eh ! bien, nous sommes assez faibles pour ne pas faire condamner par contumace des gens chez qui nous sommes allés dîner, qui nous ont donné de beaux bals, des gens du monde, enfin ! Personne ne se plaint, on a tort.
 
- Grand tort, dit Birotteau : la loi sur les faillites et sur les déconfitures est à refaire.
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Une fois que dans le malheur un homme peut se faire un roman d'espérance par une suite de raisonnements plus ou moins justes avec lesquels il bourre son oreiller pour y reposer sa tête, il est souvent sauvé. Beaucoup de gens ont pris la confiance que donne l'illusion pour de l'énergie, et peut-être l'espoir est-il la moitié du courage. Aussi la religion catholique en a-t-elle fait une vertu. L'espérance n'a-t-elle pas soutenu beaucoup de faibles, en leur donnant le temps d'attendre les hasards de la vie ? Résolu d'aller chez l'oncle de sa femme exposer sa situation avant de chercher des secours ailleurs, Birotteau ne descendit pas la rue Saint-Honoré jusqu'à la rue des Bourdonnais sans éprouver des angoisses ignorées et qui l'agitèrent si violemment qu'il crut sa santé dérangée. Il avait le feu dans les entrailles. En effet, les gens qui sentent par le diaphragme souffrent là, de même que les gens qui perçoivent par la tête ressentent des douleurs cérébrales. Dans les grandes crises, le physique est atteint là où le tempérament a mis pour l'individu le siége de la vie : les faibles ont la colique, Napoléon s'endort. Avant de monter à l'assaut d'une confiance en passant par-dessus toutes les barrières de la fierté, les gens d'honneur doivent avoir senti plus d'une fois au coeur l'éperon de la nécessité, cette dure cavalière ! Aussi Birotteau s'était-il laissé éperonner pendant deux jours avant de venir chez son oncle, il ne se décida même que par des raisons de famille : en tout état de cause, il devait expliquer sa situation au sévère quincaillier. Néanmoins, en arrivant à la porte, il ressentit cette intime défaillance que tout enfant a éprouvée en entrant chez un dentiste ; mais ce défaut de coeur embrassait la vie dans son entier, au lieu d'embrasser une douleur passagère. Birotteau monta lentement. Il trouva le vieillard lisant le <i>
Constitutionnel</i> au coin de son feu, devant la petite table ronde où était son frugal déjeuner : un petit pain, du beurre, du fromage de Brie et une tasse de café.
Constitutionnel</i>
au coin de son feu, devant la petite table ronde où était son frugal déjeuner : un petit pain, du beurre, du fromage de Brie et une tasse de café.
 
- Voilà le vrai sage, dit Birotteau en enviant la vie de son oncle.
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- Ah ! bouffre, tu es ruiné, dit Pillerault en laissant tomber son journal que Birotteau ramassa quoique ce fût le <i>
Constitutionnel</i>.
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Pillerault fut si violemment frappé par ses réflexions que sa figure de médaille et de style sévère se bronza comme le métal sous un coup de balancier : il demeura fixe, regarda sans la voir la muraille d'en face au travers de ses vitres, en écoutant le long discours de Birotteau. Evidemment il entendait et jugeait, il pesait le pour et le contre avec l'inflexibilité d'un Minos qui avait passé le Styx du commerce en quittant le quai des Morfondus pour son petit troisième étage.
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- Eh ! bien, oui, du pain. Vois donc les choses comme elles sont : <i>
tu ne t'en tireras pas</i>. De cinq mille six cents francs de rentes, je pourrai distraire quatre mille francs pour les partager entre vous et les Ragon. Ton malheur arrivé, je connais Constance, elle travaillera comme une perdue, elle se refusera tout et toi aussi, César !
tu ne t'en tireras pas</i>
. De cinq mille six cents francs de rentes, je pourrai distraire quatre mille francs pour les partager entre vous et les Ragon. Ton malheur arrivé, je connais Constance, elle travaillera comme une perdue, elle se refusera tout et toi aussi, César !
 
- Tout n'est pas désespéré, mon oncle.
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Birotteau fut dans un tel état de torpeur après avoir écrit la lettre par laquelle il demandait un rendez-vous au grand François Keller que sa fille l'emmena dans Paris. Il aperçut seulement alors dans les rues d'énormes affiches rouges, et ses regards furent frappés par ces mots : <i>
Huile Céphalique</i>.
.
 
Pendant les catastrophes occidentales de la Reine des Roses, la maison A. Popinot se levait radieuse dans les flammes orientales du succès. Conseillé par Gaudissart et par Finot, Anselme avait lancé son huile avec audace. Deux mille affiches avaient été mises depuis trois jours aux endroits les plus apparents de Paris. Personne ne pouvait éviter de se trouver face à face avec l'Huile Céphalique et de lire une phrase concise, inventée par Finot, sur l'impossibilité de faire pousser les cheveux et sur le danger de les teindre, accompagnée de la citation du Mémoire lu à l'Académie des sciences par Vauquelin ; un vrai certificat de vie pour les cheveux morts promis à ceux qui useraient de l'Huile Céphalique. Tous les coiffeurs de Paris, les perruquiers, les parfumeurs avaient décoré leurs portes de cadres dorés, contenant un bel imprimé sur papier vélin, en tête duquel brillait la gravure d'Héro et de Léandre réduite, avec cette assertion en épigraphe : <i>
Les anciens peuples de l'antiquité conservaient leurs chevelures par l'emploi de l'Huile Céphalique</i>.
.
 
- Il a inventé les cadres permanents, l'annonce éternelle ! se dit Birotteau qui demeura stupéfait en regardant la devanture de la Cloche-d'Argent.
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Heureusement Popinot, qui depuis un mois n'était pas sorti de la rue des Cinq-Diamants, passait les nuits et travaillait les dimanches à la fabrique, n'avait vu ni les Ragon, ni Pillerault, ni son oncle le juge. Il ne dormait que deux heures, le pauvre enfant ! il n'avait que deux commis, et au train dont allaient les choses il lui en faudrait bientôt quatre. En commerce, l'occasion est tout. Qui n'enfourche pas le succès en se tenant aux crins manque sa fortune. Popinot se disait qu'il serait bien reçu quand, après six mois, il dirait à sa tante et à son oncle : " Je suis sauvé, ma fortune est faite ! " bien reçu de Birotteau quand il lui apporterait trente ou quarante mille francs pour sa part, après six mois. Il ignorait donc la fuite de Roguin, les désastres et la gêne de César, il ne put dire aucune parole indiscrète à madame Birotteau. Popinot promit à Finot cinq cents francs par grand journal, et il y en avait dix ! trois cents francs par journal secondaire, et il y en avait dix autres ! s'il y était parlé, trois fois par mois, de l'Huile Céphalique. Finot vit trois mille francs pour lui dans ces huit mille francs, son premier enjeu à jeter sur le grand et immense tapis vert de la Spéculation ! Il s'était donc élancé comme un lion sur ses amis, sur ses connaissances ; il habitait alors les bureaux de rédaction, il se glissait au chevet du lit de tous les rédacteurs, le matin ; et le soir il arpentait les foyers de tous les théâtres. - Pense à mon huile, cher ami, je n'y suis pour rien, affaire de camaraderie, tu sais ! Gaudissart, un bon vivant. Telle était la première et la dernière phrase de tous ses discours. Il assaillit le bas de toutes colonnes finales aux journaux où il fit des articles en en laissant l'argent aux rédacteurs. Rusé comme un figurant qui veut passer acteur, alerte comme un saute-ruisseau qui gagne soixante francs par mois, il écrivit des lettres captieuses, il flatta tous les amours-propres, il rendit d'immondes services aux rédacteurs en chef, afin d'obtenir ses articles. Argent, dîners, platitudes, tout servit son activité passionnée. Il corrompit avec des billets de spectacle les ouvriers qui, vers minuit, achèvent les colonnes des journaux en prenant quelques articles dans les petits faits, toujours prêts, les <i>
en cas</i> du journal. Finot se trouvait alors dans l'imprimerie, occupé comme s'il avait un article à revoir. Ami de tout le monde, il fit triompher l'Huile Céphalique de la pâte de Regnauld, de la Mixture Brésilienne, de toutes les inventions qui, les premières, eurent le génie de comprendre l'influence du journalisme et l'effet de piston produit sur le public par un article réitéré. Dans ce temps d'innocence, beaucoup de journalistes étaient comme les boeufs, ils ignoraient leurs forces, ils s'occupaient d'actrices, de Florine, de Tullie ; de danseuses, des Mariette, etc. Ils régentaient tout, et ne ramassaient rien. Les prétentions d'Andoche ne concernaient ni une actrice à faire applaudir, ni une pièce à faire jouer, ni ses vaudevilles à faire recevoir, ni des articles à faire payer, au contraire, il offrait de l'argent en temps utile, un déjeuner à propos ; il n'y eut donc pas un journal qui ne parlât de l'Huile Céphalique, de sa concordance avec les analyses de Vauquelin, qui ne se moquât de ceux qui croient que l'on peut faire pousser les cheveux, qui ne proclamât le danger de les teindre. Ces articles réjouissaient l'âme de Gaudissart, qui s'armait de journaux pour détruire les préjugés, et faisait sur la province ce que depuis les spéculateurs ont nommé, d'après lui, <i>
en cas</i>
la charge à fond de train</i>. Dans ce temps-là, les journaux de Paris dominaient les départements <i>
du journal. Finot se trouvait alors dans l'imprimerie, occupé comme s'il avait un article à revoir. Ami de tout le monde, il fit triompher l'Huile Céphalique de la pâte de Regnauld, de la Mixture Brésilienne, de toutes les inventions qui, les premières, eurent le génie de comprendre l'influence du journalisme et l'effet de piston produit sur le public par un article réitéré. Dans ce temps d'innocence, beaucoup de journalistes étaient comme les boeufs, ils ignoraient leurs forces, ils s'occupaient d'actrices, de Florine, de Tullie ; de danseuses, des Mariette, etc. Ils régentaient tout, et ne ramassaient rien. Les prétentions d'Andoche ne concernaient ni une actrice à faire applaudir, ni une pièce à faire jouer, ni ses vaudevilles à faire recevoir, ni des articles à faire payer, au contraire, il offrait de l'argent en temps utile, un déjeuner à propos ; il n'y eut donc pas un journal qui ne parlât de l'Huile Céphalique, de sa concordance avec les analyses de Vauquelin, qui ne se moquât de ceux qui croient que l'on peut faire pousser les cheveux, qui ne proclamât le danger de les teindre. Ces articles réjouissaient l'âme de Gaudissart, qui s'armait de journaux pour détruire les préjugés, et faisait sur la province ce que depuis les spéculateurs ont nommé, d'après lui, <i>
encore sans organes</i>, les malheureux ! Les journaux y étaient donc sérieusement étudiés, depuis le titre jusqu'au nom de l'imprimeur, lignes où pouvaient se cacher les ironies de l'opinion persécutée. Gaudissart, appuyé sur la presse, eut d'éclatants succès dès les premières villes où donna sa langue. Tous les boutiquiers de province voulaient des cadres et des imprimés à gravure d'Héro et Léandre. Finot dirigea contre l'huile de Macassar cette charmante plaisanterie qui faisait tant rire aux Funambules, quand Pierrot prend un vieux balai de crin dont on ne voit que les trous, y met de l'huile de Macassar, et rend ainsi le balai forestièrement touffu. Cette scène ironique excitait un rire universel. Plus tard, Finot racontait gaiement que, sans ces mille écus, il serait mort de misère et de douleur. Pour lui, mille écus étaient une fortune. Dans cette campagne, il devina, lui, le premier, le pouvoir de l'Annonce, dont il fit un si grand et si savant usage. Trois mois après, il fut rédacteur en chef d'un petit journal, qu'il finit par acheter et qui fut la base de sa fortune. De même que la charge à fond de train faite par l'illustre Gaudissart, le Murat des voyageurs, sur les départements et les frontières, fit triompher commercialement la maison A. Popinot, de même elle triompha dans l'opinion, grâce au famélique assaut livré aux journaux et qui produisit cette vive publicité également obtenue par la Mixture Brésilienne et la Pâte de Regnauld. A son début, cette prise d'assaut de l'opinion publique engendra trois succès, trois fortunes, et valut l'invasion des mille ambitions descendues depuis en bataillons épais dans l'arène des journaux où elles créèrent les annonces payées, immense révolution ! En ce moment, la maison <i>
la charge à fond de train</i>
A. Popinot et compagnie</i> se pavanait sur les murs et dans toutes les devantures.
. Dans ce temps-là, les journaux de Paris dominaient les départements <i>
encore sans organes</i>
, les malheureux ! Les journaux y étaient donc sérieusement étudiés, depuis le titre jusqu'au nom de l'imprimeur, lignes où pouvaient se cacher les ironies de l'opinion persécutée. Gaudissart, appuyé sur la presse, eut d'éclatants succès dès les premières villes où donna sa langue. Tous les boutiquiers de province voulaient des cadres et des imprimés à gravure d'Héro et Léandre. Finot dirigea contre l'huile de Macassar cette charmante plaisanterie qui faisait tant rire aux Funambules, quand Pierrot prend un vieux balai de crin dont on ne voit que les trous, y met de l'huile de Macassar, et rend ainsi le balai forestièrement touffu. Cette scène ironique excitait un rire universel. Plus tard, Finot racontait gaiement que, sans ces mille écus, il serait mort de misère et de douleur. Pour lui, mille écus étaient une fortune. Dans cette campagne, il devina, lui, le premier, le pouvoir de l'Annonce, dont il fit un si grand et si savant usage. Trois mois après, il fut rédacteur en chef d'un petit journal, qu'il finit par acheter et qui fut la base de sa fortune. De même que la charge à fond de train faite par l'illustre Gaudissart, le Murat des voyageurs, sur les départements et les frontières, fit triompher commercialement la maison A. Popinot, de même elle triompha dans l'opinion, grâce au famélique assaut livré aux journaux et qui produisit cette vive publicité également obtenue par la Mixture Brésilienne et la Pâte de Regnauld. A son début, cette prise d'assaut de l'opinion publique engendra trois succès, trois fortunes, et valut l'invasion des mille ambitions descendues depuis en bataillons épais dans l'arène des journaux où elles créèrent les annonces payées, immense révolution ! En ce moment, la maison <i>
A. Popinot et compagnie</i>
se pavanait sur les murs et dans toutes les devantures.
 
Incapable de mesurer la portée d'une pareille publicité, Birotteau se contenta de dire à Césarine : " Ce petit Popinot marche sur mes traces ! " sans comprendre la différence des temps, sans apprécier la puissance des nouveaux moyens d'exécution dont la rapidité, l'étendue, embrassaient beaucoup plus promptement qu'autrefois le monde commercial. Birotteau n'avait pas mis le pied à sa fabrique depuis son bal : il ignorait le mouvement et l'activité que Popinot y déployait. Anselme avait pris tous les ouvriers de Birotteau, il y couchait ; il voyait Césarine assise sur toutes les caisses, couchée dans toutes les expéditions, imprimée sur toutes les factures ; il se disait : Elle sera ma femme ! quand, la chemise retroussée jusqu'aux coudes, habit bas, il enfonçait rageusement les clous d'une caisse, à défaut de ses commis en course.
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Le soleil de la supériorité scintillait, éblouissait le parfumeur comme la lumière aveugle les insectes qui veulent un jour doux ou les demi-ténèbres d'une belle nuit. Sur une immense table il apercevait le budget, les mille imprimés de la chambre, les volumes du <i>
Moniteur</i> ouverts, consultés et marqués pour jeter à la tête d'un ministre ses précédentes paroles oubliées et lui faire chanter la palinodie aux applaudissements d'une foule niaise, incapable de comprendre que les événements modifient tout. Sur une autre table, des cartons entassés, les mémoires, les projets, les mille renseignements confiés à un homme dans la caisse duquel toutes les industries naissantes essayaient de puiser. Le luxe royal de ce cabinet plein de tableaux, de statues, d'oeuvres d'art ; l'encombrement de la cheminée, l'entassement des intérêts nationaux ou étrangers amoncelés comme des ballots, tout frappait Birotteau, l'amoindrissait, augmentait sa terreur et lui glaçait le sang. Sur le bureau de François Keller gisaient des liasses d'effets, de lettres de change, de circulaires commerciales. Keller s'assit et se mit à signer rapidement les lettres qui n'exigeaient aucun examen.
Moniteur</i>
ouverts, consultés et marqués pour jeter à la tête d'un ministre ses précédentes paroles oubliées et lui faire chanter la palinodie aux applaudissements d'une foule niaise, incapable de comprendre que les événements modifient tout. Sur une autre table, des cartons entassés, les mémoires, les projets, les mille renseignements confiés à un homme dans la caisse duquel toutes les industries naissantes essayaient de puiser. Le luxe royal de ce cabinet plein de tableaux, de statues, d'oeuvres d'art ; l'encombrement de la cheminée, l'entassement des intérêts nationaux ou étrangers amoncelés comme des ballots, tout frappait Birotteau, l'amoindrissait, augmentait sa terreur et lui glaçait le sang. Sur le bureau de François Keller gisaient des liasses d'effets, de lettres de change, de circulaires commerciales. Keller s'assit et se mit à signer rapidement les lettres qui n'exigeaient aucun examen.
 
- Monsieur, à quoi dois-je l'honneur de votre visite ? lui dit-il.
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A travers le labyrinthe d'escaliers où le guidait un homme en livrée vers un cabinet moins somptueux que celui du chef de la maison, mais plus utile, le parfumeur, à cheval sur un <i>
si</i>, la plus douce monture de l'espérance, se caressait le menton en trouvant de très-bon augure les flatteries de l'homme célèbre. Il regrettait qu'un ennemi des Bourbons fût si gracieux, si capable, si grand orateur. Plein de ces illusions, il entra dans un cabinet nu, froid, meublé de deux secrétaires à cylindre, de mesquins fauteuils, orné de rideaux très-négligés et d'un maigre tapis. Ce cabinet était à l'autre ce qu'est une cuisine à la salle à manger, la fabrique à la boutique. Là s'éventraient les affaires de banque et de commerce, s'analysaient les entreprises et s'arrachaient les prélèvements de la banque sur tous les bénéfices des industries jugées profitables. Là se combinaient ces coups audacieux par lesquels les Keller se signalèrent dans le haut commerce, et par lesquels ils se créaient pendant quelques jours un monopole rapidement exploité. Là s'étudiaient les défauts de la législation, et se stipulaient sans honte ce que la Bourse nomme <i>
si</i>
les parts à goinfre</i>, commissions exigées pour les moindres services, comme d'appuyer une entreprise de leur nom et de la créditer. Là s'ourdissaient ces tromperies fleuretées de légalité qui consistent à commanditer sans engagement des entreprises douteuses, afin d'en attendre le succès et de les tuer pour s'en emparer en redemandant les capitaux dans un moment critique : horrible manoeuvre dont tant d'actionnaires ont été victimes. Les deux frères s'étaient distribué leurs rôles. En haut, François, homme brillant et politique, se conduisait en roi, distribuait les grâces et les promesses, se rendait agréable à tous. Avec lui tout était facile ; il engageait noblement les affaires, il grisait les nouveaux débarqués et les spéculateurs de fraîche date avec le vin de sa faveur et sa capiteuse parole, en leur développant leurs propres idées. En bas, Adolphe excusait son frère sur ses préoccupations politiques, et il passait habilement le râteau sur le tapis ; il était le frère compromis, l'homme difficile. Il fallait donc avoir deux paroles pour conclure avec cette maison perfide. Souvent le gracieux oui du cabinet somptueux devenait un non sec dans le cabinet d'Adolphe. Cette suspensive manoeuvre permettait la réflexion, et servait souvent à amuser d'inhabiles concurrents. Le frère du banquier causait alors avec le fameux Palma, le conseiller intime de la maison Keller, qui se retira à l'apparition du parfumeur. Quand Birotteau se fut expliqué, Adolphe, le plus fin des deux frères, un vrai loup-cervier, à l'oeil aigu, aux lèvres minces, au teint aigre, jeta sur Birotteau, par-dessus ses lunettes et en baissant la tête, un regard qu'il faut appeler le regard du banquier, et qui tient de celui des vautours et des avoués : il est avide et indifférent, clair et obscur, éclatant et sombre.
, la plus douce monture de l'espérance, se caressait le menton en trouvant de très-bon augure les flatteries de l'homme célèbre. Il regrettait qu'un ennemi des Bourbons fût si gracieux, si capable, si grand orateur. Plein de ces illusions, il entra dans un cabinet nu, froid, meublé de deux secrétaires à cylindre, de mesquins fauteuils, orné de rideaux très-négligés et d'un maigre tapis. Ce cabinet était à l'autre ce qu'est une cuisine à la salle à manger, la fabrique à la boutique. Là s'éventraient les affaires de banque et de commerce, s'analysaient les entreprises et s'arrachaient les prélèvements de la banque sur tous les bénéfices des industries jugées profitables. Là se combinaient ces coups audacieux par lesquels les Keller se signalèrent dans le haut commerce, et par lesquels ils se créaient pendant quelques jours un monopole rapidement exploité. Là s'étudiaient les défauts de la législation, et se stipulaient sans honte ce que la Bourse nomme <i>
les parts à goinfre</i>
, commissions exigées pour les moindres services, comme d'appuyer une entreprise de leur nom et de la créditer. Là s'ourdissaient ces tromperies fleuretées de légalité qui consistent à commanditer sans engagement des entreprises douteuses, afin d'en attendre le succès et de les tuer pour s'en emparer en redemandant les capitaux dans un moment critique : horrible manoeuvre dont tant d'actionnaires ont été victimes. Les deux frères s'étaient distribué leurs rôles. En haut, François, homme brillant et politique, se conduisait en roi, distribuait les grâces et les promesses, se rendait agréable à tous. Avec lui tout était facile ; il engageait noblement les affaires, il grisait les nouveaux débarqués et les spéculateurs de fraîche date avec le vin de sa faveur et sa capiteuse parole, en leur développant leurs propres idées. En bas, Adolphe excusait son frère sur ses préoccupations politiques, et il passait habilement le râteau sur le tapis ; il était le frère compromis, l'homme difficile. Il fallait donc avoir deux paroles pour conclure avec cette maison perfide. Souvent le gracieux oui du cabinet somptueux devenait un non sec dans le cabinet d'Adolphe. Cette suspensive manoeuvre permettait la réflexion, et servait souvent à amuser d'inhabiles concurrents. Le frère du banquier causait alors avec le fameux Palma, le conseiller intime de la maison Keller, qui se retira à l'apparition du parfumeur. Quand Birotteau se fut expliqué, Adolphe, le plus fin des deux frères, un vrai loup-cervier, à l'oeil aigu, aux lèvres minces, au teint aigre, jeta sur Birotteau, par-dessus ses lunettes et en baissant la tête, un regard qu'il faut appeler le regard du banquier, et qui tient de celui des vautours et des avoués : il est avide et indifférent, clair et obscur, éclatant et sombre.
 
- Veuillez m'envoyer les actes sur lesquels repose l'affaire de la Madeleine, dit-il, là gît la garantie du compte, il faut les examiner avant de vous l'ouvrir et de discuter les intérêts. Si l'affaire est bonne, nous pourrons, pour ne pas vous grever, nous contenter d'une part dans les bénéfices au lieu d'un escompte.
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- Où trouver dix mille francs qui me manquent pour demain, samedi <i>
trente</i> ? se disait Birotteau en traversant la cour.
trente</i>
? se disait Birotteau en traversant la cour.
 
Suivant la coutume, on paie le <i>
trente</i> quand le trente et un est un jour férié.
trente</i>
quand le trente et un est un jour férié.
 
En atteignant la porte cochère, les yeux baignés de larmes, il vit à peine un beau cheval anglais en sueur qui arrêta net à la porte un des plus jolis cabriolets qui roulassent en ce moment sur le pavé de Paris. Il aurait bien voulu être écrasé par ce cabriolet, il serait mort par accident, et le désordre de ses affaires eût été mis sur le compte de cet événement. Il ne reconnut pas du Tillet qui, svelte et dans une élégante mise du matin, jeta les guides à son domestique et une couverture sur le dos en sueur de son cheval pur sang.
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<i>
" Mon cher baron,</i>
 
<i>
Le porteur de cette lettre est monsieur César Birotteau, adjoint au maire du deuxième arrondissement et l'un des industriels les plus renommés de la parfumerie parisienne ; il désire entrer en relation avec vous. Faites de confiance tout ce qu'il veut vous demander ; en l'obligeant, vous obligez </i>
 
<i>
Votre ami</i>,
,
 
<i>
F. du Tillet. "</i>
 
Du Tillet ne mit pas de point sur l'i de son nom. Pour ceux avec lesquels il faisait des affaires, cette erreur volontaire était un signe de convention. Les recommandations les plus vives, les chaudes et favorables instances de sa lettre ne signifiaient rien alors.
 
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- C'est comme un aval, se dit en lui-même Birotteau qui s'en alla pénétré de reconnaissance pour du Tillet. Eh ! bien, se disait-il, un bienfait n'est jamais perdu ! Et il philosophait à perte de vue. Une pensée aigrissait son bonheur. Il avait bien pendant quelques jours empêché sa femme de mettre le nez dans les livres, il avait rejeté la caisse sur le dos de Célestin en l'aidant, il avait pu vouloir que sa femme et sa fille eussent la jouissance du bel appartement qu'il leur avait arrangé, meublé ; mais, ces premiers petits bonheurs épuisés, madame Birotteau serait morte plutôt que de renoncer à voir par elle-même les détails de sa maison, à tenir, suivant son expression, <i>
la queue de la poêle</i>. Birotteau se trouvait au bout de son latin ; il avait usé tous ses artifices pour lui dérober la connaissance des symptômes de sa gêne. Constance avait fortement improuvé l'envoi des mémoires, elle avait grondé les commis, et accusé Célestin de vouloir ruiner sa maison, croyant que Célestin seul avait eu cette idée. Célestin s'était laissé gronder par ordre de Birotteau. Madame César, aux yeux des commis, gouvernait le parfumeur, car il est possible de tromper le public, mais non les gens de sa maison sur celui qui a la supériorité réelle dans un ménage. Birotteau devait avouer sa situation à sa femme, car le compte avec du Tillet allait vouloir une justification. Au retour, Birotteau ne vit pas sans frémir Constance à son comptoir, vérifiant le livre d'échéances et faisant sans doute le compte de caisse.
la queue de la poêle</i>
. Birotteau se trouvait au bout de son latin ; il avait usé tous ses artifices pour lui dérober la connaissance des symptômes de sa gêne. Constance avait fortement improuvé l'envoi des mémoires, elle avait grondé les commis, et accusé Célestin de vouloir ruiner sa maison, croyant que Célestin seul avait eu cette idée. Célestin s'était laissé gronder par ordre de Birotteau. Madame César, aux yeux des commis, gouvernait le parfumeur, car il est possible de tromper le public, mais non les gens de sa maison sur celui qui a la supériorité réelle dans un ménage. Birotteau devait avouer sa situation à sa femme, car le compte avec du Tillet allait vouloir une justification. Au retour, Birotteau ne vit pas sans frémir Constance à son comptoir, vérifiant le livre d'échéances et faisant sans doute le compte de caisse.
 
- Avec quoi paieras-tu demain ? lui dit-elle à l'oreille quand il s'assit à côté d'elle.
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Ce dîner du dimanche chez les Ragon devait être la dernière joie des dix-neuf années heureuses du ménage de Birotteau, joie complète d'ailleurs. Ragon demeurait rue du Petit-Bourbon-Saint-Sulpice, à un deuxième étage, dans une antique maison de digne apparence, dans un vieil appartement à trumeaux où dansaient les bergères en paniers et où paissaient les moutons de ce dix-huitième siècle dont les Ragon représentaient si bien la bourgeoisie grave et sérieuse, à moeurs comiques, à idées respectueuses envers la noblesse, dévouée au souverain et à l'église. Les meubles, les pendules, le linge, la vaisselle, tout était patriarcal, à formes neuves par leur vieillesse même. Le salon, tendu de vieux damas, orné de rideaux en brocatelle, offrait des duchesses, des bonheurs du jour, un superbe Popinot, échevin de Sancerre, peint par Latour, le père de madame Ragon, un bonhomme excellent en peinture, et qui souriait comme un parvenu dans sa gloire. Au logis, madame Ragon se complétait par un petit chien anglais de la race de ceux de Charles II, qui faisait un merveilleux effet sur son petit sofa dur, à formes <i>
rococo</i>, qui, certes, n'avait jamais joué le rôle du sofa de Crébillon. Parmi toutes leurs vertus, les Ragon se recommandaient par la conservation de vieux vins arrivés à un parfait dépouillement, et par la possession de quelques liqueurs de madame Anfoux, que des gens assez entêtés pour aimer sans espoir, disait-on, la belle madame Ragon lui avaient rapportées des îles. Aussi leurs petits dîners étaient-ils prisés ! Une vieille cuisinière, Jeannette, servait les deux vieillards avec un aveugle dévouement, elle aurait volé des fruits pour leur faire des confitures ! Loin de porter son argent aux caisses d'épargne, elle le mettait sagement à la loterie, espérant apporter un jour le gros lot à ses maîtres. Le dimanche où ses maîtres avaient du monde, elle était, malgré ses soixante ans, à la cuisine pour surveiller les plats, à la table pour servir avec une agilité qui eût rendu des points à mademoiselle Mars dans son rôle de Suzanne du <i>
rococo</i>
Mariage de Figaro</i>. Les invités étaient le juge Popinot, l'oncle Pillerault, Anselme, les trois Birotteau, les trois Matifat et l'abbé Loraux. Madame Matifat, naguère coiffée en turban pour danser, vint en robe de velours bleu, gros bas de coton et souliers de peau de chèvre, des gants de chamois bordés de peluche verte et un chapeau doublé de rose, orné d'oreilles d'ours. Ces dix personnes furent réunies à cinq heures. Les vieux Ragon suppliaient leurs convives d'être exacts. Quand on les invitait, on avait soin de les faire dîner à cette heure, car ces estomacs de soixante-dix ans ne se pliaient point aux nouvelles heures prises par le bon ton. Césarine savait que madame Ragon la placerait à côté d'Anselme : toutes les femmes, même les dévotes et les sottes, s'entendent en fait d'amour. La fille du parfumeur s'était donc mise de manière à tourner la tête à Popinot. Sa mère, qui avait renoncé, non sans douleur, au notaire, lequel jouait dans sa pensée le rôle d'un prince héréditaire, contribua, non sans d'amères réflexions, à cette toilette. Constance descendit le pudique fichu de gaze pour découvrir un peu les épaules de Césarine et laisser voir l'attachement du col qui était d'une remarquable élégance. Le corsage à la grecque, croisé de gauche à droite, à cinq plis, pouvait s'entr'ouvrir et montrer de délicieuses rondeurs. La robe mérinos gris de plomb à falbalas bordés d'agréments verts lui dessinait nettement la taille qui ne parut jamais si fine ni si souple. Ses oreilles étaient ornées de pendeloques en or travaillé ; ses cheveux relevés à la chinoise permettaient au regard d'embrasser les suaves fraîcheurs d'une peau nuancée de veines, où la vie la plus pure éclatait aux endroits mats. Enfin, Césarine était si coquettement belle que madame Matifat ne put s'empêcher de l'avouer, sans s'apercevoir que la mère et la fille avaient compris la nécessité d'ensorceler le petit Popinot. Birotteau ni sa femme, ni madame Matifat, ne troublèrent la douce conversation que les deux enfants enflammés par l'amour tinrent à voix basse dans une embrasure de croisée où le froid déployait ses bises fenestrales. D'ailleurs, la conversation des grandes personnes s'anima quand le juge Popinot laissa tomber un mot sur la fuite de Roguin, en faisant observer que c'était le second notaire qui manquait, et que pareil crime était jadis inconnu. Madame Ragon, au mot de Roguin, avait poussé le pied de son frère, Pillerault avait couvert la voix du juge, et tous deux lui montraient madame Birotteau.
, qui, certes, n'avait jamais joué le rôle du sofa de Crébillon. Parmi toutes leurs vertus, les Ragon se recommandaient par la conservation de vieux vins arrivés à un parfait dépouillement, et par la possession de quelques liqueurs de madame Anfoux, que des gens assez entêtés pour aimer sans espoir, disait-on, la belle madame Ragon lui avaient rapportées des îles. Aussi leurs petits dîners étaient-ils prisés ! Une vieille cuisinière, Jeannette, servait les deux vieillards avec un aveugle dévouement, elle aurait volé des fruits pour leur faire des confitures ! Loin de porter son argent aux caisses d'épargne, elle le mettait sagement à la loterie, espérant apporter un jour le gros lot à ses maîtres. Le dimanche où ses maîtres avaient du monde, elle était, malgré ses soixante ans, à la cuisine pour surveiller les plats, à la table pour servir avec une agilité qui eût rendu des points à mademoiselle Mars dans son rôle de Suzanne du <i>
Mariage de Figaro</i>
. Les invités étaient le juge Popinot, l'oncle Pillerault, Anselme, les trois Birotteau, les trois Matifat et l'abbé Loraux. Madame Matifat, naguère coiffée en turban pour danser, vint en robe de velours bleu, gros bas de coton et souliers de peau de chèvre, des gants de chamois bordés de peluche verte et un chapeau doublé de rose, orné d'oreilles d'ours. Ces dix personnes furent réunies à cinq heures. Les vieux Ragon suppliaient leurs convives d'être exacts. Quand on les invitait, on avait soin de les faire dîner à cette heure, car ces estomacs de soixante-dix ans ne se pliaient point aux nouvelles heures prises par le bon ton. Césarine savait que madame Ragon la placerait à côté d'Anselme : toutes les femmes, même les dévotes et les sottes, s'entendent en fait d'amour. La fille du parfumeur s'était donc mise de manière à tourner la tête à Popinot. Sa mère, qui avait renoncé, non sans douleur, au notaire, lequel jouait dans sa pensée le rôle d'un prince héréditaire, contribua, non sans d'amères réflexions, à cette toilette. Constance descendit le pudique fichu de gaze pour découvrir un peu les épaules de Césarine et laisser voir l'attachement du col qui était d'une remarquable élégance. Le corsage à la grecque, croisé de gauche à droite, à cinq plis, pouvait s'entr'ouvrir et montrer de délicieuses rondeurs. La robe mérinos gris de plomb à falbalas bordés d'agréments verts lui dessinait nettement la taille qui ne parut jamais si fine ni si souple. Ses oreilles étaient ornées de pendeloques en or travaillé ; ses cheveux relevés à la chinoise permettaient au regard d'embrasser les suaves fraîcheurs d'une peau nuancée de veines, où la vie la plus pure éclatait aux endroits mats. Enfin, Césarine était si coquettement belle que madame Matifat ne put s'empêcher de l'avouer, sans s'apercevoir que la mère et la fille avaient compris la nécessité d'ensorceler le petit Popinot. Birotteau ni sa femme, ni madame Matifat, ne troublèrent la douce conversation que les deux enfants enflammés par l'amour tinrent à voix basse dans une embrasure de croisée où le froid déployait ses bises fenestrales. D'ailleurs, la conversation des grandes personnes s'anima quand le juge Popinot laissa tomber un mot sur la fuite de Roguin, en faisant observer que c'était le second notaire qui manquait, et que pareil crime était jadis inconnu. Madame Ragon, au mot de Roguin, avait poussé le pied de son frère, Pillerault avait couvert la voix du juge, et tous deux lui montraient madame Birotteau.
 
- Je sais tout, dit Constance d'une voix à la fois douce et peinée.
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Césarine comprit que toute la famille tenait dans ce <i>
pour lui</i>, car si l'innocente fille eût méconnu l'accent, elle ne pouvait se tromper au regard qui l'enveloppa d'une flamme pourpre.
pour lui</i>
, car si l'innocente fille eût méconnu l'accent, elle ne pouvait se tromper au regard qui l'enveloppa d'une flamme pourpre.
 
- Je le savais bien, et je le lui disais, mais il a tout caché à ma mère et ne s'est confié qu'à moi.
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Elle se hâta de quitter le salon et d'aller dans la chambre de madame Ragon. César avait dit pendant le dîner quelques phrases qui avaient fait sourire Pillerault et le juge, tant elles accusaient d'ignorance, et qui rappelèrent à cette malheureuse femme combien son pauvre mari se trouvait peu de force à lutter contre le malheur. Constance avait des larmes sur le coeur, elle se défiait instinctivement de du Tillet, car toutes les mères savent le <i>
Timeo Danaos et dona ferentes</i>, sans savoir le latin. Elle pleura dans les bras de sa fille et de madame Ragon sans vouloir avouer la cause de sa peine.
, sans savoir le latin. Elle pleura dans les bras de sa fille et de madame Ragon sans vouloir avouer la cause de sa peine.
 
- C'est nerveux, dit-elle.
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- <i>
Bartonnez-moi, ma tchaire</i>, dit le baron à sa femme se levant et faisant une petite inclination de tête à Birotteau, <i>
me meinnesir ête eine ponne reuyaliste hai l'ami drai eindime te ti Dilet. Taillurs, monsir hai atjouind ti tussième arrontussement et tonne tes palles d'ine manifissence hassiatique, ti feras sans titte son gonnaissance afec plésir</i>.
, dit le baron à sa femme se levant et faisant une petite inclination de tête à Birotteau, <i>
me meinnesir ête eine ponne reuyaliste hai l'ami drai eindime te ti Dilet. Taillurs, monsir hai atjouind ti tussième arrontussement et tonne tes palles d'ine manifissence hassiatique, ti feras sans titte son gonnaissance afec plésir</i>
.
 
- Mais je serais très-flattée d'aller prendre des leçons chez madame Birotteau, car Ferdinand... (Allons, pensa le parfumeur, elle le nomme Ferdinand tout court) nous a parlé de ce bal avec une admiration d'autant plus précieuse qu'il n'admire rien. Ferdinand est un critique sévère, tout devait être parfait. En donnerez-vous bientôt un autre, demanda-t-elle de l'air le plus aimable.
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- <i>
Meinnesir Crintod, a tiriché la rezdoration te fos habbardements</i>, dit le baron.
, dit le baron.
 
- Ah ! Grindot ! un joli petit architecte qui revient de Rome, dit Delphine de Nucingen, j'en raffole, il me fait des dessins délicieux sur mon album.
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- <i>
Nîs tonnons essi te bêtîs palles</i>, dit le baron en jetant un regard inquisitif sur le parfumeur. <i>
Vis foyez ke tît lai monte san melle</i> !
, dit le baron en jetant un regard inquisitif sur le parfumeur. <i>
Vis foyez ke tît lai monte san melle</i>
!
 
- Monsieur Birotteau veut-il déjeuner sans cérémonie avec nous ? dit Delphine en montrant sa table somptueusement servie.
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- Ah ! dit le baron. <i>
Montame, bermeddez-vis te barler t'iffires</i> ?
?
 
Delphine fit un petit mouvement d'assentiment en disant au baron : - Allez-vous acheter de la parfumerie ? Le baron haussa les épaules et se retourna vers César au désespoir.
 
- <i>
Ti Dilet breind lei plis fiffve eindéred à vus</i>, dit-il.
, dit-il.
 
- Enfin, pensa le pauvre négociant, nous arrivons à la question.
 
- <i>
Afec sa leddre, vis affez tan mâ messon eine grétid ki n'ai limidé ké bar lais pornes te ma brobre forteine</i>...
...
 
Le baume exhilarant que contenait l'eau présentée par l'ange à Agar dans le désert devait ressembler à la rosée que répandirent dans les veines du parfumeur ces paroles semi-françaises. Le fin baron, pour avoir des motifs de revenir sur des paroles bien données et mal entendues, avait gardé l'horrible prononciation des juifs polonais qui se flattent de parler français.
 
- <i>
Et visse aurez eine gomde gourand. Foici gommend nîs brocéterons</i>, dit avec une bonhomie alsacienne le bon, le vénérable et grand financier.
, dit avec une bonhomie alsacienne le bon, le vénérable et grand financier.
 
Birotteau ne douta plus de rien, il était commerçant et savait que ceux qui ne sont pas disposés à obliger n'entrent jamais dans les détails de l'exécution.
 
- <i>
Chene vis abbrendrai bas qu'aux crants gomme aux betits, la Panque temante troisses zignadires. Tonc fous ferez tis iffits à l'ortre te nodre ami ti Dilet, et chi les enferrai leu chour même afec ma zignadire à la Panque, et fis aurez à quadre hires le mondant tir iffits que vis aurez siscrits lei madin, ai au daux te la Panque. Tcheu ne feux ni quemmission, ni haissegomde, rienne, gar ch'aurai lé bonhire te vis êdre acréaple... Mais che mede eine gontission</i> ! dit-il en effleurent son nez de son index gauche par un mouvement d'une inimitable finesse.
! dit-il en effleurent son nez de son index gauche par un mouvement d'une inimitable finesse.
 
- Monsieur le baron, elle est accordée d'avance, dit Birotteau qui crut à quelque prélèvement dans ses bénéfices.
 
- <i>
Eine gontission à laguelle chaddache lei plis grant brisse, barceque che feusse kè montame ti Nichinguenne brenne, gomme ille la titte, tei leizons te montame Pirôdôt</i>.
.
 
- Monsieur le baron, ne vous moquez pas de moi, je vous en supplie !
 
- <i>
Meinnesire Pirôdôt</i>, dit le financier d'un air sérieux, <i>
cesde gonfeni, fis nisse infiderez à fodre brochain pal. Mon femme est chalousse, ille feut foir fos habbardements, tond on li ha titte eine pienne tcheneralle</i>.
, dit le financier d'un air sérieux, <i>
cesde gonfeni, fis nisse infiderez à fodre brochain pal. Mon femme est chalousse, ille feut foir fos habbardements, tond on li ha titte eine pienne tcheneralle</i>
.
 
- Monsieur le baron !
 
- <i>
Oh ! si vis nis refoussez, boind de gomde ! vis êdes en crant fafure. Vi ! che sais ké visse affiez le bréfet te la Seine ki a ti fenir</i>.
.
 
- Monsieur le baron !
 
- <i>
Vis affiez La Pillartière, ein chendilomne ortinaire te la champre, pon Fentéheine gomme vis ki fis edes faite plesser... ô quand de Cheint Roqque</i>.
.
 
- Au 13 Vendémiaire, monsieur le baron !
 
- <i>
Visse affiez meinnesire te Lasse-et-bette, meinnesire Fauqueleine te l'Agatemî</i>...
...
 
- Monsieur le baron !
 
- <i>
Hé ! terteifle, ne zoyez pas si motesde, monsir l'atjouinde, ché abbris ké le roa affait tite ké fodre palle</i>...
...
 
- Le roi ? dit Birotteau qui n'en put savoir davantage.
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- <i>
Ponchour, mon cher te Marsay</i> ! dit le baron de Nucingen, <i>
brenez ma blace ; il y a, m'a-t-on tite, ein monte fu tans mais bourreaux. Che sais bourqui ! les mines te Wortschinne tonnent teux gabitaux de rendes ! Vi, chai ressi les gondes ! Visse affez cend mile lifres de rende te plis, matame ti Nichinnkeine. Vi pirrez acheder tis chindires ai odres papiaulles pour edre choli, gomme zi vis en affiez pesouin</i>.
! dit le baron de Nucingen, <i>
brenez ma blace ; il y a, m'a-t-on tite, ein monte fu tans mais bourreaux. Che sais bourqui ! les mines te Wortschinne tonnent teux gabitaux de rendes ! Vi, chai ressi les gondes ! Visse affez cend mile lifres de rende te plis, matame ti Nichinnkeine. Vi pirrez acheder tis chindires ai odres papiaulles pour edre choli, gomme zi vis en affiez pesouin</i>
.
 
- Grand Dieu ! les Ragon ont vendu leurs actions ! s'écria Birotteau.
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- <i>
Foilà</i>, dit monsieur de Nucingen en se retournant, car il atteignait déjà la porte, <i>
Foilà</i>
elle me semple que ces bersonnes... Te Marsay, cezi ai mennesire Pirôdôt, vodre barfumire, ki tonne tes palles t'eine manniffissensse hassiatique, ai ke lei roa ha tégorai</i>...
, dit monsieur de Nucingen en se retournant, car il atteignait déjà la porte, <i>
elle me semple que ces bersonnes... Te Marsay, cezi ai mennesire Pirôdôt, vodre barfumire, ki tonne tes palles t'eine manniffissensse hassiatique, ai ke lei roa ha tégorai</i>
...
 
De Marsay prit son lorgnon, et dit : - Ah ! c'est vrai, je pensais que cette figure ne m'était pas inconnue. Vous allez donc parfumer vos affaires de quelque vertueux cosmétique, les huiler...
 
- <i>
Ai pien, ces Rakkons</i>, reprit le baron en faisant une grimace d'homme mécontent, <i>
afaient eine gomde chaise moi, che les ai faforissé t'eine fordine, et ils n'ont bas si l'addentre ein chour te plis</i>.
, reprit le baron en faisant une grimace d'homme mécontent, <i>
afaient eine gomde chaise moi, che les ai faforissé t'eine fordine, et ils n'ont bas si l'addentre ein chour te plis</i>
.
 
- Monsieur le baron ! s'écria Birotteau.
 
Le bonhomme trouvait son affaire extrêmement obscure, et, sans saluer la baronne ni de Marsay, il courut après le banquier. Monsieur de Nucingen était sur la première marche de l'escalier, le parfumeur l'atteignit au bas quand il entrait dans ses bureaux. En ouvrant la porte, monsieur de Nucingen vit un geste désespéré de cette pauvre créature qui se sentait enfoncer dans un gouffre, et il lui dit : <i>
Eh pien ! c'esde andenti ! foyesse ti Dilet, ai harranchez tit affec li</i>. Birotteau crut que de Marsay pouvait avoir de l'empire sur le baron, il remonta l'escalier avec la rapidité d'une hirondelle, se glissa dans la salle à manger où la baronne et de Marsay devaient encore se trouver : il avait laissé Delphine attendant son café à la crème. Il vit bien le café servi, mais la baronne et le jeune élégant avaient disparu. Le valet de chambre sourit à l'étonnement du parfumeur qui descendit lentement les escaliers. César courut chez du Tillet qui était, lui dit-on, à la campagne, chez madame Roguin. Le parfumeur prit un cabriolet et paya pour être conduit aussi promptement que par la poste à Nogent-sur-Marne. A Nogent-sur-Marne, le concierge lui apprit que <i>
Eh pien ! c'esde andenti ! foyesse ti Dilet, ai harranchez tit affec li</i>
Monsieur et Madame</i> étaient repartis à Paris. Birotteau revint brisé. Lorsqu'il raconta sa tournée à sa femme et à sa fille, il fut stupéfait de trouver sa Constance, ordinairement perchée comme un oiseau de malheur sur la moindre aspérité commerciale, lui donner les plus douces consolations et lui affirmer que tout irait bien.
. Birotteau crut que de Marsay pouvait avoir de l'empire sur le baron, il remonta l'escalier avec la rapidité d'une hirondelle, se glissa dans la salle à manger où la baronne et de Marsay devaient encore se trouver : il avait laissé Delphine attendant son café à la crème. Il vit bien le café servi, mais la baronne et le jeune élégant avaient disparu. Le valet de chambre sourit à l'étonnement du parfumeur qui descendit lentement les escaliers. César courut chez du Tillet qui était, lui dit-on, à la campagne, chez madame Roguin. Le parfumeur prit un cabriolet et paya pour être conduit aussi promptement que par la poste à Nogent-sur-Marne. A Nogent-sur-Marne, le concierge lui apprit que <i>
Monsieur et Madame</i>
étaient repartis à Paris. Birotteau revint brisé. Lorsqu'il raconta sa tournée à sa femme et à sa fille, il fut stupéfait de trouver sa Constance, ordinairement perchée comme un oiseau de malheur sur la moindre aspérité commerciale, lui donner les plus douces consolations et lui affirmer que tout irait bien.
 
Le lendemain, Birotteau se trouva dès sept heures dans la rue de du Tillet, au petit jour, en faction. Il pria le portier de du Tillet de le mettre en rapport avec le valet de chambre de du Tillet en glissant dix francs au portier. César obtint la faveur de parler au valet de chambre de du Tillet, et lui demanda de l'introduire auprès de du Tillet aussitôt que du Tillet serait visible, et il glissa deux pièces d'or dans la main du valet de chambre de du Tillet. Ces petits sacrifices et ces grandes humiliations, communes aux courtisans et aux solliciteurs, lui permirent d'arriver à son but. A huit heures et demie, au moment où son ancien commis passait une robe de chambre et secouait les idées confuses du réveil, bâillait, se détortillait, demandant pardon à son ancien patron, Birotteau se trouva face à face avec le tigre affamé de vengeance dans lequel il voyait son seul ami.
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- Que voulez-vous, <i>
mon bon César</i> ? dit du Tillet.
? dit du Tillet.
 
César livra, non sans d'affreuses palpitations, la réponse et les exigences du baron de Nucingen à l'inattention de du Tillet, qui l'entendait en cherchant son soufflet, en grondant son valet de chambre sur la maladresse avec laquelle il allumait son feu. Le valet de chambre écoutait, César ne l'apercevait pas, mais il le vit enfin, s'arrêta confus et reprit au coup d'éperon que lui donna du Tillet : - Allez, allez, je vous écoute ! dit le banquier distrait. Le bonhomme avait sa chemise mouillée. Sa sueur se glaça quand du Tillet dirigea son regard fixe sur lui, lui laissa voir ses prunelles d'argent tigrées par quelques fils d'or, en le perçant jusqu'au coeur par une lueur diabolique.
 
- Mon cher patron, la Banque a refusé des effets de vous passés par la maison Claparon à Gigonnet, <i>
sans garantie</i> ; est-ce ma faute ? Comment vous, vieux juge consulaire, faites-vous de pareilles boulettes ? Je suis avant tout banquier. Je vous donnerai mon argent, mais je ne saurais exposer ma signature à recevoir un refus de la Banque ; je n'existe que par le crédit, nous en sommes tous là. Voulez-vous de l'argent ?
sans garantie</i>
; est-ce ma faute ? Comment vous, vieux juge consulaire, faites-vous de pareilles boulettes ? Je suis avant tout banquier. Je vous donnerai mon argent, mais je ne saurais exposer ma signature à recevoir un refus de la Banque ; je n'existe que par le crédit, nous en sommes tous là. Voulez-vous de l'argent ?
 
- Pouvez-vous me donner tout ce dont j'ai besoin ?
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Suivant l'expression de son prospectus, il jouissait de ce tempérament sanguin qui consomme énormément par les émotions ou par la pensée, et qui veut absolument du sommeil pour réparer ses pertes. Césarine l'amena dans le salon et lui joua pour le récréer le <i>
Songe de Rousseau</i>, très-joli morceau d'Hérold. Constance travaillait auprès de lui. Le pauvre homme se laissa aller la tête sur une ottomane, et toutes les fois qu'il levait les yeux sur elle, il la voyait un doux sourire sur les lèvres : il s'endormit ainsi.
Songe de Rousseau</i>
, très-joli morceau d'Hérold. Constance travaillait auprès de lui. Le pauvre homme se laissa aller la tête sur une ottomane, et toutes les fois qu'il levait les yeux sur elle, il la voyait un doux sourire sur les lèvres : il s'endormit ainsi.
 
- Pauvre homme ! dit Constance, à quelles tortures il est réservé, pourvu qu'il y résiste.
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Le lendemain, à neuf heures, Birotteau se trouvait rue de Provence, en proie à des anxiétés tout autres que celles par lesquelles il avait passé. Demander un crédit est une action toute simple en commerce. Tous les jours, en entreprenant une affaire, il est nécessaire de trouver des capitaux ; mais demander des renouvellements est, dans la jurisprudence commerciale, ce que la Police Correctionnelle est à la Cour d'Assises, un premier pas vers la faillite, comme le Délit mène au Crime. Le secret de votre impuissance et de votre gêne est en d'autres mains que les vôtres. Un négociant se met pieds et poings liés à la disposition d'un autre négociant, et la charité n'est pas une vertu pratiquée à la Bourse. Le parfumeur, qui jadis levait un oeil si ardent de confiance en allant dans Paris, maintenant affaibli par les doutes, hésitait à entrer chez le banquier Claparon, il commençait à comprendre que chez les banquiers le coeur n'est qu'un viscère. Claparon lui semblait si brutal dans sa grosse joie, et il avait reconnu chez lui tant de mauvais ton, qu'il tremblait de l'aborder. - Il est plus près du peuple, il aura peut-être plus d'âme ! Tel fut le premier mot accusateur que la rage de sa position lui dicta. César puisa sa dernière dose de courage au fond de son âme, et monta l'escalier d'un méchant petit entresol, aux fenêtres duquel il avait guigné des rideaux verts jaunis par le soleil. Il lut sur la porte le mot <i>
Bureaux</i> gravé en noir sur un ovale en cuivre ; il frappa, personne ne répondit, il entra. Ces lieux plus que modestes sentaient la misère, l'avarice ou la négligence. Aucun employé ne se montra derrière les grillages en laiton placés à hauteur d'appui sur des boiseries de bois blanc non peint qui servaient d'enceinte à des tables et à des pupitres en bois noirci. Ces bureaux déserts étaient encombrés d'écritoires où l'encre moisissait, de plumes ébouriffées comme des gamins, tortillées en forme de soleils ; enfin, couverts de cartons, de papiers, d'imprimés, sans doute inutiles. Le parquet du passage ressemblait à celui d'un parloir de pension, tant il était râpé, sale et humide.
Bureaux</i>
gravé en noir sur un ovale en cuivre ; il frappa, personne ne répondit, il entra. Ces lieux plus que modestes sentaient la misère, l'avarice ou la négligence. Aucun employé ne se montra derrière les grillages en laiton placés à hauteur d'appui sur des boiseries de bois blanc non peint qui servaient d'enceinte à des tables et à des pupitres en bois noirci. Ces bureaux déserts étaient encombrés d'écritoires où l'encre moisissait, de plumes ébouriffées comme des gamins, tortillées en forme de soleils ; enfin, couverts de cartons, de papiers, d'imprimés, sans doute inutiles. Le parquet du passage ressemblait à celui d'un parloir de pension, tant il était râpé, sale et humide.
 
La seconde pièce, dont la porte était ornée du mot <i>
caisse</i>, s'harmoniait avec les sinistres facéties du premier bureau. Dans un coin il se trouvait une grande cage en bois de chêne treillissée en fil de cuivre, à chatière mobile, garnie d'une énorme malle en fer, sans doute abandonnée aux cabrioles des rats. Cette cage, dont la porte était ouverte, contenait encore un bureau fantastique, et son fauteuil ignoble, troué, vert, à fond percé, dont le crin s'échappait, comme la perruque du patron, en mille tire-bouchons égrillards. Cette pièce, évidemment autrefois le salon de l'appartement avant qu'il ne fût converti en bureau de banque, offrait pour principal ornement une table ronde revêtue d'un tapis en drap vert autour de laquelle étaient de vieilles chaises en maroquin noir et à clous dédorés. La cheminée, assez élégante, ne présentait à l'oeil aucune des morsures noires que laisse le feu, sa plaque était propre, sa glace injuriée par les mouches avait un air mesquin, d'accord avec une pendule en bois d'acajou qui provenait de la vente de quelque vieux notaire et qui ennuyait le regard, attristé déjà par deux flambeaux sans bougie et par une poussière gluante. Le papier de tenture, gris de souris, bordé de rose, annonçait par des teintes fuligineuses le séjour malsain de quelques fumeurs. Rien ne ressemblait davantage au salon banal que les journaux appellent <i>
caisse</i>
Cabinet de rédaction</i>. Birotteau, craignant d'être indiscret, frappa trois coups brefs à la porte opposée à celle par laquelle il était entré.
, s'harmoniait avec les sinistres facéties du premier bureau. Dans un coin il se trouvait une grande cage en bois de chêne treillissée en fil de cuivre, à chatière mobile, garnie d'une énorme malle en fer, sans doute abandonnée aux cabrioles des rats. Cette cage, dont la porte était ouverte, contenait encore un bureau fantastique, et son fauteuil ignoble, troué, vert, à fond percé, dont le crin s'échappait, comme la perruque du patron, en mille tire-bouchons égrillards. Cette pièce, évidemment autrefois le salon de l'appartement avant qu'il ne fût converti en bureau de banque, offrait pour principal ornement une table ronde revêtue d'un tapis en drap vert autour de laquelle étaient de vieilles chaises en maroquin noir et à clous dédorés. La cheminée, assez élégante, ne présentait à l'oeil aucune des morsures noires que laisse le feu, sa plaque était propre, sa glace injuriée par les mouches avait un air mesquin, d'accord avec une pendule en bois d'acajou qui provenait de la vente de quelque vieux notaire et qui ennuyait le regard, attristé déjà par deux flambeaux sans bougie et par une poussière gluante. Le papier de tenture, gris de souris, bordé de rose, annonçait par des teintes fuligineuses le séjour malsain de quelques fumeurs. Rien ne ressemblait davantage au salon banal que les journaux appellent <i>
Cabinet de rédaction</i>
. Birotteau, craignant d'être indiscret, frappa trois coups brefs à la porte opposée à celle par laquelle il était entré.
 
- Entrez ! cria Claparon, dont la tonalité révéla la distance que sa voix avait à parcourir et le vide de cette pièce où le parfumeur entendait pétiller un bon feu, mais où le banquier n'était pas.
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- Impossible, répondit nettement le banquier, je ne suis pas seul dans l'affaire. Nous sommes réunis en conseil, une vraie Chambre, mais où l'on s'entend comme des larrons en foire. Ah ! diable ! nous délibérons. Les terrains de la Madeleine ne sont rien, nous opérons ailleurs. Eh ! cher monsieur, si nous ne nous étions pas engagés dans les Champs-Elysées, autour de la Bourse qui va s'achever, dans le quartier Saint-Lazare et à Tivoli, nous ne serions pas, comme dit le gros Nucingen, dans les <i>
iffires</i>. Qu'est-ce que c'est donc que la Madeleine ? une petite souillon d'affaire. Prrr ! nous ne <i>
iffires</i>
carottons</i> pas, mon brave, dit-il en frappant sur le ventre de Birotteau et lui serrant la taille. Allons, voyons, déjeunez, nous causerons, reprit Claparon afin d'adoucir son refus.
. Qu'est-ce que c'est donc que la Madeleine ? une petite souillon d'affaire. Prrr ! nous ne <i>
carottons</i>
pas, mon brave, dit-il en frappant sur le ventre de Birotteau et lui serrant la taille. Allons, voyons, déjeunez, nous causerons, reprit Claparon afin d'adoucir son refus.
 
- Volontiers, dit Birotteau. Tant pis pour le convive, pensa le parfumeur en méditant de griser Claparon afin d'apprendre quels étaient ses vrais associés dans une affaire qui commençait à lui paraître ténébreuse.
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- Ecoutez, dit Claparon après une pause, de semblables coups veulent des hommes. Il y a l'homme à idées qui n'a pas le sou, comme tous les gens à idées. Ces gens-là pensent et dépensent, sans faire attention à rien. Figurez-vous un cochon qui vague dans un bois à truffes ! Il est suivi par un gaillard, l'homme d'argent, qui attend le grognement excité par la trouvaille. Quand l'homme à idées a rencontré quelque bonne affaire, l'homme d'argent lui donne alors une tape sur l'épaule et lui dit : Qu'est-ce que c'est que ça ? Vous vous mettez dans la gueule d'un four, mon brave, vous n'avez pas les reins assez forts ; voilà mille francs, et laissez-moi mettre en scène cette affaire. Bon ! le banquier convoque les industriels. Mes amis, à l'ouvrage ! des prospectus ! la blague à mort ! On prend des cors de chasse et on crie à son de trompe : Cent mille francs pour cinq sous ! ou cinq sous pour cent mille francs, des mines d'or, des mines de charbon. Enfin tout l'<i>
esbrouffe</i> du commerce. On achète l'avis des hommes de science ou d'art, la parade se déploie, le public entre, il en a pour son argent, la recette est dans nos mains. Le cochon est chambré sous son toit avec des pommes de terre, et les autres se chafriolent dans les billets de banque. Voilà, mon cher monsieur. Entrez dans les affaires. Que voulez-vous être ? cochon, dindon, paillasse ou millionnaire ? Réfléchissez à ceci : je vous ai formulé la théorie des emprunts modernes. Venez me voir, vous trouverez un bon garçon toujours jovial. La jovialité française, grave et légère tout à la fois, ne nuit pas aux affaires, au contraire ! Des hommes qui trinquent sont bien faits pour se comprendre ! Allons ! encore un verre de vin de Champagne ? il est soigné, allez ! Ce vin est envoyé par un homme d'Epernay même, à qui j'en ai bien fait vendre, et à bon prix. (J'étais dans les vins.) Il se montre reconnaissant et se souvient de moi dans ma prospérité. C'est rare.
esbrouffe</i>
du commerce. On achète l'avis des hommes de science ou d'art, la parade se déploie, le public entre, il en a pour son argent, la recette est dans nos mains. Le cochon est chambré sous son toit avec des pommes de terre, et les autres se chafriolent dans les billets de banque. Voilà, mon cher monsieur. Entrez dans les affaires. Que voulez-vous être ? cochon, dindon, paillasse ou millionnaire ? Réfléchissez à ceci : je vous ai formulé la théorie des emprunts modernes. Venez me voir, vous trouverez un bon garçon toujours jovial. La jovialité française, grave et légère tout à la fois, ne nuit pas aux affaires, au contraire ! Des hommes qui trinquent sont bien faits pour se comprendre ! Allons ! encore un verre de vin de Champagne ? il est soigné, allez ! Ce vin est envoyé par un homme d'Epernay même, à qui j'en ai bien fait vendre, et à bon prix. (J'étais dans les vins.) Il se montre reconnaissant et se souvient de moi dans ma prospérité. C'est rare.
 
Birotteau, surpris de la légèreté, de l'insouciance de cet homme à qui tout le monde accordait une profondeur étonnante et de la capacité, n'osait plus le questionner. Dans l'excitation brouillonne où l'avait mis le vin de Champagne, il se souvint cependant d'un nom qu'avait prononcé du Tillet, et demanda quel était et où demeurait monsieur Gobseck, banquier.
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- Ah ! le drôle, je le reconnais. Nous avons été jadis amis ; et si nous nous sommes brouillés à ne pas nous saluer, croyez que ma répulsion est fondée : il m'a laissé lire au fond de son âme de boue, et il m'a mis mal à mon aise pendant le beau bal que vous nous avez donné : je ne puis pas le sentir avec son air fat. Parce qu'il a une notaresse ! J'aurai des marquises, moi, quand je voudrai, et il n'aura jamais mon estime, lui ! Ah ! mon estime est une princesse qui ne le gênera jamais dans son lit. Vous êtes un farceur, dites donc, gros père, nous flanquer un bal et deux mois après demander des renouvellements ! Vous pouvez aller très-loin. Faisons des affaires ensemble. Vous avez une réputation, elle me servira. Oh ! du Tillet était né pour comprendre Gobseck. Du Tillet finira mal sur la place. On le dit le <i>
mouton</i> de ce vieux Gobseck. Il ne peut pas aller loin. Gobseck est dans le coin de sa toile, tapi comme une vieille araignée qui a fait le tour du monde. Tôt ou tard, <i>
mouton</i>
zut</i> ! l'usurier le sifflera comme moi ce verre de vin. Tant mieux ! Du Tillet m'a joué un tour... Oh ! un tour pendable.
de ce vieux Gobseck. Il ne peut pas aller loin. Gobseck est dans le coin de sa toile, tapi comme une vieille araignée qui a fait le tour du monde. Tôt ou tard, <i>
zut</i>
! l'usurier le sifflera comme moi ce verre de vin. Tant mieux ! Du Tillet m'a joué un tour... Oh ! un tour pendable.
 
Après une heure et demie employée à des bavardages qui n'avaient aucun sens, Birotteau voulut partir en voyant l'ancien commis-voyageur prêt à lui raconter l'aventure d'un représentant du peuple à Marseille, amoureux d'une actrice qui jouait le rôle de la <i>
belle Arsène</i> et que le parterre royaliste sifflait.
et que le parterre royaliste sifflait.
 
- " Il se lève, dit Claparon, et se dresse dans sa loge : <i>
Arte qui l'a siblée... eu !... Si c'est oune femme, je l'amprise ; si c'est oune homme, nous se verrons ; si c'est ni l'un ni l'autte, que le troun di Diou le cure</i> !... Savez-vous comment a fini l'aventure ?
!... Savez-vous comment a fini l'aventure ?
 
- Adieu, monsieur, dit Birotteau.
 
- Vous aurez à venir me voir, lui dit alors Claparon. La première broche <i>
Cayron</i> nous est revenue avec protêt et je suis endosseur, j'ai remboursé. Je vais envoyer chez vous, car les affaires avant tout.
Cayron</i>
nous est revenue avec protêt et je suis endosseur, j'ai remboursé. Je vais envoyer chez vous, car les affaires avant tout.
 
Birotteau se sentit atteint aussi avant dans le coeur par cette froide et grimacière obligeance que par la dureté de Keller et par la raillerie allemande de Nucingen. La familiarité de cet homme et ses grotesques confidences allumées par le vin de Champagne avaient flétri l'âme de l'honnête parfumeur qui crut sortir d'un mauvais lieu financier. Il descendit l'escalier, se trouva dans les rues, sans savoir où il allait. Il continua les boulevards, atteignit la rue Saint-Denis, se souvint de Molineux, et se dirigea vers la cour Batave. Il monta l'escalier sale et tortueux que naguère il avait monté glorieux et fier ; il se souvint de la mesquine âpreté de Molineux, et frémit d'avoir à l'implorer. Comme lors de la première visite du parfumeur, le propriétaire était au coin de son feu, mais digérant son déjeuner ; Birotteau lui formula sa demande.
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- A propos, dit Molineux, vous avez oublié de mettre sur vos effets <i>
valeur reçue en loyers</i>, ce qui peut conserver mon privilége.
, ce qui peut conserver mon privilége.
 
- Ma position me défend de rien faire au détriment de mes créanciers, dit le parfumeur hébété par la vue du précipice entr'ouvert.
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- Mon neveu, ton ancien patron pourrait se trouver dans des affaires tellement embarrassées, qu'il lui fallût en venir à déposer son bilan. Avant d'arriver là, les hommes qui comptent quarante ans de probité, les hommes les plus vertueux, dans le désir de conserver leur honneur, imitent les joueurs les plus enragés ; ils sont capables de tout : ils vendent leurs femmes, trafiquent de leurs filles, compromettent leurs meilleurs amis, mettent en gage ce qui ne leur appartient pas ; ils vont au jeu, deviennent comédiens, menteurs ; ils savent pleurer. Enfin, j'ai vu les choses les plus extraordinaires. Toi-même as été témoin de la bonhomie de Roguin, à qui l'on aurait donné le bon Dieu sans confession. Je n'applique pas ces conclusions rigoureuses à monsieur Birotteau, je le crois honnête ; mais s'il te demandait de faire quoi que ce soit qui fût contraire aux lois du commerce, comme de souscrire des effets de complaisance et de te lancer dans un système de <i>
circulations</i>, qui, selon moi, est un commencement de friponnerie, car c'est la fausse monnaie du papier, promets-moi de ne rien signer sans me consulter. Songe que si tu aimes sa fille il ne faut pas, dans l'intérêt même de ta passion, détruire ton avenir. Si monsieur Birotteau doit tomber, à quoi bon tomber vous deux ? N'est-ce pas vous priver l'un et l'autre de toutes les chances de ta maison de commerce qui sera son refuge ?
circulations</i>
, qui, selon moi, est un commencement de friponnerie, car c'est la fausse monnaie du papier, promets-moi de ne rien signer sans me consulter. Songe que si tu aimes sa fille il ne faut pas, dans l'intérêt même de ta passion, détruire ton avenir. Si monsieur Birotteau doit tomber, à quoi bon tomber vous deux ? N'est-ce pas vous priver l'un et l'autre de toutes les chances de ta maison de commerce qui sera son refuge ?
 
- Merci, mon oncle : à bon entendeur salut, dit Popinot, à qui la navrante exclamation de son patron fut alors expliquée.
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" <i>
Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre sainte volonté soit faite dans ta terre comme dans le ciel</i>, DONNEZ-NOUS NOTRE PAIN QUOTIDIEN, <i>
et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ainsi soit-il</i> ! "
, DONNEZ-NOUS NOTRE PAIN QUOTIDIEN, <i>
et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ainsi soit-il</i>
! "
 
Des larmes vinrent aux yeux du stoïque Pillerault. Césarine accablée, en larmes, avait la tête penchée sur l'épaule de Popinot pâle et raide comme une statue.
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" Mon bien-aimé frère, ta lettre m'a causé la plus vive affliction. Après l'avoir lue, je suis allé offrir à Dieu le saint sacrifice de la messe à ton intention, en l'intercédant par le sang que son fils, notre divin Rédempteur, a répandu pour nous, de jeter sur tes peines un regard miséricordieux. Au moment où j'ai prononcé mon oraison <i>
Pro meo fratre Coesare</i>, j'ai eu les yeux pleins de larmes en pensant à toi, de qui, par malheur, je suis séparé dans les jours où tu dois avoir besoin des secours de l'amitié fraternelle. Mais j'ai songé que le digne et vénérable monsieur Pillerault me remplacera sans doute. Mon cher César, n'oublie pas au milieu de tes chagrins que cette vie est une vie d'épreuves et de passage ; qu'un jour nous serons récompensés d'avoir souffert pour le saint nom de Dieu, pour sa sainte église, pour avoir observé les maximes de l'Evangile et pratiqué la vertu ; autrement les choses de ce monde n'auraient point de sens. Je te redis ces maximes, en sachant combien tu es pieux et bon, parce qu'il peut arriver aux personnes qui, comme toi, sont jetées dans les orages du monde et lancées sur la mer périlleuse des intérêts humains, de se permettre des blasphèmes au milieu des adversités, emportés qu'ils sont par la douleur. Ne maudis ni les hommes qui te blesseront, ni Dieu qui mêle à son gré de l'amertume à ta vie. Ne regarde pas la terre, au contraire, lève toujours les yeux au ciel : de là viennent des consolations pour les faibles, là sont les richesses des pauvres, là sont les terreurs du riche...
Pro meo fratre Coesare</i>
, j'ai eu les yeux pleins de larmes en pensant à toi, de qui, par malheur, je suis séparé dans les jours où tu dois avoir besoin des secours de l'amitié fraternelle. Mais j'ai songé que le digne et vénérable monsieur Pillerault me remplacera sans doute. Mon cher César, n'oublie pas au milieu de tes chagrins que cette vie est une vie d'épreuves et de passage ; qu'un jour nous serons récompensés d'avoir souffert pour le saint nom de Dieu, pour sa sainte église, pour avoir observé les maximes de l'Evangile et pratiqué la vertu ; autrement les choses de ce monde n'auraient point de sens. Je te redis ces maximes, en sachant combien tu es pieux et bon, parce qu'il peut arriver aux personnes qui, comme toi, sont jetées dans les orages du monde et lancées sur la mer périlleuse des intérêts humains, de se permettre des blasphèmes au milieu des adversités, emportés qu'ils sont par la douleur. Ne maudis ni les hommes qui te blesseront, ni Dieu qui mêle à son gré de l'amertume à ta vie. Ne regarde pas la terre, au contraire, lève toujours les yeux au ciel : de là viennent des consolations pour les faibles, là sont les richesses des pauvres, là sont les terreurs du riche...
 
- Mais Birotteau, lui dit sa femme, passe donc cela, et vois s'il nous envoie quelque chose.
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- <i>
Hé pien</i>, dit le gros baron Nucingen à du Tillet, <i>
fous afez fouli meu chouer eine tire han m'enfoyant Piroddôt. Che ne sais pas birquoi</i>, dit-il en se tournant vers Gobenheim, le manufacturier, <i>
, dit le gros baron Nucingen à du Tillet, <i>
et n'a pas enfoyé brentre chez moi zinguande mille francs, che les lui aurais remisse</i>.
fous afez fouli meu chouer eine tire han m'enfoyant Piroddôt. Che ne sais pas birquoi</i>
, dit-il en se tournant vers Gobenheim, le manufacturier, <i>
et n'a pas enfoyé brentre chez moi zinguande mille francs, che les lui aurais remisse</i>
.
 
- Oh ! non, dit Joseph Lebas, monsieur le baron. Vous deviez bien savoir que la Banque avait refusé son papier, vous l'avez fait rejeter dans le comité d'escompte. L'affaire de ce pauvre homme, pour qui je professe encore une haute estime, offre des circonstances singulières...
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Roguin, selon cette masse de négociants, était <i>
l'infortuné Roguin</i>, le parfumeur était <i>
ce pauvre Birotteau</i>. L'un semblait excusé par une grande passion, l'autre semblait plus coupable à cause de ses prétentions. En quittant la Bourse, Gigonnet passa la rue Perrin-Gasselin avant de revenir rue Grenétat, et vint chez madame Madou, la marchande de fruits secs.
, le parfumeur était <i>
ce pauvre Birotteau</i>
. L'un semblait excusé par une grande passion, l'autre semblait plus coupable à cause de ses prétentions. En quittant la Bourse, Gigonnet passa la rue Perrin-Gasselin avant de revenir rue Grenétat, et vint chez madame Madou, la marchande de fruits secs.
 
- Ma grosse mère, lui dit-il avec sa cruelle bonhomie, eh ! bien, comment va notre petit commerce ?
 
- A la douce, dit respectueusement madame Madou en présentant son unique fauteuil à l'usurier avec une affectueuse servilité qu'elle n'avait eue que pour <i>
le cher défunt</i>.
.
 
La mère Madou, qui jetait à terre un charretier récalcitrant ou trop badin, qui n'eût pas craint d'aller à l'assaut des Tuileries au dix octobre, qui goguenardait ses meilleures pratiques, capable enfin de porter sans trembler la parole au roi au nom des dames de la Halle, Angélique Madou recevait Gigonnet avec un profond respect. Sans force en sa présence, elle frissonnait sous son regard âpre.
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- Eh ! qu'ils entrent, dit la femme, je <i>
leux</i> y dirai la chose, histoire de rire ! Oui, ma marchandise et mes écus ramassés à la sueur de mon front servent à donner vos bals. Enfin, vous allez vêtue comme une reine de France avec la laine que vous prenez à des pauvres <i>
leux</i>
igneaux</i> comme moi ! Jésus ! ça me brûlerait les épaules, à moi, du bien volé ; je n'ai que du poil de lapin sur ma carcasse, mais il est à moi ! Brigands de voleurs, mon argent ou...
y dirai la chose, histoire de rire ! Oui, ma marchandise et mes écus ramassés à la sueur de mon front servent à donner vos bals. Enfin, vous allez vêtue comme une reine de France avec la laine que vous prenez à des pauvres <i>
igneaux</i>
comme moi ! Jésus ! ça me brûlerait les épaules, à moi, du bien volé ; je n'ai que du poil de lapin sur ma carcasse, mais il est à moi ! Brigands de voleurs, mon argent ou...
 
Elle sauta sur une jolie boîte en marqueterie où étaient de précieux objets de toilette.
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A deux heures, La Billardière et madame César montaient le grand escalier de l'hôtel de Lenoncourt, rue Saint-Dominique, et furent introduits chez celui de ses gentilshommes que le roi préférait, si tant est que le roi Louis XVIII ait eu des préférences. Le gracieux accueil de ce grand seigneur, qui appartenait an petit nombre des vrais gentilshommes que le siècle précédent a légués à celui-ci, donna de l'espoir à madame César. La femme du parfumeur se montra grande et simple dans la douleur. La douleur ennoblit les personnes les plus vulgaires, car elle a sa grandeur, et pour en recevoir du lustre il suffit d'être vrai. Constance était une femme essentiellement vraie. Il s'agissait de parler au roi promptement. Au milieu de la conférence, on annonça monsieur de Vandenesse, et le duc s'écria : - Voilà votre sauveur ! Madame Birotteau n'était pas inconnue à ce jeune homme, venu chez elle une ou deux fois pour y demander de ces bagatelles souvent aussi importantes que de grandes choses. Le duc expliqua les intentions de La Billardière. En apprenant le malheur qui accablait le filleul de la marquise d'Uxelles, Vandenesse alla sur-le-champ avec La Billardière chez le comte de Fontaine, en priant madame Birotteau de l'attendre. Monsieur le comte de Fontaine était, comme La Billardière, un de ces braves gentilshommes de province, héros presque inconnus qui firent la Vendée. Birotteau ne lui était pas étranger, il l'avait vu jadis à la Reine des Roses. Les gens qui avaient répandu leur sang pour la cause royale jouissaient à cette époque de priviléges que le Roi tenait secrets pour ne pas effaroucher les Libéraux. Monsieur de Fontaine, un des favoris de Louis XVIII, passait pour être dans toute sa confidence. Non-seulement le comte promit positivement une place, mais il vint chez le duc de Lenoncourt, alors de service, pour le prier de lui obtenir un moment d'audience dans la soirée, et de demander pour La Billardière une audience de Monsieur, qui aimait particulièrement cet ancien diplomate vendéen. Le soir même, monsieur le comte de Fontaine alla des Tuileries chez madame Birotteau lui annoncer que son mari serait, après son concordat, officiellement nommé à une place de deux mille cinq cents francs à la Caisse d'Amortissement, tous les services de la maison du roi se trouvant alors chargés de nobles surnuméraires avec lesquels on avait pris des engagements. Ce succès n'était qu'une partie de la tâche de madame Birotteau. La pauvre femme alla rue Saint-Denis, au <i>
Chat qui pelote</i>, trouver Joseph Lebas. Pendant cette course, elle rencontra dans un brillant équipage madame Roguin, qui sans doute faisait des emplettes. Ses yeux et ceux de la belle notaresse se croisèrent. La honte que la femme heureuse ne put réprimer en voyant la femme ruinée donna du courage à Constance.
Chat qui pelote</i>
, trouver Joseph Lebas. Pendant cette course, elle rencontra dans un brillant équipage madame Roguin, qui sans doute faisait des emplettes. Ses yeux et ceux de la belle notaresse se croisèrent. La honte que la femme heureuse ne put réprimer en voyant la femme ruinée donna du courage à Constance.
 
- Jamais je ne roulerai carrosse avec le bien d'autrui, se dit-elle.
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Après avoir déposé son bilan, un commerçant ne devrait plus s'occuper que de trouver une oasis en France ou à l'étranger pour y vivre sans se mêler de rien, comme un enfant qu'il est : la loi le déclare mineur et incapable de tout acte légal, civil et civique. Mais il n'en est rien. Avant de reparaître, il attend un sauf-conduit que jamais ni juge-commissaire ni créancier n'ont refusé, car s'il était rencontré sans cet <i>
exeat</i>, il serait mis en prison, tandis que, muni de cette sauvegarde, il se promène en parlementaire dans le camp ennemi, non par curiosité, mais pour déjouer les mauvaises intentions de la loi relativement aux faillis. L'effet de toute loi qui touche à la fortune privée est de développer prodigieusement les fourberies de l'esprit. La pensée des faillis, comme de tous ceux dont les intérêts sont contre-carrés par une loi quelconque, est de l'annuler à leur égard. La situation de mort civil, où le failli reste comme une chrysalide, dure trois mois environ, temps exigé par les formalités avant d'arriver au congrès où se signe entre les créanciers et le débiteur un traité de paix, transaction appelée Concordat. Ce mot indique assez que la concorde règne après la tempête soulevée entre des intérêts violemment contrariés.
exeat</i>
, il serait mis en prison, tandis que, muni de cette sauvegarde, il se promène en parlementaire dans le camp ennemi, non par curiosité, mais pour déjouer les mauvaises intentions de la loi relativement aux faillis. L'effet de toute loi qui touche à la fortune privée est de développer prodigieusement les fourberies de l'esprit. La pensée des faillis, comme de tous ceux dont les intérêts sont contre-carrés par une loi quelconque, est de l'annuler à leur égard. La situation de mort civil, où le failli reste comme une chrysalide, dure trois mois environ, temps exigé par les formalités avant d'arriver au congrès où se signe entre les créanciers et le débiteur un traité de paix, transaction appelée Concordat. Ce mot indique assez que la concorde règne après la tempête soulevée entre des intérêts violemment contrariés.
 
Sur le vu du bilan, le tribunal de commerce nomme aussitôt un juge-commissaire qui veille aux intérêts de la masse des créanciers inconnus et doit aussi protéger le failli contre les entreprises vexatoires de ses créanciers irrités : double rôle qui serait magnifique à jouer, si les juges-commissaires en avaient le temps. Ce juge-commissaire investit un agent du droit de mettre la main sur les fonds, les valeurs, les marchandises, en vérifiant l'actif porté dans le bilan ; enfin le greffe indique une convocation de tous les créanciers, laquelle se fait au son de trompe des annonces dans les journaux. Les créanciers faux ou vrais sont tenus d'accourir et de se réunir afin de nommer des syndics provisoires qui remplacent l'agent, se chaussent avec les souliers du failli, deviennent par une fiction de la loi le failli lui-même, et peuvent tout liquider, tout vendre, transiger sur tout, enfin fondre la cloche au profit des créanciers, si le failli ne s'y oppose pas. La plupart des faillites parisiennes s'arrêtent aux syndics provisoires, et voici pourquoi.
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Ce beau drame commercial a trois actes distincts : l'acte de l'Agent, l'acte des Syndics, l'acte du Concordat. Comme toutes les pièces de théâtre il offre un double spectacle : il a sa mise en scène pour le public et ses moyens cachés, il y a la représentation vue du parterre et la représentation vue des coulisses. Dans les coulisses sont le failli et son Agréé, l'avoué des commerçants, les Syndics et l'Agent, enfin le Juge-Commissaire. Personne hors Paris ne sait, et personne à Paris n'ignore qu'un juge au tribunal de commerce est le plus étrange magistrat qu'une Société se soit permis de créer. Ce juge peut craindre à tout moment sa justice pour lui-même. Paris a vu le président de son tribunal être forcé de déposer son bilan. Au lieu d'être un vieux négociant retiré des affaires et pour qui cette magistrature serait la récompense d'une vie pure, ce juge est un commerçant surchargé d'énormes entreprises, à la tête d'une immense maison. La condition <i>
sine quâ non</i> de l'élection de ce juge, tenu de juger les avalanches de procès commerciaux qui roulent incessamment dans la capitale, est d'avoir beaucoup de peine à conduire ses propres affaires. Ce tribunal de commerce, au lieu d'avoir été institué comme une utile transition d'où le négociant s'élèverait sans ridicule aux régions de la noblesse, se compose de négociants en exercice, qui peuvent souffrir de leurs sentences en rencontrant leurs parties mécontentes, comme Birotteau rencontrait du Tillet.
sine quâ non</i>
de l'élection de ce juge, tenu de juger les avalanches de procès commerciaux qui roulent incessamment dans la capitale, est d'avoir beaucoup de peine à conduire ses propres affaires. Ce tribunal de commerce, au lieu d'avoir été institué comme une utile transition d'où le négociant s'élèverait sans ridicule aux régions de la noblesse, se compose de négociants en exercice, qui peuvent souffrir de leurs sentences en rencontrant leurs parties mécontentes, comme Birotteau rencontrait du Tillet.
 
Le Juge-Commissaire est donc nécessairement un personnage devant lequel il se dit beaucoup de paroles, qui les écoute en pensant à ses affaires et s'en remet de la chose publique aux syndics et à l'agréé, sauf quelques cas étranges et bizarres, où les vols se présentent avec des circonstances curieuses, et lui font dire que les créanciers ou le débiteur sont des gens habiles. Ce personnage, placé dans le drame, comme un buste royal dans une salle d'audience, se voit le matin, entre cinq et sept heures, à son chantier, s'il est marchand de bois ; dans sa boutique, si, comme jadis Birotteau, il est parfumeur, ou le soir après dîner, entre la poire et le fromage, d'ailleurs toujours horriblement pressé. Ainsi ce personnage est généralement muet. Rendons justice à la loi : la législation, faite à la hâte qui régit la matière a lié les mains au Juge-Commissaire, et dans plusieurs circonstances il consacre des fraudes sans les pouvoir empêcher comme vous l'allez voir.
 
L'Agent, au lieu d'être l'homme des créanciers, peut devenir l'homme du débiteur. Chacun espère pouvoir grossir sa part en se faisant avantager par le failli, auquel on suppose toujours des trésors cachés. L'Agent peut s'utiliser des deux côtés, soit en n'incendiant pas les affaires du failli, soit en attrapant quelque chose pour les gens influents : il ménage donc la chèvre et le chou. Souvent un Agent habile a fait rapporter le jugement, en rachetant les créances et en relevant le négociant, qui rebondit alors comme une balle élastique. L'Agent se tourne vers le râtelier le mieux garni, soit qu'il faille couvrir les plus forts créanciers et découvrir le débiteur, soit qu'il faille immoler les créanciers à l'avenir du négociant. Ainsi, l'acte de l'<i>
Agent</i> est l'acte décisif. Cet homme, ainsi que l'Agréé, joue la grande utilité dans cette pièce où, l'un comme l'autre, ils n'acceptent leur rôle que sûrs de leurs honoraires. Sur une moyenne de mille faillites, l'Agent est neuf cent cinquante fois l'homme du failli. A l'époque où cette histoire eut lieu, presque toujours les Agréés venaient trouver le Juge-Commissaire et lui présentaient un Agent à nommer, le leur, un homme à qui les affaires du négociant étaient connues et qui saurait concilier les intérêts de la masse et ceux de l'homme honorable tombé dans le malheur. Depuis quelques années, les juges habiles se font indiquer l'Agent que l'on désire, afin de ne pas le prendre, et tâchent d'en nommer un quasi-vertueux.
Agent</i>
est l'acte décisif. Cet homme, ainsi que l'Agréé, joue la grande utilité dans cette pièce où, l'un comme l'autre, ils n'acceptent leur rôle que sûrs de leurs honoraires. Sur une moyenne de mille faillites, l'Agent est neuf cent cinquante fois l'homme du failli. A l'époque où cette histoire eut lieu, presque toujours les Agréés venaient trouver le Juge-Commissaire et lui présentaient un Agent à nommer, le leur, un homme à qui les affaires du négociant étaient connues et qui saurait concilier les intérêts de la masse et ceux de l'homme honorable tombé dans le malheur. Depuis quelques années, les juges habiles se font indiquer l'Agent que l'on désire, afin de ne pas le prendre, et tâchent d'en nommer un quasi-vertueux.
 
Pendant cet acte se présentent les créanciers, faux ou vrais, pour désigner les syndics <i>
provisoires</i> qui sont, comme il est dit, <i>
définitifs</i>. Dans cette assemblée électorale, ont droit de voter ceux auxquels il est dû cinquante sous comme les créanciers de cinquante mille francs : les voix se comptent et ne se pèsent pas. Cette assemblée, où se trouvent les faux électeurs introduits par le failli, les seuls qui ne manquent jamais à l'élection, proposent pour candidats les créanciers parmi lesquels le Juge-Commissaire, président sans pouvoir, est tenu de choisir les syndics. Ainsi, le Juge-Commissaire prend presque toujours de la main du failli les Syndics qu'il lui convient d'avoir : autre abus qui rend cette catastrophe un des plus burlesques drames que la justice puisse protéger. L'homme honorable tombé dans le malheur, maître du terrain, légalise alors le vol qu'il a médité. Généralement le petit commerce de Paris est pur de tout blâme. Quand un boutiquier arrive au dépôt de son bilan, le pauvre honnête homme a vendu le châle de sa femme, a engagé son argenterie, a fait flèche de tout bois et a succombé les mains vides, ruiné, sans argent même pour l'Agréé, qui se soucie fort peu de lui.
qui sont, comme il est dit, <i>
définitifs</i>
. Dans cette assemblée électorale, ont droit de voter ceux auxquels il est dû cinquante sous comme les créanciers de cinquante mille francs : les voix se comptent et ne se pèsent pas. Cette assemblée, où se trouvent les faux électeurs introduits par le failli, les seuls qui ne manquent jamais à l'élection, proposent pour candidats les créanciers parmi lesquels le Juge-Commissaire, président sans pouvoir, est tenu de choisir les syndics. Ainsi, le Juge-Commissaire prend presque toujours de la main du failli les Syndics qu'il lui convient d'avoir : autre abus qui rend cette catastrophe un des plus burlesques drames que la justice puisse protéger. L'homme honorable tombé dans le malheur, maître du terrain, légalise alors le vol qu'il a médité. Généralement le petit commerce de Paris est pur de tout blâme. Quand un boutiquier arrive au dépôt de son bilan, le pauvre honnête homme a vendu le châle de sa femme, a engagé son argenterie, a fait flèche de tout bois et a succombé les mains vides, ruiné, sans argent même pour l'Agréé, qui se soucie fort peu de lui.
 
La loi veut que le concordat qui remet au négociant une partie de sa dette et lui rend ses affaires soit voté par une certaine majorité de sommes et de personnes. Ce grand oeuvre exige une habile diplomatie dirigée au milieu des intérêts contraires qui se croisent et se heurtent, par le failli, par ses syndics et son agréé. La manoeuvre habituelle, vulgaire, consiste à offrir, à la portion de créanciers qui fait la majorité voulue par la loi, des primes à payer par le débiteur en outre des dividendes consentis au concordat. A cette immense fraude il n'est aucun remède. Les trente tribunaux de commerce qui se sont succédé les uns aux autres le connaissent pour l'avoir pratiqué. Eclairés par un long usage, ils ont fini dernièrement par se décider à annuler les effets entachés de fraude, et comme les faillis ont intérêt à se plaindre de cette <i>
extorsion</i>, les juges espèrent moraliser ainsi la faillite, mais ils arriveront à la rendre encore plus immorale : les créanciers inventeront quelques actes encore plus coquins, que les juges flétriront comme juges, et dont ils profiteront comme négociants.
extorsion</i>
, les juges espèrent moraliser ainsi la faillite, mais ils arriveront à la rendre encore plus immorale : les créanciers inventeront quelques actes encore plus coquins, que les juges flétriront comme juges, et dont ils profiteront comme négociants.
 
Une autre manoeuvre extrêmement en usage, à laquelle on doit l'expression de <i>
créancier sérieux et légitime</i>, consiste à créer des créanciers, comme du Tillet avait créé une maison de banque, et d'introduire une certaine quantité de Claparons, sous la peau desquels se cache le failli qui, dès lors, diminue d'autant le dividende des créanciers véritables, et se crée ainsi des ressources pour l'avenir, tout en se ménageant la quantité de voix et de sommes nécessaires pour obtenir son concordat. Les <i>
créancier sérieux et légitime</i>
créanciers gais et illégitimes</i> sont comme de faux électeurs introduits dans le Collége Electoral. Que peut faire le créancier <i>
, consiste à créer des créanciers, comme du Tillet avait créé une maison de banque, et d'introduire une certaine quantité de Claparons, sous la peau desquels se cache le failli qui, dès lors, diminue d'autant le dividende des créanciers véritables, et se crée ainsi des ressources pour l'avenir, tout en se ménageant la quantité de voix et de sommes nécessaires pour obtenir son concordat. Les <i>
sérieux et légitime</i> contre <i>
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sontles commecréanciers degais fauxet électeursillégitimes</i> introduits? danss'en ledébarrasser Collégeen Electoralles attaquant ! Bien. QuePour peutchasser fairel'intrus, le créancier <i>
sérieux et légitime</i> doit abandonner ses affaires, charger un Agréé de sa cause, lequel Agréé, n'y gagnant presque rien, préfère <i>
sérieux et légitime</i>
diriger</i> des faillites et mène peu rondement ce procillon. Pour débusquer le créancier <i>
contre <i>
gai</i>, besoin est d'entrer dans le dédale des opérations, de remonter à des époques éloignées, fouiller les livres, obtenir par autorité de justice l'apport de ceux du faux créancier, découvrir l'invraisemblance de la fiction, la démontrer aux juges du tribunal, plaider, aller, venir, chauffer beaucoup de coeurs froids ; puis, faire ce métier de don Quichotte à l'endroit de chaque créancier <i>
les créanciers gais et illégitimes</i>
illégitime et gai</i>, lequel, s'il vient à être convaincu de <i>
? s'en débarrasser en les attaquant ! Bien. Pour chasser l'intrus, le créancier <i>
gaieté</i>, se retire en saluant les juges et dit : - Excusez-moi, vous vous trompez, je suis <i>
sérieux et légitime</i>
très-sérieux</i>. Le tout sans préjudice des droits du Failli, qui peut mener le don Quichotte en Cour royale. Durant ce temps, les affaires de don Quichotte vont mal, il est susceptible de déposer son bilan.
doit abandonner ses affaires, charger un Agréé de sa cause, lequel Agréé, n'y gagnant presque rien, préfère <i>
diriger</i>
des faillites et mène peu rondement ce procillon. Pour débusquer le créancier <i>
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, besoin est d'entrer dans le dédale des opérations, de remonter à des époques éloignées, fouiller les livres, obtenir par autorité de justice l'apport de ceux du faux créancier, découvrir l'invraisemblance de la fiction, la démontrer aux juges du tribunal, plaider, aller, venir, chauffer beaucoup de coeurs froids ; puis, faire ce métier de don Quichotte à l'endroit de chaque créancier <i>
illégitime et gai</i>
, lequel, s'il vient à être convaincu de <i>
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, se retire en saluant les juges et dit : - Excusez-moi, vous vous trompez, je suis <i>
très-sérieux</i>
. Le tout sans préjudice des droits du Failli, qui peut mener le don Quichotte en Cour royale. Durant ce temps, les affaires de don Quichotte vont mal, il est susceptible de déposer son bilan.
 
Morale : Le débiteur nomme ses Syndics, vérifie ses créances et arrange son Concordat lui-même.
 
D'après ces données, qui ne devine les intrigues, tours de Sganarelle, inventions de Frontin, mensonges de Mascarille et sacs vides de Scapin que développent ces deux systèmes ? Il n'existe pas de faillite où il ne s'en engendre assez pour fournir la matière des quatorze volumes de <i>
Clarisse Harlove</i> à l'auteur qui voudrait les décrire. Un seul exemple suffira. L'illustre Gobseck, le maître des Palma, des Gigonnet, des Werbrust, des Keller et des Nucingen, s'étant trouvé dans une faillite où il se proposait de rudement mener un négociant qui l'avait su rouer, reçut en effets à échoir après le concordat, la somme qui, jointe à celle des dividendes, formait l'intégralité de sa créance. Gobseck détermina l'acceptation d'un concordat qui consacrait soixante-quinze pour cent de remise au failli. Voilà les créanciers joués au profit de Gobseck. Mais le négociant avait signé les effets illicites de sa raison sociale en faillite ; il put appliquer à ces effets la déduction de soixante-quinze pour cent. Gobseck, le grand Gobseck, reçut à peine cinquante pour cent. Il saluait toujours son débiteur avec un respect ironique.
Clarisse Harlove</i>
à l'auteur qui voudrait les décrire. Un seul exemple suffira. L'illustre Gobseck, le maître des Palma, des Gigonnet, des Werbrust, des Keller et des Nucingen, s'étant trouvé dans une faillite où il se proposait de rudement mener un négociant qui l'avait su rouer, reçut en effets à échoir après le concordat, la somme qui, jointe à celle des dividendes, formait l'intégralité de sa créance. Gobseck détermina l'acceptation d'un concordat qui consacrait soixante-quinze pour cent de remise au failli. Voilà les créanciers joués au profit de Gobseck. Mais le négociant avait signé les effets illicites de sa raison sociale en faillite ; il put appliquer à ces effets la déduction de soixante-quinze pour cent. Gobseck, le grand Gobseck, reçut à peine cinquante pour cent. Il saluait toujours son débiteur avec un respect ironique.
 
Toutes les opérations engagées par un failli dix jours avant sa faillite pouvant être incriminées, quelques hommes prudents ont soin d'entamer certaines affaires avec un certain nombre de créanciers dont l'intérêt est, comme celui du failli, d'arriver à un prompt concordat. Des créanciers très-fins vont trouver des créanciers très-niais ou très-occupés, leur peignent la faillite en laid et leur achètent leurs créances la moitié de ce qu'elles vaudront à la liquidation, et retrouvent alors leur argent par le dividende de leurs créances, et la moitié, le tiers ou le quart gagné sur les créances achetées.
 
La faillite est la fermeture plus ou moins hermétique d'une maison où le pillage a laissé quelques sacs d'argent. Heureux le négociant qui se glisse par la fenêtre, par le toit, par les caves, par un trou, qui prend un sac et grossit sa part ! Dans cette déroute où se crie le sauve-qui-peut de la Bérésina, tout est illégal et légal, faux et vrai, honnête et déshonnête. Un homme est admiré s'il <i>
se couvre</i>. Se couvrir est s'emparer de quelques valeurs au détriment des autres créanciers. La France a retenti des débats d'une immense faillite éclose dans une ville où siégeait une Cour Royale, et où les magistrats en comptes courants avec les faillis s'étaient donné des manteaux en caoutchouc si pesants que le manteau de la justice en fut troué. Force fut, pour cause de suspicion légitime, de déférer le jugement de la faillite dans une autre Cour. Il n'y avait ni juge-commissaire, ni agent, ni cour souveraine possible dans l'endroit où la banqueroute éclata.
se couvre</i>
. Se couvrir est s'emparer de quelques valeurs au détriment des autres créanciers. La France a retenti des débats d'une immense faillite éclose dans une ville où siégeait une Cour Royale, et où les magistrats en comptes courants avec les faillis s'étaient donné des manteaux en caoutchouc si pesants que le manteau de la justice en fut troué. Force fut, pour cause de suspicion légitime, de déférer le jugement de la faillite dans une autre Cour. Il n'y avait ni juge-commissaire, ni agent, ni cour souveraine possible dans l'endroit où la banqueroute éclata.
 
Cet effroyable gâchis commercial est si bien apprécié à Paris, qu'à moins d'être intéressé dans la faillite pour une somme capitale, tout négociant, quelque peu affairé qu'il soit, accepte la faillite comme un sinistre sans assureurs, passe la perte au compte des " <i>
profits et pertes</i>, " et ne commet pas la sottise de dépenser son temps ; il continue à brasser ses affaires. Quant au petit commerçant, harcelé par ses fins de mois, occupé de suivre le char de sa fortune, un procès effrayant de durée et coûteux à entamer l'épouvante ; il renonce à voir clair, imite le gros négociant, et baisse la tête en réalisant sa perte.
profits et pertes</i>
, " et ne commet pas la sottise de dépenser son temps ; il continue à brasser ses affaires. Quant au petit commerçant, harcelé par ses fins de mois, occupé de suivre le char de sa fortune, un procès effrayant de durée et coûteux à entamer l'épouvante ; il renonce à voir clair, imite le gros négociant, et baisse la tête en réalisant sa perte.
 
Les gros négociants ne déposent plus leur bilan, ils liquident à l'amiable : les créanciers donnent quittance en prenant ce qu'on leur offre. On évite alors le déshonneur, les délais judiciaires, les honoraires d'agréés, les dépréciations de marchandises. Chacun croit que la faillite donnerait moins que la liquidation. Il y a plus de liquidations que de faillites à Paris.
 
L'acte des Syndics est destiné à prouver que tout syndic est incorruptible, qu'il n'y a jamais entre eux et le failli la moindre collusion. Le parterre, qui a été plus ou moins Syndic, sait que tout Syndic est un créancier <i>
couvert</i>. Il écoute, il croit ce qu'il veut, et arrive à la journée du concordat, après trois mois employés à vérifier les créances passives et les créances actives. Les Syndics Provisoires font alors à l'assemblée un petit rapport dont voici la formule générale :
couvert</i>
. Il écoute, il croit ce qu'il veut, et arrive à la journée du concordat, après trois mois employés à vérifier les créances passives et les créances actives. Les Syndics Provisoires font alors à l'assemblée un petit rapport dont voici la formule générale :
 
" Messieurs, il nous était dû à tous en bloc un million ; nous avons dépecé notre homme comme une frégate sombrée : les clous, les fers, les bois, les cuivres ont donné trois cent mille francs. Nous avons donc trente pour cent de nos créances. Heureux d'avoir trouvé cette somme quand notre débiteur pouvait ne nous laisser que cent mille francs, nous le déclarons un Aristide, nous lui votons des primes d'encouragement, des couronnes, et proposons de lui laisser son actif, en lui accordant dix ou douze ans pour nous payer cinquante pour cent qu'il daigne nous promettre. Voici le concordat, passez au bureau, signez-le ! "
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Après l'assemblée où les créanciers nommèrent le syndicat, le petit Molineux rentra chez lui, <i>
honoré</i>, dit-il, <i>
des suffrages de ses concitoyens</i>, heureux d'avoir Birotteau à régenter, comme un enfant d'avoir à tracasser un insecte. Le propriétaire à cheval sur la loi pria du Tillet de l'aider de ses lumières, et il acheta le Code de Commerce. Heureusement Joseph Lebas, prévenu par Pillerault, avait tout d'abord obtenu du président de commettre un juge-commissaire sagace et bienveillant. Gobenheim-Keller, que du Tillet avait espéré avoir, se trouva remplacé par monsieur Camusot, juge-suppléant, le riche marchand de soieries libéral, propriétaire de la maison où demeurait Pillerault, et homme honorable.
, dit-il, <i>
des suffrages de ses concitoyens</i>
, heureux d'avoir Birotteau à régenter, comme un enfant d'avoir à tracasser un insecte. Le propriétaire à cheval sur la loi pria du Tillet de l'aider de ses lumières, et il acheta le Code de Commerce. Heureusement Joseph Lebas, prévenu par Pillerault, avait tout d'abord obtenu du président de commettre un juge-commissaire sagace et bienveillant. Gobenheim-Keller, que du Tillet avait espéré avoir, se trouva remplacé par monsieur Camusot, juge-suppléant, le riche marchand de soieries libéral, propriétaire de la maison où demeurait Pillerault, et homme honorable.
 
Une des plus horribles scènes de la vie de César fut sa conférence obligée avec le petit Molineux, cet être qu'il regardait comme si nul et qui, par une Action de la loi, était devenu César Birotteau. Il dut aller, accompagné de son oncle, à la Cour Batave, monter les six étages et rentrer dans l'horrible appartement de ce vieillard, son tuteur, son quasi-juge, le représentant de la masse de ses créanciers.
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- Cinquante-sept mille francs la Reine des Roses ! mais le magasin a coûté dix mille francs ; mais les appartements coûtent quarante mille francs ; mais les <i>
mises</i> de la fabrique, les ustensiles, les formes, les chaudières, ont coûté trente mille francs ; mais, à cinquante pour cent de remise, il se trouve pour dix mille francs dans ma boutique ; mais la Pâte et l'Eau sont une propriété qui vaut une ferme !
mises</i>
de la fabrique, les ustensiles, les formes, les chaudières, ont coûté trente mille francs ; mais, à cinquante pour cent de remise, il se trouve pour dix mille francs dans ma boutique ; mais la Pâte et l'Eau sont une propriété qui vaut une ferme !
 
Ces jérémiades du pauvre César ruiné n'épouvantaient guère Pillerault. L'ancien négociant les écoutait comme un cheval reçoit une averse à une porte mais il était effrayé du morne silence que gardait le parfumeur quand il s'agissait de l'assemblée. Pour qui comprend les vanités et les faiblesses qui dans chaque sphère sociale atteignent l'homme, n'était-ce pas un horrible supplice pour ce pauvre homme que de revenir en failli dans le Palais-de-Justice commercial où il était entré juge ? d'aller recevoir des avanies là où il était allé tant de fois remercié des services qu'il avait rendus ? Lui Birotteau, dont les opinions inflexibles à l'égard des faillis étaient connues de tout le commerce parisien, lui qui avait dit : " - On est encore honnête homme en déposant son bilan mais l'on sort fripon d'une assemblée de créanciers ! " Son oncle étudia les heures favorables pour le familiariser avec l'idée de comparaître devant ses créanciers assemblés, comme la loi le voulait. Cette obligation tuait Birotteau. Sa muette résignation faisait une vive impression sur Pillerault qui souvent la nuit, l'entendait à travers la cloison s'écriant : - Jamais ! jamais ! je serai mort avant.
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- Espérons, dit Popinot. <i>
Votre</i> huile marche, grâce à mes efforts dans les journaux, à ceux de Gaudissart qui a fait la France entière, qui l'a inondée d'affiches, de prospectus, et qui maintenant fait imprimer à Strasbourg des prospectus allemands, et va descendre comme une invasion sur l'Allemagne. Nous avons obtenu le placement de trois mille grosses.
Votre</i>
huile marche, grâce à mes efforts dans les journaux, à ceux de Gaudissart qui a fait la France entière, qui l'a inondée d'affiches, de prospectus, et qui maintenant fait imprimer à Strasbourg des prospectus allemands, et va descendre comme une invasion sur l'Allemagne. Nous avons obtenu le placement de trois mille grosses.
 
- Trois mille<font color="#808080" size="-2">
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Les négociants qui rencontraient l'employé n'y retrouvaient aucun vestige du parfumeur. Les indifférents concevaient une immense idée des chutes humaines à l'aspect de cet homme au visage duquel le chagrin le plus noir avait mis son deuil ; qui se montrait bouleversé par ce qui n'avait jamais apparu chez lui, <i>
la pensée</i> ! N'est pas détruit qui veut. Les gens légers, sans conscience, à qui tout est indifférent, ne peuvent jamais offrir le spectacle d'un désastre. La religion seule imprime un sceau particulier sur les êtres tombés : ils croient à un avenir, à une Providence ; il est en eux une certaine lueur qui les signale, un air de résignation sainte entremêlée d'espérance qui cause une sorte d'attendrissement ; ils savent tout ce qu'il ont perdu comme un ange exilé pleurant à la porte du ciel. Les faillis ne peuvent se présenter à la Bourse. César, chassé du domaine de la probité, était une image de l'ange soupirant après le pardon. Pendant quatorze mois, plein des religieuses pensées que sa chute lui inspira, Birotteau refusa tout plaisir. Quoique sûr de l'amitié des Ragon, il fut impossible de le déterminer à venir dîner chez eux, ni chez les Lebas, ni chez les Matifat, ni chez les Protez et Chiffreville, ni même chez monsieur Vauquelin, qui tous s'empressèrent d'honorer en César une vertu supérieure. César aimait mieux être seul dans sa chambre que de rencontrer le regard d'un créancier. Les prévenances les plus cordiales de ses amis lui rappelaient amèrement sa position. Constance et Césarine n'allaient alors nulle part. Le dimanche et les fêtes, seuls jours où elles fussent libres, ces deux femmes venaient à l'heure de la messe prendre César et lui tenaient compagnie chez Pillerault après avoir accompli leurs devoirs religieux. Pillerault invitait l'abbé Loraux, dont la parole soutenait César dans sa vie d'épreuves, et ils restaient alors en famille. L'ancien quincaillier avait la fibre de la probité trop sensible pour désapprouver les délicatesses de César. Aussi avait-il songé à augmenter le nombre des personnes au milieu desquelles le failli pouvait se montrer le front blanc et l'oeil à hauteur d'homme.
la pensée</i>
! N'est pas détruit qui veut. Les gens légers, sans conscience, à qui tout est indifférent, ne peuvent jamais offrir le spectacle d'un désastre. La religion seule imprime un sceau particulier sur les êtres tombés : ils croient à un avenir, à une Providence ; il est en eux une certaine lueur qui les signale, un air de résignation sainte entremêlée d'espérance qui cause une sorte d'attendrissement ; ils savent tout ce qu'il ont perdu comme un ange exilé pleurant à la porte du ciel. Les faillis ne peuvent se présenter à la Bourse. César, chassé du domaine de la probité, était une image de l'ange soupirant après le pardon. Pendant quatorze mois, plein des religieuses pensées que sa chute lui inspira, Birotteau refusa tout plaisir. Quoique sûr de l'amitié des Ragon, il fut impossible de le déterminer à venir dîner chez eux, ni chez les Lebas, ni chez les Matifat, ni chez les Protez et Chiffreville, ni même chez monsieur Vauquelin, qui tous s'empressèrent d'honorer en César une vertu supérieure. César aimait mieux être seul dans sa chambre que de rencontrer le regard d'un créancier. Les prévenances les plus cordiales de ses amis lui rappelaient amèrement sa position. Constance et Césarine n'allaient alors nulle part. Le dimanche et les fêtes, seuls jours où elles fussent libres, ces deux femmes venaient à l'heure de la messe prendre César et lui tenaient compagnie chez Pillerault après avoir accompli leurs devoirs religieux. Pillerault invitait l'abbé Loraux, dont la parole soutenait César dans sa vie d'épreuves, et ils restaient alors en famille. L'ancien quincaillier avait la fibre de la probité trop sensible pour désapprouver les délicatesses de César. Aussi avait-il songé à augmenter le nombre des personnes au milieu desquelles le failli pouvait se montrer le front blanc et l'oeil à hauteur d'homme.
 
Au mois de mai 1820, cette famille aux prises avec l'adversité fut récompensée de ses efforts par une première fête que lui ménagea l'arbitre de ses destinées. Le dernier dimanche de ce mois était l'anniversaire du consentement donné par Constance à son mariage avec César. Pillerault avait loué, de concert avec les Ragon, une petite maison de campagne à Sceaux, et l'ancien quincaillier voulut y pendre joyeusement la crémaillère.
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- Et le puis-je ? dit le pauvre homme. Ah ! Constance, ton affection est le seul bien qui me reste. Oui, j'ai perdu jusqu'à la confiance que j'avais en moi-même, je n'ai plus de force, mon seul désir est de vivre assez pour mourir quitte avec la terre. Toi, chère femme, toi qui es ma sagesse et ma prudence, toi qui voyais clair, toi qui es irréprochable, tu peux avoir de la gaieté ; moi seul, entre nous trois, je suis coupable. Il y a dix-huit mois, au milieu de cette fatale fête, je voyais ma Constance, la seule femme que j'aie aimée, plus belle peut-être que ne l'était la jeune personne avec laquelle j'ai couru dans ce sentier il y a vingt ans, comme courent nos enfants !... En vingt mois, j'ai flétri cette beauté, mon orgueil, un orgueil permis et légitime. Je t'aime davantage en te connaissant mieux... Oh ! <i>
chère</i> ! dit-il en donnant à ce mot une expression qui atteignit au coeur de sa femme, je voudrais bien t'entendre gronder, au lieu de te voir caresser ma douleur.
chère</i>
! dit-il en donnant à ce mot une expression qui atteignit au coeur de sa femme, je voudrais bien t'entendre gronder, au lieu de te voir caresser ma douleur.
 
- Je ne croyais pas, dit-elle, qu'après vingt ans de ménage l'amour d'une femme pour son mari pût s'augmenter.
 
Ce mot fit oublier pour un moment à César tous ses malheurs, car il avait tant de coeur que ce mot était une fortune. Il s'avança donc presque joyeux vers <i>
leur</i> arbre, qui, par hasard, n'avait pas été abattu. Les deux époux s'y assirent en regardant Anselme et Césarine qui tournaient sur la même pelouse sans s'en apercevoir, croyant peut-être aller toujours droit devant eux.
leur</i>
arbre, qui, par hasard, n'avait pas été abattu. Les deux époux s'y assirent en regardant Anselme et Césarine qui tournaient sur la même pelouse sans s'en apercevoir, croyant peut-être aller toujours droit devant eux.
 
- Mademoiselle, disait Anselme, me croyez-vous assez lâche et assez avide pour avoir profité de l'acquisition de la part de votre père dans l'<i>
Huile Céphalique</i> ? Je lui conserve avec amour sa moitié, je la lui soigne. Avec ses fonds, je fais l'escompte ; s'il y a des effets douteux, je les prends de mon côté. Nous ne pouvons être l'un à l'autre que le lendemain de la réhabilitation de votre père, et j'avance ce jour-là de toute la force que donne l'amour.
Huile Céphalique</i>
? Je lui conserve avec amour sa moitié, je la lui soigne. Avec ses fonds, je fais l'escompte ; s'il y a des effets douteux, je les prends de mon côté. Nous ne pouvons être l'un à l'autre que le lendemain de la réhabilitation de votre père, et j'avance ce jour-là de toute la force que donne l'amour.
 
L'amant s'était bien gardé de dire ce secret à sa belle-mère. Chez les amants les plus innocents, il y a toujours le désir de paraître grands aux yeux de leurs maîtresses.
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Quand cette famille si unie rentra dans la maison de Pillerault, César, quoique peu observateur, aperçut chez les Ragon un changement de manières qui décelait quelque événement. L'accueil de madame Ragon fut particulièrement onctueux, son regard et son accent disaient à César : <i>
Nous sommes payés</i>.
.
 
Au dessert, le notaire de Sceaux se présenta ; l'oncle Pillerault le fit asseoir, et regarda Birotteau qui commençait à soupçonner une surprise, sans pouvoir en imaginer l'étendue.
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- En voilà de l'honneur, à la bonne mesure et <i>
les quatre</i> au cent, dit-elle en admirant avec naïveté Birotteau. Tenez, mon cher monsieur, je fais de bonnes affaires avec votre petit rouge, il est gentil, il me laisse gagner gros sans chicaner les prix afin de m'indemniser ; eh ! bien, je vous donnerai quittance, gardez votre argent, mon pauvre vieux ! La Madou s'allume, elle est piailleuse, mais elle a de ça, dit-elle en se frappant les plus volumineux coussins de chair vive qui aient été connus aux Halles.
les quatre</i>
au cent, dit-elle en admirant avec naïveté Birotteau. Tenez, mon cher monsieur, je fais de bonnes affaires avec votre petit rouge, il est gentil, il me laisse gagner gros sans chicaner les prix afin de m'indemniser ; eh ! bien, je vous donnerai quittance, gardez votre argent, mon pauvre vieux ! La Madou s'allume, elle est piailleuse, mais elle a de ça, dit-elle en se frappant les plus volumineux coussins de chair vive qui aient été connus aux Halles.
 
- Jamais, dit Birotteau, la loi est précise, je veux vous payer intégralement.
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- Monsieur, dit Popinot à madame César, trouve de <i>
vos</i> terrains trois cent mille francs et il <i>
vos</i>
terrainsnous</i> troisrefuse centsoixante mille francs etd'indemnité ilpour <i>
nousnotre</i> bail...
refuse soixante mille francs d'indemnité pour <i>
notre</i>
bail...
 
- Trois mille francs de rente, dit du Tillet avec emphase.
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<i>
Je vous adore ! vous le savez, ange de ma vie, et pourquoi</i>...
...
 
- Quel ascendant avez-vous donc sur du Tillet pour lui faire conclure une semblable affaire ? dit-il en riant de ce rire convulsif que donne un mauvais soupçon réprimé.
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- Anselme, votre avenir, votre bonheur exigent cette confidence ; mais elle doit mourir dans votre coeur comme elle était morte dans le mien et dans celui de César. Vous devez vous souvenir de <i>
la gronde</i> de mon mari à propos d'une erreur de caisse. Monsieur Birotteau, pour éviter un procès et ne pas perdre cet homme, remit sans doute à la caisse trois mille francs, le prix de ce châle de cachemire que je n'ai eu que trois ans après. Voilà mon exclamation expliquée. Hélas ! mon cher enfant, je vous avouerai mon enfantillage : du Tillet m'avait écrit trois lettres d'amour, qui le peignaient si bien, dit-elle en soupirant et baissant les yeux, que je les avais gardées... comme curiosité. Je ne les ai pas relues plus d'une fois. Mais enfin il était imprudent de les conserver. En revoyant du Tillet, j'y ai songé, je suis montée chez moi pour les brûler, et je regardais la dernière quand vous êtes entré... Voilà tout, mon ami.
la gronde</i>
de mon mari à propos d'une erreur de caisse. Monsieur Birotteau, pour éviter un procès et ne pas perdre cet homme, remit sans doute à la caisse trois mille francs, le prix de ce châle de cachemire que je n'ai eu que trois ans après. Voilà mon exclamation expliquée. Hélas ! mon cher enfant, je vous avouerai mon enfantillage : du Tillet m'avait écrit trois lettres d'amour, qui le peignaient si bien, dit-elle en soupirant et baissant les yeux, que je les avais gardées... comme curiosité. Je ne les ai pas relues plus d'une fois. Mais enfin il était imprudent de les conserver. En revoyant du Tillet, j'y ai songé, je suis montée chez moi pour les brûler, et je regardais la dernière quand vous êtes entré... Voilà tout, mon ami.
 
Anselme mit un genou en terre et baisa la main de madame César avec une admirable expression qui leur fit venir des larmes aux yeux à l'un et à l'autre. Sa belle-mère le releva, lui tendit les bras et le serra sur son coeur.
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- Voilà un homme d'honneur ! Ce mot avait déjà plusieurs fois retenti à l'oreille de César quand il passait dans la rue, et lui donnait l'émotion qu'éprouve un auteur en entendant dire : <i>
Le voilà</i> ! Cette belle renommée assassinait du Tillet. Quand César eut les billets de banque envoyés par le souverain, sa première pensée fut de les employer à payer son ancien commis. Le bonhomme alla rue de la Chaussée-d'Antin, en sorte que quand le banquier rentra chez lui de ses courses, il s'y rencontra dans l'escalier avec son ancien patron.
Le voilà</i>
! Cette belle renommée assassinait du Tillet. Quand César eut les billets de banque envoyés par le souverain, sa première pensée fut de les employer à payer son ancien commis. Le bonhomme alla rue de la Chaussée-d'Antin, en sorte que quand le banquier rentra chez lui de ses courses, il s'y rencontra dans l'escalier avec son ancien patron.
 
- Eh ! bien, mon pauvre Birotteau ? dit-il d'un air patelin.
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Matifat reconnut César. Aussitôt les négociants les mieux famés entourèrent l'ancien parfumeur et lui firent une ovation boursière ; il reçut les compliments les plus flatteurs, des poignées de main qui réveillaient bien des jalousies, excitaient quelques remords, car sur cent personnes qui se promenaient là trente avaient liquidé. Gigonnet et Gobseck, qui causaient dans un coin, regardèrent le vertueux parfumeur comme les physiciens ont dû regarder le premier <i>
gymnote électrique</i> qui leur fut amené. Ce poisson, armé de la puissance d'une bouteille de Leyde, est la plus grande curiosité du règne animal. Après avoir aspiré l'encens de son triomphe, César remonta dans son fiacre et se mit en route pour revenir dans sa maison où se devait signer le contrat de mariage de sa chère Césarine et du dévoue Popinot. Il avait un rire nerveux qui frappa ses trois vieux amis.
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qui leur fut amené. Ce poisson, armé de la puissance d'une bouteille de Leyde, est la plus grande curiosité du règne animal. Après avoir aspiré l'encens de son triomphe, César remonta dans son fiacre et se mit en route pour revenir dans sa maison où se devait signer le contrat de mariage de sa chère Césarine et du dévoue Popinot. Il avait un rire nerveux qui frappa ses trois vieux amis.
 
Un défaut de la jeunesse de croire tout le monde fort comme elle est forte, défaut qui tient d'ailleurs à ses qualités : au lieu de voir les hommes et les choses à travers des besicles, elle les colore des reflets de sa flamme, et jette son trop de vie jusque sur les vieilles gens. Comme César et Constance, Popinot conservait dans sa mémoire une fastueuse image du bal donné par Birotteau. Durant ces trois années d'épreuves, Constance et César avaient, sans se le dire, souvent entendu l'orchestre de Collinet, revu l'assemblée fleurie, et goûté cette joie si cruellement punie, comme Adam et Eve durent penser parfois à ce fruit défendu qui donna la mort et la vie à toute leur postérité, car il paraît que la reproduction des anges est un des mystères du ciel. Mais Popinot pouvait songer à cette fête, sans remords, avec délices : Césarine dans toute sa gloire s'était promise à lui pauvre ; pendant cette soirée, il avait eu l'assurance d'être aimé pour lui-même ! Aussi, quand il avait acheté l'appartement restauré par Grindot à Célestin en stipulant que tout y resterait intact, quand il avait religieusement conservé les moindres choses appartenant à César et à Constance, rêvait-il de donner son bal, un bal de noces. Il avait préparé cette fête avec amour, en imitant son patron seulement dans les dépenses nécessaires et non dans les folies : les folies étaient faites. Ainsi le dîner dut être servi par Chevet, les convives étaient à peu près les mêmes. L'abbé Loraux remplaçait le grand chancelier de la Légion-d'Honneur, le président du tribunal de commerce Lebas n'y manquait point. Popinot invita monsieur Camusot pour le remercier des égards qu'il avait prodigués à Birotteau. Monsieur de Vandenesse et monsieur de Fontaine vinrent à la place de Roguin et de sa femme. Césarine et Popinot avaient distribué leurs invitations pour le bal avec discernement. Tous deux redoutaient également la publicité d'une noce, ils avaient évité les froissements qu'y ressentent les coeurs tendres et purs en imaginant de donner le bal pour le jour du contrat. Constance avait retrouvé cette robe cerise dans laquelle, pendant un seul jour, elle avait brillé d'un éclat si fugitif ! Césarine s'était plu à faire à Popinot la surprise de se montrer dans cette toilette de bal dont il lui avait parlé maintes et maintes fois. Ainsi, l'appartement allait offrir à Birotteau le spectacle enchanteur qu'il avait savouré pendant une seule soirée. Ni Constance, ni Césarine, ni Anselme n'avaient aperçu de danger pour César dans cette énorme surprise ; ils l'attendaient à quatre heures avec une joie qui leur faisait faire des enfantillages. Après les émotions inexprimables que venait de lui causer sa rentrée à la Bourse ce héros de probité commerciale allait avoir le saisissement qui l'attendait rue Saint-Honoré. Lorsqu'en rentrant dans son ancienne maison, il vit au bas de l'escalier, resté neuf, sa femme en robe de velours cerise, Césarine, le comte de Fontaine, le vicomte de Vandenesse, le baron de La Billardière, l'illustre Vauquelin, il se répandit sur ses yeux un léger voile, et son oncle Pillerault qui lui donnait le bras sentit un frissonnement intérieur.