« Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1912 » : différence entre les versions

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Rarement ministère a été aussi bien accueilli que celui de M. Poincaré. Il le doit à une double cause : au mérite des hommes qui le composent et à la comparaison qui s’est naturellement faite entre eux et leurs prédécesseurs. Les deux derniers ministères en particulier, celui de M. Monis et celui de M. Caillaux, avaient surpris et bientôt inquiété tout le monde par la fantaisie qui semblait y avoir présidé à la distribution des portefeuilles, et à cette surprise du premier jour avait bientôt succédé une inquiétude de plus en plus vive. Un brusque incident a précipité la chute de M. Caillaux, et a provoqué une crise qui semblait difficile à dénouer : elle a pourtant été close presque aussi vite qu’elle s’était ouverte. M. Poincaré a trouvé en quelques heures les concours dont il avait besoin. Aucune des bonnes volontés auxquelles il a fait appel ne lui a manqué et il a pu réunir autour de lui d’anciens présidens du Conseil, d’anciens ministres, quelques hommes nouveaux qui ont déjà fait preuve de talent, enfin une brillante équipe dont la composition a produit, au dehors et au dedans, une impression excellente. On s’est senti aussitôt comme dans une autre atmosphère. Cela est heureux, certes, et opportun, car à peine était-il formé que le nouveau ministère a été soumis à une épreuve imprévue dont nous aurons à parler dans un moment.
 
M. Poincaré a eu une vue juste de la situation en se chargeant lui-même, dans les circonstances actuelles, du ministère des Affaires étrangères. Quelle que soit, en effet, l’importance de quelques-unes des questions qui sont posées à l’intérieur, les préoccupations principales vont aujourd’hui à l’extérieur, et M. Poincaré n’a voulu laisser à personne autre qu’à lui le soin d’y faire face. Mais il n’y a pas de
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diplomatie possible, active, efficace, respectée, si elle ne repose pas sur une force militaire respectable : l’attribution des portefeuilles de la Marine et de la Guerre devait donc être l’objet d’une attention spéciale. Pour la Marine, il est vrai, la question était résolue d’avance. M. Delcassé a parfaitement réussi dans la direction de ce département ; les marins désirent qu’il y reste ; la confiance du Parlement l’y accompagne ; on aurait commis une faute si on l’en avait enlevé pour l’envoyer ailleurs. Mais qui mettrait-on à la Guerre ? Un militaire y aurait été bien à sa place : on ne peut cependant pas faire un grief à M. Poincaré de n’y en avoir pas appelé un. L’attribution du portefeuille de la Guerre à un général ne saurait être un principe intangible, et il faut bien reconnaître que les dernières applications qui en ont été faites n’ont pas été très heureuses. Pourquoi un civil ne réussirait-il pas à la Guerre aussi bien qu’à la Marine, s’il est bon administrateur, laborieux, attentif, méthodique et doué d’une forte volonté ? M. Millerand, que M. Poincaré a choisi, remplit-il ces conditions ? Peut-être. Il y a sans doute quelque hardiesse dans ce choix, parce qu’il y a de l’inconnu ; mais M. Millerand est grand travailleur ; il a l’esprit net et précis ; il sait prendre des résolutions rapides et il l’a montré tout de suite en remaniant le décret qui avait récemment organisé le haut commandement dans des conditions contestables ; partout où il a été, il a laissé de son passage des traces qui ont été plus d’une fois heureuses. On assure qu’il s’est bien entouré au ministère de la Guerre et s’est aussitôt mis à l’œuvre, tout appliqué à sa nouvelle besogne à laquelle il n’a apporté aucun des préjugés si fréquens dans son parti. Il faut donc lui faire crédit et l’attendre à ses actes.
 
Nous en dirions autant des autres portefeuilles ministériels, si M. Steeg n’avait pas vu substituer entre ses mains celui de l’Intérieur à celui de l’Instruction publique. Pourquoi ce changement ? Par quoi est-il justifié ? M. Steeg, professeur de l’Université, était à sa place à l’Instruction publique, mais rien ne le désignait pour l’Intérieur, et on s’est demandé la raison de ce choix. Nous ne voulons pas préjuger ce que M. Steeg fera place Beauvau : il n’est cependant pas téméraire de croire qu’en l’y mettant, M. Poincaré a entendu donner aux radicaux-socialistes un gage que peut-être ils exigeaient. Il ne faut pas oublier que nous sommes à la veille des élections municipales : les radicaux-socialistes ne l’oublient certainement pas. Nous aurions préféré que M. Steeg restât au ministère de l’Instruction publique : on l’y a remplacé par M. Guist’hau, qui n’a fait
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que passer dans le dernier cabinet Briand et que quelques semaines n’ont pas permis de juger. C’est M. Briand qui a découvert M. Guist’hau : ils étaient sortis ensemble du ministère, ils y rentrant ensemble, mais la rentrée du premier a naturellement une autre importance que celle du second, et il semble que M. Poincaré ait encore voulu souligner cette importance : il a donné, en effet, à M. Briand le titre nouveau de vice-président du Conseil. Le titre ne fait rien à l’affaire : au temps où nous sommes, les hommes ne comptent que par leur valeur propre et celle de M. Briand est grande assurément. On se demande toutefois si, tout on prenant sa part de responsabilité dans la politique générale, il y jouera un rôle très actif, ou s’il ne considérera pas le ministère de la Justice comme un poste d’attente en vue d’un avenir encore indéterminé. Il y a beaucoup de premiers rôles dans le cabinet de M. Poincaré. M. Léon Bourgeois en est un, lui aussi. Sa santé, qui, après avoir été quelque temps éprouvée, est aujourd’hui heureusement améliorée, exige encore des ménagemens : aussi a-t-il demandé le ministère du Travail comme étant celui, il l’a cru du moins, qui lui imposera le moins de fatigues. Depuis quelques années, M. Bourgeois s’est particulièrement consacré aux œuvres sociales, ce qui lui a rendu familières les questions qu’il aura à traiter. Nous lui souhaitons de n’avoir pas, à cet égard, quelques désillusions. Il suffit de dire que le ministère du Travail est celui qui doit pourvoir à l’application, ou plutôt à la refonte de la loi sur les retraites ouvrières, pour qu’on en sente le poids.
 
Quoi qu’il en soit, un ministère qui, avec MM. Poincaré, Delcassé et Millerand, comprend encore MM. Briand et Bourgeois, est un beau ministère ! On en a peu vu qui présentassent une façade aussi imposante, et derrière cette façade, il y a des forces et des capacités réelles. Sera-t-il le gouvernement réparateur que nous demandions il -y a quinze jours ? Nous le souhaitons. Son défaut est de n’être pas homogène ; mais ce défaut ne se fera sans doute sentir que plus tard ; il en est à peine un pour le moment. Bien qu’il ne faille pas exagérer, comme on est parfois tenté de le faire, la gravité des circonstances présentes, la situation est à beaucoup d’égards délicate, et elle exige le concours de forces diverses unies dans un sentiment commun. Pris à partie, à la Chambre, par un orateur de l’extrême gauche qui lui reprochait une trop longue abstention, M. Léon Bourgeois n’a pas eu de peine à lui répondre et a été applaudi par la grande majorité de l’Assemblée. Un passage de ses explications mérite d’être retenu. Il a déclaré que si jamais sa présence au
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gouvernement exigeait le sacrifice de ses opinions bien connues, il démissionnerait aussitôt. Qu’est-ce à dire, sinon que le gouvernement actuel, pour rester, dans un intérêt supérieur, un gouvernement d’union, doit être aussi un gouvernement d’apaisement, ce qu’il ne peut être qu’à la condition d’ajourner les questions qui nous divisent le plus ? Un tel gouvernement a nécessairement un programme limité ; mais, quelque limité qu’il soit, ce programme peut remplir utilement plusieurs années d’activité parlementaire. Que le ministère Poincaré l’exécute, et il aura bien mérité du pays.
 
La déclaration qu’il a lue aux Chambres a produit sur elles le meilleur effet : c’est au point qu’au Palais-Bourbon le vote qui a suivi a réuni la quasi-unanimité des suffrages exprimés. Une majorité aussi forte ne saurait être considérée comme normale, mais il n’est pas indifférent pour un Cabinet de se mettre en marche avec cette large provision de confiance : il en acquiert plus d’autorité au dedans et au dehors. Au dedans, une première question est à résoudre, celle de la réforme électorale. Quelle serait l’attitude du nouveau ministère à l’égard du scrutin de liste et de la représentation proportionnelle ? Il était difficile de le dire d’avance, à voir seulement sa composition. Si M. Poincaré et M. Millerand se sont toujours prononcés en faveur de la réforme, M. Bourgeois n’y a pas été moins résolument contraire et, de M. Briand, on ne saurait dire bien exactement ce qu’il en pense. Toutefois, l’incertitude n’a pas été de longue durée : la déclaration ministérielle s’est prononcée fermement pour la réforme. C’est fort bien ; nous sommes convaincus que le Cabinet, en prenant cette attitude résolue, a été l’interprète fidèle du sentiment du pays. Mais pourquoi s’est-il prononcé pour l’apparentement, procédé bâtard qui est en contradiction avec l’idée générale de la réforme et réintroduit dans notre système électoral, par une porte détournée, une partie des inconvéniens dont il s’agit précisément de l’expurger. Il s’est exposé par là à un échec sans importance pour lui, mais qu’il aurait mieux valu éviter.
 
Faut-il rappeler ce qu’est l’apparentement ? M. Painlevé a inventé le mot et la chose, et nous ne lui en faisons pas compliment, car le mot est barbare et la chose est fâcheuse. Celle-ci se rattache étroitement à ce qu’on peut appeler l’art d’accommoder les restes. En effet, lorsque, dans le fonctionnement du scrutin de liste avec représentation proportionnelle, on a attribué à chaque liste un nombre de sièges correspondant au nombre de fois qu’elle a obtenu le quotient électoral, il reste à peu près toujours des sièges non
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attribués dont on est fort embarrassé de savoir que faire. Il faut pourtant en faire quelque chose. M. Briand, si nous ne nous trompons, avait proposé de les abandonner purement et simplement à la liste qui aurait eu la majorité. Le système était injuste à coup sûr ; il ne faisait pas de la Chambre la représentation exacte du pays ; il avait toutefois l’avantage de supprimer les marchandages et les coalitions plus ou moins immorales entre les représentans d’opinions diverses, ou même opposées, tentés de subordonner ou de sacrifier l’intérêt de leurs idées à celui de leur parti, ou plus brutalement de leurs personnes. C’est ce qu’on voit trop souvent sous le régime actuel au moment des ballottages. L’apparentement de M. Painlevé a tout justement le défaut qu’on voulait combattre : il établit, suivant la volonté de leurs représentans, une parenté fictive entre diverses listes qui atteignent, par l’addition des votes qu’elles ont obtenus, un total suffisant pour se voir attribuer les restes, c’est-à-dire les sièges inoccupés dont nous avons parlé plus haut. Qui ne sent l’inconvénient ? Il serait d’autant plus grave pour la morale publique que plus d’une fois l’apparentement s’établirait, non seulement entre des listes d’opinions voisines, mais entre des listes représentant des opinions très éloignées les unes des autres, opinions extrêmes, réactionnaires d’une part, socialistes d’une autre. Les coalitions de ce genre se sont vues trop souvent pour que nous ne les revoyions pas encore, mais est-ce à la loi de les favoriser ? Ne doit-elle pas, au contraire, s’appliquer à les rendre impossibles ?
 
A quoi bon insister ? Nous parlons de ce qui n’est plus : l’apparentement est mort. Il aurait été digne du ministère actuel de lui porter le coup de grâce. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Son excuse est que, ne voyant dans la Chambre de majorité assurée ; pour aucun système, il a cru qu’il fallait faire de la conciliation à outrance. Il n’a d’ailleurs pas été le seul à le penser ; les partisans de la représentation proportionnelle semblaient eux-mêmes passer condamnation sur l’apparentement. Soit, disaient-ils, la réforme sera moins bonne, mais ce sera la réforme tout de même. On pouvait donc croire que l’apparentement, énergiquement voulu par les uns, accepté avec résignation parles autres, serait effectivement voté. O surprise ! il ne l’a pas été. M. Steeg, que le ministère avait envoyé combattre pour lui, y a très inutilement employé son éloquence. Il a eu beau dire que le vote de l’apparentement était la condition du succès facile et rapide de la réforme ; on ne l’a pas écouté, et l’apparentement n’a pas été seulement écarté, il a été écrasé. Les radicaux-socialistes, qui
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avaient paru y tenir si fort, l’ont abandonné, soit qu’en réalité ils n’y tinssent nullement, soit qu’ils espérassent que toute la réforme serait entraînée dans sa chute et s’écroulerait avec lui. Le gouvernement avait cru s’embarquer sur une mer profonde et sûre ; il s’est tout de suite enlizé dans un banc de sable. Hâtons-nous de dire qu’il ne s’est en cela fait aucun mal. Il ne tenait à l’apparentement que dans la proportion où la majorité y resterait fidèle elle-même et la majorité n’en voulant pas, il n’a plus aucune raison d’en vouloir.
 
Mais que faire des restes ? La question reste posée. M. Jaurès a proposé, pour la résoudre, de sortir du cadre étroit du département : on ferait le total des voix obtenues dans plusieurs départemens voisins par les listes de même opinion et on trouverait là un moyen de sortir d’embarras. La Commission du suffrage universel s’est ralliée à la hâte à cet amendement, mais la Chambre lui fera-t-elle le même accueil ? Les radicaux-socialistes, adversaires avoués ou secrets de toute réforme, commencent à espérer qu’elle ne se ralliera à aucun système et refusera une majorité successivement à tons. Le gouvernement a demandé à réfléchir, ce qui est sage, et la discussion a été suspendue pour quelques jours : elle ne sera reprise que le 12 février. La proposition de M. Jaurès n’est pas aussi simple qu’elle paraît l’être : qu’adviendra-t-il pourtant si elle est rejetée, et si une autre l’est encore, et ainsi de suite ? La Chambre, se sentant impuissante, tomberait dans le découragement, c’est au gouvernement à l’en sauver. II s’est engagé à faire réussir la réforme : il tiendra sa promesse.
 
 
Nous aurions dû sans doute commencer notre chronique en parlant de l’incident italien, car tout autre intérêt pâlit à côté de celui qui s’y attache ; mais l’incident vient seulement de se clore ; il se poursuivait sur le terrain diplomatique pendant que nous écrivions ; nous ignorions en commençant comment il se terminerait ; il a bien fallu le garder pour la fin.
 
L’incident, disons-nous, bien qu’il y en avait eu deux et qu’on parle même d’un troisième dont le caractère n’est pas encore bien connu ; mais le premier s’est vite réglé à notre satisfaction. Ils ont été provoqués l’un et l’autre par l’exercice que l’Italie a cru pouvoir faire de son droit de visite dans la Méditerranée : deux de nos vaisseaux, le ''Carthage'' et le ''Manouba'', en ont été l’objet coup sur coup, avec des circonstances dont l’opinion s’est légitimement émue chez nous, et qui ont imposé des devoirs immédiats à notre
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gouvernement. Il faut dire tout de suite que ces deux vaisseaux font le service postal régulier entre la France et la Tunisie et qu’ils jouissent à ce titre d’immunités particulières que l’Italie a reconnues par un arrangement formel. Ils peuvent être visités bien entendu ; nous ne contestons pas, sur ce point, le droit de l’Italie ; mais ils doivent l’être dans des conditions déterminées, rapides, et qui en aucun cas ne vont jusqu’il les détourner de leur route. Or, ils ont été conduits de force à Cagliari et y ont été retenus plusieurs jours. Pourquoi ? Parce que le gouvernement italien croyait, pour des raisons qu’il jugeait sérieuses et qui se sont trouvées ne pas l’être. — ce qui, soit dit entre parenthèses, devrait désormais le rendre plus prudent dans ses informations et ses affirmations, — que le premier portait un aéroplane destiné à l’armée turque de la Tripolitaine et que le second avait embarqué vingt-neuf officiers turcs qui se faisaient passer pour des membres du Croissant-Rouge ottoman et qui, une fois arrivés à Tunis, devaient rejoindre leurs camarades dans les oasis tripolitaines.
 
En ce qui concerne le premier bateau, le ''Carthage'', la question se pose de savoir, en principe, si un aéroplane peut être considéré comme un objet de contrebande de guerre. Nous sommes disposés à le croire, mais le droit public n’est pas encore fixé sur ce point, et la preuve en est que l’Italie elle-même n’a pas compris ces appareils dans l’émunération qu’elle a faite, au moment de l’ouverture des hostilités, des objets de contrebande dont elle interdisait le transport. Mais même si un aéroplane est considéré comme un objet de contrebande, un navire neutre se rendant dans un port neutre a le droit de l’y transporter et un gouvernement neutre n’a pas celui de s’y opposer. Pour tous ces motifs le torpilleur italien qui a arrêté le ''Carthage'' a commis une erreur en le conduisant à Cagliari et en l’y immobilisant pendant plusieurs jours. Il a intimé l’ordre au capitaine du paquebot français d’abord de détruire sur place l’aéroplane qu’il transportait, puis de le livrer : le capitaine s’y est opposé à bon droit. Comme il a fait remarquer que son navire était chargé d’un service postal et qu’il avait un sac de lettres à son bord, les autorités italiennes lui ont demandé de le leur remettre afin qu’elles pussent elles-mêmes le faire parvenir à destination. Le capitaine s’y est refusé non moins légitimement ; il n’a pas voulu confier à des mains étrangères le soin de remplir un devoir officiel qui n’incombait qu’à lui et qui restait sous sa responsabilité. Quant aux autorités italiennes, leur conduite a été incorrecte du commencement à la fin de l’incident. On sait de quelle
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manière celui-ci s’est terminé. Le propriétaire de l’aéroplane a déclaré que son appareil était engagé à participer à des fêtes qui devaient avoir lieu à Tunis et qu’il n’avait nullement l’intention de l’envoyer en Tripolitaine. Le gouvernement français a transmis cette information sans en garantir l’exécution, ce qui n’était pas son affaire, et le gouvernement italien s’en est contenté. Il a pensé sans doute que les erreurs les plus courtes étaient les meilleures et a relâché le ''Carthage'' ; mais, pour l’avoir arrêté, il a assumé des responsabilités matérielles dont il devra rendre compte devant le tribunal de la Haye. Les pertes subies par nos nationaux sont considérables ; elles donnent lieu à des indemnités dont un arbitre impartial fixera le chiffre. Nous raisonnons, bien entendu, dans l’hypothèse où les autorités italiennes auraient dépassé leur droit ; mais cette hypothèse est à nos yeux une certitude.
 
L’incident du ''Manouba'' est malheureusement plus grave : il avait bien commencé, il a mal continué ; heureusement, il s’est bien terminé. Le 5 janvier dernier, l’ambassade de Turquie à Paris a fait savoir au ministre des Affaires étrangères, — c’était alors M. de Selves, — que vingt-neuf médecins et autres personnes composant une mission sanitaire du Croissant-Rouge devaient se rendre dans la Tripolitaine en passant par la Tunisie : il en fournissait la liste nominale. Le 17 janvier, le ''Manouba'' quittait Marseille ayant à son bord les vingt-neuf Ottomans. Le même jour, l’ambassadeur d’Italie à Paris se présenta au quai d’Orsay et affirma au ministre des Affaires étrangères, — c’était cette fois M. Poincaré, — que les prétendus membres du Croissant-Rouge n’étaient autres que des officiers déguisés : il invoquait en conséquence la convention de la Haye du 18 octobre 1907 pour demander au gouvernement de la République de ne pas leur permettre de passer de Tunisie en Tripolitaine, soit en groupe, soit isolément. Sur ce dernier point, des réserves devaient être faites et M. Poincaré n’a pas manqué de les faire, mais le passage en groupe étant incontestablement contraire au droit des gens, il a déclaré que si la qualité d’officiers était, à leur arrivée en Tunisie, reconnue aux vingt-neuf Ottomans, il ne les laisserait pas passer la frontière dans de pareilles conditions. Cette déclaration aurait dû donner pleine satisfaction au gouvernement italien : le gouvernement français s’étant engagé à contrôler lui-même le véritable caractère des passagers ottomans, il ne pouvait y avoir ni saisie en mer, ni même visite du navire. La visite a eu lieu cependant et, bien que les passagers ottomans eussent des papiers parfaitement en règle qui
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constataient leur qualité de membres du Croissant-Rouge, le ''Manouba'' a été arrêté en mer et conduit à Cagliari. Là, les autorités italiennes ont voulu obliger le capitaine du navire de livrer ses passagers, ce à quoi il s’est refusé énergiquement. Par malheur, il n’a pas persisté jusqu’au bout dans son refus, et nous nous hâtons de dire qu’il n’y a pas eu de sa faute : il n’a cédé que devant des ordres venus de notre ambassade à Rome. Le vice-consul de France à Cagliari avait approuvé sa résistance : tout d’un coup, il changea d’attitude. Que s’était-il passé ? Dès qu’il avait eu connaissance de la saisie, M. Poin-caré avait envoyé à la fois un télégramme à notre vice-consul à Cagliari et à notre chargé d’affaires à Rome : l’ambassadeur, M. Barrère, était à Paris. Le télégramme adressé à notre vice-consul lui est arrivé intraduisible et a dû être retourné au quai d’Orsay pour être répété. Dans l’intervalle, notre chargé d’affaires à Rome, sur l’affirmation du gouvernement italien qu’il avait des preuves positives que les passagers ottomans étaient des officiers, a pris sur lui, sans en référer à Paris, d’inviter notre vice-consul à les faire livrer aux autorités italiennes à Cagliari, et c’est ce qui a été fait aussitôt. Il semble qu’il y ait eu là une sorte de fatalité.
 
Un télégramme intraduisible, une initiative intempestive de la part d’un de nos agens que nous n’aurions pas crue possible si elle ne s’était pas produite, ce sont là des circonstances qui déroutent le jugement, mais ne sauraient changer le fond des choses. Il n’en reste pas moins vrai que le gouvernement italien n’avait le droit, ni de saisir le ''Manouba'', ni d’exiger la livraison des passagers ottomans et, à supposer même qu’il l’eût, — ce que nous n’admettons nullement, — il s’en était moralement dessaisi en demandant au gouvernement français de s’opposer à ce que les vingt-neuf Ottomans, après leur arrivée à Tunis, passassent en Tripolitaine. C’était une question de bonne foi. Le gouvernement français avait engagé la sienne ; il avait promis de s’assurer de la qualité des passagers ; est-il besoin de dire ce que nous avions le droit d’attendre du gouvernement italien ? Lorsque l’Italie s’est engagée dans la guerre tripolitaine, elle aurait recueilli la désapprobation du monde entier, à commencer par celle de ses alliés, si la France, la France seule, ne lui avait pas témoigné sa sympathie, s’abstenant de juger comme elle aurait pu le faire, elle aussi, une entreprise qui soulevait partout ailleurs tant de critiques. C’est ce qu’on aurait pu se rappeler à Rome au moment d’appliquer avec tant de sévérité à nos navires les règles un peu confuses du droit de visite en temps de guerre. M. Poincaré a été interrogé, comme il
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devait l’être, sur ces incidens regrettables et sur ce qu’il avait fait pour en obtenir réparation. Sa réponse a été telle, si ferme en ce qui concerne le rappel de notre droit, si amicale en ce qui touche l’Italie, que les applaudissemens ont été unanimes. Les socialistes unifiés eux-mêmes se sont associés au sentiment général, et la Chambre a donné le spectacle si rare d’une assemblée, divisée sur tout le reste, unie pour un jour dans un même sentiment patriotique. Le succès personnel de M. Poincaré a dépassé ce qu’attendaient ses amis et, pour un moment, il n’a pas eu d’adversaire. Son discours peut d’ailleurs se résumer en quelques lignes ; il a raconté les faits ; il les a laissés parler ; puis il a dit qu’il avait donné des instructions à notre ambassade à Rome pour demander la restitution des prisonniers. Après, mais après seulement, toutes les difficultés, s’il en reste, s’aplaniraient comme elles doivent le faire entre deux pays amis.
 
La presse italienne, qui avait montré d’abord des dispositions assez aigres à notre égard, est revenue vite à un ton plus conciliant : elle a protesté des bons sentimens de l’Italie à l’égard de la France et nous pouvons répondre avec non moins de vérité que la France n’a pas cessé un moment d’être animée des mêmes sentimens à l’égard de l’Italie. « Un nuage qui passe, a dit M. Poincaré, n’assombrira pas l’horizon. » Il en a été ainsi, mais non pas tout à fait aussi vite que nous l’avions espéré. M. Barrère, qui était à Paris comme on sait, est reparti pour Rome avec des instructions précises qu’il est facile de deviner sans les connaître, car elles ne peuvent qu’être conformes au langage que M. Poincaré a tenu à la Chambre et que celle-ci a chaleureusement approuvé : nous avons demandé qu’on nous rendît les prisonniers. Le gouvernement italien ne s’est pas refusé toutefois à le faire : sous prétexte de chercher une formule qui ménageât tous les intérêts et tous les droits en cause, il a perdu ou, si l’on veut, gagné du temps et l’a employé à faire passer des examens de médecine aux prisonniers : il a d’ailleurs reconnu aussitôt qu’ils étaient bien des médecins, au moins en majorité, ce qui fait rêver sur l’exactitude des informations prises on ne sait où dont il se disait si sûr. Le mieux que nous ayons à faire est d’ignorer les opérations de contrôle qui ont pu se poursuivre à Cagliari : elles sont à recommencer pour nous et par nous. Agir autrement serait admettre que le gouvernement italien aurait pu ne pas nous restituer les prisonniers s’il avait découvert, conformément à sa première opinion, qu’ils étaient bien des belligérans : or ils devaient nous être rendus, non pas parce qu’ils appartenaient au Croissant-Rouge, mais
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parce qu’on les avait indûment arrêtés alors qu’ils étaient couverts, non seulement par notre pavillon, ce qui n’aurait peut-être pas été en toute occasion une garantie suffisante, mais par notre promesse sollicitée par l’ambassadeur d’Italie, acceptée, transmise par lui à son gouvernement que nous nous assurerions, dès leur arrivée à Tunis, de la véritable qualité de nos passagers. Nous n’en dirons pas davantage. Tout est bien qui finit bien, et tout s’est bien fini : le gouvernement italien nous a rendu les prisonniers. La formule élaborée par M. le marquis di San Giuliano et M. Barrère reconnaît qu’il y a lieu de rétablir le ''statu quo ante'', c’est-à-dire de remettre les choses en l’état où elles étaient avant l’arrestation des vingt-neuf Ottomans. Le reste va de soi. Le gouvernement italien a tenu à ce qu’il fût dit que, si quelques-uns des Ottomans n’appartenaient pas au Croissant-Rouge, nous ne les laisserions pas pénétrer par notre territoire dans la Tripolitaine, et aussi que les questions de droit envisagées par lui et par nous à des points de vue différens seraient soumises à la Cour de la Haye. Soit : il fallait seulement trouver des termes qui ne préjugeassent la solution ni dans un sens ni dans l’autre, et c’est ce qu’on a fait. Le nuage signalé par M. Poincaré est dissipé.
 
C’est bien ce que nous attendions des sentimens amicaux de l’Italie et de son gouvernement envers la France. Le passé est liquidé, mais il faut songer à l’avenir. Il a été convenu que les deux gouvernemens prendraient des mesures pour éviter le renouvellement des mêmes incidens. Rien de plus désirable, en effet, rien de plus nécessaire, et s’il en avait fallu une preuve nouvelle, on l’aurait eue dans l’arrestation du ''Taniguano'', petit vapeur français qui faisait le service de côtes de la Tunisie jusqu’à la frontière Tripolitaine. Nous ne nous expliquerons pas dès maintenant sur un fait dont les conditions sont encore mal connues : un seul point est certain, le navire ne portait pas de la contrebande de guerre, les Italiens s’étaient trompés une fois de plus. Ces erreurs répétées, provenant d’une trop grande facilité à accueillir des dénonciations imaginaires, dénotent une inquiétude d’esprit et une nervosité singulières, sur lesquelles nos amis italiens nous permettront bien d’appeler leur attention. Ils sentent certainement comme nous l’inconvénient qu’il y aurait à laisser se former de nouveaux nuages dans un ciel heureusement, mais un peu laborieusement rasséréné.
 
 
La place nous manque pour parler, comme nous l’aurions voulu des élections allemandes. Le nouveau Reichstag ne ressemblera
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pas à celui qu’il remplace. Tous les partis ont perdu du terrain, excepté les socialistes qui ont plus que doublé l’étendue du leur : ils étaient 53, ils reviennent 110. Le Centre, les conservateurs, les conservateurs libres, les radicaux ont tous été plus ou moins atteints par la vague électorale : les socialistes seuls ont été renforcés dans les proportions que nous venons de dire. Ils ont aujourd’hui 19 voix de plus que le Centre, qui n’en a que 91. Que feront les nationaux-libéraux et les radicaux en présence de cette victoire socialiste si éclatante ? Quoiqu’ils soient en minorité dans l’assemblée, ils feront pencher la balance dans le sens où ils se porteront. Le chiffre des voix que les socialistes ont conquises dans ce pays depuis les élections de 1907 est encore plus inquiétant que le chiffre de celles qu’ils auront au Parlement impérial : il est passé de 3 259 999 à 4 225 000. Est-ce à dire qu’il y a vraiment en Allemagne autant de socialistes que ces gros chiffres sembleraient le faire croire ? Non, sans doute. les votes socialistes n’ont été souvent qu’une simple manifestation de mécontentement ; les bourgeois libéraux ont nommé des socialistes pour donner une leçon au gouvernement, comme on disait et comme on faisait autrefois chez nous : mais ces leçons sont parfois aussi dangereuses pour ceux qui les donnent que pour ceux qui les reçoivent. Elles le sont moins cependant en Allemagne qu’en France parce que le Reichstag a beaucoup moins de pouvoir réel que nos Chambres. Cette formidable poussée socialiste n’en est pas moins un phénomène significatif. Elle a atteint son point culminant à Potsdam même, où M. Liebknecht a été élu, en dépit de tout le zèle déployé par l’administration, dans la circonscription où l’Empereur a une de ses résidences officielles : la majorité du député socialiste a été de plus de 5 000 voix. Malgré tout, le gouvernement garde un grand calme ; il affecte même d’avoir confiance ; les journaux officieux, prenant la chose du bon côté, disent volontiers que la rupture du bloc bleu-rouge, c’est-à-dire du bloc conservateur et catholique, libère le gouvernement d’une sujétion qui était lourde pour lui. La question est de savoir s’il ne tombera pas de Charybde en Scylla : l’avenir seul peut la résoudre.
 
 
FRANCIS CHARMES.
''Le Directeur-Gérant'', FRANCIS CHARMES.