« Un Drame autour de la cour de Suède (1784-1795)/03 » : différence entre les versions

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{{journal|Un drame d’amour à la cour de Suède <ref> ''Copyright by'' Ernest Daudet. </ref>|[[Auteur : Ernest Daudet|Ernest Daudet]]|[[Revue des Deux Mondes]] tome 10, 1912}}
 
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<references/>
<center> III. LES DESSOUS D’UN PROCÈS CRIMINEL <ref> Voyez la ''Revue'' du l5 juillet et du 1{{er}} août 1912. </ref></center>
 
 
<center> I</center>
 
Le baron d’Armfeldt était arrivé à Rome le 19 mars 1793l, pour y prendre possession de la Légation de Suède. En attendant qu’il vînt occuper son poste, l’intérim avait été fait par un jeune chargé d’affaires, Claës Lagersvard. Mais ce diplomate, en dépit de l’autorité attachée à sa fonction, subissait l’ascendant de l’agent consulaire, Francesco Piranesi, dont nous avons déjà parlé, personnage plus connu comme artiste que comme homme politique. Il devait l’influence dont il jouissait et qu’il exerçait très habilement sur Lagersvard, à ses anciennes relations avec Gustave III. Elles avaient eu pour objet ces questions d’art auxquelles ce souverain s’était toujours intéressé et plus particulièrement durant son séjour à Home. Ayant chargé Piranesi de divers achats d’œuvres de peinture et de statuaire, satisfait de ses services, il les avait récompensés en le nommant consul de Suède.
 
Piranesi occupait cet emploi lorsque, à Stockholm,
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Reuterholm fut mis à la tête des amures. Les deux hommes étaient liés ; ils professaient les mêmes opinions, attachaient le même prix à entretenir des rapports cordiaux avec la République française. Maintenu dans ses fonctions, Piranesi s’était fait l’âme damnée de Reuterholm. Le ministre lui écrivait souvent. Les messages officiels allaient hiérarchiquement au chargé d’affaires ; mais c’est à l’agent consulaire qu’allaient les communications officieuses. Tenu au courant des soupçons qu’excitait à Stockholm la conduite d’Armfeldt, Piranesi exerçait sur lui une surveillance de tous les instans. Par les correspondans qu’il entretenait un peu partout en Italie, il l’avait suivi à toutes les étapes de son voyage.
 
Cette surveillance devint plus active lorsque Armfeldt fut arrivé à Rome. Piranesi contraignit Lagersvard à s’y associer. Le chargé d’affaires, après avoir manifesté quelque répugnance à épier la conduite de son chef, finit par subir l’influence de l’agent consulaire et par consentir à le seconder dans sa vile besogne. Ses dires ajoutés à ceux de Piranesi alimentaient les rapports que ce dernier envoyait régulièrement à Reuterholm. Les faits et gestes d’Armfeldt furent ainsi dévoilés à la Cour du Régent.
 
Ils l’étaient aussi par la princesse Sophie-Albertine qui se trouvait à Rome, sous le nom de comtesse de Wasa. Elle n’avait jamais aimé Armfeldt. Déjà sous le règne de son frère, elle s’irritait souvent de la confiance qu’il accordait à son favori. Elle n’était donc que trop disposée à partager les ressentimens du duc de Sudermanie, dont la correspondance lui révélait à tout instant la vivacité. En présence d’Armfeldt, elle dissimulait les siens ; derrière lui, elle ne prenait pas la peine de les cacher. Dans son entourage, personne n’ignorait qu’elle se déliait du ministre de Suède. Obligé de se montrera la suite, Armfeldt ne se méprenait pas aux témoignages de bienveillance qu’elle affectait de lui prodiguer. « Ma personne ne lui est pas agréable, écrivait-il, et si elle n’était pas de sang royal, je dirais la même chose d’elle. »
 
Au mois d’avril, la princesse quitta Rome pour aller faire une visite à la Cour de Naples. Dispensé de l’accompagner, Armfeldt se mit en route pour Florence où il devait présenter au grand-duc de Toscane les lettres qui l’accréditaient en qualité de représentant de la Suède. A Rome, la présence de la
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princesse Sophie-Albertine l’avait obligé à manifester ses opinions moins bruyamment qu’il ne l’avait fait à Vienne. Mais, quand il se fut séparé d’elle ; il en revint à ses anciens erremens ; il recommença à parler sans mesure et sans retenue du Régent et de Reuterholm. Il en fut ainsi durant les six mois qu’il passa à Florence, à Pise, à Lucques et à Gênes. Dans cette dernière ville, en présentant au Doge ses lettres de créance, il ne craignit pas de couvrir de louanges les puissances qui se coalisaient pour défendre les monarchies menacées. A Florence, il accentua son attitude en refusant de se mettre en rapport avec le citoyen La Flotte, représentant de la France, et en se liant d’amitié avec lord Harvey, le ministre d’Angleterre, homme d’ancien régime, adversaire ardent de la République, qui cherchait à faire entrer dans la coalition la Cour toscane restée neutre jusqu’à ce jour entre les belligérans.
 
En fréquentant assidûment, au mépris de toute prudence, la Légation anglaise en un moment où le gouvernement qu’il représentait négociait avec la République en vue d’une alliance, Armfeldt ne s’inspirait pas uniquement de raisons politiques. Au siège de cette légation, où il pouvait parler librement, certain d’être toujours approuvé, il avait rencontré une personne spirituelle et séduisante, lady Anna Hatton, la sœur de lord Harvey. Quelle fut la nature de ses rapports avec elle ? Lui fit-elle oublier sa femme, et ses deux maîtresses, Madeleine de Rudenschold et la princesse Mentschikoff ? Nous l’ignorons. Mais il n’est pas douteux qu’entre la sémillante Anglaise et lui, se créa, durant son séjour à Florence, une intimité affectueuse et confiante. C’est à elle et à lord Harvey, qu’au moment de quitter la Toscane, à la fin d’octobre, ne jugeant pas prudent de transporter ses papiers avec lui, il les confia, convaincu qu’entre leurs mains, ils seraient en sûreté. C’était compter sans Piranesi et méconnaître son audace et son esprit de ruse. On verra bientôt comment cet Italien astucieux parvint à s’en emparer et précipita ainsi la catastrophe dont malheureusement Armfeldt ne devait pas être la seule victime.
 
Son plan de révolution n’avait pas encore transpiré ; il ne fut connu qu’au moment de la saisie des papiers opérée par Piranesi. Mais on savait à Stockholm qu’il suivait une politique toute contraire à celle du gouvernement suédois et qu’il entretenait des rapports avec la Cour de Russie et ses agens à
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l’étranger. On en eut une preuve, grâce à Piranesi, au moment où Armfeldt quittait Florence [tour se rendre à Naples.
 
Quelques semaines auparavant, en vue de l’histoire du règne de Gustave III, qu’il se proposait d’écrire, il avait rédigé et fait imprimer un prospectus annonçant cet ouvrage et en expliquant l’objet. Avant de lancer ce prospectus dans le public, il en avait envoyé un exemplaire à l’impératrice Catherine en sollicitant son patronage et un autre à un prélat romain, Mgr de Bernis, neveu du cardinal. Piranesi, toujours aux aguets, s’en procura une copie dans l’entourage de ce prélat et l’expédia à Stockholm. Ç’en était assez pour mettre le feu aux poudres et pour faire éclater la sourde colère que le Régent et Reuterholm contenaient depuis longtemps. Parleur ordre, le grand chancelier Sparre écrivit à Armfeldt une lettre où, pour la première fois, était exprimée sans réticence l’irritation que provoquait sa conduite. Après avoir blâmé sévèrement l’attitude affectée par lui depuis son départ de Stockholm, on incriminait le prospectus et le livre qu’il annonçait. « C’est un événement unique dans l’histoire qu’un tel ouvrage ail pu être écrit par un ministre suédois accrédité dans plusieurs cours. » Armfeldt était mis en demeure de détruire tous les exemplaires manuscrits ou imprimés, sous peine d’être révoqué.
 
Cette missive furibonde lui fut remise par Lagersvard à son passage à Rome où il s’était arrêté en allant de Florence à Naples. En lui communiquant cet ordre écrit, Lagersvard lui en transmit un verbal : Défense lui était faite de résider à Naples. Il devrait en repartir aussitôt après avoir présenté ses lettres officielles et choisir une autre résidence ; on lui désignait la ville de Gênes comme celle où son gouvernement préférait le voir s’établir. Il semble bien qu’à ce moment Armfeldt ait résolu d’abandonner ses fonctions diplomatiques.
 
« Je suis trop agité pour répondre au grand chancelier, mandait-il à Mlle de Rudenschold ; mais, de Naples, je te ferai connaître ma décision et le même courrier portera ma réponse. Dès maintenant, je suis résolu à n’être qu’un sujet attaché à mon Roi, à la monarchie et à ses bases, à l’honneur et à la gloire, et par conséquent un sujet tel que les régens devraient en désirer. Ils croient m’effrayer par leurs menaces et m’humilier en me privant de tout. Mais qui a vaillamment affronté la mort ne craint pas les menaces injustes, et qui n’a jamais
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entrevu la possibilité d’être vil, trouve dans la misère même une nouvelle satisfaction… Je n’agirai jamais comme un traître ; je n’oublierai jamais que j’ai été le sujet et l’ami d’un grand malheureux prince, le père de mon Roi. Mais je dois à sa mémoire et a moi-même de ne pas me laisser déshonorer en subissant sans protester les ignominies les plus féroces et la persécution la plus basse. »
 
Ce qu’il ne dit pas dans cette lettre, c’est que son irritation provenait surtout de la défense qui lui était faite de prolonger son séjour à Naples. A cet égard d’ailleurs, il était résolu à ne pas obéir ; il le déclara à Lagersvard : son installation dans la capitale des Deux-Siciles était prête cl ses dispositions prises en vue d’un long séjour dans cette ville. Plusieurs autres raisons, dont vraisemblablement il ne parla pas à son interlocuteur, l’eussent empêché de se soumettre sur ce point aux ordres du Régent, y eût-il été disposé. Sa femme devait le rejoindre à Naples ; il devait y retrouver la princesse Mentschikoff et lady Anne Hatton. C’est donc en rebelle qu’il franchit la frontière du royaume des Deux-Siciles. Néanmoins, il n’avait pas donné sa démission. Le 1{{er}} novembre eut lieu sa présentation au roi et à la reine de Naples.
 
On sait ce qu’était à cette époque la Cour napolitaine. Comme celle de Danemark, quelques années auparavant, et comme celle d’Espagne, quelques années plus tard, elle offrait le spectacle d’une reine plus puissante que son mari, réduit par elle à n’être rien qu’un soliveau, et d’un ministre omnipotent, qui s’étant rendu maître de son cœur et de ses sens, gouvernait sous son nom le royaume. Le général Acton était à Naples ce qu’avait été Struensée à Copenhague et ce que fut ensuite Codoï à Madrid. II avait en mains tous les pouvoirs. Son habileté consistait à les exercer à son gré au nom du Roi, en laissant croire à celui-ci qu’il obéissait, alors qu’en réalité il ordonnait.
 
Beau, entreprenant, aimé des femmes et connu par ses aventures galantes, Armfeldt devait plaire à une reine telle que Marie-Caroline. En outre, elle admirait en lui le serviteur dévoué de Gustave III, fidèle au fils de ce prince comme il l’avait été au père, et qui avait encouru la disgrâce du Régent en blâmant de toutes ses forces et sous toutes les formes ce gouvernement suédois qui ne craignait pas de s’allier à la République française et de scandaliser ainsi tous les princes de l’Europe.
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Le Roi pensait de même à l’égard du ministre de Suède et le général Acton, lorsqu’il se l’ut assuré que le nouveau venu ne serait pas, auprès de la Reine, un rival pour lui, ne lui marchanda ni sa bonne grâce, ni ses services.
 
D’autre part, quelques-unes des grandes dames étrangères, qui se trouvaient alors à Naples, ne dissimulaient pas l’estime en laquelle elles tenaient Armfeldt et la tendre admiration qu’il leur avait inspirée. La princesse Mentschikoff, fidèle à sa promesse, était venue passer l’hiver auprès de lui. Ils habitaient le même palais, elle, au rez-de-chaussée avec sa famille, lui, à l’étage au-dessus avec sa femme accourue à Naples à son premier appel. Un petit escalier mettait en communication les deux appartemens. La grande dame moscovite n’était pas la seule qui attirât les hommages d’Armfeldt. Lady Hatton était arrivée de Florence, amenant avec elle sa sœur, lady Elisabeth Monck, amie intime de la Reine.
 
A signaler encore, dans ce galant escadron, la comtesse Skavronska, femme du ministre de Russie ta Naples. Née Catherine Engelhart, elle était la nièce du fameux Potemkine. Comme ses deux sœurs, Alexandra et Barbara, elle avait été sa maîtresse. Quoiqu’elle eût dépassé la trentaine, elle conservait les attraits de sa première jeunesse. Devenue veuve depuis peu, elle se laissait courtiser en attendant de se remarier. Un peu plus tard, elle devait épouser le comte Litta auprès duquel elle vécut jusqu’à sa mort, en femme revenue de ses anciens égaremens. De ce second mariage, elle eut deux filles : l’une d’elles épousa le comte Pahlen, et l’autre a fait beaucoup parler d’elle sous le nom de son mari, le général prince Bagration, tué en 1812 à la bataille de Borodino.
 
Il est assez difficile de préciser quel fut le rôle d’Armfeldt dans la société de ces grandes charmeuses. S’il faut en croire la légende, il aurait été aimé de toutes, mais les preuves sur lesquelles elle s’appuie sont aussi rares que fragiles. Il n’y a de certitude que pour la princesse Mentschikoff. Ce qui n’est toutefois pas moins vrai, c’est que lorsque, un peu plus tard, il dut s’enfuir de Naples, ces adoratrices s’unirent à la reine Caroline pour favoriser sa fuite. Lady Monck lui écrivait : « L’amour et l’amitié veillent sur vous. »
 
On peut conclure de ces détails qu’à cette époque, Madeleine de Rudenschold n’était pas moins oubliée comme maîtresse, que
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la baronne Armfeldt comme épouse. Seulement, la baronne Armfeldt était présente et sa présence obligeait l’infidèle à employer la ruse pour lui dissimuler ses désordres, ou à se les faire pardonner, tandis que, Madeleine étant loin, il était plus aisé d’entretenir les illusions qu’elle conservait encore, sinon sur la fidélité de son amant, du moins sur sa constance. Il continuait à lui écrire et elle continuait à lui répondre. Nous ne le savons d’ailleurs que par quelques rares fragmens des lettres d’Armfeldt. Nous ne possédons pas celles que Madeleine lui écrivit après qu’il fut installé à Naples. La dernière de notre dossier porte la date du G septembre. Armfeldt l’ayant reçue à Florence, elle se trouva parmi les papiers qui lui furent dérobés dans cette ville par les agens de Piranesi. Il est vraisemblable qu’une fois averti du vol dont il avait été victime, il détruisit celles qui lui furent écrites ultérieurement.
 
Quant aux informations relatives à son séjour dans la capitale des Deux-Siciles, nous les devons à son Journal. Entre les traits attachans qu’il relaie, il en est un qu’il y a lieu de mentionner ici parce qu’il rappelle l’un des épisodes les plus tragiques de la Révolution française :
 
« La reine accoucha dans les premiers jours de décembre, raconte Armfeldt. Quelques jours avant, était arrivée la nouvelle de l’exécution de la malheureuse reine de France. C’est au théâtre San Carlo qu’elle fut communiquée au général Acton, dans la loge de qui je me trouvais. Leurs Majestés occupaient leur petite loge. Nous fûmes si frappés de cette nouvelle que nous ne pûmes nous défendre d’en parler avec effarement, au risque d’attirer l’attention de la reine Marie-Caroline, dont l’imagination était hantée par la crainte de subir le même sort que sa sœur. Comme, au même moment, elle nous avait regardés, nous décidâmes de ne plus nous parler pendant le reste de la représentation pour ne pas l’inquiéter. Elle me dit ensuite qu’elle avait vu un tel changement sur ma figure qu’elle était sûre que j’avais reçu de mauvaises nouvelles. »
 
La suite du Journal d’Armfeldt nous le montre menant à Naples une existence agitée et brillante, vivant dans l’intimité de la famille royale, frayant avec les représentans des puissances étrangères les plus hostiles à la France, accueilli avec faveur par l’aristocratie napolitaine, promenant partout son élégance, sa jactance, sa liberté de langage, se conduisant,, en un mot,
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non comme un diplomate pour qui la discrétion et la réserve sont un devoir, mais comme le censeur acerbe des actes du gouvernement qu’il représentait.
 
Ce n’eût été que demi-mal si son imprudente attitude n’avait compromis que lui. Malheureusement, elle avait pour effet de compromettre aussi et de rendre suspects ses correspondans de Suède, les amis auxquels il écrivait à toute heure pour les inviter à s’unir à lui afin de les faire aboutir. C’étaient le secrétaire royal Ehrenstrom, le colonel Aminoff, Madeleine de Rudenschold, d’autres encore qu’on savait en relations suivies avec lui. On ne pouvait encore invoquer contre eux aucune charge positive. Dans les lettres interceptées à Hambourg, il y avait des parties en clair qui ne suffisaient pas à dresser un acte d’accusation ; il y avait aussi des parties chiffrées ; mais on ne possédait pas la clé du chiffre ; elles restaient par conséquent intraduisibles.
 
Néanmoins, quoique Reuterholm ne fût pas encore assez armé pour intenter à Armfeldt et à ses complices un procès criminel, il avisait déjà aux moyens de les poursuivre comme conspirateurs et auteurs d’une entreprise contre la sûreté de l’Etat. Il est vrai qu’Armfeldt restait hors de sa portée et il ne croyait pas qu’il consentirait à revenir en Suède pour répondre à l’accusation. Mais il n’était pas impossible de se saisir de lui, soit en lui tendant un piège, soit en demandant au roi de Naples de le livrer. Telle parait avoir été l’origine du projet que, d’accord avec le Régent, Reuterholm n’allait pas tarder à exécuter.
 
Dès le mois de novembre, il songeait à s’assurer de la personne d’Armfeldt. Plusieurs navires de guerre suédois mouillaient dans la Méditerranée. L’un d’eux, commandé par le baron Palmquist, était à Gênes. Le Régent écrivit à cet officier pour l’inviter à se tenir prêt à faire voile pour Naples. Quelques jours plus tard, le 5 décembre, ordre lui était donné de partir. Il recevait en même temps une lettre destinée au roi des Deux-Siciles, qu’il devait lui remettre en mains propres. Elle avait pour objet d’obtenir pour le porteur l’autorisation d’arrêter le baron d’Armfeldt. Le Régent avait également écrit au général Acton, afin de le rendre favorable à cette demande. Ces ordres devaient rester secrets ; mais une indiscrétion fut commise par Claës Lagersvard qui était alors à Gênes. Il raconta que le baron
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Palmquist avait mission d’aller à Naples, d’attirer Armfeldt à bord de son navire, de l’arrêter et de le ramener en Suède. La nouvelle étant parvenue à lord Harvey à Florence, il s’empressa de la transmettre à l’intéressé. Déjà celui-ci, comme s’il eût pressenti le coup qui le menaçait, avait écrit à son gouvernement pour demander son rappel. « Il jugeait contraire à tous les principes d’honneur de conserver une fonction représentative auprès d’une Cour étrangère, alors que dans les documens officiels il était attaqué comme assassin et conspirateur. »
 
Il était sans réponse à sa demande et ignorait encore l’expédition qui se préparait contre lui, lorsqu’une lettre de Stockholm lui apporta une nouvelle terrifiante. Dans la nuit du 17 au 18 décembre, le gouvernement de la régence avait fait arrêter Mlle de Rudenschold, le secrétaire royal Ehrenstrom, son frère lieutenant-colonel, deux autres officiers du même grade, un restaurateur, l’ancien valet de chambre d’Armfeldt et un employé de commerce dont la présence au milieu de ces accusés semblait d’autant plus inexplicable qu’il était connu comme jacobin. Plusieurs d’entre eux furent remis plus tard en liberté. On les avait arrêtés sur de simples soupçons et surtout pour faire croire à l’existence d’un vaste complot ourdi par Armfeldt, et qui méritait un châtiment inexorable.
 
Nos documens sont muets sur les circonstances qui précédèrent et suivirent l’arrestation de Madeleine. Ils disent seulement que, prévenue à l’avance de la visite des gens de police, elle eut le temps de détruire les nombreuses lettres de son amant, pieusement conservées jusque-là, et que la perquisition opérée dans son domicile ne fit découvrir aucune pièce propre à démontrer sa culpabilité. Mais, à défaut d’informations plus complètes, on peut se figurer quelles furent, en ce pressant péril, les réflexions de cette malheureuse femme. Elle expiait son amour, sa longue fidélité à Armfeldt, le dévouement qu’elle avait mis à le défendre, la docilité avec laquelle elle s’était toujours empressée de suivre ses instructions, même quand elle ne les approuvait pas. Toutefois, elle avait lieu d’espérer que sa détention serait de courte durée : non qu’elle eût à attendre du Régent et de Reuterholm justice ou clémence, mais parce que, n’ayant rien à se reprocher en tant que patriote, il lui paraissait impossible qu’on la condamnât. Et puis, elle se connaissait de nombreux amis qui ne manqueraient pas d’intercéder en sa
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faveur. Sur ce point, elle ne se trompait pas. Dès que la nouvelle de son arrestation se l’ut répandue, ils entreprirent des démarches afin d’obtenir sa mise en liberté.
 
Au surplus, ce n’est pas contre elle que l’opinion se prononçait, mais contre le Régent. Dans la mesure inique dont elle était l’objet, tout le monde voyait une manifestation de la vieille rancune du prince contre une femme à laquelle il ne pardonnait pas d’avoir osé lui résister. Il y avait unanimité pour flétrir cet acte de basse vengeance. Personne ne sentait mieux que sa femme combien le sentiment public lui était hostile. Ce qu’elle pensait de sa conduite et la compassion que lui inspirait le malheur immérité de la demoiselle d’honneur, la décidèrent à aller plaider auprès de lui en faveur de cette infortunée. L’épouse si souvent outragée fit entendre des remontrances sévères et s’efforça de prouver à celui dont elle avait tant à se plaindre qu’il serait à jamais déconsidéré s’il laissait frapper une femme dont le crime consistait uniquement à n’avoir pas voulu se donner à lui. Le prince finit par céder à ses prières ou par feindre d’y céder et promit qu’il ne laisserait pas condamner Madeleine de Rudenschold. Il fit la même promesse à sa sœur, Sophie-Albertine, qui voulait aussi tirer de ce péril sa demoiselle d’honneur. Mais on verra bientôt qu’à la honte du Régent, ce double engagement ne fut pas tenu, et que, par faiblesse ou par désir de vengeance, le duc de Sudermanie laissa Reuterholm assouvir jusqu’au bout, sur la personne d’une innocente, la haine qu’il nourrissait contre Armfeldt.
 
 
<center> II</center>
 
L’ordre de partir pour Naples qu’avait reçu à Cènes le baron Palmquist porte la date du 5 décembre. Pour des causes qui nous échappent et dont Palmquist dut répondre ultérieurement devant un conseil de guerre, il ne l’exécuta qu’au commencement du mois de février 1694. Prévenu de ce qui se préparait, Armfeldt se tenait sur ses gardes, assuré que, s’il était attaqué, il serait défendu par les amies qui dès ce moment, à l’instigation de la reine Marie-Caroline, faisaient sentinelle autour de celui qu’elles appelaient « le cher petit, » bien qu’il fût grand et fort et qu’il eût trente-six ans. Cependant, ne voulant pas que sa femme restât exposée aux dangers contre lesquels il devait se
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protéger, il décida de la faire partir. La baronne d’Armfeldt quitta Naples le 7 février pour se rendre dans sa famille qui habitait les provinces baltiques. Pour la protéger pendant son voyage, son mari lui avait donné comme compagnon un homme qui lui était passionnément dévoué, le major de Peyron, de la garde royale de Suède. Quant à lui, il comptait se réfugier à Saint-Pétersbourg ; il avait écrit à l’impératrice Catherine pour lui demander un asile dans ses Etats, en lui rappelant les promesses qu’il avait reçues, d’elle. Mais il ne se pressa pas de partir ; il resta à Naples, attendant les événemens.
 
Dans la matinée du 10 février, il vit entrer chez lui une femme affolée. C’était lady Monek Elle accourait lui annoncer, de la part de la Reine, que Palmquist venait d’arriver, avait débarqué, s’était rendu au palais royal et qu’il n’était que temps de s’enfuir. L’historien Elof Tégner, qui raconte cette scène, nous apprend que la fuite d’Armfeldt fut si vite préparée qu’à cinq heures, il sortait de Naples dans la voiture de lady Monck et que, le même soir, il était à l’abri dans un couvent franciscain de la banlieue napolitaine. Ce ne devait être pour lui qu’un asile provisoire où il resterait jusqu’à ce que la Cour eût pris d’autres mesures pour le protéger contre les guets-apens tendus par Piranesi. D’accord avec ses amies, le Roi, la Reine et Acton s’en occupaient activement. A leur demande, Piranesi était arrêté à Rome et tenu provisoirement sous les verrous.
 
Le 26 février, Armfeldt quittait le couvent, dans la soirée, rentrait à Naples à la faveur de la nuit et allait prendre domicile dans la maison du marquis del Vaslo, grand maréchal de la Cour. Il y restait quelques jours, gardé par la police et partait bientôt pour le château de Montesarchio appartenant au marquis qui s’était chargé de pourvoir à sa sûreté.
 
La sollicitude de la Reine ne devait pas s’en tenir là. Lorsque, peu après, Armfeldt se mit en route pour la Russie, elle lui fit compter une somme de 10 000 ducats pour couvrir ses frais de voyage, en même temps qu’elle donnait désordres afin que, partout sur sa route à travers les Etats napolitains, il trouvât la protection des fonctionnaires du royaume.
 
On se souvient que le baron Palmquist était porteur d’une lettre adressée par le régent de Suède au roi des Deux-Siciles. Il en avait une autre pour le général Acton. C’est à l’audience de celui-ci qu’en abordant à Naples, il se présenta après avoir
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eu soin de se déguiser afin de ne pas attirer l’attention. Le premier ministre s’empressa de le recevoir. Lorsqu’il eut pris connaissance de la lettre du Régent, il conduisit le mandataire auprès du Roi. Sa Majesté montait en voiture pour aller à Portici. L’entretien ne dura que quelques minutes. Palmquist remit la lettre du Régent au royal destinataire. Elle était ainsi conçue :
 
« Monsieur mon frère, me voyant dans la fâcheuse nécessité de rappeler subitement de la Cour de Votre Majesté le ministre que je viens d’envoyer résider auprès d’Elle, le baron d’Armfeldt, mais encore de le faire arrêter pour crime d’Etat au premier chef, je n’ai pas dû manquer d’en faire part à Votre Majesté, parfaitement convaincu qu’Elle ne regardera cette démarche, à laquelle je me vois forcé par les raisons d’Etat les plus graves, et les plus pressantes, que comme une suite naturelle de ma juste sollicitude de maintenir le repos et la tranquillité de mon royaume, qu’un sujet rebelle et audacieux ose vouloir troubler par ses sourdes intrigues. J’attends donc des sentimens d’amitié de Votre Majesté, et de l’intérêt qu’Elle a toujours voulu prendre à ma satisfaction, qu’Elle daigne donner ses ordres, de façon que la personne chargée des miens puisse ''se saisir du baron d’Armfeldt ainsi que de tous ses papiers'', savoir mon aide de camp général et commandant d’un de mes vaisseaux de ligne, le baron de Palmquist, qui aura l’honneur de lui présenter cette lettre, ''puisse s’acquitter de sa commission'' avec le secret nécessaire en pareil cas.
 
« Ce n’est qu’avec la plus grande répugnance que je me suis décidé d’ôter d’une manière aussi brusque d’auprès d’un prince, que j’aime et que j’estime aussi particulièrement que Votre Majesté, mon envoyé, malgré qu’il y a longtemps qu’individuellement il ne l’a que trop mérité ; mais, ne me laissant plus le parti de la clémence possible, et comblant la mesure de ses témérités, il conspire ouvertement contre moi, et l’Etat. C’est un délit de nature à être ressenti partout, et aucun souverain légitime, j’en suis sûr, ne voudra soustraire à la punition des lois un sujet aussi coupable.
 
« J’espère que l’amitié vraie et solide qui subsiste entre nous ne souffrira en rien de cet événement. Elle m’est trop chère pour que je ne la cultive pas soigneusement toute ma vie. Une nomination plus heureuse que cette dernière, pour occuper la
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même place auprès de Votre Majesté, s’ensuivra aussitôt que les circonstances dans lesquelles je me trouve par rapport à ce baron pourront me le permettre. »
 
Cette lettre lue, le Roi, sans s’expliquer autrement, promit qu’il y répondrait le même jour à cinq heures. Le rapport de Palmquist au Régent, d’où sont tirés ces détails, ajoute :
 
« Je sais qu’à dix heures, la Reine a écrit un billet à lady Monck, afin de permettre à l’oiseau de s’envoler : à cinq heures de l’après-midi, il était parti. Ce n’est qu’à cette heure que j’aurais dû recevoir la réponse de la « personne principale, » et de cette façon, le temps passa jusqu’à sept heures du soir. A ce moment, on me présenta avec force complimens deux ou trois mauvaises raisons du refus de délivrer l’oiseau, par exemple qu’on n’avait pas reçu ma requête en bonne et due forme, que la lettre n’avait pas été rédigée dans une certaine forme, etc. Bref, je vis fort bien que les femmes avaient en leur pouvoir les hommes à qui j’avais affaire et qu’elles avaient montré les dents. Vous savez ce qui en résulte, si l’homme ne résiste pas. »
 
Le lendemain, Palmquist reçut la réponse promise. Elle était adressée à Gustave IV, au nom duquel le Régent avait écrit au roi de Naples.
 
« Monsieur mon frère, c’est avec peine et le plus grand étonnement que j’apprends, par la lettre de Votre Majesté du 5 décembre, la fâcheuse circonstance qui a donné lieu à l’expédition du baron Palmquist, et à la destitution subite du baron d’Armfeldt, du caractère dont il était revêtu de la part de Votre Majesté auprès de moi. Je sens la nécessité d’une telle démarche pour le maintien du repos et de la tranquillité dans les Etats, et je n’hésiterais pas un instant à concourir aux vues de Votre Majesté si je pouvais le faire sans compromettre ma dignité et sans exposer la tranquillité de mes sujets par le procédé et l’opération dont elle a chargé personnellement le baron de Palmquist.
 
« Le délit est de nature à mériter le ressentiment universel ; mais la façon dont Votre Majesté s’exprime en commettant de l’arrêter, et ''de le saisir'' dans mes Etats, c’est ce que je trouve inadmissible. Feu mon Auguste Père qui avait sur moi l’autorité que Dieu et la nature lui avaient donnée, ne s’est jamais servi, dans les occasions, d’expressions pareilles, ni donné des commissions qui portassent atteinte à la dignité de ma
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couronne. Il en a toujours agi vis-à-vis de moi avec cette circonspection qu’il employait avec tout autre souverain. Une réquisition faite dans des termes plus analogues à ce principe, m’aurait pu fournir des moyens de marquer à Votre Majesté la part et l’intérêt que je prends à tout ce qui la regarde, sans blesser ma dignité, sans faire aucune offense à mon territoire, et sans alarmer mes sujets. D’autres époques pour motifs et circonstances tout aussi critiques ont donné à Naples un exemple cité dans l’histoire de Pierre le Grand, que je me dispense de lui rappeler. Les différens sentimens, dont je suis agité dans cette occasion, d’estime et d’amitié pour Votre Majesté et de ce que je dois à ma couronne, me tiennent dans une vive inquiétude et j’attends de Votre Majesté qu’elle suggère le moyen de satisfaire l’une et de ne pas manquer à l’autre. »
 
La réponse du général Acton était conçue dans le même sens. Palmquist comprit alors qu’il avait été joué ; il dut repartir les mains vides et « sans ramener l’oiseau. »
 
A Rome, Piranesi, qui avait contribué à cette démarche, en attendait anxieusement le résultat. On doit croire qu’il l’avait prévu et qu’il s’était apprêté à réparer l’échec de la diplomatie suédoise. En effet, quelques jours plus tard, le gouvernement de Naples était averti que quatre individus soudoyés par l’agent consulaire venaient de partir de Rome avec l’ordre d’enlever le baron d’Armfeldt mort ou vif. Deux d’entre eux furent arrêtés en arrivant à Naples ; l’un des deux autres s’échappa et trouva un refuge sur le bâtiment que commandait Palmquist. C’en était assez pour convaincre la Cour que cet officier avait trempé dans une tentative d’assassinat.
 
Cette affaire, qui donna lieu à un procès criminel engagé à Naples contre les émissaires de Piranesi, eut alors un grand retentissement. Il n’y a pas lieu d’en détailler ici les innombrables incidens. Nous rappellerons seulement qu’ils allumèrent entre la Cour de Naples et celle de Suède une querelle longue et violente qui durait encore en 1195. On en retrouve les échos dans un grand nombre de rapports diplomatiques. La violence en fut poussée si loin qu’on vit la Cour de Suède, à la date du 15 octobre 1794, déclarer à celle de Naples « que la Providence a mis assez de forces entre ses mains pour qu’elle puisse se procurer la juste satisfaction qui lui est due, mais que, par humanité, elle ne veut pas augmenter les malheurs sous
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lesquels gémit l’Europe. » A cette fanfaronnade, le gouvernement napolitain répond par des railleries : « Peut-on se rendre plus ridicule qu’en tenant un tel langage ? On croit entendre la Cour de Russie morigéner un prince de Moldavie ou de Valachie et on ne peut s’empêcher de rire quand on réfléchit que c’est la Cour de Suède qui parle ainsi à celle de Naples. »
 
La discussion ne s’arrêta pas là. L’année suivante, le gouvernement suédois l’ayant résumée dans un rapport adressé à toutes les Cours et rendu public, le roi de Naples se considéra comme outragé par ce libelle et le fit brûler par la main du bourreau sur une place de sa capitale.
 
Il résulte de ces détails que le régent de Suède et Reuterholm étaient exaspérés par l’attitude du souverain des Deux-Siciles. Tandis que ce prince les accusait d’avoir voulu violer le droit des gens en cherchant à s’emparer d’Armfeldt sur un territoire étranger et même à le faire assassiner, ils répliquaient qu’en cette circonstance le roi de Naples s’était fait le complice d’un grand criminel.
 
Ce qui contribuait à accroître leur fureur, c’est que les Cabinets européens donnaient raison au monarque napolitain. Partout, leur conduite était critiquée et blâmée. faisant allusion au traitement dont était l’objet Mlle de Rudenschold, le duc de San Teodoro écrivait que toute cette affaire n’était « qu’une affaire de femme. » Par ailleurs, on racontait, en dénaturant la vérité, « que le Régent ne pardonnait pas au baron d’Armfeldt de lui avoir enlevé sa maîtresse. » Enfin, lorsque, un peu plus tard, le gouvernement suédois, cruellement déçu par les piètres résultats de l’alliance qu’il avait contractée avec la République française, cherchait à renouer ses anciens rapports avec la Russie et mettait comme condition à ce rapprochement que l’Impératrice lui livrerait le baron d’Armfeldt réfugié dans ses Etats, elle répondait à cette demande par un refus, à la suite duquel les pourparlers furent rompus.
 
Les choses n’en étaient pas encore à ce point au moment où Armfeldt se mettait en route pour Saint-Pétersbourg, sous le nom de Frédéric Brandt. La querelle que nous venons de résumer commençait à peine. Il n’en connut les premiers détails qu’après être arrivé dans la capitale moscovite, le 20 mai 1794, et probablement par le duc de Serra-Capriola, ambassadeur de Naples en Russie, chez qui il avait pris
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domicile. Il s’était attendu à recevoir à la Cour moscovite un accueil exceptionnellement favorable et à y être l’objet de la bienveillance impériale. Il y comptait d’autant plus qu’elle s’était antérieurement manifestée envers lui et que, d’autre part, il recevait de tous côtés des témoignages de l’indignation et de la pitié qu’excitait son malheur. Le Pape lui-même lui avait fait parvenir des condoléances et, pour marquer qu’il désapprouvait la conduite du Régent, il avait refusé de recevoir officiellement Piranesi qui venait d’être nommé ministre de Suède auprès du Saint-Siège. Armfeldt se croyait donc assuré de la faveur de Catherine. Mais l’Impératrice caressait déjà le projet qu’elle essaya vainement de réaliser plus tard et qui consistait à marier l’une de ses petites-filles, la grande-duchesse Alexandra, au jeune roi de Suède. Elle était intéressée à ne pas offenser le Régent et son ministre en ajoutant à la protection dont elle couvrait Armfeldt des faveurs trop apparentes. Alors qu’il espérait recevoir un grade élevé dans l’armée russe ou une haute fonction civile, il trouva l’ordre de ne pas s’arrêter dans la capitale et de se rendre à Kalouga où des moyens d’existence lui seraient assurés. Il ne pouvait qu’obéir et s’y résigna. C’est dans cette petite ville de la Russie d’Europe, à quatre cents lieues de Saint-Pétersbourg, qu’il allait vivre obscurément, entouré de sa famille qui avait été autorisée à se réunir à lui. Cet exil devait se prolonger durant plusieurs années ; il ne cessa qu’en 1798. A cette époque, la régence n’existait plus ; Gustave IV, devenu majeur, avait pris possession de sa couronne, inauguré son pouvoir en renvoyant Reuterholm, avec défense de paraître à la Cour et rappelé à Stockholm les anciens amis de son père.
 
Tout entier à sa haine, le tout-puissant ministre, en 1794, ne s’inquiétait pas de ce dénouement, que cependant il aurait dû prévoir. Abusant de la faiblesse du Régent, il continuait à en faire le complice de ses perfidies. Il n’était pas parvenu à s’emparer d’Armfeldt. Mais il tenait les comparses de ce qu’il appelait un complot contre la sûreté de l’Etat ; il se flattait, en les frappant, d’atteindre le fugitif. Cependant, il n’avait découvert encore aucune preuve qui permit de les convaincre la conspiration. A la Cour comme dans toutes les villes du royaume où l’opinion s’était violemment émue de cette affaire, on se divertissait de la déconvenue du Régent et de Reuterholm et de leur impuissance à établir la culpabilité des accusés. Aux fragiles
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argumens des accusateurs, ces malheureux opposaient des dénégations énergiques et irréfutables. L’embarras du gouvernement devenait plus grand de jour en jour. Le bruit commençait à se répandre qu’il serait obligé d’abandonner les poursuites ; on s’en réjouissait ; un profond revirement s’était fait dans l’opinion de plus en plus indignée de la véritable cause des persécutions exercées contre Mlle de Rudenschold, cause déshonorante pour le Régent et que personne n’ignorait plus. Mais, à ce moment, c’est-à-dire au commencement du mois d’avril, se produisit un coup de théâtre. A Florence, Piranesi était parvenu à s’emparer des papiers d’Armfeldt laissés à la garde de lord Harvey, le ministre d’Angleterre, et il les envoyait à son gouvernement.
 
Dans l’épisode que nous racontons, le vol de ces papiers rappelle les actes de brigandage si fréquens en Italie à l’époque de la Renaissance et les personnages qui l’accomplirent apparaissent comme les héritiers des sicaires d’autrefois : ils en ont les mœurs, les habitudes et usent des mêmes moyens. Tandis que Piranesi lançait derrière Armfeldt des espions et des spadassins, il avait entrepris de découvrir en quel lieu étaient déposées les correspondances privées que recevait le représentant de la Suède. Un hasard le lui apprit. Avec la complicité de Lagersvard, il intercepta une lettre que lady Anne Hatton écrivait à Armfeldt et il sut ainsi que le précieux dépôt dont il avait tant d’intérêt à s’emparer était à la Légation d’Angleterre à Florence, dans la chambre de lord Harvey.
 
Celui-ci allait partir pour Naples, en laissant les papiers aux mains de sa sœur qui ne devait le suivre qu’un peu plus tard. A ce moment, ils étaient officiellement réclamés au grand-duc de Toscane par le gouvernement suédois. Mais Piranesi, prévoyant qu’il ne serait pas fait droit à cette requête, prit ses mesures pour conjurer les effets d’un refus. Deux de ses agens partirent pour Florence, s’abouchèrent avec l’un des serviteurs du diplomate anglais et le décidèrent à prix d’argent à trahir son maître. Lord Harvey s’était mis en route le 2 février. Le lendemain, le domestique tirait les papiers de l’armoire dans laquelle ils étaient enfermés et les apportait chez l’un des envoyés de Piranesi. Tout ce que contenait l’enveloppe fut aussitôt expédié à Home, remplacé par de vieux papiers et le paquet remis en place sans que personne à la Légation pût soupçonner
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la substitution qui venait d’être pratiquée. Elle fut si peu soupçonnée que l’année suivante lord Harvey écrivait à Armfeldt : « Ce que vous m’avez confié est en sûreté et à votre disposition. »
 
Le Régent et Reuterholm durent se réjouir en recevant ce précieux envoi. Ils allaient y trouver les élémens d’accusation qu’ils n’avaient pu se procurer jusque-là, c’est-à-dire toutes les lettres qu’Armfeldt avait reçues depuis son départ de Stockholm jusqu’à la fin de son séjour à Florence et qu’il avait imprudemment négligé de détruire réelles de sa maîtresse, celles d’Ehrenstrom, d’Aminoff, de Gyldensdolpe, le gouverneur du Roi, celles d’Axel de Fersen, qui heureusement pour lui n’était pas en Suède, celles enfin de plusieurs autres personnages avec qui Armfeldt entretenait une correspondance suivie. Tout ce qu’il avait voulu, rêvé, projeté, ses critiques des actes de la régence, ses blâmes contre le Régent, ses railleries a m ères contre Reuterholm, les propos amoureux de Madeleine, la clé du chiffre dont il se servait en lui écrivant et dont elle usait elle-même, enfin ce fameux plan de révolution rédigé plusieurs mois auparavant, en un mot tout ce qui pouvait le compromettre était ainsi livré à ses ennemis. Dans les pages de Fersen, ils pouvaient lire des phrases telles que celles-ci : « Nos cousins de Suède sont fous. » — « L’entourage du duc Régent est indigne de porter le nom de Suédois. » Dans les fragmens chiffrés des missives d’Armfeldt dont il avait gardé les minutes, dans les élucubrations de sa maîtresse, Reuterholm pouvait se repaître des railleries dont il était l’objet. Armfeldt le désignait sous le nom de Son Excellence Cagliostro ; il disait de lui : « C’est un hypocrite, un illuminé, un imbécile, en un mot un fou qui, bien qu’il puisse faire du mal et cela d’une façon dure et altière, n’est ni un méchant, ni un coquin, car il ne possède ni calcul ni adresse. » Des jugemens analogues se trouvaient sous la plume de Madeleine de Rudenschold, mêlés de plaisanteries assurément innocentes, mais que Reuterholm, offensé dans son orgueil, ne devait jamais pardonner.
 
Au lendemain des premières arrestations, une perquisition avait été pratiquée au château de Lénas en Ostrogothie, appartenant au baron d’Armfeldt. Les papiers saisis dans cette résidence étant d’une date antérieure à la mort de Gustave III, n’avaient fourni aucune charge contre le principal accusé, ni
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contre ses complices. Les lettres de Madeleine, écrites durant les premières armées de sa liaison avec Armfeldt, formaient la majeure-partie de ce dossier et ne contenaient rien qui put étayer l’accusation. Ce fut pour le Régent et pour son âme damnée une cruelle déconvenue ; ils avaient dû s’y résigner. Mais le dépit qu’elle leur causait leur suggéra une idée qui entache à jamais leur mémoire et qu’on voudrait n’avoir pas à mentionner. Ne pouvant convaincre Madeleine de Rudenschold d’avoir participé’ à un complot dont la preuve restait à faire, ils tentèrent, de la déshonorer. Un libelle infâme fut rédigé par leurs soins, imprimé et mis en vente. Elle en était l’héroïne sous le nom de Charlotte Carlsdolters. On y racontait ses amours avec Armfeldt ; on y publiait ses lettres et de certaines phrases mystérieuses, mises en lumière à dessein, on inférait qu’au moment d’être mère et pour cacher les suites de sa faute, elle avait consenti à ce que son amant fit disparaître le nouveau-né. Ce pamphlet n’atteignit pas le but que poursuivaient ses auteurs, et toute la honte en retomba sur eux.
 
Il était déjà publié lorsque arrivèrent à Stockholm les envois de Piranesi. Ils apportaient aux accusateurs des armes plus meurtrières et ils s’empressèrent d’en user. La première mesure prise consista à mettre à prix la tête d’Armfeldt. Une somme de trois mille écus fut promise à quiconque le livrerait. Les agens de Suède à l’étranger reçurent l’ordre d’en donner avis dans les gazettes des pays où ils étaient accrédités. Constatons en passant que, nulle part en Europe, les gouvernemens n’en autorisèrent l’insertion et que leur refus donna lieu à des difficultés diplomatiques qui tournèrent à la confusion du Cabinet de Stockholm.
 
Au même moment, il préparait le procès auquel la découverte faite à Florence donnait maintenant une base solide. Jusqu’à ce jour, les accusés arrêtés en décembre n’avaient subi que de rares interrogatoires à la suite desquels plusieurs d’entre eux furent mis en liberté. Seuls le major Ehrenstrom, Madeleine de Rudehschold deux comparses, Mineur et Forster, restaient en prison, bien qu’aucune preuve n’eût été faite contre eux et qu’aux griefs qu’on leur imputait, ils eussent répondu par des dénégations énergiques et hautaines. Elles figurent dans une protestation écrite du major Ehrenstrom. Il déclare que le prétendu complot n’est qu’une fable et que le vrai conspirateur est le personnage « qui a ourdi les soupçons odieux sur la base
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desquels a été ordonnée l’arrestation du 18 décembre, mesure telle que Son Altesse Royale frémira devant l’usage qu’on a fait de son nom. » Après que la justice eut pris connaissance des papiers envoyés par Piranesi, elle se sentit en état de convaincre les accusés et leur donna un compagnon de captivité en faisant arrêter le colonel Aminoff dont les lettres se trouvaient parmi les documens saisis. Le gouverneur du Roi, Gyldensdolpe, son précepteur Schrodereim étaient également compromis par leurs relations avec Armfeldt, dont on tenait les preuves. Mais le jeune Gustave IV intervint en leur faveur et, soutenu par le Régent, il les arracha aux grilles de Reuterholm. Après leur avoir adressé une remontrance sévère, on se contenta d’exiger leur démission et de les éloigner de la Cour.
 
Pareille mesure aurait dû être prise envers les autres accusés, car aucun d’eux n’était coupable. Lorsque aujourd’hui, à une si longue distance de ces événemens, on examine la conduite qu’on leur reprochait, il est impossible de comprendre qu’on ait osé les traduire on justice comme complices d’Armfeldt. Ehrenstrom, tout en critiquant violemment les actes de la régence et en cherchant les moyens d’en conjurer les suites, avait néanmoins désapprouvé ceux que proposait Armfeldt. Aminoff, qui d’abord s’était montré disposé à porter à l’impératrice Catherine les propositions de son ami, y avait ensuite renoncé et s’il était resté en correspondance avec lui, c’était moins encore pour l’encourager dans un dessein qu’il jugeait plus dangereux que le mal qu’Armfeldt voulait empêcher, que pour l’en détourner. Quant à Mlle de Rudenschold, son rôle s’était borné à essayer d’ouvrir les yeux du jeune Roi sur les dangers que faisait courir à l’Etat la politique de la régence et à transmettre à l’ambassadeur Stackelberg les communications de son amant. En admettant même qu’Armfeldt fût coupable et qu’en envisageant la possibilité de recourir aux bons offices de l’impératrice Catherine pour obtenir du Régent le renvoi de Reuterholm, il eut commis un crime, il est évident qu’aucun de ceux dont on faisait ses complices n’y avait participé.
 
Tout était donc monstrueux dans le procès qu’on leur intentait : les contemporains sont d’accord sur ce point et c’est aussi le jugement de la postérité. Elle a même trouvé juste, tout en reconnaissant que la conduite d’Armfoldt fut répréhensible, de lui tenir compte de la non-exécution de ce plan abandonné
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depuis longtemps à l’heure où on en faisait la hase d’une accusation criminelle. Son projet n’existait que sur le papier. L’impératrice Catherine n’en avait jamais entendu parler et c’est avec raison que, le 10 avril 1795, elle écrivait à Grimm en lui parlant de cette prétendue révolution en Suède : « Si j’avais voulu m’en mêler et qu’elle eût réellement existé, je vous promets qu’elle aurait réussi. »
 
Ces considérations ne pouvaient échapper au Régent et à son ministre. Mais Reuterholm s’acharnait à la perte d’Armfeldt et de ses amis. La faiblesse du Régent comme aussi sa rancune d’amoureux évincé lui laissaient le champ libre. Dans tout ce qui va se passer maintenant, il faut voir sa main ; il est le chef de cette odieuse entreprise ; il conduit, dirige, ordonne, impose, sa volonté aux juges et bientôt leur dictera la sentence.
 
 
<center> III</center>
 
La procédure contre le baron d’Armfeldt et ses prétendus complices s’engagea officiellement dans la seconde quinzaine d’avril 1794, devant la cour criminelle de Stockholm. Elle avait été précédée de la réunion au palais royal d’un Conseil de gouvernement présidé par le duc régent et auquel assistaient le Roi mineur et son oncle le duc d’Ostrogothie. Dans cette séance, il fut donné lecture des documens envoyés par Piranesi, sur lesquels se fondait l’accusation, et la responsabilité de chacun des accusés fut nettement établie. Par ordre du Roi, que représentait le Régent, furent envoyés devant la cour pour y répondre de leurs actes : Armfeldt, principal accusé, le major Ehrenstrom, le restaurateur Forster, Mineur, l’ancien valet de chambre du baron, devenu le régisseur de ses biens, et enfin Mlle de Rudenschold, tous considérés comme ayant participé au complot dont il était l’auteur. En ce qui le concernait, l’accusation lui imputait le crime d’avoir voulu faire intervenir une puissance étrangère pour renverser le gouvernement légal du pays et priver sa patrie de son indépendance et de sa liberté.
 
Une phrase du procès-verbal de la séance royale, lequel fut rendu public, ayant paru mettre en cause l’impératrice Catherine, elle écrivit ultérieurement au Régent pour se plaindre « l’avoir été désignée. Le Régent protesta et déclara dans sa réponse qu’ayant évité île nommer la souveraine, il ne croyait
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pas avoir outrepassé ses droits. Du reste, cette discussion fut alors ignorée et n’exerça aucune influence sur le procès.
 
Le jeune Roi assista silencieux à ces préliminaires. Il parut approuver tout ce qui se faisait en son nom. Mais l’impassibilité qu’il conserva jusqu’au bout et la conduite qu’il tint à l’égard des condamnés, lors de son avènement, permet de croire qu’il doutait du bien fondé de l’accusation et que, s’il eût été libre, il eût fait pour tous ces malheureux ce qu’il lit pour son gouverneur et son précepteur, qui, grâce à lui, échappèrent à la justice. Le colonel Aminoff ne figurait pas encore parmi les accusés ; il ne fut arrêté que le 30 avril au cours de l’instruction.
 
Au début des interrogatoires qu’ils eurent à subir, ils avaient répondu par des dénégations ; mais, lorsqu’on leur eut présenté les lettres qu’ils avaient échangées avec Armfeldt, ils entrèrent dans la voix des aveux. Ils reconnurent que, bien qu’ils n’eussent pas adhéré au plan de révolution, ils en avaient examiné et discuté les bases. Il est d’ailleurs remarquable que chacun d’eux essaya de mettre ses co-accusés hors de cause.
 
Les débats s’ouvrirent au mois de juin et, le 19, le procureur général prononça son réquisitoire contre les complices d’Armfeldt en se réservant de requérir plus tard contre lui. Il termina en demandant la condamnation à mort d’Ehrenstrom, d’Aminoff et de Mlle de Rudenschold avec, pour le premier, cette aggravation de peine qu’il aurait la main droite coupée et serait roué vif. Ces conclusions lui avaient été imposées par Reuterholm ; bien qu’il les trouvât excessives, il s’était vu dans la nécessité d’obéir. Il ne requit contre Armfeldt que le 7 juillet. Il demanda sa condamnation capitale et la confiscation de ses biens, étant entendu que, puisqu’il s’était soustrait à l’action des lois, il serait banni à perpétuité du royaume et que son nom serait mis au pilori.
 
La cour n’admit pas toutes les conclusions du procureur général. Elle prononça la peine de mort contre Armfeldt, Ehrenstrom, Aminoff et Madeleine de Rudenschold. Mais elle ne voulut pas qu’Ehrenstrom eut le poing coupé, ni qu’Armfeldt subit la peine infamante du pilori. Elle ne la prononça pas non plus contre M, le de Rudenschold, bien que le procureur général l’eût réclamée. Ce semblant d’indulgence eut pour effet d’exaspérer Reuterholm, son entourage fit écho à sa colère. On eut alors le honteux spectacle d’un gouvernement qui, non content
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de la sévérité des condamnations prononcées, exigeait qu’elles fussent encore plus sévères. Le grand chancelier Sparre, pour faire sa cour au Régent, témoigna d’une fureur barbare contre la pauvre Madeleine : il déclarait qu’elle devait être fustigée publiquement avant d’être conduite à l’échafaud. Influencée par ces fureurs, la cour n’osa se soustraire aux exigences dont elle était l’objet. Au mépris de toute justice, elle rendit un second jugement où il était fait état de toutes les conclusions du procureur général.
 
Mais l’excès même de ces violences les fit avorter. L’opinion publique se soulevait et se révoltait. Elle comparait les condamnations prononcées contre les ennemis de Reuterholm avec l’indulgence dont il avait fait preuve envers les assassins de Gustave III ; elle n’admettait pas que les condamnés d’aujourd’hui, en cherchant à renverser un ministre omnipotent, eussent été plus coupables que les meurtriers auxquels on avait fait grâce. Enfin, elle s’indignait de la dureté des peines prononcées contre Madeleine de Rudenschold, flétrissait la conduite du prince qui consentait à laisser périr cette infortunée.
 
D’autre part, la duchesse de Sudermanie et la princesse Sophie-Albertine remuaient ciel et terre pour obtenir la grâce de Madeleine. La première rappelait à son mari la promesse qu’il lui avait faite ; la seconde plaidait auprès de son frère pour son ancienne demoiselle d’honneur ; elles s’abaissèrent jusqu’à supplier Reuterholm et, bien qu’il leur reprochât avec insolence de s’intéresser à des traîtres, elles insistèrent. Sous la pression du sentiment public et en présence des sollicitations qui arrivaient de toutes parts, le gouvernement décida que les condamnés auraient la vie sauve. Mais c’est tout ce que les solliciteurs purent obtenir de lui ; les autres peines furent maintenues.
 
Le 23 septembre, les habitans de Stockholm purent voir le nom d’Armfeldt cloué au pilori et sur la même estrade Ehrenstrom exposé. Quelques jours plus tard, l’ancien secrétaire royal était conduit au pied de l’échafaud. Là on lui donna lecture de la décision royale qui lui accordait la vie. Puis, en vertu du jugement qui le vouait à une détention perpétuelle, « sans que jamais il put être compris dans une amnistie, » il fut incarcéré dans la forteresse de Carlsberg où Aminoff l’avait devancé. Mineur et Forster, mêlés à cette affaire sans qu’on puisse s’expliquer pourquoi, étaient emprisonnés pour plusieurs années.
 
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Quant à Madeleine de Rudenschold, les démarches faites pour lui éviter la pire des humiliations avaient été vaines. Vêtue de bure, les bras chargés de chaînes, elle fut exposée le 24 septembre sur la place de la maison des Nobles. Aux termes de la condamnation, elle aurait dû avoir un carcan au cou. Mais, plus clément que les juges, le bourreau lui épargna ce supplice. Elle supporta pendant une heure celui qu’on lui imposait, voyant défiler autour d’elle une foule apitoyée, des femmes en larmes, des hommes qui murmuraient et ne dissimulaient pas leur colère contre le Régent et contre Reuterholm. Quand ce fut fini, on l’emporta évanouie dans la prison des femmes perdues où elle devait être enfermée à perpétuité : le duc de Sudermanie était vengé. Tel fut, en ce qui touchait les condamnés, le dénouement de cette affaire scandaleuse dont des haines atroces et les imprudences d’Armfeldt avaient été le mobile. Le gouvernement de la régence n’en sortait pas grandi. Dans toutes les Cours, sa conduite n’excita qu’horreur et mépris.
 
Pendant que se déroulaient ces douloureux événemens, Armfeldt était à Kalouga, oisif, rongeant son frein, irrité de se sentir inutile et redoutant que sa destinée ne le vouât à l’oubli. Mais, plus heureux que son ancienne maîtresse, il avait conservé sa liberté. Resté debout et au milieu des anxiétés qui le dévoraient, il pouvait espérer qu’il prendrait un jour sa revanche. Il était dans sa nature de se consoler aisément de ses plus grands chagrins et d’être indulgent envers lui-même quant aux fautes qu’il avait à se reprocher. Par ce que nous savons de son existence à cette époque, nous sommes en droit de supposer que les malheurs de Madeleine de Rudensehold excitaient déjà les remords qu’on l’entendra exprimer à son retour en Suède. Mais, depuis qu’il était séparé d’elle, trop d’aventures avaient traversé sa propre existence pour que l’amour embrasât encore son cœur. Lorsqu’il pensait à Madeleine, c’était uniquement pour s’apitoyer sur son propre sort. Son héroïque femme et ses enfans étaient auprès de lui : leur présence et leur tendresse lui assuraient des jours paisibles, sinon complètement heureux. Grâce à la tranquillité de son foyer, il attendait sans trop d’impatience que Gustave IV eut atteint sa majorité et, en montant sur le trône, rappelât auprès de lui les anciens amis de son père, persécutés et proscrits par le Régent et Reuterholm.
 
Ce jour impatiemment attendu arriva le 1{{er}} novembre 1796.
 
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A cette date, Gustave IV prend possession du pouvoir, le duc de Sudermanie abandonne la direction des affaires et se condamne à la retraite, bien loin de prévoir qu’à douze ans de là, en 1809, une révolution l’en fera sortir et mettra sur sa tête la couronne arrachée à son neveu ; Reuterholm est chassé de la Cour que, durant trois ans, il a tyrannisée, et la Suède salue avec enthousiasme, dans la personne du jeune successeur de Gustave III, l’aurore, pleine de promesses, de l’ère nouvelle qui vient de s’ouvrir.
 
Il semble que l’heure est propice pour ramener Armfeldt dans son pays. Mais, averti que le Roi est encore prévenu contre lui et que, s’il demande l’autorisation de rentrer on Suède, il est à craindre qu’elle ne lui soit refusée, il ne se hâte pas de la demander. Il se contente un peu plus tard de faire partir sa femme pour Stockholm : c’est elle qui plaidera sa cause, si c’est nécessaire, et préparera son retour.
 
La baronne d’Armfeldt avait laissé en Suède la réputation d’une femme passionnément dévouée à ses devoirs d’épouse et de mère. Son inépuisable patience ; envers son mari, son courage dans l’infortune avaient accru l’estime dont elle jouissait jadis. Elle en eut la preuve en reparaissant à la Cour. De toutes parts, elle recueillait des hommages. Ceux du Roi ne furent pas les moins éclatans. Il venait de se marier et, après la rupture de ses fiançailles avec la grande-duchesse Alexandra, petite-fille de Catherine, d’épouser la princesse Frédérique de Bade, sœur de l’impératrice Elisabeth, femme d’Alexandre Ier. Pour témoigner à la baronne d’Armfeldt les sentimens qu’elle lui inspirait, il la nomma en 1799, après la naissance du prince royal, grande maîtresse de la maison de la Reine ; en même temps, supplié par elle de laisser revenir l’exilé, il donna son consentement à ce retour.
 
Armfeldt avait déjà quitté Kalouga pour entreprendre un voyage à travers l’Europe et revoir les pays qu’il avait parcourus aux jours brillans de sa jeunesse. En se rappelant qu’il avait alors quarante-quatre ans, on serait autorisé à penser qu’il ne possédait plus les mêmes illusions qu’autrefois, ne serait plus exposé aux entraînemens dont nous l’avons vu subir l’influence. Il n’en est rien cependant : la fidélité conservée à sa femme, durant l’exil en Russie, allait se briser au premier écueil rencontré sur son chemin.
 
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A Carlsbad, il retrouva la duchesse de Courlande qu’il avait connue antérieurement et de laquelle il disait qu’elle était « bonne et douce comme un ange. » L’amitié ébauchée entre eux se renoua et devint promptement une intimité de toutes les heures. La duchesse, veuve depuis longtemps, était là avec ses quatre filles Wilhelmine, Pauline, Jeanne et Dorothée. On sait que celle-ci devint un peu plus tard duchesse de Dino, alors que ses sœurs étaient mariées et l’une d’elles, Wilhelmine, au prince Louis de Rohan, émigré français, sans fortune, dont la résidence habituelle était à Vienne. Séduit par le charme de ces délicieuses femmes à qui manquaient un protecteur et des conseils. Armfeldt se considéra bientôt comme de leur famille. Lorsque, à la fin de la saison, la duchesse de Courlande regagna son château de Lobichau en Allemagne, il l’y suivit. Le bruit courut alors qu’il était son amant. Mais ceux qui le disaient se trompaient. Bien qu’elle le comblât d’attentions, voire de cadeaux, et qu’elle lui eut confié la direction de ses affaires, il n’était pour elle qu’un ami. C’est à sa fille, celle qui épousa Louis de Rohan, que son cœur s’était donné, malgré la différence des âges. Quadragénaire, il avait conçu une ardente passion pour cette adolescente de dix-neuf ans et celle-ci y répondait :
 
« Oui, j’ai aimé, lui écrivait-il, ce sentiment était inséparable de ma vie ; mais je ne croyais pas qu’après avoir atteint l’âge où le calme doit succéder aux passions, mon cœur put encore brûler, comme il brûle pour loi… Je m’étais flatté de la pensée vaniteuse que je pourrais développer ton caractère et ton cœur. Je me suis perdu moi-même et je me suis laissé aller à un sentiment qui, avant, avait déjà agi sur moi et qui a toujours fini par me rendre esclave plutôt que maître. C’est dans cet état d’esprit que je veux lire dans tes yeux et entendre ta bouche me dire que je suis aimé. Je peux à peine le croire ; mais, hélas ! la faiblesse de la nature humaine est telle qu’on croit toujours ce que l’on désire. »
 
On s’explique maintenant les quelques lignes que, dans ses souvenirs d’enfance, la duchesse de Dino a consacrées à notre personnage : « Ma famille tout entière était sous le charme de ce baron d’Armfeldt, si fatal au repos de ceux dont il se disait l’ami. Il gouvernait despotiquement notre intérieur ; mais son règne fut court et ne laissa d’heureux souvenirs que dans ma vie. » telle veut dire par là qu’Armfeldt lui apprit à lire et
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dirigea ses études jusqu’à ce qu’on lui eût choisi une gouvernante.
 
Cet étrange et pénible roman ne s’était pas encore dénoué lorsque Armfeldt fut rappelé à Stockholm au printemps de 1801. Peu de jours après son arrivée dans la capitale, il fut admis à l’audience du Roi. Quoiqu’il ait ensuite écrit que Gustave IV l’avait reçu « d’une manière digne de Gustave III, » il est certain que les espoirs d’avenir qu’il s’était plu à fonder sur cette entrevue furent trompés. L’accueil avait été glacial. Aux yeux de ce prince d’une piété rigide et d’une irréprochable correction de mœurs, l’ancien favori de son père portait le poids des désordres de sa vie privée, et, sans doute aussi, Gustave IV se souvenait des imprudences politiques commises par Armfeldt pendant la régence et condamnées par la justice du royaume. Quoi qu’il en soit, ils ne se revirent pas. Ces circonstances contribuèrent à rendre déplaisant au baron d’Armfeldt le séjour de la Suède ; il n’y retrouvait plus les mêmes attraits qu’autrefois ; on le tenait pour un homme vieilli et quelque peu déconsidéré. Néanmoins, l’année suivante lui apporta un témoignage de la bienveillance royale : il fut nommé ministre de Suède auprès de la Cour de Vienne. Il ne tarda pas à partir pour aller occuper ce poste qu’il ne quitta qu’à l’époque de la Révolution de 1809, pour passer au service de la Russie. Il y resta peu d’années. La mort le frappa à Saint-Pétersbourg au mois d’août 1814. La faveur de l’empereur Alexandre avait embelli la fin de sa vie. Ce prince se plaisait à discuter avec lui les questions militaires et les discutait encore, assis à son chevet, la veille même de son décès. Quant à la baronne d’Armfeldt, elle ne mourut qu’en 1832, à Stockholm où elle vivait, entourée de ses enfans et objet du respect universel.
 
La destinée de Madeleine de Rudenschold fut plus douloureuse. Gustave IV, à son avènement, avait ouvert sa prison, prononcé sa réhabilitation et assuré son avenir en lui assignant pour résidence un petit domaine appartenant à l’Etat ; d’autre part, le duc de Sudermanie, à la prière de sa femme, servait à cette infortunée une petite pension. Elle aurait donc pu trouver dans cette retraite l’oubli de ses fautes et de ses malheurs. Mais, comme le prouve tout ce que nous savons d’elle, c’était une âme agitée et surtout avide de tendresse. Dans son existence solitaire, elle écouta de nouveau la voix d’un séducteur. Celui-ci, loin d’être un brillant seigneur comme
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Armfeldt, sortait du peuple. Par son éducation, par ses habitudes, il différait du tout au tout de Madeleine ; mais il lui promettait de lui créer des jours paisibles et doux et d’être pour elle un consolateur. Elle se donna, croyant que c’était pour la vie. Elle fut promptement désillusionnée. L’homme était indigne, cherchait à la dépouiller du peu qu’elle possédait, la maltraitait, bien qu’elle lui eût donné un fils. Ce scandale l’avait brouillée avec ses amis et sa famille ; sa mère elle-même refusait de la recevoir.
 
Elle passait par ces cruelles épreuves lorsque le baron d’Armfeldt revint à Stockholm. Elle lui écrivit pour lui raconter ses souffrances et pour implorer son secours. Probablement aussi, elle lui demandait un rendez-vous, puisqu’on l’entend déclarer qu’il ne veut pas la revoir. Ce n’est pas qu’il ne ressentît pour elle la plus vive compassion. Il dit quelque part : « Je me considère comme la source de ses malheurs et cette idée me tourmente toujours. » Mais il redoutait de se trouver en sa présence : « Sa vue me ferait infiniment de mal ; sa lettre seule m’a presque paralysé. » Il s’offrait seulement pour la réconcilier avec sa mère, à la condition qu’il ne fut jamais question du « misérable » avec qui elle vivait. Il entendait aussi l’aider à vivre et pourvoir à l’insuffisance de ses ressources.
 
Il chargea sa femme de faire connaître ses dispositions à Mlle de Rudenschold ; il lui disait : « C’est là une commission qui semblerait étonnante s’il s’était agi de n’importe quelle autre épouse ; mais, toi, tu connais mon cœur et ma façon de parler, ainsi que mes erremens et mes faiblesses… » Nous ignorons ce qui se passa entre les deux femmes qui jadis avaient été rivales. Mais une lettre écrite par Madeleine, le 16 février 1800, nous le laisse deviner et nous révèle autant de grandeur d’âme dans l’épouse trahie que de repentir dans la maîtresse abandonnée.
 
Celle-ci écrivait :
 
« Pénétrée jusqu’au fond de mon âme, madame, des expressions pleines de sensibilité qui vous ont échappé à mon sujet, c’est pour mon cœur un devoir aussi sacré qu’il y trouve une véritable consolation, de vous en marquer tout l’excès de ma reconnaissance. Ah ! madame, est-ce bien vous qui jugez avec clémence les horreurs d’une infortunée, vous qui êtes la seule au monde qu’elle ait véritablement offensée ? L’image des
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chagrins que je vous ai causés est maintenant retombée en poids accablant sur mon cœur, et l’excès de votre générosité en aggrave l’amertume. Mais ce triomphe vous était dû, et les événemens sinistres qui se sont succédé depuis six ans ont développé toute la grandeur de votre âme, et vous venez encore d’ajouter à son éclat en vous informant avec intérêt sur mon triste sort. Hélas ! rejetée du sein du monde entier, ne tenant plus à rien sur la terre, je croirais avoir vidé la coupe des malheurs, si tous les jours ne m’offraient pas de nouveaux chagrins. Mais, telle que puisse être ma cruelle destinée, j’ai eu et j’aurai le courage de la remplir sans blesser les oreilles délicates des personnes sensibles qui daignent m’écouter, par des plaintes aussi indiscrètes que déplacées, heureuse dans mon adversité d’avoir trouvé une occasion à mettre sons vos yeux, madame, les sentimens d’admiration, j’ose ajouter de vénération, dont je suis profondément pénétrée pour vous. Puissiez-vous jouir désormais d’un bonheur permanent, sans mélange d’aucun revers ! puisse-t-il être aussi parfait que votre cœur le désire ! Et dans ma solitude, oubliée de l’univers, la nouvelle de votre félicité, madame, soulève le poids accablant de mes peines. »
 
Cette lettre clôt le roman des dramatiques amours d’Armfeldt avec Madeleine de Rudensehold. Désormais, ayant brisé les liens presque honteux noués dans un moment d’affolement et de désespoir, elle vivra obscure, repentie, ne faisant à Stockholm que de rares apparitions, cherchant l’oubli, et la fin de sa vie échappe à l’histoire. Les dernières lettres que nous possédions d’elle vont de 1811 à 1819. Elles sont adressées au baron d’Engenström, ministre des Affaires étrangères en Suède, et contiennent des remerciemens pour les secours que, à la recommandation du ministre, le roi Charles XIII, l’ancien duc de Sudermanie, lui faisait annuellement parvenir. Elles prouvent qu’à l’époque où elle les écrivait, la dignité de sa vie avait ramené autour d’elle un peu de considération et toute la pitié que méritaient ses malheurs. Celle de 1811 porte aussi la preuve que le baron d’Armfeldt, jusqu’à sa mort, ne cessa de s’occuper d’elle et de chercher à améliorer son sort. C’était bien le moins qu’il pût faire pour celle qui, grâce à lui, était tombée du plus haut sommet social dans un abîme de souffrances.
 
 
ERNEST DAUDET.