« L’Abbé de Saint-Pierre » : différence entre les versions

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M. Joseph Drouet a fait une étude très consciencieuse de toutes les œuvres de l’abbé de Saint-Pierre. De plus, il a trouvé, pour renouveler sa biographie, des documens d’une grande importance qui dormaient dans la Bibliothèque de Caen. Ce sont des manuscrits de l’abbé, ceux-là mêmes, sans aucun doute, que J.-J. Rousseau avait été chargé par le comte de Saint-Pierre de trier et d’extraire, et qui l’avaient rebuté si vite. — De plus, M. Joseph Drouet a dépouillé attentivement le manuscrit de la Bibliothèque de Rouen qui est une très copieuse biographie de l’abbé de Saint-Pierre écrite par lui-même. Nous avons donc dans le volume de M. Joseph Drouet un abbé de Saint-Pierre authentique et ''complet'', et ce n’est pas une chose méprisable.
 
J’aurais bien quelques critiques à adresser à M. Joseph Drouet. Il ne parait pas surveiller toujours d’assez près ses assertions ou ses jugemens. Il écrit quelque part : « Il y a quelqu’un, ''disait Voltaire'', qui a plus d’esprit que vous et moi, c’est Monsieur tout le monde. » M. Drouet aurait bien dû indiquer où Voltaire a dit cela. Quand on me cite le mot : « Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde, » j’ai l’habitude de répondre : « Je ne sais pas qui a dit cela ; mais, à coup sûr, ce n’est pas Voltaire. » En tout cas, c’est bien invraisemblable. (On attribue généralement le mot à Talleyrand.)
 
M. Drouhet écrit ailleurs : « Mme Dupin n’eut-elle pas la fâcheuse inspiration, après la mort de son vieil ami [l’abbé de Saint-Pierre], de remettre son fils entre les mains de l’auteur d’''Emile'' ! Le résultat fut ce qu’il devait être. » Rousseau rendu responsable des désordres de M. de Chenonceaux, cela est
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étrange. Il l’a eu pour élève pendant huit jours ! « Mme Dupin m’avait fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de gouverneur, restait seul pendant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d’obéir à Mme Dupin pouvait seul me rendre souffrable : car le pauvre Chenonceaux avait dès lors cette mauvaise tête qui a failli déshonorer sa famille et qui l’a fait mourir dans l’Ile de Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui, je l’empêchai de faire du mal à lui-même ou à d’autres et voilà tout. Encore ne fut-ce pas une médiocre peine ''et je ne ni en serais pas chargé huit autres jours quand Mme Dupin se serait donnée à moi pour récompense''. » Il est peu probable que l’influence de Rousseau sur Chenonceaux ait été très considérable ; on ne peut guère tenir la vie déplorable de Chenonceaux pour le résultat de l’éducation donnée par Jean-Jacques.
 
Je lis encore : «... S’il y a dans l’histoire de notre littérature un moment où les poètes, les écrivains et les orateurs, quelle que soit leur tribune, font pauvre figure, c’est l’époque de la Régence qui ne fut pas moins désastreuse sous ce rapport que sous beaucoup d’autres. » Ceci n’est pas tout à fait faux. Cependant une période de sept ans qui voit paraître au jour l’''Œdipe'' de Voltaire, les ''Odes'' de Voltaire, une vingtaine d’épitres de Voltaire, le ''Médisant'' de Destouches, la ''Sémiramis'' de Crébillon, le ''Petit carême'' de Massillon, le ''Gil Blas'' de Losage, les ''Révolutions romaines'' de Vertot, la ''Grâce'' de Louis Racine, les ''Fables'' de la Motle-lloudart, la ''Surprise de l’amour'' de Marivaux et les ''Lettres Persanes'' de Montesquieu ne fut pas absolument dénuée et l’on trouverait sans doute quelques septennats littéraires beaucoup moins bien partagés.
 
Sur quoi je chicanerais surtout M. Drouet si je causais avec lui, c’est sur son idée principale, qu’il a exprimée avec vigueur dans sa préface et dans ses conclusions, qui est que l’abbé de Saint-Pierre n’est nullement le chimérique et l’utopiste que l’on a cru et qu’il est au contraire très terre à terre, très positif et très peu original. Cette idée parait très intéressante dans la préface de M. Drouet et elle parait très fausse dans ses conclusions, parce que, entre la préface et les conclusions, il y a tout le volume qui précisément met en lumière, malgré lui, il faut le croire, l’utopique, le chimérique, l’originalité et même l’excentricité, très intéressante, du reste, de beaucoup des idées
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de l’abbé de Saint-Pierre, si ce n’est de la plupart. Il est rare qu’autant que M. Drouet on mette en avant une idée et l’on prouve en trois cents pages le contraire même.
 
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Il attira à lui, dans sa petite maison du faubourg Saint-Jacques, Varignon, avec qui il partagea ses revenus ; il y convia Fontenelle ; il y convia Vertot, et cette seconde ''société des quatre amis'', inférieure en génie à celle de La Fontaine, Molière, Boileau, Racine, ne fut pas moins significative de son temps. Dans cette « cabane » de l’abbé de Saint-Pierre c’était le XVIIIe siècle, philosophique, historique, scientifique, qui naissait et s’agitait, dru et fort déjà dans son berceau. J’y vois tout son esprit et déjà son audace. L’abbé, du reste, se répandait dans le monde et s’y plaisait. Il agréa à la marquise de Lambert chez qui Fontenelle avait ses grandes et ses petites entrées, et la marquise de Lambert, qui était au moins vice-roi à l’Académie française, en fit un académicien. On le nomma en 1694. Il n’avait rien écrit du tout. Entre nous, c’était bien le moment de le nommer.
 
Il fut de plus aumônier de la princesse Palatine qui l’aima beaucoup et dont il a tracé ce portrait : «... princesse très respectable pour son courage et par sa fermeté pour la justice ; son ''humeur douce, affable, complaisante'', libérale, ''la faisait aimer de
tout le monde''… » Voilà ce qu’en vingt-cinq ans le bon abbé de Saint-Pierre a remarqué chez la Palatine. Il y a des cas où
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l’éloge est si éloigné de la vérité qu’il paraît d’une ironie féroce. Mais rien n’est plus étranger à l’abbé de Saint-Pierre que l’ironie.
 
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Il vieillit très doucement, très caressé par Mme de Tencin, après l’avoir été par Mme de Lambert et adoré de Mme Dupin, après avoir été très aimé de Mme de Tencin. Il est, comme Fontenelle, un peu moins seulement, la chaîne vivante entre les grands salons successifs du XVIIIe siècle. C’est qu’il était doux, sincère sans brusquerie, candide et qu’il aimait à écouter. Savoir écouter c’est le premier talent du causeur.
 
Du reste il avait de l’esprit. D’une dame qui parlait bien, mais dans le monologue seulement (oh ! comme elle ressemblait à un homme ! ) il disait : « Elle danse bien ; mais elle ne sait pas marcher. »
 
D’une autre qui s’exprimait avec une grâce charmante sur un sujet frivole : « Quel dommage qu’elle n’écrive pas ce que je pense ! »
 
Un jour, se trouvant à Versailles, il se rencontra avec un évêque : « Oh ! monsieur, quel séjour pour un philosophe ! — Pensez-vous, monseigneur, qu’il vaille mieux pour un évêque ? »
 
Quelqu’un lui disait, avec beaucoup de raison du reste : « Je vois d’excellentes choses dans vos ouvrages ; mais elles y sont trop répétées. — Indiquez-m’en quelques-unes, je vous en prie. » Et comme son interlocuteur lui en citait plusieurs : « Vous les avez donc retenues ; j’ai donc bien fait de les répéter. »
 
A quelque grand seigneur qui lui faisait sentir un peu rudement qu’il l’ennuyait : « Je sais bien, monsieur, que je suis, moi, un homme très ridicule ; mais ce que je vous dis ne laisse
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pas d’être fort sensé ; et si vous étiez jamais obligé d’y répondre sérieusement, soyez sûr que vous joueriez un personnage plus ridicule encore que le mien. »
 
Il avait dans la conversation, dans la discussion, à quoi il assure qu’il avait renoncé, mais à quoi il ne renonça jamais, des formes de courtoisie un peu ironiques, peut-être sans le savoir, qui nous rappellent Renan, l’homme d’ailleurs à qui, certainement, il ressemble le moins. Il disait : « C’est mon opinion, toute personnelle, et pour le moment ; » et il ne disait point, comme Brunetière : « Je ne suis pas du tout de votre avis ; » mais ce qui est d’une bien jolie politesse : « Je ne suis pas encore de votre avis. » — Il mourut à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, peut-être grâce à l’extrême régularité et à l’extrême sobriété de son régime, peut-être malgré cela. Il paraît bien qu’il mourut doucement et spirituellement. Il aurait été visité par Voltaire peu de jours avant sa mort et lui aurait dit : » J’envisage ''cela'' comme un voyage à la campagne. » A un autre il aurait répété le mot de Patru : « Un mourant a bien peu de chose à dire, lorsqu’il ne parle ni par faiblesse, ni par vanité. »
 
Il croyait en Dieu, à l’immortalité de l’âme, aux récompenses et aux peines d’outre-tombe. C’était tout. Il était un chrétien ''limited''. Il parait bien, cependant, qu’il était prêtre ; il n’aurait pas pu être aumônier de la princesse Palatine sans cela. La princesse Palatine, qui avait « son petit religion à part soi, » aimait les messes d’un quart d’heure. Sans doute il les lui disait telles. C’était un prêtre ''limited''. Il avait eu dans le passage de l’adolescence à la jeunesse une velléité de se faire religieux. Il en parlait soixante ans environ plus tard de cette sorte : « Le vieux Segrais me dit un jour que la plupart des jeunes gens, filles et garçons, avaient des envies, vers dix-sept ans, de se faire religieux ou religieuses ; que c’était une attaque de mélancolie, et il appelait cette maladie la petite vérole de l’esprit, parce que peu s’en sauvent. J’ai eu cette petite vérole, mais je n’en suis pas demeuré marqué. » Non, on ne peut pas dire que l’abbé de Saint-Pierre soit resté marqué de l’affection religieuse.
 
Ses ouvrages sont illisibles, mais ils méritent d’être lus. Sa ''Polysinodie'' est un système de gouvernement parlementaire, très difficilement praticable, je le reconnais, mais qui ouvre des voies nouvelles et, à mon avis, préférables à celles de la monarchie absolue. Il est complété du reste par son ''Projet pour''
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''perfectionner le gouvernement des États'', où, d’une part, les Conseils superposés, hiérarchisés, d’où le Roi devra tirer ses ministres, sont composés par élection et M. Drouet a tout à fait raison de rapprocher ce système de la Constitution de l’an VIII — où, d’autre part, est instituée une ''Académie politique'', protectrice et directrice du ''pouvoir exécutif'', chargée de lui donner des idées et de penser ce qu’il ''agira'', et cela est tout à fait le système du : 1° ''Pouvoir spirituel'', 2° ''Pouvoir temporel'', d’Auguste Comte. Personne, en théories politiques, ne ressemble plus à Saint-Simon (Saint-Simon le saint-simonien) que l’abbé de Saint-Pierre. Il avait, ''à la fois confusément et minutieusement'', beaucoup d’avenir dans l’Esprit.
 
Son projet de ''paix perpétuelle'' n’est pas autre chose qu’à la fois l’''arbitrage européen'' et les ''Etats-Unis d’Europe''. Or l’arbitrage européen est une chose à quoi l’on ne parviendra jamais, je crois, parce qu’on ne saura jamais où trouver la sanction de l’arbitrage, c’est-à-dire la force qui l’imposera si on le conteste ; mais une chose cependant à quoi il faut toujours viser et dont l’idée seule, la considération seule est déjà bienfaisante, étant salutaire que ce qui devrait être soit l’entretien le plus fréquent de l’esprit : cela donne un pli.
 
M. Drouet a raison, partiellement, de rapprocher le rêve de l’abbé de Saint-Pierre d’une rêverie de Napoléon à Sainte-Hélène : « La paix dans Moscou, disait-il à Las Cases le 24 décembre 1810, accomplissait et terminait mes expéditions de guerre...guerre… Un nouvel horizon allait se dérouler ; le ''système européen'' allait se trouver fondé ; il n’était plus question que de l’organiser. Tranquille partout, j’aurais eu ''mon'' « congrès » et ''ma'' « sainte alliance. » Ce sont des idées que l’on m’a volées. Dans cette réunion de tous les souverains, nous eussions traité de nos intérêts en famille et compté de clerc à maître avec tous les peuples...peuples… L’Europe n’eût bientôt fait qu’un même peuple, et chacun, en voyageant partout, se fût trouvé toujours dans sa patrie commune...commune… Un code européen, une cour de cassation européenne...européenne… Mon cher, voilà encore de mes rêves. » — Il est vrai, c’est bien là la grande pensée napoléonienne et c’est un peu celle de l’abbé de Saint-Pierre. L’Europe désormais est trop petite pour contenir vingt peuples vivant relativement les uns aux autres en état ''naturel'' ; il faut qu’ils vivent en état social ; il faut qu’ils nient un gouvernement général commun, des lois
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générales communes et une commune magistrature générale. Oui, c’est bien l’idée et de l’abbé de Saint-Pierre et de Napoléon.
 
Seulement, cela, l’abbé de Saint-Pierre croit qu’on peut l’imposer par la persuasion et Napoléon a cru qu’on ne pouvait l’imposer que par la force. Ce gouvernement général sera celui du peuple qui par la victoire définitive aura conquis l’hégémonie et dont les autres ne seront que les vassaux, libéralement traités du reste et à demi indépendans. Il s’agit de la ''Pax Romana'', la plus belle chose assurément (tout compte fait) que le monde ait vue ; mais ''nusquam pax romana nisi per bellum''. Voilà la différence entre l’idée napoléonienne et l’idée de Saint-Pierre.
 
Ce qu’il y a d’assez curieux et que M. Drouet a bien fait de saisir au passage, c’est que de son ''idée à lui'', l’abbé de Saint-Pierre en voit le point faible quand il la rencontre chez un autre. Le marquis d’Argenson, celui de qui Voltaire disait qu’il mériterait d’être secrétaire d’Etat de la République de Platon, dans son ''Essai de l’exercice du tribunal européen par la France pour la pacification universelle'', avait proposé que la France commençât à exercer et exerçât seule tout ce que le Tribunal général (rêvé par l’abbé de Saint-Pierre) eût exercé, c’est-à-dire un arbitrage armé ; et il concluait ainsi : « Voilà la véritable monarchie universelle : juger c’est gouverner. Décider avec équité devrait être le seul empire admis par les hommes. » C’est précisément parce que juger c’est gouverner, se dit l’abbé, qu’aucune puissance n’acceptera que la France, et, du reste, aucune puissance, joue le rôle de juger ; et il écrit à d’Argenson : « A l’égard de votre proposition que le Roi de France se proposât pour l’arbitre de l’Europe, je vous ai déjà dit les obstacles invincibles qui s’opposeront à l’acceptation des autres souverains. ''S’il n’est pas de beaucoup le plus fort, ils se moqueront de ses jugemens'' ; s’il est de beaucoup le plus fort, ils craindront la tyrannie. Nul établissement solide que là où la grande supériorité de force est intimement unie à la grande supériorité de justice et de raison...raison… »
 
Fort bien, et réciproquement nul établissement solide que là où la supériorité de justice et de raison est unie à la supériorité de force. Or, un arbitrage, constitué par les différentes puissances nommant des arbitres, n’aura aucune force que la bonne volonté des puissances à se soumettre à lui, n’aura
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aucune force contraignante ; donc le système de l’abbé de Saint-Pierre ne vaut rien ; donc, en montrant comme inefficace un arbitrage qui n’a pas ''assez'' de force, l’abbé condamne le sien qui n’en a pas du tout ; donc il revient sans s’en douter à l’idée qui sera celle de Napoléon. Que quelqu’un soit le plus fort et ensuite qu’il soit juste ; il n’y a pas d’autre solution. C’est toujours le mot de Pascal ; il faut fortifier la justice, ou justifier la force. Or fortifier la justice qui arbitrera les querelles européennes, le moyen ? Donc, malheureusement, il faut une force qui se justifiera ensuite ; il faut que quelqu’un devienne le roi de l’Europe par la victoire et ensuite qu’il la juge et c’est-à-dire la « gouverne. »
 
Remarquons que les Etats-Unis d’Amérique eux-mêmes, c’est par la force qu’ils se sont constitués définitivement, non pas en 1776, mais en 1865. Une moitié de ce peuple a vaincu l’autre, puis a été juste dans l’organisation et la pratique de l’union. C’est bien l’idée napoléonienne ; il fallait que même là elle fût prouvée vraie.
 
M. Drouet a examiné tout cela, comme c’était son devoir ; mais ce qui fait l’intérêt de son livre c’est qu’il a examiné avec le même soin les ouvrages de l’abbé de Saint-Pierre beaucoup moins connus, ses ouvrages non plus de politique mais d’éducateur, de sociologue, de critique littéraire, etc.
 
Il était ennemi déclaré des jansénistes sans être moliniste pour autant : « La Cour fait bien de viser à expulser la doctrine de Jansénius sur la liberté humaine ; mais il ne faudrait que veiller sur les professeurs et sur les supérieurs des communautés à qui il faudrait donner des pensions fortes et ne donner des bénéfices qu’aux molinistes ; et cette doctrine empoisonnée, opposée aux bonnes mœurs, s’en irait par insensible transpiration, sans faire de bruit, sans augmenter en France l’autorité du Pape. Sans que, par cette élimination douce, on augmentât l’autorité du Pape, et sans diminuer l’attention du Parlement aux entreprises de la Cour romaine qui tendent toutes à diminuer l’autorité royale. » D’autre part : « Les jésuites seraient plus souhaitables et meilleurs citoyens s’ils avaient un général français indépendamment de leur général italien. Tout ce qui tend à diviser l’autorité porte les citoyens à la division, aux partis et peu à peu aux guerres civiles. »
 
Il était l’ennemi fieffé des couvens, des moines, des
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religieux, surtout des religieux contemplateurs ; il aurait voulu que les moines se transformassent ou fussent transformes d’office en ingénieurs et en architectes. Dans les couvens, on eût dressé les novices à la science et à l’art de faire des routes et de bâtir des maisons. Chaque couvent eût été une école des ponts et chaussées (ce qu’étaient déjà les ''frères pontifes'' d’Avignon et quelques autres congrégations). Voilà au moins des gens utiles à la société. Il insiste surtout sur cette idée que les travaux publics deviendraient ainsi moins coûteux pour l’Etat. En ceci, il n’est pas « moderne ; » car de nos jours, l’Etat préfère un service laïque coûtant beaucoup plus à un service religieux coûtant beaucoup moins. C’est une conviction philosophique.
 
Comme éducateur, il est très intéressant et c’est bien là qu’il est moderne, comme du reste Diderot et tous les philosophes du XVIIIe siècle, excepté Voltaire. Il a en horreur les études gréco-latines. Il veut les remplacer par les sciences et les langues vivantes. Il est essentiellement « enseignement spécial » et « enseignement moderne » : « ... Nous avons, par exemple, dix fois plus besoin, dans le cours de la vie, des opérations de l’arithmétique et de la géométrie pratique, pour niveler, pour mesurer les parties de la terre, pour lever des plans, pour arpenter ; de la géographie, de l’histoire des hommes illustres, que de nous amuser à faire des vers grecs, des amplifications de rhétorique, des vers latins, etc., nous avons besoin de citoyens laborieux et appliqués...appliqués… On nous apprend l’inutile et on nous laisse ignorer le plus important...important… » Il y a eu toujours un peu du « primaire » chez l’abbé de Saint-Pierre. C’est pour cela, sans aucun doute, que Sainte-Beuve a été si sévère ou si dédaigneux pour lui. Chose curieuse, du moins pour quelques-uns, l’abbé veut que l’on consacre beaucoup plus de temps et d’efforts à l’''éducation'' qu’à l’''instruction'' et il ne voit pas la grande force précisément éducative de l’étude des auteurs anciens. Il est probable que, s’il avait songé à cette considération, cette grande force éducative de l’antiquité, tout simplement il l’aurait niée. ''Pour mon compte'' et ''quant à présent'', je ne suis pas ''encore'' de son avis et plus je vais au contraire, plus je suis frappé de l’étroitesse d’horizon des esprits qui ont reçu ou se sont donné une très forte instruction, mais qui n’ont pas commencé par les études classiques. C’est sans doute un préjugé.
 
Pour ce qui est de l’éducation des femmes, l’abbé est
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beaucoup plus moderne que ne sera tout à l’heure Jean-Jacques Rousseau. Il veut, ''pour permettre aux femmes de comprendre leurs maris'' et aussi pour leur utilité personnelle, qu’elles aient une instruction scientifique poussée assez loin. Un peu d’astronomie, de physique, de physiologie, d’histoire naturelle. Cela fera qu’elles ne seront pas tout à fait étrangères à la nature et particulièrement par « un peu de connaissance » qu’elles auront « des causes naturelles des effets surprenans, » elles seront « éloignées de la superstition, qui cause tant de maux. »
 
Ne croyez pas, que, pour autant, l’abbé soit un « féministe. » Une des bonnes trouvailles que M. Drouet a faites dans les manuscrits de Caen c’est l’abbé de Saint-Pierre anti-féministe déclaré, c’est-à-dire opposé à l’indépendance des femmes et à leur immixtion dans la vie sociale. La femme, quelle qu’elle soit, et l’abbé ne fait aucune acception ni exception, doit strictement vivre à la maison et n’en point sortir que pour les soins du ménage lui-même. L’abbé rapporte, sans l’approuver, mais au moins avec une demi-complaisance l’exemple de Frédéric Ier qui ne pouvait souffrir une femme dans les rues et qui, lorsqu’il en rencontrait quelqu’une, la chargeait à coups de canne en disant : « Que fait là cette gueuse ? Les honnêtes femmes restent chez elles. » L’abbé de Saint- Pierre vivant de nos jours eût été satisfait de l’application de quelques-unes de ses idées ; mais à d’autres égards il eût bien souffert.
 
On ne s’étonnera pas que l’abbé de Saint-Pierre, d’une part anti-humaniste et d’autre part moraliste intransigeant, ait peu aimé la littérature. A cet égard, on peut le considérer comme le vrai et très important précurseur de Rousseau et de Tolstoï. Le ''Discours sur les lettres et les arts'', c’est lui qui l’a écrit le premier. Son raisonnement, à le résumer, car son défaut est toujours d’avoir besoin d’être résumé ; est celui-ci. Ou les lettres dépravent les hommes ; ou, au moins, elles ne les améliorent pas ; donc elles sont ou dangereuses ou inutiles. Il ne faut dans un Etat ni empoisonneurs ni inutiles. Il n’y faut pas d’hommes de lettres. Qu’est-ce que c’est, je vous prie, que ces romanciers et petits poètes qui font des chansons et des épigrammes satiriques et personnelles ou des ouvrages qui tendent à inspirer l’intempérance, la licence, la débauche, la vengeance, le mépris pour les bienséances ou pour les lois, qui louent la paresse, la mollesse, la fainéantise, qui excusent
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l’indifférence envers la famille, envers les domestiques, envers les voisins et envers les pauvres ? »
 
Aussi est-il très en colère contre Corneille (lui-même), contre Racine et, comme Rousseau plus tard, contre Molière. Le ''Cid'' est le panégyrique du duel et cela est anti-social au premier chef. Molière est un « corrupteur public » et n’a jamais visé « qu’à faire sa réputation et sa fortune. « Quant à Racine, s’il a écrit ''Athalie'', de quoi, du reste, il y aurait beaucoup à dire, il a écrit ''Phèdre'' et savez-vous bien l’histoire de Phèdre ? C’est une gageure qu’a faite Racine de rendre sympathique et de faire applaudir une adultère et une incestueuse et de faire pleurer sur elle : « J’ai ouï dire à Mme de La Fayette que, dans une conversation, Racine soutint qu’un bon poète pourrait faire excuser les grands crimes et même inspirer la compassion pour les criminels ; que Cicéron disait que l’on pouvait porter jusque-là l’éloquence ; et il ajouta qu’il ne faut que de la fécondité, de la justesse et de la délicatesse d’esprit pour diminuer tellement l’horreur des crimes ou de Médée ou de Phèdre qu’on les rendrait aimables au spectateur au point de lui inspirer de la pitié pour leurs malheurs. Or, comme les assistans lui nièrent que cela fût possible et qu’on voulut même le tourner en ridicule sur sa thèse extraordinaire, le dépit qu’il en eut le fit se résoudre à entreprendre ''Phèdre'', où il réussit si bien à faire plaindre les malheurs de celle-ci que le spectateur a plus de pitié de la criminelle que du vertueux Hippolyte. »
 
Voilà ce que sont les hommes de lettres et les plus grands et ce qu’ils font. Ce sont des ennemis de la morale et par conséquent de la société. Tout ce qu’on pourrait dire à leur défense, c’est qu’ils ne la corrompent point et l’on n’aurait prouvé que ceci qu’ils sont inutiles et il ne faut point, dans l’Etat, d’inutiles qui pourraient ne l’être point.
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Comment pourrait-on la purifier ? Par mesures législatives
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et administratives ; c’est toujours là que l’abbé de Saint-Pierre en revient. II faudrait une direction des Beaux-Arts, comme nous disons, ou un « bureau des gens vertueux et connaisseurs, » comme il dit. Ce bureau serait d’abord une censure ; mais, et c’est ici que l’abbé est original, il n’aurait pas seulement un rôle prohibitif : il encouragerait par des récompenses la littérature vertueuse et il ferait ''raccommoder'', il n’y a pas d’autre mot et dans son sens étymologique il est très juste, les anciens ouvrages. L’abbé de Saint-Pierre y voit deux avantages : cela sauverait les ouvrages anciens menacés sans cette mesure de tomber en désuétude comme les vieux monumens en ruines ; — cela mettrait les ouvrages anciens, au niveau de la raison publique, laquelle, comme on sait, est toujours en progrès : « Les anciennes pièces [il songe surtout au théâtre] ainsi modifiées produiraient du nouveau et de l’excellent nouveau, ce qui serait un moyen de les faire vivre toujours, sinon elles périraient avec la langue ancienne ; on ne joue plus de pièces de cent vingt ans, on ne jouera plus Racine dans deux cents ans [mauvais prophète très probablement]. Ensuite ce changement serait conforme à la nature humaine dont la raison va toujours en croissant, dont le bon goût se perfectionne tous les cinquante ans. Et enfin [troisième avantage que j’avais oublié] nous aurions de nouvelles pièces meilleures, car personne ne voudrait donner une pièce de moindre valeur que les bonnes pièces [ainsi perfectionnées] de Corneille, Racine et Molière...Molière… On imprimera donc : « Comédie de Sertorius, de P. Corneille, perfectionnée par M. B...B… » et cinquante ans plus tard : « par M. B...B… et depuis par M. R...R… » et ainsi chaque auteur pourra espérer que son nom durera autant que l’ouvrage. »
 
Il ne faut pas s’étonner outre mesure de cette proposition. M. Drouet fait remarquer qu’en pratique ces raccommodages ont été très fréquens au XVIIIe siècle ; que Marmontel a restauré Rotrou et Quinault et Ducis Shakspeare ; que Voltaire a « habillé la ''Sophonisbe'' de Mairet a la moderne » et qu’il a recommandé d’appliquer cette recette à la moitié du théâtre de Corneille : « Nous avons des jeunes gens qui font très bien des vers sur des sujets assez inutiles ; ne pourrait-en pas employer leurs talens à soutenir l’honneur du théâtre français en corrigeant ''Agésilas, Attila, Suréna, Othon, Pulchérie, Pertharite, Œdipe, Médée, Don Sanche d’Aragon'', la ''Toison d’Or, Andromède''... , même
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''Théodore''... On pourrait même refaire quelques scènes de ''Pompée'', de ''Sertorius'', des ''Horaces'' et en retrancher d’autres. Ce serait à la fois rendre service à la mémoire de Corneille et à la scène française qui reprendrait une nouvelle vie. Cette entreprise serait digne de votre protection (il s’adresse au duc de La Vallière) et même de celle du ministère. » C’est l’idée même de l’abbé de Saint-Pierre et l’on voit si Voltaire met de la chaleur à la faire sienne. Remarquez encore qu’ils ne font autre chose, ceux qui de nos jours adaptent les œuvres d’Euripide et de Sophocle en en changeant l’esprit pour les mettre à la hauteur du nôtre, tenant compte du progrès de la raison et du perfectionnement du goût, comme l’abbé de Saint-Pierre le recommandait si judicieusement.
 
Sur l’art ou plutôt contre l’art, l’abbé de Saint-Pierre a des idées analogues et qui le font se rencontrer exactement avec Proudhon. A propos de Colbert, il dira dans ses ''Annales politiques'' : « Il vit que les Italiens s’étaient perfectionnés dans la peinture et dans la sculpture par des académies où...où… Cela le détermina à établir une pareille académie à Paris. La peinture, la sculpture, la musique, la poésie, la comédie, l’architecture, prouvent les richesses présentes d’une nation. Elles ne prouvent pas l’augmentation et la durée de son bonheur ; elles prouvent le nombre des fainéans, leur goût pour la fainéantise qui suffit à entretenir et à nourrir d’autres espèces de fainéans, gens qui se piquent d’esprit agréable mais non pas d’esprit utile ; ils veulent exceller sur leurs pareils ; mais ils se contentent sottement d’exceller dans des bagatelles...bagatelles… Qu’est-ce présentement que la nation italienne où ces arts sont portés à une haute perfection ? Ils sont gueux, fainéans, paresseux, vains, poltrons, occupés de niaiseries. Ils sont devenus, peu à peu, par l’affaiblissement du gouvernement, les misérables successeurs de ces Romains si estimables...estimables… »
 
Il avait aussi ses idées, qui n’étaient point banales, mais qui ont eu moins de succès, sur l’éloquence de la chaire. Il avait remarqué que parmi les prédicateurs, les uns savaient composer, mais ne savaient pas débiter, et que les autres savaient débiter et ne savaient pas écrire. Pour remédier à ce mal, il proposait que les sermons fussent écrits par ceux qui savent écrire et prononcés par ceux qui savent dire ; il y aurait ainsi des sermonnaires ''compositeurs'' et des ''sermonnaires déclamateurs''. C’est
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encore une idée ingénieuse. J’ai dit qu’elle avait eu peu de succès et c’est vrai. Encore faut-il dire que nombre de sermonnaires du XVIIIe siècle faisaient écrire pour un louis ou deux leurs sermons par des jeunes gens pauvres et bien doués et ces « déclamateurs » pouvaient se réclamer des théories de l’abbé de Saint-Pierre.
 
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EMILE FAGUET.
 
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