« Notes sur la guerre de Tripolitaine » : différence entre les versions

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{{journal|Notes sur la guerre de Tripolitaine|[[Auteur : R.-H. de Vandelborg|R.-H. de Vendelbourg]]|[[Revue des Deux Mondes]] tome 10, 1912}}
 
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Au mois d’avril dernier, entré en Tripolitaine par Ben Gardane sur le golfe de Gabès, j’ai parcouru la province qui s’étend de la frontière tunisienne à la banlieue de Tripoli. Des événemens de quelque importance se déroulaient sur la côte à cette époque : les Italiens débarquaient à Bou Kamech, le canon tonnait le long du rivage, les dirigeables poussaient de nombreuses reconnaissances dans l’intérieur des terres et lançaient des bombes sur les troupes. Tout l’intérêt de cette guerre surprenante, qui dure depuis huit mois sans aucun engagement sérieux, était concentré dans la région.
 
Je fus continuellement sur le qui-vive ; il me fut donné de voir et d’entendre bien des choses intéressantes. Toutefois, les notes que j’ai prises, les observations que j’ai pu recueillir sont trop fragmentaires pour que je me hasarde à donner mon sentiment sur l’issue de la guerre. Je laisserai à chacun le soin d’en tirer les conclusions qui conviendront le mieux à ses sympathies.
 
Mais, à mesure que je parcourais ces territoires désolés, je comprenais de moins en moins, à s’en tenir à l’aspect extérieur du pays, la ténacité que mettaient les deux adversaires, l’un à vouloir s’en emparer, l’autre à le conserver. A part certains îlots de verdure dans la région Tripoli-Homs, à part une bande côtière
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plus étendue en Cyrénaïque et des vallons arrosés dans le Djebel-Nefoussa, la« Libye » équivaut à l’Extrême-Sud Algérien. Ce ne sont que plaines stériles, dunes de sable et, plus au Sud, collines et plateaux calcinés. Nul cours d’eau, quelques sources de faible débit, quelques puits… Le désert, en un mot.
 
De Ben Gardane à Regdaline, pendant plus de 100 kilomètres, la piste s’allonge à travers la plaine et le marais. Pas un arbre, à peine de la broussaille ; ni villages, ni troupeaux. La solitude, le silence, un morne soleil et des vents déchaînés ! Les rares puits que l’on y trouve contiennent une eau chargée de magnésie qui, si elle convient à l’indigène, est contraire à l’Européen.
 
Il en est ainsi dans l’ensemble de ces territoires. On y a remédié dans le Sud-Tunisien, en construisant de vastes citernes. A Ben Gardane, la jarre d’eau douce se vend de huit à quinze sous, selon la saison.
 
A Regdaline, seulement, commencent les palmiers qui se succèdent dès lors en groupes de plus en plus rapprochés jusqu’à Zouara, Zavié, Azizié. Ces palmiers furent plus nombreux autrefois. Avec un peu de soin, plusieurs oasis envahies par le sable pourraient renaître.
 
 
On sait que, pour tenir contre la résistance opiniâtre qui leur fut opposée, les Italiens ont dû débarquer en Tripolitaine plus de 120 000 hommes. Dès le début des hostilités, c’est-à-dire dès les premières semaines d’octobre 1911, ils occupèrent les ports de Tripoli, Homs, Derna, Benghazi et Tobruk.
 
Ils s’en emparèrent facilement, mais depuis lors, leurs troupes y restent entassées sous la protection des canons de la flotte. Cela fait huit mois d’immobilité.
 
Jamais ils n’ont cherché à se rencontrer avec les Turcs dans une bataille décisive ; jamais ils n’ont lancé quelques milliers d’hommes résolus dans l’intérieur des terres ; pas une seule fois, ils n’ont tenté la destruction du camp d’Azizié, qui, au bout d’une plaine toute plate, n’est qu’à 40 kilomètres au Sud de Tripoli. Tout s’est borné jusqu’à présent à des escarmouches d’avant-postes !
 
Les troupes, immobilisées sur la côte, s’énervent et se démoralisent ; l’escadre se fatigue à tenir la mer depuis si longtemps pour les protéger. Cet été, le choléra risque de causer de grands ravages dans une telle agglomération d’hommes.
 
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Dans leurs « presidios » inutiles et si chèrement conquis, les Italiens semblent résolus à se tenir sur la défensive, comme l’ont fait, pendant des siècles, les Espagnols au Maroc. Ils construisent, en ce moment, un mur d’enceinte autour de Tripoli. Quand ce mur sera terminé, ils pourront « décongestionner la place, » estimant que 25 000 hommes suffiront à la défendre.
 
Une inaction aussi prolongée répond, sans nul doute, à un plan mûrement élaboré. Pour qui ne connaît pas ce plan, elle est inexplicable.
 
La possession d’un pays ne résulte pas seulement d’un décret d’annexion. Encore faut-il en occuper les points stratégiques principaux, avoir réduit l’adversaire à merci, y percevoir l’impôt, en tout, y faire acte de souveraineté !
 
 
Quelles sont les forces musulmanes qui tiennent les Italiens en échec ?
 
Une armée turque réduite à un millier d’hommes, dont un bon tiers de malades, et au maximum 10 000 volontaires indigènes accourus des points les plus divers. Il y a quelques mois, leur nombre fut plus considérable. Il peut augmenter de nouveau après la moisson, quand le danger sera pressant… Il est venu des Garamantes du Fezzan, des cavaliers de l’Air, des Touareg du Sahara, ces derniers armés de la lance et montés à méharis. Certains ont mis plus de deux mois à faire le voyage. Tous les Tripolitains employés en Tunisie, dans les mines et dans les vignobles, ont abandonné la Régence au début de la guerre, pour courir au feu. Des bandes de cinquante à cent hommes passaient journellement la frontière. Ils vendaient tout ce qu’ils possédaient afin de s’équiper : tapis, bijoux des femmes, jusqu’à leurs tentes. Partout l’on souscrivit. Les fellahs les plus pauvres donnèrent leur obole. Des sommes considérables furent ainsi recueillies. Un élan unanime souleva le monde musulman, de l’Arabie au Maroc. Au mois de mars dernier, une souscription pour le Croissant rouge réunissait 120 000 francs dans la Régence de Tunis, seule.
 
Les armes et les munitions ne manquent point au camp turc. D’habiles corsaires qui viennent surtout des îles de l’archipel grec, — de Sicile aussi m’a-t-on dit, — assurent le ravitaillement. Tous ne passent point, mais les trois quarts
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parviennent à tromper la surveillance des torpilleurs italiens. La moitié serait encore suffisante.
 
Les Turcs disposent de 6 000 fusils Mauser. Ils possèdent, en outre, un assez grand nombre de Martini pris aux Italiens.
 
Mais que valent ces armes délicates en des mains inexpérimentées ? Il faut mettre des tampons au canon, envelopper la culasse de chiffons, pour éviter l’encrassement par le sable. L’indigène qui arrive au combat n’a ni le temps, ni le goût de s’instruire de leur maniement. Même, un jeune soldat qui parlait français, natif de Tripoli, préférait une carabine de chasse à son Mauser. Il l’avait achetée pour 40 francs à un Maltais. Le Martini n’est pas apprécié ; on le juge inoffensif : la balle est de trop faible calibre. Dans les engagemens à courte distance, on a vu des combattans avoir la poitrine traversée de part en part, sans hémorragie.
 
L’indigène continue d’employer ses armes habituelles ; et personnellement, j’ai vu entre les mains de ces francs-tireurs beaucoup plus de fusils à pierre que d’autres ; quantité de tromblons également à pierre ; et il s’en faut que tous les caravaniers, la plupart combattans occasionnels, soient munis d’une arme à feu.
 
Mais les Tripolitains sont des guerriers redoutables qui rachètent leur faiblesse numérique et leur armement rudimentaire par une intrépidité sans égale et par un absolu mépris de la mort. Au surplus, ils savent tirer le meilleur parti de leur fusil à pierre. A 80 mètres, ils abattent leur homme.
 
Les Turcs sont, malheureusement pour eux, dépourvus d’artillerie. Ils possèdent quelques canons emmenés de Tripoli et qui, remisés au camp d’Azizié, attendent les événemens. Les canons firent merveille au début de la guerre. La batterie fantôme du capitaine Ahmed Chougri, composée de deux canons, harcela les Italiens pendant quarante-cinq jours. Elle est restée légendaire, même à Tripoli…
 
Pendant quelques jours, j’ai recours aux bons offices d’un volontaire tripolitain pour me guider à travers ce grand pays désolé. L’homme est petit, glabre, bien musclé. Son visage est celui d’un adolescent, ses traits ont de la candeur ; et son existence est celle d’un bandit des grands chemins. Court vêtu d’une sorte de chemise en loques, jambes nues, le burnous jeté sur l’épaule, il porte un poignard à la ceinture et, dans le dos,
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l’antique fusil à pierre. Il fera toute la route à pied, de jour et de nuit, à l’allure de mon cheval, et, sans essoufflement apparent, ne cessera de me narrer ses aventures.
 
Il fait la guerre depuis le début des hostilités. Il fut à Tripoli, à Homs, à Zouara, partout en un mot.
 
Un jour, dans un engagement aux avant-postes, il tua trois bersagliers à lui seul. Un autre jour, sur la promesse d’une prime de 20 francs que lui avait faite un officier, il se rendit à Tripoli pour acheter un litre de cognac. Une autre fois encore, il paria, pour l’insignifiant enjeu de deux livres de sucre, qu’il irait tuer une sentinelle au camp ennemi. En déplaçant devant lui un buisson d’épines, il y parvint, après une nuit de ruses, à travers les fils barbelés qui ont des sonnettes.
 
 
C’est à Regdaline que j’ai vu des Turcs pour la première fois.
 
Seul, à cheval, ayant devancé ma caravane dont la lenteur est fatigante (4 kilomètres à l’heure), je n’atteignis le village qu’au soir, à la fin d’une longue journée de marche Pendant toute l’étape à travers la solitude, j’eus les mains et le visage brûlés par le soleil, par le vent marin, parla scintillante réverbération des marais.
 
La palmeraie est vaste, mais le village se compose seulement d’un caravansérail, d’une ruelle de masures et de quelques tentes.
 
Trente hommes y tiennent garnison sous les ordres d’un lieutenant. Parmi les officiers, le lieutenant seul est musulman. Le secrétaire est Circassien, le médecin, Grec-orthodoxe, le pharmacien, Arménien-catholique. Le médecin a pour femme une Française de Tripoli, le pharmacien une Maltaise. C’est, en raccourci, une image vivante de l’Empire ottoman. A la tête, le Turc conquérant, et pour les autres besognes, le « giaour, » le fils des races soumises.
 
Celte petite garnison est installée dans le caravansérail qui tombe en ruines. J’y reçois le meilleur accueil. Chacun s’empresse autour de l’hôte qui apporte des nouvelles, qui rompt la monotonie des jours. C’est ici l’isolement, la stagnation dans une misère qui serre le cœur.
Dans la cour où s’amoncellent les immondices et les détritus
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desséchés que le vent jette au visage, deux tentes sont dressées pour les malades. Ceux-ci représentent presque la moitié de l’effectif. La plupart sont fiévreux, car l’endroit est humide et malsain. Ils n’ont qu’une couverture pour s’étendre sur le sol et les médicamens font défaut. Les plus malades sont évacués sur le camp de Ghârian, à 100 kilomètres au Sud, ce qui représente au moins cinq journées de marche à dos de chameau.
 
Là, sont installés le Croissant rouge ottoman, la Croix-rouge allemande. Je n’ai pas vu d’ambulances dans la région du littoral.
 
A cause de ma caravane qui arrive trop tard pour que l’on dresse la tente, je suis obligé d’accepter le gîte et le couvert que les officiers m’offrent avec une insistance, avec une cordialité contre lesquelles il n’y a pas à lutter. Mais à goûter la cuisine indigène, mais à voir l’endroit où je devrai dormir, je regrette fort d’avoir pris les devans.
 
Tous ces gens vivent dans une malpropreté qui ne semble plus les incommoder. La vermine, les parasites de toutes sortes pullulent en Tripolitaine. On renonce bien vite à s’en garder, si l’on arrive mal à s’y accoutumer, et c’est l’un des tourmens du voyage !
 
Je passe une nuit des plus pénibles dans la cellule que je partage avec le lieutenant et, dès les premières lueurs du jour, je suis dehors.
 
La pureté du ciel, la fraîcheur de l’air, le balancement des palmes berceuses dans une brise qu’embaument les senteurs de l’étendue, tout annonce une matinée radieuse comme il dut y en avoir à la naissance du monde. Ma poitrine se gonfle d’allégresse, tout mon être déborde de la joie de vivre la plus franche ; instantanément, j’oublie les fatigues des jours précédens, l’inquiétude de ma nuit… et comme l’eau du puits est abondante, pas trop boueuse, je prolonge avec délices mes ablutions dans la cour, d’autant plus que, depuis deux jours bien longs, — oserai-je l’avouer ? — je n’ai pu faire ma toilette ! Autour de moi se presse un cercle de mendians, d’infirmes, d’indiscrets dont je ne tiens aucun compte.
 
Partout, dans les moindres agglomérations, l’on est harcelé par une troupe affreuse d’aveugles, d’êtres sordides couverts d’ulcères. Les vieilles femmes, réduites à l’état de squelettes, sont les plus impressionnantes. Il en est qui peuvent à peine se
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mouvoir et qui viennent trier l’orge dans le sable à l’endroit où les chevaux ont mangé. Un jour, un négrillon m’arracha des mains une boîte de biscuits et les dévora sauvagement… La veille, je m’étais arrêté au bord d’un puits sous un auvent où l’on sert le thé. Quelques vieillards, deux enfans s’y trouvaient accroupis. Ils sont maigres, sans couleur ; des mouches se cramponnent sur le bord de leurs paupières sans qu’ils songent à les chasser. S’il tombe une miette du pain que je mange, ils avancent tout doucement la main pour s’en emparer. J’abandonne dans le sable une cigarette à demi consumée et la repousse du pied. Le cafetier croit qu’elle lui revient, veut s’en emparer. Les autres lui disent : « Vas-tu bien la laisser à ce voyageur !… »
 
Mon interprète, qui est de Djerba et ne connaît pourtant de la Tunisie que Gabès et l’extrême-Sud, ne cesse de témoigner en toute occasion d’une pitié méprisante : « C’est ça la Tripolitaine ! Celui-là, tu es sur que c’est un officier ? Si mal vêtu ! Oh ! chez nous !… »
 
Je n’ai pas terminé de déjeuner sous ma tente enfin dressée, que des cris, des conversations animées m’appellent dans la cour. Je sors, et j’aperçois à l’horizon, du côté de la mer, un dirigeable qui vient en droite ligne sur Regdaline. Il grossit à vue d’œil ; bientôt on perçoit le ronflement des hélices. C’est alors l’affolement dans l’oasis. Les bédouines, hors de leurs tentes, poussent des clameurs, courent de droite et de gauche avec leur marmaille. Les chiens aboient. La femme du pharmacien s’agite, pleure, serre son enfant dans ses bras. Elle est vêtue à la mauresque, ne parle qu’italien. Son mari et le médecin l’entraînent on ne sait où, à la recherche d’un abri sous les touffes basses des palmiers encore jeunes. Quelques soldats prennent leurs fusils, — parmi eux se trouve un enfant de quatorze ans, ceinturé de cartouches, — et c’est, à travers la palmeraie, une fusillade brillante mais inefficace contre le dirigeable qui évolue maintenant au-dessus du caravansérail. Alors des bombes éclatent ici et là, dans le sable, petits panaches blancs autour d’un trou noir, huit bombes que l’on ne voit point tomber et qui heureusement ne causent aucun dommage. Déjà, — quel soulagement ! — le dirigeable s’éloigne, s’éloigne pour ne plus revenir, reprend la route de Tripoli où se trouve le camp d’aviation.
 
Les officiers, accoutumés à ces visites qui sont fréquentes, ont fait preuve d’une placidité remarquable. Accroupis sur un
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pan de mur, ils comptaient les coups en plaisantant… Le nombre des bombes que lance un dirigeable atteint rarement la douzaine et toutes n’éclatent point. Jusqu’à présent, elles n’ont produit aucun effet. Pourquoi n’en lance-t-on pas davantage et de plus efficaces ? Pour moi, cela va sans dire, je ne réclame rien, je suis bien heureux de m’en être tiré indemne… Tandis que nous prenons le thé dans la cellule qui sert à la fois de cuisine et de salle à manger, un soldat arrive avec une bombe qui n’a pas éclaté. C’est une boite cylindrique encore pleine de picrate de potasse. Elle porte à la base un percuteur en cuivre terminé à l’extérieur par une hélice, et au-dessus, la mitraille sans doute, dans une forte enveloppe de toile. Celle-ci est déchirée et le contenu est vide. Une tige de bois, pour maintenir le tout, plonge dans la poudre et porte ces mots : « détonateur Copenhague, patent universel. » Le secrétaire arménien s’empare de cette bombe, s’accroupit sur une couverture et s’amuse, avec la pointe d’un couteau, à creuser dans la masse de poudre comprimée. Il en pourrait résulter la pire explosion. Mais il n’en croit rien, et, avec le sérieux d’un enfant qui vide sa poupée de son, continue de creuser…
 
Dans la cellule, le vieux pharmacien apparaît, s’effondre sur une caisse, se relève, ne peut tenir en place. Ses yeux sont encore pleins de frayeur. Il se tâte le ventre, exhale des soupirs, perd son regard dans l’au-delà, fait « Tah ! tah ! tah ! Ah ! nous sommes bien malheureux, ma pauvre femme, mon enfant, nous avons eu bien peur avec ce dirigeable, ces bombes, toutes ces choses qui ont le bruit de la mort ! » Le docteur, petit et sec, entre à son tour, et prononce : « Ça dure depuis plus de six mois avec ces Italiens qui ont tout, des bateaux, des canons, des aéroplanes, des obus gros comme des enfans, plus de 100 000 hommes à Tripoli ! Quand se décideront-ils à en finir ? »
 
Ce médecin et ce pharmacien sont depuis plus de vingt-cinq ans en Afrique. Lors de l’invasion italienne, ils n’ont pas hésité, en dépit de leurs droits à la retraite, à suivre l’armée turque dans sa campagne errante.
 
Braves gens qui regrettent Tripoli comme le Paradis perdu, que peut trahir un moment de trop forte émotion, mais qui supportent stoïquement toutes les privations et qui, ayant fait le sacrifice de leur vie, comme les autres, accompliront jusqu’au bout leur devoir.
 
 
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Quoi qu’il en soit de la valeur individuelle des combattans, le contingent des troupes arabo-turques est numériquement faible.
 
Une autre cause de faiblesse réside encore dans ce fait que l’indigène est d’une inconstance extrême.
 
Les chefs de bande ne peuvent en répondre. Leurs hommes accourent, augmentent, diminuent avec une fantaisie que rien ne parvient à discipliner.
 
Un événement de famille, des soucis personnels, des questions d’intérêt, la célébration d’une fête religieuse les font souvent retourner chez eux alors que l’on en aurait un besoin urgent sur le champ de bataille. Autant qu’ils le peuvent, ils se cherchent des remplaçant, reviennent eux-mêmes avec diligence ; mais une telle inconsistance empêche toute opération régulière.
 
L’affluence de ces bandes ou leur dispersion tient à des causes profondes et en quelque sorte organiques. L’indigène d’aujourd’hui conçoit la guerre de la même façon que le Libyen d’autrefois, que l’Africain de tous les temps. La guerre, à ses yeux, n’est qu’une lutte temporaire destinée à procurer un profit immédiat.
 
Le manque de persévérance et de cohésion est l’une de ses caractéristiques les plus marquées.
 
En temps ordinaire, qui est l’état de guerre à l’état chronique, l’ennemi n’est-il pas le plus souvent la tribu voisine qu’il faut dépouiller de sa récolte et de ses troupeaux ?
 
Il y a quelques mois, dans un engagement près de Sciara-Sciat, plusieurs tribus momentanément unies contre les Italiens prirent à ceux-ci quelque butin. Aussitôt après le combat, elles s’en disputèrent la possession exclusive dans une mêlée sanglante.
 
Les exemples de cette sorte abondent, dominent y découvrirait-on, dans le cas actuel, le sacrifice à un idéal commun ? La haine du musulman contre le chrétien passe au second plan.
 
On a beaucoup parlé de la secte des Senoussis, et de son influence toute-puissante en Tripolitaine sur le fanatisme musulman. Or, ceux qui prétendent les connaître affirment que cette influence, d’ordre purement religieux, ne cherche pas
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à s’amoindrir par des compromissions d’ordre politique. Les chefs sont résignés d’avance à la domination étrangère, — le Turc était déjà pour eux l’étranger, — et la qualité du maître leur importe peu.
 
Les Tripolitains n’avaient jamais accepté la domination turque sans impatience. En 1851, les Berbères du Djebel Ghaziân opposèrent une résistance acharnée aux troupes ottomanes quand celles-ci s’avancèrent dans leurs montagnes. De sorte que, à l’arrivée des Italiens si formidablement outillés, certaines tribus furent bien près de se rendre sans résistance. Elles inclinaient à la soumission immédiate, autant par haine de la domination turque que par le sentiment de leur faiblesse.
 
Traitées par les Ottomans de « turc à more, » ne parlant pas la même langue, habilement soudoyées par des émissaires gagnés à la cause italienne, leur reddition paraissait assurée. J’ai vu, un jour, dans un village, une fillette de douze ans servir d’interprète entre le cheik de l’endroit, vieillard aveugle, et un sergent turc qui, à la tête d’un détachement, recherchait le gros des troupes.
 
C’est alors qu’accoururent ces officiers que tout le monde connaît et admire aujourd’hui : Ferad bey, Enver bey, Fetih bey, Nechet bey, d’autres encore qui sillonnèrent la région et groupèrent autour d’eux les partisans de la lutte à outrance.
 
Les terribles massacres d’Ain Zara où les Italiens, d’abord traqués dans l’oasis qu’ils croyaient soumise, mirent tout à feu et à sang pour se venger, firent une hécatombe de vieillards, de femmes et d’enfans, ces massacres arrivèrent à point pour changer définitivement la face des choses, pour unir désormais le Turc et l’Arabe, ces ennemis de la veille, pour agglutiner dans une résistance désespérée les tribus vagabondes qui accouraient de toutes parts.
 
Le fait parait historique aujourd’hui. Nous ne le rappelons point pour en souligner l’atrocité. La guerre coloniale n’est qu’une longue suite de cruautés. Toutes les nations européennes en ont autant à leur passif.
 
Maintenant, les officiers turcs sont acceptés pour chefs. Ce n’est pas à dire qu’ils le soient aveuglément. Leurs ordres ne sont pas toujours exécutés sans murmure, surtout quand, pour ménager des vies humaines, ils tentent de modérer l’ardeur des combattans. Bien vite, leur prudence est taxée de couardise et
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l’on cherche l’or italien au fond de leur poche. Encore ont-ils dû faire aux troupes maintes promesses de victoires et de prises fructueuses. Pourront-ils les tenir en haleine jusqu’au bout, et n’y a-t-il pas à craindre qu’un jour, fatiguées de trop attendre, ces bandes ne se retournent contre eux ?
 
 
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Depuis le début de la guerre, les côtes n’étant plus libres, tout le commerce tripolitain se fait par l’Egypte et par la Tunisie.
 
Du côté de la Tunisie, le marché principal d’approvisionnement en vivres de toutes sortes (orge, maïs, farine) est Ben Gardane, notre poste frontière près du lac des Bibans.
 
Il y vient en moyenne de 6 à 8 000 chameaux tripolitains par semaine. Le trafic mensuel de ce marché s’est élevé dans ces derniers temps à 800 000 francs.
 
Quelques jours avant mon départ, je vis arriver une caravane d’au moins 3 000 chameaux. Dans l’après-midi, elle atteignit les abords du village et s’arrêta pour passer la nuit, sur le terrain de campement que la Résidence a réservé à cet effet.
 
Ce fut une vision saisissante. Cette horde clairsemée, toute sombre et poussiéreuse, s’avançait sur un front immense.
 
La plaine aux tons bruns miroitait, des émouchets volaient mollement dans la brise marine, le soleil commençait de rougeoyer à l’horizon ; le silence était partout. Tandis que les premiers groupes exécutaient des mouvemens tournans, s’installaient déjà, selon des règles que l’on devinait fixées par la tradition, les derniers apparaissaient encore dans le lointain, tout grandis sur le ciel, comme s’ils se balançaient dans l’azur d’un mouvement imperceptible et berceur.
 
J’errais parmi ces gens qui, demain, seraient mes compagnons de piste et de solitude. Je ne voyais point sur les visages d’hostilité déclarée, de mépris trop affiché ; — quelques-uns m’offrirent le thé ; — mais je ne parvenais pas à pénétrer les sentimens de ces nomades au front têtu, au regard court, pour qui la vie n’est que rudesse, fatigues et privations…
 
Les chameaux entravés, les ânons, les chevaux, crinière au vent, mangeaient en cercle leur ration d’herbes coriaces ; les ballots s’amoncelaient tous en abris semblables ; avec un sens avisé de l’orientation, des feux pétillans d’épines s’allumaient
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par centaines pour le délassement des membres et la préparation du thé. Les gestes simplifiés et justes, la dignité des attitudes, la parfaite ordonnance de l’ensemble, tout révélait l’adaptation de cette multitude à des habitudes séculaires et comme le goût d’une pompe rituelle dans les moindres actes de la vie courante.
 
Des rumeurs, toutes sortes de relens, une vapeur rousse et dorée, pareille à quelque fumée d’holocauste, s’élevaient de ce rassemblement. Parfois, on entendait plus distincts des voix humaines, le chant d’une flûte ou des plaintes animales. Les premières étoiles s’allumaient au ciel et, dans la nuit qui montait, le silence des solitudes environnantes devenait plus absolu et plus impressionnant.
 
 
Les Italiens auraient un intérêt majeur à couper les pistes qui relient la Tunisie à la Tripolitaine, pour interrompre le trafic des caravanes et tarir, de ce côté du moins, le ravitaillement des troupes arabo-turques.
 
Pour cela, ils avaient jeté leur dévolu sur Zouara, qui devait leur servir de base d’opération. C’est un petit port à l’Ouest de Tripoli, à 80 kilomètres environ de la frontière tunisienne.
 
Mais la prise de Zouara, si souvent annoncée, n’est pas encore un fait accompli. Les Italiens l’ont déjà bombardé dix fois et il n’y a pas eu d’autre victime, parmi les assiégés, qu’une fillette blessée à l’épaule par un éclat d’obus. Zouara n’est plus aujourd’hui qu’un amoncellement de ruines. Le sol, alentour, est un vrai champ de projectiles où l’on chercherait en vain un brin d’herbe. C’est là qu’on ramasse des obus « gros comme des enfans, » selon l’expression du médecin, beaucoup de ces obus, lancés par des canons fatigués, ne portent plus trace de rayures.
 
Les Italiens ont apporté une rage inutile et stupéfiante dans le bombardement de cette place, puisque jamais aucun débarquement ne s’ensuivit. Il est vrai que la configuration du sol en permet aisément la défense. Dans les dunes qui dominent la plage, les obus tombent amortis et l’indigène s’y tient aux aguets.
 
Tout débarquement ne s’effectuera pas sans coûter beaucoup de monde à l’assaillant.
 
Cent cinquante soldats turcs, un millier d’indigènes, pas davantage, gardent la ville. Ils sont commandés par Mehmet
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Moussa, un Arabe du Yemen, de haute figure et d’indomptable énergie.
 
 
N’ayant pu prendre Zouara, les Italiens, vers la mi-avril, s’emparèrent de Bou Kamech, un fortin délabré, encore plus voisin que Zouara de la frontière tunisienne.
 
Ils avaient mobilisé 27 bâtimens de guerre : croiseurs, contre-torpilleurs et torpilleurs, pour convoyer les 11 chalands qui transportaient 12 000 hommes de troupe.
 
Pendant plus d’une semaine, ils croisèrent en vue des côtes. Le canon tonna presque sans discontinuer d’un mercredi à midi au vendredi soir.
 
Tandis qu’une partie de leurs bâtimens faisaient une diversion sur un autre point pour y attirer l’adversaire, ils parvinrent finalement à débarquer tout leur effectif a Bou Kamech, qui n’était point défendu.
 
Mais les premiers jours, ils n’y laissèrent pas plus de 150 hommes.
 
Felih bey, avec lequel je me trouvais alors, envoya aussitôt ses bandes pour cerner le fort. Il était assuré de la prompte reddition de cette poignée d’Italiens ; et, pour éviter un massacre général, il avait élevé à 15 livres turques (plus de 300 francs) la prime pour chaque prisonnier vivant.
 
Je conserverai le souvenir de la nuit pleine d’intérêt et d’émotion que je passai non loin de lui, dans une oasis voisine de Zouara.
 
La nuit était chaude et pesante ; de grosses étoiles scintillaient à travers les palmes ; partout des grillons lançaient leur note sonore et cristalline ; un chien se lamentait au loin.
 
Je me tins continuellement, sur le seuil de nia tente. J’entendais par momens les appels du tambour destinés à rassembler les partisans épars dans la région, et j’apercevais sur un tertre la silhouette immobile de l’officier qui attendait le relourde ses estafettes.
 
J’admirais l’énergie de cet homme qui venait de rester à cheval trente heures, à peine interrompues par les repos indispensables, qui relevait d’une grave maladie et qui passait encore sa nuit à veiller, prêt à partir de nouveau si l’événement l’y contraignait. Je ne pouvais en détacher mes yeux et j’attendais avec une curiosité grandissante l’arrivée d’un émissaire.
 
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A l’aube, deux cavaliers surgirent d’entre les palmiers et s’arrêtèrent devant leur chef. Le colloque fut rapide ; puis un ordre, quelques gestes, et une ordonnance amena au commandant son cheval tout selle. J’accourus pour le saluer.
 
Sans me dire de quel côté il se dirigeait, il m’annonça cependant son retour prochain et, toujours confiant dans la capture des Italiens, me promit une bouteille de Champagne pour fêter cet heureux fait d’armes. Il partit, et je n’eus plus l’occasion de le revoir.
 
Si les Italiens, par cette occupation de Bon Kamech, avaient pour objectif de couper la route aux caravanes, il ne semble pas qu’ils aient aujourd’hui beaucoup avancé dans la réalisation de ce projet.
 
Méconnaissons que les difficultés sont grandes, autant par l’insalubrité de la région que par son manque total de ressources. Il faudra, de toute nécessité, procurer de l’eau aux troupes, que cette eau vienne de Sicile ou d’ailleurs.
 
Et pour rendre le blocus effectif, il y aura, le long de la frontière, des centaines de kilomètres à couvrir, car la route des caravanes s’infléchira vers le Sud, à mesure que les Italiens s’avanceront. Autant de postes à tenir en relation étroite les uns avec les autres, et que l’indigène harcèlera.
 
 
Le « soldat, » régulier ou mercenaire, reçoit par jour un kilogramme de farine ou d’orge grillée et concassée, avec laquelle il se fait une pâtée à l’huile. De plus, il touche une solde de 20 francs par mois.
 
Pour beaucoup, faméliques des solitudes, c’est la sécurité de la pitance et presque la fortune. Payés régulièrement ils accourent, n’ayant jamais connu pareille aubaine. Or, tandis que les soldats touchent une solde inespérée par son importance et sa régularité, les officiers ont vu la leur réduite des trois quarts. La promesse leur a bien été faite qu’à la fin des hostilités, l’arriéré leur serait versé, mais cette promesse est soulignée de gestes hypothétiques et ils s’entraînent à n’y pas trop croire. Quel est celui qui me disait, au sujet de cette inégalité de traitement entre l’officier et l’homme de troupe :
 
— Prisonnier de son devoir, l’officier restera. Mais le soldat ! Qu’on tarde à le payer régulièrement, et l’on verra plus d’une bande se dissoudre et disparaître !
 
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La remarque est exacte. Nul ne pourrait contraindre ces nomades à demeurer indéfiniment au camp — surtout que l’on ne se bat point. Perdant, un peu plus chaque jour, l’espoir de prises fructueuses, cette haute paye les engage tout juste à rester. Et, depuis quelque temps, à la frontière tunisienne, on voit se dessiner un exode contraire à celui du début des hostilités. Maints Tripolitains abandonnent le camp turc et retournent à leurs mines ou à leurs vignobles tunisiens. Ils ont fait des économies, ils sont parfois revêtus partiellement d’un uniforme italien. Ce serait le cas de dire, à leur sujet : ''Ense et aratro'' !
 
 
Je passe quelques jours à Menchyïa, petit camp d’avant-garde improvisé dans une oasis, auprès d’un caravansérail plus délabré encore que celui de Regdaline. Le jour de mon arrivée, le site me parut enchanteur. C’était le soir. Sous des bouquets de palmiers, parmi les dunes aux molles ondulations, se dressaient quelques tentes. Des chevaux entravés hennissaient alentour ; des graminées se doraient sur le sable au soleil couchant. Non loin, des caravanes fréquentes s’avançaient sur les pistes, disparaissaient bientôt dans la palmeraie, semblaient se promener à travers les allées d’un grand parc primitif. Tout était paisible et lumineux : le paysage entier baignait dans des lueurs roses et rappelait l’inexprimable sérénité des images bibliques.
 
Le lendemain, avec le soleil, lèvent se leva, un vent brûlant qui augmenta peu à peu d’intensité et souffla toute la journée en tempête, obscurcissant le ciel, flétrissant les palmes, battant de ses rafales embrasées les toiles de la tente dont les cordes claquaient. A chaque ruée nouvelle du simoun, je pensais que ma frêle demeure allait se déchirer et s’enfuir. Le sable coulait en ruisseaux sous la tente, s’infiltrait dans mes cantines, me remplissait les oreilles. Je passai toute la journée, haletant, la gorge sèche, sur mon lit de camp. Les chameaux, le cou tout allongé sur le sable, les chevaux, couchés sur le flanc, restaient complètement immobiles et semblaient des bêtes mortes.
 
Vers le soir, la tempête se calma. Le cuisinier put enfin allumer du feu pour le thé. Quelques officiers vinrent s’asseoir autour de ma table.
 
Leurs uniformes sont à bout, déchirés, graisseux. L’un d’eux, toujours de bonne humeur et qui parle admirablement français, me fait remarquer son accoutrement : bonnet d’artilleur,
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veste de fantassin, culotte kaki, bandes molletières. Il dort enveloppé dans une couverture et, en route, porte en deux minces rouleaux, sur sa selle, tout son équipement. Au cours de l’hiver dernier, ils ont cruellement souffert du froid ; ils vont maintenant avoir l’été à supporter ; ils s’attendent à toutes les privations et savent encore sourire. Ce sont des âmes bien trempées.
 
C’est à peine s’ils peuvent se nourrir. Une soupe, un ragoût composent leur menu le plus habituel. Et l’on s’accroupit par terre autour du plat pour y tremper tour à tour son pain ou ses doigts. Les caisses d’eau minérale sont l’objet d’une vigilance spéciale, tant c’est boisson précieuse en ce pays. J’ai vu un pauvre lieutenant offrir à des chameliers jusqu’à 8 sous pour une boite d’allumettes, — et n’en pas trouver. Celle que je lui donnai finalement le combla de joie.
 
En ce qui me concerne, je dois vivre de conserves, emporter mon pain qui devient dur comme du caillou, m’embarrasser de mille choses et veiller constamment sur mon bien, car les chameliers pillent tout, dévorent tout, d’un air conquérant et gouailleur.
 
 
Ces chameliers rendent le voyage extrêmement pénible. Par suite d’un décret récent du Résident général, le passage en Tripolitaine des chameaux tunisiens est interdit, et l’on est contraint de recourir à des Tripolitains.
 
Ceux-ci, habitués seulement à charger leurs bêtes de deux énormes sacs qui se font contrepoids sur les flancs, ne savaient quel choix faire dans mes fourreaux de campement, dans mes cantines et mes caisses de dimensions diverses. Au moment du départ, plusieurs, à la vue de ces choses hétéroclites, prirent un air soucieux et se dédirent, craignant le mauvais sort.
 
Les deux nomades qui ont enfin consenti à tenter l’aventure avec moi traitent sans ménagement mes richesses. Entêtés, querelleurs, ils n’acceptent aucun conseil, bien qu’ils ignorent tout des lois de l’équilibre et de la répartition des charges. De leur côté, les chameaux braillans se relèvent toujours avant la fin du chargement. Les caisses tombent, se brisent. Par fortune, je me suis approvisionné de sacs. Maintenant, tout s’y entasse dans la plus fragile confusion : paquets de sucre, bouteilles d’eau et boites de conserves.
 
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L’un de ces chameliers, coiffé de la calotte blanche en tricot, dont le dessin vient d’Assyrie, rond de visage et trapu comme un archer de bas-relief, parle d’une voix musicale : il a des rires chantans qui lui feraient beaucoup pardonner, s’il me laissait plus de repos.
 
Un matin, nous atteignons un groupe de masures où nous apprenons bientôt, parmi les vociférations des hommes, parmi l’épouvante des bédouines, que les Italiens ont envahi le pays, qu’ils vont, d’un moment à l’autre, pénétrer dans l’oasis. Il semble déjà qu’il y ait un soldat ennemi derrière chaque palmier.
 
Là-dessus, mes chameliers, craignant la capture de leurs bêtes — toute leur fortune ! — refusent de me conduire plus loin, font plier le genou à leurs chameaux et répandent sur le sable tout le chargement.
 
Colère, discussions, menaces, rien n’y fait. Il faut se soumettre. Après le règlement des comptes, j’aperçois, sous les haillons de l’archer au bonnet blanc, l’un de mes couteaux de cuisine. Il consent, en riant, à le rendre à mon interprète et dit qu’il s’en était emparé pour se venger si je lui avais fait tort. Il y a foule autour de nous, foule hostile, prête à croire ce bandit qui cherche à me faire passer pour un espion italien.
 
Et cependant, depuis mon entrée en Tripolitaine, je ne porte que le fez, coiffure insuffisante qui, malgré tous les voiles, m’a valu un coup de soleil où mon visage se cuit.
 
Très préoccupé de la situation, tout à la recherche de nouveaux chameliers, je me rends chez le cheik avec mon interprète, environné d’oisifs et de curieux, quand je me sens tiré par le bras. Je me retourne et j’aperçois mon chamelier qui cherche à me baiser la main, tout en me débitant des remerciemens et des souhaits de bon voyage ! Tout est imprévu et contrastes en ce pays. Pour notre soulagement, nous apprenons, un peu plus tard, que les Italiens sont loin. Actuellement, ils n’ont pas encore pris le village !
 
Un jour, je rencontre des blessés qui retournent chez eux à dos de chameaux.
 
L’un d’eux a le poignet cassé, à peine enveloppé d’un chiffon noir de crasse. Un autre a sa culotte de cotonnade tout éclaboussée de sang. Deux balles lui ont traversé les cuisses. Un autre encore a une plaie au front, des marbrures de sang sur
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le visage, et, soutenu par l’un des siens, semble dormir, tout en se balançant sur la bosse du dromadaire.
 
Ce ne sont pas des soldats turcs.
 
Bédouins de la région, montagnards du Djebel-Nefoussa, nomades du désert, où vont-ils à travers l’étendue plate et monotone ? Quand atteindront-ils la paillote grouillante de vermine, la tente en loques, où, privés de tout soin, ils s’étendront sur le sol muets et résignés ?
 
La chaleur du jour, le froid intense des nuits les accableront, les cingleront tour à tour. S’ils guérissent, ils retourneront au combat. Et pour défendre quel pays de misère et de désolation ! Héros obscurs, soumis à cet instinct puissant qui pousse tout homme à lutter contre l’envahisseur, ils accompliront leur destin en idéalistes, préférant la misère de leur clan à la prospérité que l’ennemi leur offre par-delà ses canons.
 
 
La guerre durera-t-elle longtemps encore ?
 
C’est la question que l’on est tout naturellement porté à se poser.
 
D’un côté, 120 000 Italiens, un outillage formidable mais qui s’use. De l’autre, 10 000 Tripolitains armés de façon rudimentaire.
 
D’un côté, l’inertie, la temporisation. De l’autre, la sobriété, l’entraînement séculaire à vivre dans ces régions déshéritées, le goût de l’indépendance, le sentiment guerrier le plus exalté.
 
Dans ces conditions, il est difficile de rien augurer de la suite des événemens.
 
Toutefois, les Italiens se fortifient dans leurs positions, et apprennent à connaître un adversaire qui a plus de fougue que de persévérance.
 
Les tribus tripolitaines, comme celles de toute l’Afrique du Nord, manquent d’entente, de cohésion. Lors de la conquête de l’Algérie, indépendamment de nos qualités d’ordre, de méthode, de bravoure, ce manque de cohésion fut toujours un facteur important du succès de nos armes en Afrique. Il est à présumer que les Italiens arriveront un jour à le reconnaître et à en profiter.
 
Alors, ils avanceront progressivement dans le pays, et l’histoire seule pourra dire si les résultats qu’ils auront obtenus valaient un pareil effort.
 
 
R. –H. DE VANDELBOURG.