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{{journal|Petite garnison marocaine|[[Auteur : Pierre Khorat|Pierre Khorat]]|[[Revue des Deux Mondes]] tome 10, 1912}}
 
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:En route pour Dar-Chafaï. — Le village et la kasbah. — La question des Tadla. — Les militaires en garnison et l’ascétisme africain. — Une école pratique d’arts et métiers. — Marsouins et goumiers; campagne de guerre et cartouches à blanc. — Au village : le mellah, le douar de Cythére, les pionniers de la civilisation. — Les vendredis de Dar-Chafaï : le marché et la « chkaya. » — Les deux écoles. — Les préparatifs de la « colonne » de Marrakech. — Les échos de la révolte de Fez. — Dans l’espoir de jours meilleurs.
 
 
 
:En route pour Dar-Chafaï. — Le village et la kasbah. — La question des Tadla. — Les militaires en garnison et l’ascétisme africain. — Une école pratique d’arts et métiers. — Marsouins et goumiers ; campagne de guerre et cartouches à blanc. — Au village : le mellah, le douar de Cythére, les pionniers de la civilisation. — Les vendredis de Dar-Chafaï : le marché et la « chkaya. » — Les deux écoles. — Les préparatifs de la « colonne » de Marrakech. — Les échos de la révolte de Fez. — Dans l’espoir de jours meilleurs.
 
 
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A quelques kilomètres de Guicer, au-delà du col d’accès facile qui limite au Sud la Chaouïa, les plateaux ondulés des Beni-Meskine abaissent doucement leurs terrasses caillouteuses vers le sillon de l’Oum-es-Rbia. Quelques maigres champs d’orge et de blé sèment des taches vertes ou jaunes dans la teinte pâle de l’herbe desséchée, que le soleil levant fait briller comme un
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tapis de neige ; des troupeaux de moutons, de chèvres et de bœufs cherchent une vague pâture entre les roches calcinées ; des chameaux profilent dans le ciel leurs silhouettes d’ombres chinoises ; les huttes en paille ou ''noualas'' qui, depuis Settat, ont remplacé les tentes brunes, dressent au milieu d’enclos en pierres sèches leurs toits coniques et branlans. Vers le Sud, à peine estompé par l’éloignement dans une atmosphère sans profondeur, un reflet blanc dans le cobalt dilué du ciel dénonce les glaciers de l’Atlas. Perchés sur les bambous qui supportent le fil ténu du télégraphe de campagne, des éperviers roulés en boule contemplent sans émoi les scènes du chemin. Propriétaires cossus que transportent sans heurts des mules au pas relevé, goumiers drapés dans le manteau bleu qui échangent sans hâte les sacs postaux, paysans qui poussent leurs chameaux indolens et leurs ânes miteux, se suivent et se croisent, colportant les nouvelles qui seront déformées, amplifiées par les commentaires des douars. Au-dessus des coteaux chauves, des faucons planent inlassables, voilent, se laissent choir, remontent, filent comme des flèches, reviennent, sans un mouvement apparent de leurs ailes, imposant des comparaisons fâcheuses pour nos aéroplanes que la prudence retient à Casablanca sous le mystère de leurs hangars. Elevant sa coupole sur une ondulation d’un faible relief, le tombeau de Si-Mohammed-bel-Kouch, visible de trois lieues à la ronde, semble un phare qui domine la houle figée d’un océan silencieux. Puis, le Trident de Marrakech se montre, bleuâtre, à l’horizon ; la ligne de hauteurs qui longe la route à droite s’abaisse, disparait et démasque un chaos-de montagnes roses et violettes par-delà le fleuve lointain, dont la coupure profonde est jalonnée par des pitons gris. On traverse l’amas misérable des cahutes du douar Bou-Jdouda, où des gosses loqueteux piaillent au milieu de poules bruyantes et de chiens hargneux. Et, soudain, on domine une vision de rêve qui se dresse au loin sur le flanc élargi d’un ravin. Des murailles rougeâtres, des tours trapues, des terrasses éclatantes d’où émerge un minaret blanc, couvrant un vaste espace, font songer à quelque cité guerrière endormie dans la paix du désert. Les arêtes vives des remparts dévalent vers le ravin où des puits se devinent par le grouillement de formes vagues, par un miroitement de flaque jailli du sol ; elles remontent les pentes, encadrent un éperon largement étalé, se mêlent, dessinent de triples
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enceintes étayées par les masses carrées des bastions qui projettent des ombres dures. Nid inviolé des pillards, citadelle formidable de caïds rebelles, tel apparaît l’ancienne résidence des fils de Chafaï.
 
Mais l’aspect change à mesure que la distance diminue. La ville immense n’est plus qu’une cohue de bâtisses en terre, semées sans ordre au milieu des ''noualas''. Dans les enceintes quadrangulaires, des plaies béantes trouent les tours découronnées, les murs chancelans. Nul gardien ne veille sur la porte voûtée du ''mers'' dont le sol, évidé par les cachettes d’innombrables silos, n’abrite plus les charges de grains amenées par les collecteurs d’impôts ; nulle ''harka'' n’attend derrière ses remparts le signal d’entrer en campagne contre une tribu dissidente : nulle meule ne bourdonne dans le moulin où deux arches en briques, de six mètres d’ouverture, attestent la science des maçons du temps jadis. Des corbeaux, des tourterelles, des émouchets animent seuls les recoins sombres des corps de garde, les crevasses des huit tours dont les masses carrées ont encore une fière allure et soutiennent les huit cents mètres de murailles qui protégeaient les richesses du Maghzen.
 
Vus « le près, les ravages du temps apparaissent rapides et sûrs. Les orages de l’hiver font couler en boue rougeâtre la terre des enduits, arrondissent les angles, obstruent les meurtrières, effacent les créneaux. L’eau qui s’infiltre agrandit en brèches les fissures du pisé, ronge les soubassemens, transforme une œuvre gigantesque en chaos minable, d’où la poésie des ruines disparait avec le beau temps. Comme les hameaux pyrénéens, les paillotes annamites, les villages malgaches ou les agglomérations chinoises, les manifestations éphémères de l’architecture arabe ont besoin de soleil pour se montrer en valeur ; et les « impressions d’Orient » du touriste se muent en tristesse infinie sous un ciel pluvieux.
 
Cependant, à deux cents mètres du ''mers'', par-delà les cases rudimentaires où les pionniers de la civilisation française abritent leurs tables de « bistrots » et le capharnaüm de leurs bazars, la kasbah des Ouled-Chafaï étale ses constructions massives et ses remparts intacts. De l’autre côté d’un vallon, la maison neuve d’un caïd la domine, et ses étages qui s’élèvent symbolisent la puissance qui grandit sur la ruine du passé. Le contraste entre la civilisation envahissante et la routine
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obstinée, entre la mentalité chrétienne et l’Islam, est rendu encore plus violent par le drapeau français qui Hotte sur la terrasse du minaret. Si-Chafaï, l’ancêtre, avait patiemment édifié la demeure familiale que sa descendance agrandissait ; et, dans ses constructions uniformes, il mettait toute l’âme de sa race : les logis mystérieux devaient ignorera jamais, derrière leurs murs énormes et leurs portes fermées, l’agitation de l’extérieur. Mais les Roumis sont venus ; ils ont chassé les maîtres légitimes, percé partout des ouvertures, abattu les barrières, pour faire pénétrer de l’air et de la lumière dans ce colossal emblème du monde musulman.
 
L’aspect de la kasbah, du dehors de l’enceinte, ne fait pas soupçonner les merveilles d’élégance, le confortable raffiné dont s’entouraient ses anciens possesseurs, et que les dévastations de la guerre civile ou de notre occupation militaire n’ont pas complètement détruits. Aux temps que le protectorat va séparer de nous par un abîme profond, il n’était pas prudent pour les caïds de rendre trop visibles les effets d’une administration intéressée. Les fonctionnaires enrichis renonçaient aisément aux satisfactions extérieures delà vanité, pour éviter les emprunts forcés, les restitutions vengeresses que n’auraient pas manqué d’ordonner des sultans toujours besogneux. Ils goûtaient en égoïstes les joies de l’opulence ; ils cachaient aux regards indiscrets les splendeurs de leurs demeures, comme le paysan méfiant dont nous parla Rousseau. C’est ainsi que terrasses, appartemens, colonnades et jardins disparaissent derrière des tours banales et des murs sans caractère, qui se développent sur les faces d’un carré de cent mètres, exactement orienté. Un soubassement de moellons, large de un mètre cinquante, supporte le conglomérat de cailloux et d’argile, haut de six à dix mètres, dont sont faits les maisons, les remparts et les tours. Ce béton rustique, enduit de terre bien polie, a la consistance du roc ; il serait indestructible, si les torrens qui courent sur le sol après chaque ondée ne minaient le pied des édifices, dont ils préparent l’écroulement. D’ailleurs, leurs angles mal raccordés sont en outre une cause efficace de ruine. Mal soutenus par leurs bases rétrécies, les murs penchent, se disjoignent, ouvrent des brèches où l’eau des pluies qui s’infiltre, où le vent qui fait rage, accomplissent vile leur œuvre de destruction. Les constructions les plus imposantes exigent un entretien constant, que les
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indigènes paresseux et fatalistes dédaignent. Ainsi, au Maroc, quelques années à peine suffisent pour changer en ruines vénérables des monumens dont la masse et la solidité semblaient défier les siècles. Ils se trompent, les voyageurs qui croient interroger, dans les vestiges épars sur les campagnes, les témoins véridiques d’un passé lointain.
 
Depuis deux ans, les préoccupations tactiques des officiers français ont aggravé les ravages du temps et des rébellions dans la résidence des Chafaï. On a écrêté les remparts, éventré les murs, percé des meurtrières, pour faciliter les évolutions de défenseurs que l’ennemi n’a jamais inquiétés. Mais on n’a pas songé à nettoyer les canalisations obstruées, à réparer les terrasses, à boucher les fissures des citernes ; les souliers ferrés ont martelé sans pitié les fines mosaïques et les carrelages élégans, jadis réservés aux caresses nonchalantes des babouches souples et des pieds nus ; les bougies de traite ont embrumé les peintures éclatantes ; les graffiti égrillards ou désenchantés des guerriers enlizés dans cet austère séjour ont sali l’enduit neigeux des appartemens. Et cependant, malgré toutes les dévastations, l’édifice peut encore étonner les artistes et satisfaire les curieux.
 
C’est d’abord au logis de Si-Ahmed-ben-Chafaï, enchâssé dans un labyrinthe de murailles et de couloirs, où les commandans d’armes du poste dressent par tradition leur lit de camp, que l’on conduit le voyageur attiré par la réputation grandissante de la kasbah. Relevé de ces ruines après la révolte des Beni-Meskine, il apparaît assez intéressant pour faire oublier les médiocres échantillons de l’art arabe entrevus dans la kasbah d’été des Sultans à Dar-Dbibagh et dans le palais d’Abd-el-Aziz à Rabat.
 
Deux appartemens se font face dans une cour fermée par de hautes bâtisses qui dressaient autour du maître le mystère d’un majestueux isolement. Le sol, recouvert par un glacis de ciment, cache une citerne voûtée, que les pluies remplissaient d’une eau limpide et fraîche ; il est égayé par les caissons étoiles, en faïences multicolores, d’où jaillissent des orangers. Un vaste tapis de mosaïque entoure un bassin profond ; une vasque de marbre attend le jet d’eau qui ne chantera plus dans sa coupe élégante. La plainte douce de l’eau, le parfum des fleurs, l’incessant gazouillis des oiseaux qui pullulent encore sous les feuilles devaient distraire Si-Ahmed dans cette retraite inaccessible, et
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lui faire oublier les angoisses d’un passé récent, les calculs du présent et les embûches de l’avenir. Sur le côté Sud de la cour, une galerie en arcades montre ses grillages finement ouvragés, le miroitement de ses piliers, les couleurs éclatantes de ses boiseries : elle précède une vaste chambre carrelée de faïences, ornée de mosaïques. C’était l’asile des fidèles esclaves noirs, des serviteurs qui avaient l’honneur d’approcher le maître, ceux dont la présence lui était agréable et le dévouement précieux.
 
Ce décor élégant convient aux splendeurs de la demeure habitée jadis par Si-Ahmed. Sur la face Nord de la cour, une large vérandah pavée de carreaux minuscules et chatoyans est supportée par des piliers ornés de faïences bleues et blanches ; entre leurs fûts octogones que relient des ogives élancées, court une haute balustrade où le fer forgé s’étire en dessins capricieux. La porte d’entrée peinte de claires arabesques est vaste comme un portail de cathédrale ; ses lourds battans, qu’allègent deux guichets aux ferrures archaïques, tournent dans des gonds énormes qui s’effilent en clochetons. Elle donne accès dans la chambre du maître, dont les proportions étonnent nos yeux accoutumés à l’exiguïté des appartenions parisiens : elle est longue de douze mètres, large de quatre, haute de sept. Une profonde alcôve l’agrandit encore, ceinturée par trois étages de décors : des mosaïques jusqu’à hauteur d’homme, où le bleu, le noir, le vert, s’estompent sur un fond glauque ; au-dessus, des panneaux en plâtre sculpté, où les reliefs dessinent symétriquement des fouillis harmonieux, que rehaussent des teintes vives ; enfin, des peintures compliquées, où les imbroglios géométriques, alternant avec les fleurs, atténuent dans le demi-jour l’opulence de leurs tons chauds. Le plafond de ce temple somptueux de l’amour et du sommeil, à qui le lit Picot, la chaise Archinard et la table du chef de poste donnent maintenant un aspect monacal, disparaît sous une rosace gigantesque, labyrinthe de lignes régulières que l’œil s’épuise à suivre et à démêler dans leur chatoiement de couleurs. Un fronton grandiose couronne cette alcôve enguirlandée par des versets du Coran taillés en relief sur un fond d’azur, entre « les dentelles de plâtre. La salle tout entière fait d’ailleurs une monture digne de cet éblouissant joyau. L’admiration y va du sol recouvert de céramiques savamment assorties, aux mosaïques des lambris, aux bandeaux sculptés qui encadrent les baies, aux grilles en fer forgé des fenêtres, aux