« La Crise de l’État moderne/02 » : différence entre les versions
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Si la transformation psychologique de l’ouvrier, la formation du « mythe » de la classe ouvrière, et la transposition de valeur politique et sociale qui en est résultée, sont, comme on n’en saurait douter, parmi les causes les plus efficaces de la crise de l’Etat moderne, il s’agit maintenant de montrer quelle a été, au cours des cent ou cent cinquante dernières années, — période décisive de la crise, — l’évolution de l’idée du travail, et quelle aussi révolution du personnage de l’ouvrier. Autrement dit, il s’agit de faire voir ce que, depuis cent ou cent cinquante ans, on a pensé de l’ouvrier dans les autres classes de la société, ce qu’il a pensé de lui-même, comment il en a été changé, et comment tout l’Etat en a été changé. Qui voudrait écrire exactement et minutieusement cette histoire, il lui faudrait des volumes. Pour nous, qui ne voulons que comprendre, afin de ne pas agir à l’aventure, un résumé très bref nous suffira.
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Rien à reprendre à cette formule : « Il semble que, dans la seconde moitié et vers la fin du XVIIIe siècle, on ait tout à coup découvert le peuple et le travail. » C’est la vérité même, que confirment naturellement les quelques exceptions qui peuvent être invoquées, Montchrétien, Boisguillebert, Vauban. Lorsque Taine remarque qu’auparavant, « on n’avait aucune idée juste du paysan, de l’ouvrier, du bourgeois provincial, qu’on ne les apercevait que de loin, demi-effacés, tout transformés par la théorie philosophique et par le brouillard sentimental (philosophie toute récente d’ailleurs et sentiment encore tout frais), » il n’indique peut-être pas assez combien ce sentiment était frais et cette philosophie récente, ni qu’auparavant, avant la théorie, on ne les apercevait pas du tout, ni qu’avant le brouillard, c’était la nuit du néant. Jusqu’aux environs de 1750, et sauf toujours quelques exceptions, mais en général, à l’ordinaire et pour le commun de la nation, ils n’étaient matière ni de philosophie, ni de science d’Etat, ni de littérature, ni seulement de conversation; et qu’ils le devinssent peu à peu, cela précisément marquait ou annonçait une profonde perturbation sociale. D’abord, du brouillard, en effet : à travers les douces larmes, mêlées sans doute de pleurs d’ennui, que vous tirent tant de bons sauvages, la masse pâteuse des romans de Gabriel Foigny et de Vairasse d’Alais, de Claude Gilbert, de Lesconvel et de Tyssot de Patot, et de l’abbé Desfontaines, et de l’abbé Terrasson, et de l’abbé Pernetti ; ces ''Aventures de Jacques Sadeur'' (1676), cette ''République des Sévarambes'' (1677), cette ''Histoire de L’île de Calejava'' (1700), cette ''Relation historique du prince de Montberaud dans l’île de Naudely'' (1709), ces ''Voyages et aventures de Jacques Massé'' (1710), ce ''Nouveau Gulliver'' (1730) ; d’autre part, cette fade antiquité tout en sucre, les ''Séthos'' et les ''Cyrus'', et, j’en demande bien pardon à des ombres illustres, le ''Télémaque'', de Fénelon (écrit en 1693-1694, imprimé en 1699), l’histoire des Troglodytes, dans les ''Lettres persanes'', de Montesquieu (1721) ; au théâtre, l’''Arlequin sauvage'' et ''Timon le misanthrope'', de Delisle; : — pour notre XVIIe et notre XVIIIe siècles, les anciens ne sont-ils pas un peu les premiers des bons sauvages ? — (même date, 1721); ''l’Ile des Esclaves'', de Marivaux (1725), et
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Dans cette plainte, et sous la puérilité de cette fausse
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paysannerie, il y a du moins une espérance, en tout cas un vœu, et même un germe de résolution, en tout cas une aspiration ou une tendance. La résolution s’accentue, et se ponctue d’un geste révolutionnaire, avec l’''Arlequin-Deucalion'', de Piron (1722). Le nouveau, — et étrange, — Deucalion jette des cailloux pour créer des hommes, et quand le laboureur paraît, il lui dit : « Tu es mon aîné, et le premier de ces drôles-là, comme le plus nécessaire à leur vie. Laboure; en profitant de ta peine, ils te mépriseront; moque-toi d’eux, ... vis et meurs dans l’innocence; » à l’artisan : « Serviteur à monsieur l’artisan. Marche après ton aîné, toi, comme le siècle d’argent suivit le siècle d’or. Il sera nécessaire, tu ne seras qu’utile. Vivant dans les villes, tu seras plus près de la corruption ; ne l’y laisse pas aller : travaille en conscience et vends de même, tu seras heureux. » A l’homme d’épée qui paraît ensuite, il jette à bas son chapeau en lui disant: « Chapeau bas devant ton père, quand tes deux aînés sont dans leur devoir. » Et cette dernière phrase a tout l’air de venir d’une coutume du compagnonnage. Mais d’où qu’elle vienne, il n’importe; l’important est que, dans ce petit morceau, et dans ce morceau du genre léger, — monologue en trois actes et en vers, — la hiérarchie sociale est renversée. Où est le classement des conditions et professions, tel que le fixèrent Jean Domat ou Charles Loyseau <ref>
Voilà le ton. Le reste est à l’avenant, le roman comme le théâtre, et la littérature philosophique ou grave ou sérieuse comme la littérature facile. J’ai déjà dit ce qu’il y a chez Pascal, chez La Bruyère, chez. Fénelon, chez les premiers économistes: une certaine impatience de l’inégalité, un commencement de réhabilitation des arts mécaniques. J’ai dit aussi, antérieurement, ce qu’il y a dans l’''Esprit des lois''. Il y a l’amorce d’une apologie du travail; il y a, en germe ou en puissance, et le droit de travailler et le droit de choisir librement son travail ; il y a le droit à l’assistance contre l’invalidité et contre la vieillesse ; et peut-être un peu plus encore. Il y a un aperçu, du reste erroné, une échappée de vue plutôt, sur le rôle futur des machines et les maux qui en découleraient. Il y a le pressentiment, sinon la préoccupation des questions naissantes ou à naître qui seraient les questions du lendemain. Je ne crois pas
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La fin de l’article est employée à combattre « cette maxime d’une politique infâme, » que de tels hommes, les ouvriers et les laboureurs, le peuple, « ne doivent point être à leur aise, si l’on veut qu’ils soient industrieux et obéissans. » Il s’achève à filer des précautions oratoires pour mettre le prince du bon côté, — du côté de l’''Encyclopédie'' ; — faire de lui le premier champion des droits du peuple contre les prétentions de l’aristocratie plus ou moins antique, plus ou moins authentique; et l’exhorter enfin à garnir le pot du paysan, chaque dimanche, de la poule d’Henri IV, élevée, — c’est le progrès, — à la dignité d’ « oie grasse. » Mais la phrase essentielle, le point culminant du morceau, vers lequel il tend tout entier, demeure cette phrase où je m’arrête : « Tels sont ces hommes (l’ouvrier, le laboureur) qui composent ce que nous appelons ''peuple'', et qui forment toujours la partie la plus nombreuse et la plus nécessaire de la nation. » Là est sa nouveauté, la nouveauté de l’''Encyclopédie'' elle-même, et, si je l’ose dire, sa vertu, sa vigueur créatrice, sa
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force pour faire d’une idée une force. « En conséquence, note Brunetière, toute littérature, drame ou conte, va devenir désormais une littérature « pratique, » c’est-à-dire sociale, sociologique, populaire, ouvrière de progrès, inspirée de l’intérêt public, réformatrice, en attendant qu’elle devienne révolutionnaire <ref>
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Premièrement, ce qu’on a un peu sévèrement nommé « la littérature ennuyeuse. » Mais peut-être vaut-il mieux (la chronologie, en tout cas, l’exigerait) expédier d’abord ce qui nous reste à ajouter sur Rousseau <ref>
Il ne les unit point, n’étant pas de ces génies ou de ces caractères faits pour unir, et il ne reste point entre eux dans un juste milieu, étant de ces génies et de ces caractères faits pour se porter aux extrêmes. Mais les deux sentimens qui coulent et circulent, au début en petits filets, cachés, souvent perdus et comme souterrains à travers le XVIe et le XVIIe siècles, et puis en vastes nappes qui s’étendent au soleil à travers le XVIIIe : d’une part, l’instinct d’égalité, surtout sous sa forme négative, l’impatience de l’inégalité; et, d’autre part, une tendance de plus en plus accusée à la réhabilitation des arts manuels ; ces deux courans de plus en plus forts, de plus en plus rapides, Jean-Jacques Rousseau les recueille, les capte, les lance en flot hurlant et destructeur contre les classes et les ordres, contre la hiérarchie et les distinctions, contre toutes les cloisons et tous les compartimens de la société... C’est alors qu’on entend fulminer l’anathème : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ''ceci est à moi'' et trouva des gens
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assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile <ref>
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métier que vous avez appris : « Maître, j’ai besoin d’ouvrage. — Compagnon, mettez-vous là, travaillez. » Avant que l’heure du dîner soit venue, vous avez gagné votre dîner. Si vous êtes diligent et sobre, avant que huit jours se passent, vous aurez de quoi vivre huit autres jours : vous aurez vécu libre, sain, vrai, laborieux, juste <ref>
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mais pas un menuisier pour rire, un amateur : « Il ne prendra pas un maître de rabot une heure par jour, comme on prend un maître à danser; non, nous ne serions pas des apprentis, mais des disciples, et notre ambition n’est pas tant d’apprendre la menuiserie que de nous élever à l’État de menuisier. Je suis donc d’avis que nous allions toutes les semaines une ou deux fois au moins passer la journée entière chez le maître, que nous nous levions à son heure, que nous soyons à l’ouvrage avant lui, que nous mangions à sa table, que nous travaillions sous ses ordres, et qu’après avoir eu l’honneur de souper avec sa famille, nous retournions, si nous voulons, coucher dans nos lits durs <ref>
Les économistes, quant à eux, ne méritent pas le même reproche : ils ne furent point sensibles. On a dit de leur science qu’elle était sans entrailles, mais je ne le répéterai pas, incapable que je suis de me représenter ce que pourraient bien être « les entrailles d’une science, » et sûr de demeurer convaincu, si par miracle j’y réussissais, que la science doit en effet être sans entrailles. La vérité est que les économistes, s’ils virent la misère autour d’eux, ne le dirent pas, et que, s’ils en furent
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émus, ils ne le montrèrent pas. Mais la virent-ils ? Quelques-uns d’entre eux, les premiers en date, Boisguillebert, Vauban, oui, sans doute. Et regardèrent-ils l’homme ? Il le fallut bien, ceux du moins qui s’intitulèrent les amis des hommes. Cependant, pour beaucoup, ce fut être assez tendrement les amis des hommes que de leur apporter l’évangile de la richesse, et de le leur tendre à tous, avec une froideur indifférente. — Laissez faire, laissez passer. Lâchez les rênes, déchaînez la libre concurrence ; la vie reconnaîtra les siens. L’harmonie sortira automatiquement de la variété même des compétitions, et tout sera sinon bien, du moins au mieux. Il suffit de ne gêner personne en rien. — Les économistes proclament du reste hautement l’éminente valeur du travail, s’ils ne reconnaissent pas à tout travail la même valeur. Le chef de l’école, le docteur Quesnay <ref>
Et ce ne sont pas seulement des « doutes » que Mably oppose
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à « l’ordre naturel et essentiel des sociétés. » Ce sont des avertissemens qui ressemblent à des menaces. Mercier de la Rivière a écrit : « Le peuple, envieux de l’état des grands propriétaires, est souvent tenté de regarder comme une injustice l’inégalité du partage entre eux et lui, et cette opinion tend à l’aveugler sur le choix des moyens propres à établir entre eux et lui une sorte d’équilibre. » — « Vous me permettrez de remarquer, riposte l’abbé de Mably, que cette opinion est au contraire très propre à éclairer le peuple sur les moyens d’établir une sorte d’équilibre, ou, si vous le voulez, une moins grande différence entre lui et les riches <ref>''Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques'' (1768). ''Œuvres complètes'', t. XI. Desbrière, l’an III de la République. </ref>
Il n’empêchera, assurément, que les disciples de François Quesnay, l’abbé Baudeau <ref>
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productifs ou stériles, à se préoccuper moins du producteur que du produit. Toutefois, quoique couverte ou détournée, ou plutôt enveloppée dans la considération du produit, et toujours gouvernée par la recherche de l’accroissement de la richesse, il serait injuste de dire que cette préoccupation leur est entièrement étrangère. Elle n’est même pas non plus tout à fait absente des ''Dialogues sur les blés'' de ce spirituel abbé Galiani dont la tête napolitaine fut à la fois pleine et légère ; au moins sut-il apprécier comme il convenait l’importance des manufactures et, par contre-coup, l’utilité, la nécessité, la dignité sociale de l’ouvrier. Avec Necker (1775), la note vibre davantage et tremble un peu : on voit bien qu’il est, comme Rousseau, citoyen de Genève; mais cette émotion, qui ne va pas sans quelque phraséologie, est plus inattendue chez le banquier que chez le philosophe : peut-être n’en est-elle aussi que plus significative : « Vivre aujourd’hui, travailler pour vivre demain, voilà l’unique intérêt de la classe la plus nombreuse des citoyens. » La dureté de leur sort, ce qu’il a de borné et de précaire, n’est pourtant pas sans compensation, sans consolation. Et lesquelles ? Frugales, certes, et champêtres, et administrées par la bonne Nature! On peut, par la concurrence, réduire l’homme de travail à n’avoir que du pain pour sa récompense, mais on ne peut « lui enlever ni ces besoins renaissans qui donnent de la saveur au plus simple aliment, ni cette soif ardente qui l’appelle avec plaisir auprès d’une fontaine, ni ce sommeil qui délasse doucement son corps fatigué, ni le spectacle de la nature qui le réjouit à son réveil, ni ce mouvement qui le distrait, ni cette curiosité qui l’agite, ni ce sang embrasé délice de ses sens, ni cette espérance enfin qui colore l’avenir, adoucit le présent, et relève le courage. » Autant dire : « Bienheureux les affamés parce qu’ils ont faim, bienheureux les vagabonds parce qu’ils couchent à la belle étoile, bienheureux ceux qui n’ont rien parce qu’ils jouissent mieux du doux rêve d’avoir un jour quelque chose! » Ce sont les béatitudes du savetier, mais chantées par le financier, et l’on aimerait que le savetier les chantât lui-même! De ce couplet, ne retenons que l’intention, et puisque nous avons passé par-dessus ''Origine et progrès d’une science nouvelle'', de Dupont de Nemours, qui n’est en somme qu’un cahier d’élève, notes prises sous la dictée (1768), allons tout droit au chapitre de la ''Défense de l’usure'' (1787) où Bentham, ayant bousculé tout
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le classement superficiel des juristes et tout le classement artificiel des physiocrates, dessine d’un Irait sec, précis et profond les deux classes qui se sont toujours disputé le monde, se le disputent encore et probablement se le disputeront longtemps ; l’une, qui possède les instrumens de travail, et qui ne veut ou ne peut les employer; l’autre, qui le veut et qui le peut, ou qui voudrait et qui pourrait les employer, mais ne les possède pas. « Jusqu’à présent, la première de ces deux classes s’est constamment réservé une part du travail de la seconde en lui cédant l’usage des instrumens dont elle était en possession. Cette part qu’elle s’est réservée a toujours été proportionnée à sa puissance politique ; elle a toujours été en diminuant, à mesure que l’existence sociale de la classe des travailleurs a grandi et que son influence politique s’est étendue. » Et nous voici venus ou revenus au cœur même de notre sujet : nous touchons de nouveau les deux élémens, les deux facteurs qui coopèrent à « la crise de l’Etat moderne ; » nous les tenons en liaison, en union, en fonction l’un de l’autre. C’est ici un écrit d’économiste qui nous les dénonce, mais quand il y avait eu, en la personne de Turgot, un économiste au pouvoir, leur jeu ne lui avait pas échappé; la preuve en est dans cet écrit officiel et public, dans cet écrit d’Etat, l’édit de février 1776, qui n’est rien, s’il n’est un effort vers la conciliation du droit et du moyen de travailler <ref>
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Après « la littérature ennuyeuse, » ce qu’on est convenu d’appeler la littérature amusante, le roman, le théâtre. Pour grouper autour de son chef toute l’école physiocratique, nous avons dû brusquer les dates et en brouiller la succession. Peut-être devrions-nous maintenant faire une place au drame bourgeois de La Chaussée et aux contes de Diderot, ce qui signifie au théâtre dans le genre des drames de La Chaussée et au roman
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dans le genre des contes de Diderot, lesquels ne sont pas les derniers à devenir « sociaux, sociologiques, populaires, ouvriers de progrès, inspirés de l’intérêt public, réformateurs, et, en puissance, révolutionnaires. » Mais je ne prendrai qu’un exemple, et je le prendrai dans Sedaine, à cause de ses origines et de son premier métier, parce qu’il est permis de supposer qu’il exprime non seulement ses sentimens personnels, mais ceux de son milieu, et que son œuvre, sous ce rapport, est moins une œuvre qu’un témoignage.
Le personnage principal du ''Philosophe sans le savoir'' (1765), M. Vanderk, est un commerçant, qui a un magasin, un bureau, une caisse. Ses commis ne mangent pas avec lui, mais ils mangent comme lui. (« Que la table des commis soit servie comme la mienne. ») Près de lui est un homme de confiance, une manière d’intendant, Antoine, dont la fille est « la bonne amie » de Mlle Vanderk. Il est regrettable que la valeur représentative de ce personnage, comme type du marchand, de l’homme de négoce dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, soit affaiblie par toute une histoire romanesque, qui fait que M. Vanderk n’est pas M. Vanderk, mais, sous ce nom, — à lui légué en même temps que sa fortune par un « bon Hollandais » propriétaire d’un bateau sur lequel il avait pris passage, — un gentilhomme, « chevalier, ancien baron de Savières, de Clavières, etc., obligé de s’expatrier à la suite d’un duel malheureux. On peut donc croire qu’il a apporté, dans le monde où il a vécu, les sentimens du monde qu’il a quitté, et qu’il anoblit sa profession du souvenir de sa naissance. Mais l’idée qu’il s’en fait est très haute. La voici. Son fils vient d’avoir une querelle dans un café avec un jeune fat qui parlait mal des commerçans (inutile de nous embarrasser des complications de l’intrigue). Il en est encore tout chaud : « Les commerçans... les commerçans, ... c’est l’état de mon père et je ne souffrirai jamais qu’on l’avilisse. » Alors M. Vanderk père, après avoir commémoré solennellement ses ancêtres : « Si vous pensez que j’ai fait par le commerce une tache à leur nom, c’est à vous de l’effacer; mais, dans un siècle aussi éclairé que celui-ci, ce qui peut donner la noblesse n’est pas capable de l’ôter. » Rappelons-nous ici Montesquieu et Turgot <ref>
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plus attendre que deux ans, — à l’arrêt du Conseil du 30 octobre 1767 : « Veut et entend Sa Majesté qu’ils (les marchands en gros) soient réputés vivant noblement... et jouissent... de l’exemption de la milice pour eux et leurs enfans et du privilège de porter l’épée <ref>
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Néanmoins, ce n’est encore que « la classe moyenne; » artiste-peintre, commerçant en gros ou négociant, c’est « la bourgeoisie. » Or, n’est-ce pas du « peuple » que l’''Encyclopédie'' a dit « la classe la plus nombreuse et la plus nécessaire de la nation ; » et ne l’a-t-elle pas défini : « l’ouvrier et le laboureur ? » L’''Encyclopédie méthodique'', qu’entreprend en 1781 le libraire Panckoucke et dont la publication en 166 volumes durera jusque vers 1830 <ref>
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spéciaux, et parfois corrige la première, la grande ''Encyclopédie'', où des gens de métier avaient sans doute collaboré, mais qui demeurait pourtant une œuvre de philosophes. La préface mise en tête de la série de huit volumes où il est traité des arts et métiers, tout en rendant hommage à l’intention de Diderot, ne dissimule ni les lacunes ni les fautes de l’exécution, ni les «confusions » ni les « erreurs», et en tire même un des motifs de l’entreprise nouvelle. « Il n’y a encore, peut-on y lire, aucune collection, quelles que soient les grandes tentatives faites ailleurs, où les arts et métiers mécaniques soient plus complets, plus développés et mieux présentés. Elle renferme la description de plus de 300 arts et métiers dont les procédés sont en général décrits avec assez de soin dans le texte, et exposés sous toutes leurs formes dans des planches nombreuses et très soignées. Cependant, il faut convenir que, malgré les justes éloges que l’on a donnés à la partie des arts et métiers, on y trouve les défauts presque inséparables de la difficulté des premières recherches, et de l’embarras d’une foule d’objets qu’il falloit en quelque sorte défricher et faire sortir des ténèbres dont ils étoient enveloppés. » Au demeurant, l’hommage rendu à l’effort de Diderot est si sincère que la préface des ''Arts et métiers'' de l’''Encyclopédie méthodique'' consiste presque toute dans la simple reproduction de l’article ''Art'' de l’''Encyclopédie'' ; et c’est ce qui m’a fait réserver pour cette place les quelques lignes que j’en voulais citer, afin de montrer que l’influence de l’''Encyclopédie'' s’est prolongée et exercée par d’autres œuvres que l’''Encyclopédie'' elle-même; qu’elle a décidément créé un état d’esprit, et que cet état d’esprit tend avec persévérance à créer un état de société très différent de l’ancien. « Cette distinction, avait écrit Diderot, et l’''Encyclopédie méthodique'' le répète trente ans après, en 1782 (la distinction entre ''les arts libéraux'' et ''les arts mécaniques''), quoique bien fondée, a produit un mauvais effet, en avilissant des gens très estimables et très utiles, et en fortifiant en nous je ne sais quelle paresse naturelle qui ne nous portoit déjà que trop à croire que donner une application constante et suivie à des
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Mais cela nous ferait un peu dévier de notre objet ; nous y allons au contraire en droit fil, si nous remarquons seulement que, par sa direction, et de quelque manière par le sentiment dans lequel elle est rédigée, 1’''Encyclopédie méthodique'' n’est que la suite, le redoublement de l’autre; ainsi qu’on peut le voir aux articles même médiocres, — et il en est en effet de très médiocres ; — par exemple, à l’article ''Atelier'' <ref>
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le premier des trois volumes ''Manufactures, arts et métiers'', dont l’auteur est M. Roland de la Platière, avocat en Parlement, inspecteur général des manufactures de Picardie, etc. ; ni plus ni moins que le futur ami des Girondins, le futur ministre Roland : Roland, le mari de Mme Roland. Et, du coup, le lien est visible entre l’''Encyclopédie'' et la Révolution.
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On n’y méprise point les travaux nécessaires :
Les états sont égaux et les hommes sont frères.
Liberté! Liberté! Ton trône est en ces lieux <ref>
Ne soyons pas si simples, que nous prenions plus au sérieux
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que le poète lui-même ce délire pindarique. Et passons tout de suite à des écrivains de moindre qualité, dont les coups moins sonores, mais plus soutenus, finirent, sur ce point, par porter davantage. De tous ces « précurseurs, » le plus intéressant, sinon le seul intéressant pour nous, est Linguet. Tous les autres nous ressassent jusqu’au dégoût la fable du bon sauvage et de l’homme corrompu par les lois; ils refont, avec moins de talent ou sans talent, le ''Discours sur l’origine de l’inégalité des conditions''; ils répètent, en les gâtant, les imprécations de Jean-Jacques. Linguet seul ou à peu près seul sort des vagues généralités, et serre d’assez près son sujet, — ou plutôt le nôtre; — lui seul aborde « le problème ouvrier, » et, en cela, lui seul est moderne. A ce titre, on a eu raison de le ranger mieux encore parmi les prédécesseurs de Karl Marx que parmi ceux de Charles Fourier ou de Pierre Leroux <ref>
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existent, puisqu’ils ne peuvent pas ne point exister. Chaque fois que la société fait un riche, du même coup elle fait un pauvre, et c’est inévitable. « L’état social étant contre nature, c’est une nécessité qu’il y ait des maux que le peuple est destiné à sentir, comme il l’est à être rongé par la vermine. »
Seulement le salariat, pire que le servage, pire que l’esclavage, fait le pauvre de jour en jour plus pauvre. Ces « journaliers, » ces « manouvriers » qui peuplent les villes et les campagnes où « ils gémissent sous les haillons dégoûtans » dont est faite « la livrée de l’indigence, » qui sont sans contredit « une très nombreuse, et la plus nombreuse portion de chaque nation, » qu’ont-ils gagné effectivement à la suppression de l’esclavage ? « Je le dis avec autant de douleur que de franchise : tout ce qu’ils ont gagné, c’est d’être à chaque instant tourmentés par la crainte de mourir de faim <ref>
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L’insuffisance même de la paye du journalier est une raison pour la diminuer. Plus il est pressé par le besoin, plus il se vend à bon marché. Plus la nécessité est urgente, moins son travail est fructueux. Les despotes momentanés qu’il conjure en pleurant d’accepter ses services ne rougissent pas de lui tâter, pour ainsi dire, le pouls, afin de s’assurer de ce qui lui reste encore de forces; c’est sur le degré de sa défaillance qu’ils règlent la rétribution qu’ils lui offrent; plus ils le sentent près de périr d’inanition, plus ils retranchent de ce qui peut l’en préserver: et les barbares qu’ils sont lui donnent bien moins de quoi prolonger sa vie que de quoi retarder sa mort. Tel est cependant l’état dans lequel languissent en Europe, depuis le don empoisonné de la liberté, les dix-neuf vingtièmes de chaque nation <ref>''Annales''; t. I, p. 98-99. </ref>
« C’est l’impossibilité de vivre autrement qui force nos journaliers à remuer la terre dont ils ne mangeront pas les fruits et nos maçons à élever des édifices où ils ne logeront pas <ref>''Théorie des lois civiles'', I, 274. </ref>
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Non pas au rang, mais au-dessous de la bête de somme. « D’après les proportions relatives établies entre tous les objets de consommation, le manouvrier pouvait vivre partout, comme il vit, bien entendu, c’est-à-dire un peu plus mal que les chevaux, parce que ces animaux ne paient ni leur bourrelier ni leur maréchal, et que ce n’est pas sur leur ration qu’on prend de quoi raccommoder le chariot <ref>
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est certain qu’il dort depuis longtemps ; mais il ne se périme pas et chaque accroissement de misère le renouvelle. Or, nulle part, à en croire Linguet, le manouvrier n’est aussi misérable qu’en France, parce que non seulement il y forme « la classe la plus nombreuse et la plus maltraitée, » mais parce que cette classe y est « dépourvue des moyens de se faire entendre <ref>
Et voilà la tempête prédite, si déjà le vent ne se lève et ne gronde le tonnerre. Nous franchirons d’un pied rapide le double fatras amoncelé dans les tomes sans nombre de Restif de la Bretonne et de Sébastien Mercier. La pièce la plus curieuse qui nous soit venue de Restif de la Bretonne est peut-être cette généalogie dérisoire où, à travers un tissu d’inepties, auxquelles il faut prendre garde d’attacher une importance quelconque, je ne sais si je ne me trompe, mais il me semble entrevoir comme une instinctive et obscure conception de la société, comme une loi de mouvement et d’équilibre social, d’après un certain rythme, ascension, constance, décadence, — élévation, maintien, chute ; — et le cycle recommence, de telle sorte que les soixante-sept générations de Restif auraient passé, du sérénissime empereur Pertinax (calembour sur la traduction latine du nom de Restif) à notre homme, Nicolas-Edme, par toutes les conditions imaginables : le trône, l’agriculture et le soin des bestiaux, la noblesse, le brigandage, la domesticité, la vie de cour, la littérature, les emplois servi les, les soins du corps, la guerre, le
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vagabondage et la mendicité, la marchandise, la judicature et les conseils du Roi, le haut commerce, la propriété rurale, le culte et les charges inférieures. Encore une fois, c’est absurde, et cela ne signifierait rien, si cela ne signifiait du moins qu’on a définitivement perdu le sens de l’immobilité et de l’inégalité sociale. Mais Restif de la Bretonne nous le «signifie » bien plus directement, presque brutalement, à deux ou trois reprises. Pour lui, la hiérarchie des professions est toute brouillée, quoiqu’il lui reste quelque petit scrupule. Son « savetier du coin, » son « père Lavale, » dit, par exemple : « Mon état est honnête, puisqu’il est utile à l’Etat, mais il n’est pas honorable <ref>
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réponse: « Celui ou celle qui pensent ainsi, par là même sont au-dessous des plus bas de mes héros <ref>
Quant à Sébastien Mercier, admirateur et disciple du « hibou, » du noctambule Restif de la Bretonne, il fait et refait, dans le ''Tableau de Paris'', la peinture déjà tant faite, et qui sera tant refaite encore, en tons violemment contrastés, de l’opulence et de l’indigence. Sa manière peu originale ne vaut pas qu’on en donne plus d’un échantillon ; prenons, au hasard, celui-ci (Mercier veut prouver que la pauvre est plus misérable, dans les villes, de tout le luxe qui l’entoure) :
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La foule des nécessiteux augmente chaque jour. Le jeu de ces vastes et dangereuses machines qu’on appelle opérations du ministère, leur rouage,
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dans leur épouvantable frottement, écrase toujours et sans pitié la partie plus faible <ref>
Aussi l’Etat est-il divisé en deux classes : « en gens avides et insensibles, et en mécontens qui murmurent <ref>''Ibid''. , t. Ier, p. 39, ch. XV. ''Au plus pauvre la besace''. </ref>
Le cordonnier, le maçon, le tailleur, le portefaix, le journalier, etc., paient le vin, le bois, le beurre, le charbon, les œufs, etc., à un bien plus haut prix que le duc d’Orléans et le prince de Condé. Ce n’est point là assurément le chef-d’œuvre de la société. On ne songe point à diminuer ces abus qui empêchent le peuple d’être nourri. L’homme qui a 3 millions de revenus, a les comestibles a bien meilleur marché. Le vin qu’il boit est excellent, et ne lui coûte pas plus cher que le vin que l’homme du peuple est obligé d’acheter au cabaret. Car il faut apprendre à l’étranger qu’à chaque repas l’homme du peuple achète au cabaret sa chétive ration de vin, n’ayant le plus souvent ni cave, ni carafon, ni argent pour en avoir une petite provision. ''Au plus pauvre la besace''. Plus on est indigent, plus l’indigence vous mine et vous ronge <ref>
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La poésie n’a conservé que cette trompette véridique qui doit retentir dans l’étendue des siècles, parce qu’elle annonce, pour ainsi dire, la voix de la postérité. Formés sur de tels modèles, nos enfans reçoivent des idées justes de la véritable grandeur; et le râteau, la navette, le marteau, sont devenus des objets plus brillans que le sceptre, le diadème, le manteau royal, etc. <ref>
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Ils cureront les égouts, les puits, transporteront les immondices, s’assujettiront aux emplois les plus bas, les plus abjects ou les plus dangereux, comme de porter au milieu d’un incendie le secours des pompes, de marcher sur des poutres brûlantes, de s’élancer dans les eaux pour sauver la vie à un malheureux prêt à périr, etc. Tout pour la patrie, rien pour eux... Les uns sont cloués au chevet du lit des malades, et les servent de leurs mains; d’autres descendent dans les carrières, en détachent, en arrachent les pierres : tour à tour manœuvres, pionniers, portefaix, etc. <ref>
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