« Chronique de la quinzaine - 30 juin 1910 » : différence entre les versions

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La discussion des interpellations qui se sont dressées au seuil de la nouvelle législature a eu une longueur proportionnelle à leur nombre. Quatorze interpellateurs ont éprouvé le besoin d’interroger le gouvernement sur sa politique générale, mais la plupart d’entre eux se sont égarés dans des questions ou dans des détails particuliers. Aussi bien la discussion dure-t-elle encore au moment où nous écrivons et c’est à peine si on commence à en entrevoir la fin comme prochaine. Cependant elle a fait un grand pas puisque M. Briand a parlé. Son discours, qui était attendu avec intérêt et impatience, n’a pas déçu son auditoire. Nous voudrions lui donner ici la place qu’il mérite mais le temps nous manque pour cela ; le discours n’a été prononcé qu’au moment où notre chronique allait être mise sous presse ; les nécessités matérielles de la mise en pages nous obligent à l’écrire plusieurs jours avant qu’elle soit publiée, et ce n’est pas une œuvre facile de rendre compte d’un débat à mesure qu’il se poursuit.
 
Les premiers orateurs qui ont pris la parole ont été des socialistes : ils ont ouvert le feu comme des troupes d’avant-garde. Pendant ce temps-là, le gros de l’armée radicale se tenait sur la réserve, étudiant le terrain et préparant ses manœuvres. On avait l’impression que les radicaux étaient peu satisfaits du ministère. Au moment où M. Briand l’a formé, ils avaient déjà manifesté un assez vif mécontentement ; ils n’avaient pas confiance ; M. Briand, qui se présentait comme un homme de réalisations, leur apparaissait surtout comme un homme d’évolution, ce qui devait déplaire aux hommes d’immobilisation qu’ils étaient eux-mêmes. Satisfaits du présent, puisqu’ils y détenaient le pouvoir, toute leur politique consistait à y enchaîner l’avenir. C’est pourquoi ils ont envoyé tout de suite deux orateurs à la tribune avec mission de faire subir à M. le président du Consul un interrogatoire très
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serré ; mais le parfait sang-froid de M. Briand a fait perdre contenance à ses interrogateurs ; ils ont bravement battu en retraite devant lui et n’ont pas cru pouvoir lui refuser une demi-confiance, avec laquelle il a fort bien vécu jusqu’aux élections. Nous venons d’avoir une sorte de recommencement des mêmes opérations. On avait annoncé que, cette fois, M. Berteaux interpellerait en personne et que l’assaut serait des plus sérieux. On faisait parler d’avance M. Berteaux ; peut-être lui attribuait-on des intentions qui n’étaient pas les siennes ; mais, si ce n’étaient pas tout à fait les siennes, c’étaient celles de son parti et elles n’en étaient pas moins significatives. M. Berteaux devait donc demander à M. Briand avec qui et contre qui il se proposait de gouverner ; mais il s’est arrêté à moitié route et son discours a été une déception. S’il a demandé, en termes assez vagues, avec qui M. Briand comptait gouverner, il n’a pas osé demander contre qui il le ferait, et il a suffi à M. le président du Conseil de faire, par voie d’interruption, des demi-réponses à demi satisfaisantes pour que M. Berteaux s’en soit déclaré complètement satisfait. — Je m’expliquerai plus tard complètement, a dit M. Briand, et j’aurai, moi aussi, ma crise de sincérité. — Tout s’est provisoirement terminé par un baiser Lamourette, qui n’était pas exempt de quelque grimace dont la galerie a pu s’amuser. M. Cruppi a repris les armes tombées des mains de M. Berteaux et les a maniées avec plus d’habileté et de souplesse, se contentant toutefois de désigner sur la poitrine de M. Briand les points où il l’attaquerait avec plus de vigueur quand l’heure en serait venue. Son discours n’a pas manqué d’esprit, mais il ne pouvait avoir et il n’a eu aucune portée immédiate. Entre temps, M. Deschanel a prononcé, avec un talent que les Chambres précédentes ont souvent applaudi et dont la Chambre nouvelle a très vivement joui, un discours excellent. Il a parlé avec une fermeté et une sobriété dont l’effet a été très grand, ramenant la Chambre aux questions essentielles qui sont aujourd’hui la réforme électorale et demain la réforme administrative. On avait si fort battu les buissons depuis quelques jours, sans d’ailleurs en faire sortir aucun gibier, que la Chambre, heureuse du changement qui la mettait en présence d’une pensée substantielle exprimée en termes précis, a fait à l’orateur le plus brillant et le plus légitime succès.
 
Nous avons dit que la discussion avait commencé par plusieurs discours socialistes. On a successivement entendu un unifié sorti de l’École normale, M. Thomas, un socialiste agraire, M. Brizon, un membre de la Confédération générale du Travail, M. Lauche. Leurs
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discours n’ont pas jeté des lumières bien vives sur des questions très anciennes ; mais leur manifestation n’en a pas moins été très digne de remarque, parce qu’elle signifiait : Nous sommes là, nous existons, nous sommes prêts à agir, — signification qui a été encore accentuée par la manière dont le parti tout entier a soutenu ses orateurs. Quel sera l’avenir parlementaire du parti collectiviste ? Il a montré, pendant les élections dernières une vraie souplesse à s’adapter aux circonstances. Dans un grand nombre de circonscriptions, ses candidats n’ont été élus qu’avec le concours des conservateurs, qui ont voulu, avant tout, se débarrasser de la tyrannie radicale : entre deux maux, ils ont choisi, non pas le moindre peut-être, mais celui qui leur a paru le plus éloigné. Cette tactique, que nous nous bornons à expliquer sans l’approuver, a eu une autre cause : beaucoup de collectivistes ont fait des promesses de tolérance religieuse, et ont pris à cet égard, dans leurs programmes, des engagemens formels. Cela a suffi pour leur assurer les voix conservatrices. L’ancien parti collectiviste, qui a été au pouvoir avec les radicaux, s’est associé à leur politique et reste marqué des mêmes tares ; mais le nouveau en est indemne et il dépend de lui de le demeurer. L’un de ses représentais, M. Brizon, le socialiste agraire dont nous avons parlé plus haut, a fait une déclaration très nette. — J’aime mieux, a-t-il dit, un laboureur religieux qu’un capitaliste libre penseur. — C’est une question de savoir si le parti collectiviste sera repris par l’ancien esprit anti-religieux, ou s’il saura s’en affranchir. Dans le premier cas, sa situation parlementaire ne sera pas aussi sensiblement modifiée que l’a été sa situation électorale ; dans le second, on verra peut-être se former à la Chambre des combinaisons nouvelles et imprévues.
 
Enfin M. Briand a pris la parole, et nous avons dit qu’elle avait été l’importance de son discours. On se demandait s’il retirerait ou atténuerait quelque chose de la déclaration ministérielle ; il n’en a rien retiré, ni atténué ; il l’a accentuée au contraire et s’est efforcé de la préciser. Peut-être n’y est-il pas également parvenu sur tous les points ; mais, comme il l’a fait remarquer avec justesse, la question, le dissentiment entre une partie de la majorité d’hier et lui, n’est pas dans son programme, il est dans sa méthode de gouvernement. Autant ce programme qu’un autre ; les radicaux socialistes et même les socialistes sans autre épithète l’accepteraient volontiers comme matière première, sauf à le corriger et à le transformer en cours de réalisation, — et c’est bien ainsi que nous l’acceptons nous-mêmes ;
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— mais ils se révoltent contre un gouvernement qui se refuse à être l’instrument de leurs passions, de leurs rancunes, de leurs appétits, et annonce qu’il gouvernera pour le pays tout entier. Quand M. le président du Conseil a émis cette prétention, M. Berteaux s’est senti atteint et a demandé la parole. Gouverner pour le pays, c’est-à-dire pour tout le monde ; n’avoir qu’une justice, la même pour tous ; distribuer la manne administrative avec impartialité, avec équité, comme un bien commun et non pas comme la proie d’un parti, c’est un changement profond dans nos mœurs politiques, et presque une révolution. Cette révolution, M. Briand est décidé à l’opérer. Les centres, la droite l’ont applaudi avec chaleur ; les radicaux socialistes ont fait entendre des rumeurs de mécontentement à demi étouffés. M. Briand ne s’est laissé détourner de sa voie, ni par l’approbation des uns, ni par les réticences des autres. — Le moment des grandes luttes pour la fondation et la défense de la République est passé, a-t-il dit. Dans la lutte pour l’existence on ne mesure pas ses coups. Si j’avais eu à y prendre part, je n’aurais pas mesuré les miens. C’est le passé : aujourd’hui que la victoire est acquise, définitive et sans retour, ceux qui l’ont remportée ont des devoirs nouveaux. Leur force même les leur impose ; mais, en vertu de la vitesse acquise et de l’habitude prise, ils continuent au pouvoir leurs gestes d’opposition. Il appartient donc au gouvernement de se dresser au-devant d’eux et de leur dire : Assez ! N’allez pas plus loin ! — Les radicaux socialistes n’avaient pas encore entendu un pareil langage. Ils n’aiment pas qu’on leur crie : Assez ! Ils protestent quand on leur demande de ne pas aller plus loin ! Aussi fallait-il voir leurs figures pendant que M. le président du Conseil parlait : le dogue auquel on arrache un os de la bouche peut en donner une idée. Mais M. Briand, impassible, poursuivait son discours et l’achevait en disant : — Voilà dans quel esprit je me propose de gouverner. Si ce n’est pas le vôtre, votez contre moi. Je ne veux de votre confiance que si elle est pleine et entière : tout ou rien !
 
Un pareil discours est un acte, et un acte si grave que nous aurions mauvaise grâce à nous arrêter, pour les éplucher et les critiquer, aux détails du programme ministériel. Évidemment, nous ne serons pas d’accord avec le ministère sur tous les points ; personne ne le sera, chacun conservera sa liberté de jugement ; mais MI. Briand la laisse à tout le monde et il a déclaré que, sur aucun des projets de loi qu’il s’apprête à déposer, il ne serait intransigeant. Les principes une fois énoncés et acceptés, on peut concevoir des procédés d’exécution divers
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le choix entre eux sera matière à conciliation. Toutefois M. Briand a déclaré tout de suite, aux applaudissemens de la grande majorité de la Chambre, que, dans la loi qui fixerait leur statut, il serait interdit aux fonctionnaires de se syndiquer, de se rattacher à la Confédération générale du Travail et de se mettre en grève. Il a dit, en passant, aux collectivistes qu’il connaît bien, quelques vérités assez dures que M. Jules Guesde a relevées avec amertume. Il a même fait allusion à l’esprit de tyrannie qui règne parmi les socialistes, en dépit de toutes les libertés qu’ils revendiquent ailleurs ; à quoi M. Guesde a répondu que le socialisme étant à l’état de guerre contre la société actuelle devait avoir la discipline d’une armée. Nous craignons, s’il l’emportait jamais, qu’il n’imposât cette discipline partout. Après les paroles prononcées de part et d’autre, on ne voit guère de conciliation possible entre les collectivistes et le gouvernement, d’autant plus que ces paroles de M. le président du Conseil ont été applaudies par la Chambre avec un véritable enthousiasme. Là sera le point du conflit prochain avec l’extrême gauche. Avec la droite, il sera dans les questions scolaires. M. Piou, auquel M. Briand a succédé à la tribune, les avait traitées avec éloquence. — Liberté de l’enseignement, soit, a dit M. le président du Conseil ; mais nous avons le droit de contrôler l’enseignement libre, ne fût-ce que pour nous assurer qu’il est effectivement donné dans les écoles. — Soit, dirons-nous à notre tour ; les lois actuelles, sans qu’on en fasse de nouvelles, autorisent ce contrôle ; mais ici, comme ailleurs, la vraie question est une question de mesure ; il s’agit de savoir si cette mesure sera seulement remplie, ou si elle sera dépassée. Il en est de même de l’impôt sur le revenu, des monopoles, de tout enfin : c’est à l’œuvre, et non pas aux paroles, qu’on jugera l’ouvrier. Les paroles de M. Briand ont d’ailleurs été, sur les points essentiels, satisfaisantes ; sur les autres, elles ont été ce qu’elles pouvaient être en présence d’une majorité encore indéterminée ; mais aucune, à l’exception peut-être de celles qui ont été adressées aux unifiés, n’a créé de l’irréparable entre le gouvernement et les groupes. Malgré sa fermeté. M. le président du Conseil n’a pas oublié son habileté.
 
Les applaudissemens qui sont partis de presque tous les bancs lorsqu’il est descendu de la tribune lui promettent une majorité certaine et sans doute considérable. Le prestige de la parole a visiblement agi sur une assemblée dont plus du tiers n’est pas habitué aux discussions parlementaires et n’avait pas encore entendu M. Briand. Cette impression se maintiendra jusqu’au vote, et plus
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longtemps sans doute. Mais M. le président du Conseil obtiendra-t-il cette confiance pleine, entière, sans réserves, sans arrière-pensée, qu’il a demandée en ajoutant qu’il n’en voulait pas d’autre ? Il est déjà, lui, un trop vieux routier parlementaire, pour y compter tout à fait. Quelle qu’ait été, sur ce point particulier, la netteté, la fermeté de son langage, les cœurs garderont leur secret ; il en est d’ailleurs qui s’ignorent encore ; et les mains ne livreront que des bulletins de vote. Les Chambres, surtout lorsqu’elles sont jeunes, votent sur des impressions, qui sont changeantes. Les majorités trop fortes s’égrènent et diminuent. Quoi qu’il en soit, M. Briand a tenu le langage d’un homme de gouvernement ; il a rompu avec le combisme en annonçant des procédés nouveaux ; il a fixé les yeux sur un idéal politique élevé et il l’a montré à la Chambre ; son discours aura du retentissement dans le pays. Il était difficile de lui demander plus au début d’une législature : pour la suite, à chaque jour suffira sa peine.
 
 
La question crétoise vient de se poser à nouveau, avec un caractère assez aigu. Nous avons rendu compte, il y a quelques semaines, des incidens qui se sont produits à La Canée et ont manifesté une fois de plus ce qu’il y a dans la situation crétoise d’équivoque, de contradictoire et d’inquiétant. L’Assemblée nationale s’étant réunie, les députés ont prêté serment au roi de Grèce ; nous parlons des Chrétiens ; comme il était naturel et très légitime de leur part, les députés musulmans ont refusé de prêter un pareil serment, à la suite de quoi ils ont été exclus de l’Assemblée. Celle-ci s’est alors séparée, pour se réunir de [nouveau le 28 juin. Il fallait qu’avant cette date les puissances protectrices, c’est-à-dire l’Angleterre, la Russie, l’Italie et la France, se fussent prononcées sur les prétentions crétoises et sur les protestations de la Porte. La Porte a protesté, en effet et non sans cause. Les puissances lui ont promis autrefois de maintenir intégralement sa souveraineté sur l’île : comment nier que l’acte de l’assemblée crétoise portait, ou du moins avait pour objet de porter atteinte à cette souveraineté ?
 
Il convient de préciser, autant que possible, une situation sur laquelle on a, depuis quelque temps, accumulé les nuages. Le gouvernement crétois a remis aux consuls des puissances une note ayant pour objet d’expliquer et de justifier sa conduite. — Nous demandons, dit-il, et nous appliquons le ''statu quo'', rien de moins, rien de plus, et nous sommes fondés à croire que nous n’en avons pas dépassé les limites : le ''statu quo'', en effet, c’est le gouvernement de l’Ile par le roi
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de Grèce, puisque nous avons proclamé notre annexion à la Grèce et qu’on nous a laissés faire. — Il est exact que les Crétois, après l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie à l’Autriche, ont proclamé la leur à la Grèce ; mais la première annexion, après les longues et difficiles négociations que l’on sait, a été reconnue par l’Europe, qui n’a nullement reconnu la seconde, et cela fait une différence. Néanmoins, aussitôt après leur proclamation, les Crétois se sont empressés de rendre la justice, d’administrer, de légiférer au nom du roi de Grèce, de fabriquer des timbres-poste à son effigie, enfin de donner à leur gouvernement et à leur administration toutes les apparences helléniques. On les a laissés faire, cela est vrai ; on a eu tort sans doute, puisque cette inertie devait leur donner des illusions dangereuses. On les a laîssés faire jusqu’au moment où ils ont hissé à La Canée le drapeau hellénique : alors, les puissances sont intervenues et ont débarqué des soldats qui ont abattu le drapeau. Si elles se sont bornées à cette démonstration, cela ne veut pas dire qu’elles aient approuvé le reste. La vérité est que la Porte n’a pas cessé de protester contre les actes par lesquels la Crète affirmait et s’efforçait de consacrer son annexion à la Grèce, et que les puissances n’ont pas cessé de lui dire que ces actes ne comptaient pas, qu’ils étaient à leurs yeux nuls et non avenus, assurances dont la Porte a dû, pour le moment, se contenter. Les Crétois ont une idée un peu trop simple des formes dans lesquelles leur annexion à la Grèce peut s’opérer ; leur volonté n’y suffit pas ; il y faut encore d’autres conditions dont nous parlerons un peu plus loin ; mais il en est deux qui se présentent comme indispensables aux esprits les moins familiers avec les principes- du droit des gens : l’adhésion de la Grèce et le consentement de la Porte. La Grèce a-t-elle adhéré à l’annexion de la Crète ? La Porte y a-t-elle consenti ? En aucune façon. La Grèce n’y a pas adhéré parce qu’elle sait fort bien que, le jour où elle le ferait, l’armée ottomane entrerait en Thessalie ; et la Porte n’y a pas donné son consentement parce que, dans Fêtât des esprits à Constantinople, le gouvernement qui le ferait serait incontinent renversé. Ainsi, de ces deux conditions indispensables, l’une et l’autre manquent également. Il n’y a, nous le répétons, que la volonté de la Crète, et ce n’est pas assez.
 
L’obligation imposée à leurs députés de prêter serment au roi de Grèce fait partie du système que les Crétois ont inauguré : à ce point de vue elle est logique, mais elle est incorrecte comme tout le système l’est lui-même. Un pareil acte devait amener une nouvelle protestation de la Porte ; elle a eu lieu, personne n’en sera surpris. Cette
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fois encore, de même que dans l’affaire du drapeau, les puissances ont jugé que c’était trop ; que le gouvernement crétois avait dépassé la mesure dans laquelle ses actes pouvaient être considérés comme sans importance ; enfin qu’il y avait là une violation directe, formelle, intolérable, de cette souveraineté ottomane qui doit être d’autant plus respectée qu’il en reste aujourd’hui peu de chose, et qu’à la moindre atteinte il n’en resterait rien du tout. Les puissances sont pleines de bienveillance pour la Grèce et pour la Crète, et elles estiment sans doute, dans leur for intérieur, que l’union désirée par l’une et par l’autre se fera un jour ; mais elles ont des devoirs envers la Porte, qui a consenti à mettre l’Ile en dépôt entre leurs mains, et elles y manqueraient de la manière la plus grave si, après avoir pris l’engagement de faire respecter la souveraineté ottomane, elles permettaient à la Crète de la supprimer par un acte unilatéral. Aussi ont-elles notifié à la Crète que les députés musulmans devaient être admis à siéger sans prestation de serment, et cette volonté, qui a été fermement exprimée, sera sans doute obéie. Cependant il faut tout prévoir. Dans l’affaire du drapeau, des marins ont été débarqués pour abattre l’emblème illégal. Comme une obligation du même genre pourrait s’imposer de nouveau, les puissances ont envoyé des navires dans les eaux crétoises ; mais nous espérons que les Crétois seront assez prudens pour rendre tout débarquement sans objet. Les puissances n’ont pas voulu pousser plus loin leurs prévisions et leurs précautions. S’il y a lieu de faire plus, on le verra plus tard : les Crétois feront bien de ne pas oublier que la Russie avait proposé d’envoyer tout de suite des troupes de débarquement. Autant nous avons désapprouvé le retrait inopportun des troupes que les quatre puissances avaient dans l’île, autant leur renvoi nous paraîtrait, pour le moment, inutile. Bien qu’ils en aient donné fort peu de preuves dans ces derniers temps, c’est encore à la sagesse des Crétois qu’il convient de se lier.
 
Dira-t-on que ce n’est pas là une solution ? En effet, ce n’en est pas une ; mais il serait fort périlleux de vouloir résoudre la question crétoise immédiatement et définitivement. Peut-être aurait-on pu le faire hier ; peut-être pourra-t-on le faire demain ; aujourd’hui, la tâche serait impossible, et les quatre puissances ne pourraient la remplir ni en fait, car elles se heurteraient à des embarras inextricables, ni en droit si elles ne faisaient pas, ou plutôt si la Porte ne faisait pas appel au concours des autres. Une solution ! Un statut définitif à la Crète ! C’est là, certes, une perspective séduisante, mais fallacieuse, et dont il faut se garder avec soin. Nous n’en voulons qu’une preuve : cette solution
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est également demandée à La Canée et à Constantinople, et elle ne peut l’être, ici et là, que dans des vues très différentes, ou plutôt complètement opposées. Lorsque les Crétois sollicitent un statut définitif, ils entendent par ces mots que le statut doit consacrer leur annexion à la Grèce ; et lorsque le gouvernement ottoman adresse aux puissances une demande analogue, il entend que sa souveraineté doit être proclamée à nouveau, moyennant quoi il consentira à accorder une très large autonomie à la Crète. On voit tout de suite que, de part et d’autre, les puissances auraient affaire à des prétentions inconciliables et que, à chercher à les concilier, elles s’exposeraient à faire sortir de l’opposition actuelle un conflit. C’est le cas de dire que certains droits divergens ne s’entendent jamais mieux que dans le silence.
 
Au surplus, la Porte ne pourrait pas accorder à la Crète une plus large autonomie que celle dont elle jouit actuellement, car elle est absolue ; et la Crète ne pourrait pas obtenir une diminution de la souveraineté ottomane, car elle n’existe plus qu’à l’état figuré. Les choses se prolongeront ainsi sans détriment sérieux pour personne, si les puissances en expriment la volonté ferme à La Canée et à Constantinople. Elles semblent d’ailleurs l’avoir fait. L’entente qui s’est produite entre elles est fort heureuse. Il paraît que notre gouvernement, dans le désir de la rendre plus facile et surtout plus rapide, avait émis l’idée de confier aux ambassadeurs à Londres le soin d’en préparer les termes d’accord avec le ''Foreign office'', et on a quelque peu, dans la presse européenne, exagéré le sens de cette suggestion. Il ne s’agissait que d’un moyen. Celui-là ou un autre devait conduire au but, si les quatre puissances avaient une égale bonne volonté de l’atteindre, et elles l’ont eue. On a parlé de divergences entre elles : nous n’en avons trouvé nulle part une trace appréciable. Le très sage discours que sir Edouard Grey a prononcé devant la Chambre des Communes a montré que l’Angleterre était pleinement d’accord avec la France, l’Italie et la Russie pour affirmer la souveraineté ottomane, confirmer l’autonomie de la Crète, et laisser à l’avenir ce qui lui appartient. Le gouvernement anglais a montré une fois de plus l’esprit pratique qui lui est habituel. Les difficultés étaient donc à La Canée et à Constantinople ; il n’y en a pas eu entre les puissances ; il y a eu seulement un échange de vues d’où l’entente finale devait sortir, et on n’a plus eu qu’à fixer les termes qui devaient l’exprimer le plus exactement.
 
Il fallait, en effet, répondre à la Porte qui, comme nous l’avons
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dit, avait demandé qu’on donnât à la Crète un statut définitif. A cela les quatre puissances n’avaient qu’une chose à dire, à savoir qu’elles n’avaient pas qualité pour traiter une pareille question. Si on jugeait opportun de la poser, on devait s’adresser à l’Europe entière, ou du moins aux puissances signataires du traité de Berlin. L’Angleterre, la France, l’Italie comme puissances méditerranéennes, la Russie à cause du grand rôle qu’elle a toujours joué dans les questions orientales et des intérêts politiques qu’elle y conserve, ont pu être chargées, il y a quelques années, de veiller particulièrement au sort de la Crète ; mais elles ne l’ont pas été de lui donner un statut définitif, ni de résoudre les multiples questions internationales qui sont soulevées autour d’elle. Leur mandat est plus limité. N’oublions pas que l’Allemagne et l’Autriche se sont autrefois associées à elles pour opérer en commun le blocus de l’île. Un jour le prince de Bülow, usant d’une de ces métaphores spirituelles et familières dans lesquelles il exprimait volontiers sa pensée, a déclaré que, sans renoncer à faire partie du concert européen où d’autres puissances jouaient à ce moment d’instrumens plus sonores, il déposait la flûte allemande, sauf à la reprendre plus tard. L’Allemagne s’est alors retirée du concert, et l’Autriche l’a suivie, mais l’une et l’autre se sont réservé le droit d’y rentrer le jour où il s’agirait de prendre des résolutions définitives. Ce droit, croyons-nous, a été maintenu depuis lors en termes explicites, et nous ne sachions pas que l’Allemagne et l’Autriche soient disposées à y renoncer. Ce n’est donc pas à quatre puissances, mais à six, que la Porte devra s’adresser si elle persiste à penser que le moment est venu de donner un statut définitif à la Crète, ce que nous ne croyons pas pour notre compte. A la réflexion elle jugera peut-être que nous avons raison de ne pas le croire, et que le mieux pour elle est de se contenter de la reconnaissance éclatante de sa souveraineté faite par les puissances protectrices, à la condition, bien entendu, que le gouvernement crétois ne persiste pas dans la prétention d’obliger les députés musulmans à prêter un serment qui serait la négation outrageante de cette souveraineté : c’est bien assez que ce serment soit prêté par les députés chrétiens, et c’est peut-être trop. Que ce ne soit pas là une solution, nous le voulons bien ; que ce soit de l’empirisme, nous sommes les premiers à le reconnaître ; mais l’empirisme est quelquefois l’expression même du bon sens.
 
La note des quatre puissances appelle aussi l’attention de la Porte sur une question de fait qui se rattache à l’intérêt, très grand à leurs
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yeux, de la pacification de l’Orient. Nous avons dit plus haut qu’un des points faibles, très faibles, de la thèse crétoise est que, si l’île a proclamé son annexion à la Grèce, celle-ci n’y a pas adhéré. Personne n’a le droit de rechercher quels sont les sentimens secrets de la Grèce, aussi longtemps qu’ils restent secrets et qu’aucun acte public ne vient à les manifester. On ne peut pas demander à la Grèce de n’être pas touchée de l’attachement que la Crète lui porte, ni de renoncer, pour un avenir indéterminé, à la réalisation des espérances et des désirs communs aux deux pays. Ce sont là des choses qui restent dans le domaine de la conscience, car les nations en ont une comme les individus. Mais, dans sa conduite extérieure, la Grèce observe en ce moment, à l’égard de la Porte, une. attitude strictement correcte, et il serait impossible de relever à sa charge un acte d’où naîtrait une responsabilité gouvernementale, ou même nationale, dont la Porte aurait le droit de tirer un grief légitime. La Grèce a éprouvé de cruelles déceptions ; elle s’en est vengée, avec imprudence à notre avis et avec injustice, contre son gouvernement, contre ses institutions, contre la dynastie elle-même ; toutefois, au milieu des convulsions les plus violentes, aucune de ses manifestations n’a pu porter ombrage à la Porte. Sachant fort bien que la guerre serait pour elle une épreuve extrêmement redoutable, elle n’a rien fait qui fût de nature à la provoquer. Aussi la Turquie ne la lui a-t-elle pas déclarée ; mais à défaut de la grande guerre, elle fait de la petite, comme si elle voulait irriter la Grèce, la provoquer et l’humilier. Il y a à Constantinople et dans toute une partie de la Turquie d’Asie une violente effervescence contre les Grecs, et sinon contre les personnes, au moins contre les marchandises qui sont boycottées avec acharnement. La Turquie a usé naguère du même procédé contre l’Autriche-Hongrie après l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie ; mais elle avait à se plaindre de l’Autriche, tandis qu’elle n’a rien à reprocher à la Grèce. L’Autriche s’était annexé deux provinces sur lesquelles la Porte ne conservait qu’une souveraineté nominale, un peu comme celle qu’elle a sur la Crète ; la Grèce, au contraire, est restée impassible et muette devant les turbulentes démonstrations crétoises ; elle n’a pas dit un mot, elle n’a pas fait un geste pour consacrer l’annexion. Dès lors, elle a mérité que, pour le moins, on la laissât tranquille ; mais c’est ce dont le nationalisme ottoman ne s’embarrasse pas. Sentant son impuissance du côté de la Crète, il cherche ailleurs, qu’on nous passe le mot, une échine sur laquelle il puisse exercer sa mauvaise humeur. Cela n’est peut-être pas très digne d’un grand pays
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comme la Turquie et d’un gouvernement qui, à d’autres égards, mérite de sincères sympathies comme celui des Jeunes-Turcs.
 
Il faut espérer que ces observations seront écoutées. Si la Porte pouvait avoir des griefs contre quelqu’un, en dehors de la Crète, ce serait contre les puissances elles-mêmes qui ont pris l’Ile à charge, et non pas contre la Grèce qui n’en peut mais. Les amis de la paix voient avec peine un état d’agitation qui maintient en Orient une insécurité inquiétante, car si le feu prenait quelque part au milieu de tant de matières combustibles, qui peut dire jusqu’où il s’étendrait ?
 
 
Un des souverains qui jouent un des rôles les plus importans sur la scène orientale est en ce moment à Paris : nous voulons parler du roi Ferdinand de Bulgarie : il est venu, accompagné de la reine Éléonore, faire visite à la France et à son gouvernement. Qu’ils soient les bienvenus parmi nous. Dans les discours échangés au banquet de l’Elysée, M. le président de la République a fait allusion aux liens qui attachent le roi Ferdinand au passé historique de notre pays : sa mère, en effet, était une princesse française, et ce souvenir est de nature à lui valoir des sympathies, même au milieu d’une nation qui s’est donné des institutions nouvelles et y a attaché ses destinées. Au reste, le roi des Bulgares en mérite, soit pour lui-même, soit pour le peuple qu’il représente et dont tous ceux qui le connaissent ont apprécié le caractère profondément sérieux. Lorsque le prince Ferdinand a accepté, il y a quelque vingt-cinq ans, d’aller à Sofia, les difficultés de sa tâche étaient si grandes qu’il a semblé faire une gageure : il l’a gagnée à force d’esprit politique, d’habileté, de ténacité. Il a également contribué au développement intérieur de la Bulgarie et à son affermissement international. Mais ce n’est pas le moment de juger sa politique, qui a reçu la meilleure des consécrations, celle du succès. Nous voulons seulement dire la satisfaction avec laquelle nous l’avons vu en France, et exprimer le désir qu’il en emporte la même bonne impression qu’il y laissera.
 
 
FRANCIS CHARMES.
 
''Le Directeur-Gérant'', FRANCIS CHARMES.