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{{journal|Les crises financières de 1907 et de 1911|[[Auteur : Raphaël-Geroges Lévy|Rapaël-Georges Lévy]]|[[Revue des Deux Mondes]] tome 7, 1912}}
 
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En rapprochant deux dates qui, à quatre ans de distance, ont été marquées par un ébranlement sérieux des principaux marchés d’Europe et d’Amérique, nous voudrions comparer les causes et les effets d’une crise purement économique, telle que fut celle de 1907, et les conséquences d’événemens politiques qui sont venus, au cours du deuxième semestre de l’année 1911, aggraver une situation agricole, commerciale et financière médiocre. On y verra que l’influence des craintes de guerre, s’ajoutant même à celle de mauvaises récoltes, a été moins profonde sur le loyer de l’argent et le cours des valeurs mobilières que l’action de phénomènes techniques, tels que la raréfaction des capitaux et l’exagération des entreprises. Un autre fait à ne pas perdre de vue dans cette étude est que le point de départ de la crise de 1907 a été de l’autre côté de l’Atlantique; elle est née aux États-Unis, elle y a atteint son intensité maximum. En 1911, bien que le marché de New-York ait été également éprouvé, c’est en Europe que le mal a été surtout grand; c’est Paris, Berlin et Londres qui ont connu des taux d’escompte et d’avances supérieurs à ceux qui ont été simultanément pratiqués sur les places américaines. Nous allons raconter successivement les événemens qui se sont déroulés dans le nouveau et dans l’ancien Monde à ces deux dates mémorables; nous les comparerons ensuite et essaierons, en manière de conclusion, de dégager les signes précurseurs auxquels on peut
 
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En rapprochant deux dates qui, à quatre ans de distance, ont été marquées par un ébranlement sérieux des principaux marchés d’Europe et d’Amérique, nous voudrions comparer les causes et les effets d’une crise purement économique, telle que fut celle de 1907, et les conséquences d’événemens politiques qui sont venus, au cours du deuxième semestre de l’année 1911, aggraver une situation agricole, commerciale et financière médiocre. On y verra que l’influence des craintes de guerre, s’ajoutant même à celle de mauvaises récoltes, a été moins profonde sur le loyer de l’argent et le cours des valeurs mobilières que l’action de phénomènes techniques, tels que la raréfaction des capitaux et l’exagération des entreprises. Un autre fait à ne pas perdre de vue dans cette étude est que le point de départ de la crise de 1907 a été de l’autre côté de l’Atlantique ; elle est née aux États-Unis, elle y a atteint son intensité maximum. En 1911, bien que le marché de New-York ait été également éprouvé, c’est en Europe que le mal a été surtout grand ; c’est Paris, Berlin et Londres qui ont connu des taux d’escompte et d’avances supérieurs à ceux qui ont été simultanément pratiqués sur les places américaines. Nous allons raconter successivement les événemens qui se sont déroulés dans le nouveau et dans l’ancien Monde à ces deux dates mémorables ; nous les comparerons ensuite et essaierons, en manière de conclusion, de dégager les signes précurseurs auxquels on peut
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reconnaître l’approche des temps d’épreuve, et les mesures de précaution auxquelles financiers et industriels peuvent_recourir pour se mettre à l’abri de l’orage.
 
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<center> I. — LA CRISE DE 1907 AUX ÉTATS-UNIS</center>
 
L’année 1907 s’ouvrait sous de brillans auspices pour le marché de New-York. Les actions de chemins de fer qui jouent là-bas un rôle prépondérant, en rapport avec celui que les lignes ferrées elles-mêmes ont eu dans le développement du pays, étaient arrivées à des cours très élevés ; pour certaines d’entre elles, ces cours dépassaient tous ceux qui avaient été enregistrés depuis l’origine. Ils s’expliquaient, dans la plupart des cas, par l’accroissement rapide des dividendes : c’est ainsi que l’''Union Pacific'', le grand réseau de l’Ouest, avait, pour la première fois, distribué 10 pour 100 du capital nominal à ses actionnaires, le ''Southern Pacific'' 6 pour 100. Les recettes étaient en progrès considérable et paraissaient justifier les plus belles espérances. La ''United States Steel corporation'' (corporation de l’acier) reprenait le paiement d’un dividende à ses actions ordinaires. Le président Roosevelt, nommé par les électeurs républicains <ref> On sait que les États-Unis sont divisés en deux grands partis politiques, dits républicains et démocrates, ce qui ne veut nullement dire que les démocrates combattent la forme républicaine. Ces appellations ont une origine historique qui remonte à la guerre de Sécession. Les gens du Sud formèrent alors le parti des démocrates, qui, aujourd’hui, a pour article principal de son programme l’abaissement des taxes douanières, au maintien desquelles les républicains sont favorables. </ref>, n’avait pas encore, commencé sa campagne contre les chefs d’entreprise, dont les intérêts jusque-là n’avaient pas semblé en contradiction avec ceux de son parti.
 
Néanmoins, certains symptômes pouvaient inquiéter les observateurs de sang-froid. Les besoins de capitaux des compagnies de chemins de fer étaient énormes. Des spécialistes, particulièrement experts en la matière, les évaluaient à 5 milliards de francs. Dès la première semaine de juillet, les demandes d’argent à la Course de New-York étaient pressantes, et les prêts sur titres s’y négocièrent en moyenne à 8 pour 100 l’an : dans plusieurs cas, le taux s’éleva déjà à 16 pour 100. L’escompte à la Banque d’Angleterre était à 4 p. 100, à la Banque d’Allemagne à 5 pour 100, niveaux exceptionnels pour
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cette époque de l’année. Le cours des changes étrangers à New-York montait, ce qui indiquait le besoin de remises à faire en Europe : les traites sur Paris, Londres, Berlin étant rares, il fallut commencer à y envoyer de l’or. La plupart des émissions d’obligations tentées par des maisons américaines échouaient : les banquiers qui avaient garanti les souscriptions étaient obligés de conserver la majeure partie des titres offerts par eux au public. Au milieu du mois d’août, la tension devint de plus en plus forte : l’escompte de papier commercial atteignait 6 1/2 pour 100. On commença à tourner les yeux du côté de la Trésorerie de Washington et à exprimer l’espoir qu’elle viendrait en aide au marché en mettant des capitaux à sa disposition <ref> La Trésorerie fédérale est en général abondamment pourvue de fonds : elle détient une encaisse métallique qui atteint parfois plusieurs milliards de francs : la majeure partie de ces espèces sert de couverture aux billets émis par le gouvernement, qui sont remboursables à vue en or. Ce qui dépasse la somme nécessaire à cette garantie constitue les fonds libres, qui eux-mêmes s’élèvent fréquemment à un ou deux milliards de francs. La loi permet au secrétaire du Trésor de confier ces fonds à des banques particulières, désignées à cet effet, et confère ainsi à ce fonctionnaire une puissance énorme au point de vue de la distribution des capitaux sur le territoire de la Confédération et des conséquences qui peuvent en résulter pour le marché monétaire. </ref>.
 
Les chiffres du commerce extérieur des Etats-Unis en juillet indiquaient un accroissement notable des importations, dont la valeur égalait presque celle des exportations : or la règle en Amérique est que le solde est en faveur des premières. Il est nécessaire qu’il en soit ainsi : le pays doit payer en Europe des sommes considérables pour les intérêts des capitaux qu’il y a empruntés et pour les dépenses de toute sorte que ses nationaux y font au cours des voyages qu’ils entreprennent régulièrement tous les ans. A la fin du mois d’août, les taux de l’escompte et des avances sur titres se maintenaient au niveau le plus élevé, bien que le secrétaire du Trésor fédéral eût annoncé qu’il allait augmenter les dépôts de fonds publics dans les banques. Un phénomène inquiétait vivement les bourses américaines : c’était la baisse du cuivre, dont le prix s’était élevé peu de temps auparavant à 20 cents la livre et qui était tombé à 18 cents au commencement de septembre ; d’autre part, les recettes brutes de la plupart des chemins de fer étaient en augmentation, mais les dépenses s’accroissaient d’une quantité presque égale, de sorte qu’il n’y avait pour ainsi dire aucun progrès dans le bénéfice net.
 
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Vers le milieu de septembre, l’escompte du papier commercial à six mois était à 7 1/2 pour 100. La ville de New-York, obligée d’emprunter, abandonnait le type 4 pour 100 auquel elle avait jusque-là réussi à placer ses obligations, et émettait un emprunt 4 1/2 pour 100, et encore ne réussissait-elle à le placer qu’avec le concours du célèbre financier Pierpont Morgan : à cette occasion, le premier journal financier de New-York ne craignit pas de dire que ce banquier avait sauvé le crédit de la ville <ref>''The Financial Chronicle'', 21 septembre 1907. </ref>. Le fait que la première ville des Etats-Unis, l’''Empire City'', comme les Américains se plaisent à l’appeler, éprouvait de pareilles difficultés à placer sa signature, indique quelle était déjà la grandeur du péril.
 
C’est pendant la dernière décade d’octobre que le resserrement monétaire se fit le plus durement sentir. Le taux des emprunts sur titres s’éleva alors, dans certains cas, jusqu’à 125 pour 100 l’an, en dépit des efforts de deux syndicats, au capital d’ensemble 35 millions de dollars, soit 180 millions de francs, que les principaux banquiers de New-York avaient formés pour venir en aide au marché et lui avancer des fonds. L’histoire de ces journées, demeurées fameuses dans les annales du marché américain, enregistre une succession de faillites, de suspensions de paiement, de changemens dans le personnel dirigeant de plusieurs établissemens, qui s’accumulèrent en quelques jours et témoignèrent de la gravité de la situation. Après que la ''Mercantile National bank'' <ref> L’émission des billets est confiée en Amérique aux banques dites ''nationales'', c’est-à-dire organisées conformément à la législation fédérale. Elles sont au nombre de plusieurs milliers et ajoutent l’épithète « nationale » à leur titre. Le Trésor fédéral, de son côté, émet, depuis la guerre de Sécession, des billets connus sous le nom de ''greenbacks'' et des certificats d’or et d’argent, qui représentent des dépôts d’espèces métalliques effectués aux guichets des caisses publiques. </ref> eut été réorganisée, la ''Knickerbocker trust Company'' <ref> Les ''Trust companies'', qui n’ont rien à voir avec les grandes combinaisons industrielles, telles que la corporation de l’acier, qu’on désigne en général de ce nom, sont des banques, qui reçoivent en dépôt des fonds et sont chargées de la gestion de fortunes particulières. </ref>, une des plus anciennes institutions de New-York, suspendit ses paiemens le mardi 22 octobre. Il en fut de même d’une maison considérable du ''Stock Exchange'' (bourse des valeurs). C’était le moment que le président Roosevelt choisissait pour déclarer, dans un discours
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qu’il prononçait à Nashville, « qu’il ne pensait pas que la politique suivie par lui fût pour quelque chose dans la crise ; mais que, en fût-il ainsi, cela ne changerait en rien sa résolution de persévérer dans la même voie, au cours des seize derniers mois de sa présidence. » Le mercredi 23 octobre, un ''run'', c’est-à-dire un afflux de déposans venant retirer leurs fonds, se produisit aux guichets de la ''Trust Company of America'' ; mais, grâce aux efforts de Morgan et d’autres banquiers, elle fut mise en mesure de répondre à toutes les demandes. Le même jour, de graves difficultés se produisaient à Pittsburgh, le grand centre métallurgique, où les diverses sociétés Westinghouse, la ''Westing-houseelectric Manufacturing Company, la Westinghouse Machine Company'', la ''Nernst Lamp Company'', la ''Securities Investment Company'', l’''Iron city Trust Company'', étaient mises en liquidation et placées entre les mains d’un séquestre (''receiver''). A la demande de la Chambre de compensation, la Bourse de Pittsburgh demeura close pendant trois jours. Le jeudi 24 octobre, la ''Hamilton bank'', la ''Twelfth Ward bank'', l’ ''Empire City Savings bank'', furent obligées de suspendre leurs paiemens ; cette dernière dut se prévaloir de la clause qui l’autorisait à ne rembourser ses déposans qu’après soixante jours de préavis. Chez un très grand nombre d’établissemens, des retraits de fonds incessans, provoqués par la panique, se produisaient, et contribuaient à leur tour à aggraver cette panique. Le vendredi 22 octobre, de nouvelles suspensions furent annoncées : l’''Union trust Company'' à Providence, la ''United States Exchange bank'', l’''International trust Company'' à New-York, ainsi que sa succursale de Brooklyn, fermèrent leurs portes ; leur exemple fut suivi par la ''Borough bank'', la ''First national bank of Brooklyn'', la ''Jenkins trust Company'', la ''Williamsburgh trust Company''. Des nouvelles semblables arrivaient de tous les côtés du territoire. La liste des désastres serait trop longue si nous voulions la donner complète. Un comité de la Chambre de compensation de New-York procéda à l’examen du bilan de plusieurs établissemens, dont la solvabilité avait été mise en question, et vint au secours de tous ceux dont il avait reconnu la position comme intrinsèquement solide. Les espèces étaient toujours rares et extrêmement recherchées : on payait jusqu’à 4 pour 100 de prime, afin d’en obtenir.
 
Ce fut le point culminant de la crise. Elle se manifestait à
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la même heure sur les marchés européens : la Banque de l’Empire à Berlin élevait le taux de son escompte le 22 octobre à 6 1/2 pour 100 ; le 24, la Banque d’Angleterre porta le sien à 5 1/2. Mais cela n’empêcha pas les financiers européens de comprendre que le nœud de la question était à New-York. Le mal était né de l’autre côté de l’Atlantique ; c’était là-bas qu’il fallait porter le remède, et chacun concourut avec empressement aux mesures destinées à expédier le plus de numéraire possible au-delà de l’Océan. La détente commença à se produire en Amérique, grâce à des secours dont on a estimé le premier total à 100 millions de dollars, dont 35 fournis par les deux syndicats new-yorkais, 25 en or importé d’Europe, 20 émanant du Trésor fédéral, et le solde constitué par des certificats des Chambres de compensation des principales villes. Ces Chambres, lors de chacune des grandes crises américaines, sont venues en aide au marché : elles ont mis en circulation des bons gagés par des titres que déposaient les adhérens de la Chambre, et qui servaient de monnaie entre eux pour le règlement de leurs créances et de leurs dettes. Le rôle de ces certificats a été considérable : ils ont constitué une véritable monnaie additionnelle, dont près d’un demi-milliard de francs a été émis, et rendu des services tels que la nouvelle législation fédérale sur la circulation a prévu, pour les cas semblables, la création de billets de banque supplémentaires, garantis par des titres, exactement comme les certificats des Chambres de compensation <ref> Voyez, dans la ''Revue'' du 15 août 1908, notre article : ''Une nouvelle monnaie : les certificats des Chambres de compensation américaines''. </ref>.
 
Au commencement de novembre, certains prêts se faisaient encore à 75 pour 100 au ''Stock exchange'' ; mais peu de jours après, le taux en était tombé à 20 pour 100. Il se maintint pendant quelque temps aux environs de ce chiffre. Mais, alors que cette détente relative se produisait à New-York, les places européennes voyaient toutes, presque sans exception, les taux d’intérêt monter encore : le 4 novembre, la Banque d’Angleterre élevait le sien à 6, et le 7 novembre à 7 pour 100. Le lendemain, la Banque de l’Empire allemand établissait celui de 7 1/2. La Banque de France se mettait à 4, la Banque nationale de Belgique à 6. Le bilan des banques associées de New-York indiquait une insuffisance de 38 millions de dollars dans les réserves : on
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sait que, d’après la loi, ces institutions sont tenues, à New-York et dans les principales villes, d’avoir en caisse une réserve égale au quart de leurs dépôts. La prime sur le numéraire se maintenait encore aux environs de 3 pour 100. A ce moment, 80 millions de dollars (plus de 400 millions de francs) d’or avaient été expédiés, ou allaient l’être d’Europe en Amérique. Grâce à ces arrivages considérables de métal jaune, la moyenne des prêts au Stock exchange de New-York n’était plus, à la fin de novembre, qu’aux environs de 10 pour 100, tandis que l’escompte du papier de commerce se faisait toujours entre 7 et 8 pour 100, c’est-à-dire aux cours les plus élevés pratiqués depuis le début de la crise. Les faillites, pendant les onze premiers mois de 1907, représentaient un passif de 161 millions de dollars (830 millions de francs), le plus considérable enregistré depuis longtemps ; en 1906, le même chiffre n’avait été que de 107, et en 1905 de 90 millions de dollars.
 
Vers le milieu de décembre, la prime sur le numéraire à New-York était tombée aux environs de 1 pour 100 : le taux d’escompte restait à 7 à la Banque d’Angleterre, et l’approche de la fin de l’année maintenait le loyer de l’argent à un niveau élevé. Dans les derniers jours du mois, des emprunts furent contractés à la Bourse de New-York jusqu’à 25 pour 100. Mais ce fut la fin des difficultés monétaires, qui allaient définitivement disparaître avec la nouvelle année.
 
En résumé, la crise avait éclaté par les embarras d’un certain nombre de banques et l’engorgement des bourses, surchargées de titres flottans. L’intervention énergique de Morgan et d’un certain nombre de financiers, qui siégèrent alors en permanence dans la bibliothèque du plus connu d’entre eux, avait décidé l’ensemble des ''Trust companies'' de New-York à intervenir en faveur de celles dont la situation était menacée. On avait suppléé à la rareté des espèces en émettant des certificats des Chambres de compensation, puis des chèques de faible dénomination, de 1 à 20 dollars, dit ''cashiers cheques'', qui circulaient aux mains du public, tandis que les certificats des Chambres de compensation servaient à régler les comptes entre banquiers. Ils remplaçaient la monnaie courante, billets et espèces métalliques, que chacun enfermait dans ses tiroirs, sans trop savoir pourquoi. Tout ceci se passait en automne, à l’époque où les récoltes voyagent et où des sommes considérables sont
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nécessaires pour payer les fermiers. Le gouvernement fédéral était intervenu, non seulement en confiant la plus forte part de ses disponibilités aux banques, mais en ouvrant une souscription publique à deux emprunts, d’ensemble 750 millions de francs, dont les titres devaient fournir aux établissemens d’émission la couverture nécessaire pour gager une augmentation de leur circulation. Dans la pensée du secrétaire de la Trésorerie, cette création d’obligations, par un gouvernement qui avait plus d’un milliard de francs disponibles dans ses caisses, devait avoir encore un autre effet que celui de fournir aux banques nationales le seul élément au moyen duquel leurs promesses de paiement peuvent être légalement garanties. Il espérait faire sortir de leurs cachettes les espèces, que les particuliers y accumulaient, et remettre ainsi en circulation des quantités importantes de numéraire. Quelle démonstration éclatante de la faiblesse du système américain ! Les banques étaient dans l’impossibilité de fournir au public des billets, parce qu’elles ne pouvaient se procurer la couverture exigée par la loi. C’est un des paradoxes les plus étranges dont l’histoire financière nous conserve le souvenir, que celui d’une situation où un gouvernement emprunte, alors que ses caisses sont pleines, pour fournir de la monnaie à ses nationaux.
 
Dès le début de l’année 1908, les symptômes de détente se multiplièrent. Le 2 janvier, la Banque d’Angleterre abaissa son escompte de 7 à 6 pour 100, les exportations d’or d’Europe en Amérique cessèrent, la prime sur le numéraire disparut à New-York. Le secrétaire du Trésor à Washington annonça qu’il réduisait du dixième les dépôts faits par lui aux banques sur les divers points du territoire : chez les seuls établissemens de New-York, ces dépôts atteignaient des centaines de millions de francs. Les besoins de capitaux avaient diminué dans une proportion considérable : le ralentissement de l’activité industrielle suffisait à expliquer ce changement. La production du fer aux Etats-Unis, pendant le mois de décembre 1907, n’avait pas dépassé 1 235 000 tonnes, alors qu’elle avait été de 1 828 000 en novembre et de 2 337 000 en octobre. Dès la seconde semaine de janvier, le taux moyen des avances sur titres à la Bourse tombait à 6 pour 100 : les derniers arrivages d’or européen portaient à plus de 500 millions de francs le total du métal jaune importé depuis le début de l’automne.
 
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Le 13 janvier 1908, la Banque impériale d’Allemagne ramenait son taux d’escompte de 7 1/2 à 6 1/2 ; le 10 janvier, la Banque d’Angleterre réduisait le sien de 6 à 5 pour 100 ; une semaine plus tard, elle descendait à 4 pour 100, en même temps que la Banque de France revenait au taux de 3 pour 100, presque invariable au cours de la dernière décade. Pour la première fois depuis longtemps, le bilan des banques new-yorkaises indiquait un excédent de réserve de 30 millions de francs au-delà du chiffre légal. Huit jours plus tard, cet excédent était de 115 millions de francs, le plus fort qui eût été enregistré depuis le 28 janvier 1905. Le taux des avances sur le marché de New-York était aux environs de 2 pour 100. Le total des certificats de Chambres de compensation, dont la circulation avait atteint un moment 500 millions de francs, était réduit à une quarantaine de millions. Les banques dépositaires des fonds du Trésor n’attendaient même pas l’invitation du secrétaire d’Etat pour les restituer et les renvoyaient d’elles-mêmes à Washington. Le syndicat des banquiers qui, au plus fort de la crise, avait pris des bons de la Ville de New-York, exerçait l’option qui lui avait été accordée sur d’autres quantités de ces mêmes titres. Tous les symptômes concordaient à démontrer que le danger était passé et que le monde des affaires pouvait se remettre au travail. Néanmoins, les déclarations répétées du président Roosevelt, les poursuites exercées contre certains trusts ne laissaient pas que d’entretenir une certaine inquiétude parmi les financiers et les industriels. Cette inquiétude devait être réveillée quatre ans plus tard, avec une vivacité singulière, par les agissemens du président Taft.
 
La crise de 1907, en Amérique, a été avant tout une crise financière. Les sources vives de la prospérité publique n’étaient pas atteintes : les agriculteurs avaient eu d’excellentes récoltes, qui ont permis aux exportations d’atteindre des sommes élevées ; grâce à ce fait et au ralentissement marqué des importations de marchandises pendant et après la crise, les ressources monétaires du marché de New-York se sont rapidement accrues. L’industrie a dû se restreindre parce qu’elle n’a pas trouvé, pendant plusieurs mois, les capitaux dont elle avait besoin ; la métallurgie en particulier, en face de l’arrêt presque complet des commandes des chemins de fer, a éteint une partie des hauts fourneaux. Les chemins de fer à leur tour ont vu leurs recettes
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diminuer, mais dans une proportion moindre qu’on n’aurait pu le redouter, témoignant de leur vitalité et donnant l’assurance que leur progrès ne tarderait pas à reprendre la marche ininterrompue à laquelle ils nous ont habitués de longue date. Qu’est-ce donc réellement qui avait déterminé la crise ? C’était le fait que les besoins d’argent d’un certain nombre d’entreprises, spécialement celles de chemins de fer, avaient marché plus vite que l’accumulation des capitaux par l’épargne. Les Américains du Nord sont de grands dépensiers : ils avaient gagné énormément au cours des années précédentes, mais ils avaient consacré une bonne partie de leurs bénéfices à l’acquisition de produits européens, en particulier d’objets de luxe. Sans tenir compte de ce fait, les promoteurs des entreprises ne cessaient de faire appel au public et de lui offrir des milliards d’actions et d’obligations nouvelles. Un grand nombre de ces titres ne furent pas pris par les capitalistes, et restèrent aux mains de spéculateurs, qui essayèrent de les conserver, en empruntant ; |mais, à un moment donné, ils ne furent plus en mesure de fournir les garanties additionnelles que la baisse rendait nécessaires, ni de supporter les taux d’intérêt excessifs qui leur étaient demandés. Ceci déchaîna le cataclysme. La panique éclata et se déroula de la façon que nous avons décrite. Mais une fois l’orage passé, quand les titres eurent changé de mains, on s’aperçut que les élémens de la production restaient intacts, et on retrouva à la fois ardeur et courage. Telle est l’énergie du tempérament américain, que cette reprise fut assez rapide pour inquiéter les observateurs prudens et leur faire redouter un nouveau recul, provoqué par la vivacité du mouvement en avant. Néanmoins, depuis 1907, il n’y a plus eu sur le marché de New-York de tension monétaire qui ait rappelé, même de loin, celle de cette époque.
 
 
<center> II. — LA CRISE DE 1907 EN EUROPE</center>
 
La crise de 1907 a été essentiellement américaine ; c’est elle qui fut en partie responsable des événemens auxquels nous avons assisté en Europe pendant la même période. Néanmoins, des exagérations avaient été commises également de notre côté ; elles auraient amené une réaction, alors même que les troubles américains ne se fussent pas produits. Il existe d’ailleurs une
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solidarité telle entre les diverses places du monde, que rien de ce qui touche l’une ne saurait laisser les autres tout à fait indemnes ; la question est de savoir jusqu’à quel point les unes ou les autres peuvent résister au courant ou doivent être entraînées.
 
C’est au milieu d’août que Paris commença à s’inquiéter sérieusement des nouvelles qui lui venaient de New-York et aussi de Berlin. Toutefois, la liquidation d’août se passa encore bien et n’infligea pas de pertes sensibles aux acheteurs engagés à la hausse. Mais, en septembre, l’horizon se rembrunit et les places françaises ne purent rester indifférentes à ce qui se passait ailleurs. A la fin du mois, la baisse des actions de sociétés cuprifères entraîna le reste du marché : le cuivre était descendu, en peu de semaines, de 2 000 à 1 750 francs la tonne ; vers le 15 octobre, le cours du métal rouge était tombé à 1 500 francs.
 
Toute la cote de Paris fléchit alors ; mais, contrairement à ce qui se passait en Amérique à la même heure, les capitaux étaient abondans et s’offraient à bon marché aux spéculateurs désireux de se faire consentir des avances sur leurs titres. Il en fut de moine à la fin du mois d’octobre ; l’aisance monétaire de la France contrastait avec le désarroi de l’Amérique. Au début de novembre cependant, la Manque de France dut élever son taux d’escompte de 3 1/2 à 4 pour 100 : ce dernier taux était encore bien faible en comparaison, non seulement de ceux de New-York, qui, à la rigueur, eussent pu ne pas avoir de contre-coup direct chez nous, mais de Berlin et de Londres. En peu de jours, la Banque de l’Etat russe éleva son taux de 7 à 7 1/2 pour 100, se mettant ainsi au niveau de la Banque de l’Empire allemand. La Banque de France, suivant une politique singulièrement élevée et prévoyante, n’hésita pas à venir en aide à la place de Londres, en escomptant du papier anglais et en le payant en or ; à son bilan du 14 novembre, nous trouvons un portefeuille d’effets sur l’étranger atteignant 81 millions de francs. La Banque de Norvège passait à 6, celles de Suède et de Danemark à 6 1/2, celle de Roumanie à 8 pour 100. L’Empire d’Allemagne plaçait à l’étranger des bons du Trésor au taux de 6 1/4 pour 100. La liquidation de mi-décembre à la Bourse de Paris fut difficile : le taux des reports y atteignit 7 pour 100. Il semble que la marche du loyer des capitaux, pendant le dernier trimestre de l’année 1907, ait été en France l’inverse de ce qu’elle fut en Amérique. Là-bas la
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tension avait diminué à mesure que l’année s’avançait ; ici, les derniers jours de décembre virent les taux les plus élevés de toute la période. Toutefois, dès les premiers jours de l’année 1908, les choses s’améliorèrent : la Banque de France abaissa son taux de 4 à 3 1/2, en même temps que Londres redescendait à 5 et Berlin à 6 1/2 ; en liquidation du 15 janvier, la moyenne des reports s’abaissa à 4 pour 100. Le 23 janvier, la Banque de France revenait à 3 pour 100, marquant ainsi la clôture de 1ère de tension que le marché de Paris venait de traverser.
 
En Angleterre, le contre-coup des événemens américains s’était fait sentir beaucoup plus tôt qu’en France, comme cela est naturel, les relations entre New-York et Londres étant bien plus développées qu’entre New-York et Paris. Des quantités considérables de titres américains de toute sorte, en particulier d’actions et d’obligations de chemins de 1er, sont placées dans les portefeuilles anglais ; les banquiers de la Cité ont pour habitude d’ouvrir des crédits importans à leurs confrères de Wall Street <ref> ''Wall Street'' est la rue principale du quartier des affaires à New-York. On a pris l’habitude d’appeler de ce vocable le marché monétaire américain, comme ''Lombard Street'' sert souvent à désigner celui de Londres. </ref>. L’arbitrage est actif entre les deux pays. Aussi, dès que les nuages parurent à l’horizon de la rive occidentale de l’Atlantique, la Banque d’Angleterre et tout le monde des affaires au bord de la Tamise furent-ils inquiets. Depuis le 25 avril, le taux de la Banque d’Angleterre était 4 pour 100 ; il avait été 6 d’octobre 1906 à janvier 1907, et 5 de janvier à avril. Déjà au commencement de juillet, la proportion de la réserve aux engagemens était tombée à 38 pour 100, et on s’accordait à prévoir une tension prochaine ; on adjurait les banques particulières de Londres de faire tous leurs efforts pour ne pas contrarier l’action de la Banque d’Angleterre, notamment pour ne pas se prêter à des exportations d’or vers le continent. Sir Félix Schuster, président de l’''Union of London and Smiths Bank'', l’un des établissemens les plus considérables de la Cité, prenant la parole à l’assemblée annuelle des actionnaires, proclamait la nécessité d’agir dans ce sens. Grâce aux efforts du monde financier anglais, vers la fin de juillet, la proportion de la réserve à la Banque d’Angleterre s’était relevée à 47 pour 100. Au début d’août, on fut surpris de voir les banques germaniques faire concurrence à la Banque d’Angleterre, sur le marché de
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Londres, pour l’acquisition d’une somme importante de lingots d’or, en dépit d’un change très défavorable à l’Allemagne, qui rendait cette opération presque inexplicable : on en conclut que la Banque de l’Empire à Berlin sentait venir l’orage et voulait à tout prix renforcer son encaisse. Le 15 août, la Banque d’Angleterre éleva son escompte de 4 à 4 1/2.
 
Vers la fin de septembre, les exportations d’or pour l’Egypte et l’Amérique du Sud prirent de l’importance. Ce ne fut toutefois que le 31 octobre que la Banque d’Angleterre, sous l’empire des nouvelles de New-York et des énormes demandes d’or qui se produisaient de ce côté, se décida à élever son escompte de 4 1/2 à 5 1/2 pour 100. Quatre jours plus tard, le 4 novembre, elle passait à 6 et, le 7 novembre, à 7 pour 100, c’est-à-dire à un taux qu’elle n’avait plus mis en vigueur depuis l’année 1873. C’était le moment où, sous le coup de la panique américaine, toutes les grandes banques d’Europe prenaient des mesures défensives, et s’efforçaient de protéger leur encaisse contre les demandes pressantes qui venaient, directement ou indirectement, de New-York. La réserve de la Banque d’Angleterre était tombée à 35 pour 100. A la fin de novembre, la détente commença à se manifester à Londres, grâce à l’action du gouvernement japonais qui, ayant reçu de la Russie environ 120 millions de francs, les avait prêtés au marché anglais ; grâce au fait que le gouvernement indien avait mis en circulation 50 millions d’or enfermés auparavant dans ses réserves ; grâce enfin aux arrivages de métal jaune expédiés de divers points du inonde et qui compensaient les retraits américains. Le 12 décembre, la proportion de la réserve aux engagemens était remontée à 47 pour 100. A la fin de l’année, la demande d’argent était encore active dans la Cité : l’Allemagne et l’Amérique se disputaient les arrivages d’or, à peine débarqués dans les ports anglais, et la réserve de la Banque retombait à 40 pour 100.
 
La crise n’en touchait pas moins à sa fin, bien que les effets s’en fissent sentir avec une recrudescence d’intensité dans les derniers jours d’une année fertile en péripéties. Dès le 2 janvier 1908, la Banque d’Angleterre réduisait l’escompte à 6 pour 100 ; elle y était encouragée par les nouvelles de New-York, où l’argent affluait de tous les points de la Confédération, où la prime sur le numéraire avait disparu et où la position des Banques associées s’était fortifiée. Le 16 janvier, le taux officiel baissait à 5, tandis
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que, sur le marché, les autres établissemens escomptaient le papier de banque à des taux qui ne dépassaient guère 4 pour 100. Cet écart considérable entre les conditions imposées par la Banque d’Angleterre et celles du marché libre, est la meilleure preuve d’une situation monétaire saine. Le phénomène inverse, c’est-à-dire celui qui résulte d’une élévation des taux privés au-delà de celui de la Banque, indique au contraire la crise, puisque, à ce moment, les établissemens, sachant ne pouvoir réescompter à la Banque centrale, se montrent extrêmement difficiles pour l’octroi du crédit. La réserve de la Banque atteignait 53 pour 100 le 16 janvier ; huit jours plus tard, elle était à 55, ce qui amenait une réduction de l’escompte à 4 pour 100, au-dessous par conséquent du niveau antérieur à la crise ; il était désormais évident que celle-ci était terminée. Le 5 mai 1908, la Banque d’Angleterre descendit à 3 1/2, le 19 du même mois à 3 pour 100 ; le 28 mai à 2 1/2. C’était la réaction complète, après la tension prodigieuse de 1907. L’escompte privé tombait sur la place de Londres à 1 1/4 : les détenteurs de capitaux ne savaient comment les employer à courte échéance.
 
Le pays d’Europe qui paya le plus large tribut à la crise de 1907 fut l’Allemagne. C’était le plus vulnérable, à cause de la rapidité de son développement industriel et de l’énorme besoin de capitaux qu’il avait entraîné. Après avoir connu, avant la fin du XIXe siècle, quelques années où le loyer de l’argent était presque aussi bas qu’à Paris et à Londres, le marché de Berlin entra dans une période de cherté de l’argent de laquelle il n’est pas encore sorti. C’est ainsi que le taux moyen de la Banque de l’Empire a été de 5 en 1906, de 6,03 en 1907, de 4,76 en 1908, de 3,92 en 1909, de 4,35 en 1910, alors que, pendant ces cinq années, celui de la Banque de France a été 3, 3,47, 3,04, 3 et 3 pour 100. Au début du mois de juillet 1907, le taux d’escompte de la Banque de l’Empire était déjà 5 1/2 et la circulation dépassait notablement la limite des billets francs d’impôt <ref> La Banque de l’Empire d’Allemagne ne peut émettre de billets pour plus du triple de son encaisse métallique. Lorsque le chiffre de son émission dépasse celui de l’encaisse augmenté d’une somme fixée par la loi et qui s’appelle le contingent, l’excédent acquitte un impôt de 5 pour 100 l’an. </ref>. L’activité commerciale et industrielle était remarquable ; la consommation du fer était en progrès de 11 pour 100 sur l’année précédente ; durant le seul mois de juin, l’Allemagne avait importé
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1 300 000 tonnes de houille, au lieu de 789 000 pendant la même période de 1906. Mais les marchés financiers présentaient des symptômes de fatigue. Les émissions de valeurs mobilières ne s’étaient élevées qu’à 1 750 millions de francs pendant le premier semestre de 1907, au lieu de 2 400 millions au cours des six mois correspondans de 1906. Plusieurs banques hypothécaires s’étaient vues obligées d’élever de 4 à 4 1/2 l’intérêt de leurs lettres de gage, dont le public ne voulait plus qu’à ce dernier taux. L’Empire et les États confédérés avaient dû revenir au type 4 pour 100, après avoir émis du 3 1/2 et même du 3 pour 100. Les bons du Trésor ne se plaçaient qu’à 4 pour 100.
 
Le 29 octobre, la Banque de l’Empire éleva son escompte à 6 1/2. Ce fut le signal d’une baisse générale des rentes et des valeurs industrielles. De 1904 à 1907, le cours des fond s d’Etat allemands avait déjà rétrogradé de plus de 10 pour 100, et la perte en capital, résultant de ce chef pour les porteurs, atteignait 2 milliards de francs. Dans les premiers jours de novembre, la ''Reichsbank'' porta son escompte à 7 1/2 pour 100, taux qu’elle n’avait encore jamais mis en vigueur depuis sa fondation. Le taux de 7 pour 100 lui-même n’était apparu que deux fois, en décembre 1899 et en décembre 1906, et n’avait été maintenu, dans les deux cas, que pendant quelques semaines. En même temps que la baisse des valeurs à la Bourse s’accentuait, des faillites retentissantes mettaient le monde financier en émoi. Les prix du fer et de l’acier reculaient vivement. La statistique du commerce extérieur accusait en octobre, pour la première fois depuis plusieurs années, un recul d’environ 700 000 tonnes par rapport au mois correspondant de 1906. A la fin de novembre, la circulation de la ''Reichsbank'' dépassait de 150 millions de francs celle de l’année précédente ; près de 200 millions de billets payaient l’impôt. Le mois de décembre fut une période de grand malaise : en prévision de la fin de l’année et du resserrement d’argent qu’elle ne manque jamais de provoquer, les acheteurs de titres consentirent à payer jusqu’à 9 pour 100 pour le report de leurs positions.
 
Au début de l’année 1908, le gouvernement prussien fit un appel au crédit en émettant un emprunt 4 pour 100 destiné à devenir du 3 3/4 au bout de 10 ans et du 3 1/2 au bout de 15 ans. C’était un type nouveau, qui étonna quelque peu le marché ; l’opération fut facilitée par la réduction à 6 1/2 du
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taux d’escompte de la ''Reichsbank'', annoncée le 13 janvier ; elle marquait la fin de la crise, au cours de laquelle l’Empire et les divers gouvernemens confédérés s’étaient abstenus de recourir au crédit, ne voulant pas ajouter un élément perturbateur de plus à tous ceux qui troublaient le marché monétaire. Dès que le ciel parut se rasséréner, on vit les émissions de fonds des divers royaumes et principautés germaniques se multiplier. A la fin de janvier, les capitaux se montraient moins exigeans, l’escompte privé ne dépassait guère 4 pour 100. L’orage avait passé. Il avait amené à Berlin des taux plus élevés qu’à Londres et surtout qu’à Paris : les places allemandes avaient subi plus vivement que les autres places européennes le contre-coup des événemens américains. Le diagramme ci-dessous, qui indique (DIAGRAMME) le mouvement du taux de l’escompte à Paris, Londres et Berlin, depuis juin 1907 jusqu’en mai 1908, permet de juger de la différence entre les trois marchés et montre clairement celui sur lequel la tension a été la plus forte et la plus durable.
 
 
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<center> III. — LA CRISE DE 1911 EN EUROPE</center>
 
L’année 1911 ne débutait pas en Europe comme 1907. Sur les marchés financiers, les capitaux paraissaient plus abondans, mais ce n’était un mystère pour personne que les récoltes de 1910 avaient été mauvaises : la France n’avait recueilli que 90 millions d’hectolitres de blé au lieu de 125 millions en 1909 : il lui manquait, pour sa consommation annuelle, environ 25 millions d’hectolitres, qui, à 20 francs l’un, représentaient une somme de 500 millions de francs : il est vrai qu’une partie notable de cette somme devait entrer dans les caisses du Trésor, sous forme de droit de douane frappant les céréales importées, à raison de 7 francs le quintal. Ce revenu imprévu a contribué à assurer l’équilibre du budget. Les vendanges avaient été mauvaises, si bien que le prix de l’hectolitre de vin, difficilement vendable à 10 francs et au-dessous, s’éleva brusquement aux environs de 40 francs. Dans la plupart des autres pays européens, sauf la Russie, l’agriculture n’avait pas non plus été favorisée ; aussi les observateurs expérimentés ne pouvaient-ils s’empêcher de redouter les conséquences de ce déficit des produits de la terre. Pour notre pays en particulier, la nécessité d’acheter au dehors des quantités considérables d’objets d’alimentation s’imposait. Les statistiques de 1911 en ont fourni la démonstration : nos importations de produits alimentaires accusent un accroissement énorme par rapport à l’année précédente, alors que nos exportations sont restées à peu près stationnâmes. Il était donc évident que nous aurions du numéraire à expédier pour payer ces acquisitions ; ou, ce qui revient au même, qu’une partie des sommes, qui nous sont dues pour les arrérages des valeurs étrangères que nos capitalistes ont en portefeuille, devrait rester au dehors et servir à acquitter le prix de notre excédent d’importations. Ces deux effets n’ont pas manqué de se produire : le stock d’or de la Banque de France, du 29 décembre 1909 au 5 octobre 1911, a baissé de près de 100 millions, passant de 3 500 à 3 108 millions de francs. Il est curieux de constater que, durant la même période, l’encaisse or de la Banque de l’Empire allemand s’est au contraire accrue de 200 millions de francs environ, celle de la Banque d’Angleterre de 250 millions, celle de la Banque de Russie de 150
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millions. C’est chez nous que le déficit agricole avait été le plus sensible : c’est la Banque de France qui a été le plus mise à contribution.
 
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Depuis lors, aucun appel, pour ainsi dire, n’a été adressé au public français, au cours de l’été et de la première moitié de l’automne : l’attention des financiers a dû se concentrer d’une part sur les obligations contractées par eux vis-à-vis de l’étranger, du chef des titres qu’ils ont encore à lui payer, d’autre part sur la situation des marchés indigènes, des bourses, et surtout de celle de Paris, où, comme toujours à la suite d’une
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longue période d’affaires, beaucoup de spéculateurs restaient engagés à la hausse sur des titres de toute nature. Cette situation s’est soudainement aggravée par suite de la brusque apparition du facteur politique. Les craintes de complications marocaines n’ont évidemment pas changé l’équilibre des forces financières ni modifié la quantité des capitaux disponibles mais elles ont inspiré aux détenteurs de ces capitaux le désir de les conserver à leur portée immédiate, c’est-à-dire de ne pas même les prêter à courte échéance, de les avoir dans leur caisse en numéraire ou en dépôt à vue chez leur banquier. Cet état d’esprit avait pour effet d’immobiliser une certaine quantité d’or, dont chacun se munissait en vue d’éventualités graves, et de diminuer d’autant l’encaisse de l’institut central d’émission ; les banques, obligées de tenir à leur tour des sommes importantes prêtes au premier appel de leurs cliens, devenaient plus difficiles pour l’escompte du papier : de là les hausses qui, dans la troisième semaine de septembre, ont été décrétées par la plupart d’entre elles. L’élévation du taux d’escompte de la ''Reichsbank'' de 4 à 5 pour 100, qui a eu lieu le 19 septembre 1911, n’a rien eu d’anormal à pareille époque de l’année. Elle se produit souvent. C’est ainsi qu’en 1906, létaux avait passé de 4 1/2 à 5 le 18 septembre ; en 1909, de 4 à 5 le 10 octobre ; en 1910, de 4 à 5 le 26 octobre. L’échéance de fin septembre est la plus forte de l’année. Cette fois-ci, les besoins se sont manifestés un peu plus tôt qu’à l’ordinaire, parce que l’élévation du taux est apparue de bonne heure comme inévitable. Avant la ''Reichsbank'', la Banque nationale de Belgique avait élevé son taux d’escompte de 4 1/2 à 5 1/2 pour 100. Elle a été suivie par la Banque d’Angleterre qui l’a porté de 3 à 4, par la Banque de France qui l’a porté de 3 à 3 1/2, par la Banque austro-hongroise qui l’a porté de 4 à 5, par la Banque de Suède qui a passé de 4 à 5 pour 100. Il y a donc eu, au début de la seconde quinzaine de septembre, un renchérissement marqué de l’argent dans la plupart des pays européens. Si, au lieu de considérer les taux d’escompte, nous examinions ceux des avances et des reports, nous constaterions un niveau plus élevé : le prix des avances, que consentent les instituts d’émission, dépasse régulièrement de 1/2 ou de 1 pour 100 celui de l’escompte, et les reports pratiqués aux différentes bourses sont en général encore supérieurs.
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S’il y a eu concordance entre l’action de la plupart des instituts d’émission européens, pour relever le loyer des capitaux, il n’en a pas été de même dans la répartition de ces capitaux entre les diverses places. Des déplacemens considérables se sont produits durant la seconde quinzaine de septembre 1911 : nous en trouvons l’indice dans les mouvemens brusques du cours des changes entre plusieurs contrées. On sait que la France est un pays prêteur, et qu’en temps normal elle met des sommes assez fortes à la disposition des places étrangères, où elle profite d’un taux d’intérêt plus élevé qu’à Paris. En présence des difficultés marocaines, les banques françaises décidèrent de rapatrier la majeure partie de l’argent employé par elles à Berlin, Bruxelles, Londres, Genève et ailleurs. Leurs débiteurs sur ces diverses places durent acheter rapidement des effets sur la France afin d’acquitter leurs obligations : ceci amena une hausse générale de ces effets en Allemagne, Belgique, Angleterre, Suisse, et une baisse correspondante, à Paris, des reichsmark, des livres sterling, des francs belges et helvétiques. La cote suivante en fait foi :
 
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La France a donc recouvré la disponibilité des sommes qu’elle avait temporairement employées hors de ses frontières. Une fois de plus, l’utilité de ces placemens est apparue, puisqu’en peu de jours nous avons pu rappeler à nous ces réserves, dont le retour fortifiait notre situation en affaiblissant celle de nos débiteurs, obligés de nous les restituer. Il est difficile d’en évaluer le total. Certains publicistes ont été jusqu’à parler d’un milliard que nous aurions ainsi employé sur la seule place de Berlin. Ce chiffre nous paraît exagéré : nous croyons qu’en 1910 il s’était employé en Allemagne plus d’un demi-milliard d’argent français, mais qu’au début de 1911, cette somme était réduite à 400 millions de francs environ. A Vienne, l’écart des taux durant le premier semestre de 1911 n’avait pas été assez considérable pour attirer en Autriche des sommes bien
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importantes. En Hongrie, le total en était plus fort, mais il ne semble pas que la proportion des retraits ait été aussi élevée. Quels qu’aient d’ailleurs pu être les chiffres, le fait est avéré, et les mouvemens significatifs des changes ont démontré, d’une façon évidente, l’importance des ressources ainsi rapatriées à Paris.
 
Contrairement à ce qu’il eût été naturel de supposer, ce reflux de capitaux en France n’a pas eu pour effet immédiat d’y améliorer la situation du marché financier. Les craintes de complications politiques étaient vives : les établissemens de crédit et les banques privées restreignaient le crédit ; les particuliers retiraient leurs fonds chez les uns et les autres, ainsi qu’aux caisses d’épargne, où l’excédent des retraits depuis le 1er1{{er}} janvier atteignit 150 millions de francs : il en résultait une diminution des disponibilités et une raréfaction de l’or qui ne s’étaient point manifestées depuis de longues années. Au milieu de ce malaise, qui, dans certains cas, devenait de l’effarement, la Banque de France a su garder une attitude impeccable ; elle a donné l’exemple du sang-froid ; elle a continué à escompter tout le papier commercial qui lui était présenté ; si elle a discrètement engagé certains cliens à réduire leurs offres de papier financier, c’est-à-dire représentant des ouvertures de crédit et non des échanges de marchandises, elle a donné libéralement l’or qu’on lui demandait, et elle a traversé la période aiguë de la crise en se bornant à élever d’un demi pour 100, de 3 à 3 1/2, le taux de ses escomptes, et de 3 1/2 à 4 celui des avances sur titres. Grâce à cette politique, le commerce français n’a pas éprouvé de difficultés : seules, les transactions financières proprement dites ont été ralenties ; l’escompte du papier qu’elles engendrent s’est pratiqué pendant plusieurs semaines à un taux supérieur à celui de la Banque de France, à 3 3/4, 3 7/8 pour 100, alors que tout le papier commercial trouvait son chemin à 3 1/2 dans le portefeuille de cette dernière : du 15 juin au 10 octobre 1911, ce portefeuille a passé de 1 022 à 1 541 millions, augmentant de plus d’un demi-milliard de francs.
 
Les mouvemens du taux d’escompte ont eu bien moins d’amplitude qu’en 1907. Le taux de 3, qui était en vigueur à Londres depuis le 9 mars 1911, n’a été porté qu’à 4 pour 100 le 21 septembre et ne s’est plus élevé au-dessus de ce niveau. A Berlin, la Banque de l’Empire a passé de 4 à 5 pour 100 en septembre et a pu terminer l’année sans dépasser ce dernier niveau,
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inférieur du tiers à celui qu’elle avait atteint en 1911. Le diagramme ci-dessous indique les mouvemens des taux d’escompte aux Banques de France, d’Angleterre et d’Allemagne durant le second semestre de l’année : il nous montre des maxima qui, quatre ans auparavant, avaient été dépassés des trois quarts à Londres, de moitié à Berlin, et d’un septième à Paris ; les taux de 7, de 7 1/2 et de 4 avaient alors marqué le sommet des courbes pour chacun de ces établissemens. (DIAGRAMME)
 
Comme la crise de 1911 était plus politique qu’économique, le resserrement des capitaux s’y est fait sentir relativement avec plus de brutalité sur le marché des valeurs mobilières que sur celui de l’escompte commercial. Les agens de change et autres intermédiaires, craignant de ne pouvoir trouver les sommes nécessaires à la continuation des reports, ont engagé à plusieurs reprises leur clientèle à réaliser ses titres, d’où un vif mouvement de recul qui s’est étendu à un grand nombre de valeurs. Nous allons en citer quelques exemples. Nous avons choisi, pour chaque place, outre la rente nationale qui est le baromètre par excellence de la situation boursière, quelques valeurs typiques qui incarnent l’allure d’un marché. Voici d’abord les cours de la rente française et de certaines actions au 12 janvier, 28 juin, et 27 septembre 1911, c’est-à-dire au début de l’année, alors que rien ne semblait devoir contrarier le développement des affaires, à la fin du semestre quand
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l’horizon politique ne donnait pas d’inquiétude, mais qu’une certaine lassitude se faisait déjà sentir, et enfin à l’automne, alors que les négociations franco-allemandes, prolongées depuis trois mois, mettaient à l’épreuve les nerfs des deux nations :
 
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L’allure des trois marchés a été sensiblement la même. Néanmoins, en ce qui concerne Londres, il ne faut pas oublier que, parmi les marchés européens, c’est celui sur lequel se négocie le plus grand nombre de valeurs américaines, et que de ce chef des pertes considérables ont été subies en Angleterre. Nous le constaterons en examinant tout à l’heure ce qui s’est passé à New-York pendant la même période. Le tableau qui précède indique un recul assez notable de la rente allemande : mais cette baisse s’est produite, pour la plus forte part, pendant les mois d’hiver et de printemps, alors que nul
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ne songeait aux complications marocaines. Il y a longtemps que les Allemands se préoccupent de rechercher les causes de cette faiblesse persistante de fonds certainement comparables, au point de vue de leur mérite intrinsèque, aux meilleures rentes d’Etat, mais dont l’allure, n’a pas cessé, depuis le commencement du siècle, d’être des plus médiocres. Les principales raisons sont, d’une part, la fréquence des émissions qui, presque chaque année, sont venues jeter de nouvelles quantités de rentes sur le marché, d’autre part, la rareté relative des capitaux en Allemagne : nos voisins, même pour des placemens sûrs, ne se contentent pas des taux qui satisfont les Français ou les Anglais. Des raisons techniques s’ajoutent encore à celles-là : les caisses d’épargne, en France et en Angleterre, placent en fonds nationaux la majeure partie de leurs dépôts ; en Allemagne, sur près de 19 milliards de francs déposés aux caisses d’épargne, moins de 2 milliards ont été consacrés à l’achat de rentes indigènes. De même les compagnies d’assurances allemandes, sur un actif de plus de 4 milliards et demi de francs, n’ont guère placé que 70 millions de francs en rentes a 11e-mancles de diverse nature <ref> Voyez Von Dombois, ''Le Cours des emprunts allemands''. </ref>.
 
Mais nous voyons que, dans l’ensemble, il y a eu synchronisme entre les oscillations qui se sont produites sur les trois grands marchés européens ; nous devons même constater que c’est sur le nôtre qu’à un moment donné la tension des reports a été la plus forte : le 15 septembre, au parquet des agens de change de Paris, certaines actions n’ont trouvé de reporteurs qu’à 9 pour 100, et la moyenne des reports a été supérieure à 6 pour 100. Mais ceci n’a été que passager : dès la liquidation suivante, à la fin du même mois, le taux moyen était redescendu aux environs de 3 pour 100, et, le 15 octobre, à un niveau plus bas encore. Quelques petites difficultés ont été signalées au moment des règlemens de comptes, dans le courant de septembre : mais aucune maison importante, aucune banque n’a été atteinte. Il n’y a rien eu de comparable aux désastres qui en 1907 avaient frappé les marchés américains. L’allure de la crise européenne a été infiniment moins violente. La nouvelle de la signature du double accord franco-allemand du 4 novembre sur la question marocaine et la question congolaise
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a donné aux bourses un essor soudain : en quelques jours, en quelques heures presque, le terrain perdu depuis le commence : ment de l’été a été regagné. C’est ainsi que la cote officielle de Paris du 9 novembre enregistre les cours suivans, que nous rapprochons de ceux du 10 juillet précédent :
 
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! 3 p. 100 français
! Action Banque de Paris et des Pays-Bas
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Cette reprise a été d’autant plus remarquable que, si le traité signé à Berlin par MM. Kiderlen-Waechter et Cambon écartait le nuage qui assombrissait l’horizon depuis de longs mois, un autre événement avait surgi qui pouvait faire redouter des complications nouvelles : le roi Victor-Emmanuel III avait déclaré la guerre à la Turquie, débarqué ses troupes en Afrique et proclamé l’annexion de la Tripolitaine à l’Italie. On a pu craindre un moment que le théâtre des hostilités ne fût pas limité à la Cyrénaïque, que la mer Egée vît les cuirassés de Gênes et de Venise réapparaître dans des eaux où, il y plusieurs siècles, les marins de ces deux républiques avaient déjà promené leurs pavillons. Aujourd’hui encore, il n’est pas certain que des complications ne se produiront pas en Turquie, et que l’éternelle question d’Orient, chère aux diplomates et préoccupante pour les nations, ne se pose pas, une fois de plus, devant l’Europe inquiète. Mais l’effet, sur les marchés financiers, de cette guerre et des préoccupations qu’elle peut faire naître a été infinitésimal par rapport à celui de la tension franco-allemande : il est vrai que lorsqu’elle a éclaté, la baisse des cours, d’une part, le resserrement des capitaux, de l’autre, s’étaient produits depuis plusieurs mois et que par conséquent les dangers d’effondrement avaient singulièrement diminué, par le fait que les engagemens de toute nature étaient très réduits. En outre, le budget italien se soldait depuis longtemps par des excédens qui serviront à couvrir les frais de la guerre, au moins au début, et qui écartent pour le moment les projets d’emprunt : la rente nationale, très bien classée, a donc peu fléchi jusqu’ici. Quant aux fonds ottomans, ils ont été plus atteints, sans toutefois que la baisse en ait dépassé 4 à 5 pour 100 : le service de
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la plupart d’entre eux est assuré par la Caisse de la dette, l’organe indépendant, administré par les délégués des créanciers étrangers. Sauf événement imprévus et complications ultérieures, il ne semble pas que cette campagne de Tripoli doive amener de panique nouvelle sur les grands marchés financiers. Elle a ébranlé la situation de certaines banques locales en Orient, mais l’appui qu’elles ont trouvé en France et en Autriche leur permettra sans doute de traverser, sans trop grand dommage, l’épreuve à laquelle elles sont soumises en ce moment. On peut donc considérer la crise de 1911 comme terminée : il nous reste a essayer de mettre en lumière les leçons qui s’en dégagent. Nous le ferons après avoir exposé les événemens qui se sont déroulés aux Etats-Unis pendant la même période.
 
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!
! Millions de francs (dollars calculés à 5 fr.18)
! «
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Les exportations de denrées alimentaires, très considérables jadis, tendent à diminuer. Celles de coton au contraire se maintiennent au niveau le plus élevé comme quantité et augmentent comme valeur. Au cours du dernier exercice, les Etats-Unis en ont expédié à l’étranger plus de 7 800 000 balles, valant plus de 3 milliards de francs, c’est-à-dire le tiers de l’exportation totale du pays <ref> Voyez Pierre Leroy-Beaulieu, ''le Commerce extérieur des États-Unis, Économiste français'', septembre 1911. </ref>. Dans la même période, il a été expédié près de 1 500 millions de gallons de pétrole valant un demi-milliard de francs. D’autre part, les exportations d’objets manufacturés sont en progrès notable : pour les onze premiers mois de
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l’exercice 1910-1011, l’excédent, en ce qui concerne les seuls articles de fer et d’acier, est de 900 millions de francs, en avance de 250 millions sur l’année antérieure. Les Etats-Unis obéissent à une tendance très intéressante à observer, qui a été celle de 1’Allemagno dans le dernier tiers du XIXe siècle ; ils cessent peu à peu d’exporter les objets d’alimentation et développent leurs expéditions d’objets manufacturés. Le rejet du traité de « réciprocité, » qu’ils avaient préparé avec le Canada et que les récentes élections du Dominion viennent de condamner, contrariera le mouvement du côté de leur frontière nord ; mais il ne s’en poursuivra pas moins dans d’autres directions.
 
Le maintien des importations américaines, presque au chiffre le plus élevé qu’elles aient jamais atteint, démontre qu’il n’y a pas recul dans la richesse publique. L’excédent des exportations rétablit l’équilibre, un peu troublé précédemment, dans l’ensemble des échanges des États-Unis. Malgré les déceptions causées par les intempéries qui ont rendu médiocres des récoltes dont l’annonce était pleine de promesses, la situation est saine. On a calculé que les Américains du Nord avaient de 2 milliards et demi à 3 milliards de francs à remettre chaque année au dehors pour les dépenses de ceux d’entre eux qui voyagent, pour les acquisitions qu’ils font en cours de route, pour les intérêts de leurs titres que possèdent des étrangers. Lorsque les exportations sont insuffisantes, l’équilibre est établi par des placemens de titres en Europe, comme il en a été fait à diverses reprises, dans les derniers temps, notamment sur le marché de Paris. Notre cote officielle a admis récemment les actions de la ''Philadelphia Company'', du chemin de fer ''Atchison-Topeka-Santa Fé'', de l’''American Telephone Company'', sans compter plusieurs séries d’obligations de chemins de fer, tels que le ''Central Pacific'' et le ''Chicago Milwaukee Saint-Paul''.
 
Les recettes des chemins de fer sont, dans tous les pays, un des indices intéressans du degré de prospérité : mais nulle part elles n’ont plus d’importance qu’aux Etats-Unis, tant par suite du développement du réseau qu’à cause du rôle essentiel que le rail joue dans les transports ; sauf dans la région des Grands Lacs, il n’existe guère de canaux, et, dans la plupart des États, les routes sont encore à l’état embryonnaire, de sorte que l’immense majorité des expéditions se fait par voie ferrée. Les
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recettes ont été bonnes en 1908, 1909, 1910. Depuis 1911, elles progressent moins.
 
L’industrie du fer et de l’acier, qui, aux Etats-Unis comme ailleurs, peut servir de baromètre, est dans une situation assez satisfaisante. Toutefois, les commandes se sont ralenties au cours de l’été et la Corporation de l’acier ne travaille qu’à 76 pour 100 de sa capacité totale. La production des métaux continue à se développer : celle de l’or s’est élevée en 1910 à 144 000 kilogrammes ; celle de l’argent 1 745 000 kilogrammes ; celle du cuivre à 527 000 tonnes ; celle du zinc à 250 000 tonnes ; celle du plomb à 353 000 tonnes ; celle de la houille à 360 millions de tonnes métriques. Quant aux produits agricoles, on estime pour 1911 à 240 millions d’hectolitres la récolte de froment ; à 1 milliard d’hectolitres celle de maïs, et celle du coton à 12 millions de balles.
 
Cet ensemble de statistiques nous montre que la grande République, dont la population, d’après le dernier recensement, approche de 100 millions d’âmes, poursuit, sur la route du progrès économique, la marche triomphale à laquelle elle nous a habitués. Toutefois, elle n’échappe pas aux difficultés qui se présentent chez elle sous un aspect différent de celui qu’elles revêtent en Europe, mais qui n’en sont pas moins sérieuses. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la libre initiative des individus n’avait pour ainsi dire pas été contrariée aux Etats-Unis. Elle avait donné des résultats merveilleux : c’est à elle en particulier qu’a été due la création du réseau des chemins de fer, qui dans beaucoup d’autres pays n’a pu se constituer qu’avec l’aide ou l’intervention de l’Etat. Tout en rendant ainsi à leur patrie des services inappréciables, les hommes hardis qui furent à la tête des entreprises conçues et exécutées par eux en retirèrent d’énormes bénéfices. Le champ était immense ; les richesses naturelles du continent, notamment au point de vue minier, pour ainsi dire inépuisables. Aussi un prélèvement minime sur des niasses pareilles a-t-il constitué, pour un certain nombre de familles, des patrimoines auprès desquels ceux des grands seigneurs de l’ancien monde paraissent mesquins. En outre, les Américains, qui sont de remarquables organisateurs, ont cherché à simplifier les rouages, à grouper les industries similaires, à fortifier leur action en diminuant la concurrence, à concentrer dans les mêmes mains les matières premières et les
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moyens de production et de distribution ; ils sont arrivés à former, dans les différentes branches du commerce et de l’industrie, des unités puissantes, qui dominent plus ou moins cette partie de l’activité économique. De vastes associations ont ainsi vu peu à peu leur force s’acccoître : le pétrole, le fer, l’acier, le sucre, le tabac ont été soumis à leurs lois. L’opinion publique, sans toujours bien se rendre compte des résultats, s’est émue de cet état de choses. Le gouvernement a cherché à enrayer le mouvement. Il s’y est appliqué de deux façons : d’une part, en faisant voter par le Congrès des lois destinées à paralyser l’action des ''trusts'', nom sous lequel on désigne d’une façon plus ou moins vague les associations qui concentrent les élémens essentiels d’un ordre de production ; d’autre part, en mettant en mouvement l’action judiciaire et en intentant des poursuites contre certaines Compagnies.
 
Déjà le président Roosevelt avait, à diverses reprises, dénoncé au pays, d’une façon plus ou moins vague, mais violente, ceux qu’à un moment on a appelés, chez nous, « les mauvais bergers. » En 1907, au plus fort de la crise, quelque peu effrayé des conséquences que ses menaces semblaient avoir, Teddy <ref> Diminutif de Théodore, sous lequel on désigne familièrement l’ancien président. </ref> déclara qu’il distinguait les bons trusts et les trusts nuisibles, que, spécialement en ce qui concerne les chemins de fer, une juste rémunération devait être accordée au capital représentant la valeur des entreprises. La loi Sherman et la loi Hepburn sont les deux textes le plus souvent invoqués en la matière. C’est en s’appuyant sur elles que le président Taft, successeur de Roosevelt, héritier de ses idées, mais allant beaucoup plus loin dans cette voie que son prédécesseur par lequel il vient même d’être désavoué, a l’ait engager diverses procédures dont le résultat n’a pas toujours été celui qu’il désirait. Le procès contre la Compagnie du chemin de fer de l’Union Pacific, accusée d’avoir voulu établir des tarifs irréguliers, a abouti à la reconnaissance de la parfaite légalité de sa conduite. Au contraire, l’instance introduite contre la ''Standard oil'' et la ''Tobacco Corporation'' les a fait condamner à se dissoudre. Les diverses actions possédées par les deux trusts devront prochainement être réparties aux actionnaires, qui vont ainsi se trouver involontairement possesseurs de titres ou de fractions de titres auxquels ils n’avaient
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jamais songé. Il est encore trop tôt pour juger les conséquences de cette destruction d’organismes que les efforts persévérans d’hommes comme Rockefeller avaient réussi à constituer, et dont l’action était considérable, non seulement aux Etats-Unis, mais au dehors <ref> La lutte entre la ''Standard oil'' et la ''Shell transport'' pour l’empire du pétrole dure depuis 1910 et ne paraît pas à la veille de se terminer. Elle profite aux consommateurs en maintenant le prix de l’huile à un niveau très bas. </ref>. Il est possible que, au début surtout, il n’y ait point de modification essentielle dans la marche des affaires, les mêmes hommes restant à la tête de l’administration des diverses entreprises. Mais, peu à peu, la dispersion des actions dans le public pourra faciliter l’avènement d’influences étrangères ou même hostiles ; et il est possible qu’à un moment donné l’œuvre longuement et savamment édifiée soit modifiée. L’avenir nous apprendra si le public doit en profiter. En tout cas, les menaces de ce côté paraissent assez sérieuses pour que, d’après la rumeur publique, d’autres trusts songent dus maintenant à entrer d’eux-mêmes en liquidation, sans attendre l’injonction de la Cour suprême.
 
A côté de la question de l’organisation des entreprises, s’en pose une autre qui n’est pas moins grave, celle des tarifs des chemins de fer. Originairement, le gouvernement fédéral n’avait aucune autorité en la matière. Les concessions, ou plutôt les simples autorisations nécessaires à la construction de voies ferrées, étaient accordées par les Etats particuliers, dépositaires, de par la Constitution, de tous les pouvoirs qui n’ont pas été expressément réservés à la Confédération. La liberté des tarifs n’était limitée que par la concurrence. Celle-ci s’exerça d’ailleurs dans une large mesure ; c’est à elle en partie qu’est dû le développement vertigineux du réseau américain. Après s’être fait la guerre, au point que voyageurs et marchandises étaient parfois transportés à un tarif bien inférieur au prix de revient, les Compagnies se rapprochèrent ; des fusions intervinrent ; des banquiers, comme les Morgan, les Kuhn Loeb, les Speyer et d’autres, firent pour les réseaux de chemins de fer ce qui leur avait réussi pour d’autres industries, et mirent aux mains d’une compagnie-mère les actions ou les obligations de sociétés filiales, exploitées désormais d’après un programme unique. Le gouvernement vit là un danger. Une loi créa la commission interétatiste (''Interstate Commission''), qui reçut certains pouvoirs
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à l’effet de contrôler les chemins de fer et de veiller à ce que leurs tarifs fussent égaux pour tous. Un procédé souvent employé par des industriels maîtres d’une ligne consistait à se faire consentir des tarifs de faveur qui les mettaient dans une situation privilégiée par rapport à leurs concurrens. Les pouvoirs de cette commission ont peu à peu été élargis : elle exerce aujourd’hui une juridiction étendue en matière de chemins de fer.
 
Cet ensemble de mesures législatives et d’actions judiciaires a pesé depuis quelque temps sur le marché américain. La crainte de les voir aboutir à une modification de l’état de choses existant, à la dissolution d’organes qui jouent un rôle important dans la vie économique du pays, a entraîné une baisse considérable des principales valeurs du marché de New-York ; le tableau suivant rapproche la cote du \cv janvier de celle du 30 septembre 1911 pour quelques-unes d’entre elles ; il indique également les cours de décembre, qui ont ramené plusieurs de ces valeurs à peu près au niveau du début de l’année.
 
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!
! Union Pacific
! Amalgamated Copper.
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La menace des poursuites gouvernementales a eu, sur le marché américain, des effets qui ont eu quelque analogie avec ceux du spectre de la guerre franco-allemande qui a hanté l’Europe durant la même période. Un autre élément s’y est ajouté : les récoltes, qui au printemps avaient été annoncées comme devant être très abondantes, n’ont pas tenu toutes leurs promesses, au moins en ce qui concerne les céréales. Il est vrai que l’élévation des prix compense en partie la diminution dans la quantité. D’ailleurs, vers la fin de l’année, les cours des valeurs, des actions de chemins de fer en particulier, ont retrouvé un niveau plus élevé. La place de New-York en 1911 s’est comportée à peu près comme les places européennes l’avaient fait en 1907. Elle avait subi, dans une certaine mesure, le contrecoup des événemens qui s’étaient déroulés dans l’ancien monde, et cela d’autant plus que la quantité de valeurs américaines possédées par des Français, des Anglais, des Allemands est incomparablement supérieure à celle des rares titres français,
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anglais ou allemands qui peuvent être dans le portefeuille des capitalistes américains. Lorsque le calme fut rétabli de ce côté-ci de l’Océan, la reprise des marchés transatlantiques ne se fit pas attendre.
 
Mais, si la cote des valeurs mobilières était temporairement affectée en Amérique, il n’en était pas de même du marché monétaire. Là, il ne s’est rien produit qui rappelle, même de loin, la crise de 1907. Les capitaux n’ont pas cessé d’être abondans, les taux d’escompte et d’avances très modérés, à tel point qu’au plus fort de la tourmente européenne, en septembre 1911, quand le retrait des capitaux français causait un véritable malaise sur certaines places étrangères, notamment à Berlin, on assure que des sommes importantes ont été prêtées aux banquiers allemands parleurs confrères new-yorkais : c’est le phénomène inverse de celui qui s’était produit quatre ans auparavant ; il démontre bien la différence entre les deux époques. C’était alors une panique monétaire, une disette de numéraire et même de billets de banque, qui jetait le trouble dans la communauté américaine, paralysait les affaires, menaçait l’existence de banques et de sociétés importantes, supprimait tout escompte commercial, faisait monter à 125 pour 100 le taux des reports à la Bourse, et précipitait le cours des valeurs avec une rapidité déconcertante vers des niveaux qui, dans beaucoup de cas, n’étaient plus en rapport avec leur revenu. Il avait fallu les efforts énergiques des premiers financiers de New-York pour épargner à cette place des désastres encore beaucoup plus graves : des semaines, des mois s’écoulèrent avant que la confiance eût reparu. En 1911, il y a bien eu une baisse des cours qui, dans certains cas, a été profonde : mais elle n’était pas provoquée exclusivement par des ventes forcées de spéculateurs incapables de payer leurs différences, ou de détenteurs de titres qui cherchaient à se créer à tout prix des ressources. Si le contre-coup des événemens européens a, dans certains cas, amené des liquidations d’acheteurs, la majorité des offres provenait de capitalistes qu’effrayait la perspective des difficultés soulevées par l’attitude du gouvernement. Aussitôt qu’ils ont pu se rendre compte que le mal fait à l’industrie ne pouvait pas atteindre la proportion qu’ils avaient un moment redoutée, ils ont recouvré leur sang-froid, et le marché, au début de novembre, a pris une allure différente de celle des mois précédens.
 
 
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<center> V. — CONCLUSION</center>
 
Que devons-nous conclure de l’examen auquel nous venons de nous livrer ? Il est évidemment délicat de faire une comparaison dans les conditions où se sont déroulés les événemens des deux années que nous avons rapprochées ; 1907 a vu une crise économique violente, complète ; 1911 a été gros de menaces politiques, qui n’ont pas été jusqu’à la catastrophe, c’est-à-dire la guerre : en revanche, elle s’est trouvée en face d’une production agricole bien inférieure dans l’ensemble à celle dont le monde disposait en 1907, et aussi des dispositions hostiles du gouvernement fédéral de Washington vis-à-vis des trusts. De ces deux chefs il y avait aggravation. Néanmoins, la raréfaction du capital a été beaucoup moindre en Europe cette année qu’elle ne l’avait été aux Etats-Unis il y a quatre ans ; mais d’autre part, la lutte du président Taft contre les organisations financières, commerciales et industrielles qui ont contribué à la prospérité américaine est devenue beaucoup plus vive et a créé sur le marché d’outre-Atlantique un malaise qui, sajou tant aux menaces de complications européennes, l’ont par momens singulièrement troublé.
 
En essayant de dégager la leçon des événemens que nous avons rappelés, nous devons tout d’abord établir que la crainte d’une guerre peut avoir des effets inquiétans sur les marchés, mais que ces effets ne sont rien eu comparaison de ceux que produirait la lutte armée entre deux ou plusieurs grandes nations. Des bruits de conflit, des négociations pénibles, des campagnes de presse acrimonieuses, rendent les capitaux craintifs, les font rentrer dans leurs serres, mais ne les détruisent pas. Aussitôt que l’opinion publique est rassurée, les millions passagèrement disparus reviennent sur le marché ; ils s’emploient de nouveau en escompte, en avances, et permettent à la circulation normale de se rétablir et de remettre en mouvement l’organisation économique. Une guerre anéantit au contraire une quantité formidable de capitaux : le plus précieux de tous d’abord, les vies humaines, les jeunes hommes qu’elle fauche, dont les bras et le cerveau manqueront à leur pays ; elle consomme d’énormes approvisionnemens de vivres,
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de munitions, d’armes, de chevaux ; elle démolit des travaux d’art, des maisons, des forteresses, des lignes de chemins de fer ; elle arrête la production dans une foule d’industries ; elle paralyse le travail agricole ; elle impose généralement au vaincu une contribution qui pèse lourdement sur ses finances et qui ajoute pour lui une destruction de capital à toutes celles que nous venons d’énumérer. Ces conséquences, bien que prévues dès que les hostilités éclatent, ne se l’ont sentir que successivement, au fur et à mesure que les événemens se déroulent. C’est ainsi que les fonds publics sont généralement au cours le plus bas, non pendant que la campagne se poursuit, mais après que la paix est conclue, parce que c’est alors que les vides creusés se font sentir dans toute leur étendue, et qu’il faut procéder au remplacement des capitaux disparus : c’est le moment des grands emprunts. Il suffit de se reporter aux mouvemens des fonds russes pendant et après la guerre contre le Japon pour vérifier l’exactitude de cette observation : le 4 pour 100, qui était au-dessus du pair au début des hostilités en février 1904, puis à 89 en septembre 1005, lors de la signature du traité de Portsmouth, est tombé à 69 en 1906.
 
En 1911, 1a baisse qui a sévi sur les marchés européens pendant les mois d’août et de septembre a été provoquée par les affaires marocaines ; mais elle aurait eu lieu, même en l’absence de complications politiques. Elle devait logiquement suivre deux années de production agricole insuffisante et une campagne d’affaires d’une activité exceptionnelle. Le pain et la viande sont presque aux prix les plus élevés du siècle, qui ne compte, il est vrai, encore que dix années d’existence ; le sucre a presque doublé depuis peu de temps. Aussi les plaintes sur la cherté de la vie sont-elles générales, et, comme malheureusement les remèdes législatifs, sauf les suppressions des barrières douanières, sont impuissans, il faut s’attendre à ce qu’elles persistent jusqu’au jour où la terre nous comblera de nouveau de ses bienfaits, sous forme de récoltes abondantes. Chacun étant obligé de consacrer une somme plus forte à sa nourriture et à celle des siens, a moins d’argent à mettre de côté ; ceux qui avaient pour habitude d’épargner et d’acheter à cet effet des valeurs mobilières, cessent de le faire, ou le font dans une proportion moindre. Les marchés financiers, privés d’une partie des capitaux qui les alimentent en temps normal, seront
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moins actifs ; il y aura moins d’émissions de titres nouveaux et moins d’achats de titres anciens.
 
Un point encore obscur est l’Amérique. Sous certains rapports, la situation des Etats-Unis apparaît comme favorable ; c’est ainsi que le commerce extérieur présente, pour les sept premiers mois de 1911, un excédent d’exportation qui n’est pas inférieur à 1 200 millions de francs. Ce chiffre est le plus fort qui ait été enregistré depuis 1908. Mais le président Taft, tout en prononçant beaucoup moins de discours que M. Roosevelt et en brandissant moins que lui le ''big stick'' (le gros bâton), poursuit, avec une ténacité singulière, la dissolution des trusts industriels. Or, c’est sous le régime de ces trusts que l’industrie américaine agrandi. Rien ne prouve qu’elle ne puisse pas prospérer avec une organisation différente ; mais il est clair que la menace d’une perturbation pareille fait naître tout au moins une certaine incertitude sur l’avenir des industries du fer, de l’acier, du pétrole et de quelques autres. Déjà la Cour suprême de Washington, a enjoint à la ''Standard oil Company'' et à la ''Tobacco Corporation'' de se dissoudre. En admettant que la direction des entreprises, dont le groupement sous une main puissante assurait le succès, ne soit pas modifiée, il n’en est pas moins à craindre qu’à la longue l’édifice construit par quelques hommes ne puisse être maintenu par leurs successeurs et qu’il faille envisager une nouvelle évolution, dont la portée n’apparaît pas encore.
 
Le fonds de la richesse américaine n’est point atteint par ces attaques : mais les modes de distribution pourraient subir de graves altérations. Les récoltes sont en dehors du problème ; la production agricole, dont la valeur annuelle est de plus de 40 milliards de francs, continuera sans doute à se développer. La production du bétail peut être quelque peu influencée par les trusts de la viande ; celle du mais par ceux des distillateurs, l’une et l’autre toutefois dans une faible proportion et d’une façon passagère : car ce qui les gouverne en définitive, c’est la demande des consommateurs, quels que soient les intermédiaires. Mais les usines ne fonctionnent pas indépendamment des résultats financiers qu’elles donnent ; si parfois elles travaillent à perte, ce n’est qu’un phénomène passager ; elles ne peuvent vivre d’une façon durable que si elles procurent des bénéfices aux capitaux engagés. Elles dépendent à
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cet effet de deux facteurs principaux : le régime douanier et l’organisation commerciale. Les droits protecteurs existent aux Etats-Unis. Le parti républicain, qui est au pouvoir, les a toujours maintenus et parfois aggravés. Il est possible qu’un retour du parti démocrate aux affaires en amène l’abaissement. Ce retour lui-même paraît de moins en moins improbable, à mesure que le président républicain accentue sa campagne contre les grands chefs d’industrie, qui étaient jusqu’ici ses partisans et ses soutiens. Mais, d’autre part, les manufacturiers redouteront la réduction du tarif douanier qui sera sans doute un des articles de la « plate-forme, » c’est-à-dire du programme du parti démocrate aux prochaines élections. Un certain nombre d’entre eux pourront se trouver alors dans un étrange embarras.
 
En dehors de cette question, quelle serait la situation des industries « trustées ? » Là où des organisations plus ou moins complètes ont englobé dans une direction unique nombre d’usines travaillant les mêmes matières et fournissant des produits analogues, que se passera-t-il, le jour où les combinaisons savantes, patiemment édifiées pendant des années, seront détruites par la Cour suprême, en vertu d’une interprétation de la loi Sherman ? Il ne faut pas croire que la baisse des produits serait une conséquence nécessaire de ces dissolutions. Les trusts n’ont pas suivi une politique de hausse des cours, qui eut depuis longtemps rendu leur existence impossible : certains d’entre eux au contraire, comme celui du pétrole, se vantent d’avoir abaissé le prix de la marchandise dans une proportion énorme, grâce à la perfection de leur mécanisme. La Corporation de l’acier, qui d’ailleurs ne contrôle guère plus de la moitié de la production sidérurgique, a toujours été modérée dans la fixation de ses prix de vente. Si des élémens régulateurs d’une puissance pareille viennent à disparaître, il est probable que les mouvemens des cours seront beaucoup plus violens, dans les deux sens, qu’auparavant, et il est malaisé de prédire le résultat de cette révolution. A la longue, il paraît bien peu probable que l’effet doive en être désastreux pour le pays : l’intérêt de la grande communauté américaine au maintien de la prospérité économique est si évident que l’on a peine à concevoir l’établissement définitif d’un état de choses essentiellement différent de la situation actuelle.
 
L’étatisme et l’interventionnisme commencent à devenir
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menaçans aux Etats-Unis comme dans certains pays d’Europe. Jusqu’à maintenant, la vigueur des individus y paraissait assez grande pour résister à ces tentatives ; une nation qui a réussi à créer, par le seul effort des particuliers, d’une part, un gigantesque réseau ferré, d’autre part, les usines qui produisent la moitié du fer et de l’acier consommés à la surface du globe, ne consentirait jamais, semblait-il, à mettre son activité économique à la merci d’une armée de fonctionnaires. Ce qui se passe depuis quelque temps est de nature à ébranler quelque peu cette confiance : hâtons-nous d’ajouter qu’il n’est pas encore question, au moins autrement que dans certaines élucubrations théoriques, de confiera l’Etat aucune exploitation industrielle. Toutefois, qu’arriverait-il si des mesures législatives maladroites affaiblissaient les rouages actuels au point de leur ôter le ressort indispensable au progrès des entreprises ? Verrions-nous alors se constituer un immense réseau fédéral, dix fois grand comme celui de la Prusse et dix fois plus difficile à administrer ? Nous aimons à croire que l’individualisme américain aura raison de ces tendances et que le bon sens des habitans du Nouveau Monde saura comprendre la leçon que lui donnent la plupart des exploitations d’Etat de la vieille Europe. De ce côté-ci de l’Océan, en effet, les exemples abondent qui mettent en lumière le contraste entre les industries particulières et les autres. L’équilibre du budget français a été rompu par le rachat du réseau de l’Ouest, qui a creusé dans nos finances un gouffre permanent. Il y a là une cause de perturbation constante. L’Etat dévore des capitaux qui sont soustraits au marché libre et dont l’absence aggrave les crises.
 
Considérée au point de vue mondial, la crise de 1911 aura, malgré tout, été moins grave que celle de 1907. Le motif principal en est que les ruptures d’équilibre sont en général moins violentes en Europe qu’aux Etats-Unis ; malgré leur richesse, ceux-ci n’ont pas encore une organisation de banque qui leur permette de venir en aide à la communauté financière aussi efficacement que les instituts d’émission de l’Ancien Monde. Cette fois-ci, non seulement l’ensemble des affaires y était dans une situation normale, bien que la récolte fût moins bonne qu’en 1907 ; mais l’argent y était abondant ; on n’a rien vu de semblable aux semaines de panique d’il y a quatre ans. Certaines actions, favorites de la spéculation, ont baissé de 10 ou 20 pour
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100, mais l’ensemble de la cote n’a pas subi d’effondrement, et les valeurs de placement ont relativement peu souffert. En Europe, le facteur dominant de la situation a été, en apparence, la politique : c’est elle qui a provoqué, à plusieurs reprises, le recul des fonds d’Etat et d’autres valeurs mobilières. Mais cette baisse se serait produite, même sans l’incident d’Agadir, pour les raisons que nous avons exposées et qui étaient d’ordre économique. Seulement, elle aurait sans doute affecté une allure différente, se serait déroulée progressivement et n’aurait pas amené le niveau très bas auquel, à de certains jours, les échanges se sont effectués.
 
Pour que les cours se relèvent d’une façon durable et surtout pour que, ce qui est beaucoup plus important, les affaires reprennent une allure régulière, pour que le crédit répande de nouveau ses bienfaits, il faut que les récoltes de 1912 ne donnent point de déceptions, et que par suite les prix des objets de première nécessité suivent une marche descendante. Malgré les prédictions de ceux qui annoncent qu’il n’y aura plus de mouvemens dans ce sens et que nous sommes condamnés à voir les prix toujours augmenter, nous sommes persuadé que l’avenir démontrera le contraire. Rappelons-nous le concert de plaintes qui s’élevait naguère des rangs des agriculteurs et des industriels : tous gémissaient de la soi-disant surproduction de toute chose et ne savaient comment sortir d’une situation qui les mettait en face de consommateurs impuissans à acheter ce qu’ils leur offraient. Le blé à 15 francs le quintal, le vin à 5 francs l’hectolitre, le café à 30 francs le sac, le sucre à 20 francs les 100 kilogrammes, et le reste à l’avenant, faisaient la joie des ménagères et le désespoir des fermiers, des planteurs et des manufacturiers. Aujourd’hui, ce sont les femmes qui, en présence de prix qui leur semblent monstrueux, provoquent des émeutes et déclarent qu’elles ne peuvent plus nourrir leur mari et leurs enfans. Ainsi va le monde. Mais la mémoire des hommes est courte, et l’expérience d’un passé, même récent, ne les aide pas à concevoir la possibilité ou plutôt la certitude d’un revirement analogue à ceux qui se sont déjà tant de fois produits dans l’histoire de l’humanité. Il est vrai que cette certitude n’adoucit pas les souffrances de l’heure présente : mais elle devrait servir à prévoir les alternances d’époques d’abondance et de disette, de prospérité et de crise qui se succèdent sur tous les
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domaines. Si les greniers d’abondance où Joseph entassait les excédens des bonnes récoltes égyptiennes, en prévision des vaches maigres, ne sont pas à la portée de chacun de nous, nous pouvons cependant, dans une certaine mesure, arranger notre vie, nos dépenses, notre budget en tenant compte de ces probabilités. Bien mieux encore qu’un particulier, les grandes sociétés financières et industrielles sont en mesure de diriger leur activité en raison des événemens dont elles doivent, longtemps à l’avance, prévoir la succession. Un raisonnement serré, une observation attentive a pu, dès l’hiver de 1911, les avertir de ce qui les attendait à l’automne. Si l’étude d’une crise et la comparaison avec celle qui l’a précédée peuvent avoir quelque utilité, c’est précisément en vue de l’avenir. A méditer les leçons de ces événemens encore présens à toutes les mémoires, à conserver devant les yeux le souvenir des surprises qui se sont produites, des embarras au milieu desquels les marchés financiers se sont débattus, les conducteurs des grandes entreprises, dans lesquelles se concentrent de nos jours les capitaux et les forces productives de l’industrie, gagneront une sûreté de vues singulière. Bien que l’histoire ne se répète jamais en restant exactement semblable à ce qu’elle a été, et que des phénomènes nouveaux apparaissent, qui modifient l’aspect des choses, les mêmes grandes lois gouvernent toujours l’ensemble des évolutions. Des observateurs perspicaces sauront faire la part des élémens imprévus, mais ils puiseront dans leur expérience les règles de conduite grâce auxquelles ils traverseront sans encombre les crises financières et économiques.
 
 
RAPHAËL-GEORGES LEVY.
 
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