« L’Origine des espèces/Chapitre IX » : différence entre les versions

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HYBRIDITE.
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Distinction entre la stérilité des premiers croisements et celle des hybrides. - La stérilité est variable en degré, pas universelle, affectée par la consanguinité rapprochée, supprimée par la domestication. - Lois régissant la stérilité des hybrides. - La stérilité n'est pas un caractère spécial, mais dépend d'autres différences et n'est pas accumulée par la sélection naturelle. - Causes de la stérilité des hybrides et des premiers croisements. - Parallélisme entre les effets des changements dans les conditions d'existence et ceux du croisement. - Dimorphisme et trimorphisme. - La fécondité des variétés croisées et de leurs descendants métis n'est pas universelle. - Hybrides et métis comparés indépendamment de leur fécondité. - Résumé.
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Les naturalistes admettent généralement que les croisements entre espèces distinctes ont été frappés spécialement de stérilité pour empêcher qu'elles ne se confondent. Cette opinion, au premier abord, paraît très probable, car les espèces d'un même pays n'auraient guère pu se conserver distinctes, si elles eussent été susceptibles de s'entre-croiser librement. Ce sujet a pour nous une grande importance, surtout en ce sens que la stérilité des espèces, lors d'un premier croisement, et celle de leur descendance hybride, ne peuvent pas provenir, comme je le démontrerai, de la conservation de degrés successifs et avantageux de stérilité. La stérilité résulte de différences dans le système reproducteur des espèces parentes.
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On a d'ordinaire, en traitant ce sujet, confondu deux ordres de faits qui présentent des différences fondamentales et qui sont, d'une part, la stérilité de l'espèce à la suite d'un premier croisement, et, d'autre part, celle des hybrides qui proviennent de ces croisements.
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Le système reproducteur des espèces pures est, bien entendu, en parfait état, et cependant, lorsqu'on les entre-croise, elles ne produisent que peu ou point de descendants. D'autre part, les organes reproducteurs des hybrides sont fonctionnellement impuissants, comme le prouve clairement l'état de l'élément mâle, tant chez les plantes que chez les animaux, bien que les organes eux-mêmes, autant que le microscope permet de le constater, paraissent parfaitement conformés. Dans le premier cas, les deux éléments sexuels qui concourent à former l'embryon sont complets ; dans le second, ils sont ou complètement rudimentaires ou plus ou moins atrophiés. Cette distinction est importante, lorsqu'on en vient à considérer la cause de la stérilité, qui est commune aux deux cas ; on l'a négligée probablement parce que, dans l'un et l'autre cas, on regardait la stérilité comme le résultat d'une loi absolue dont les causes échappaient à notre intelligence.
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La fécondité des croisements entre variétés, c'est-à-dire entre des formes qu'on sait ou qu'on suppose descendues de parents communs, ainsi que la fécondité entre leurs métis, est, pour ma théorie, tout aussi importante que la stérilité des espèces ; car il semble résulter de ces deux ordres de phénomènes une distinction bien nette et bien tranchée entre les variétés et les espèces.
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DEGRES DE STERILITE.
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Examinons d'abord la stérilité des croisements entre espèces, et celle de leur descendance hybride. Deux observateurs consciencieux, Kölreuter et Gärtner, ont presque voué leur vie à l'étude de ce sujet, et il est impossible de lire les mémoires qu'ils ont consacrés à cette question sans acquérir la conviction profonde que les croisements entre espèces sont, jusqu'à un certain point, frappés de stérilité. Kölreuter considère cette loi comme universelle, mais cet auteur tranche le noeud de la question, car, par dix fois, il n'a pas hésité à considérer comme des variétés deux formes parfaitement fécondes entre elles et que la plupart des auteurs regardent comme des espèces distinctes. Gärtner admet aussi l'universalité de la loi, mais il conteste la fécondité complète dans les dix cas cités par Kölreuter. Mais, dans ces cas comme dans beaucoup d'autres, il est obligé de compter soigneusement les graines, pour démontrer qu'il y a bien diminution de fécondité. Il compare toujours le nombre maximum des graines produites par le premier croisement entre deux espèces, ainsi que le maximum produit par leur postérité hybride, avec le nombre moyen que donnent, à l'état de nature, les espèces parentes pures. Il introduit ainsi, ce me semble, une grave cause d'erreur ; car une plante, pour être artificiellement fécondée, doit être soumise à la castration ; et, ce qui est souvent plus important, doit être enfermée pour empêcher que les insectes ne lui apportent du pollen d'autres plantes. Presque toutes les plantes dont Gärtner s'est servi pour ses expériences étaient en pots et placées dans une chambre de sa maison. Or, il est certain qu'un pareil traitement est souvent nuisible à la fécondité des plantes, car Gärtner indique une vingtaine de plantes qu'il féconda artificiellement avec leur propre pollen après les avoir châtrées (il faut exclure les cas comme ceux des légumineuses, pour lesquelles la manipulation nécessaire est très difficile), et la moitié de ces plantes subirent une diminution de fécondité. En outre, comme Gärtner a croisé bien des fois certaines formes, telles que le mouron rouge et le mouron bleu (Anagallis arvensis et Anagallis caerulea), que les meilleurs botanistes regardent comme des variétés, et qu'il les a trouvées absolument stériles, on peut douter qu'il y ait réellement autant d'espèces stériles, lorsqu'on les croise, qu'il paraît le supposer.
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Il est certain, d'une part, que la stérilité des diverses espèces croisées diffère tellement en degré, et offre tant de gradations insensibles ; que, d'autre part, la fécondité des espèces pures est si aisément affectée par différentes circonstances, qu'il est, en pratique, fort difficile de dire où finit la fécondité parfaite et où commence la stérilité. On ne saurait, je crois, trouver une meilleure preuve de ce fait que les conclusions diamétralement opposées, à l'égard des mêmes espèces, auxquelles en sont arrivés les deux observateurs les plus expérimentés qui aient existé, Kölreuter et Gärtner. Il est aussi fort instructif de comparer -- sans entrer dans des détails qui ne sauraient trouver ici la place nécessaire -- les preuves présentées par nos meilleurs botanistes sur la question de savoir si certaines formes douteuses sont des espèces ou des variétés, avec les preuves de fécondité apportées par divers horticulteurs qui ont cultivé des hybrides, ou par un même horticulteur, après des expériences faites à des époques différentes. On peut démontrer ainsi que ni la stérilité ni la fécondité ne fournissent aucune distinction certaine entre les espèces et les variétés. Les preuves tirées de cette source offrent d'insensibles gradations, et donnent lieu aux mêmes doutes que celles qu'on tire des autres différences de constitution et de conformation.
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Quant à la stérilité des hybrides dans les générations successives, bien qu'il ait pu en élever quelques-uns en évitant avec grand soin tout croisement avec l'une ou l'autre des deux espèces pures, pendant six ou sept et même, dans un cas, pendant dix générations, Gärtner constate expressément que leur fécondité n'augmente jamais, mais qu'au contraire elle diminue ordinairement tout à coup. On peut remarquer, à propos de cette diminution, que, lorsqu'une déviation de structure ou de constitution est commune aux deux parents, elle est souvent transmise avec accroissement à leur descendant ; or, chez les plantes hybrides, les deux éléments sexuels sont déjà affectés à un certain degré. Mais je crois que, dans la plupart de ces cas, la fécondité diminue en vertu d'une cause indépendante, c'est-à-dire les croisements entre des individus très proches parents. J'ai fait tant d'expériences, j'ai réuni un ensemble de faits si considérable, prouvant que, d'une part, le croisement occasionnel avec un individu ou une variété distincte augmente la vigueur et la fécondité des descendants, et, d'autre part, que les croisements consanguins produisent l'effet inverse, que je ne saurais douter de l'exactitude de cette conclusion. Les expérimentateurs n'élèvent ordinairement que peu d'hybrides, et, comme les deux espèces mères, ainsi que d'autres hybrides alliés, croissent la plupart du temps dans le même jardin, il faut empêcher avec soin l'accès des insectes pendant la floraison. Il en résulte que, dans chaque génération, la fleur d'un hybride est généralement fécondée par son propre pollen, circonstance qui doit nuire à sa fécondité déjà amoindrie par le fait de son origine hybride. Une assertion, souvent répétée par Gärtner, fortifie ma conviction à cet égard ; il affirme que, si on féconde artificiellement les hybrides, même les moins féconds, avec du pollen hybride de la même variété, leur fécondité augmente très visiblement et va toujours en augmentant, malgré les effets défavorables que peuvent exercer les manipulations nécessaires. En procédant aux fécondations artificielles, on prend souvent, par hasard (je le sais par expérience), du pollen des anthères d'une autre fleur que du pollen de la fleur même qu'on veut féconder, de sorte qu'il en résulte un croisement entre deux fleurs, bien qu'elles appartiennent souvent à la même plante. En outre, lorsqu'il s'agit d'expériences compliquées, un observateur aussi soigneux que Gärtner a dû soumettre ses hybrides à la castration, de sorte qu'à chaque génération un croisement a dû sûrement avoir lieu avec du pollen d'une autre fleur appartenant soit à la même plante, soit à une autre plante, mais toujours de même nature hybride. L'étrange accroissement de fécondité dans les générations successives d'hybrides fécondés artificiellement, contrastant avec ce qui se passe chez ceux qui sont spontanément fécondés, pourrait ainsi s'expliquer, je crois, par le fait que les croisements consanguins sont évités.
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Passons maintenant aux résultats obtenus par un troisième expérimentateur non moins habile, le révérend W. Herbert. Il affirme que quelques hybrides sont parfaitement féconds, aussi féconds que les espèces-souches pures, et il soutient ses conclusions avec autant de vivacité que Kölreuter et Gärtner, qui considèrent, au contraire, que la loi générale de la nature est que tout croisement entre espèces distinctes est frappé d'un certain degré de stérilité. Il a expérimenté sur les mêmes espèces que Gärtner. On peut, je crois, attribuer la différence dans les résultats obtenus à la grande habileté d'Herbert en horticulture, et au fait qu'il avait des serres chaudes à sa disposition. Je citerai un seul exemple pris parmi ses nombreuses et importantes observations : « Tous les ovules d'une même gousse de Crinum capense fécondés par le Crinum revolutum ont produit chacun une plante, fait que je n'ai jamais vu dans le cas d'une fécondation naturelle. » Il y a donc là une fécondité parfaite ou même plus parfaite qu'à l'ordinaire dans un premier croisement opéré entre deux espèces distinctes.
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Ce cas du Crinum m'amène à signaler ce fait singulier, qu'on peut facilement féconder des plantes individuelles de certaines espèces de Lobelia, de Verbascum et de Passiflora avec du pollen provenant d'une espèce distincte, mais pas avec du pollen provenant de la même plante, bien que ce dernier soit parfaitement sain et capable de féconder d'autres plantes et d'autres espèces. Tous les individus des genres Hippeastrum et Corydalis, ainsi que l'a démontré le professeur Hildebrand, tous ceux de divers orchidées, ainsi que l'ont démontré MM. Scott et Fritz Müller, présentent cette même particularité. Il en résulte que certains individus anormaux de quelques espèces, et tous les individus d'autres espèces, se croisent beaucoup plus facilement qu'ils ne peuvent être fécondés par du pollen provenant du même individu. Ainsi, une bulbe d'Hippestrum aulicum produisit quatre fleurs ; Herbert en féconda trois avec leur propre pollen, et la quatrième fut postérieurement fécondée avec du pollen provenant d'un hybride mixte descendu de trois espèces distinctes ; voici le résultat de cette expérience : « les ovaires des trois premières fleurs cessèrent bientôt de se développer et périrent, au bout de quelques jours, tandis que la gousse fécondée par le pollen de l'hybride poussa vigoureusement, arriva rapidement à maturité, et produisit des graines excellentes qui germèrent facilement. » Des expériences semblables faites pendant bien des années par M. Herbert lui ont toujours donné les mêmes résultats. Ces faits servent à démontrer de quelles causes mystérieuses et insignifiantes dépend quelquefois la plus ou moins grande fécondité d'une espèce.
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Les expériences pratiques des horticulteurs, bien que manquant de précision scientifique, méritent cependant quelque attention. Il est notoire que presque toutes les espèces de Pelargonium, de Fuchsia de Calceolaria, de Petunia, de Rhododendron, etc., ont été croisées de mille manières ; cependant beaucoup de ces hybrides produisent régulièrement des graines. Herbert affirme, par exemple, qu'un hybride de Calceolaria integrifolia et de Calceolaria plantaginea, deux espèces aussi dissemblables qu'il est possible par leurs habitudes générales, « s'est reproduit aussi régulièrement que si c'eût été une espèce naturelle des montagnes du Chili ». J'ai fait quelques recherches pour déterminer le degré de fécondité de quelques rhododendrons hybrides, provenant des croisements les plus compliqués, et j'ai acquis la conviction que beaucoup d'entre eux sont complètement féconds. M. C. Noble, par exemple, m'apprend qu'il élève pour la greffe un grand nombre d'individus d'un hybride entre le Rhododendron Ponticum et le Rhododendron Catawbiense, et que cet hybride donne des graines en aussi grande abondance qu'on peut se l'imaginer. Si la fécondité des hybrides convenablement traités avait toujours été en diminuant de génération en génération, comme le croit Gärtner, le fait serait connu des horticulteurs. Ceux-ci cultivent des quantités considérables des mêmes hybrides, et c'est seulement ainsi que les plantes se trouvent placées dans des conditions convenables ; l'intervention des insectes permet, en effet, des croisements faciles entre les différents individus et empêche l'influence nuisible d'une consanguinité trop rapprochée. On peut aisément se convaincre de l'efficacité du concours des insectes en examinant les fleurs des rhododendrons hybrides les plus stériles ; ils ne produisent pas de pollen et cependant les stigmates sont couverts de pollen provenant d'autres fleurs.
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On a ait beaucoup moins d'expériences précises sur les animaux que sur les plantes. Si l'on peut se fier à nos classifications systématiques, c'est-à-dire si les genres zoologiques sont aussi distincts les uns des autres que le sont les genres botaniques, nous pouvons conclure des faits constatés que, chez les animaux, des individus plus éloignés les uns des autres dans l'échelle naturelle peuvent se croiser plus facilement que cela n'a lieu chez les végétaux ; mais les hybrides qui proviennent de ces croisements sont, je crois, plus stériles. Il faut, cependant, prendre en considération le fait que peu d'animaux reproduisent volontiers en captivité, et que, par conséquent, il n'y a eu que peu d'expériences faites dans de bonnes conditions : le serin, par exemple, a été croisé avec neuf espèces distinctes de moineaux ; mais, comme aucune de ces espèces ne se reproduit en captivité, nous n'avons pas lieu de nous attendre à ce que le premier croisement entre elles et le serin ou entre leurs hybrides soit parfaitement fécond. Quant à la fécondité des générations successives des animaux hybrides les plus féconds, je ne connais pas de cas où l'on ait élevé à la fois deux familles d'hybrides provenant de parents différents, de manière à éviter les effets nuisibles des croisements consanguins. On a, au contraire, habituellement croisé ensemble les frères et les soeurs à chaque génération successive, malgré les avis constants de tous les éleveurs. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, dans ces conditions, la stérilité inhérente aux hybrides ait été toujours en augmentant.
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Bien que je ne connaisse aucun cas bien authentique d'animaux hybrides parfaitement féconds, j'ai des raisons pour croire que les hybrides du Cervulus vaginalis et du Cervulus Reevesii, ainsi que ceux du Phasianus colchocus et du Phasianus torquatus, sont parfaitement féconds. M. de Quatrefages constate qu'on a pu observer à Paris la fécondité inter se, pendant huit générations, des hybrides provenant de deux phalènes (Bombyx cynthia et Bombyx arrindia). On a récemment affirmé que deux espèces aussi distinctes que le lièvre et le lapin, lorsqu'on réussit à les apparier, donnent des produits qui sont très féconds lorsqu'on les croise avec une des espèces parentes. Les hybrides entre l'oie commune et l'oie chinoise (Anagallis cygnoides), deux espèces assez différentes pour qu'on les range ordinairement dans des genres distincts, se sont souvent reproduits dans ce pays avec l'une ou l'autre des souches pures, et dans un seul cas inter se. Ce résultat a été obtenu par M. Eyton, qui éleva deux hybrides provenant des mêmes parents, mais de pontes différentes ; ces deux oiseaux ne lui donnèrent pas moins de huit hybrides en une seule couvée, hybrides qui se trouvaient être les petits-enfants des oies pures. Ces oies de races croisées doivent être très fécondes dans l'Inde, car deux juges irrécusables en pareille matière, M. Blyth et le capitaine Hutton, m'apprennent qu'on élève dans diverses parties de ce pays des troupeaux entiers de ces oies hybrides ; or, comme on les élève pour en tirer profit, là où aucune des espèces parentes pures ne se rencontre, il faut bien que leur fécondité soit parfaite.
{{Références}}
 
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Nos diverses races d'animaux domestiques croisées sont tout à fait fécondes, et, cependant, dans bien des cas, elles descendent de deux ou de plusieurs espèces sauvages. Nous devons conclure de ce fait, soit que les espèces parentes primitives ont produit tout d'abord des hybrides parfaitement féconds, soit que ces derniers le sont devenus sous l'influence de la domestication. Cette dernière alternative, énoncée pour la première fois par Pallas, paraît la plus probable, et ne peut guère même être mise en doute.
 
Il est, par exemple, presque certain que nos chiens descendent de plusieurs souches sauvages ; cependant tous sont parfaitement féconds les uns avec les autres, quelques chiens domestiques indigènes de l'Amérique du Sud exceptés peut-être ; mais l'analogie me porte à penser que les différentes espèces primitives ne se sont pas, tout d'abord, croisées librement et n'ont pas produit des hybrides parfaitement féconds. Toutefois, j'ai récemment acquis la preuve décisive de la complète fécondité inter se des hybrides provenant du croisement du bétail à bosse de l'Inde avec notre bétail ordinaire. Cependant les importantes différences ostéologiques constatées par Rütimeyer entre les deux formes, ainsi que les différences dans les moeurs, la voix, la constitution, etc., constatées par M. Blyth, sont de nature à les faire considérer comme des espèces absolument distinctes. On peut appliquer les mêmes remarques aux deux races principales du cochon. Nous devons donc renoncer à croire à la stérilité absolue des espèces croisées, ou il faut considérer cette stérilité chez les animaux, non pas comme un caractère indélébile, mais comme un caractère que la domestication peut effacer.
 
En résumé, si l'on considère l'ensemble des faits bien constatés relatifs à l'entre-croisement des plantes et des animaux, on peut conclure qu'une certaine stérilité relative se manifeste très généralement, soit chez les premiers croisements, soit chez les hybrides, mais que, dans l'état actuel de nos connaissances, cette stérilité ne peut pas être considérée comme absolue et universelle.
 
LOIS QUI REGISSENT LA STERILITE DES PREMIERS CROISEMENTS ET DES HYBRIDES.
 
Etudions maintenant avec un peu plus de détails les lois qui régissent la stérilité des premiers croisements et des hybrides. Notre but principal est de déterminer si ces lois prouvent que les espèces ont été spécialement douées de cette propriété, en vue d'empêcher un croisement et un mélange devant entraîner une confusion générale. Les conclusions qui suivent sont principalement tirées de l'admirable ouvrage de Gärtner sur l'hybridation des plantes. J'ai surtout cherché à m'assurer jusqu'à quel point les règles qu'il pose sont applicables aux animaux, et, considérant le peu de connaissances que nous avons sur les animaux hybrides, j'ai été surpris de trouver que ces mêmes règles s'appliquent généralement aux deux règnes.
 
Nous avons déjà remarqué que le degré de fécondité, soit des premiers croisements, soit des hybrides, présente des gradations insensibles depuis la stérilité absolue jusqu'à la fécondité parfaite. Je pourrais citer bien des preuves curieuses de cette gradation, mais je ne peux donner ici qu'un rapide aperçu des faits. Lorsque le pollen d'une plante est placé sur le stigmate d'une plante appartenant à une famille distincte, son action est aussi nulle que pourrait l'être celle de la première poussière venue. A partir de cette stérilité absolue, le pollen des différentes espèces d'un même genre, appliqué sur le stigmate de l'une des espèces de ce genre, produit un nombre de graines qui varie de façon à former une série graduelle depuis la stérilité absolue jusqu'à une fécondité plus ou moins parfaite et même, comme nous l'avons vu, dans certains cas anormaux, jusqu'à une fécondité supérieure à celle déterminée par l'action du pollen de la plante elle-même. De même, il y a des hybrides qui n'ont jamais produit et ne produiront peut-être jamais une seule graine féconde, même avec du pollen pris sur l'une des espèces pures ; mais on a pu, chez quelques-uns, découvrir une première trace de fécondité, en ce sens que sous l'action du pollen d'une des espèces parentes la fleur hybride se flétrit un peu plus tôt qu'elle n'eût fait autrement ; or, chacun sait que c'est là un symptôme d'un commencement de fécondation. De cet extrême degré de stérilité nous passons graduellement par des hybrides féconds, produisant toujours un plus grand nombre de graines jusqu'à ceux qui atteignent à la fécondité parfaite.
 
Les hybrides provenant de deux espèces difficiles à croiser, et dont les premiers croisements sont généralement très stériles, sont rarement féconds ; mais il n'y a pas de parallélisme rigoureux à établir entre la difficulté d'un premier croisement et le degré de stérilité des hybrides qui en résultent -- deux ordres de faits qu'on a ordinairement confondus. Il y a beaucoup de cas où deux espèces pures, dans le genre Verbascum, par exemple, s'unissent avec la plus grande facilité et produisent de nombreux hybrides, mais ces hybrides sont eux-mêmes absolument stériles. D'autre part, il y a des espèces qu'on ne peut croiser que rarement ou avec une difficulté extrême, et dont les hybrides une fois produits sont très féconds. Ces deux cas opposés se présentent dans les limites mêmes d'un seul genre, dans le genre Dianthus, par exemple.
 
Les conditions défavorables affectent plus facilement la fécondité, tant des premiers croisements que des hybrides, que celle des espèces pures. Mais le degré de fécondité des premiers croisements est également variable en vertu d'une disposition innée, car cette fécondité n'est pas toujours égale chez tous les individus des mêmes espèces, croisés dans les mêmes conditions ; elle paraît dépendre en partie de la constitution des individus qui ont été choisis pour l'expérience. Il en est de même pour les hybrides, car la fécondité varie quelquefois beaucoup chez les divers individus provenant des graines contenues dans une même capsule, et exposées aux mêmes conditions.
 
On entend, par le terme d'affinité systématique, les ressemblances que les espèces ont les unes avec les autres sous le rapport de la structure et de la constitution. Or, cette affinité régit dans une grande mesure la fécondité des premiers croisements et celle des hybrides qui en proviennent. C'est ce que prouve clairement le fait qu'on n'a jamais pu obtenir des hybrides entre espèces classées dans des familles distinctes, tandis que, d'autre part, les espèces très voisines peuvent en général se croiser facilement. Toutefois, le rapport entre l'affinité systématique et la facilité de croisement n'est en aucune façon rigoureuse. On pourrait citer de nombreux exemples d'espèces très voisines qui refusent de se croiser, ou qui ne le font qu'avec une extrême difficulté, et des cas d'espèces très distinctes qui, au contraire, s'unissent avec une grande facilité. On peut, dans une même famille, rencontrer un genre, comme le Dianthus par exemple, chez lequel un grand nombre d'espèces s'entre-croisent facilement, et un autre genre, tel que le Silene, chez lequel, malgré les efforts les plus persévérants, on n'a pu réussir à obtenir le moindre hybride entre des espèces extrêmement voisines. Nous rencontrons ces mêmes différences dans les limites d'un même genre ; on a , par exemple, croisé les nombreuses espèces du genre Nicotiana beaucoup plus que les espèces d'aucun autre genre ; cependant Gärtner a constaté que la Nicotiana acuminata, qui, comme espèce, n'a rien d'extraordinairement particulier, n'a pu féconder huit autres espèces de Nicotiana, ni être fécondée par elles. Je pourrais citer beaucoup de faits analogues.
 
Personne n'a pu encore indiquer quelle est la nature ou le degré des différences appréciables qui suffisent pour empêcher le croisement de deux espèces. On peut démontrer que des plantes très différentes par leur aspect général et par leurs habitudes, et présentant des dissemblances très marquées dans toutes les parties de la fleur, même dans le pollen, dans le fruit et dans les cotylédons, peuvent être croisées ensemble. On peut souvent croiser facilement ensemble des plantes annuelles et vivaces, des arbres à feuilles caduques et à feuilles persistantes, des plantes adaptées à des climats fort différents et habitant des stations tout à fait diverses.
 
Par l'expression de croisement réciproque entre deux espèces j'entends des cas tels, par exemple, que le croisement d'un étalon avec une ânesse, puis celui d'un âne avec une jument ; on peut alors dire que les deux espèces ont été réciproquement croisées. Il y a souvent des différences immenses quant à la facilité avec laquelle on peut réaliser les croisements réciproques. Les cas de ce genre ont une grande importance, car ils prouvent que l'aptitude qu'ont deux espèces à se croiser est souvent indépendante de leurs affinités systématiques, c'est-à-dire de toute différence dans leur organisation, le système reproducteur excepté. Kölreuter, il y a longtemps déjà, a observé la diversité des résultats que présentent les croisements réciproques entre les deux mêmes espèces. Pour en citer un exemple, la Mirabilis jalapa est facilement fécondée par le pollen de la Mirabilis longiflora, et les hybrides qui proviennent de ce croisement sont assez féconds ; mais Kölreuter a essayé plus de deux cents fois, dans l'espace de huit ans, de féconder réciproquement la Mirabilis longiflora par du pollen de la Mirabilis jalapa, sans pouvoir y parvenir. On connaît d'autres cas non moins frappants. Thuret a observé le même fait sur certains fucus marins. Gärtner a, en outre, reconnu que cette différence dans la facilité avec laquelle les croisements réciproques peuvent s'effectuer est, à un degré moins prononcé, très générale. Il l'a même observée entre des formes très voisines, telles que la Matthiola annua et la Matthiola glabra, que beaucoup de botanistes considèrent comme des variétés. C'est encore un fait remarquable que les hybrides provenant de croisements réciproques, bien que constitués par les deux mêmes espèces -- puisque chacune d'elles a été successivement employée comme père et ensuite comme mère -- bien que différant rarement par leurs caractères extérieurs, diffèrent généralement un peu et quelquefois beaucoup sous le rapport de la fécondité.
 
On pourrait tirer des observations de Gärtner plusieurs autres règles singulières ; ainsi, par exemple, quelques espèces ont une facilité remarquable à se croiser avec d'autres ; certaines espèces d'un même genre sont remarquables par l'énergie avec laquelle elles impriment leur ressemblance à leur descendance hybride ; mais ces deux aptitudes ne vont pas nécessairement ensemble. Certains hybrides, au lieu de présenter des caractères intermédiaires entre leurs parents, comme il arrive d'ordinaire, ressemblent toujours beaucoup plus à l'un d'eux ; bien que ces hybrides ressemblent extérieurement de façon presque absolue à une des espèces parentes pures, ils sont en général, et à de rares exceptions près, extrêmement stériles. De même, parmi les hybrides qui ont une conformation habituellement intermédiaire entre leurs parents, on rencontre parfois quelques individus exceptionnels qui ressemblent presque complètement à l'un de leurs ascendants purs ; ces hybrides sont presque toujours absolument stériles, même lorsque d'autres sujets provenant de graines tirées de la même capsule sont très féconds. Ces faits prouvent combien la fécondité d'un hybride dépend peu de sa ressemblance extérieure avec l'une ou l'autre de ses formes parentes pures.
 
D'après les règles précédentes, qui régissent la fécondité des premiers croisements et des hybrides, nous voyons que, lorsque l'on croise des formes qu'on peut regarder comme des espèces bien distinctes, leur fécondité présente tous les degrés depuis zéro jusqu'à une fécondité parfaite, laquelle peut même, dans certaines conditions, être poussée à l'extrême ; que cette fécondité, outre qu'elle est facilement affectée par l'état favorable ou défavorable des conditions extérieures, est variable en vertu de prédispositions innées ; que cette fécondité n'est pas toujours égale en degré, dans le premier croisement et dans les hybrides qui proviennent de ce croisement ; que la fécondité des hybrides n'est pas non plus en rapport avec le degré de ressemblance extérieure qu'ils peuvent avoir avec l'une ou l'autre de leurs formes parentes ; et, enfin, que la facilité avec laquelle un premier croisement entre deux espèces peut être effectué ne dépend pas toujours de leurs affinités systématiques, ou du degré de ressemblance qu'il peut y avoir entre elles. La réalité de cette assertion est démontrée par la différence des résultats que donnent les croisements réciproques entre les deux mêmes espèces, car, selon que l'une des deux est employée comme père ou comme mère, il y a ordinairement quelque différence, et parfois une différence considérable, dans la facilité qu'on trouve à effectuer le croisement. En outre, les hybrides provenant de croisements réciproques diffèrent souvent en fécondité.
 
Ces lois singulières et complexes indiquent-elles que les croisements entre espèces ont été frappés de stérilité uniquement pour que les formes organiques ne puissent pas se confondre dans la nature ? Je ne le crois pas. Pourquoi, en effet, la stérilité serait elle si variable, quant au degré, suivant les espèces qui se croisent, puisque nous devons supposer qu'il est également important pour toutes d'éviter le mélange et la confusion ? Pourquoi le degré de stérilité serait-il variable en vertu de prédispositions innées chez divers individus de la même espèce ? Pourquoi des espèces qui se croisent avec la plus grande facilité produisent-elles des hybrides très stériles, tandis que d'autres, dont les croisements sont très difficiles à réaliser, produisent des hybrides assez féconds ? Pourquoi cette différence si fréquente et si considérable dans les résultats des croisements réciproques opérés entre les deux mêmes espèces ? Pourquoi, pourrait-on encore demander, la production des hybrides est-elle possible ? Accorder à l'espèce la propriété spéciale de produire des hybrides, pour arrêter ensuite leur propagation ultérieure par divers degrés de stérilité, qui ne sont pas rigoureusement en rapport avec la facilité qu'ont leurs parents à se croiser, semble un étrange arrangement.
 
D'autre part, les faits et les règles qui précèdent me paraissent nettement indiquer que la stérilité, tant des premiers croisements que des hybrides, est simplement une conséquence dépendant de différences inconnues qui affectent le système reproducteur. Ces différences sont d'une nature si particulière et si bien déterminée, que, dans les croisements réciproques entre deux espèces, l'élément mâle de l'une est souvent apte à exercer facilement son action ordinaire sur l'élément femelle de l'autre, sans que l'inverse puisse avoir lieu. Un exemple fera mieux comprendre ce que j'entends en disant que la stérilité est une conséquence d'autres différences, et n'est pas une propriété dont les espèces ont été spécialement douées. L'aptitude que possèdent certaines plantes à pouvoir être greffées sur d'autres est sans aucune importance pour leur prospérité à l'état de nature ; personne, je présume, ne supposera donc qu'elle leur ait été donnée comme une propriété spéciale, mais chacun admettra qu'elle est une conséquence de certaines différences dans les lois de la croissance des deux plantes. Nous pouvons quelquefois comprendre que tel arbre ne peut se greffer sur un autre, en raison de différences dans la rapidité de la croissance, dans la dureté du bois, dans l'époque du flux de la sève, ou dans la nature de celle-ci, etc. ; mais il est une foule de cas où nous ne saurions assigner une cause quelconque. Une grande diversité dans la taille de deux plantes, le fait que l'une est ligneuse, l'autre herbacée, que l'une est à feuilles caduques et l'autre à feuilles persistantes, l'adaptation même à différents climats, n'empêchent pas toujours de les greffer l'une sur l'autre. Il en est de même pour la greffe que pour l'hybridation ; l'aptitude est limitée par les affinités systématiques, car on n'a jamais pu greffer l'un sur l'autre des arbres appartenant à des familles absolument distinctes, tandis que, d'autre part, on peut ordinairement, quoique pas invariablement, greffer facilement les unes sur les autres des espèces voisines et les variétés d'une même espèce. Mais, de même encore que dans l'hybridation, l'aptitude à la greffe n'est point absolument en rapport avec l'affinité systématique, car on a pu greffer les uns sur les autres des arbres appartenant à des genres différents d'une même famille, tandis que l'opération n'a pu, dans certains cas, réussir entre espèces du même genre. Ainsi, le poirier se greffe beaucoup plus aisément sur le cognassier, qui est considéré comme un genre distinct, que sur le pommier, qui appartient au même genre. Diverses variétés du poirier se greffent même plus ou moins facilement sur le cognassier ; il en est de même pour différentes variétés d'abricotier et de pêcher sur certaines variétés de prunier.
 
De même que Gärtner a découvert des différences innées chez différents individus de deux mêmes espèces sous le rapport du croisement, de même Sageret croit que les différents individus de deux mêmes espèces ne se prêtent pas également bien à la greffe. De même que, dans les croisements réciproques, la facilité qu'on a à obtenir l'union est loin d'être égale chez les deux sexes, de même l'union par la greffe est souvent fort inégale ; ainsi, par exemple, on ne peut pas greffer le groseillier à maquereau sur le groseillier à grappes, tandis que ce dernier prend, quoique avec difficulté, sur le groseillier à maquereau.
 
Nous avons vu que la stérilité chez les hybrides, dont les organes reproducteurs sont dans un état imparfait, constitue un cas très différent de la difficulté qu'on rencontre à unir deux espèces pures qui ont ces mêmes organes en parfait état ; cependant, ces deux cas distincts présentent un certain parallélisme. On observe quelque chose d'analogue à l'égard de la greffe ; ainsi Thouin a constaté que trois espèces de Robinia qui, sur leur propre tige, donnaient des graines en abondance, et qui se laissaient greffer sans difficulté sur une autre espèce, devenaient complètement stériles après la greffe. D'autre part, certaines espèces de Sorbus, greffées sur une autre espèce, produisent deux fois autant de fruits que sur leur propre tige. Ce fait rappelle ces cas singuliers des Hippeastrum, des Passiflora etc., qui produisent plus de graines quand on les féconde avec le pollen d'une espèce distincte que sous l'action de leur propre pollen.
 
Nous voyons par là que, bien qu'il y ait une différence évidente et fondamentale entre la simple adhérence de deux souches greffées l'une sur l'autre et l'union des éléments mâle et femelle dans l'acte de la reproduction, il existe un certain parallélisme entre les résultats de la greffe et ceux du croisement entre des espèces distinctes. Or, de même que nous devons considérer les lois complexes et curieuses qui régissent la facilité avec laquelle les arbres peuvent être greffés les uns sur les autres, comme une conséquence de différences inconnues de leur organisation végétative, de même je crois que les lois, encore plus complexes, qui déterminent la facilité avec laquelle les premiers croisements peuvent s'opérer, sont également une conséquence de différences inconnues de leurs organes reproducteurs. Dans les deux cas, ces différences sont jusqu'à un certain point en rapport avec les affinités systématiques, terme qui comprend toutes les similitudes et toutes les dissemblances qui existent entre tous les êtres organisés. Les faits eux-mêmes n'impliquent nullement que la difficulté plus ou moins grande qu'on trouve à greffer l'une sur l'autre ou à croiser ensemble des espèces différentes soit une propriété ou un don spécial ; bien que, dans les cas de croisements, cette difficulté soit aussi importante pour la durée et la stabilité des formes spécifiques qu'elle est insignifiante pour leur prospérité dans les cas de greffe.
 
ORIGINE ET CAUSES DE LA STERILITE DES PREMIERS CROISEMENTS ET DES HYBRIDES.
 
J'ai pensé, à une époque, et d'autres ont pensé comme moi, que la stérilité des premiers croisements et celle des hybrides pouvait provenir de la sélection naturelle, lente et continue, d'individus un peu moins féconds que les autres ; ce défaut de fécondité, comme toutes les autres variations, se serait produit chez certains individus d'une variété croisés avec d'autres appartenant à des variétés différentes. En effet, il est évidemment avantageux pour deux variétés ou espèces naissantes qu'elles ne puissent se mélanger avec d'autres, de même qu'il est, indispensable que l'homme maintienne séparées l'une de l'autre deux variétés qu'il cherche à produire en même temps. En premier lieu, on peut remarquer que des espèces habitant des régions distinctes restent stériles quand on les croise. Or, il n'a pu évidemment y avoir aucun avantage à ce que des espèces séparées deviennent ainsi mutuellement stériles, et, en conséquence, la sélection naturelle n'a joué aucun rôle pour amener ce résultat ; on pourrait, il est vrai, soutenir peut-être que, si une espèce devient stérile avec une espèce habitant la même région, la stérilité avec d'autres est une conséquence nécessaire. En second lieu, il est pour le moins aussi contraire à la théorie de la sélection naturelle qu'à celle des créations spéciales de supposer que, dans les croisements réciproques, l'élément mâle d'une forme ait été rendu complètement impuissant sur une seconde, et que l'élément mâle de cette seconde forme ait en même temps conservé l'aptitude à féconder la première. Cet état particulier du système reproducteur ne pourrait, en effet, être en aucune façon avantageux à l'une ou l'autre des deux espèces.
 
Au point de vue du rôle que la sélection a pu jouer pour produire la stérilité mutuelle entre les espèces, la plus grande difficulté qu'on ait à surmonter est l'existence de nombreuses gradations entre une fécondité à peine diminuée et la stérilité. On peut admettre qu'il serait avantageux pour une espèce naissante de devenir un peu moins féconde si elle se croise avec sa forme parente ou avec une autre variété, parce qu'elle produirait ainsi moins de descendants bâtards et dégénérés pouvant mélanger leur sang avec la nouvelle espèce en voie de formation. Mais si l'on réfléchit aux degrés successifs nécessaires pour que la sélection naturelle ait développé ce commencement de stérilité et l'ait amené au point où il en est arrivé chez la plupart des espèces ; pour qu'elle ait, en outre, rendu cette stérilité universelle chez les formes qui ont été différenciées de manière à être classées dans des genres et dans des familles distincts, la question se complique considérablement. Après mûre réflexion, il me semble que la sélection naturelle n'a pas pu produire ce résultat. Prenons deux espèces quelconques qui, croisées l'une avec l'autre, ne produisent que des descendants peu nombreux et stériles ; quelle cause pourrait, dans ce cas, favoriser la persistance des individus qui, doués d'une stérilité mutuelle un peu plus prononcée, s'approcheraient ainsi d'un degré vers la stérilité absolue ? Cependant, si on fait intervenir la sélection naturelle, une tendance de ce genre a dû incessamment se présenter chez beaucoup d'espèces, car la plupart sont réciproquement complètement stériles. Nous avons, dans le cas des insectes neutres, des raisons pour croire que la sélection naturelle a lentement accumulé des modifications de conformation et de fécondité, par suite des avantages indirects qui ont pu en résulter pour la communauté dont ils font partie sur les autres communautés de la même espèce. Mais, chez un animal qui ne vit pas en société, une stérilité même légère accompagnant son croisement avec une autre variété n'entraînerait aucun avantage, ni direct pour lui, ni indirect pour les autres individus de la même variété, de nature à favoriser leur conservation. Il serait d'ailleurs superflu de discuter cette question en détail. Nous trouvons, en effet, chez les plantes, des preuves convaincantes que la stérilité des espèces croisées dépend de quelque principe indépendant de la sélection naturelle. Gärtner et Kölreuter ont prouvé que, chez les genres comprenant beaucoup d'espèces, on peut établir une série allant des espèces qui, croisées, produisent toujours moins de graines, jusqu'à celles qui n'en produisent pas une seule, mais qui, cependant, sont sensibles à l'action du pollen de certaines autres espèces, car le germe grossit. Dans ce cas, il est évidemment impossible que les individus les plus stériles, c'est-à-dire ceux qui ont déjà cessé de produire des graines, fassent l'objet d'une sélection. La sélection naturelle n'a donc pu amener cette stérilité absolue qui se traduit par un effet produit sur le germe seul. Les lois qui régissent les différents degrés de stérilité sont si uniformes dans le royaume animal et dans le royaume végétal, que, quelle que puisse être la cause de la stérilité, nous pouvons conclure que cette cause est la même ou presque la même dans tous les cas.
 
Examinons maintenant d'un peu plus près la nature probable des différences qui déterminent la stérilité dans les premiers croisements et dans ceux des hybrides. Dans les cas de premiers croisements, la plus ou moins grande difficulté qu'on rencontre à opérer une union entre les individus et à en obtenir des produits paraît dépendre de plusieurs causes distinctes. Il doit y avoir parfois impossibilité à ce que l'élément mâle atteigne l'ovule, comme, par exemple, chez une plante qui aurait un pistil trop long pour que les tubes polliniques puissent atteindre l'ovaire. On a aussi observé que, lorsqu'on place le pollen d'une espèce sur le stigmate d'une espèce différente, les tubes polliniques, bien que projetés, ne pénètrent pas à travers la surface du stigmate. L'élément mâle peut encore atteindre l'élément femelle sans provoquer le développement de l'embryon, cas qui semble s'être présenté dans quelques-unes des expériences faites par Thuret sur les fucus. On ne saurait pas plus expliquer ces faits qu'on ne saurait dire pourquoi certains arbres ne peuvent être greffés sur d'autres. Enfin, un embryon peut se former et périr au commencement de son développement. Cette dernière alternative n'a pas été l'objet de l'attention qu'elle mérite, car, d'après des observations qui m'ont été communiquées par M. Hewitt, qui a une grande expérience des croisements des faisans et des poules, il paraît que la mort précoce de l'embryon est une des causes les plus fréquentes de la stérilité des premiers croisements. M. Salter a récemment examiné cinq cents oeufs produits par divers croisements entre trois espèces de Gallus et leurs hybrides, dont la plupart avaient été fécondés. Dans la grande majorité de ces oeufs fécondés, les embryons s'étaient partiellement développés, puis avaient péri, ou bien ils étaient presque arrivés à la maturité, mais les jeunes poulets n'avaient pas pu briser la coquille de l'oeuf. Quant aux poussins éclos, les cinq sixièmes périrent dès les premiers jours ou les premières semaines, sans cause apparente autre que l'incapacité de vivre ; de telle sorte que, sur les cinq cents oeufs, douze poussins seulement survécurent. Il paraît probable que la mort précoce de l'embryon se produit aussi chez les plantes, car on sait que les hybrides provenant d'espèces très distinctes sont quelquefois faibles et rabougris, et périssent de bonne heure, fait dont Max Wichura a récemment signalé quelques cas frappants chez les saules hybrides. Il est bon de rappeler ici que, dans les cas de parthénogenèse, les embryons des oeufs de vers à soie qui n'ont pas été fécondés périssent après avoir, comme les embryons résultant d'un croisement entre deux espèces distinctes, parcouru les premières phases de leur évolution. Tant que j'ignorais ces faits, je n'étais pas disposé à croire à la fréquence de la mort précoce des embryons hybrides ; car ceux-ci, une fois nés, font généralement preuve de vigueur et de longévité ; le mulet, par exemple. Mais les circonstances où se trouvent les hybrides, avant et après leur naissance, sont bien différentes ; ils sont généralement placés dans des conditions favorables d'existence, lorsqu'ils naissent et vivent dans le pays natal de leurs deux ascendants. Mais l'hybride ne participe qu'à une moitié de la nature et de la constitution de sa mère ; aussi, tant qu'il est nourri dans le sein de celle-ci, ou qu'il reste dans l'oeuf et dans la graine, il se trouve dans des conditions qui, jusqu'à un certain point, peuvent ne pas lui être entièrement favorables, et qui peuvent déterminer sa mort dans les premiers temps de son développement, d'autant plus que les êtres très jeunes sont éminemment sensibles aux moindres conditions défavorables. Mais, après tout, il est plus probable qu'il faut chercher la cause de ces morts fréquentes dans quelque imperfection de l'acte primitif de la fécondation, qui affecte le développement normal et parfait de l'embryon, plutôt que dans les conditions auxquelles il peut se trouver exposé plus tard.
 
A l'égard de la stérilité des hybrides chez lesquels les éléments sexuels ne sont qu'imparfaitement développés, le cas est quelque peu différent. J'ai plus d'une fois fait allusion à un ensemble de faits que j'ai recueillis, prouvant que, lorsque l'on place les animaux et les plantes en dehors de leurs conditions naturelles, leur système reproducteur en est très fréquemment et très gravement affecté. C'est là ce qui constitue le grand obstacle à la domestication des animaux. Il y a de nombreuses analogies entre la stérilité ainsi provoquée et celle des hybrides. Dans les deux cas, la stérilité ne dépend pas de la santé générale, qui est, au contraire, excellente, et qui se traduit souvent par un excès de taille et une exubérance remarquable. Dans les deux cas, la stérilité varie quant au degré ; dans les deux cas, c'est l'élément mâle qui est le plus promptement affecté, quoique quelquefois l'élément femelle le soit plus profondément que le mâle. Dans les deux cas, la tendance est jusqu'à un certain point en rapport avec les affinités systématiques, car des groupes entiers d'animaux et de plantes deviennent impuissants à reproduire quand ils sont placés dans les mêmes conditions artificielles, de même que des groupes entiers d'espèces tendent à produire des hybrides stériles. D'autre part, il peut arriver qu'une seule espèce de tout un groupe résiste à de grands changements de conditions sans que sa fécondité en soit diminuée, de même que certaines espèces d'un groupe produisent des hybrides d'une fécondité extraordinaire. On ne peut jamais prédire avant l'expérience si tel animal se reproduira en captivité, ou si telle plante exotique donnera des graines une fois soumise à la culture ; de même qu'on ne peut savoir, avant l'expérience, si deux espèces d'un genre produiront des hybrides plus ou moins stériles. Enfin, les êtres organisés soumis, pendant plusieurs générations, à des conditions nouvelles d'existence, sont extrêmement sujets à varier ; fait qui paraît tenir en partie à ce que leur système reproducteur a été affecté, bien qu'à un moindre degré que lorsque la stérilité en résulte. Il en est de même pour les hybrides dont les descendants, pendant le cours des générations successives, sont, comme tous les observateurs l'ont remarqué, très sujets à varier.
 
Nous voyons donc que le système reproducteur, indépendamment de l'état général de la santé, est affecté d'une manière très analogue lorsque les êtres organisés sont placés dans des conditions nouvelles et artificielles, et lorsque les hybrides sont produits par un croisement artificiel entre deux espèces. Dans le premier cas, les conditions d'existence ont été troublées, bien que le changement soit souvent trop léger pour que nous puissions l'apprécier ; dans le second, celui des hybrides, les conditions extérieures sont restées les mêmes, mais l'organisation est troublée par le mélange en une seule de deux conformations et de deux structures différentes, y compris, bien entendu, le système reproducteur. Il est, en effet, à peine possible que deux organismes puissent se confondre en un seul sans qu'il en résulte quelque perturbation dans le développement, dans l'action périodique, ou dans les relations mutuelles des divers organes les uns par rapport aux autres ou par rapport aux conditions de la vie. Quand les hybrides peuvent se reproduire inter se, ils transmettent de génération en génération à leurs descendants la même organisation mixte, et nous ne devons pas dès lors nous étonner que leur stérilité, bien que variable à quelque degré, ne diminue pas ; elle est même sujette à augmenter, fait qui, ainsi que nous l'avons déjà expliqué, est généralement le résultat d'une reproduction consanguine trop rapprochée. L'opinion que la stérilité des hybrides est causée par la fusion en une seule de deux constitutions différentes a été récemment vigoureusement soutenue par Max Wichura.
 
Il faut cependant reconnaître que ni cette théorie, ni aucune autre, n'explique quelques faits relatifs à la stérilité des hybrides, tels, par exemple, que la fécondité inégale des hybrides issus de croisements réciproques, ou la plus grande stérilité des hybrides qui, occasionnellement et exceptionnellement, ressemblent beaucoup à l'un ou à l'autre de leurs parents. Je ne prétends pas dire, d'ailleurs, que les remarques précédentes aillent jusqu'au fond de la question ; nous ne pouvons, en effet, expliquer pourquoi un organisme placé dans des conditions artificielles devient stérile. Tout ce que j'ai essayé de démontrer, c'est que, dans les deux cas, analogues sous certains rapports, la stérilité est un résultat commun d'une perturbation des conditions d'existence dans l'un, et, dans l'autre, d'un trouble apporté dans l'organisation et la constitution par la fusion de deux organismes en un seul.
 
Un parallélisme analogue paraît exister dans un ordre de faits voisins, bien que très différents. Il est une ancienne croyance très répandue, et qui repose sur un ensemble considérable de preuves, c'est que de légers changements dans les conditions d'existence sont avantageux pour tous les êtres vivants. Nous en voyons l'application dans l'habitude qu'ont les fermiers et les jardiniers de faire passer fréquemment leurs graines, leurs tubercules, etc., d'un sol ou d'un climat à un autre, et réciproquement. Le moindre changement dans les conditions d'existence exerce toujours un excellent effet sur les animaux en convalescence. De même, aussi bien chez les animaux que chez les plantes, il est évident qu'un croisement entre deux individus d'une même espèce, différant un peu l'un de l'autre, donne une grande vigueur et une grande fécondité à la postérité qui en provient ; l'accouplement entre individus très proches parents, continué pendant plusieurs générations, surtout lorsqu'on les maintient dans les mêmes conditions d'existence, entraîne presque toujours l'affaiblissement et la stérilité des descendants.
 
Il semble donc que, d'une part, de légers changements dans les conditions d'existence sont avantageux à tous les êtres organisés, et que, d'autre part, de légers croisements, c'est-à-dire des croisements entre mâles et femelles d'une même espèce, qui ont été placés dans des conditions d'existence un peu différentes ou qui ont légèrement varié, ajoutent à la vigueur et à la fécondité des produits. Mais, comme nous l'avons vu, les êtres organisés à l'état de nature, habitués depuis longtemps à certaines conditions uniformes, tendent à devenir plus ou moins stériles quand ils sont soumis à un changement considérable de ces conditions, quand ils sont réduits en captivité, par exemple ; nous savons, en outre, que des croisements entre mâles et femelles très éloignés, c'est-à-dire spécifiquement différents, produisent généralement des hybrides plus ou moins stériles. Je suis convaincu que ce double parallélisme n'est ni accidentel ni illusoire. Quiconque pourra expliquer pourquoi, lorsqu'ils sont soumis à une captivité partielle dans leur pays natal, l'éléphant et une foule d'autres animaux sont incapables de se reproduire, pourra expliquer aussi la cause première de la stérilité si ordinaire des hybrides. Il pourra expliquer, en même temps, comment il se fait que quelques-unes de nos races domestiques, souvent soumises à des conditions nouvelles et différentes, restent tout à fait fécondes, bien que descendant d'espèces distinctes qui, croisées dans le principe, auraient été probablement tout à fait stériles. Ces deux séries de faits parallèles semblent rattachées l'une à l'autre par quelque lien inconnu, essentiellement en rapport avec le principe même de la vie. Ce principe, selon M. Herbert Spencer, est que la vie consiste en une action et une réaction incessantes de forces diverses, ou qu'elle en dépend ; ces forces, comme il arrive toujours dans la nature, tendent partout à se faire équilibre, mais dès que, par une cause quelconque, cette tendance à l'équilibre est légèrement troublée, les forces vitales gagnent en énergie.
 
DIMORPHISME ET TRIMORPHISME RECIPROQUES.
 
Nous allons discuter brièvement ce sujet, qui jette quelque lumière sur les phénomènes de l'hybridité. Plusieurs plantes appartenant à des ordres distincts présentent deux formes à peu près égales en nombre, et ne différant sous aucun rapport, les organes de reproduction exceptés. Une des formes a un long pistil et les étamines courtes ; l'autre, un pistil court avec de longues étamines ; les grains de pollen sont de grosseur différente chez les deux. Chez les plantes trimorphes, il y a trois formes, qui diffèrent également par la longueur des pistils et des étamines, par la grosseur et la couleur des grains de pollen, et sous quelques autres rapports. Dans chacune des trois formes on trouve deux systèmes d'étamines, il y a donc en tout six systèmes d'étamines et trois sortes de pistils. Ces organes ont, entre eux, des longueurs proportionnelles telles que la moitié des étamines, dans deux de ces formes, se trouvent au niveau du stigmate de la troisième. J'ai démontré, et mes conclusions ont été confirmées par d'autres observateurs, que, pour que ces plantes soient parfaitement fécondes, il faut féconder le stigmate d'une forme avec du pollen pris sur les étamines de hauteur correspondante dans l'autre forme. De telle sorte que, chez les espèces dimorphes, il y a deux unions que nous appellerons unions légitimes, qui sont très fécondes, et deux unions que nous qualifierons d'illégitimes, qui sont plus ou moins stériles. Chez les espèces trimorphes, six unions sont légitimes ou complètement fécondes, et douze sont illégitimes ou plus ou moins stériles.
 
La stérilité que l'on peut observer chez diverses plantes dimorphes et trimorphes, lorsqu'elles sont illégitimement fécondées -- c'est-à-dire par du pollen provenant d'étamines dont la hauteur ne correspond pas avec celle du pistil -- est variable quant au degré, et peut aller jusqu'à la stérilité absolue, exactement comme dans les croisements entre des espèces distinctes. De même aussi, dans ces mêmes cas, le degré de stérilité des plantes soumises à une union illégitime dépend essentiellement d'un état plus ou moins favorable des conditions extérieures. On sait que si, après avoir placé sur le stigmate d'une fleur du pollen d'une espèce distincte, on y place ensuite, même après un long délai, du pollen de l'espèce elle-même, ce dernier a une action si prépondérante, qu'il annule les effets du pollen étranger. Il en est de même du pollen des diverses formes de la même espèce, car, lorsque les deux pollens, légitime et illégitime, sont déposés sur le même stigmate, le premier l'emporte sur le second. J'ai vérifié ce fait en fécondant plusieurs fleurs, d'abord avec du pollen illégitime, puis, vingt-quatre heures après, avec du pollen légitime pris sur une variété d'une couleur particulière, et toutes les plantes produites présentèrent la même coloration ; ce qui prouve que, bien qu'appliqué vingt-quatre heures après l'autre, le pollen légitime a entièrement détruit l'action du pollen illégitime antérieurement employé, ou empêche même cette action. En outre, lorsqu'on opère des croisements réciproques entre deux espèces, on obtient quelquefois des résultats très différents ; il en est de même pour les plantes trimorphes. Par exemple, la forme à style moyen du Lythrum salicaria, fécondée illégitimement, avec la plus grande facilité, par du pollen pris sur les longues étamines de la forme à styles courts, produisit beaucoup de graines ; mais cette dernière forme, fécondée par du pollen pris sur les longues étamines de la forme à style moyen, ne produisit pas une seule graine.
 
Sous ces divers rapports et sous d'autres encore, les formes d'une même espèce, illégitimement unies, se comportent exactement de la même manière que le font deux espèces distinctes croisées. Ceci me conduisit à observer, pendant quatre ans, un grand nombre de plantes provenant de plusieurs unions illégitimes. Le résultat principal de ces observations est que ces plantes illégitimes, comme on peut les appeler, ne sont pas parfaitement fécondes. On peut faire produire aux espèces dimorphes des plantes illégitimes à style long et à style court, et aux plantes trimorphes les trois formes illégitimes ; on peut ensuite unir ces dernières entre elles légitimement. Cela fait, il n'y a aucune raison apparente pour qu'elles ne produisent pas autant de graines que leurs parents légitimement fécondés. Mais il n'en est rien. Elles sont toutes plus ou moins stériles ; quelques-unes le sont même assez absolument et assez incurablement pour n'avoir produit, pendant le cours de quatre saisons, ni une capsule ni une graine. On peut rigoureusement comparer la stérilité de ces plantes illégitimes, unies ensuite d'une manière légitime, à celle des hybrides croisés inter se. Lorsque, d'autre part, on recroise un hybride avec l'une ou l'autre des espèces parentes pures, la stérilité diminue ; il en est de même lorsqu'on féconde une plante illégitime avec une légitime. De même encore que la stérilité des hybrides ne correspond pas à la difficulté d'opérer un premier croisement entre les deux espèces parentes, de même la stérilité de certaines plantes illégitimes peut être très prononcée, tandis que celle de l'union dont elles dérivent n'a rien d'excessif. Le degré de stérilité des hybrides nés de la graine d'une même capsule est variable d'une manière innée ; le même fait est fortement marqué chez les plantes illégitimes. Enfin, un grand nombre d'hybrides produisent des fleurs en abondance et avec persistance, tandis que d'autres, plus stériles, n'en donnent que peu, et restent faibles et rabougris ; chez les descendants illégitimes des plantes dimorphes et trimorphes on remarque des faits tout à fait analogues.
 
Il y a donc, en somme, une grande identité entre les caractères et la manière d'être des plantes illégitimes et des hybrides. Il ne serait pas exagéré d'admettre que les premières sont des hybrides produits dans les limites de la même espèce par l'union impropre de certaines formes, tandis que les hybrides ordinaires sont le résultat d'une union impropre entre de prétendues espèces distinctes. Nous avons aussi déjà vu qu'il y a, sous tous les rapports, la plus grande analogie entre les premières unions illégitimes et les premiers croisements entre espèces distinctes. C'est ce qu'un exemple fera mieux comprendre. Supposons qu'un botaniste trouve deux variétés bien marquées (on peut en trouver) de la forme à long style du Lythrum salicaria trimorphe, et qu'il essaye de déterminer leur distinction spécifique en les croisant. Il trouverait qu'elles ne donnent qu'un cinquième de la quantité normale de graines, et que, sous tous les rapports, elles se comportent comme deux espèces distinctes. Mais, pour mieux s'en assurer, il sèmerait ces graines supposées hybrides, et n'obtiendrait que quelques pauvres plantes rabougries, entièrement stériles, et se comportant, sous tous les rapports, comme des hybrides ordinaires. Il serait alors en droit d'affirmer, d'après les idées reçues, qu'il a réellement fourni la preuve que ces deux variétés sont des espèces aussi tranchées que possible ; cependant il se serait absolument trompé.
 
Les faits que nous venons d'indiquer chez les plantes dimorphes et trimorphes sont importants en ce qu'ils prouvent, d'abord, que le fait physiologique de la fécondité amoindrie, tant dans les premiers croisements que chez les hybrides, n'est point une preuve certaine de distinction spécifique ; secondement, parce que nous pouvons conclure qu'il doit exister quelque lien inconnu qui rattache la stérilité des unions illégitimes à celle de leur descendance illégitime, et que nous pouvons étendre la même conclusion aux premiers croisements et aux hybrides ; troisièmement, et ceci me paraît particulièrement important, parce que nous voyons qu'il peut exister deux ou trois formes de la même espèce, ne différant sous aucun rapport de structure ou de constitution relativement aux conditions extérieures, et qui, cependant, peuvent rester stériles lorsqu'elles s'unissent de certaines manières. Nous devons nous rappeler, en effet, que l'union des éléments sexuels d'individus ayant la même forme, par exemple l'union de deux individus à long style, reste stérile, alors que l'union des éléments sexuels propres à deux formes distinctes est parfaitement féconde. Cela paraît, à première vue, exactement le contraire de ce qui a lieu dans les unions ordinaires entre les individus de la même espèce et dans les croisements entre des espèces distinctes. Toutefois, il est douteux qu'il en soit réellement ainsi ; mais je ne m'étendrai pas davantage sur cet obscur sujet.
 
En résumé, l'étude des plantes dimorphes et trimorphes semble nous autoriser à conclure que la stérilité des espèces distinctes croisées, ainsi que celle de leurs produits hybrides, dépend exclusivement de la nature de leurs éléments sexuels, et non d'une différence quelconque de leur structure et leur constitution générale. Nous sommes également conduits à la même conclusion par l'étude des croisements réciproques, dans lesquels le mâle d'une espèce ne peut pas s'unir ou ne s'unit que très difficilement à la femelle d'une seconde espèce, tandis que l'union inverse peut s'opérer avec la plus grande facilité. Gärtner, cet excellent observateur, est également arrivé à cette même conclusion, que la stérilité des espèces croisées est due à des différences restreintes à leur système reproducteur.
 
LA FECONDITE DES VARIETES CROISEES ET DE LEURS DESCENDANTS METIS N'EST PAS UNIVERSELLE.
 
On pourrait alléguer, comme argument écrasant, qu'il doit exister quelque distinction essentielle entre les espèces et les variétés, puisque ces dernières, quelque différentes qu'elles puissent être par leur apparence extérieure, se croisent avec facilité et produisent des descendants absolument féconds. J'admets complètement que telle est la règle générale ; il y a toutefois quelques exceptions que je vais signaler. Mais la question est hérissée de difficultés, car, en ce qui concerne les variétés naturelles, si on découvre entre deux formes, jusqu'alors considérées comme des variétés, la moindre stérilité à la suite de leur croisement, elles sont aussitôt classées comme espèces par la plupart des naturalistes. Ainsi, presque tous les botanistes regardent le mouron bleu et le mouron rouge comme deux variétés ; mais Gärtner, lorsqu'il les a croisés, les ayant trouvés complètement stériles, les a en conséquence considérés comme deux espèces distinctes. Si nous tournons ainsi dans un cercle vicieux, il est certain que nous devons admettre la fécondité de toutes les variétés produites à l'état de nature.
 
Si nous passons aux variétés qui se sont produites, ou qu'on suppose s'être produites à l'état domestique, nous trouvons encore matière à quelque doute. Car, lorsqu'on constate, par exemple, que certains chiens domestiques indigènes de l'Amérique du Sud ne se croisent pas facilement avec les chiens européens, l'explication qui se présente à chacun, et probablement la vraie, est que ces chiens descendent d'espèces primitivement distinctes. Néanmoins, la fécondité parfaite de tant de variétés domestiques, si profondément différentes les unes des autres en apparence, telles, par exemple, que les variétés du pigeon ou celles du chou, est un fait réellement remarquable, surtout si nous songeons à la quantité d'espèces qui, tout en se ressemblant de très près, sont complètement stériles lorsqu'on les entrecroise. Plusieurs considérations, toutefois, suffisent à expliquer la fécondité des variétés domestiques. On peut observer tout d'abord que l'étendue des différences externes entre deux espèces n'est pas un indice sûr de leur degré de stérilité mutuelle, de telle sorte que des différences analogues ne seraient pas davantage un indice sûr dans le cas des variétés. Il est certain que, pour les espèces, c'est dans des différences de constitution sexuelle qu'il faut exclusivement en chercher la cause. Or, les conditions changeantes auxquelles les animaux domestiques et les plantes cultivées ont été soumis ont eu si peu de tendance à agir sur le système reproducteur pour le modifier dans le sens de la stérilité mutuelle, que nous avons tout lieu d'admettre comme vraie la doctrine toute contraire de Pallas, c'est-à-dire que ces conditions ont généralement pour effet d'éliminer la tendance à la stérilité ; de sorte que les descendants domestiques d'espèces qui, croisées à l'état de nature, se fussent montrées stériles dans une certaine mesure, finissent par devenir tout à fait fécondes les unes avec les autres. Quant aux plantes, la culture, bien loin de déterminer, chez les espèces distinctes, une tendance à la stérilité, a, au contraire, comme le prouvent plusieurs cas bien constatés, que j'ai déjà cités, exercé une influence toute contraire, au point que certaines plantes, qui ne peuvent plus se féconder elles-mêmes, ont conservé l'aptitude de féconder d'autres espèces ou d'être fécondées par elles. Si on admet la doctrine de Pallas sur l'élimination de la stérilité par une domestication prolongée, et il n'est guère possible de la repousser, il devient extrêmement improbable que les mêmes circonstances longtemps continuées puissent déterminer cette même tendance ; bien que, dans certains cas, et chez des espèces douées d'une constitution particulière, la stérilité puisse avoir été le résultat de ces mêmes causes. Ceci, je le crois, nous explique pourquoi il ne s'est pas produit, chez les animaux domestiques, des variétés mutuellement stériles, et pourquoi, chez les plantes cultivées, on n'en a observé que certains cas, que nous signalerons un peu plus loin.
 
La véritable difficulté à résoudre dans la question qui nous occupe n'est pas, selon moi, d'expliquer comment il se fait que les variétés domestiques croisées ne sont pas devenues réciproquement stériles, mais, plutôt, comment il se fait que cette stérilité soit générale chez les variétés naturelles, aussitôt qu'elles ont été suffisamment modifiées de façon permanente pour prendre rang d'espèces. Notre profonde ignorance, à l'égard de l'action normale ou anormale du système reproducteur, nous empêche de comprendre la cause précise de ce phénomène. Toutefois, nous pouvons supposer que, par suite de la lutte pour l'existence qu'elles ont à soutenir contre de nombreux concurrents, les espèces sauvages ont dû être soumises pendant de longues périodes à des conditions plus uniformes que ne l'ont été les variétés domestiques ; circonstance qui a pu modifier considérablement le résultat définitif. Nous savons, en effet, que les animaux et les plantes sauvages, enlevés à leurs conditions naturelles et réduits en captivité, deviennent ordinairement stériles ; or, les organes reproducteurs, qui ont toujours vécu dans des conditions naturelles, doivent probablement aussi être extrêmement sensibles à l'influence d'un croisement artificiel. On pouvait s'attendre, d'autre part, à ce que les produits domestiques qui, ainsi que le prouve le fait même de leur domestication, n'ont pas dû être, dans le principe, très sensibles à des changements des conditions d'existence, et qui résistent actuellement encore, sans préjudice pour leur fécondité, à des modifications répétées de ces mêmes conditions, dussent produire des variétés moins susceptibles d'avoir le système reproducteur affecté par un acte de croisement avec d'autres variétés de provenance analogue.
 
J'ai parlé jusqu'ici comme si les variétés d'une même espèce étaient invariablement fécondes lorsqu'on les croise. On ne peut cependant pas contester l'existence d'une légère stérilité dans certains cas que je vais brièvement passer en revue. Les preuves sont tout aussi concluantes que celles qui nous font admettre la stérilité chez une foule d'espèces ; elles nous sont d'ailleurs fournies par nos adversaires, pour lesquels, dans tous les autres cas, la fécondité et la stérilité sont les plus sûrs indices des différences de valeur spécifique. Gärtner a élevé l'une après l'autre, dans son jardin, pendant plusieurs années, une variété naine d'un maïs à gains jaunes, et une variété de grande taille à grains rouges ; or, bien que ces plantes aient des sexes séparés, elle ne se croisèrent jamais naturellement. Il féconda alors treize fleurs d'une de ces variétés avec du pollen de l'autre, et n'obtint qu'un seul épi portant des graines au nombre de cinq seulement. Les sexes étant distincts, aucune manipulation de nature préjudiciable à la plante n'a pu intervenir. Personne, je le crois, n'a cependant prétendu que ces variétés de maïs fussent des espèces distinctes ; il est essentiel d'ajouter que les plantes hybrides provenant des cinq graines obtenues furent elles-mêmes si complètement fécondes, que Gärtner lui-même n'osa pas considérer les deux variétés comme des espèces distinctes.
 
Girou de Buzareingues a croisé trois variétés de courges qui, comme le maïs, ont des sexes séparés ; il assure que leur fécondation réciproque est d'autant plus difficile que leurs différences sont plus prononcées. Je ne sais pas quelle valeur on peut attribuer à ces expériences ; mais Sageret, qui fait reposer sa classification principalement sur la fécondité ou sur la stérilité des croisements, considère les formes sur lesquelles a porté cette expérience comme des variétés, conclusion à laquelle Naudin est également arrivé.
 
Le fait suivant est encore bien plus remarquable ; il semble tout d'abord incroyable, mais il résulte d'un nombre immense d'essais continués pendant plusieurs années sur neuf espèces de verbascum, par Gärtner, l'excellent observateur, dont le témoignage a d'autant plus de poids qu'il émane d'un adversaire. Gärtner donc a constaté que, lorsqu'on croise les variétés blanches et jaunes, on obtient moins de graines que lorsqu'on féconde ces variétés avec le pollen des variétés de même couleur. Il affirme en outre que, lorsqu'on croise les variétés jaunes et blanches d'une espèce avec les variétés jaunes et blanches d'une espèce distincte, les croisements opérés entre fleurs de couleur semblable produisent plus de graines que ceux faits entre fleurs de couleur différente. M. Scott a aussi entrepris des expériences, sur les espèces et les variétés de verbascum, et, bien qu'il n'ait pas pu confirmer les résultats de Gärtner sur les croisements entre espèces distinctes, il a trouvé que les variétés dissemblablement colorées d'une même espèce croisées ensemble donnent moins de graines, dans la proportion de 86 pour 100, que les variétés de même couleur fécondées l'une par l'autre. Ces variétés ne diffèrent cependant que sous le rapport de la couleur de la fleur, et quelquefois une variété s'obtient de la graine d'une autre.
 
Kölreuter, dont tous les observateurs subséquents ont confirmé l'exactitude, a établi le fait remarquable qu'une des variétés du tabac ordinaire est bien plus féconde que les autres, en cas de croisement avec une autre espèce très distincte. Il fit porter ses expériences sur cinq formes, considérées ordinairement comme des variétés, qu'il soumit à l'épreuve du croisement réciproque ; les hybrides provenant de ces croisements furent parfaitement féconds. Toutefois, sur cinq variétés, une seule, employée soit comme élément mâle, soit comme élément femelle, et croisée avec la Nicotiana glutinosa, produisit toujours des hybrides moins stériles que ceux provenant du croisement des quatre autres variétés avec la même Nicotiana glutinosa. Le système reproducteur de cette variété particulière a donc dû être modifié de quelque manière et en quelque degré.
 
Ces faits prouvent que les variétés croisées ne sont pas toujours parfaitement fécondes. La grande difficulté de faire la preuve de la stérilité des variétés à l'état de nature -- car toute variété supposée, reconnue comme stérile à quelque degré que ce soit, serait aussitôt considérée comme constituant une espèce distincte ; -- le fait que l'homme ne s'occupe que des caractères extérieurs chez ses variétés domestiques, lesquelles n'ont pas été d'ailleurs exposées pendant longtemps à des conditions uniformes, -- sont autant de considérations qui nous autorisent à conclure que la fécondité ne constitue pas une distinction fondamentale entre les espèces et les variétés. La stérilité générale qui accompagne le croisement des espèces peut être considérée non comme une acquisition ou comme une propriété spéciale, mais comme une conséquence de changements, de nature inconnue, qui ont affecté les éléments sexuels.
 
COMPARAISON ENTRE LES HYBRIDES ET LES METIS, INDEPENDAMMENT DE LEUR FECONDITE.
 
On peut, la question de fécondité mise à part, comparer entre eux, sous divers autres rapports, les descendants de croisements entre espèces avec ceux de croisements entre variétés. Gärtner, quelque désireux qu'il fût de tirer une ligne de démarcation bien tranchée entre les espèces et les variétés, n'a pu trouver que des différences peu nombreuses, et qui, selon moi, sont bien insignifiantes, entre les descendants dits hybrides des espèces et les descendants dits métis des variétés. D'autre part, ces deux classes d'individus se ressemblent de très près sous plusieurs rapports importants.
 
Examinons rapidement ce point. La distinction la plus importante est que, dans la première génération, les métis sont plus variables que les hybrides ; toutefois, Gärtner admet que les hybrides d'espèces soumises depuis longtemps à la culture sont souvent variables dans la première génération, fait dont j'ai pu moi-même observer de frappants exemples. Gärtner admet, en outre, que les hybrides entre espèces très voisines sont plus variables que ceux provenant de croisements entre espèces très distinctes ; ce qui prouve que les différences dans le degré de variabilité tendent à diminuer graduellement. Lorsqu'on propage, pendant plusieurs générations, les métis ou les hybrides les plus féconds, on constate dans leur postérité une variabilité excessive ; on pourrait, cependant, citer quelques exemples d'hybrides et de métis qui ont conservé pendant longtemps un caractère uniforme. Toutefois, pendant les générations successives, les métis paraissent être plus variables que les hybrides.
 
Cette variabilité plus grande chez les métis que chez les hybrides n'a rien d'étonnant. Les parents des métis sont, en effet, des variétés, et, pour la plupart, des variétés domestiques (on n'a entrepris que fort peu d'expériences sur les variétés naturelles), ce qui implique une variabilité récente, qui doit se continuer et s'ajouter à celle que provoque déjà le fait même du croisement. La légère variabilité qu'offrent les hybrides à la première génération, comparée à ce qu'elle est dans les suivantes, constitue un fait curieux et digne d'attention. Rien, en effet, ne confirme mieux l'opinion que j'ai émise sur une des causes de la variabilité ordinaire, c'est-à-dire que, vu l'excessive sensibilité du système reproducteur pour tout changement apporté aux conditions d'existence, il cesse, dans ces circonstances, de remplir ses fonctions d'une manière normale et de produire une descendance identique de tous points à la forme parente. Or, les hybrides, pendant la première génération, proviennent d'espèces (à l'exception de celles, qui ont été depuis longtemps cultivées) dont le système reproducteur n'a été en aucune manière affecté, et qui ne sont pas variables ; le système reproducteur des hybrides est, au contraire, supérieurement affecté, et leurs descendants sont par conséquent très variables.
 
Pour en revenir à la comparaison des métis avec les hybrides, Gärtner affirme que les métis sont, plus que les hybrides, sujets à faire retour à l'une ou à l'autre des formes parentes ; mais, si le fait est vrai, il n'y a certainement là qu'une différence de degré. Gärtner affirme expressément, en outre, que les hybrides provenant de plantes depuis longtemps cultivées sont plus sujets au retour que les hybrides provenant d'espèces naturelles, ce qui explique probablement la différence singulière des résultats obtenus par divers observateurs. Ainsi, Max Wichura doute que les hybrides fassent jamais retour à leurs formes parentes, ses expériences ayant été faites sur des saules sauvages ; tandis que Naudin, qui a surtout expérimenté sur des plantes cultivées, insiste fortement sur la tendance presque universelle qu'ont les hybrides à faire retour. Gärtner constate, en outre, que, lorsqu'on croise avec une troisième espèce, deux espèces d'ailleurs très voisines, les hybrides diffèrent considérablement les uns des autres ; tandis que, si l'on croise deux variétés très distinctes d'une espèce avec une autre espèce, les hybrides diffèrent peu. Toutefois, cette conclusion est, autant que je puis le savoir, basée sur une seule observation, et paraît être directement contraire aux résultats de plusieurs expériences faites par Kölreuter.
 
Telles sont les seules différences, d'ailleurs peu importantes, que Gärtner ait pu signaler entre les plantes hybrides et les plantes métisses. D'autre part, d'après Gärtner, les mêmes lois s'appliquent au degré et à la nature de la ressemblance qu'ont avec leurs parents respectifs, tant les métis que les hybrides, et plus particulièrement les hybrides provenant d'espèces très voisines. Dans les croisements de deux espèces, l'une d'elles est quelquefois douée d'une puissance prédominante pour imprimer sa ressemblance au produit hybride, et il en est de même, je pense, pour les variétés des plantes. Chez les animaux, il est non moins certain qu'une variété a souvent la même prépondérance sur une autre variété. Les plantes hybrides provenant de croisements réciproques se ressemblent généralement beaucoup, et il en est de même des plantes métisses résultant d'un croisement de ce genre. Les hybrides, comme les métis, peuvent être ramenés au type de l'un ou de l'autre parent, à la suite de croisements répétés avec eux pendant plusieurs générations successives.
 
Ces diverses remarques s'appliquent probablement aussi aux animaux ; mais la question se complique beaucoup dans ce cas, soit en raison de l'existence de caractères sexuels secondaires, soit surtout parce que l'un des sexes a une prédisposition beaucoup plus forte que l'autre à transmettre sa ressemblance, que le croisement s'opère entre espèces ou qu'il ait lieu entre variétés. Je crois, par exemple, que certains auteurs soutiennent avec raison que l'âne exerce une action prépondérante sur le cheval, de sorte que le mulet et le bardot tiennent plus du premier que du second. Cette prépondérance est plus prononcée chez l'âne que chez l'ânesse, de sorte que le mulet, produit d'un âne et d'une jument, tient plus de l'âne que le bardot, qui est le produit d'une ânesse et d'un étalon.
 
Quelques auteurs ont beaucoup insisté sur le prétendu fait que les métis seuls n'ont pas des caractères intermédiaires à ceux de leurs parents, mais ressemblent beaucoup à l'un d'eux ; on peut démontrer qu'il en est quelquefois de même chez les hybrides, mais moins fréquemment que chez les métis, je l'avoue. D'après les renseignements que j'ai recueillis sur les animaux croisés ressemblant de très près à un de leurs parents, j'ai toujours vu que les ressemblances portent surtout sur des caractères de nature un peu monstrueuse, et qui ont subitement apparu -- tels que l'albinisme, le mélanisme, le manque de queue ou de cornes, la présence de doigts ou d'orteils supplémentaires -- et nullement sur ceux qui ont été lentement acquis par voie de sélection. La tendance au retour soudain vers le caractère parfait de l'un ou de l'autre parent doit aussi se présenter plus fréquemment chez les métis qui descendent de variétés souvent produites subitement et ayant un caractère semi-monstrueux, que chez les hybrides, qui proviennent d'espèces produites naturellement et lentement. En somme, je suis d'accord avec le docteur Prosper Lucas, qui, après avoir examiné un vaste ensemble de faits relatifs aux animaux, conclut que les lois de la ressemblance d'un enfant avec ses parents sont les mêmes, que les parents diffèrent peu ou beaucoup l'un de l'autre, c'est-à-dire que l'union ait lieu entre deux individus appartenant à la même variété, à des variétés différentes ou à des espèces distinctes.
 
La question de la fécondité ou de la stérilité mise de côté, il semble y avoir, sous tous les autres rapports, une identité générale entre les descendants de deux espèces croisées et ceux de deux variétés. Cette identité serait très surprenante dans l'hypothèse d'une création spéciale des espèces, et de la formation des variétés par des lois secondaires ; mais elle est en harmonie complète avec l'opinion qu'il n'y a aucune distinction essentielle à établir entre les espèces et les variétés,
 
RESUME.
 
Les premiers croisements entre des formes assez distinctes pour constituer des espèces, et les hybrides qui en proviennent, sont très généralement, quoique pas toujours stériles. La stérilité se manifeste à tous les degrés ; elle est parfois assez faible pour que les expérimentateurs les plus soigneux aient été conduits aux conclusions les plus opposées quand ils ont voulu classifier les formes organiques par les indices qu'elle leur a fournis. La stérilité varie chez les individus d'une même espèce en vertu de prédispositions innées, et elle est extrêmement sensible à l'influence des conditions favorables ou défavorables. Le degré de stérilité ne correspond pas rigoureusement aux affinités systématiques, mais il paraît obéir à l'action de plusieurs lois curieuses et complexes. Les croisements réciproques entre les deux mêmes espèces sont généralement affectés d'une stérilité différente et parfois très inégale. Elle n'est pas toujours égale en degré, dans le premier croisement, et chez les hybrides qui en proviennent.
 
De même que, dans la greffe des arbres, l'aptitude dont jouit une espèce ou une variété à se greffer sur une autre dépend de différences généralement inconnues existant dans le système végétatif ; de même, dans les croisements, la plus ou moins grande facilité avec laquelle une espèce peut se croiser avec une autre dépend aussi de différences inconnues dans le système reproducteur. Il n'y a pas plus de raison pour admettre que les espèces ont été spécialement frappées d'une stérilité variable en degré, afin d'empêcher leur croisement et leur confusion dans la nature, qu'il n'y en a à croire que les arbres ont été doués d'une propriété spéciale, plus ou moins prononcée, de résistance à la greffe, pour empêcher qu'ils ne se greffent naturellement les uns sur les autres dans nos forêts.
 
Ce n'est pas la sélection naturelle qui a amené la stérilité des premiers croisements et celle de leurs produits hybrides. La stérilité, dans les cas de premiers croisements, semble dépendre de plusieurs circonstances ; dans quelques cas, elle dépend surtout de la mort précoce de l'embryon. Dans le cas des hybrides, elle semble dépendre de la perturbation apportée à la génération, par le fait qu'elle est composée de deux formes distinctes ; leur stérilité offre beaucoup d'analogie avec celle qui affecte si souvent les espèces pures, lorsqu'elles sont exposées à des conditions d'existence nouvelles et peu naturelles. Quiconque expliquera ces derniers cas, pourra aussi expliquer la stérilité des hybrides ; cette supposition s'appuie encore sur un parallélisme d'un autre genre, c'est-à-dire que, d'abord, de légers changements dans les conditions d'existence paraissent ajouter à la vigueur et à la fécondité de tous les êtres organisés, et, secondement, que le croisement des formes qui ont été exposées à des conditions d'existence légèrement différentes ou qui ont varié, favorise la vigueur et la fécondité de leur descendance. Les faits signalés sur la stérilité des unions illégitimes des plantes dimorphes et trimorphes, ainsi que sur celle de leurs descendants illégitimes, nous permettent peut-être de considérer comme probable que, dans tous les cas, quelque lien inconnu existe entre le degré de fécondité des premiers croisements et ceux de leurs produits. La considération des faits relatifs au dimorphisme, jointe aux résultats des croisements réciproques, conduit évidemment à la conclusion que la cause primaire de la stérilité des croisements entre espèces doit résider dans les différences des éléments sexuels. Mais nous ne savons pas pourquoi, dans le cas des espèces distinctes, les éléments sexuels ont été si généralement plus ou moins modifiés dans une direction tendant à provoquer la stérilité mutuelle qui les caractérise, mais ce fait semble provenir de ce que les espèces ont été soumises pendant de longues périodes à des conditions d'existence presque uniformes.
 
Il n'est pas surprenant que, dans la plupart des cas, la difficulté qu'on trouve à croiser entre elles deux espèces quelconque, corresponde à la stérilité des produits hybrides qui en résultent, ces deux ordres de faits fussent-ils même dus à des causes distinctes ; ces deux faits dépendent, en effet, de la valeur des différences existant entre les espèces croisées. Il n'y a non plus rien d'étonnant à ce que la facilité d'opérer un premier croisement, la fécondité des hybrides qui en proviennent, et l'aptitude des plantes à être greffées l'une sur l'autre -- bien que cette dernière propriété dépende évidemment de circonstances toutes différentes -- soient toutes, jusqu'à un certain point, en rapport avec les affinités systématiques des formes soumises à l'expérience ; car l'affinité systématique comprend des ressemblances de toute nature.
 
Les premiers croisements entre formes connues comme variétés, ou assez analogues pour être considérées comme telles, et leurs descendants métis, sont très généralement, quoique pas invariablement féconds, ainsi qu'on l'a si souvent prétendu. Cette fécondité parfaite et presque universelle ne doit pas nous étonner, si nous songeons au cercle vicieux dans lequel nous tournons en ce qui concerne les variétés à l'état de nature, et si nous nous rappelons que la grande majorité des variétés a été produite à l'état domestique par la sélection de simples différences extérieures, et qu'elles n'ont jamais été longtemps exposées à des conditions d'existence uniformes. Il faut se rappeler que, la domestication prolongée tendant à éliminer la stérilité, il est peu vraisemblable qu'elle doive aussi la provoquer. La question de fécondité mise à part, il y a, sous tous les autres rapports, une ressemblance générale très prononcée entre les hybrides et les métis, quant à leur variabilité, leur propriété de s'absorber mutuellement par des croisements répétés, et leur aptitude à hériter des caractères des deux formes parentes. En résumé donc, bien que nous soyons aussi ignorants sur la cause précise de la stérilité des premiers croisements et de leurs descendants hybrides que nous le sommes sur les causes de la stérilité que provoque chez les animaux et les plantes un changement complet des conditions d'existence, cependant les faits que nous venons de discuter dans ce chapitre ne me paraissent point s'opposer à la théorie que les espèces ont primitivement existé sous forme de variétés.